Avant-propos
Comment faire surgir des combinaisons d’idées particulières dans le cerveau d’une autre personne ? Comment façonner des images dans un esprit étranger ? Comment lui faire évoquer à volonté des bribes du passé, des rêves d’avenir, des réalités invisibles ou des êtres imaginaires ? Par télépathie ? Par une technique secrète de contrôle de la pensée ? Non. Il suffit de faire du bruit avec sa bouche. Il suffit de parler. Cette aptitude est si naturelle que nous en oublions à quel point elle est exceptionnelle. Pourtant, le langage est bien l’apanage de notre lignée, celle de l’homme. Aucune autre espèce animale n’a développé un moyen d’expression de la pensée et de communication aussi puissant.
Ce livre est donc l’histoire d’une singularité, d’une exception dans le monde du vivant, d’une particularité précieuse à nos yeux parce qu’elle est peut-être la dernière frontière de l’humain.
L’homme n’est pas le seul animal qui pense. Mais il est le seul à penser qu’il n’est pas un animal. Alors, depuis qu’il sait qu’il est un vertébré poilu allaitant ses petits – autrement dit un mammifère –, depuis qu’il a compris qu’il est le frère, pour ne pas dire le clone génétique, des grands singes (il partage 99 % de son ADN avec les chimpanzés), l’homme se raccroche à ses prérogatives. Mais il les perd les unes après les autres : l’outil, la culture, la conscience de soi et d’autrui… ne sont plus des exclusivités humaines. À mesure que la science progressait, l’orgueilleux Homo sapiens a dû s’incliner et identifier des outils chez ces pinsons des Galapagos qui utilisent des épines de cactus pour dénicher les larves d’insectes sous l’écorce des arbres. Il a dû reconnaître une culture à ces macaques qui, après avoir découvert que les patates lavées à l’eau de mer étaient bien meilleures que les patates poussiéreuses, l’ont appris à leurs enfants. Il a dû attribuer une conscience à ces chimpanzés qui se reconnaissent dans les miroirs. À ces grands singes qui font preuve de suffisamment d’empathie pour consoler la femelle éplorée devant le cadavre de son petit ou pour mentir avec aplomb à leurs congénères afin de s’approprier des friandises…
Au rayon des apanages de l’homme, il reste donc un gros cerveau particulièrement plissé. Et le langage. Une faculté fascinante, parce qu’elle sublime les notions d’inné et d’acquis : elle est à la fois profondément inscrite dans notre biologie d’être humain et éminemment culturelle.
Le langage est un instinct, selon la formule du linguiste américain Steven Pinker, un instinct génétiquement programmé : si l’on excepte quelques graves pathologies, tout le monde parle (y compris les sourds dits « muets », qui « parlent » en langue des signes). On n’a jamais rencontré à la surface de notre planète un peuple dénué de langage. Mais bien sûr cet instinct exige un apprentissage, comme à peu près toutes les compétences cognitives et motrices chez l’homme. À la naissance, le bébé humain, particulièrement immature et désespérément peu performant – tout juste sait-il respirer et téter –, doit apprendre à parler comme il apprend à marcher. Seulement, si tout le monde marche peu ou prou de la même façon, il existe plusieurs milliers de langues différentes parlées à la surface de la planète, sans compter toutes celles qui ont disparu… Et les langues, elles, n’ont rien de génétique. Elles sont le pur produit d’une culture, le signe par excellence de reconnaissance identitaire et sociale.
Inégalable pour organiser nos pensées, partager nos idées et nos rêves, manipuler les concepts, argumenter, transmettre les savoirs à l’origine des cultures humaines, le langage a une très belle histoire, qui méritait bien qu’on lui consacrât un ouvrage de cette collection. Elle se raconte à la croisée de multiples disciplines : la linguistique, la paléoanthropologie, les neurosciences, la psychologie, la génétique… On les abordera comme à l’habitude, sans jargon, avec des questions simples voire naïves, pour approcher des domaines de recherche en pleine ébullition sur un sujet qui, on s’en doute, fait couler beaucoup d’encre et de salive.
Premier épisode : les origines. Quel bricolage de l’évolution a pu aboutir à l’apparition de cet instrument langage, si puissant et si singulier ? Comment se sont développés à la fois des aires spécialisées dans le cerveau de nos ancêtres et un appareil phonatoire capable de moduler et d’articuler des sons ? L’histoire de notre condition d’animal communicant s’enracine loin dans notre arbre généalogique. Comme dans toute affaire de famille, il est toujours pertinent d’interroger les parents, frères et cousins. En l’occurrence, les grands singes, et particulièrement les chimpanzés et les bonobos, si proches de nous, si malins, si politiques et si communicatifs dans leur milieu naturel. En laboratoire, ils se révèlent aussi étonnamment doués pour parler en langue des signes ou à l’aide de petits morceaux de plastique de formes et de couleurs variées.
Si on les « écoute » bien, nos frères primates peuvent beaucoup nous apprendre sur les premiers balbutiements de notre lignée. Ensuite, reste à faire parler les fossiles de nos ancêtres pour qu’ils nous livrent des indices sur leur anatomie mais surtout sur leur mode de vie. Fabriquer des outils, exploiter de grands territoires, cuire les aliments, s’occuper de bébés de plus en plus immatures, enterrer ses morts, peindre les parois des grottes, traverser les mers en bateau… autant de signes qui supposent l’accès à la pensée symbolique et, finalement, nous mettent sur la piste de l’émergence du langage.
Pascal Picq, paléoanthropologue, maître de conférence au Collège de France, nous conte ce récit des origines avec sa verve coutumière. Ce chercheur prolixe, que la célèbre australopithèque Lucy a défroqué de la physique théorique (sa formation initiale), n’a décidément pas la langue dans sa poche. Empêcheur de penser en rond, il met les pieds dans le plat, combat les idées reçues et pose les questions qui dérangent, nombreuses dès que l’on touche à la genèse de notre lignée. Ses recherches l’ont conduit à s’intéresser à l’écologie des grands singes, dont il est devenu un défenseur acharné. Mais il s’est surtout consacré à l’étude de l’évolution et de l’adaptation des ancêtres de l’homme, les hominidés. Prenant très au sérieux sa mission de diffusion des connaissances, il est l’auteur de nombreux livres et l’inspirateur d’une chorégraphie de la compagnie Hallet Eghayan tirée de ses travaux sur la bipédie.
Deuxième épisode : la saga des langues. Que sait-on des langues parlées par nos ancêtres ? Les langues d’aujourd’hui descendent-elles d’une seule langue mère ? Une chose est sûre : depuis que le verbe est venu aux hommes, les langues n’ont pas cessé de se diversifier. C’est l’histoire vraie du mythe de Babel qui s’étale sur des dizaines de milliers d’années. Un long feuilleton que les linguistes reconstituent en traquant dans les langues d’aujourd’hui les vestiges du passé. Mais ils s’appuient aussi sur les données de l’archéologie et de la génétique. Le croisement fécond de ces disciplines accroît considérablement nos connaissances sur des langues que l’on croyait définitivement oubliées, particulièrement celles des premiers paysans du néolithique. Et ces paroles retrouvées nous donnent beaucoup de renseignements sur le mode de vie de nos aïeux mais aussi sur leur culture, leur système de parenté, leurs croyances.
Dérouler le fil du temps nous montre que nos « dialectes » ont une vie mouvementée régie par des lois particulières que nous découvrirons. Aujourd’hui, on compte près de six mille langues différentes parlées sur la planète, dont environ huit cents pour la seule île de Nouvelle-Guinée ! Mais cette richesse linguistique est menacée : au moins la moitié d’entre elles auront disparu d’ici la fin du siècle – certains pessimistes avancent le chiffre de 90 % ! Dans cent ans, parlerons-nous tous anglais – ou chinois –, comme nous le prédisent les Cassandre ?
Laurent Sagart, linguiste, directeur de recherche CNRS à l’École des hautes études en sciences sociales, n’est ni catastrophiste ni acrimonieux. Il étudie avec jubilation l’évolution des langues, une passion que lui a insufflée son professeur de grec en classe de quatrième. De son enfance en Dordogne, il a aussi gardé le goût de la préhistoire, et sa connaissance du chinois lui a permis de devenir un des spécialistes mondiaux de la linguistique historique des langues d’Asie orientale. Il regrette que sa discipline soit si méconnue du grand public et œuvre pour que les travaux des linguistes, formidable outil d’investigation sur l’histoire de notre lignée et la pensée humaine, soient mis à la portée de tous. Loin des préoccupations des puristes qui veulent figer la langue – seules les langues mortes n’évoluent pas ! –, il plaide pour le plurilinguisme, meilleure arme pour préserver la diversité des langues.
Troisième épisode : comment les bébés apprennent à parler. C’est un perpétuel prodige : un nouveau-né vagissant devient en trois ans un beau parleur, capable de raconter des histoires, de chanter des comptines, un petit génie de la grammaire bien avant d’avoir appris à lire et d’avoir potassé ses conjugaisons. Comment cet apprentissage fulgurant est-il possible ? Comment le bébé fait-il pour distinguer la voix de ses parents des autres bruits de l’environnement ? Comment reconnaît-il les mots dans un flot continu de paroles ? Comment s’entraîne-t-il pour maîtriser la centaine de muscles nécessaire pour articuler ? Comment apprend-il la syntaxe de sa langue sans que personne la lui enseigne ?
On sait maintenant que ce petit miracle ordinaire se réalise parce qu’à la naissance, et même avant, les circuits neuronaux du nourrisson humain sont préformatés pour apprendre à parler. Depuis quelques années, grâce aux progrès de l’imagerie médicale, on voit fonctionner en direct le cerveau des bébés, et on commence à comprendre comment la parole vient aux enfants. Donc à pouvoir répondre aux questions des parents : faut-il faire écouter du Shakespeare à son bébé pendant la grossesse ? Dans une famille bilingue, l’enfant va-t-il mélanger les deux langues dans sa tête ? Et pourquoi dit-il « j’ai prendu des bonbons » ?
Ghislaine Dehaene, pédiatre, directrice de recherche CNRS dans l’unité INSERM de neuro-imagerie cognitive, est intarissable sur le sujet. Depuis ses études, elle est fascinée par la mise en place des facultés cognitives chez les tout-petits, et elle passe beaucoup de temps à observer, étudier, monter des expériences pour « regarder » le cerveau des bébés en action – ce qu’elle a fait avec ses trois fils. Elle y voit un enjeu majeur pour la neuro-pédiatrie, qui connaît finalement bien mieux les pathologies graves que le développement normal de l’enfant et qui, du coup, se trouve fort démunie devant les troubles de l’apprentissage, tous ces petits ratés (dyslexie, dysphasie, etc.) que les médecins voient rarement à l’hôpital mais qui empoisonnent tout de même la vie au quotidien, inquiètent les parents et déstabilisent les enfants. Suspendu à ses lèvres – qui rient tout le temps –, on suit, émerveillé, l’extraordinaire cheminement des enfants vers le langage. Ensuite, c’est certain, on écoutera les bébés d’une tout autre oreille…
Au cours de nos entretiens, Pascal Picq, Laurent Sagart et Ghislaine Dehaene m’ont tous les trois cité la même anecdote. La voici, en guise de préambule. C’est l’histoire d’une communauté d’enfants sourds dans une école spécialisée de Managua, au Nicaragua. Au début des années 1980, la première génération de jeunes sourds scolarisés dans l’établissement ne maîtrisait pas la langue des signes : leurs familles ne « signaient » pas et le personnel de l’école non plus, car leur objectif était de les préparer à l’oralisation et à lire sur les lèvres. Au fil des mois, les élèves ont spontanément mis au point un code gestuel pour communiquer entre eux. Mais ce n’était pas un vrai langage, plutôt une sorte de pidgin, de sabir suffisant pour se dire « toi jouer avec moi dans la cour » mais inapte à remplir toutes les fonctions du langage, à accéder à l’abstraction, à émanciper totalement la communication de l’instant, du seul présent des sensations.
La surprise est venue avec la deuxième génération d’enfants entrée à l’école : tout « naturellement », ces jeunes sourds ont transformé cette communication gestuelle en langage des signes doté d’une grammaire, d’une syntaxe… bref, en véritable langue capable d’exprimer toute la richesse et la complexité de la pensée humaine. Faut-il croire que le langage, que l’homme sait ainsi réinventer en toutes circonstances, constitue la première de ses richesses et l’essentiel de son identité ? Au bout de ce livre, on en sera sans nul doute convaincu : Homo sapiens est avant tout Homo loquens.
Cécile Lestienne