CHAPITRE 3
Réinventer le langage
Premières phrases
— Entre 18 mois et 2 ans, le vocabulaire de l’enfant s’accroît de façon exponentielle : on dit qu’il apprend dix mots par jour ! D’où provient cette accélération ?
— Il y a plusieurs hypothèses. Soit il s’agit d’une question de maturation du cerveau : tout à coup, il serait capable de stocker beaucoup plus de mots. Soit l’explication est d’ordre fonctionnel, ce serait comme au ski : au début vous tombez souvent, vous vous emmêlez les bâtons… alors vous restez sagement sur la piste verte. Puis, soudain, vous avez fait suffisamment de progrès, et hop, vous vous lancez sur la piste noire ! Cette étape dans l’apprentissage du langage serait ainsi une question de seuil, d’habileté, de confiance en soi à partir du moment où l’on domine ses articulateurs… À moins que cette accélération ne provienne tout simplement d’une plus grande richesse du monde du bébé, qui bouge désormais et fait ses propres expériences. Combien de fois peut-il faire tomber son jouet de sa chaise, le récupérer, le refaire tomber, etc. ? Comme un jeune Adam devant la création, notre bébé a besoin de nommer toutes ces choses qu’il découvre lui-même. Ces trois hypothèses ne s’excluent d’ailleurs pas.
— Avec l’accroissement du vocabulaire viennent les premières phrases…
— Pas très élaborées, le plus souvent. Du type « papa parti », « bébé bobo »… L’enfant n’utilise ni les pronoms ni les articles, et ses « phrases » ne dépassent pas deux ou trois mots. On a d’ailleurs longtemps soupçonné que les enfants de cet âge étaient agrammaticaux, c’est-à-dire qu’ils ne comprenaient même pas les mots de fonction. Peut-être l’a-t-on cru parce que, alors, la majorité des études concernaient des enfants anglophones et qu’en anglais ce sont des mots très peu accentués. Reste qu’un jour on a fait l’expérience : on a fait écouter à des bébés des phrases uniquement composées de noms et de verbes. Eh bien ils n’ont pas du tout aimé ! En fait, ils comprennent et attendent les articles, les prépositions, etc. Des travaux récents d’Anne Christophe montrent que ces petits mots sont cruciaux pour les bébés et les aident pour déterminer quelle est dans une phrase la fonction grammaticale du mot qui suit. Si un bébé de 23 mois entend « regarde, il vouiche » ou « regarde, la vouiche », il comprendra dans le premier cas que vouiche est un verbe et désigne l’action, et dans le second cas que vouiche est un nom et désigne l’objet. Donc, si les enfants ne produisent pas ces petits mots grammaticaux, ce n’est pas parce qu’ils ignorent la grammaire, au contraire ! C’est sans doute parce que enchaîner une suite de plusieurs mots demande un contrôle fin de la séquence motrice articulatoire, à la limite de leurs capacités. Oublions les mots accessoires et concentrons-nous sur les mots de contenu pour nous faire comprendre ! Le reste viendra après.
Les beaux parleurs
— Oui, mais pas de la même manière pour tout le monde : à ce stade, on n’a pas l’impression que les enfants aient tous la même stratégie pour apprendre à parler. Et les différences individuelles semblent colossales.
— Vous avez raison : à chacun son style ! Pour faire simple, on peut classer les enfants qui commencent à parler en trois catégories. La majorité (75 %) ne s’expriment qu’avec des mots : « gâteau », « sortir », « maman partie »… Souvent ce sont des méticuleux qui s’efforcent de prononcer correctement « train » et non « crin » ou « tin ». D’autres, les émotionnels (environ 20 %), ont un mode de communication plus emphatique : très prolixes, ils produisent de très longs discours dans lesquels on reconnaît bien les contours intonatifs de la langue… mais presque aucun mot ! Leurs « phrases » ne veulent pas dire grand-chose. Certains, enfin, les plus rares (5 %), décident de ne rien dire – ou presque – tant que leur parole n’est pas parfaite. Ces perfectionnistes comprennent très bien ce qu’on leur dit. Mais leur vocabulaire est très pauvre, jusqu’au jour où, d’un coup, ils construisent de belles phrases complètes.
— Vers quel âge ?
— Là encore, c’est très variable. Vous rencontrez de beaux parleurs de 20 mois et des enfants qui attendent l’entrée en maternelle pour se faire comprendre. Mais disons qu’entre 2 et 3 ans l’enfant en général acquiert la syntaxe. Steven Pinker dit qu’un enfant de 3 ans est un génie grammatical. Et c’est vrai ! À la fin de la troisième année, il domine les pronoms personnels, la voix passive, les négations, l’accord sujet/verbe, le genre, les verbes pronominaux, etc. Il construit des phrases de plus en plus longues, avec des relatives. Il est capable de raconter un événement ou une histoire, d’expliquer les choses en enchaînant quatre ou cinq phrases à la suite… En fait, il a tout compris du langage. Même s’il fait encore beaucoup de fautes.
— Mais pas n’importe lesquelles…
— Effectivement. D’abord il fera des fautes liées à la syntaxe de sa langue maternelle. Ainsi, un petit Italien se permettra d’omettre le sujet parce que, dans sa langue, le sujet n’est pas toujours obligatoire, mais pas un petit Français… qui, lui, fera de très jolies fautes de grammaire comme « les petits garçons prendaient des bonbons » ou « les chevals sontaient partis »… Vous voyez, ce sont des fautes très particulières qu’un étranger apprenant notre langue ne ferait pas. Pourquoi ? Parce que l’enfant surgénéralise les règles de grammaire. Il a du mal à retenir les irrégularités, donc il ne va pas marquer le pluriel – qui s’entend rarement en français – de chevalet conjuguer prendre comme vendre… Bref : il applique la règle ! Alors qu’un étranger se trompera peut-être sur « chevals » mais n’inventera jamais une forme qu’il n’a jamais entendue comme « prendaient ».
— Cela n’apporte-t-ilpas de l’eau au moulin du linguiste Noam Chomsky, dont nous parlions avec Pascal Picq au début de ce livre : il y aurait donc bien, dans le cerveau humain, une grammaire universelle innée ?
— Disons, encore une fois, que notre cerveau a une organisation qui lui permet de reconnaître dans l’environnement les sons de la parole et qu’il possède les outils pour extraire les structures de ces éléments sonores, pour aller chercher les règles et se les approprier. C’est le propre du langage humain. Bien sûr, ce calcul cérébral est complètement inconscient : par exemple, avant d’apprendre à lire, l’enfant ne sait pas que bateau et biberon commencent par le même son. En tout cas, il n’est pas capable de le dire. Et pourtant il utilise le phonème tout à fait correctement.
Dix mille mots !
— De la même façon, il est incapable de réciter les terminaisons de l’imparfait… tout en conjuguant si régulièrement qu’il va dire « prendait » au lieu de « prenait » !
— Exactement. Je ne sais pas s’il existe une grammaire universelle au sens que lui donne Noam Chomsky, mais on peut remarquer qu’autrefois, dans les colonies, les esclaves de différentes ethnies créaient rapidement un pidgin, un moyen de communication rudimentaire « moi Tarzan, toi Jane » pour se comprendre. Et que leurs enfants transformaient systématiquement ce pidgin en créole : c’est-à-dire en une vraie langue, avec des règles de grammaire nées probablement de cette faculté de surgénéraliser que possèdent les petits d’hommes qui apprennent à parler.
— Quoi qu’il en soit, un enfant de 3 ans ne sait probablement toujours pas lacer ses chaussures, mais il doit être un vrai locuteur ?
— Oh ! Il va encore faire beaucoup de progrès : accroître son vocabulaire – à 6 ans, il possédera dix mille mots ! —, peaufiner sa maîtrise de la grammaire et de la syntaxe ! Mais disons qu’il n’aura plus d’étape cruciale à franchir cognitivement parlant ; ce sera juste une question de maîtrise et de pratique. Cela étant dit, un enfant DOIT-il parler à 3 ans ? Il n’y a pas de réponse simple : comme je vous l’ai dit, les variations individuelles sont très importantes. La courbe d’apprentissage est très étalée. Il est difficile de savoir si l’enfant qui ne parle pas bien à cet âge est juste un peu décalé dans son apprentissage ou si ce retard est signe de pathologie. Selon les études, 8 à 10 % des enfants ont des troubles d’apprentissage du langage : ce n’est pas négligeable… La première cause à rechercher, bien sûr, c’est la surdité.
— Chez un enfant de 3 ans ! La surdité peut passer inaperçue jusqu’à un âge aussi avancé ?
— Oui, très souvent. D’abord parce qu’il y a différents degrés de surdité : tous les malentendants ne sont pas atteints d’une surdité totale. Ils entendent mal, mais ils entendent un peu. Et souvent les enfants sont malins : ils compensent leur handicap, utilisent tous les indices à leur disposition pour comprendre ce qui se dit : quand maman arrive avec le manteau, cela signifie très probablement « on va sortir »… Cela explique que nombre de parents, qui n’ont jamais envie de toute façon d’admettre que leur enfant n’est pas exactement comme les autres, mettent beaucoup de temps avant de s’inquiéter suffisamment pour aller consulter l’ORL. Il ne faut pas leur jeter la pierre : ce handicap n’est vraiment pas facile à repérer. Il y a quelques années, une étude systématique sur tous les adolescents du département d’Indre-et-Loire avait décelé une baisse importante de l’audition chez un nombre non négligeable d’entre eux à cause de l’usage immodéré du walkman. Eh bien, personne ne s’en était aperçu : ni les parents, ni les profs, ni les intéressés eux-mêmes ! C’est d’ailleurs un réflexe à avoir face à la baisse soudaine des performances scolaires d’un enfant : vérifier chez l’ORL qu’il ne s’agit pas tout simplement d’un problème d’ouïe.
Des gènes du langage ?
— Quelles sont les autres causes des troubles du langage ?
— Elles sont multiples. Le langage est un système complexe, on l’a vu, et le cerveau, un organe fragile. Face à un enfant qui parle peu ou mal, on peut parfois incriminer une malformation congénitale ou une lésion, séquelle d’une méningite, d’une mauvaise oxygénation à la naissance ou d’une très grande prématurité… Ou alors ces difficultés d’apprentissage sont liées à un retard mental global ou à d’autres pathologies comme l’autisme. Et, bien sûr, quand on a éliminé toutes ces causes, on soupçonne les gènes.
— Comme le gène FoxP2, présenté il y a quelques années comme le gène du langage ?
— FoxP2 a été isolé grâce à une famille anglaise (connue sous l’abréviation de KE) dont près de la moitié des membres a des troubles du langage et présente une mutation de ce gène. On a d’abord cru que leur grammaire était essentiellement défaillante et l’on a clamé un peu vite avoir trouvé LE gène du langage. En fait, les membres de cette famille ont des troubles de l’articulation et donc, évidemment, ils ne se lancent pas dans de longues phrases trop difficiles pour eux. Cela étant ait, FoxP2 est un gène intéressant parce qu’il n’est pas spécifique au cerveau : il s’exprime aussi dans le poumon, le cœur et les intestins. Il n’est même pas spécifique à l’homme : il existe chez la souris et les oiseaux, par exemple. Ce gène est relativement stable à travers toutes ces espèces. Il est à 98 % similaire entre l’homme et l’oiseau, mais il a muté deux fois depuis la divergence de l’homme et du chimpanzé, ce qui témoigne d’une pression sélective récente intense. De plus, les modélisations mathématiques de la variabilité inter-espèce indiquent que la configuration actuelle se serait établie il y a 200 000 ans, à un moment où le langage pourrait être apparu chez nos ancêtres. Enfin, chez l’oiseau, ce gène s’exprime dans des régions qui contrôlent la production du chant, surtout pendant la période critique de l’apprentissage. Chez l’humain, les études d’imagerie de la famille KE mettent en évidence des anomalies des réseaux contrôlant la planification et l’exécution des mouvements de la bouche et du visage – d’où les problèmes d’articulation des membres atteints de la famille. On peut penser que l’évolution de FoxP2 a effectivement joué un rôle dans l’apparition du langage. Ce n’est certainement pas LE gène du langage, mais c’est un gène qui contribue à une cascade génétique qui participe au langage, notamment dans son versant productif.
— Il n’y a donc pas un mais des gènes du langage, comme le disait Pascal Picq.
— Exactement. Plusieurs gènes sont impliqués. Pour parler, il faut aussi bien distinguer « be » de « te » que posséder une syntaxe et avoir un lexique… D’ailleurs, il n’y a pas une, mais des dysphasies. Certains enfants articulent très mal, mélangent l’ordre des phonèmes (« bourette » pour brouette, par exemple), d’autres ont des troubles de compréhension de la parole malgré une audition parfaite. D’autres encore possèdent un vocabulaire particulièrement pauvre, éprouvent des difficultés à retrouver les mots, manient une syntaxe très fantaisiste (ou sont agrammaticaux), omettent articles et prépositions, et prononcent des phrases comme « je veux dehors aller », « je mange ça » pour « je la mange » ; le style reste télégraphique à un âge où il ne devrait plus l’être. Conclusion : il y a probablement des gènes différents derrière tout cela. On espère bien sûr que la recherche va avancer dans ce domaine, car ce sont des troubles assez difficiles à vivre pour ces enfants qui ont du mal à communiquer alors que, le plus souvent, ils ont par ailleurs une intelligence tout à fait normale.
Einstein, ce « retardé »
— Le langage n’est donc pas corrélé à l’intelligence ?
— Non. En tout cas, pas de façon simple ni évidente. La preuve : ces enfants dysphasiques sont dotés parfois d’une intelligence supérieure à la normale. Et, à l’inverse, les enfants atteints du syndrome de Williams, qui sont logorrhéiques, font des phrases compliquées et emploient des mots rares, mais leur éloquence cache un retard intellectuel plus ou moins important.
— On connaît l’exemple, très rassurantpour les parents, d’Albert Einstein, réputé ne pas avoir parlé avant l’âge de 4 ou 5 ans.
— Oui. Einstein a parlé tard, semble-t-il, et longtemps avec lenteur. Pour quelle raison ? Personne n’était là pour poser un diagnostic. Le petit Albert vivait dans une société rigide avec une mère austère… Alors peut-être ne parlait-il pas avec les adultes autour de lui tout simplement parce qu’il n’en avait pas envie. Sans plaisanter, tout retard n’est pas forcément signe de pathologie.
— Einstein a souvent dit que le langage ne jouait aucun rôle dans sa pensée, et qu’il pensait d’ailleurs rarement en mots : il avait des sortes d’intuitions fulgurantes qu’il avait ensuite du mal à traduire en paroles.
— Il faut remarquer que les concepts inventés par Einstein étaient tellement en avance sur son époque qu’il n’est pas étonnant qu’il ait peiné pour trouver les bons mots pour les exprimer. La relation entre langage et pensée est complexe. Sans langage, comment maîtriser des notions abstraites ? Emmanuelle Laborit, la célèbre actrice sourde, raconte que, avant d’apprendre la langue des signes, elle ne possédait pas la notion de temps et elle n’avait pas le sens de l’avant et de l’après. On peut rétorquer que certains animaux ont la notion du temps – cela a été démontré chez les rats, par exemple ; mais, sans langage, ils ne peuvent ni la mettre en forme ni la communiquer. Bref, le langage est indispensable pour structurer sa pensée et la partager avec d’autres. Il permet certainement de mettre en synergie différentes compétences cognitives… Mais cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir des formes de pensée sans langage comme la musique, et les intuitions mathématiques par exemple.
Si l’enfant ne parle pas
— On comprend bien ce que le langage apporte aux autres fonctions cognitives. Alors que faire quand son enfant ne parle pas bien ?
— Sans s’affoler, si un enfant de 3 ans ne parle pas ou si personne ne le comprend en dehors du cercle familial, mieux vaut consulter. S’il s’agit d’un simple retard, cela rassurera les parents. S’il s’agit d’un vrai trouble du langage, plus tôt le diagnostic est posé, plus tôt on intervient, plus grandes sont les chances d’amélioration.
— Parce qu’il existe des traitements ?
— Tout dépend de la cause. Parfois les traitements de rééducation orthophonique sont assez efficaces. Surtout, le simple fait de poser le diagnostic soulage souvent les parents et l’enfant. Cela peut paraître paradoxal, mais savoir qu’il y a une cause organique derrière le retard de langage déculpabilise les parents anxieux à l’idée d’avoir raté une étape ou d’avoir mal parlé à leur enfant. Et l’enfant lui-même, qui se croit bête, est soulagé d’apprendre que ce n’est pas sa faute, qu’il y a comme un petit défaut de fabrication dans son cerveau comme il y a un petit défaut de fabrication dans l’œil de son copain à lunettes. Il n’existe pas encore à proprement parler de « lunettes pour le cerveau », mais on espère – notamment grâce aux recherches en imagerie – mieux comprendre les processus normaux d’apprentissage du langage, et donc mieux comprendre également les dysfonctionnements possibles, afin de mettre au point des techniques de rééducation encore plus efficaces.
— L’idée est d’intervenir le plus tôt possible, car pour l’apprentissage du langage il y aurait une période critique, c’est cela ?
— Oui. Toute cette mécanique neuronale du langage doit se mettre en place et fonctionner avant un certain âge. Après, l’enfant ne pourra plus apprendre correctement sa langue maternelle, particulièrement la syntaxe et certains éléments de grammaire comme les conjugaisons et les accords de temps en français. Quelle est la limite de cette période critique ? On ne le sait pas précisément, et, bien sûr, personne ne va refaire les expériences du pharaon Psammétique Ier ou de l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen dont a parlé Laurent Sagart. Les cas des enfants-loups ou des enfants sauvages, comme le célèbre Victor de l’Aveyron, ou celui des enfants-placards (telle Genie, une petite Américaine enfermée jusqu’à l’âge de 13 ans), ou encore celui de Gaspard Hauser, ne nous permettent pas de répondre à la question : ces enfants, coupés pendant de longues années de la communauté humaine, ont tellement souffert que l’on ne peut pas déterminer d’où vient leur problème de langage. Nul ne sait même s’ils étaient normaux à la naissance.
L’essentiel, c’est le dialogue !
— L’observation des enfants sourds donne-t-elle d’autres enseignements ?
— On a des indices avec les enfants nés sourds dans une famille d’entendants. Ces enfants-là ne manquent ni d’affection ni de liens sociaux, mais s’ils n’apprennent pas une langue pendant les premières années de leur vie, que ce soit la langue des signes ou la langue de leurs parents s’ils peuvent être suffisamment bien appareillés, alors ils ne maîtriseront pas bien le langage. On connaît le cas bien documenté d’un petit Mexicain qui ne fut appareillé qu’à 12 ans, en émigrant au Canada : maintenant il parle, mais il omet les négations, accorde mal le sujet au verbe, etc. Une autre étude d’une linguiste américaine, Rachel Mayberry, généralise cette observation. Elle a comparé les performances en langue des signes américaine (ASL) chez deux catégories d’adultes sourds : les uns avaient appris une langue avec leurs parents, l’anglais dans le cas de surdités tardives ou l’ASL en cas de surdité familiale ; les autres, sourds précoces, n’avaient appris l’ASL qu’en arrivant à l’école. Eh bien ceux qui avaient bénéficié d’un contact linguistique pendant les premières années de vie, même si ce n’était pas la même langue, avaient un bien meilleur niveau que ceux qui n’avaient eu aucun apprentissage linguistique précoce du fait de leur handicap et de l’absence de « signeurs » dans leur entourage. Dans le processus d’apprentissage du langage, l’interaction entre humains via un système linguistique dès les premières années de vie apparaît donc primordiale.
— Il existe donc une période critique pour l’apprentissage du langage, mais, en même temps, le cerveau fait preuve d’une plasticité étonnante : je pense à ces enfants adoptés tardivement, vers 6/8 ans, voire 12, qui oublient leur langue d’origine mais apprennent parfaitement le français.
— Mon collègue Christophe Pallier a obtenu des résultats très intéressants sur ce sujet. Il a testé des adultes d’origine coréenne adoptés par des Français dans leur petite enfance ; certains ne sont pas arrivés en France avant l’âge de 8 ans alors qu’ils savaient évidemment déjà parler, voire lire et écrire. L’un d’eux raconte avoir conservé des souvenirs de son enfance en Corée, des odeurs notamment, mais il a totalement oublié sa langue maternelle, comme les autres participants à l’étude. Ils parlent tous français sans accent ni fautes, comme vous et moi. Plus impressionnant encore : en IRM, leur cerveau n’est pas plus activé que celui d’un Français né en France par l’écoute du coréen – comme s’ils avaient totalement substitué une langue à une autre. On ne sait même pas (l’étude reste à faire) s’ils apprendraient plus rapidement le coréen que des Français lambda. Le cerveau est donc suffisamment plastique pour remplacer une langue par une autre, même à un âge relativement avancé.
— Cela est très étonnant : comment peut-on oublier sa propre langue maternelle et conserver des souvenirs ? Si on regarde ; autour de nous, un enfant de 8 ans qui sait lire, écùre, compter, chanter, réciter des poésies, et raconter l’histoire des trois petits cochons, on imagine très mal qu’il puisse totalement effacer sa langue de sa mémoire…
— C’est inconcevable, mais vrai ! Cela arrive probablement lorsque les liens des enfants avec leur langue maternelle sont totalement coupés : adoptés par des Français, ces Coréens n’ont plus jamais eu l’occasion d’entendre parler leur langue d’origine, qui n’est pas très répandue en France. De petits Mexicains adoptés par des Américains, par exemple, ne perdront pas complètement l’espagnol : ils entendront forcément de temps à autre parler leur langue maternelle dans la rue, à la télé, à la radio… Ce qui les empêchera d’oublier, je pense.
Dans le cerveau des bilingues
— Peut-être même ont-ils une chance de devenir bilingues… Justement, comment cela se passe-t-il dans le cerveau d’un enfant bilingue ? Laurent Sagart dit que le plurilinguisme est l’avenir de l’homme.
— En France, on en fait souvent tout un plat, parce que nous sommes généralement monolingues depuis l’école de Jules Ferry. Mais le bilinguisme est une situation courante ailleurs dans le monde – en Catalogne, par exemple, pour rester à nos portes. Avec les techniques d’imagerie, il est très intéressant d’observer ce qui se passe dans le cerveau des bilingues lorsqu’ils parlent leur première langue ou leur seconde. Chez l’adulte, on voit que deux régions différentes s’activent dans la zone frontale selon qu’il parle dans une langue ou dans l’autre. Pour la compréhension du langage en revanche, on n’a pas repéré de différence visible, du moins pour l’instant, chez les « vrais » bilingues : ceux-ci semblent utiliser exactement les mêmes régions temporo-pariétales à gauche pour les deux langues. Chez les « faux » bilingues – tous ceux qui parlent une deuxième langue, mais avec plus de difficultés que leur langue maternelle –, on trouve toutes les configurations possibles, y compris une séparation totale des régions actives entre les deux langues : la langue maternelle à gauche et la deuxième langue à droite ! Comme s’il existait une structure unique pour apprendre la première langue, et qu’ensuite le cerveau optait entre différentes stratégies possibles, peut-être en fonction des méthodes d’apprentissage ou de l’âge. Reste évidemment une question non résolue : les bilingues parfaits utilisent-ils les mêmes régions cérébrales gauches dans les deux langues parce qu’ils sont devenus aussi compétents dans l’une et l’autre langue, et n’ont donc plus besoin des régions accessoires, ou sont-ils parfaitement bilingues parce qu’ils ont opté dès le départ pour une stratégie efficace basée sur ces régions cérébrales gauches ? On retrouve toujours l’histoire de la poule et de l’œuf.
— Vous parlez de « vrais » bilingues… Mais peut-on être absolument parfaitement bilingue ? N’y a-t-il pas toujours une langue dominante ?
— C’est une question à laquelle on a du mal à répondre. Les bilingues eux-mêmes hésitent souvent. Notamment parce qu’ils n’ont pas parfois le même usage de chacune des deux langues : familial, professionnel, social… Certains disent que la langue première, la vraie langue maternelle, est celle dans laquelle on profère des injures sous le coup de la colère. Pour d’autres, c’est celle dans laquelle on compte… Ce qui est vrai, c’est que certains faits mathématiques sont mémorisés dans la langue dans laquelle on les a appris. Les tables de multiplication, par exemple, sont mémorisées comme un bloc sons/sens et, même bilingue, si vous les apprenez dans une langue, la traduction ne sera pas automatique : vous devrez les réapprendre dans l’autre.
Vivent les langues !
— Et peut-on être de parfaits trilingues, voire quadrilingues ? Quel est le nombre limite de langues que l’on peut apprendre ?
— Il n’y a pas vraiment d’études sur le sujet. Je ne sais pas s’il y a une limite : il est de toute façon très rare de parler couramment vingt-cinq ou quarante langues. Mais les trilingues ou les quadrilingues ne sont pas exceptionnels. J’ai quand même un exemple à vous donner : mon maître Jacques Mehler, qui a longtemps dirigé le laboratoire où je travaille, parle un très grand nombre de langues (quatre couramment, et il en comprend beaucoup plus). Eh bien, dans toutes ces langues il a un léger accent et utilise pafois une syntaxe un peu curieuse ou un vocabulaire inusité. Comme si, finalement, il n’avait pas de langue maternelle !
— Cela va affoler les parents, qui ont souvent peur de perturber un enfant en lui parlant deux langues !
— C’est une erreur. Le bilinguisme n’est pas une cause de troubles du langage en soi. Bien sûr, apprendre deux langues est difficile pour les enfants qui ont déjà par ailleurs une pathologie du langage. Mais, pour tous les autres, être élevés dans deux langues ne modifiera pas les étapes de l’apprentissage, même si cela les retardera parfois légèrement. Il n’y a notamment aucun risque que le bébé mélange les deux langues, contrairement à ce que craignent souvent les parents : l’enfant aura bien deux langues séparées dans la tête. Comme s’il rangeait tout dans des boîtes distinctes : vocabulaire, système phonologique, etc. Et même si, parfois, il va utiliser un mot d’une langue pour terminer une phrase dans l’autre langue parce qu’il a un trou de vocabulaire, il saura parfaitement qu’il fait un emprunt. D’ailleurs, il utilisera toujours la langue appropriée et ne parlera pas espagnol à la voisine française… sauf pour l’embêter !
— Dans les familles bilingues, il faut donc commencer à parler les deux langues le plus tôt possible ?
— Exactement. L’âge d’apprentissage apparaît comme un facteur essentiel déterminant les performances dans la seconde langue. Plus l’apprentissage est précoce, meilleures sont les performances ! Cela ne joue pas pour tous les aspects du langage : on peut apprendre le vocabulaire à n’importe quel âge ou presque. Mais la phonétique de la langue et certaines règles de grammaire ne sont vraiment acquises qu’à condition que l’exposition à la langue soit très précoce. Même dans des langues proches : une étude menée sur des adultes bilingues espagnol-catalan a montré que les sujets d’origine espagnole ayant appris le catalan vers l’âge de 6 ans et suivi toute leur scolarité en catalan ne parvenaient pas à distinguer le « é » du « è », contrairement aux Catalans d’origine… Ce n’est pas un scoop, mais telle est la règle générale : plus jeune on apprend une deuxième langue, mieux on la maîtrisera ! La puberté semble être un vrai palier.
— Pourtant, en France, on ne commence vraiment l’apprentissage des langues étrangères quen sixième, vers 11 ans.
— Donc au plus mauvais moment ! Certes, on a instauré, depuis quelques années, une première approche en primaire. Mais les résultats ne me paraissent pas probants. Peut-être à cause du temps d’imprégnation : une ou deux heures par semaine, ce n’est pas assez. Le programme est aussi souvent par trop facile : on reste trop longtemps sur « My name is Brian » et les noms de couleur. Comme si, parce que l’on s’adresse à de jeunes enfants, il fallait simplifier la langue. Mais ils n’apprendront pas vraiment si on leur parle une langue simplifiée. Je le répète, une vraie langue est complexe, mais tous les enfants du monde, depuis la nuit des temps, sont préprogrammés pour assimiler cette complexité. Du moins jusqu’à un certain âge.
— Vous pensez alors, comme Laurent Sagart, que l’avenir de l’homme est le plurilinguisme ?
— Je ne sais pas si le plurilinguisme est l’avenir de l’homme, mais c’est en tout cas un avenir possible : nous n’avons pas besoin de muter pour maîtriser plusieurs langues. On l’a vu : les enfants sont – naturellement – très doués pour apprendre les langues ! Alors cultivons ce don !