La terre hantée
NATHALIE CHARLES-HENNEBERG

«J’AI fait encore ce rêve, » dit Liselys.

Conformément à leur code tacite, Chrys Maine demanda :

— « Quel rêve, ma chérie ? »

— « Oh ! » fit-elle, roulant sur ses oreillers sa tête pâle, dans un halo luminescent, « toujours la même chose, tu sais. On ne vivait pas sous la terre, mais là-haut. Il n’y avait pas de voûtes, mais une profondeur ardente, bleue à la limite de l’indigo, ruisselante d’or et d’argent. Mais sa lueur m’arrivait teintée d’un vert émeraude à travers le feuillage des myrtes et des lauriers. Tu me diras que je n’ai jamais vu de lauriers… »

— « Je n’ai rien dit. »

— « Tu as pensé, pour toi c’est la même chose, non ? » (Liselys n’était pas télépathe, mais sensitive, et parfois son acuité de perception effrayait Chrys.) « N’empêche, maintenant je sais comment sont faits les arbres : des thyrses de bronze qui s’épanouissent en chrysoprases, en tourmalines, en béryls vivants ! Et les fleurs : la prairie où je marchais était faite de lobélias bleus, d’iris mauves, de primevères… Les jeunes filles en mettaient dans leurs cheveux et celle qui menait la ronde portait une robe tissée de fleurs. Dans mon rêve, elle avait un visage aigu, étincelant, une bouche ravissante et triste et des yeux d’une transparence de source. C’était ma sœur, mon amie, et on l’appelait… comment donc ? »

— « Mona Lisa, » suggéra le garçon.

(Des livres antiques, pas même microfilmés, lui servaient beaucoup. La plupart des anciens tableaux étaient restés là-haut, dans les ruines des musées abandonnés. Mais il y avait des reproductions qui en donnaient une idée…)

— « Non ! » Liz triomphait – à peine. « Cela se passait encore avant. Je veux dire… Mona Lisa n’était même pas née. Les hommes de ce temps l’appelaient « la Primavera » – et « on » a découvert ça ! »

Chrys ne put s’empêcher de demander :

— « On… qui donc ? »

L’effet fut immédiat : Liselys se retira dans sa solitude et son silence, elle recula, interposa entre elle et le monde la grille plumeuse de ses cils. Chrys eut pitié de cette enfant prisonnière de leur alvéole en plastique bleuté, cellule ignifugée, insonorisée et pourvue de tous les perfectionnements auxquels donnait droit leur catégorie (habitat n° 719.842, 17e galerie). Il aimait sa femme, il eût voulu lui offrir tous les vergers de l’univers – et il ne pouvait que ressentir cette morsure aiguë, cette lancinante pitié…

Pour se donner une contenance, il s’approcha du viseur périscopique et l’alluma. La Cité surgit devant lui, dans sa majesté pétrifiée : la plus grande ville de la planète, forant l’écorce de celle-ci selon la forme d’un gigantesque entonnoir. Dans le scintillement rose des néons, les galeries avaient une nuance d’ocre et de sang séché, striée d’ombres violettes. Elles étaient bordées de blocs à alvéoles, creusées à même le quartz, le jaspe ou le granit et enrobées de plastique. Chacune de ces ruches à cent étages était elle-même une ville, desservie par des trottoirs roulants. Des taches sombres marquaient les réservoirs de chlorelles qui, en même temps que les installations chimiques, assuraient, suivant les slogans, « l’air le plus pur, sous les voûtes les plus sûres du monde ».

Les privilégiés – édiles et travailleurs scientifiques – logeaient dans les vingt galeries inférieures qui aboutissaient aux édifices publics. Tel était l’ordre, adopté dès les Jours Paniques.

Et tout au fond de l’entonnoir, il y avait les Ultimes.

Chrys regardait sur l’écran ce tableau trop connu, quand soudain il se produisit une chose étrange. Cette ville où il était né, dont il connaissait chaque étage – la Cité la plus puissante de la planète – lui apparut sous un jour nouveau. Devant lui s’ouvrait un cirque effrayant de majesté. Les galeries étaient des gradins – et les laboratoires, et le siège du gouvernement, une arène où allait se jouer un drame épouvantable. Ou encore, non – il savait que les Anciens situaient sous l’écorce terrestre le séjour des âmes mauvaises, leur lieu de supplices : l’enfer.

De spire en spire, de torture en torture, s’enfonçant toujours davantage, les paliers grouillants de monstres menaient – mais oui, justement – vers la fosse ultime où se trouvait le Mal. Un Voyant, pensa Chrys, avait visité ces degrés, guidé par un fantôme… Mais il ne se rappelait pas le nom du Voyant et n’était même pas sûr de le connaître. Il se secoua : cela n’avait aucune importance, ces délires d’un passé obscur.

La réalité était tout autre. Le cœur de la Cité – la demeure des Élus – se composait de palais de cristal. Ils entouraient une place hexagonale où une flamme rouge couronnait un socle de diamant.

C’était le symbole du noyau incandescent de la planète, source de toute énergie et de toute vie.

Elle avait un nom : le Soleil Intérieur.

*
*     *

Le timbre d’entrée modula sa petite mélodie douce. (« Le grésillement d’un timbre ne sera jamais une menace. Les citoyens du Monde Inférieur doivent vivre dans l’euphorie » : Article XXX… de l’annexe au Code Nouveau.)

Comme chaque jour à cette heure, paré de lowlon candide et de nickels étincelants, apparut celui que tout le bloc appelait « cher-docteur-tout-va-bien » – un très bel androïde ESP de l’institut Psycho-Physiologique. Il annonça, rituellement, que tout allait « merveilleusement, sous les voûtes les plus sûres où l’Humanité s’était retirée depuis le dernier Conflit », il plaisanta avec Liselys et procéda à la cérémonie habituelle de piqûres, pétrissages et prises de sang.

Un peu plus tard, tandis qu’il passait sous le jet du désinfectant ses admirables mains d’androïde, Chrys lui posa la question également d’usage :

— « Comment va-t-elle aujourd’hui ? »

Et le second avertissement lui fut donné.

(Les robots biologiques ont-ils des défaillances ? Y eut-il un dérèglement des circuits ?) Durant un instant, la machine intelligente tourna vers lui son visage rosé – une perfection, des lèvres délicatement ourlées, un front bombé où deux boucles rousses se tordaient, en cornes de bélier. Le docteur « tout-va-bien » ne prononça pas un mot. Mais Chrys saisit – nette, rectiligne et dure – une pensée non humaine :

— « Usée. Finie. Au rebut. »

C’était si distinct que Chrys allait se révolter, crier… Mais la défaillance avait été brève, la machine reprenait sur un rythme apaisant, comme pour effacer le ratage :

« Bu sa potion… J’insiste : la malade a déjà bu sa potion et n’a pas jeté ses pilules. Bien sûr, personne n’est exempt d’incidents mendéliens, de mutations, etc. Il faut également tenir compte du conditionnement souterrain… »

Il souriait, brillait. Il avait l’air de plaindre, du haut de sa condition de mécanisme indéfectible, ces usines chimiques compliquées : les humains. Chrys était glacé. Il demanda :

— « Vous convenez donc que notre conditionnement « souterrain » n’est pas naturel et qu’on en souffre ? Alors ?… Ne pourrait-on pas lui faire quitter la Cité ? Pour une cure ? Oh ! sans moi – je ne demande rien pour moi ! Mais un peu d’air et de verdure libres ne lui feraient pas de mal, non ? »

— « Le 708e, » enregistra la machine.

— « Le 708e quoi ? »

— « À me poser la même question. En trois jours – et pour ce bloc, seulement. La réponse est non. Votre catégorie ? »

— « G. Travailleur scientifique. »

— « Cela nous épargne les explications inutiles. Vous savez que les ravages du Conflit ont rendu la surface de cette planète inhabitable. L’atmosphère – ou ce qui en tient lieu – contient 50 % de substances nocives. L’existence même de la vie y est improbable et la circulation y est strictement interdite. »

— « Alors ? »

— « Alors, achetez-lui un téléviz tridimensionnel. Il y a justement une émission sur les planètes du carbonifère. Un peu surfaite, mais… Votre femme n’a jamais vu la surface de la Terre, n’est-ce pas ? »

— « Non. » dit Chrys. Et ses ongles s’enfonçaient dans les paumes de ses mains. Non, non ! maudite machine… Il se taisait, mais ses pensées de télépathe hurlaient : « Elle a dix-huit ans, elle n’a jamais vu le ciel libre, la terre libre, jamais respiré l’air où la verveine-citronnelle et la chimonanthe nocturne délient leurs parfums… Elle meurt aujourd’hui dans son étui de plastique – et c’est injuste, parce qu’elle rêve, inexplicablement, de clairières de jonquilles, se blesse au bleu des lobélias et connaît les noms des plantes mortes… Comment sait-elle que la glycine embaume la vanille – et l’étang tiédi au soleil, le miel ? Qu’il y a, là-haut, des aubes et des crépuscules ? Et que des jeunes filles au corps libre, aux cheveux tressés de fleurs, dansent dans les prairies en mordillant une branche d’églantine, comme dans le tableau d’un vieux maître, dont elle ignore le nom ? »

L’habitant de la cellule 719.842 allait parler. Par bonheur, les androïdes, même supérieurs, ne saisissaient pas les bio-courants cérébraux. Celui-ci calcula :

— « 708 individus dans ce bloc. Femmes et enfants, principalement. Mettons, en moyenne, 500.000 par galerie et par jour. Mettons, par Cité… »

Chrys le secoua violemment, sans souci du mécanisme précieux :

— « 708 individus ont fait… quoi ? »

— « Mais, » répondit l’androïde, « rêvé de jardins qui n’existent pas. Ou de villes. Avec des canaux et des tours, comme sur les anciens microfilms – enfin, des villes en surface. De foules s’affrontant en chocs pleins d’éclairs ou de bêtes libres dans une forêt vivante. Bref, de choses qui ont été, peut-être, mais qui ne sont plus, n’est-ce pas ? C’est à examiner. Sérieusement. Il doit s’agir d’une épidémie nouvelle. Auquel cas… »

(L’élimination s’imposait. Chrys le savait.)

— « Mais, » fit-il, fixant de toutes ses forces cérébrales le centre cybernétique du robot, « ma femme n’a rêvé de rien ! »

— « Ni d’arbres ni de fontaines ? »

— « Bien sûr. Nous n’en avons jamais vu. »

Ni fontaines ni arbres. Chrys et Liselys étaient nés dans la Cité. Ils étaient seuls au monde, leurs proches ayant péri, comme 99 % d’humains, « par suite du Conflit ». (Personne ne savait au juste la date exacte du Désastre.) Les deux enfants avaient grandi dans le même bloc de la même galerie, et ils s’aimaient comme frère et sœur. L’orientation pro-génétique avait classé Chrys parmi les botanistes. Il était devenu « travailleur G » et leur mariage avait été autorisé, car les savants comptaient parmi les privilégiés de la Cité.

Il n’avait jamais su si Liselys était belle, car ils se ressemblaient. Comme tous les enfants de l’Ère Souterraine, ils avaient les cheveux brillants, d’un éclat métallique, et un teint de cire ; leurs muscles étaient longs et leur stature petite et fine. Cependant, à la différence de la plupart de leurs concitoyens, dont les iris étaient roses et les cils non pigmentés, leurs yeux luisaient comme une eau noire entre les cils veloutés, en aigrettes de roseaux.

Une amitié exclusive les liait, les faisant vivre à l’écart des Jeunes. Ils ne fréquentaient ni les Jeux ni les Visoramas. Les hommes battaient froid à Chrys, comme à tous les télépathes. Il n’avait qu’un ami, qui lui ressemblait par la structure mentale : Yan. Liselys n’avait pas de compagnes parmi les jeunes filles.

Ils étaient très heureux.

Puis un jour Liselys était tombée malade.

En ce temps-là l’humanité vivait sous la Terre. Elle avait été prospère, jadis, elle avait essaimé sur d’autres planètes. Puis était venu le Conflit. Il n’avait pas seulement ravagé l’écorce terrestre, mais perturbé les conditions physiques du globe : les ceintures magnétiques avaient été déplacées, suivant les uns ; suivant d’autres, elles avaient cessé d’exister. La couche atmosphérique avait disparu. Les rayons ultra-violets et cosmiques atteignaient le globe, de plein fouet. Et les hommes – le peu qu’il en restait – s’étaient enfoncés sous la terre.

Le peu… L’humanité décimée avait dû encore créer des lois sévères. Dans une ruche étroite presque toutes les abeilles sont ouvrières. Peu d’unions étaient autorisées, moins encore devaient être fécondes. Les faibles, les dégénérés – les déchets et les rebuts – étaient éliminés sans pitié. Entendons : les faibles qui ne pouvaient s’adapter.

Cette planète voguait donc, parmi d’autres, vivantes et peuplées – comme un « monde désert », un corps céleste abandonné. Au creux du globe subsistait ce qu’on appelle une « vie intelligente ». Les villes étaient desservies par des machines infaillibles qui assuraient aussi les communications planétaires. Du moins le disait-on. Et un Conseil Ultime gouvernait.

*
*     *

Ce jour-là, comme toujours, à l’heure où s’allumaient les néons roses, Chrys quitta sa femme pour se rendre à l’institut de Biologie Cosmique. Dès qu’il fut sur le trottoir roulant, la main large de son ami Yan, télépathe comme lui, se posa sur son épaule.

— « Tes pensées crient, » fit-il. « Liz ? »

Chrys lui exposa l’incident du matin : la venue du robot-médecin, sa défaillance, la conclusion terrible : Liz classée dans la catégorie Z : Les rebuts. À éliminer ! « Oh ! » prononça Yan seulement. Il n’avait pas besoin de questions – il savait que cette décision signifiait la fin du couple. (Dans la pensée de Chrys Maine défilaient les galeries supérieures aux parois plombées, les crématoires à déchets, les fours, les flammes et les cendres – mais il ne pouvait y associer l’idée du corps léger de Liselys…)

Yan se pencha un peu ; il était plus grand que Chrys et plus musclé, ses parents étaient descendus depuis peu des Galeries Moyennes. Son teint bronzé était presque celui des radio-activés, mais il y avait dans ses yeux clairs une force inflexible.

— « Catégorie Z… » fit-il. « Aurait-elle rêvé aussi ? »

— « Tu sais donc qu’on rêve ? »

— « Oh ! » répéta-t-il. « Ce n’est pas nouveau. Cela doit venir… du dehors. D’abord, au Service Minéralogique, on s’est plaint que les enfants escaladaient la nuit des pics d’argent glacés qui – tiens-toi bien – réverbéraient une lune. Ils étaient en compagnie d’un certain Marco Polo – je veux dire, les enfants. Ou d’un certain Lermontov. Puis les zoologistes renchérirent : chez eux les nuits se passaient en courses folles sur d’étranges créatures à crinière flottante, à la poursuite de hordes sauvages ou de grands chats zébrés… Réveillés, les enfants et les jeunes filles parlaient d’une ville appelée Héroushalaïm – ou d’un homme nommé Shah Jehan… »

— « Ni toi ni moi nous n’avons jamais rêvé ! »

— « Non, » dit Yan. « Tu as remarqué que la maladie – si maladie il y a – s’attaque aux êtres faibles. J’ai bien peur que nous n’en fassions pas partie : ma famille a tant lutté pour sortir des Galeries Moyennes ! Tu as combattu le mal radioactif… Et, en fait de jardins, nous avons le nôtre, n’est-ce pas ? »

Le trottoir roulant s’était arrêté devant le globe irisé qui coiffait les serres de la Section Botanique. Yan fit jouer la serrure magnétique et ils pénétrèrent dans ce que Maine n’avait jamais osé appeler leur jardin.

C’en était un pourtant. Bien sûr, la plus grande partie était consacrée aux cultures utilitaires : les algues. Mais il y avait le secteur expérimental. Ravagée, morte en surface, la Terre cherchait ses approvisionnements sur les planètes. Les végétaux cosmiques, avant d’aboutir à la Galerie Ultime, passaient par les serres de l’institut.

Chrys pensa, pour la première fois, que ce n’étaient pas de vraies plantes, mais des usines à oxygène, à hormones. L’astéroïde Junon envoyait d’étranges cactées, auxquelles il devait son atmosphère sirupeuse : en forme de sacs de cuir, elles se classaient dans la catégorie des Stapélias. Sur Titan, les explorateurs s’étaient servis de ces fleurs pâles, des sortes de Faucarias, écloses au creux d’effrayantes mâchoires de caïmans ; leurs pétales étaient utilisés pour les greffes de tissus et même d’organes. Les Miltonias gazeux dont les geysers mordorés illuminaient Saturne étaient de véritables colonies d’antibiotiques. Et toutes ces créatures folles de mimétisme se déguisaient en éruptions volcaniques, en insectes géants, en lèvres et en plaies.

— « Heureusement, » dit Maine, « Liselys ne rêve pas de ces plantes-là ! Elle en deviendrait folle ! »

— « Alors, de quoi rêve-t-elle ? »

La pensée de Chrys formula nettement :

— « De la Terre. De ce qu’est pour elle la surface de la Terre. »

Et il transmit l’image qu’il pouvait rendre avec le plus de précision : la prairie où marche « la Primavera ».

Quelqu’un qui les eût observés à cette heure eût vu deux botanistes penchés sur un nouvel arrivage d’étuis, écartant la couche protectrice qui enveloppait quelque monstre inédit. Mais entre eux flottait – tangible et parfait – le visage aigu aux cheveux d’algue, aux yeux de source.

— « C’est donc cela, la Terre ! » murmura Yan.

— « Oui. Et aussi – tu l’as dit toi-même – les pics d’argent glacés, les déserts ardents où galopent les hordes, les villes – comme des nuées au soleil couchant. Du moins, c’était la Terre. Dans le passé. »

Le garçon bronzé leva brusquement la tête :

— « Qu’en savons-nous ? Nos calendriers mentent. Combien d’années – ou de siècles – que nul n’est monté là-haut ? Un jour, l’humanité s’est réfugiée sous les « voûtes sûres », puis les Portes ont été murées, en grande cérémonie, et les robots instructeurs ont débité aux générations toujours les mêmes fadaises, enregistrées sur leurs circuits : « Radioactivité, absence d’atmosphère, éternelle nuit. La surface de la Terre est morte et rien n’y subsiste. »

» Et si c’étaient des mensonges ? Si la Terre vivait… sans nous ? Comment se fait-il qu’aujourd’hui les enfants se promènent parmi les palais de marbre du Quattrocento, pénètrent au cœur des fresques botticelliennes, naviguent sur les caravelles de Marco Polo ?… Ils n’en ont jamais entendu parler, non ? Et pour l’imaginer, il faudrait être des génies… »

— « Peut-être est-ce une communication télépathique avec les aînés… »

— « Qui ? Toi ou moi ? Ou nos pères, nés sous les mêmes voûtes ? Chrys, nous ne connaissons la Terre que par des microfilms usés et pâlis ! Je ne te parle pas à la légère, tu sais, il y a un moment que je m’intéresse au phénomène ! Une jeune femme, trop tôt disparue, m’a parlé d’une ville qui se situait à la place où affleurent maintenant les galeries d’En Haut, de ses cathédrales et de ses arènes. Un enfant m’a décrit la ruée des robots de métal étincelants au soleil près d’un lac mortellement bleu… cela s’appelait la Bataille des Anges… L’enfant aussi n’est plus, mais j’ai tout vérifié : ces choses ont existé autrefois : la ville s’appelait Rome ou Lutèce, le lac, la Mer Morte ou le lac de Tibériade… »

— « Alors ? Qu’en déduis-tu ? »

— « Alors, il faudrait supposer des communications avec des êtres très anciens – des êtres qui ont vu ces choses ! »

— « Les Ultimes ? »

— « Je ne vois pas pourquoi… »

(Ils évitèrent une zone dangereuse même en pensée…)

— « C’est insensé, » fit Chrys, débarrassant délicatement du terreau un orchis d’un blanc verdâtre. « La physique est une science oubliée de nos jours… la seule, pourtant, à traiter des questions du temps. J’ai lu, dans un vieux traité – pas même microfilmé – sur la dynamique quantique, que certains électrons remontaient la quatrième dimension… »

— « Tu veux dire que ces particules revenaient en arrière ? Qu’elles reconstituaient le passé ?… »

— « J’ignore si leur pouvoir est aussi grand. En tout cas, il faudrait supposer une communication établie entre nous et ces électrons – malgré toutes les parois et tous les interdits… »

Un silence.

Puis Maine constata :

— « Nous ne savons même pas ce qu’est une particule. »

*
*     *

Les prémonitions vont par trois. Ce soir-là, le trottoir roulant qui ramenait les deux jeunes gens à leur galerie fut bloqué durant un instant. Chrys, le plus réceptif des deux, sentit le premier une pensée violente et glacée les atteindre de plein fouet. Il se retourna. À leurs côtés un être blême, émacié – une sorte d’effigie de ire – se retenait à la rampe pour ne pas tomber. Maine distingua nettement sous la veste noire (qui, pour lui, devenait transparente) l’arme meurtrière dans la poche droite et il sentit la crispation des doigts glacés. Il renvoya l’image à Yan, comme une balle. Juste au-dessus d’eux passait un discoïde argenté – seuls les privilégiés, les Ultimes, utilisaient ces légères machines planant sur la foule. Celle-ci était pilotée par une mince silhouette irisée.

L’homme à la rampe se déplaça de biais, comme un crabe dans un aquarium, sans doute chaque mouvement lui coûtait-il une peine immense. Il y avait en lui un vide, une plaie inguérissable, créée par l’absence – et la révolte, et la terreur. Chrys sut qu’il s’apprêtait à tuer. Comme la plupart des télépathes passifs, une si grande violence le paralysait, mais il vit avec soulagement Yan se ramasser, bondir, s’écrouler comme un rocher sur l’inconnu blême.

Tout cela prit une seconde. Le discoïde les avait dépassés. Le pilote se retourna et leur dédia un long regard de ses étranges yeux d’un bleu opaque. Maine entrevit une blancheur florale, une bouche sinueuse et – aux tempes – un bandeau de saphirs, surmonté de deux antennes de diamants : le signe des Ultimes.

Déjà Yan se relevait, abandonnant au sol un mannequin mou. Les Vigiles héliportés descendaient sur la voie. Leur chef souleva l’inconnu, examina le blanc de ses yeux et sa bouche noire, ouverte.

— « Je ne l’ai pas frappé, » dit Yan qui essuyait le sang au coin de ses lèvres. « Je me suis juste jeté entre lui et… il est tombé au même moment. »

Le policier se relevait ; son visage ne marquait aucune surprise, plutôt du dégoût.

— « Mort, » constata-t-il. « Oh ! ne vous en faites pas. Ces terroristes-suicide ne se lancent dans l’aventure que le poison dans les veines. Ils tuent et ils meurent. »

— « Pourquoi ? » demanda Maine. (Au fond de lui chantait la petite chanson des robots : « Tout va pour le mieux sous les voûtes les plus sûres… »)

— « Ah ! voilà, » fit un gros Vigile, en se curant les dents. « Ce doit être encore une histoire de disparus… »

On prit leurs sigles et leurs noms. Tout le monde les félicitait. Et c’est seulement en se séparant devant leur bloc que Yan formula :

— « Il avait l’air d’une de ces visions florales et lunaires. Si belles – et d’une telle cruauté… »

Mais pour la première fois de leur vie ils ne se comprirent pas : l’un n’avait regardé que le meurtrier, l’autre, sa victime possible.

*
*     *

L’escalator emporta Maine vers son palier. On l’attendait sous la porte. Un personnage très ordinaire – le teint gris, une petite mallette et un sourire commercial. Chrys allait lui dire qu’ils ne manquaient ni de super-tonique si de brosses. Mais l’homme susurra :

— « Protection de la Santé Publique… »

La porte ouverte, il ajoutait :

« On vous a recommandé un téléviz multidimensionnel… »

Maine faillit le bousculer :

— « Ce n’est pas une façon d’agir ! Le porte-à-porte est interdit par l’annexe au Code des Temps Nouveaux… »

— « Nous savons cela, » dit le personnage. « Et autre chose aussi. »

— « Alors vous devez savoir que nos moyens ne nous permettent pas une telle dépense ! »

— « Pardon ! Ils ne vous autorisaient peut-être pas un téléviz ancien modèle. Mais nous avons plus et mieux. C’est un appareil d’une série expérimentale – une occasion exceptionnelle. Vous allez voir… »

Maine avait refoulé l’intrus vers la porte, mais tout en dévidant son petit discours, l’inconnu se coula entre l’épaule de Chrys et la paroi, comme s’il n’avait eu que deux dimensions. Sa mallette s’était entrouverte ; il en sortit une autre, ovoïde, assez semblable aux étuis interplanétaires et, probablement, à l’épreuve des rayons cosmiques. Il brancha une prise sur l’alvéole de Liselys et piaula :

— « Une pure merveille : circuits strictement individuels, accordés à vos bio-courants cérébraux. Vous pouvez choisir le programme que vous voulez et… aucune dépense d’énergie thermique intérieure. Pas d’électricité. Le fonctionnement est dû aux charges d’électrons. Conditions extraordinaires – d’ailleurs plus de mille familles de ce bloc ont souscrit… »

Justement. (La pensée de Chrys travaillait à une vitesse exceptionnelle.) Justement, c’était là que les choses clochaient : il n’avait jamais entendu parler de ce téléviz qui devait contenir – si l’ancien traité de la dynamique quantique disait vrai – une sorte de piège à électrons. Aucun de ses voisins ne s’était vanté de l’acquisition. Pourtant tout se sait dans un bloc…

« Je dois ajouter, » murmura le vendeur à son oreille, « que notre mode d’approvisionnement est strictement confidentiel… »

Un faible cri parvint de la cellule de Liselys. Maine s’élança, repoussant le vendeur. Liz s’était soulevée sur ses oreillers ; pour la première fois depuis longtemps, ses pommettes étaient roses. Ses traits exprimaient une angoisse délicieuse, un ravissement égaré. Elle dit en fixant le mur blanc :

— « Chrys… le jardin est là ! »

Il sut qu’elle avait pénétré dans son royaume privé qui n’était que frisson de lauriers, frémissement d’eaux vives, jeunes fantômes cueillant des lys aux sources de cristal. Lui, ne voyait rien. La cellule blanche et bleutée était nue. L’ovoïde grésillait. Un souffle s’éleva près de lui :

— « Les ondes s’adaptent strictement au bio-courant individuel… »

Bien sûr, Maine garda le téléviz-miracle.

*
*     *

À minuit, deux Vigiles très doux vinrent chercher Chrys et Yan. Absorbée par ses visions nouvelles, Liselys ne s’aperçut même pas de leur départ. Un silence parfait régnait dans le bloc où chacun à cette heure hantait ses paradis privés. Un discoïde du Conseil conduisit les deux camarades aux Dômes dont la surface indestructible protégeait l’Ultime Galerie. Les portes s’ouvrirent, actionnées par leur champ magnétique propre, et les deux garçons eurent l’impression d’accéder à une planète différente.

Les plates-formes étaient en quartz pailleté d’or. Les maisons, vastes et basses, émergeaient de cénotes peuplés d’algues à formes étranges. L’air même enivrait. Il était fait de mille arômes. Tâtonnants, émerveillés, les deux botanistes reconnurent dans les jardins échevelés les végétaux rares de leurs serres. Les Aristolochia labiées, à bec cornu, venaient des Hyades et leur vaste robe de cire aux reliefs violets exhalait des parfums mortels. Les Cereus Altaïriens répandaient leur chevelure d’argent et l’Aurore Boréale était une lueur de nacre dans l’ombre verte. Ces plantes étaient chez elles ici et, revenues à leur fonction ornementale et magique, elles s’apaisaient.

Autour de la place où ondulait un feu rouge, il y avait treize palais, comme il y avait treize membres du Conseil. Chaque édifice portait à son porche un nom redoutable et sacré. Les Vigiles accompagnèrent les deux camarades aux portes du palais central.

Mille légendes circulaient sur les habitants de la Galerie Ultime. Ils étaient tout-puissants, distribuant l’air et l’eau aux Cités, éjectant à leur gré les « rebuts » et dictant les lois. Ils étaient plus grands et plus beaux que les autres citadins, avec des cheveux et des yeux ayant une autre pigmentation. Il y avait aussi autre chose qui les mettait à part. En haut, unions et naissances étaient sévèrement limitées ; la Terre pouvait, bien sûr, être forée davantage, mais ses ressources s’épuisaient. En bas, la gérontologie avait fait des progrès énormes. Les Ultimes étaient peu nombreux. Se reproduisaient-ils ? Nul ne le savait. De bouche à oreille, les camarades ès sciences médicales de Chrys et de Yan, racontaient des énormités sur ces êtres dont presque tous les organes étaient greffés et d’origine non seulement humaine, mais – qui sait ? – végétale. Ces monstres se déplaçaient sous des gaines étincelantes et des cylindres semi-fluidiques… Leur pouvoir sur les cerveaux était sans limite.

— « Ce n’est pas étonnant, » avait avoué un endocrinologiste.

« Ils touchent à tous les règnes. Ils regardent avec les yeux d’anciens morts… »

Les Vigiles introduisirent Yan et Chrys dans une salle à ogives, à mosaïques vertes et bleues reproduisant l’harmonie d’océans et de forêts antiques. Les jeunes gens marchaient en silence, maîtrisant leurs pensées. À peine entrés sous les Dômes, ils avaient été frappés, éblouis : cet espace – luxe de privilégiés – prodigué, gaspillé, ces végétaux, ces eaux vives… Les mosaïques se composaient de pierres chantantes de Vénus (cette hantise des minéralogistes). Le long des murs dansaient les ombres à ailes et à griffes – oiseaux, insectes, hallucinations… Dans la salle turquoise régnait une pénombre douce, une harmonie faite de gazouillements et de frissons de jets d’eau. Les Vigiles avaient disparu. Yan et Chrys restaient seuls.

Au milieu de la pièce s’alluma, scintilla, prit forme une sorte de cylindre phosphorescent, bleu. Il avait la couleur des iris durs qui avaient fixé les deux jeunes savants – et ceux-ci comprirent qu’il s’agissait du même être. Pour se rassurer, Maine pensa à un cinéviz sans écran.

Le cylindre était vide. Cependant une voix parla – une musique.

— « Je suis Haô Ram, » dit-elle. « L’ordre des élections me place à la tête du Conseil Suprême. Vous m’avez sauvé la vie. Je veux vous remercier. Ma puissance est très grande. Je peux vous donner tout ce que vous désirez dans vos rêves les plus hardis : plaisirs, honneurs, richesses. Vous n’avez qu’à exprimer vos souhaits. Parlez. Demandez. »

Et les sources disaient la même chose, dans leurs vasques de chrysolithe. Et les pierres chantantes, et les fleurs…

C’était étrange, cette voix qui parlait dans ce vide, dans cette phosphorescence. Chrys pensa : « Ce n’est qu’un mirage, une illusion, cela ne peut être. Nous sommes descendus au royaume des mythes anciens : l’oiseau Rock ou Asfir a chanté, le djinn a jailli de son vase scellé et il va nous proposer trois souhaits fallacieux… » Yan, télépathe actif qui résistait mieux aux influences hypnotiques, put répondre :

— « Ce fut un plaisir que de vous sauver. Je vous demande pardon, habitants des Galeries Moyennes, mon camarade et moi ignorons les titres qu’on attribue aux membres du Conseil. Nous avons cependant une requête à vous adresser. La voici : Chrys a une femme malade, la femme qu’il aime. Nous vous demandons son salut. Est-ce trop ? »

— « Cette prière est vraiment raisonnable, » dit la voix harmonieuse. « Tout sera fait pour sauver la femme de votre camarade. Mais vous ne demandez rien pour vous ? »

— « Non, » fit Yan. « Ou plutôt si. Vous allez voir… »

L’atmosphère de la salle se fait tout à coup oppressante. Chrys pensa que c’était comme de nager à de grandes profondeurs, dans une eau chaude, épaisse. Yan s’adossa à une colonne, sous la tunique en plastique sombre ses muscles se crispaient, ses yeux étaient presque blancs dans un visage de bronze – il était superbe. Il y avait comme un lien tendu entre lui et l’inconnu, un lien qui était à la fois puissance et danger. Maine eût voulu prévenir son camarade qui en semblait inconscient. Mais les Ultimes sont télépathes eux aussi.

— « Voilà, » dit Yan, « cette jeune femme se meurt, parce qu’elle étouffe dans sa cellule. Elle rêve d’air libre, de paradis verts et bleus. Je suis sûr que, transportée hors des cavernes, elle guérirait. Je veux dire : à la surface de la Terre. Et nous en sommes tous là : nous mourons à l’abri de ces voûtes. Je vous demande une chose – une seule – pour elle et pour nous : pouvoir remonter là-haut. Est-ce en votre pouvoir ? »

« Silence, » pensa Chrys. « Un silence écrasant, matériel. » Il vit Yan esquisser un geste connu depuis leur enfance : une sorte de chiquenaude qui signifiait : « Nous avons joué et perdu. » Mais ils ne pouvaient agir autrement… La voix parla de nouveau, elle avait baissé et semblait rauque et plus humaine.

— « En mon pouvoir ? Non. Ni en celui de personne. Croyez-vous être les premiers à le demander, depuis que la Cité existe ? Aux premiers Âges Souterrains – les Portes n’étant pas encore murées – il y eut des révoltes terribles. Les foules se sont précipitées, écrasées, contre les parois de plomb. On a dû les réduire par le fer et le feu. Depuis, les Portes ont été murées, soudées – et c’est tant mieux : du moins nous sommes à l’abri d’une folie collective. Le dernier sceau a été posé… il y a longtemps. Ne me demandez pas s’il s’agit d’une décennie ou d’un siècle. À cette époque, pour la dernière fois, nos instruments de mesure décelèrent encore autour du globe une couche superficielle de particules ionisées et un froid de -180°. Aucune vie n’était possible. »

— « Et depuis ?… »

La Voix parut hésiter un instant, puis jeta :

— « Toutes les communications avec la surface sont rompues. »

— « Alors, » dit Yan ardemment, « vous êtes dans l’ignorance des phénomènes qui se sont déroulés là-haut ? Qui vous prouve que, depuis, les conditions physiques acceptables ne se sont pas rétablies ? Et que la Terre ne revit pas ? »

— « C’est impossible, » formula la Voix. Et les mots tombaient comme des gouttes de plomb. « Songez aux perturbations subies… La couche atmosphérique a cessé d’exister ; la surface de la Terre fut enveloppée de plasma ionisé, matière dont nous ignorons encore les propriétés. Même en admettant une évolution favorable, celle-ci devait être lente. Songez aux millions d’années qui se sont écoulées jadis entre la formation de l’écorce terrestre et l’apparition de l’homme… »

— « Ce ne sont là que des spéculations, » dit Yan. « Vous n’êtes pas mieux fondés que nous, qui croyons au miracle possible. Voulez-vous des preuves ? En voici une : presque tous les enfants de la Cité rêvent de la surface de la Terre, avec une précision, une présence effrayantes. Ils errent dans ses villes, ils respirent ses jardins… tout cela, ils n’ont pu l’imaginer… cela doit exister quelque part dans l’espace ou le temps – et vous n’y pouvez rien ! »

Et ce fut de nouveau le silence. Chrys se surprit à se demander si la lueur bleue qui enfermait l’inconnu était saphir ou aigue-marine. Il eût vu sans surprise apparaître, dans cette luminescence, comme dans les estampes très anciennes, l’ombre d’un mélèze ou d’un lys. Il essaya d’analyser le charme qui émanait de l’apparition : fait d’horreur et d’attrait, il trahissait la présence d’un être exquis, cruel et désespéré.

La voix parla de nouveau, avec lassitude :

— « Non, nous ne pouvons rien dans aucun des cas, » prononça-t-elle. « Ni pour le rêve rempli de sources et de fleurs… ni pour le reste – ce qui suit… inévitablement, je crois. Ce pourquoi les hommes tuent. Celui qui voulait m’attaquer n’avait pas d’autre raison. Cette discussion est stérile. Tous les phénomènes qui vous poussent à croire à une Terre vivante sont pour nous les signes précurseurs de la fin. Cela ne change rien à nos relations personnelles : vous m’avez sauvé la vie et je tiens à vous remercier. Tout ce qui est en notre pouvoir, je veux dire au cœur de la Cité, je vous l’offre. Réfléchissez, vous me répondrez plus tard. Mais je ne puis donner ce qui ne nous appartient pas et la surface de la Terre n’est plus aux hommes. »

— « Vous voulez dire ?… »

— « Il y avait autrefois une expression effrayante : « terra incognita ». Ou mieux encore : « no mans land ». Ne cherchez pas, ce sont des langues mortes. Cela veut dire une terre inconnue qui n’est à personne et qui, par cela même, appartient à tous. »

La Voix se tut. La lueur s’éteignit. Les Vigiles réapparurent et les reconduisirent à la 17e galerie, courtoisement.

— « Crois-tu que c’était une femme qui nous parlait ? » demanda Yan. L’ombre d’un rêve passa sur son beau visage. « Elle mentait si bien… »

— « Pourquoi dis-tu cela ? »

Il haussa les épaules :

— « La nature ne souffre pas le vide. Le « no man’s land » cela n’existe pas. »

*
*     *

Lorsque Chrys remonta chez lui, l’aube allumait ses néons roses. L’alvéole 719.842/17 était vide, Liselys avait disparu.

À moitié fou, il appela Yan qui accourut. Il lui semblait vivre une hallucination, un délire lucide. Tout restait comme il l’avait laissé : les oreillers gardaient l’empreinte d’une tête abandonnée. Sur la table, l’appareil ovoïde ne grésillait plus.

— « La porte était fermée ? » demanda Yan.

— « Oui. Et j’avais la clef. D’ailleurs, Liselys ne pouvait se lever. »

Ni franchir le seuil. Ni entrer dans l’escalator. Et pourtant elle n’était plus là. Une idée affreuse lui vint : on l’avait peut-être enlevée, pour la mettre « au rebut »… Les jeunes gens se regardèrent, glacés. Mais le timbre d’entrée sonnait, comme toujours à cette heure, et la porte laissait passage au « docteur-tout-va-bien » – tout blancheurs et nickels. Si jamais un robot exprima consternation et stupeur humaines, ce fut bien celui-là…

— « La 1001e personne, » dit-il en reculant devant le lit vide. « Non, la 1021e… pardonnez-moi : mes circuits sont soumis à une forte dépression. »

— « Vous voulez dire, » fit Yan, marchant sur l’androïde, « que plus de 1000 personnes ont disparu ? »

— « Dans ce bloc, oui. Et c’est la panique. Écoutez. »

Chrys neutralisa l’insonorisateur. En effet, une rumeur sourde, sans cesse croissante, montait du cœur de l’agglomération. On eût dit que toutes les cellules dégorgeaient une masse affolée, parmi les plaintes aiguës, le claquement des pas, les cris et les sanglots. Une femme gémit : « Mes enfants ! » Une autre modula sur un mode déchirant un nom d’homme. Et Yan et Chrys, glacés, comprenaient ce qui provoquait cette ruée : des gens, en s’éveillant, avaient trouvé vide leur alvéole, froide la place au lit, à leurs côtés, vide la chambre d’enfants ou le berceau…

Yan alluma le viseur et ils assistèrent au spectacle dantesque (oui, Chrys se rappelait maintenant le nom du Voyant). De tous les blocs, le long de toutes les galeries, coulaient des fleuves humains, gémissants, hurlants. Leur building n’était pas le seul à avoir perdu sa substance vivante. La foule envahissait les trottoirs roulants et les escalators, elle tourbillonnait aux carrefours comme un torrent en crue, puis s’élançait de nouveau et dévalait les gradins géants. Une foule couleur d’ombre et de sang séché sous les néons.

Yan dévisagea l’androïde :

— « Cela durait depuis un temps, ces disparitions ? Oui ? Personne n’a jamais su où ils partaient ? Et personne n’a cherché à savoir ? »

— « Si, » dit le robot. « Le Département des Affaires Publiques a ouvert une enquête… »

— « Et alors ? »

— « Alors, rien. Vous savez bien qu’on ne sort pas de la Cité. »

— « Non, » fit Yan. « Mais on y entre. La preuve… »

Il n’avait pas fini qu’on tambourinait contre la porte, en gémissant. Chrys alla ouvrir. Il y avait, sur le seuil, une loque grisâtre, un mannequin aux vêtements déchirés : le vendeur. Ses yeux égarés firent le tour de l’alvéole et il s’élança. « Briser la machine ! » criait-il. « La machine maudite ! » On se jeta pour le retenir et il en résulta une mêlée désordonnée – un tourbillon risible au cœur du cyclone. Ce corps maigre disposait d’une force étonnante – il se détendit comme un ressort et projeta le « docteur-tout-va-bien » contre la table où régnait la boîte ovoïde. Il y eut une explosion verte, rouge et bleue, une gerbe de feu…

— « Espèce de fou ! » cria Yan, maîtrisant l’intrus. « Vous avez détruit l’unique objet qui pouvait nous mettre sur la piste ! »

L’homme vacillait, il essuyait en ricanant stupidement une déchirure noire au-dessus de son orbite. Il murmura :

— « Une piste ? De qui ? Où ? Tout a disparu – et les machines aussi. Il ne reste aucune trace… rien… »

Le visage de Yan devint dur. Il secoua l’inconnu d’une rude poigne ; le corps tout à l’heure tendu se laissait aller comme une baudruche vide. « On ne joue plus, » dit le botaniste, fixant les pupilles ternes et qui louchaient. « Vous vouliez détruire ces appareils qui ont fait leur besogne, oui ? » Le silence de l’autre fut éloquent. « Des boîtes à désintégrer, » reprit Yan, oubliant son camarade, « des appareils à boire les êtres… D’où les teniez-vous ? Quels sont vos maîtres ? Parlez ou je cogne ! »

L’autre se recroquevilla, piaula :

— « Pitié ! Je ne sais rien ! Je ne suis qu’un pauvre type… On m’a donné des boîtes à placer et… Non, je ne sais pas si elles viennent des Galeries d’En Haut. Ni quelle est la substance qui provoque les rêves et… le reste. Je ne sais rien. Je n’ai jamais vu nos commanditaires. Ne me tuez pas ! »

Il aurait dû parler. Ou du moins, penser. Il eût appris à Chrys et Yan que des trafiquants (il y en avait toujours eu sur la Terre) avaient établi le lien dangereux entre la Surface et les rêves hantant l’humanité. Qu’ils avaient retrouvé ces très anciens appareils – pièges à particules – installés sur les premiers Spoutniks et Vénusiks, et construit les boîtes ovoïdes… Mais une terreur vitreuse noyait sa pensée et il se contentait de crier : « Je ne sais rien, ne me tuez pas ! » La foule qui suivait sa piste chaude battait les parois de l’alvéole 719.842 comme un raz de marée, et lorsque la porte en plastique fut enfoncée, Yan laissa tomber la loque grise qui fut emportée par le torrent.

*
*     *

Le reste fut un cauchemar. Les deux jeunes gens durent quitter le bloc ravagé qui brûlait. De nombreux appareils avaient, en explosant, provoqué des incendies dont personne ne s’occupait. Chrys et Yan dévalèrent les escalators – l’androïde les suivait en agitant sa trousse, preuve que ses circuits individuels se détraquaient. Ils traversèrent ainsi un champ de bataille : la foule en proie à la panique avait défoncé les parois des logis, brisé les appareils et le mobilier, tué les suspects. Elle appliquait une justice expéditive et sommaire.

Les deux camarades firent une brève halte à l’angle de la 20e galerie, où un émetteur hurlait des informations désordonnées. Les masses semblaient converger vers les Dômes. Les X, les Y, les travailleurs des catégories techniques avaient des comptes à demander aux Ultimes. Et la première clameur fouetta les voûtes :

— « À mort ! au poteau ! »

Maine et Yan prirent d’assaut un trottoir roulant qui descendit en vrille le long des terrasses rouges et des réservoirs à chlorelles. Chrys ne savait pas au juste où et pourquoi il suivait Yan.

— « Ils se dirigent vers le centre, » constata celui-ci. « Bien sûr, ils vont demander aux Savants, aux membres du Conseil, aux Ultimes, compte du fléau qui s’abat sur la Cité. Jusqu’ici tout était habituel, supportable à la longue : l’internement sous la terre, les lois limitant les naissances, l’élimination des déchets. Les choses les plus atroces sont acceptées, quand elles se répètent depuis toujours. Car nous ne savons pas quand cela a commencé, n’est-ce pas, Chrys ? Mais ce fléau… Je crois d’ailleurs que les victimes ont été judicieusement choisies : les femmes, les enfants… Tandis qu’on laissait survivre cette masse d’adultes. Les parois de lécite tiendront ce qu’elles pourront. Ensuite… »

— « Que veux-tu que cela me fasse ? » demanda Maine.

Liselys avait disparu. Liselys… Jusqu’ici, il avait marché, agi, mû par une incroyable force d’inertie. Il avait lu que jadis – oh ! il y avait des siècles ! – on avait effectué des expériences sur des morts décapités. Le cou tranché, le sang répandu dans les rigoles, ces têtes réussissaient à abaisser les paupières : elles vivaient. Ainsi était Chrys Maine. Sans désir, sans réflexion, sans pitié. Mais la perception subsistait. Et une sorte de mécanisme. Le choc avait été trop brusque – l’homme vivait. Si l’on peut appeler cela ainsi.

— « Regarde, » dit Yan.

Il lui montra, en bas, la foule faisant irruption dans le carré des Instituts et des Laboratoires. Une foule composée d’êtres morts – comme Chrys Maine. D’êtres qui souffraient et désiraient se venger.

Ils avaient envahi l’esplanade. Ils agitaient des armes élémentaires : des torches et des piquets arrachés. Bientôt apparurent des meneurs : ceux qui avaient trouvé dans quelques dépôts des lance-flammes et des armes thermiques. Cette foule ne pillait pas, ne s’attardait pas. Elle demandait des comptes. À ceux qui l’avaient amenée et maintenue dans cet entonnoir rouge et noir où elle était lentement exterminée. Aux Savants, aux Ultimes qui auraient dû prévoir toutes les choses, et qui s’étaient contentés de dresser des parois en plastique entre les hommes et l’univers. Comme s’il pouvait y avoir des enceintes infranchissables. Comme si le Cosmos n’était pas Un.

Et toujours cette marée de cris, battant les « voûtes les plus sûres » :

— « Les Savants ! Les Ultimes ! »

— « À mort ! Au poteau ! »

Les robots-gardiens s’interposèrent dès la 30e galerie. On les brisa. Puis ce fut le tour des Vigiles, dont la plupart passèrent du côté des insurgés. Un conservateur fut saisi devant le service zoologique : il était sec et petit, avec une houppe de cheveux blancs, il tremblait pour ses écureuils uniques au monde, pour ses orvets de Vénus et ses tigres-dinosaures des Hyades. La foule le renversa et le traîna devant les cages où les bêtes intelligentes flairaient la mort et tremblaient. Ce fut le premier Privilégié tué et les hautes flammes rouges qui jaillissaient des galeries supérieures avaient toutes la couleur de son sang.

Quel que fût l’ennemi, son calcul se révélait juste : la Cité se détruisait elle-même.

— « Enlève ton insigne, » dit Yan (ils portaient tous les deux l’étoile des travailleurs scientifiques). Ils profitèrent d’une panne de trottoir roulant pour s’enfoncer dans le passage souterrain. Maine ne demanda pas : « Où allons-nous ? » Il le savait depuis qu’ils avaient quitté la 17e galerie. Un tunnel réunissait le Centre Scientifique aux Dômes, mais Chrys ne pensait pas que Yan en eût la clef. Il la vit entre ses mains – et comprit que son camarade se l’était procurée pour un autre usage, qu’il s’était révolté avant cette foule et avait vécu longuement avec la pensée de meurtre cachée derrière ses défenses mentales. Et pourtant il avait sauvé l’Être aux lueurs bleues…

Sous le grand dôme irisé régnait encore un calme étrange. Sans doute les stations de conditionnement avaient-elles déjà souffert des mains des insurgés, car l’atmosphère était plus dense, saturée de parfums végétaux. Aucune silhouette ne traversait la place où vacillait la flamme sacrée. Au palais central, les Lithops ressemblaient toujours à des pierres précieuses et les Cattleyas à des lèvres d’enfants. Les créatures mystérieuses de Saturne ou des astéroïdes mêlaient leur chant au frisson des fontaines. Les pétales étaient ailes d’insectes, nuées et gouttes de sang.

Et elle était là.

En la voyant, les jeunes gens comprirent qu’ils ne savaient pas ce qu’étaient les filles de la Terre : étoiles et joyaux. Ils ne les avaient jamais vues. Ni désirées. Les affections faites de pitié, de tendresse, d’habitudes douces, qui unissaient parfois les hommes et les femmes de la Cité, ni même l’amitié déchirante de Maine pour Liz, n’avaient rien à y voir.

La lueur bleue, scintillante, l’enveloppait et la protégeait. Son corps floral étincelait sous un ruissellement d’opales. Ses longs cheveux bleus lui tombaient aux chevilles. Il y avait eu jadis, dans les jungles de la Terre, une orchidée nommée Albane…

Ils ne l’avaient jamais vue de près. Pas réellement. Mais ils la reconnurent à ses yeux durs de pierre céleste, au timbre chaud et rauque de sa voix. Elle descendit d’un trône de saphir et vint vers les deux amis.

— « Je savais que vous veniez me chercher, » dit-elle. « Mais était-ce nécessaire ? »

— « La Cité s’est révoltée contre les Ultimes, » répondit Yan. « Des ilotes qui ont tout accepté et tout perdu marchent vers les Dômes et le règlement des comptes sera terrible. Ne pensez pas que nous sommes loyaux envers les Ultimes : ils ont rabaissé, abâtardi l’espèce humaine et livré la Terre à l’inconnu. Mais nous venons vous chercher. Vous seule, Haô Ram. »

— « Tous ces reproches, » fit-elle, passant la main sur son front encerclé d’un bandeau où alternaient aigues-marines et turquoises, « je me les suis faits. Et d’autres. Avant vous. Mais les destinées du monde ne nous regardent plus. Tous les autres membres du Conseil se sont retirés au temple où nous prêtons serment. Lorsque la foule aura forcé les dômes, tout sera fini : ce ne sera sans doute pas la fin dernière de cette planète, mais en tout cas celle de l’humanité. »

— « Il n’est pas sûr que le peuple détruira tout, » opina Maine, sans conviction.

— « Ne comprenez-vous pas ? » Et ses yeux de ténèbres étoilées les défièrent. « Le Centre de la Cité a été foré si profondément que nous laissons presque affleurer le noyau incandescent de la Terre. Tous nos services, toutes nos machines utilisent son énergie – pratiquement, nous ne vivons que d’elle. Mais les Ultimes sont las… vous ne devinez pas ce qu’est une vie si longue qu’elle se confond avec l’éternité ? Oui, nous avons employé tous les moyens pour survivre, des transfusions et des greffes si monstrueuses que la calomnie la plus noire n’en a pas deviné le centième… Depuis longtemps, nous ne nous reproduisions plus et il nous fallait survivre : nous étions l’esprit et le sel de l’humanité. Quelle tentation d’en finir avec tout, en pressant sur un seul levier… »

— « C’est ce que vous avez décidé ? »

— « C’est ce qu’ils ont décidé. Moi, je suis restée ici, à vous attendre. »

— « Pourquoi ? »

(Ce n’était plus un dialogue, mais un combat à armes blanches. Chrys voyait les lames se croiser.)

— « Parce que vous désirez reconquérir la Terre. Je l’ai toujours rêvé, moi. »

— « Tout serait parfait, » dit Yan, « s’il y avait une issue dans la Cité. »

— « Il n’y en a pas, » dit l’étonnante jeune femme qui paraissait par moments effroyablement lasse, comme si des siècles avaient pesé sur ses épaules, puis, tout à coup, brillait d’un éclat glacé. « C’est à nous d’en créer une. Les Grandes Portes ont été murées, soudées. Mais ne vous êtes-vous jamais demandé comment parvenaient à vos laboratoires les récoltes cosmiques ? Ces plantes, ces animaux et minéraux ? »

— « Si, » dit Yan. « Toutes mes nuits… »

Elle lui accorda un regard étincelant.

— « Dépeuplée, abandonnée, la Terre continue à servir de centre solaire. Les étuis sont débarqués sur les astrodromes extérieurs, desservis par les robots, de très anciennes machines, datant d’avant le Conflit, aptes probablement à une ou deux fonctions seulement. Mais puisque ces envois nous parviennent, il doit exister une entrée – un passage… »

— « Vous nous conduirez, » fit Yan.

Rien d’autre ne fut dit entre eux ; tout était décidé. Dans le feu de leur débat, ils avaient tout oublié. Un fracas terrible, ébranlant les assises du Dôme, les ramena à la réalité. Soudain le jour bleu et vert s’éteignit. Dans les ténèbres opaques, Chrys se sentit ceinturé par le robot-médecin qui, face au péril, appliquait la Première Loi robotique : « Sauver tout être humain en danger. » Mais Haô Ram brilla, entourée de lumière bleue.

— « Suivez-moi, » dit-elle. « Votre vie en dépend. »

Elle appliqua son anneau en forme de serpent à l’interstice d’une dalle qui pivota. Un passage en spirale s’ouvrit. En haut, la première barre de fer s’abattait sur le lécite indestructible, le premier lance-flammes léchait d’une langue pourpre la paroi…

— « Tout droit devant vous, » fit Haô Ram.

Ils suivirent le couloir et débouchèrent sur une salle vaste comme un temple, où s’entassaient les reliques d’anciens voyages sidéraux : des capsules de fusées, des scaphandres de l’an 2000, des masques d’horreur. Haô Ram dit aux fugitifs de les endosser. Elle-même produisit une barrière luminescente qui semblait métallique. Les scaphandres antiques étaient pesants, chaque pas arrachait des tonnes. Yan et Chrys comprirent cependant leur opportunité, lorsque le couloir déboucha sur un plan incliné, encombré de robots de nickel et d’acier. Tous remontaient vers les Galeries Supérieures. Les fugitifs apprécièrent leur déguisement : il leur permettait de se mêler à la foule de machines.

Ici les voûtes étaient encore « sûres » ; les parois insonorisées amortissaient les bruits extérieurs. Seuls le grincement des robots, le « ploc-ploc » produit par leurs chenillettes se déplaçant, de brefs sifflements de chaudière, rompaient le silence. Pour la première fois Yan et Chrys voyaient l’« envers » de la Cité.

La plupart des robots étaient de vieilles machines, non humanoïdes, mêlant le plastique et le métal ; leurs excroissances cubiques et trapézoïdes, leurs tentacules et leurs crochets surgissaient d’un conte d’épouvante. Chrys remarqua que la majorité ne remplissait qu’une ou deux fonctions définies et que le reste n’existait pas pour eux.

Les fugitifs s’insérèrent dans la rangée des machines qui ondulait doucement, comme au rythme d’une houle. Yan marchait le premier, semblable sous sa lourde armure à quelque guerrier des anciens âges, Haô Ram et Chrys le suivaient et l’androïde fermait la marche. Ils parvinrent ainsi au portillon contrôleur. À la lueur bleue que répandit Haô Ram, Maine voyait devant lui un boyau noir qui semblait sans fin, les murs faiblement scintillants (veines de quartz ou salpêtre ?) et le mouvement incessant du long serpent de fer. Tout à coup la file des machines s’immobilisa ; les signaux de contrôle clignotèrent. Une pince noire sortait du portillon et perforait les plaques. Chrys se rendit compte tout à coup de la qualité du silence : aucune machine ne pensait ! Nulle indication ne pouvait surgir.

Mais déjà Yan demandait poliment, en détachant les syllabes, à un robot de renseignement qui les précédait la destination de son équipe. Il y eut un léger flottement, puis la machine grinça, virevolta et leur fit face ; les jeunes gens virent qu’il lui manquait deux leviers et que sa lampe frontale était éteinte. Plus sensible que Yan, Maine fut saisi d’une épouvante froide à l’idée de tous ces monstres détraqués ou morts, qui se déplaçaient inlassablement autour de la Cité.

Un sifflement sortit enfin du coffre métallique :

— « Équipe de déchargeurs. Prime Galerie. »

Se branchant sur son circuit électronique, Yan prononça :

— « Au rebut. Rends-moi ta plaque. »

Au milieu d’une horreur vitreuse, Maine vit la machine piétiner, puis se plier. Sa fente pectorale cracha un morceau de métal ajouré et elle s’éloigna, vacillant comme un homme atteint. Les fugitifs arrivèrent au portillon. Personne n’avait bronché à l’acte arbitraire de Yan – pas même l’androïde. Il devenait leur chef. Il tendit la plaque à la pince enregistreuse qui la poinçonna – et l’« équipe » passa. Chrys s’arrêta à l’angle du couloir, il tremblait de tout son corps, il croyait avoir saisi une pensée désespérée émanant du robot condamné. Yan le poussa devant lui, sans rudesse.

— « Cesse tes enfantillages, » fit-il. « Oui, je l’ai envoyé au rebut.

Mais ce n’est qu’une machine – et l’on en faisait autant des hommes. »

— « Le sommes-nous vraiment ? Et je ne parle pas des infirmités… Mais j’ai vu cette foule… »

Le visage de bronze devint dur.

— « Tu ne comprends donc pas, » lança Yan, « que ce qui rend l’homme différent d’un mécanisme, eh bien, c’est la révolte ! C’est l’espoir, fût-il désespéré. C’est l’aptitude à se dépasser – ce qui t’a soutenu devant le lit vide de Liz, ce qui a amené Haô Ram parmi nous… Et notre présence ici, notre combat. Tu ne vas pas tout compromettre en plaignant les machines ? Viens. »

Chrys le suivit. La voie montait maintenant en pente raide. Les robots avaient des crochets pour se retenir au métal. Les hommes luttaient avec leurs mains écorchées, leurs ongles sanglants. À la fin, ils s’attachèrent aux courroies arrière d’un déchargeur. Le corridor se rétrécissait, beaucoup de rampes lumineuses s’étaient éteintes et l’aération devait être en panne, car une odeur lourde de rouille, de moisi et d’huile de graissage força les fugitifs à boucler leurs scaphandres. Et ce boyau qui semblait sans fin…

Yan demanda à une grue qui les dépassait à pleins gaz s’il y avait un arrivage – et de quelle planète. La réponse tomba, métallique :

— « On ne sait pas. Il y a longtemps qu’on ne sait pas. »

— « Mais, » dit Yan, « vous allez travailler ? »

— « Oui. Recevoir. Porter. Décharger. Centraliser. Répartir. Remonter. »

— « Mais vous savez au moins ce que vous répartissez ? »

— « Non. »

Chrys sentait au front une sueur froide : c’est sur le labeur de ces éléments inconscients que reposait leur vie et celle de la Cité ! Désormais la fin de celle-ci ne l’étonnait plus : elle aurait dû arriver depuis longtemps.

Ce fut à cet instant que les rangs des machines s’ouvrirent. Soutenue, convoyée par mille crochets et leviers, une lourde caisse descendait en sens inverse. Les fugitifs se collèrent au mur pour ne pas être écrasés. L’énorme étui passa, scintillant de faibles feux : pierres chantantes ou cristaux spatiaux ? Sur le couvercle en plexi, on lisait :

 

SECTION MINÉRALOGIQUE

 

La masse disparue, les robots reprirent leur position d’attente : ils étaient là, coude à coude, prêts à recevoir, porter, distribuer. Quelque part un mécanisme géant ouvrait un sas, précipitait les caisses… Le fleuve de fer, endigué, ne montait plus.

— « Mais, » fit Yan, secouant comme une loque un petit robot-dépanneur, « vous n’atteignez donc jamais la surface ? »

— « Jamais. »

— « Et aucun ne sort là-haut ? »

— « Il n’y a pas de circuits de sortie. »

Ils redescendirent, se frayant désespérément un chemin parmi la foule métallique. Haô Ram haletait, elle avait dû enlever son bandeau et ses beaux cheveux bleus se collaient à son front. Chrys fut le premier à s’apercevoir à quel point elle ressemblait à une fleur fanée : le teint un peu verdi, les tempes plissées, les paupières violettes. Yan voulut la soutenir ; elle s’écarta avec un étrange sourire, presque timide.

— « Toutes ces greffes, vous comprenez, » fit-elle faiblement, « ces injections d’hormones… cela se paie. »

Et l’odeur qui frappa les narines sensibles de Maine était celle d’une serre close, où se meurent les orchidées.

Tout à coup il comprit.

Elle était toujours belle, mais il n’aurait su préciser son âge. Des siècles, peut-être ? Les classes inférieures portaient un nom qui dérivait du mot latin « proies ». Elles se reproduisaient à une cadence menaçante. Mais pas les Ultimes. Aux linteaux des palais figuraient toujours les mêmes noms. Les greffes, les hormones végétales, toute une magie chimique nécessitait ces envois planétaires. Cette fille ravissante qu’ils portaient maintenant à tour de rôle avait été, peut-être, contemporaine du Conflit ?…

Elle s’épuisait visiblement. Ils la déchargèrent à terre, dans le coude du couloir. Elle délirait un peu, parla d’une mer couleur violette, d’un ciel de feu, puis prononça une ou deux fois : « Ar-Maï », le nom d’un être ancien, perdu au fond des âges – et qu’elle avait sans doute aimé. Le robot-docteur se révéla précieux ; il lui fit des injections à vider ses réserves. Revenue à elle, Haô Ram se souleva sur ses coudes. Ses pommettes rosirent. (Maine se rappela Liz.)

— « Écoutez, » fit-elle, « nous sommes sots. Il y a une ouverture. Elle sert au circuit d’arrivage. Il s’agit de le stopper. Le pupitre des commandes est à la station-clef. Allez, Yan. »

— « Mais… »

— « Allez. Chrys me gardera. Prenez avec vous l’androïde : la station est peut-être contrôlée. »

Ils partirent et Maine resta. Sans protester : il était habitué. Car, en fait, il n’avait pas de jambes. Comme beaucoup de « déchets de la catégorie G », c’est-à-dire « récupérables », il circulait sur des prothèses, au moyen de transistors. Liz, elle, vivait depuis longtemps dans un poumon d’acier.

À cette heure où tout se détraquait, les transistors eux aussi menaçaient de mourir. Maine resta donc assis à terre, au chevet de Haô Ram, et comme elle commençait à étouffer, il prit sa tête sur ses genoux. Elle lui demanda :

— « La fin du monde, cela ne vous fait pas peur, non ? »

— « Depuis longtemps, je n’ai peur de rien. »

— « Moi, » fit-elle, « j’ai peur. Horriblement. Parce que j’ai déjà vu… » (Elle ne pouvait pas raconter, mais il lut dans sa pensée : « J’ai vu le ciel qui se replie comme un rouleau de parchemin – et les flammes qui dévorent la Terre… »)

Il la rassura :

— « Nous nous en sortirons. Yan fera tout pour cela. Yan… Le passage sera libre et nous remonterons à la surface de la Terre… »

— « Parlez-moi d’elle, » dit Haô Ram dans un souffle.

…Elle était née alors que les cieux étaient encore ouverts, avec leurs orages améthyste et leurs aubes de rose. Elle avait respiré l’air libre, couru sur les plages étales, où l’océan violet embaume l’algue, la marée et l’oranger. Elle avait cueilli dans les vergers des fruits lourds et dorés, dormi entre des bras lisses, baisé des lèvres fraîches. Et puis, sur son monde si riche, qui possédait tout – depuis la jungle ivre de parfums jusqu’au scintillement des lointaines nébuleuses – la folie s’était déchaînée, et le meurtre – et ç’avait été l’enfer. Maintenant elle mourait entre les bras de l’infirme radioactivé, dans l’âcre puanteur de la graisse et du métal, parmi les machines détraquées – dans une autre fin du monde. Chrys pensa qu’elle était digne d’entrer au Jardin de Liselys.

— « Là-haut, » fit-il, « il n’y a pas de voûtes, mais une profondeur indigo, ardente. Une lueur d’or et d’argent ruisselle à travers le feuillage des myrtes et des lauriers. On marche sur des iris ivres de parfums… »

— « Les hommes habitent des villes à flèches et à coupoles, » dit Haô Ram, haletante. « Les peintres peignent pour eux et les sculpteurs érigent des statues à leur image. Ce ne sont pas des ilotes évincés de la Terre par lâcheté ni des bêtes qu’on traque au fond d’un puits… »

— « Les hommes sont grands et forts, » poursuivit l’infirme. Toutes les jeunes filles sont belles. Elles tressent des fleurs dans leurs cheveux et nouent des rondes dans les prairies… »

— « Des fleurs… » dit Haô Ram. « J’aimais boire la rosée sur leurs pétales… » Un peu d’écume sanglante montait à ses lèvres – ce n’était plus une plante qui mourait, ni une lueur, mais une femme. Elle dit encore : « Donne-moi tes lèvres, Ar-Maï… »

Ses mains étaient glacées dans celles de Chrys, quand Yan revint, avec l’androïde. Ils traînaient des câbles, des crochets. Maine s’aperçut tout à coup qu’un silence nouveau, terrible, régnait dans la galerie. Pas seulement mental : la circulation des étuis et le balancement des treuils s’étaient arrêtés. Yan voulut soulever Haô Ram, mais son camarade le devança : il ne fallait pas qu’il sache…

— « Elle n’est pas si lourde, » dit-il, « et mes transistors tiennent. Toi, tu auras besoin de tes deux bras. »

— « Crois-tu…? » commença l’autre, pour la première fois indécis.

— « Je ne sais rien. Il y avait ces boîtes à désintégrer. Et les êtres qui les plaçaient. Cela semblait venir des galeries d’En Haut. Une vie organique, sur la Terre ? Je ne crois pas. Mais quoi ? »

— « Plasma ionisé, » intervint l’androïde qui retrouvait sa faculté dès qu’on parlait science. « Particules lourdes, ce genre de choses… »

— « J’ai remorqué un étui à provisions, » reprit Yan. « Vitamines et concentrés, des réservoirs d’oxygène et quatre armes thermiques. »

— « On est parés, quoi ! »

— « Oui. Non. Je ne sais toujours pas ce que viennent faire là – même si les paradis privés s’expliquent – ces disparitions. Enfin, j’ai détraqué la centrale. Les robots-dépanneurs la remettront en marche d’ici peu, mais en attendant, cela nous laisse une porte ouverte derrière nous… s’il faut revenir en arrière. »

— « Mais nous ne reviendrons pas. »

— « Non. »

(Le monde derrière eux était mort.)

Ils remontèrent le couloir, dans ce grand silence, parmi les machines mortes. Les appareils de mesure révélaient une atmosphère raréfiée, glacée. Ils marchaient vers cette Terre qu’ils ne connaissaient pas – et le cadavre de Haô Ram, qui n’émettait plus de lumière, se faisait lourd entre les bras de Chrys.

Il y eut un dernier obstacle : un étui restait bloqué dans le sas. Destiné à la Section Botanique… À travers son couvercle en plexi, Maine vit une fée de dentelle, de nacre et de rubis roses, des étamines aériennes, un rostre d’or… Les treuils de dégagement étant paralysés, ils se mirent à trois pour déplacer ce cercueil de Belle au Bois Dormant. (Chrys avait déposé Haô Ram sur une plate-forme.) Ils tirèrent et halèrent – et il se produisit alors un incident fâcheux : la caisse leur échappa, lacérant les plaques de leurs scaphandres et leurs mains, jusqu’au sang ; elle roula et disparut à la sortie inférieure du sas et, lorsqu’ils se relevèrent après la secousse, le docteur-tout-va-bien n’était plus là. Il avait dû basculer dans le vide et ses débris gisaient quelque part au fond de l’abîme, dans le sein délicieux d’une fleur.

— « Il a bien fait, » dit Yan, penché sur le trou noir. « Notre Terre n’aura pas besoin de machines… elle attend les hommes… elle nous attend… »

Ils serrèrent leurs mains sanglantes. Mais Chrys n’était pas sûr que la Terre les attendît vraiment. Une maison vide est vite hantée.

Une planète est une proie si riche… Et Yan lui-même avait dit : « La nature ne souffre pas le vide… »

*
*     *

Ce fut en mettant le pied sur ce sol ravagé, sous un ciel indécis, piqué d’étoiles énormes et nues, qu’ils furent saisis, enveloppés, engloutis par ces masses qui savaient prendre toutes les formes (depuis une cathédrale gothique jusqu’aux pétales d’églantine où mord une jeune fille)… Ces couches de particules ionisées qui pénétraient par infiltrations et détruisaient la Cité souterraine… ces électrons, enfin, qui vivaient le passé de la Terre, puisqu’ils remontaient dans le temps.

Ces masses étaient vivantes.

Et carnassières.