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Tout à fait inconscient de la chaleur qui régnait à nouveau dans la pièce, Brunetti resta assis à son bureau, réfléchissant à ce que Carrara venait de lui apprendre. Prenez un directeur de musée, ajoutez-y les gardiens, les syndicats, un doigt de Mafia, agitez le tout, et vous obtiendrez un cocktail carabiné, capable de donner une méchante migraine au service des fraudes. Prenant une feuille de papier dans un tiroir, il entreprit de dresser la liste des informations qu’il voulait recueillir auprès de Brett. Il lui fallait une description détaillée des pièces qu’elle déclarait fausses. Il avait besoin de se faire une idée sur la manière dont la substitution avait pu être opérée, et sur la façon dont les faux avaient pu être fabriqués. Et d’un compte rendu complet de tous les échanges – conversations ou lettres – qu’elle avait pu avoir avec Semenzato.

Il arrêta d’écrire et laissa ses pensées se tourner vers les aspects plus personnels du problème : repartirait-elle ? À force de penser à elle, de se la représenter comme il l’avait vue la dernière fois, frappant la table de la main et effectuant une sortie rageuse, il prit conscience d’une contradiction à laquelle il n’avait pas fait attention jusqu’ici. Comment se faisait-il qu’elle n’ait eu droit qu’à une raclée, alors que l’on avait tué Semenzato ? Il était convaincu que ses deux agresseurs avaient reçu l’ordre de la menacer avec suffisamment de violence pour l’empêcher d’honorer son rendez-vous – et seulement cela. Mais pour quelle raison prendre ce risque, puisque de toute façon Semenzato allait être tué ? L’intervention de Flavia aurait-elle perturbé le déroulement prévu des choses ? Ou Semenzato n’aurait-il pas précipité, par sa réaction, les violences qui lui avaient été fatales ?

Il fallait commencer par les choses pratiques. Il demanda à Vianello de monter, lui disant de s’arrêter en passant dans l’antichambre du bureau de Patta ; il voulait que la signorina Elettra se joigne à lui. Le rapport d’Interpol n’était pas arrivé et il estimait que le moment était venu de se mettre lui-même à fouiner. Il alla ouvrir la fenêtre en attendant leur arrivée.

Ils se présentèrent ensemble quelques minutes plus tard, et Vianello tint la porte pour laisser entrer la jeune femme la première. Brunetti referma la fenêtre dès qu’ils furent arrivés, et le sergent – oui, cet ours toujours mal léché de Vianello – avança une chaise devant le bureau de Brunetti qu’il tint pendant que la signorina Elettra s’asseyait. Vianello !

Elle se pencha et déposa une unique feuille sur le bureau de Brunetti. « Voilà ce que Rome nous a envoyé, monsieur. » Puis, devant la question muette que lui adressait le commissaire, elle ajouta : « Ils ont retrouvé les empreintes digitales. »

Sur la lettre à en-tête des carabiniers, et sous une signature indéchiffrable, il était précisé que les empreintes trouvées sur le téléphone de Semenzato appartenaient à un certain Salvatore La Capra, âgé de vingt-trois ans et résident de Palerme. En dépit de sa jeunesse, La Capra avait amassé un palmarès aussi considérable que peu reluisant : on l’avait arrêté et incarcéré pour extorsion de fonds, viol, agression, tentative de meurtre et association de malfaiteurs à caractère mafieux. Toutes ces inculpations, au cours de la longue procédure pénale qui avait séparé l’arrestation du procès, avaient fait l’objet d’un non-lieu. Les trois témoins, dans l’affaire d’extorsion de fonds, s’étaient volatilisés ; la femme, dans celle de viol, avait retiré sa plainte. Un seul délit avait été retenu contre lui, en définitive : un procès-verbal pour excès de vitesse, infraction qui lui avait valu une amende de quatre cent vingt mille lires. Le rapport précisait que La Capra, sans emploi, vivait chez son père.

Lorsqu’il eut fini sa lecture, Brunetti leva les yeux vers Vianello. « En avez-vous pris connaissance ? »

Le sergent acquiesça.

« Comment se fait-il que ce nom me dise quelque chose ? » demanda-t-il en s’adressant aux deux.

La signorina Elettra et Vianello commencèrent à parler ensemble, mais le policier s’arrêta et fit signe à la jeune femme de continuer.

Celle-ci hésitant, Brunetti s’impatienta. « Eh bien ? dit-il, agacé par ces assauts de courtoisie.

— L’architecte ? » avança la signorina Elettra, tandis que Vianello hochait la tête.

Cela suffit à Brunetti. Cinq mois auparavant, l’architecte qui dirigeait les très gros travaux de restauration d’un palazzo du Grand Canal avait déposé plainte contre le fils du propriétaire du vieil immeuble, affirmant que le jeune homme l’avait menacé d’exercer des violences au cas où de nouveaux délais seraient demandés dans l’exécution des travaux, commencés depuis déjà huit mois. Le fils avait balayé d’un revers de main toutes les tentatives faites par l’architecte pour expliquer les difficultés qu’il y avait à obtenir tous les permis, et déclaré que son père n’était pas homme à dépendre du bon vouloir des uns et des autres, et qu’il arrivait souvent des choses très désagréables aux personnes qui le fâchaient pour une raison ou pour une autre. Le lendemain, alors que la police n’avait pas encore eu le temps d’agir, l’architecte était déjà de retour à la questure et retirait sa plainte, sous prétexte que toute l’affaire n’était qu’un stupide malentendu et que jamais il n’y avait eu de menaces proférées. Les choses en étaient restées là, mais Brunetti, Vianello et la signorina Elettra avaient tous les trois lu la plainte et se rappelaient parfaitement qu’elle avait été déposée contre Salvatore La Capra. « Je pense que nous devrions vérifier si le signor La Capra ou son père ne seraient pas chez eux, proposa Brunetti. De plus, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, vous pourriez peut-être voir si l’on n’a pas quelque chose sur le père, si vous n’êtes pas trop occupée par ailleurs.

— Volontiers, dottore, répondit-elle. J’ai déjà réservé la table pour le dîner du vice-questeur ; je vais m’y mettre tout de suite. » Elle sourit, se leva et Vianello la précéda, telle son ombre, jusqu’à la porte qu’il tint ouverte pendant qu’elle quittait le bureau. Le sergent revint ensuite s’asseoir.

« J’ai vu la femme, monsieur. La veuve, plus exactement.

— Oui. J’ai lu ton rapport. Je l’ai trouvé bien court.

— L’entretien a été court, dit Vianello sans se départir de son calme. Il n’y avait pas grand-chose à noter. Elle était malade de chagrin et c’est à peine si elle pouvait parler. Je lui ai posé quelques questions, mais elle n’a pas arrêté de pleurer et j’ai dû y renoncer. Je ne suis même pas sûr qu’elle ait compris pourquoi j’étais venu l’interroger.

— Un chagrin authentique ? » demanda Brunetti. Tous deux dans la police depuis des années, ils en avaient trop vu, d’un genre comme de l’autre, des vrais comme des simulés.

« Ç’a été mon impression, monsieur.

— Comment est-elle ?

— Elle doit avoir une quarantaine d’années, soit dix de moins que lui. Ils n’ont pas eu d’enfants, il était donc toute sa famille. J’ai l’impression qu’elle ne cadrait pas très bien dans le tableau.

— Et pourquoi ?

— Semenzato était vénitien, mais elle est du Sud. Sicilienne. Elle ne s’est jamais plu à Venise. Elle a dit qu’elle voulait retourner chez elle, une fois que tout cela serait fini. »

Combien de pistes, dans cette affaire, allaient prendre le chemin du Sud ? se demanda Brunetti. Certes, le lieu de naissance de l’épouse n’était en rien un motif pour la soupçonner de complicité criminelle. C’est en songeant à cela qu’il dit : « Fais mettre son téléphone sur écoute.

— Le téléphone de la signora Semenzato ? » Vianello paraissait sincèrement étonné.

« Et de qui d’autre parlions-nous, Vianello ?

— Mais je viens de la voir, et c’est à peine si elle arrive à tenir debout toute seule. Elle ne simule pas son chagrin, monsieur, j’en suis sûr.

— Je ne remets pas son chagrin en question, Vianello. C’est à son conjoint que je m’intéresse. » Brunetti aurait aussi bien aimé apprendre ce que la veuve savait des agissements de son mari, mais étant donné l’humeur particulièrement galante de Vianello en ce moment, peut-être valait-il mieux ne pas en parler.

Le sergent accepta, mais à contrecœur. « Même si c’est la raison… »

Brunetti le coupa. « Et le personnel du musée ? »

Vianello accepta sans broncher ce rappel à l’ordre. « Ils m’ont fait l’effet d’apprécier Semenzato. Il était efficace, savait négocier avec les syndicats, et il avait l’art de déléguer les responsabilités, au moins dans la mesure où son ministère de tutelle le lui permettait.

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, par exemple, il laissait aux conservateurs le soin de décider quelles peintures il fallait restaurer, quelles techniques employer, ou quand faire appel à des experts extérieurs. D’après ce que m’ont dit ceux à qui j’ai parlé, j’ai cru comprendre que son prédécesseur tenait à tout contrôler par lui-même et en détail, ce qui provoquait d’incessants retards. La plupart d’entre eux préféraient Semenzato.

— Autre chose ?

— J’ai été faire un tour du côté du bureau de Semenzato, de jour, pour voir un peu quelle était la disposition des lieux. Une porte conduit dans le couloir depuis l’aile gauche, mais elle est barricadée. Et personne n’aurait pu s’y introduire par le toit. Ils ont donc dû emprunter l’escalier…

— En passant juste devant le poste des gardiens, acheva Brunetti.

— À l’aller et au retour, ajouta Vianello, peu charitable.

— Qu’est-ce qui passait à la télévision, ce soir-là ?

— On donnait Colpo Grosso, une fois de plus », répondit le sergent avec une vivacité qui poussa Brunetti à se demander si son subordonné n’avait pas été chez lui à regarder, comme la moitié des Italiens, des demi-célébrités enlever leurs vêtements les uns après les autres sous les cris excités d’un public de studio. Si les seins au programme avaient été assez gros, les voleurs auraient sans doute pu venir enlever la basilique de la place Saint-Marc sans que personne ne le remarque avant le lendemain matin.

Le moment était venu, songea Brunetti, de changer de sujet. « Très bien, Vianello. Vois donc ce que tu peux faire pour ces écoutes téléphoniques. »

Par consentement mutuel autant que tacite, l’un et l’autre considérèrent alors que la conversation était arrivée à son terme.

Vianello se leva, toujours aussi peu enthousiaste à l’idée d’aller espionner le chagrin de la veuve Semenzato, mais accepta l’idée qu’il fallait s’y résigner. « Autre chose, monsieur ?

— Non, je ne crois pas. » D’habitude, Brunetti aurait demandé à être informé de la mise en place de l’écoute, mais il laissa cela à Vianello. Le sergent déplaça son siège de quelques centimètres de façon à ce qu’il soit bien dans l’axe du bureau, adressa un vague salut à son supérieur et quitta la pièce sans ajouter quoi que ce soit. Brunetti estima qu’ayant déjà une prima donna à Cannaregio, il n’en avait pas besoin d’une seconde à la questure.