Chapitre 5

Avant de devenir le plus vaillant bagarreur de son quartier, Joseph Staline avait commencé comme apprenti savetier. Premier ténor de la chorale de son école, il n’en deviendra pas moins un visiteur assidu des cachots de la police tsariste. Après la Révolution, il endossera l’uniforme de commissaire du peuple aux nationalités, sera promu général en chef adjoint en Ukraine puis secrétaire général du parti communiste. Après la mort de Lénine – avec d’autres, il porta son cercueil – il sera l’homme qui signe les ordres d’exécution et le rival de Trotski. La soixantaine le verra homme d’État, lorsque la Wehrmacht aura soudain décidé de fondre sur Moscou. Les journalistes américains l’appelleront Oncle Joe avant d’en faire, après la guerre, le nouveau méchant à moustache. Dans les débats des savants soviétiques sur leurs dernières découvertes il sera promu biologiste, linguiste ou encore sociologue de génie. Jusqu’à ce que son successeur, Khrouchtchev, le 24 février 1956, ne dévoile devant le XXe congrès du Parti, dans un rapport resté célèbre, les crimes et la démence du dictateur disparu trois ans plus tôt.

Mais pour Maxim Koroguine, champion du monde d’échecs, Joseph Staline était le « maître bien-aimé » qui avait rendu sa carrière possible. « Cher maître bien-aimé », lui avait télégraphié le champion d’URSS après sa première victoire internationale, en Grande-Bretagne en 1936, « c’est avec un sentiment de grande responsabilité que je me suis rendu à Nottingham pour disputer le tournoi international d’échecs ». Il poursuivait : « Je suis infiniment heureux d’être en mesure de vous annoncer qu’un représentant des échecs soviétiques a décroché la première place. » Le télégramme était paru dans toute la presse soviétique, celle-là même qui avait passé sous silence les Jeux olympiques organisés au même moment à Berlin. Devenu un héros, Koroguine avait ainsi gagné le droit d’apparaître à intervalles réguliers à la une des grands journaux du pays.

Cette gratitude n’était pas seulement rhétorique. Très tôt le gouvernement de Staline avait choyé son talentueux champion, offrant à Koroguine, avant chaque tournoi important, quelques semaines de repos et d’air frais dans une campagne retirée. Villa confortable, randonnées en pleine nature, exercices respiratoires, visites régulières au centre local de remise en forme. Trois repas par jour. Sans oublier le passeport délivré à sa femme, un rare privilège à l’époque. Sans aucun doute, ce champion-là ne ressemblait pas à Bogolioubov, ou à Alekhine. À lui au moins, on pouvait faire confiance pour résister à la tentation de demander asile à l’étranger. Comment Koroguine et sa femme auraient-ils pu ne pas revenir ? Tout ce bon air ! Ces massages du cuir chevelu au centre de remise en forme ! Sans parler de leur fille, encore en bas âge, assignée à résidence chez sa grand-mère de Leningrad.

Que de pressions il avait dû subir. Elle n’avait pas posé le pied à Nottingham que le nom de la jeune star soviétique s’étalait déjà dans toute la presse anglaise. Sa récente démonstration de force, à Moscou, lui valait le rang de favori. Les journalistes avaient essayé de le faire parler. On imagine les questions : comment s’était passé son voyage ? Se sentait-il en bonne forme pour ce tournoi ? Lequel craignait-il le plus parmi les quatorze autres grands maîtres arrivés de Cuba, des États-Unis, d’Allemagne, d’Angleterre, de France, de Pologne, de Tchécoslovaquie, de Yougoslavie… ? Et au fait, comment trouvait-il l’été anglais ? Avait-il entendu parler de Robin des Bois ? Un commentaire sur le procès public des « terroristes trotskistes-zinoviévistes » qui débutait à Moscou ? Caché derrière son russe, secouant la tête comme s’il ne comprenait pas, Koroguine se gardait bien de répondre. Il n’acceptait que les habituelles demandes de photos, posant avec deux autres grands maîtres et leurs tasses de thé au lait, probablement froid.

 

Un pays inconnu. Tout comme la plupart des grands maîtres qui, par-delà leur nom (et leurs parties les plus célèbres), demeuraient néanmoins pour Koroguine de parfaits étrangers. Voici donc à quoi ressemblait Bogolioubov, ce gros homme à double menton dont le ventre rebondissait sur ses genoux quand il prenait place devant l’échiquier (victoire facile au troisième tour pour Koroguine). Et ce chauve aux yeux bouffis, ce pinailleur invétéré, c’était le champion polonais Tartakover (autre victoire au quatrième tour). Alekhine, avec ses costumes élégants et ses mauvaises manières à table (cinquième tour, un nul rapidement concédé). Et Reshevsky l’Américain, si médiocre ! – partie nulle encore, au douzième tour.

Sans doute Koroguine avait-il vu ces clichés publicitaires largement diffusés sous forme de brochure, des photos noir et blanc sur lesquelles le jeune Reshevsky posait en enfant prodige. Petit garçon en costume marin, dès l’âge de huit ans il avait été exhibé par ses parents dans toutes les villes américaines ainsi qu’en Europe, et contraint de disputer, contre rétribution, des parties en simultané face à quarante adultes. À Nottingham il ne restait plus rien de tout cela, ni les boucles enfantines, ni l’expression d’assurance hautaine, et le costume marin avait été remplacé par un veston de comptable.

 

Six victoires, huit nuls et pas une seule défaite. Gloire au héros du peuple, à Koroguine dont la victoire était « celle de notre culture socialiste ». Au revers de sa veste il put désormais épingler la médaille d’honneur de l’Union soviétique. À son retour le commissariat à l’Industrie lourde lui attribua une voiture, une grosse et pesante berline en acier massif dotée de larges pneus et de très épaisses vitres. À l’épreuve des balles.

La victoire qui, chez un autre maître, aurait pu susciter un relâchement de l’effort ou une boursouflure d’amour-propre, ne fit qu’inciter Koroguine à travailler plus dur encore. Entre deux tournois, dans les moments de liberté que lui laissaient ses voyages et les nécessaires phases de préparation, le champion disséquait les théories généralement admises et élaborait de nouvelles stratégies. Mais ces innovations n’étaient pas destinées aux compétitions, leur future application dans telle ou telle partie relevant d’un heureux hasard. L’inconstance des adversaires et l’imprévisibilité du public rendaient toute partie beaucoup trop incertaine – une mine d’erreurs potentielles. Des conditions incompatibles avec une démarche strictement scientifique. Difficile, ainsi, d’évaluer objectivement telle ou telle stratégie de jeu. Koroguine visait un idéal plus élevé : il se proposait de circonscrire l’essence même du jeu d’échecs. La plupart des parties ne faisaient que déformer, que travestir cette essence. C’est pourquoi le champion préférait étudier chez lui plutôt que de disputer des tournois.

 

Ce fut dans l’Encyclopédie soviétique des échecs, publiée annuellement sous la supervision du grand champion après sa victoire à Nottingham, qu’il rendit publiques ses découvertes. Des pages entières étaient consacrées à la variante du « pion empoisonné », ou à une configuration de fin de partie impliquant Roi, Dame et pion du Cavalier contre Roi et Dame : « Pour préserver ses chances de victoire, le camp disposant du pion supplémentaire doit maintenir son Roi sur la même rangée ou colonne que le Roi adverse. » L’Encyclopédie comptait des milliers d’entrées élaborées par de nombreux assistants, mais une foule d’indices révélaient la contribution directe du champion soviétique. Les lecteurs pouvaient y réviser les biographies des maîtres passés et présents, vus par les yeux de Koroguine :

 

« Emanuel Lasker a arrêté de jouer aux échecs pour la simple raison qu’il jugea plus rentable de se consacrer à des transactions commerciales. C’est par amour de semblables transactions que lui, le champion du monde, a abandonné les échecs ! Cela peut sembler difficile à comprendre, mais c’est un fait. Lasker a traité les échecs comme une profession parmi d’autres, non parce qu’il n’avait aucun respect du jeu, mais parce qu’il a succombé à la conception des échecs qui prévalait dans son milieu bourgeois, faite de condescendance et de philanthropie. »

 

Ce passage est extrait de la cinquième édition de l’Encyclopédie, publiée en 1941. Sept ans plus tard, alors que Koroguine était devenu champion du monde, l’Encyclopédie se penchait comme suit sur son prédécesseur :

 

« Alekhine a toujours recherché la vérité dans les échecs, mais dans ses dernières années, ses facultés d’imagination déclinèrent et il se réfugia dans un système de jeu exclusivement fondé sur la ruse. Il ne cherchait pas tant à pénétrer le secret d’une position qu’il n’attendait le moment opportun ou, sans commettre d’impair, il pourrait noyer son adversaire sous les complications inutiles. Bien sûr une telle vision de la discipline du jeu d’échecs ne pouvait satisfaire les maîtres soviétiques. »

 

Les expressions étaient empruntées (« milieu bourgeois », « complications inutiles »), mais Koroguine et ses assistants en usaient avec autorité. Tant qu’il s’agissait de champions du monde, même étrangers, même émigrés, de telles notices biographiques étaient bien sûr indispensables, inévitables. Il n’en allait pas de même des maîtres de second plan. Au fil des ans, d’une édition à l’autre, des carrières et des vies entières autrefois abritées dans les pages de l’Encyclopédie se trouvaient purement et simplement effacées.

Ça commençait par une question. L’un des assistants, occupé par exemple à la cinquième édition de l’Encyclopédie et chargé de la lettre B, demandait : « Bolatchouk ? » L’intonation montante qui ne s’adressait à personne en particulier était devenue habituelle. Simple exercice de mémoire. « Bolatchouk ? Bolatchouk ? », le nom du champion ukrainien revenait comme un écho. On en parlait ou pas ? On feuilletait des dossiers, on ressortait des fiches alphabétiques, on donnait peut-être un coup de fil. Puis un autre. Mieux valait prévenir que guérir : l’erreur, le dérapage, l’omission la plus insignifiante étaient passibles de conséquences fâcheuses. Enfin, une fois l’ensemble des vérifications achevées, l’assistant mettait son article à jour. Bolatchouk, né à Odessa en 1892, auteur du premier livre en ukrainien consacré aux échecs, champion d’Ukraine 1937, a fini dixième au XIIe Championnat d’URSS (1940). L’assistant, après avoir ajouté cette phrase anodine, décrochait une dernière fois son téléphone pour demander avec la même intonation montante : « Bolatchouk ? », avant de reprendre l’article sur le gambit de Budapest. On n’est jamais trop prudent.

Prudence et vigilance justifiées car au moment de boucler la sixième édition, il fallut bel et bien remanier la page en question. Entre-temps, dans la violence et la panique de la guerre, le champion ukrainien avait fui au Canada. Habitude ou non, la voix de l’assistant assigné à la lettre B put dès lors se passer d’intonation montante. Et pour cause : il n’y avait plus de nom. Plus de premier livre consacré aux échecs en ukrainien ; plus de champion d’Ukraine 1937. Les souscripteurs de l’Encyclopédie, écoles ou universités, reçurent une notice augmentée sur le grand maître Boleslavsky, qu’on leur enjoignit de coller par-dessus l’entrée Bolatchouk de leurs éditions précédentes.

Songez à l’assistant chargé de la lettre B s’évertuant à étoffer les nombreuses (vraiment très nombreuses) contributions au jeu du grand maître Boleslavsky. Qui aurait cru qu’on pût écrire tant de choses sur un seul joueur d’échecs ! Sur sa version de l’ouverture sicilienne, inépuisable source de commentaires, de diagrammes et d’analyses… Pensez au souscripteur, au professeur, au bibliothécaire consciencieux étalant la colle du bout de son bâtonnet, et appliquant sur la page le supplément imprimé, qui se plisse et crisse sous ses doigts. Songez aux anciens adversaires, ceux qui avaient naguère battu le champion ukrainien et qui en étaient très fiers, eux aussi, de facto, subitement jetés aux oubliettes. L’homme qui peu auparavant plastronnait dans sa ville, connu de tous pour avoir défait le grand Bolatchouk, à cet homme-là que restait-il à présent ? Lui aussi avait tout perdu. Son triomphe, sa célébrité, ses fanfaronnades.

 

Avant d’affronter Gelb, Koroguine avait participé à quatre championnats du monde. Deux sous Staline, deux sous Khrouchtchev. S’il avait fini par remporter les quatre, il était cependant passé tout près de la défaite dans le deuxième.

C’était en 1951, deux ans avant la mort de Staline. Le grand maître Bronstein disputait le titre suprême à Koroguine. Le match, très agité, avait mis à rude épreuve les nerfs de chaque camp. Impossible jusqu’à la fin de prédire l’identité du gagnant, les deux adversaires ayant mené à tour de rôle. Chaque fois que Koroguine ou Bronstein semblait prendre l’initiative, elle lui échappait, aussi versatile que si elle s’était méfiée de qui prétendait l’accaparer. Tout cela à la grande joie des nombreux spectateurs, convaincus d’en avoir pour leur argent.

Parmi eux les parents du challenger, quelque peu effarouchés. Les Bronstein avaient de bonnes raisons de l’être : quinze ans plus tôt le père, arrêté à la suite d’une manifestation ouvrière, avait été étiqueté ennemi de l’État et déporté sept ans en Sibérie. Et puis il y avait son nom, celui d’un ennemi (pure coïncidence, Bronstein était également le vrai nom de Trotski). Un tel patronyme était donc condamné à la discrétion. Tout autre comportement eût relevé de la provocation. Rentré de Sibérie, sa peine purgée, Bronstein père retrouva sous les traits d’un adulte l’adolescent qu’il avait quitté.

Sans la carte d’invitation clairement officielle, les vieux parents de Bronstein ne seraient peut-être jamais venus assister au championnat. Mais comment refuser une telle invitation ? Soucieux de ne pas attirer l’attention ni de se faire remarquer en aucune façon, ils choisirent deux sièges de la dernière catégorie et suivirent les premières parties du fond de la salle, à travers des jumelles de théâtre. Il était des plus inconfortable de respirer en silence, de ne pas bouger un seul muscle des jambes, du cou ou du visage, fût-on contrarié par le coude d’un voisin ou un coup de genou un peu rude. Impossible de garder très longtemps une telle contenance. La victoire-surprise de leur fils dans la cinquième partie fendilla l’impassibilité absolue qu’ils avaient jusque-là parfaitement incarnée.

Alors que les Bronstein regagnaient leurs places, juste avant le début de la partie suivante, un homme vint les trouver : « Camarades, ce ne sont pas là des places pour les parents d’un prétendant au titre de champion du monde. » Après une hésitation prolongée et deux ou trois vaines tentatives de refus, le couple accepta à contrecœur de remonter l’allée centrale et d’occuper les deux places qu’on leur désigna dans une rangée médiane. Leur fils, agrandi par cette nouvelle proximité, pouvait maintenant les apercevoir, à condition de fixer un point précis dans l’alignement des visages, mais il se garda bien de sourire et plus encore de leur faire signe. Une partie après l’autre, les joueurs avançaient leurs pièces et appuyaient aussitôt sur la pendule, deux gestes indéfiniment répétés. Le vieux monsieur et sa femme espéraient à la fois la victoire et la défaite de leur enfant.

À mi-parcours, alors que le champion menait, les Bronstein se sont probablement demandé s’il n’était pas temps pour eux de regagner leurs anciennes places et de redevenir invisibles. Mais leur fils remporta une partie qui le mit à égalité avec son adversaire. « Camarades », revint leur dire le même personnage alors qu’ils quittaient la salle, « la scène est encore trop éloignée pour vos yeux âgés. Nous vous avons trouvé deux places encore plus près ». « Mais vous n’auriez pas dû vous donner tant de peine. Qui sommes-nous pour perturber un événement si parfaitement organisé ? » Leurs protestations demeurèrent sans effet. Essayant de se faire le plus petits possible, rouges d’embarras, ils regardèrent les parties suivantes à quelques rangs seulement de la scène.

Une fois encore Koroguine, le champion, reprit le dessus. Au moment précis où tout semblait indiquer que cet avantage allait décider du match, dans le public deux paires d’yeux âgés refoulèrent leurs larmes – de déception ou de soulagement ? Le grand maître Bronstein remporta les deux parties suivantes et repassa devant. Il lui suffisait maintenant de remporter un point au cours des deux dernières parties, soit une victoire ou deux nuls consécutifs, pour décrocher le titre. « Camarades », leur demanda l’homme, toujours le même, « ces fauteuils ne conviennent pas, avec tous ces gens devant vous… Je vous prie d’accepter les places d’honneur au premier rang ! J’insiste. » C’est ainsi que les Bronstein purent suivre l’avant-dernière et la dernière partie au premier rang, fauteuils du milieu, les yeux levés vers la chaise de leur fils. Derrière le père était assis le ministre de la Sécurité d’État. « Vous devez être très fiers. C’est un match captivant, n’est-ce pas ? » Les boutons de cuivre, du haut en bas de son uniforme, scintillaient de mille feux.

Le grand maître Bronstein abandonna l’avant-dernière partie au cinquante-septième coup. Quant à l’ultime partie, elle se solda rapidement par un nul. Le champion l’emportait sur le fil, justifiant ce sauvetage in extremis, en conférence de presse, par une explication solide : il n’avait pas joué en public depuis trois ans. La supervision de l’Encyclopédie, lourde responsabilité, avait par ailleurs accaparé son temps. Ses bévues résultaient de cette inactivité involontaire, ce à quoi il allait promptement remédier. Koroguine n’eut pas un mot pour son adversaire, qui n’avait d’ailleurs pas été invité à la conférence de presse.