21

 

Après que Flavia eut quitté la maison en claquant la porte, Brett était restée assise à son bureau, à contempler les pages de notes qui s’accumulaient dessus. Des graphiques sur les températures de combustion des différents types de bois, des statistiques sur la taille des fours de cuisson déterrés en Chine occidentale, les listes des isotopes trouvés dans le glaçage des poteries funéraires venant des tombes de la même région, un tableau de la reconstitution de la flore d’il y a deux mille ans en Chine… À condition d’interpréter et de combiner toutes ces données d’une certaine manière, elle obtenait un tableau vraisemblable de la manière dont les potiers procédaient à la cuisson de leurs vases ; mais si elle ordonnait ces variables différemment, sa thèse ne tenait plus debout, tout devenait absurde et elle en conclut qu’elle aurait dû rester chez elle, c’est-à-dire en Chine.

Du coup, elle se demanda si elle pourrait jamais retrouver le sentiment d’appartenir à ce pays, si Flavia et Brunetti arriveraient à « arranger tout cela » – elle ne voyait pas comment mieux exprimer son idée –, si elle pourrait un jour reprendre ses travaux. Elle repoussa les papiers, dégoûtée. Finir cet article n’avait aucun sens, si celle qui l’avait rédigé se voyait discréditée pour avoir plus ou moins trempé dans une affaire de faux en art de cette dimension. Elle quitta son bureau et alla se placer devant les rangées de disques compacts, soigneusement classés, à la recherche d’une musique qui puisse convenir à son humeur présente. Surtout pas de voix humaine. Pas de ces gros lards de ténors chantant l’amour et la déréliction. Et encore moins de harpe ; ses nerfs se hérissaient à la seule idée de ces notes piquées. Bon, très bien, la symphonie Jupiter : si quelque chose pouvait arriver à lui prouver que la raison, la joie et l’amour existaient encore en ce monde, c’était bien cette œuvre.

Elle commençait à être convaincue que la raison et la joie existaient et était sur le point de croire de nouveau à l’amour, lorsque le téléphone sonna. Elle ne décrocha que parce qu’elle pensait qu’il pouvait s’agir de Flavia, qui était partie maintenant depuis plus d’une heure.

« Pronto », dit-elle, se rendant compte que c’était la première fois qu’elle répondait au téléphone depuis presque une semaine.

« Professoressa Lynch ? s’enquit une voix masculine.

— Oui.

— Des amis à moi vous ont rendu visite, la semaine dernière », dit l’homme d’une voix bien modulée, dont le timbre calme était étiré par un courant sous-jacent d’accent sicilien. Comme Brett ne répondait pas, il ajouta : « Je suis sûr que vous vous en souvenez. »

Elle continua de ne rien dire, la main crispée sur le combiné et les yeux fermés, au souvenir de cette visite.

« Professoressa, j’ai pensé que vous aimeriez savoir que votre amie (la voix appuya ironiquement sur le mot), votre amie la signora Petrelli est en train de parler avec mes amis. Oui, pendant que nous bavardons ensemble, mes amis ont un entretien avec elle.

— Que voulez-vous ?

— Ah, j’avais oublié à quel point vous êtes directs, vous autres, Américains. Eh bien, j’aimerais tout simplement vous parler, professoressa. »

Après un long silence, Brett demanda : « De quoi ?

— Oh, d’art chinois, bien entendu, en particulier de certaines céramiques de la dynastie des Han que vous auriez sans doute plaisir à voir. Mais, avant cela, je crois qu’il est bon de parler un peu de la signora Petrelli.

— Je n’ai aucun désir de vous parler.

— Je craignais cette réaction, professoressa. C’est pourquoi j’ai pris la liberté de demander à la signora Petrelli de se joindre à moi. »

Brett dit la seule chose qui lui vint à l’esprit. « Elle est ici, avec moi. »

L’homme éclata de rire. « Je vous en prie, professoressa, je sais que vous êtes intelligente, alors je vous en prie, ne vous montrez pas stupide avec moi. Si elle était avec vous, vous auriez raccroché et seriez en train d’appeler la police en ce moment même. » Il laissa passer quelques secondes, le temps que l’idée fasse son chemin. « Est-ce que je me trompe ?

— Et qu’est-ce qui me dit qu’elle se trouve avec vous ?

— Ah, rien, professoressa. Cela fait partie du jeu, voyez-vous. Cependant, vous savez qu’elle n’est pas chez vous et qu’elle a quitté l’appartement à quatorze heures quatorze, pour prendre la direction du pont du Rialto. C’est une journée détestable, pour aller se promener. Il tombe des cordes. Elle devrait être de retour. En fait, si je puis me permettre l’audace de le suggérer, cela fait un moment qu’elle devrait être rentrée, n’est-ce pas ? » Comme Brett ne répondait pas, il répéta : « N’est-ce pas ?

— Que voulez-vous ? fit Brett d’une voix fatiguée.

— J’aime mieux ça. Que vous me rendiez visite, professoressa. Que vous partiez sur-le-champ. Enfilez votre manteau et quittez l’appartement. Quelqu’un vous attendra en bas de l’escalier et vous conduira chez moi. Dès que cela sera fait, la signora Petrelli sera libre de partir.

— Où est-elle ?

— Vous ne vous attendez tout de même pas à ce que je vous le dise, professoressa ? demanda-t-il d’un ton faussement étonné. Bon, allez-vous faire ce que je vous ai dit ? »

La réponse sortit de sa bouche avant qu’elle ait eu le temps d’y penser. « Si.

— Parfait. Très sage de votre part. Je suis sûr que vous vous réjouirez d’avoir pris cette décision. Et que la signora Petrelli s’en réjouira aussi. Quand nous aurons fini de parler, vous ne raccrocherez pas. Vous ne ferez aucun autre appel. Est-ce bien compris ?

— Oui.

— J’entends de la musique, chez vous. La Jupiter’ !

— Oui.

— Quelle version ?

— Abbado, répondit-elle, prise d’un sentiment d’irréalité de plus en plus fort.

— Ah, mauvais choix, très mauvais choix, dit-il vivement, sans chercher à dissimuler sa déception devant tant de mauvais goût. Les Italiens ne savent pas diriger Mozart. Nous pourrons discuter de cela quand vous serez ici. Nous écouterons peut-être la version de Karajan ; je la crois très supérieure à celle-ci. N’arrêtez pas la musique, prenez votre manteau et descendez. Et n’essayez pas de laisser un message ; quelqu’un va remonter avec vos clefs et fera le tour de l’appartement ; évitez donc de prendre cette peine. Vous m’avez compris ?

— Si, répondit-elle d’un ton abattu.

— Bien. Posez le téléphone, enfilez votre manteau et quittez l’appartement », ordonna-t-il d’un ton de voix qui, pour la première fois, se rapprochait de ce qu’il devait être en temps ordinaire.

« Comment savoir si vous allez relâcher Flavia ? » demanda Brett, luttant pour donner l’impression de garder son calme.

La question le fit rire. « Vous ne pouvez pas le savoir… Mais je puis vous assurer – en fait je vous donne ma parole de gentleman – que dès que vous aurez quitté l’appartement avec mes amis, je donnerai un coup de téléphone et la signora Petrelli pourra repartir librement. » Comme elle ne réagissait pas, il ajouta : « C’est à prendre ou à laisser, professoressa. »

Elle posa le combiné sur la table et alla prendre son manteau dans le grand placard de l’entrée ; puis elle revint dans le séjour, où elle prit un stylo sur son bureau. Elle écrivit rapidement quelques mots sur un petit morceau de papier et s’approcha de la bibliothèque. Elle parcourut des yeux le panneau de commandes du lecteur de CD, enfonça le bouton « repeat », et plaça le morceau de papier dans la boîte vide du compact de Mozart, avant de disposer l’emballage verticalement contre l’appareil. Puis elle prit ses clefs, sur la table de l’entrée, et sortit.

Lorsqu’elle ouvrit la porte cochère dans le hall d’entrée, deux hommes se faufilèrent rapidement à l’intérieur. Elle reconnut sur-le-champ l’un d’eux : c’était le plus petit des deux voyous qui l’avaient battue, et ce n’est que par un effort conscient de volonté qu’elle retint son mouvement de recul. Il sourit et tendit la main. « Les clefs », exigea-t-il. Elle les sortit de sa poche et les lui tendit. Il disparut dans l’escalier pendant cinq minutes ; pendant ce temps, son acolyte regarda la minuscule première apparition de l’eau qui passait sous la porte, signalant l’arrivée de l'acqua alta.

À son retour, l’autre homme ouvrit la porte et ils sortirent tous les trois sous une pluie battante, pataugeant dans l’eau qui montait ; aucun d’eux n’avait de parapluie. D’un pas rapide, l’encadrant ou bien se mettant en file indienne avec elle au milieu lorsqu’ils croisaient quelqu’un dans les rues étroites, ils gagnèrent le Rialto et franchirent le pont. Une fois de l’autre côté, les deux hommes voulurent tourner à gauche, mais l’eau était déjà montée beaucoup trop haut sur la rive du Grand Canal, et ils durent passer par la place du marché, pratiquement désertée, quelques téméraires mis à part. Ils tournèrent à gauche, empruntèrent les planches d’un passage surélevé qui venait d’être installé, et poursuivirent en direction de San Polo.

Tout en marchant, elle prit conscience qu’elle avait agi de manière irréfléchie ; rien ne lui prouvait que l’homme qui l’avait appelée détenait Flavia… par ailleurs, comment pouvait-il savoir l’heure exacte à laquelle elle avait quitté l’appartement et la direction qu’elle avait prise, si elle n’avait pas été suivie ? Rien ne lui prouvait, non plus, qu’il relâcherait Flavia en échange de son acceptation de le rencontrer. Ce n’était qu’une chance à courir. Elle pensa à Flavia, la revit assise à côté de son lit lorsqu’elle s’était réveillée, à l’hôpital, l’évoqua sur scène dans le premier acte de Don Giovanni, chantant « E nasca il tuo timor dal mio periglio », se souvint encore d’autres choses. Cette chance, il fallait la courir.

L’homme qui la précédait tourna à gauche, l’obligeant à descendre de la passerelle et à marcher dans l’eau pour prendre la direction du Grand Canal. Elle reconnut la calle Dilera, se rappela qu’il s’y trouvait un teinturier spécialisé dans les peaux, et s’émerveilla de sa capacité à penser à des détails aussi triviaux dans un moment pareil.

De l’eau bien au-dessus de la cheville à présent, ils s’arrêtèrent devant une grande porte cochère en bois. Le plus petit sortit une clef et l’ouvrit, et ils entrèrent dans une cour à ciel ouvert que la pluie transformait peu à peu en lac. Son escorte – l’un devant, l’autre derrière – l’entraîna à travers le déluge jusqu’à un escalier extérieur, en haut duquel ils s’engouffrèrent enfin dans le bâtiment. Ils furent accueillis par un homme plus jeune qui, d’un signe de tête, indiqua aux deux gorilles qu’ils pouvaient se retirer. Son nouveau guide se retourna sans rien dire, la précédant dans un corridor, puis lui fit monter un nouvel escalier, et enfin un troisième. Arrivé sur le dernier palier, il se tourna vers sa prisonnière et lui demanda de lui donner son manteau, passant derrière elle pour le lui enlever. Les doigts raidis par le froid, tremblant de l’état de choc dans lequel elle était, Brett eut le plus grand mal à se déboutonner, mais finit par y parvenir. À peine le jeune homme avait-il pris le manteau qu’il le laissait tomber négligemment sur le sol.

S’avançant alors derrière elle, il lui entoura le buste de ses bras et lui prit les seins dans les mains, l’obligeant à se serrer contre lui, se frottant en cadence contre elle et lui murmurant à l’oreille : « Je parie que tu n’as jamais eu de véritable Italien, hein, angelo mio ? Attends un peu. Attends juste un peu. »

Brett se tenait la tête basse, sentant ses genoux sur le point de se dérober sous elle. Elle dut faire un effort pour rester debout, mais perdit le combat contre les larmes. « Ah, ça me plaît. J’aime vous voir pleurer », dit-il dans son dos.

Une voix parla, derrière la porte devant laquelle ils s’étaient arrêtés. Aussi soudainement qu’il l’avait empoignée, il la lâcha et ouvrit, s’effaçant pour la laisser entrer seule dans la pièce avant de refermer derrière elle. Elle resta où elle était, trempée et frissonnante.

Un homme corpulent, âgé d’une bonne cinquantaine d’années, se tenait au centre d’une pièce parquetée, remplie de présentoirs en Plexiglas posés sur des consoles qui les plaçaient à hauteur des yeux. Des spots, dissimulés entre les lourdes poutres du plafond, laissaient tomber un faisceau lumineux sur chacun de ces casiers, dont certains étaient vides. Dans les murs blancs, des niches pratiquées à intervalles réguliers étaient éclairées de la même manière ; elles paraissaient toutes contenir un objet d’une sorte ou d’une autre.

L’homme s’avança, souriant. « Dottoressa Lynch, c’est un honneur pour moi. Je n’aurais jamais rêvé avoir le plaisir de vous rencontrer. » Il s’arrêta devant elle, la main tendue, avant de poursuivre : « Je tiens à vous dire tout de suite que j’ai lu vos livres et que je les ai trouvés extrêmement éclairants, en particulier celui sur les céramiques. »

Elle ne fit aucun effort pour lui serrer la main ; il abaissa donc la sienne, mais ne recula pas pour autant. « Je suis si content que vous ayez accepté de venir me voir…

— Avais-je le choix ? » demanda Brett.

L’homme sourit. « Vous aviez certainement le choix, professoressa. Nous avons tous toujours le choix. Ce n’est que lorsqu’il devient difficile de choisir que nous prétendons que nous ne l’avons pas. Mais il y en a toujours un. Vous auriez pu refuser de venir et appeler la police, par exemple. Mais vous ne l’avez pas fait, n’est-ce pas ? » Il sourit de nouveau ; il y avait même une chaleur authentique dans ses yeux – de l’humour, ou bien quelque chose de tellement sinistre que Brett préféra ne pas s’y attarder.

« Où est Flavia ?

— Oh, la signora Petrelli va parfaitement bien, je vous assure. La dernière fois que j’ai entendu parler d’elle, elle s’éloignait de la riva Deslis Schiavoni et revenait dans la direction générale de votre appartement.

— Vous ne la détenez donc pas ? »

Il éclata de rire. « Bien sûr que non, professoressa. Je n’ai jamais eu ce plaisir. Il n’y a nul besoin d’impliquer la signora Petrelli dans cette affaire, d’ailleurs. En outre, s’il arrivait quelque chose à sa voix, je ne pourrais jamais me le pardonner. Même s’il est vrai que je n’aime pas toujours la musique qu’elle chante, ajouta-t-il avec le ton de tolérance condescendante de ceux qui ont des goûts plus relevés, je n’ai que le plus profond respect pour son talent. »

Brett fit brusquement demi-tour et fonça vers la porte. Elle pesa sur la poignée, mais le battant ne céda pas. Elle essaya de nouveau, plus vigoureusement, sans plus de succès. Pendant qu’elle s’agitait ainsi, l’homme était venu se placer devant l’un des présentoirs en Plexiglas éclairés. Quand elle se retourna, elle le vit qui contemplait les petits objets qui s’y trouvaient disposés, presque inconscient de sa présence.

« Allez-vous me laisser sortir d’ici ? demanda-t-elle.

— Aimeriez-vous voir ma collection, professoressa ? répondit-il comme si elle n’avait rien dit, ou comme s’il ne l’avait pas entendue.

— Je veux sortir d’ici. »

De nouveau, il ignora sa protestation.

Il continuait d’examiner les deux figurines du casier. « Ces petites pièces de jade datent de la dynastie Shang, vous ne croyez pas ? Probablement de la période Anyang. » Il se tourna vers elle et sourit. « Je suis bien conscient qu’elles sont antérieures d’environ un millénaire à la période dont vous êtes spécialiste, professoressa, mais je suis sûr que vous les connaissez. » Il alla se placer devant le casier suivant pour en étudier le contenu.

« Regardez cette danseuse ; elle possède encore presque toute sa peinture. Rarissime, pour une pièce des Han occidentaux. Certes, quelques éclats ont sauté au bas de sa manche, mais si je la dispose légèrement de profil, on ne les voit pas, n’est-ce pas ? » Il souleva le couvercle de Plexiglas et le posa sur le sol, à côté. Puis il prit délicatement la statue, qui mesurait une trentaine de centimètres, et traversa la salle, l’objet dans les mains.

Il s’arrêta devant l’Américaine et souleva la danseuse de manière à ce qu’elle puisse voir les minuscules écaillures qui, en effet, déparaient l’une des longues manches tombantes. La peinture du haut de la robe était encore d’un beau rouge, après tous ces siècles, et le noir de la jupe brillait toujours. « Je suppose qu’elle n’est sortie que très récemment d’une tombe. Sinon, je ne vois pas comment elle aurait pu être préservée dans un tel état de perfection. »

Il remit la statue droite, donna un dernier coup d’œil à Brett et alla reposer soigneusement le précieux objet sur son piédestal. « Quelle magnifique idée, que de placer de belles choses, de belles femmes, dans une tombe avec le mort. » Il resta quelques instants méditatif, puis ajouta, en replaçant le couvercle : « Je suppose qu’il était barbare de sacrifier des servantes et des esclaves pour l’accompagner dans son voyage vers l’autre monde. C’est néanmoins une idée touchante, une manière tellement étonnante d’honorer les morts ! » Il se tourna de nouveau vers elle. « Ne croyez-vous pas, dottoressa Lynch ? »

Brett se demandait si elle avait affaire à une sorte de numéro raffiné, destiné, en la terrorisant, à lui faire faire ce qu’il attendait d’elle. Simulait-il son intérêt passionné pour ces objets, ou voulait-il qu’elle le prenne pour un fou capable de lui faire mal si elle refusait de se plier à sa volonté ? Mais quelle était cette volonté, justement ? Attendait-il seulement d’elle qu’elle admire sa collection ?

Elle commença à regarder autour d’elle dans la pièce, et vit en fait les objets pour la première fois. Il se tenait à présent auprès d’un vase du néolithique décoré d’un motif de grenouilles et comportant deux poignées placées bas. La poterie était dans un tel état de conservation qu’elle se rapprocha pour l’examiner plus en détail. « Ravissant, n’est-ce pas ? demanda-t-il sur le ton de la conversation mondaine. Si vous voulez bien venir par ici, professoressa, je vais vous montrer quelque chose dont je suis particulièrement fier. » Il s’approcha d’un autre casier, dans lequel était posé, sur du velours noir, un anneau de jade blanc ciselé à la perfection. « Superbe, n’est-ce pas ? À mon avis, il date de l’époque des Royaumes combattants, vous ne pensez pas ?

— Oui, répondit-elle. On dirait bien, en particulier à cause du motif animalier. »

Il eut un sourire de ravissement tout à fait sincère. « C’est exactement ce qui m’a convaincu, professoressa. » Il se tourna un instant vers l’objet et revint vers Brett. « Vous ne pouvez imaginer à quel point il est satisfaisant pour l’amateur de voir son jugement confirmé par un expert. »

Elle n’était nullement experte en objets du néolithique, mais elle estima plus sage de ne pas protester. « Vous auriez pu avoir facilement confirmation de cette hypothèse ; il aurait suffi de le montrer à un marchand spécialisé, ou au département Extrême-Orient d’un musée. »

Il s’éloigna d’elle et gagna l’autre extrémité de la salle, où il s’arrêta en face d’une niche du mur. Il en sortit une longue pièce métallique délicatement ouvragée d’incrustations en or et en argent. « Je ne m’intéresse que rarement aux objets en métal, dit-il, mais je n’ai pu résister à celui-ci, lorsque je l’ai vu. » Il le lui tendit et sourit lorsqu’elle le prit pour l’étudier des deux côtés.

« Ce n’est pas une boucle de ceinture ? » demanda-t-elle lorsqu’elle vit une sorte d’ardillon, à l’une des extrémités. Le reste de la pièce faisait la longueur de sa main et était plat et fin comme une lame.

Une lame !

Il sourit, au comble du ravissement. « Oh, bravo. Oui, j’en suis sûr. Il en existe une autre, au Metropolitan de New York, mais le travail de celle-ci est plus délicat. » D’un doigt boudiné, il indiqua une ligne incurvée fluide, gravée sur le plat de la pièce. Perdant brusquement intérêt pour la boucle de ceinture, il fit demi-tour et repartit de l’autre côté de la salle. Brett fit face à la niche et profita de ce qu’il lui tournait le dos pour glisser l’objet dans la poche de son pantalon.

Lorsqu’elle vit la pièce que contenait le casier vers lequel l’homme se penchait maintenant, Brett sentit ses genoux sur le point de la trahir et fut prise de frissons qui la glacèrent jusqu’aux os ; car ce qu’elle y découvrit n’était rien moins que l’un des vases à couvercle subtilisés lors de l’exposition du palais des Doges.

Il passa derrière le piédestal et se posta de manière à lui faire face, à travers les parois transparentes en Plexiglas. « Ah, je vois que vous reconnaissez ce vase, professoressa. Superbe, n’est-ce pas ? J’en voulais un de ce style depuis toujours, mais ils sont impossibles à trouver. Comme vous l’avez si bien fait remarquer dans votre livre. »

Elle serra les bras contre elle, espérant sans doute conserver le peu de chaleur qui lui restait et qui paraissait s’évaporer si rapidement de son corps. « Il fait froid, ici.

— Ah, oui, assez, n’est-ce pas ? Je possède un certain nombre de documents sur rouleau de soie, dans ces tiroirs, répondit-il avec un geste, et je ne peux risquer de chauffer la galerie tant que je ne pourrai pas les mettre dans une pièce spéciale climatisée, à l’humidité contrôlée. J’ai bien peur que vous ne souffriez de quelque inconfort tant que vous serez ici, professoressa. Je suis cependant persuadé que vous avez l’habitude de l’inconfort, avec tous vos séjours en Chine.

— Et avec ce que m’ont fait vos hommes, ajouta-t-elle d’un ton calme.

— Ah, oui, vous devez m’excuser pour cet incident. Ils avaient pour instruction de vous donner un avertissement, mais je crains que mes amis n’aient tendance à faire preuve d’un peu trop d’enthousiasme lorsqu’il s’agit de défendre ce qu’ils pensent être mon intérêt. »

Elle ignorait comment elle le savait, mais elle avait la conviction qu’il mentait et était sûre qu’il avait donné des ordres clairs et explicites. « Et le dottor Semenzato, avaient-ils pour consigne de simplement l’avertir, lui aussi ? »

Pour la première fois, il la regarda avec une expression de déplaisir qui n’était pas simulée, comme si cette remarque lui enlevait quelque chose du contrôle absolu qu’il exerçait sur la situation.

« Juste l’avertir ? demanda-t-elle doucement.

— Dieu du ciel, professoressa, quel genre d’homme croyez-vous que je sois ? »

Elle aima mieux ne rien répondre.

« Et après tout, pourquoi ne pas vous le dire ? reprit-il avec un sourire aimable. Le dottor Semenzato avait très peur. Je suppose que cela aurait pu être acceptable, mais il est du coup devenu très gourmand, et ceci ne l’était pas. Il a eu la folie de s’imaginer qu’il pouvait tirer un avantage financier des difficultés que vous créiez. Mes amis, comme je l’ai déjà laissé entendre, n’aiment pas du tout voir mon honneur compromis. » Il pinça les lèvres et secoua la tête à l’évocation de ce souvenir.

« Votre honneur ? »

La Capra ne s’expliqua pas. « Ensuite, la police est venue m’interroger et j’ai pensé qu’il valait mieux avoir un entretien avec vous. »

Pendant ce discours, Brett eut un instant d’effroyable révélation : pour qu’il puisse lui parler aussi ouvertement de Semenzato, c’est qu’il n’avait rien à craindre d’elle. Il y avait deux chaises à dossier droit, le long du mur opposé ; elle se dirigea vers la plus proche et s’assit lourdement. Elle se sentait tellement faible qu’elle se pencha, voulant poser la tête sur ses genoux, mais le douloureux élancement qui monta de ses côtes encore mal ressoudées la fit se redresser, haletante.

La Capra l’avait suivie des yeux. « Mais ne parlons pas du dottor Semenzato, alors que nous avons tous ces magnifiques objets à contempler. » Il enleva le couvercle de Plexiglas, prit le vase et s’avança vers elle. « Admirez celui-ci. Voyez la fluidité des lignes de la peinture, la manière dont les jambages jaillissent vers l’avant. Il aurait pu être peint hier, n’est-ce pas ? L’exécution est d’une modernité absolue. Une pure merveille. »

Elle regarda le vase, qu’elle ne connaissait que trop bien, puis l’homme qui le tenait.

« Comment vous y êtes-vous pris ? demanda-t-elle d’un ton las.

— Ah ! » Il se redressa et alla replacer, soigneusement, le vase dans son casier. « Ce sont des secrets professionnels, professoressa. Vous ne pouvez me demander de vous les révéler. » Il était manifeste, cependant, qu’il mourait d’envie de le faire.

« C’était Matsuko ? » Elle désirait au moins savoir cela.

« Votre petite amie japonaise ? fit-il, sarcastique. À votre âge, professoressa, vous devriez tout de même savoir qu’il n’est pas judicieux de confondre sa vie sentimentale et sa vie professionnelle, en particulier lorsqu’on a affaire à des personnes aussi jeunes. Elles n’ont pas notre vision du monde, et ne savent pas, comme nous, faire la part des choses. » Il se tut un instant, admirant la profondeur de sa sagesse, avant de reprendre : « Voyez-vous, elles ont tendance à tout prendre personnellement, à toujours se considérer comme le centre de l’univers. Et de ce fait, elles peuvent se montrer très, très dangereuses. » Il eut un sourire, à ces mots, qui n’était pas beau à voir. « Ou au contraire très, très utiles. »

Il traversa de nouveau la galerie pour venir se planter devant Brett, qui leva la tête vers lui. « C’était elle, évidemment. Ses motivations, cependant, n’ont jamais été bien claires. Elle ne voulait pas d’argent, et s’est même montrée offensée lorsque Semenzato lui en a proposé. Par ailleurs, elle ne voulait pas vous faire de tort, professoressa, pas vraiment, si cela peut vous être de quelque réconfort. Elle n’a pas pris le temps d’examiner lucidement les choses.

— Mais alors, pourquoi l’a-t-elle fait ?

— Oh, au début, c’était simplement pour se venger, un cas classique d’amoureuse éconduite qui veut rendre coup pour coup à celle qui lui a fait mal. Je ne pense pas qu’elle se soit clairement représenté ce qu’elle avait à l’esprit, tout ce que cela voulait dire. Je suis sûr qu’elle a cru que nous ne voulions que cette seule pièce. En réalité, je la soupçonne même d’avoir espéré qu’on découvrirait la substitution. Cela aurait remis votre jugement en question ; après tout, c’était vous qui aviez choisi les pièces de l’exposition, et si l’affaire avait éclaté au moment où tous les objets devaient repartir pour la Chine, on vous aurait accusée d’avoir envoyé des faux au lieu de pièces authentiques. Ce n’est que plus tard qu’elle s’est rendu compte que l’idée d’un faux en provenance du musée de Xi’an était une absurdité. À ce moment-là, il était trop tard. Les pièces avaient été copiées – ce qui m’a occasionné des frais considérables, je dois le dire –, et du coup il était d’autant plus nécessaire qu’elles soient toutes mises à la place des originaux.

— Quand ?

— Au moment de l’emballage, au musée. Les choses se sont passées sans problème, beaucoup plus facilement que nous ne l’aurions cru. La petite Japonaise a certes tenté de s’y opposer, mais il était bien trop tard, à ce moment-là. » Il se tut, le regard perdu au loin, tout à son souvenir. « Je crois que c’est à partir de là que j’ai compris qu’elle allait tôt ou tard devenir un problème. » Il sourit. « Et comme j’avais raison…

— Et c’est pour ça qu’il fallait qu’elle soit éliminée ?

— Évidemment, répondit-il d’un ton parfaitement naturel. Je me suis rendu compte que je n’avais pas le choix.

— Qu’avait-elle fait ?

— Oh, elle a commencé par manifester une certaine mauvaise volonté, ici ; puis, une fois en Chine, lorsque vous lui avez dit que vous pensiez que certaines pièces étaient fausses, elle a écrit à ses parents pour leur demander ce qu’il fallait faire. Il est évident que, du coup, je n’avais plus le choix : elle devait être éliminée. » Il inclina la tête de côté, en un geste suggérant qu’il allait lui faire une révélation. « Très franchement, j’ai été surpris que les choses soient aussi faciles. J’aurais cru me heurter à davantage de problèmes pour régler une affaire pareille en Chine. » Il secoua lentement la tête, comme s’il déplorait ce nouvel exemple de pollution culturelle.

« Mais comment avez-vous su qu’elle leur avait écrit ?

— Parce que j’ai lu sa lettre, évidemment », répondit-il, toujours sur un ton parfaitement naturel ; il ne se corrigea que par goût de la précision. « En réalité, j’ai lu une traduction de sa lettre.

— Comment l’avez-vous obtenue ?

— Mais parce que toute votre correspondance était interceptée, tout simplement. » C’est tout juste s’il n’avait pas adopté un ton de reproche, comme si elle aurait dû comprendre que cela allait de soi. « Comment avez-vous fait parvenir cette lettre à Semenzato ? » Il s’était exprimé avec une réelle curiosité.

« Je l’ai donnée à quelqu’un qui partait pour Hong Kong.

— Quelqu’un qui travaillait sur les fouilles ?

— Non, un touriste que j’ai rencontré à Xi’an ; il devait repartir pour Hong Kong, et je lui ai demandé de la poster. Je savais qu’elle arriverait beaucoup plus vite de cette façon.

— Très habile, professoressa, vraiment très habile. »

Une vague glacée la secoua des pieds à la tête. Elle souleva ses pieds – engourdis depuis longtemps – du sol de marbre et les posa sur le premier barreau de la chaise. La pluie avait traversé son chandail et elle avait l’impression d’être prisonnière d’une camisole d’eau glacée. Un nouveau et violent frisson la parcourut, et elle ferma les yeux, attendant qu’il passe. La douleur sourde qui rôdait dans sa mâchoire depuis ces derniers jours venait de se réveiller, fulgurante, aiguë.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, l’homme n’était plus à côté d’elle et se tenait maintenant de l’autre côté de la galerie, s’apprêtant à prendre un autre vase. « Qu’est-ce que vous allez me faire ? » demanda-t-elle, luttant pour parler d’une voix calme et assurée.

Il revint vers elle, tenant entre ses mains, avec le plus grand soin, un bol évasé en céramique. « Je crois que voici la pièce la plus belle de ma collection, dit-il en inclinant légèrement l’objet de façon à ce qu’elle puisse voir le motif qui l’entourait. Il vient de la province de Ch’ing-hai, vers l’extrémité de la Grande Muraille. Je me risquerai à dire qu’il est âgé d’environ cinq mille ans, qu’en pensez-vous ? »

Brett leva un œil mome vers lui. Elle vit un homme corpulent, d’un certain âge, tenant un bol brun décoré. « Je vous ai demandé ce que vous alliez faire de moi, répéta-t-elle, car c’était seulement cela, et non l’objet, qui l’intéressait.

— Hein ? fit-il vaguement, la regardant un instant avant de revenir sur le bol. Vous voulez dire de vous, professoressa ? » Il s’éloigna d’un pas vers la gauche pour aller poser le vase sur un piédestal vide. « J’ai bien peur de ne pas avoir encore eu le temps d’y penser. Il me tardait tellement de vous montrer ma collection !

— Mais pourquoi ? »

Il resta où il se tenait, pas tout à fait en face d’elle, faisant de temps en temps délicatement tourner le bol d’un millimètre ou deux, du bout du doigt, d’un côté ou de l’autre. « Parce que j’ai tellement d’objets merveilleux, et que je ne peux les montrer à personne. » Il avait parlé avec une note chagrinée tellement palpable qu’elle ne pouvait être feinte. Il se tourna vers elle et lui adressa un sourire amical, un sourire d’explication. « À personne qui compte, en tout cas. Voyez-vous, si je les montre à des gens qui n’y connaissent rien en céramique, je ne puis m’attendre à ce qu’ils apprécient la beauté et la rareté de ce qu’ils voient. » Il n’en dit pas davantage, espérant qu’elle avait compris le dilemme dans lequel il était plongé.

Ce qui était le cas. « Et si vous les montrez à des personnes qui s’y connaissent en art chinois ou en céramique, elles sauront d’où proviennent les pièces, n’est-ce pas ?

— Vous avez parfaitement saisi », dit-il en levant les mains, ravi de la vitesse à laquelle elle avait raisonné. Son expression s’assombrit. « C’est difficile d’avoir affaire à des personnes qui ne comprennent pas. Ils ont toutes ces splendeurs sous les yeux, reprit-il avec un geste de la main droite qui balaya tout ce que contenait la salle, et ne voient que des pots et des vases, sans avoir la moindre idée de leur beauté.

— Ce qui ne les empêche pas de faire ce qu’il faut pour vous les procurer, n’est-ce pas ? » Elle n’avait pas cherché à dissimuler ce que la question avait de sarcastique.

Mais il la prit au premier degré et réfléchit avant d’y répondre. « Non, ça ne les en empêche pas. Je leur dis ce que je veux, et ils s’arrangent pour me l’obtenir.

— Et leur expliquez-vous aussi comment ils doivent s’y prendre ? » Elle commençait à avoir du mal à parler ; il lui tardait que tout cela finisse.

« Cela dépend de qui travaille pour moi. Il m’arrive de devoir être très explicite.

— Avez-vous eu besoin d’être explicite avec les hommes que vous m’avez envoyés ? »

Elle vit qu’il était sur le point de lui répondre un mensonge, mais il préféra changer de sujet. « Que pensez-vous de ma collection, professoressa ? »

Elle en eut brusquement assez. Elle ferma les yeux et appuya la tête au dossier de la chaise.

« Je vous ai demandé ce que vous pensiez de ma collection », répéta-t-il, élevant à peine la voix. Avec une lenteur qui tenait de l’épuisement plus que de l’obstination, elle fit rouler négativement sa tête de côté, les yeux toujours fermés. D’un revers négligent de la main qui avait davantage pour objet de l’avertir que de la punir, il lui porta un coup qui l’atteignit à la tempe. Il ne fit en réalité que lui effleurer un peu sèchement le visage, mais la gifle eut néanmoins assez de force pour faire se rouvrir la fissure dans la mâchoire de Brett ; elle eut un violent sursaut, tandis qu’un éclair de douleur la submergeait et faisait disparaître toute pensée et toute conscience de son esprit,

Elle glissa au sol et ne bougea plus. Il la regarda pendant un moment, puis recula jusqu’au piédestal. Là, il se pencha pour récupérer le couvercle de Plexiglas, le replaça délicatement sur le bol, jeta un dernier coup d’œil à la femme allongée sur le sol et quitta la salle.