La dix-septième partie fut la partie décisive. Elle eut lieu le mardi 26 avril, soit un mois jour pour jour après la tumultueuse victoire de Gelb et de son Cavalier noir.
Le challenger jouait les Blancs mais le début de partie sembla le déstabiliser, et l’agressivité du champion le prendre de court. La première phase à peine achevée, les commentateurs décrétèrent que Koroguine contrôlait la situation. Moi-même, certes simple amateur, j’estimais que Gelb n’avait pas été du tout à la hauteur en ce début de partie.
L’analyse a posteriori devait démontrer que c’est le douzième coup des Blancs, l’avancée inattendue du pion du Fou-Roi, qui avait mystifié le champion.

Sur le moment, toutefois, les commentateurs considérèrent ce mouvement avec scepticisme. D’abord parce qu’il affaiblissait les cases noires voisines, ensuite parce qu’il bloquait sur l’aile Roi le Fou-Dame de Gelb, et enfin parce que le rempart de pions regroupés autour du Roi blanc avait été percé. Bref, cette initiative paraissait contredire toutes les théories généralement admises sur le jeu de position.
Mais il y avait des compensations : ce mouvement rendait la position plus offensive. Sans oublier l’aspect psychologique. Il était dans la nature du champion de considérer que sa conception des échecs était la seule qui valût. Le jeu du challenger constituait en soi une infraction à cette conception, et ne devait donc pas rester impuni. L’énergie et le temps que Koroguine aurait dû préserver en vue des phases ultérieures de la partie se trouvèrent dès lors gaspillés à seule fin de réfuter l’audace de son adversaire. Il consacra pas moins de trois quarts d’heure de réflexion à ses deux coups suivants.
Si le champion s’était contenté de développer ses forces par des mouvements naturels au lieu de consacrer autant de temps à une « réfutation » abstraite, la position du challenger aurait fort bien pu se disloquer d’elle-même. L’écart de points entre les deux joueurs serait tombé à un, et le sort du match serait demeuré incertain. Koroguine, à force de devoir garder un œil rivé à la pendule dans l’ultime phase de la partie, perdit patience et bâcla la suite. Dans les dernières minutes, s’évertuant toujours à reprendre l’avantage, il ne sut pas anticiper l’attaque soudaine du challenger contre son Roi et dut s’incliner.