RENDEZ-VOUS AVEC MÉDUSE

par Arthur C. Clarke

 

Il n’est pas nécessaire de quitter le système solaire pour découvrir des mondes physiquement étranges. Les planètes géantes, Jupiter en tête, présentent des conditions et des paysages sans aucun équivalent sur notre planète. Au point que l’on peut se demander s’il sera jamais possible de s’y aventurer. Mais parce que les lois physiques sont partout les mêmes, et en particulier le Principe d’Archimède, A. C. Clarke peut proposer une solution élégante quoique en apparence curieusement archaïque au problème de l’exploration de l’atmosphère jovienne.

 

UNE JOURNÉE INOUBLIABLE

 

LE Queen Elisabeth était à cinq kilomètres au-dessus du Grand Canyon, musardant à un gentil petit 180, lorsque Howard Falcon repéra la plateforme de prises de vues qui se rapprochait sur la droite. Bien sûr, il l’attendait – rien d’autre n’était autorisé à voler à cette altitude – mais il n’était pas particulièrement ravi d’avoir de la compagnie. Certes, il accueillait avec satisfaction toute manifestation d’intérêt du public, mais il souhaitait également bénéficier d’un ciel aussi dégagé que possible.

Après tout, il était le premier homme de l’histoire à commander un vaisseau long d’un demi-kilomètre.

Jusqu’à présent, ce premier vol d’essai s’était déroulé sans le moindre problème, et, comble de l’ironie, la seule véritable difficulté était venue du porte-avions vieux d’un siècle, le Président Mao, emprunté au musée de la marine de San Diego pour les opérations de soutien. Un seul des quatre réacteurs nucléaires du Mao fonctionnait encore et cette vieille barcasse arrivait tout juste à filer ses 30 nœuds ; fort heureusement, la vitesse du vent au niveau de la mer n’avait pas dépassé la moitié de ce chiffre et il n’avait pas été trop difficile de l’annuler sur le pont d’envol. Il y avait bien eu quelques moments d’inquiétude provoqués par les rafales, mais lorsque les amarres avaient été larguées, le grand dirigeable s’était élevé lentement, droit dans le ciel, comme propulsé par un ascenseur invisible. Si tout allait bien, le Queen Elisabeth IV ne retrouverait pas le Président Mao avant une semaine.

Tout était en ordre et les instruments de bord donnaient des relevés normaux. Le Commandant Falcon décida de monter sur le pont supérieur pour assister au rendez-vous. Il remit le commandement à l’officier en second et emprunta le tube transparent qui conduisait au cœur du vaisseau ; et là, comme toujours, il fut bouleversé par le spectacle du plus grand espace flottant que l’homme eut jamais réussi à maîtriser.

Les dix ballons sphériques de gaz, chacun d’eux mesurant plus de 100 mètres de diamètre, étaient alignés les uns derrière les autres comme une chaîne de gigantesques bulles de savon. Le plastique très résistant dont ils étaient faits était si transparent que le regard de Falcon pouvait traverser toute l’enfilade et se porter sur les détails du mécanisme ascensionnel près de 500 mètres plus loin. Tout autour de lui, tel un labyrinthe tridimensionnel, s’étendait l’ossature du vaisseau, les grandes poutres longitudinales qui couraient tout le long du navire et les 15 arceaux qui constituaient la membrure de ce colosse des airs et lui conféraient ce gracieux profil aérodynamique.

Il y avait très peu de bruit à cette vitesse réduite – à peine le sifflement du vent sur l’enveloppe et, de temps à autre, un grincement de l’armature métallique lorsqu’elle travaillait un peu. La lumière brute dispensée par les rangées de lampes installées très haut donnait à toute la scène un aspect curieusement aquatique, et, pour Falcon, cette impression était encore renforcée par le spectacle des ballons à gaz translucides. Il avait vu un jour un banc de grandes méduses inoffensives qui franchissaient en puisant un récif de corail, et les énormes bulles de plastique qui permettaient au Queen Elisabeth de s’élever dans les airs lui rappelaient souvent ce spectacle, surtout lorsque les changements de pression les faisaient se rider, projetant de nouveaux motifs lumineux tout autour d’elles.

Il parcourut une cinquantaine de mètres dans l’axe du vaisseau jusqu’à l’ascenseur avant situé entre les ballons de gaz un et deux. En montant vers le pont d’observation, il nota qu’il faisait beaucoup trop chaud et il dicta un bref mémo sur son enregistreur de poche. Près d’un quart de la force ascensionnelle du Queen était assuré par la quantité inépuisable de chaleur perdue venant de la centrale à fusion ; pour ce vol presque à vide, seuls six des ballons de gaz contenaient de l’hélium tandis que les quatre autres étaient remplis d’air et le Queen, malgré tout, transportait 200 tonnes d’eau en tant que lest. Il n’en restait pas moins que le fait de maintenir une température élevée dans les ballons créait des problèmes dans la climatisation des voies d’accès ; il allait falloir travailler encore pour améliorer ce point.

Une bouffée d’air frais lui fouetta le visage quand il déboucha sur le pont d’observation baigné par la lumière du soleil se déversant par le toit de plexiglas. Une demi-douzaine d’ouvriers, assistés d’un nombre égal de superchimps, finissaient d’installer la piste de danse tandis que d’autres s’occupaient des câbles électriques et des meubles. C’était un spectacle de chaos organisé et Falcon eut du mal à croire que tout serait prêt pour le voyage inaugural prévu pour dans quatre semaines seulement. Enfin, ce n’était pas son problème. Dieu merci, il n’était que commandant, pas organisateur de croisière.

Les travailleurs humains le saluèrent de la main et les chimps dénudèrent leurs crocs pour un semblant de sourire tandis qu’il passait parmi eux pour se diriger vers le salon panoramique déjà terminé. C’était son endroit préféré et il savait que lorsque le vaisseau serait opérationnel il ne pourrait plus jamais s’y trouver seul. Il décida de s’accorder quelques minutes de détente.

Il appela la passerelle pour s’assurer que tout allait bien, puis il s’installa confortablement dans l’un des fauteuils pivotants. En dessous de lui, dans une courbure qui était un véritable régal pour l’œil, s’étendait le galbe argenté de l’enveloppe du vaisseau. Falcon se trouvait au point le plus élevé du navire, dominant l’immensité de la plus grande nef jamais construite par l’homme. Et quand il se fut lassé de ce spectacle, il porta son regard au loin, vers cette extraordinaire région sauvage que le Colorado sculptait depuis près de 500 millions d’années.

Si l’on excepte la plate-forme de prises de vues qui s’était reculée pour filmer par le milieu du navire, Falcon avait le ciel pour lui tout seul, un ciel bleu et vide, dégagé jusqu’à l’horizon. Falcon n’ignorait pas qu’à l’époque de son grand-père, l’azur aurait été sillonné de traînées de condensation et terni par les fumées. Aujourd’hui, condensation et fumée avaient toutes deux disparu ; les ordures aériennes étaient mortes en même temps que les technologies primitives qui les avaient engendrées et les moyens de transport à longue distance de ce siècle volaient bien trop loin au-delà de la stratosphère pour être vus ou entendus depuis la Terre. Les couches inférieures de l’atmosphère, comme dans le passé, appartenaient dorénavant aux oiseaux, aux nuages… et au Queen Elisabeth IV.

Il était exact, comme l’avaient affirmé les pionniers au début du XXe siècle, que c’était la seule façon intelligente de voyager, dans le silence et dans le luxe, à respirer l’air ambiant plutôt que d’en être coupé, tout en restant suffisamment près de la surface pour admirer les beautés changeantes des terres et des mers. Les avions à réaction subsoniques des années 1980, bourrés de centaines de passagers alignés par rangées de 10, ne bénéficiaient pas, même de loin, d’un confort et d’un espace comparables.

Certes le Q. E. ne serait jamais une entreprise rentable et même si l’on construisait les autres vaisseaux prévus, seuls quelques-uns des 250 millions d’habitants de la planète pourraient jouir de ces promenades feutrées dans le ciel. Mais une société stable et prospère pouvait se permettre de telles folies et elle en avait même besoin pour la nouveauté et la distraction qu’elles apportaient. Il y avait sur Terre au minimum 1 000 000 de personnes dont les revenus discrétionnaires dépassaient 1 000 nouveaux dollars par an ; le Queen ne manquerait donc pas de passagers.

Le communicateur de poche de Falcon bourdonna, le copilote appelait depuis la passerelle.

« Paré pour le rendez-vous, Commandant ? Nous avons maintenant tous les renseignements voulus et les gens de la télé commencent à s’impatienter. »

Falcon jeta un coup d’œil en direction de la plate-forme de prises de vues qui, à environ deux cent cinquante mètres du Queen Elisabeth, réglait sa vitesse sur la sienne.

« Paré, répondit-il. Procédez comme convenu. Je regarderai d’ici. »

Il retourna sur le pont d’observation et son bruyant chantier pour avoir une meilleure vue sur le milieu du vaisseau. Tout en marchant, il sentait sous ses pieds des modifications dans les vibrations du plancher, et lorsqu’il atteignit le fond du salon, le vaisseau s’était immobilisé. Utilisant son passe-partout, il sortit sur la petite plate-forme extérieure située au bout du pont ; cinq ou six personnes pouvaient s’y tenir avec seulement un garde-fou pour les séparer de la vaste courbure de l’enveloppe et du sol, à des milliers de mètres plus bas. C’était un poste d’observation idéal et parfaitement sûr même lorsque le vaisseau naviguait à pleine vitesse car il était protégé du vent par l’immense dôme du pont d’observation. Il n’était toutefois pas prévu que les passagers pussent y accéder ; la vue y était un peu trop vertigineuse.

Les ouvertures de l’écoutille avant avaient déjà commencé à coulisser comme des portes géantes et la plate-forme de prises de vues planait juste au-dessus, se préparant à descendre. C’était ce chemin que, dans les années à venir, des milliers de passagers et des tonnes de marchandises allaient emprunter car le Queen ne descendrait au niveau de la mer pour se mettre à quai sur sa nacelle flottante qu’en de très rares occasions.

Une rafale de vent de travers vint soudain frapper la joue de Falcon qui affermit sa prise sur le garde-fou. Le Grand Canyon était une zone de turbulences, encore qu’à cette altitude Falcon n’en attendît pas beaucoup. Sans éprouver de véritable anxiété, il concentra son attention sur la plate-forme qui continuait à descendre et se trouvait à présent à une cinquantaine de mètres au-dessus du vaisseau. Il savait que l’opérateur hautement qualifié qui pilotait à distance le véhicule automatique avait déjà accompli cette manœuvre élémentaire des dizaines de fois ; il n’était même pas concevable qu’il pût rencontrer la moindre difficulté.

Et pourtant, il semblait réagir plutôt mollement ; cette dernière rafale avait fait dériver la plate-forme presque jusqu’au bord de l’écoutille béante. Le pilote aurait dû corriger avant… Aurait-il un problème de contrôle ? C’était fort peu probable ; ces télécommandes possédaient une surabondance de sécurités à sûretés intégrées et tous les doubles circuits possibles et imaginables. On n’avait jamais entendu parler d’accidents.

Mais cela recommençait. Sur la gauche, à présent. Le pilote était-il ivre ? Tout impensable que cela parût, Falcon l’envisagea pendant quelques instants. Il tendit la main vers son micro.

 

Une nouvelle rafale le frappa au visage. Il s’en rendit à peine compte car il contemplait avec horreur la plate-forme de prises de vues. L’opérateur luttait pour en reprendre le contrôle, essayant d’équilibrer le véhicule sur ses réacteurs, mais il ne faisait qu’aggraver les choses. Les oscillations s’accentuèrent… 20 degrés, 40, 60,90…

« Passe sur automatique, espèce d’idiot ! hurla en vain Falcon dans son micro. Tu vois bien que le contrôle manuel ne fonctionne pas ! »

La plate-forme se retourna. Les réacteurs ne la soutenaient plus mais la précipitaient au contraire vers le bas. Ils étaient soudain devenus les alliés de cette pesanteur qu’ils avaient jusqu’à présent combattue.

Falcon n’entendit pas le choc, encore qu’il le sentît. Il était déjà rentré dans le pont d’observation, fonçant vers l’ascenseur qui menait à la passerelle. Les ouvriers lui demandèrent avec inquiétude ce qui était arrivé. Il allait s’écouler de nombreux mois avant qu’il fût en mesure de répondre à cette question.

Au moment où il posait le pied dans la cabine, il changea brusquement d’avis. Et s’il y avait une panne de courant ? Il était préférable de ne pas prendre de risques, même si cela devait lui coûter quelques secondes et que le temps, sans doute, jouait contre lui. Il dévala quatre à quatre l’escalier en spirale entourant la cage d’ascenseur.

À mi-chemin, il s’arrêta pour inspecter les dégâts. Cette saloperie de plate-forme avait traversé le vaisseau de part en part, crevant au passage deux ballons de gaz dont les enveloppes en plastique étaient encore en train de s’affaisser. La perte de force ascensionnelle ne l’inquiétait pas car le lest pouvait largement la compenser tant qu’il restait encore huit sphères intactes. Par contre, la perspective d’avaries à la structure du vaisseau était beaucoup plus sérieuse ; il entendait déjà autour de lui l’ossature qui craquait, protestant contre cet excédent de poids. Il ne suffisait pas de disposer d’assez de portance, encore fallait-il qu’elle fût correctement distribuée, car dans le cas contraire, le navire pourrait bien se briser en deux.

Il reprenait sa descente quand un superchimp, hurlant de peur, apparut, fonçant dans la cage de l’ascenseur à une vitesse incroyable et prenant appui à l’extérieur du treillage. Dans sa terreur, la pauvre bête avait déchiré l’uniforme de la compagnie dont elle était vêtue, peut-être dans une tentative inconsciente pour retrouver la liberté de ses ancêtres.

Falcon, tout en dévalant l’escalier, surveillait l’approche de l’animal avec angoisse ; un chimp affolé était doué d’une force colossale et virtuellement dangereux, surtout si sa frayeur avait pris le pas sur son conditionnement. Quand l’animal parvint à sa hauteur, il commença à crier une série de mots incompréhensibles et le seul que Falcon parvînt à reconnaître fut « boss » répété plusieurs fois d’un ton plaintif. Le Commandant comprit que, même dans sa panique, l’animal cherchait encore un appui auprès des humains ; il eut pitié de cette pauvre créature mêlée à un désastre provoqué par l’homme, une catastrophe qui dépassait sa compréhension –et dont il n’était en rien responsable.

L’animal s’arrêta en face de lui, de l’autre côté du treillage, et rien ne pouvait l’empêcher de passer au travers de l’armature s’il le désirait. Sa tête n’était qu’à quelques centimètres de celle de Falcon qui regardait droit dans les yeux terrifiés de la bête. Il ne s’était encore jamais trouvé si près d’un chimp, à même d’étudier ses traits de façon aussi détaillée ; il ressentit cette étrange impression de lointaine parenté et ce malaise que tous les hommes éprouvent à se contempler ainsi dans le miroir du temps.

Sa présence sembla avoir quelque peu calmé la créature. Falcon désigna le haut de la cage, en direction du pont d’observation et, d’un ton net et précis, il dit : « Boss-boss-va. » À son grand soulagement, le chimp comprit ; il lui fit une grimace qui aurait pu passer pour un sourire et se précipita pour refaire aussitôt en sens inverse le chemin par où il était venu. Falcon lui avait donné le seul conseil possible. S’il existait encore un endroit relativement sûr à bord du Queen, c’était dans cette direction qu’il se trouvait. Quant à lui, son devoir se situait dans la direction opposée.

Il avait presque fini de descendre l’escalier quand, avec un bruit de métal froissé, le vaisseau piqua du nez et les lumières s’éteignirent. Falcon voyait cependant encore assez clair autour de lui grâce aux rayons du soleil qui filtraient à travers l’écoutille ouverte et l’énorme déchirure de l’enveloppe. De nombreuses années auparavant, il s’était tenu dans la nef d’une cathédrale, regardant la lumière se déverser au travers des vitraux, projetant des taches multicolores sur les dalles usées du sol ; le trait de lumière éblouissante qui perçait le tissu déchiqueté de l’enveloppe lui rappelait cet instant. Il était dans une cathédrale de métal qui tombait en chute libre.

Quand il parvint à la passerelle et qu’il put pour la première fois regarder à l’extérieur, il fut horrifié de constater combien le vaisseau était près du sol. À 1 000 mètres en dessous, à peine, se dressaient les pitons rocheux, si beaux et si dangereux, surplombant les fleuves de boues rouges qui, sans répit, creusaient le sol à la recherche du passé. Il n’y avait pas la moindre étendue de plat à l’horizon où un vaisseau aussi grand que le Queen pût se poser.

Un regard au tableau de bord lui apprit que tout le lest avait déjà été lâché. La vitesse de chute avait cependant été réduite à quelques mètres par seconde ; ils avaient encore une chance de s’en tirer.

Sans prononcer le moindre mot, Falcon s’installa dans le siège du pilote et s’empara de toutes les commandes qui répondaient encore. Les instruments de bord lui disaient ce qu’il avait besoin de savoir, tout discours était superflu. Derrière lui, il entendait l’officier des communications qui transmettait par radio un rapport suivi. Sur Terre, toutes les chaînes d’information avaient déjà dû être réquisitionnées, et Falcon imaginait fort bien la frustration ressentie par les responsables des programmes. L’une des catastrophes les plus spectaculaires de l’histoire était en train de se dérouler sans la moindre caméra pour la filmer. Les derniers instants du Queen Elisabeth ne provoqueraient pas l’effroi de millions de spectateurs comme cela avait été le cas pour le Hindenburg un siècle et demi auparavant.

Le sol n’était plus qu’à environ cinq cents mètres, se rapprochant toujours assez lentement. La puissance des réacteurs était restée intacte mais Falcon n’avait pas osé s’en servir tant que l’ossature tenait encore. Mais maintenant il n’avait plus le choix. Le vent les poussait vers une fourche du canyon à l’endroit où le fleuve était divisé par une avancée rocheuse comme par la proue d’un gigantesque vaisseau de pierre fossilisé. Si le Queen continuait dans la même direction, il allait toucher ce plateau triangulaire et se poser avec au moins un tiers de sa longueur dépassant dans le vide ; il se casserait alors en deux comme une branche pourrie.

Falcon alluma les réacteurs latéraux et, au loin, couvrant le bruit du métal qui gémissait et du gaz qui s’échappait, s’éleva le sifflement familier. Le vaisseau frémit et commença à virer à bâbord. Les hurlements du métal qui cédait devinrent continus et la vitesse de chute s’accrut. Un regard au tableau de bord lui apprit que le ballon numéro cinq venait de lâcher.

Le sol n’était plus qu’à quelques mètres. Et Falcon ne savait toujours pas si sa manœuvre avait réussi ou échoué. Il régla la poussée des réacteurs sur la verticale en donnant le maximum de portance pour atténuer la force de l’impact.

Le choc parut durer une éternité. Ce n’était pas un choc violent, seulement une sensation de quelque chose d’irrésistible et de prolongé. Il semblait que l’univers tout entier tombait avec eux, sur eux.

Le bruit du métal écrasé se fit plus proche, comme si quelque bête monstrueuse était en train de déchiqueter les entrailles du vaisseau agonisant.

Puis le plafond et le plancher se refermèrent sur Falcon comme les mâchoires d’un étau.

 

PARCE QUE C’EST LÀ

 

« Pourquoi voulez-vous aller sur Jupiter ?

— Comme l’a dit Springer quand il a décollé pour Pluton : « Parce que c’est là. »

— Merci infiniment de vos explications. Et maintenant que nous avons éclairci ce point, vous pourriez peut-être me donner la véritable raison ? »

Howard Falcon sourit, encore que seuls ceux qui le connaissaient bien fussent en mesure d’interpréter cette petite grimace parcheminée. Et Webster était l’un de ceux-là ; cela faisait plus de vingt ans qu’ils travaillaient sur des projets communs. Ils avaient partagé triomphes et désastres, y compris le plus grand désastre d’entre tous.

« Le cliché de Springer est encore valable. Nous nous sommes posés sur toutes les planètes solides mais sur aucune des planètes gazeuses. C’est le seul défi qui nous reste à relever dans tout le Système Solaire.

— Un défi plutôt ruineux. Vous avez calculé le coût de l’opération ? demanda Webster.

— Du mieux possible. Voici les estimations. Mais souvenez-vous : il ne s’agit pas d’une mission isolée mais de la mise sur pied d’un véritable système de transport. Dès qu’il aura fait ses preuves, nous devrons pouvoir l’utiliser de façon illimitée. Et cela nous ouvrira les portes non seulement de Jupiter, mais aussi de toutes les planètes géantes. »

Webster jeta un coup d’œil sur les chiffres et il émit un léger sifflement.

« Pourquoi ne pas commencer par une planète plus facile, Uranus par exemple ? Une pesanteur deux fois moindre et une vitesse de libération environ deux fois plus faible. Et aussi des conditions atmosphériques plus clémentes, si toutefois on peut parler de clémence pour l’une ou l’autre d’entre elles. »

Webster avait certainement bien étudié son sujet, mais après tout, c’était la raison pour laquelle il était à la tête du Département des Projets Longue Portée.

« Si vous tenez compte des problèmes logistiques et de la distance supplémentaire, ça ne représente qu’une très faible économie. Pour Jupiter, nous pouvons utiliser les installations de Ganymède, mais pour aller au-delà de Saturne, il faudrait construire une nouvelle base d’approvisionnement. »

Logique, pensa Webster. Mais il n’en était pas moins persuadé que ce n’était pas cela la véritable raison. Jupiter était le seigneur du Système Solaire ; et c’était le seul défi que Falcon jugeât digne de lui.

« En outre, poursuivit Falcon, Jupiter est un énorme scandale scientifique. Ses orages radio ont été découverts il y a plus d’un siècle et nous ne savons toujours pas ce qui les provoque ; sans parler de la Grande Tache Rouge dont le mystère reste entier. C’est pour cela que je pense obtenir des subventions du Bureau d’Astronautique. Vous savez combien de sondes ils ont expédiées dans l’atmosphère de Jupiter ?

— Environ deux cents, je crois.

— Trois cent vingt-six au cours des cinquante dernières années, et un quart d’entre elles ont été des échecs complets. Bien entendu, ils ont appris énormément de choses, mais en réalité, c’est à peine s’ils ont égratigné la planète. Est-ce que vous vous rendez compte de sa véritable dimension ?

— Plus de dix fois celle de la Terre.

— Oui, oui, je sais, mais est-ce que vous imaginez vraiment ce que ça représente ? »

Falcon désigna le globe terrestre posé dans un coin du bureau de Webster.

« Regardez l’Inde, comme elle paraît petite. Eh bien si vous mettiez la Terre à plat et que vous la colliez sur la surface de Jupiter, elle ne paraîtrait pas plus grande que l’Inde sur ce globe. »

Il y eut un long silence au cours duquel Webster considéra l’équation posée par Falcon : Jupiter est à la Terre ce que la Terre est à l’Inde. Falcon avait choisi, délibérément bien entendu, le meilleur exemple possible…

Cela faisait donc déjà dix ans ? Eh oui, dix ans ! L’accident avait eu lieu sept ans plus tôt (cette date-là resterait à jamais gravée dans sa mémoire) et ses premiers essais avaient eu lieu trois ans avant le seul et unique vol du Queen Elisabeth.

Dix ans auparavant, donc, le Commandant (non, le Lieutenant) Falcon l’avait invité à une avant-première : une promenade de trois jours au-dessus des plaines septentrionales de l’Inde avec l’Himalaya pour toile de fond. « Pas le moindre risque, lui avait-il promis. Ça vous changera du bureau et ça vous donnera un excellent aperçu de toute l’affaire. »

Et Webster n’avait pas été déçu. Après son premier voyage sur la Lune, cela avait été l’expérience la plus fascinante de son existence. Et pourtant, comme Falcon l’avait affirmé, tout s’était déroulé dans des conditions de sécurité parfaites et pratiquement sans le moindre incident.

Ils avaient décollé de Srinagar juste avant l’aube et l’immense dôme argenté du ballon avait bientôt reflété les premiers rayons du Soleil. L’ascension avait eut lieu dans un silence total, sans les rugissements des brûleurs à propane qui faisaient s’élever les ballons à air chaud d’un âge révolu. Toute la chaleur dont ils avaient besoin était fournie par le petit réacteur à fusion-impulsion pesant à peine une centaine de kilos qui se trouvait dans l’ouverture de l’enveloppe. Durant l’ascension, le laser du réacteur jaillissait dix fois par seconde, enflammant la moindre parcelle de combustible au deutérium ; ensuite, lorsque le ballon avait atteint une altitude suffisante, le laser ne fonctionnait plus que quelques fois par minute, se bornant à compenser la chaleur qui s’échappait au travers de l’enveloppe du ballon de gaz.

Et ainsi, à plus d’un kilomètre au-dessus du sol, ils pouvaient encore entendre les chiens qui aboyaient, les gens qui criaient et les cloches qui sonnaient. Lentement, l’immense paysage brûlé par le Soleil s’était déroulé tout autour d’eux ; deux heures plus tard, ils s’étaient stabilisés à une altitude de cinq kilomètres et ils devaient respirer de fréquentes bouffées d’oxygène. Ils pouvaient se détendre et admirer le panorama en toute sécurité ; les instruments de bord se chargeaient du travail, enregistrant toutes les informations nécessaires aux ingénieurs du paquebot des cieux qui n’avait pas encore été baptisé.

C’était une journée idéale ; la mousson du sud-ouest n’allait pas éclater avant un mois et il n’y avait que de très rares nuages dans le ciel. Le temps semblait s’être arrêté et ils en voulurent aux rapports radio qui, chaque heure, interrompaient leur rêverie. Tout autour d’eux, jusqu’à la ligne d’horizon et bien au-delà, s’étendait à l’infini cet antique paysage tout imprégné d’histoire, une mosaïque de villages, de champs, de temples, de lacs et de canaux d’irrigation.

Webster fit un gros effort sur lui-même pour briser le charme de ce souvenir vieux de dix ans. Ce voyage l’avait converti aux aérostats tout en l’amenant à prendre conscience de l’immense superficie de l’Inde, et cela même dans un monde dont on pouvait faire le tour en 90 minutes. Et pourtant, se répéta-t-il en lui-même, Jupiter est à la Terre ce que la Terre est à l’Inde.

« Admettons que vous ayez raison, fit-il, et supposons d’autre part que nous puissions disposer des fonds suffisants, il reste cependant encore une question à laquelle vous n’avez pas répondu. Pourquoi pensez-vous faire mieux que les… combien déjà… trois cent vingt-six sondes-robots qui ont accompli le voyage ?

— Je suis bien plus qualifié qu’elles ne l’étaient, à la fois comme observateur et comme pilote. Et surtout comme pilote ; n’oubliez pas que j’ai plus d’expérience des vols en ballon que quiconque au monde.

— Vous pourriez vous contenter de servir de contrôleur en restant tranquillement sur Ganymède.

— C’est justement là qu’est tout le problème ! On a déjà essayé. Vous ne vous souvenez donc pas de ce qui a provoqué la catastrophe du Queen ? »

Webster s’en souvenait parfaitement bien mais il se borna à répondre : « Allez-y, continuez.

— Le décalage temporel. Le décalage temporel ! Cet imbécile de contrôleur de la plate-forme s’imaginait utiliser un simple circuit local de radio alors qu’il avait été accidentellement relayé par un satellite. Bien sûr, ce n’était peut-être pas de sa faute, mais il aurait dû s’en apercevoir. Ça fait environ une demi-seconde de décalage temporel pour l’aller et retour. Et encore, si tout avait été calme, ça n’aurait pas eu grande importance. Ce sont les turbulences au-dessus du Grand Canyon qui ont provoqué l’accident. Lorsque la plate-forme a touché d’un côté et qu’il a voulu corriger sa trajectoire, elle avait déjà touché de l’autre côté. Vous avez déjà essayé de conduire une voiture sur une route défoncée avec un retard d’une demi-seconde dans vos manœuvres ?

— Non, et je n’ai pas l’intention de le faire. Mais je peux très bien imaginer le résultat.

— Eh bien, Ganymède est à plus d’un million de kilomètres de Jupiter, ce qui signifie un retard aller et retour de six secondes. Ce n’est pas concevable. Il est indispensable d’avoir un contrôleur sur place pour faire face aux situations délicates en temps réel. Je voudrais vous montrer quelque chose. Je peux prendre ça ?

— Oui, allez-y. »

Falcon s’empara d’une carte postale qui était posée sur le bureau de Webster. Les cartes postales étaient pratiquement tombées en désuétude sur Terre, mais celle-là représentait en 3-D une vue d’un paysage martien et elle était décorée de timbres exotiques d’une grande valeur. Il la laissa pendre verticalement.

« C’est un très vieux truc, mais ça va m’aider à mieux me faire comprendre. Placez votre pouce et votre index de part et d’autre de la carte sans la toucher. Là, comme ça. »

Webster s’exécuta. Ses deux doigts effleuraient presque la carte.

« Maintenant, attrapez-la. »

Falcon laissa passer quelques secondes, puis, sans prévenir, il lâcha la carte. Le pouce et l’index de Webster se refermèrent sur le vide.

« Je vais le refaire encore une fois pour vous prouver qu’il n’y a aucune supercherie. Prêt ? »

Et à nouveau, la carte glissa entre les doigts de Webster sans qu’il parvînt à l’attraper.

« À vous d’essayer avec moi, maintenant. »

Webster prit la carte et la lâcha aussitôt. À peine avait-il ouvert les doigts que Falcon s’en était saisi. Webster s’imagina presque avoir entendu un rouage cliqueter tant la réaction de Falcon avait été rapide.

« Quand ils m’ont recollé, fit remarquer Falcon d’une voix sans timbre, les chirurgiens en ont profité pour apporter quelques améliorations. Vous venez d’en voir une… et il y en a bien d’autres. Je veux apprendre à les utiliser au maximum et Jupiter est l’endroit idéal pour cela. »

Webster garda les yeux fixés sur la carte postale posée sur son bureau, s’absorbant dans la contemplation des couleurs invraisemblables de l’Escarpement de Trivium Charontis. Puis, d’une voix calme, il déclara :

« Je comprends parfaitement. Combien de temps estimez-vous qu’il vous faudra ?

— Avec votre aide, celle du bureau et celle des Fondations scientifiques, nous pourrions nous en sortir en… je ne sais pas… disons trois ans. Plus un an pour les essais… il faudra envoyer au moins deux modèles expérimentaux. Donc, si tout va bien… cinq ans.

— C’est à peu près ce que je pensais. J’espère que vous tenez enfin votre chance. Vous le méritez bien. Mais il y a une chose pour laquelle je ne transigerai pas.

— Oui ?

— La prochaine fois que vous irez vous promener en ballon, ne comptez pas sur ma présence comme passager. »

 

LE MONDE DES DIEUX

 

Le trajet de Jupiter V à Jupiter ne durait que trois heures et demie et bien peu d’hommes auraient pu dormir pendant un voyage aussi effrayant. Le sommeil était une faiblesse que Falcon haïssait et le peu dont il avait encore besoin lui apportait des rêves que le temps n’était pas encore parvenu à exorciser. Il ne pouvait toutefois compter sur aucune période de repos pendant les trois jours à venir et il lui fallait en accumuler le plus possible au cours de cette longue descente dans cet océan de nuages, à 100 000 kilomètres en contrebas.

Dès que le Kon-Tiki fut entré dans son orbite de transfert et que les vérifications de l’ordinateur eurent été achevées, Falcon se prépara pour ce qui aurait bien pu être le dernier sommeil qu’il prît jamais. Au moment où Jupiter éclipsait le Soleil, point minuscule et brillant dans le ciel, le Kon-Tiki pénétrait dans l’ombre monstrueuse de la planète. Pendant quelques minutes, le vaisseau fut enveloppé d’une étrange lueur crépusculaire dorée, puis une partie du ciel devint un véritable trou dans l’espace d’un noir intégral, tandis que le reste était transformé en un brasier d’étoiles. On pouvait parcourir tout le Système Solaire, et ces étoiles ne changeaient jamais ; les mêmes constellations brillaient en ce moment dans le ciel de la Terre à environ 500 millions de kilomètres de là. La seule différence, c’était la présence des petits croissants pâles de Callisto et de Ganymède ; certes, il y avait encore une dizaine de lunes autour de Jupiter mais elles étaient toutes beaucoup trop petites et beaucoup trop éloignées pour être repérées à l’œil nu.,

« Émissions terminées pour les deux heures », signala-t-il au vaisseau amiral suspendu à mille kilomètres au-dessus des roches désolées de Jupiter V dans l’ombre irradiante du minuscule satellite. Jupiter V servait surtout de véritable bulldozer cosmique en déblayant sans répit les particules chargées qui rendaient les parages de Jupiter plutôt malsains. Son sillage était pratiquement dépourvu de toute radiation et un vaisseau pouvait s’y garer en parfaite sécurité alors que tout autour rôdait une mort invisible.

Falcon brancha l’inducteur de sommeil et sa conscience l’abandonna rapidement tandis que les impulsions électriques caressaient doucement son cerveau. Et pendant que le Kon-Tiki tombait vers Jupiter, gagnant à chaque seconde de la vitesse dans cet énorme champ de gravité, Falcon dormit d’un profond sommeil. Les rêves, cependant, survenaient toujours au réveil et il avait emporté de la Terre ses cauchemars avec lui.

Il ne rêvait pourtant jamais de l’accident lui-même, bien qu’il se retrouvât souvent face au superchimp terrifié qu’il avait rencontre en descendant l’escalier en spirale entre les ballons qui s’affaissaient. Aucun des chimps n’avait survécu ; ceux qui n’avaient pas été tués sur le coup étaient si gravement blessés qu’ils avaient été euthanasiés en douceur. Falcon se demandait parfois pourquoi il ne rêvait que de cette malheureuse créature qu’il n’avait encore jamais rencontrée avant ce qui devaient être les derniers instants de sa vie, et non des amis et des collègues qu’il avait perdus dans la catastrophe du Queen.

Les rêves qu’il craignait le plus étaient ceux qui commençaient au moment où, pour la première fois, il avait repris connaissance. Il n’avait ressenti pratiquement aucune douleur physique, et, en fait, il n’avait pratiquement rien ressenti du tout. Il était dans les ténèbres et le silence ; il ne paraissait même pas respirer. Et, le plus étrange, c’était qu’il ne parvenait même pas à localiser ses membres. Il ne pouvait bouger ni ses mains ni ses pieds pour l’unique raison qu’il ne savait pas où ils se trouvaient.

Le silence avait été le premier à céder. Après des heures, ou des jours, il avait pris conscience d’une faible pulsation et plus tard, après y avoir longtemps réfléchi, il avait conclu qu’il s’agissait des battements de son propre cœur. C’était la première des nombreuses erreurs qu’il devait faire.

Ensuite, il y avait eu de légers picotements, quelques étincelles de lumière et d’infimes pressions sur ses membres qui ne répondaient toujours pas. L’un après l’autre, ses sens lui étaient revenus, et avec eux la douleur. Il avait dû tout réapprendre, depuis sa petite enfance jusqu’à son adolescence. Bien que sa mémoire n’eût pas été atteinte et qu’il fût en mesure de comprendre les paroles qui lui étaient adressées, il lui fallut des mois avant de pouvoir répondre autrement que par un simple battement de paupières. Il se souvenait encore des instants de triomphe qui avaient suivi le premier mot qu’il avait prononcé, la première page d’un livre qu’il avait tournée et enfin la première fois où il avait pu se déplacer par lui-même. Et, en vérité, c’était une victoire, une grande victoire à laquelle il s’était préparé pendant près de deux ans. Des centaines de fois il avait envié le superchimp mort ; mais à lui, Falcon, on n’avait pas donné le choix. Les médecins avaient pris la décision pour lui et aujourd’hui, douze ans après, il se trouvait là où aucun humain n’avait encore été, se déplaçant plus vite qu’aucun voyageur de l’histoire.

Le Kon-Tiki venait juste d’émerger de l’ombre de la planète et l’aurore de Jupiter traçait dans le ciel un gigantesque arc-en-ciel de lumière, lorsque la sonnerie insistante du signal d’alarme tira Falcon du sommeil. Les inévitables cauchemars (il avait essayé d’appeler une infirmière, mais il n’avait pas eu la force d’appuyer sur le bouton) s’effacèrent rapidement de son esprit ; la plus grande aventure de sa vie, et peut-être bien la dernière, l’attendait.

Il appela Mission Control éloignée à présent de plus de 100 000 kilomètres, et, tombant toujours de plus en plus rapidement vers la surface de Jupiter, il signala que tout allait bien. Sa vitesse venait de dépasser les 50 kilomètres par seconde (ça, c’était pour les archives) ; d’ici une demi-heure, le Kon-Tiki atteindrait les franges extérieures de l’atmosphère et Falcon se prépara pour l’entrée la plus difficile de tout le Système Solaire. Nombre de sondes spatiales avaient survécu à cette véritable épreuve du feu, mais elles étaient particulièrement robustes, bourrées au maximum d’instruments et capables de résister à d’énormes pressions. Le Kon-Tiki allait subir un maximum de 30 G qui se stabiliserait ensuite vers une moyenne supérieure à 10 G avant de percer les couches supérieures de l’atmosphère de Jupiter. Avec beaucoup de soin et de minutie, Falcon commença à installer le système très élaboré qui devait l’ancrer aux parois de la cabine. Lorsqu’il eut terminé, il faisait virtuellement partie de la structure du vaisseau.

Le compte à rebours avait débuté ; 100 secondes avant l’entrée. Le sort en était jeté. Dans une minute et demie il allait effleurer l’atmosphère de Jupiter et se retrouver irrévocablement prisonnier de l’étreinte de la géante.

Le compte à rebours avait trois secondes de retard, ce qui, compte tenu de toutes les inconnues, n’était pas si mal. Au-delà des parois de la capsule s’éleva un soupir spectral qui s’enfla progressivement pour se transformer en un rugissement déchirant. Le bruit était assez différent de celui d’une entrée dans la Terre ou dans Mars ; dans cette atmosphère ténue d’hydrohélium, tous les sons étaient de quelques octaves plus aigus. Sur Jupiter, le tonnerre lui-même aurait une voix de fausset.

La pression s’accentuait avec l’intensité du cri et en quelques secondes Falcon se retrouva totalement immobilisé. Son champ de vision se rétrécit et n’embrassa plus que l’horloge et l’accéléromètre : encore 480 secondes et 15 G.

Il ne perdit pas connaissance, mais c’était prévu. La traînée laissée par le Kon-Tiki dans l’atmosphère de Jupiter devait être très spectaculaire, et elle avait maintenant probablement plusieurs milliers de kilomètres de long. Cinq cents secondes après l’entrée, la résistance commençait à diminuer :

10 G, 5 G, 2… Puis la pesanteur disparut presque complètement ; le Kon-Tiki tombait en chute libre, toute son énorme vitesse orbitale annihilée.

Il y eut une brutale secousse lorsque les restes du bouclier thermique se détachèrent du vaisseau ; il avait accompli sa tâche et était désormais inutile. Jupiter pouvait maintenant s’en emparer. Falcon défit toutes les sangles à l’exception de deux et attendit que le séquenceur automatique mît en marche la série d’opérations suivantes. Des opérations très délicates.

Il ne vit pas s’ouvrir le premier parachute de freinage mais il sentit par contre le petit choc qui en résulta ; la vitesse de chute diminua aussitôt. Le Kon-Tiki avait perdu toute sa vitesse horizontale et il tombait à la verticale à 1 000 kilomètres à l’heure. Tout allait se jouer dans les soixante secondes à venir.

Le deuxième parachute de freinage s’ouvrit. Falcon regarda par le hublot du plafond et, à son immense soulagement, il constata qu’une masse de matière argentée flottait derrière le vaisseau en chute libre. Les milliers de mètres cubes du ballon, comme une fleur gigantesque qui s’ouvre au matin, s’étalèrent dans le ciel, emprisonnant le gaz ténu de l’atmosphère jusqu’à se gonfler entièrement. La vitesse de chute du Kon-Tiki tomba à quelques kilomètres/heure et elle se stabilisa. Falcon disposait maintenant de beaucoup de temps ; il faudrait des jours et des jours pour que le Kon-Tiki atteignît la surface de Jupiter.

Mais il finirait par l’atteindre si Falcon ne l’en empêchait pas. Le ballon, là-haut, n’agissait en fait que comme un parachute très efficace. Il ne donnait aucune force ascensionnelle, et n’en donnerait aucune, tant que le gaz qu’il renfermait et le gaz à l’extérieur seraient les mêmes.

Le réacteur à fusion, avec ce craquement caractéristique et plutôt déconcertant, se mit en route, déversant des torrents de chaleur dans l’enveloppe. Cinq minutes plus tard, le Kon-Tiki commençait à s’élever. Selon les chiffres communiqués par l’altimètre radar, il s’était stabilisé à 430 kilomètres de la surface de Jupiter, ou du moins de ce qui passait pour la surface de Jupiter.

Un seul type de ballon pouvait fonctionner dans une atmosphère d’hydrogène (l’hydrogène est en effet le plus léger des gaz) : le ballon à hydrogène chaud. Tant que le fuseur continuerait à marcher, le Kon-Tiki resterait en l’air, flottant au-dessus d’un monde pouvant contenir une centaine d’océans Pacifique. Après un voyage de plus de 500 millions de kilomètres, le Kon-Tiki justifiait enfin son nom ; il était devenu un radeau aérien, dérivant sur les courants de l’atmosphère jovienne.

Alors qu’un monde nouveau s’étendait autour du Kon-Tiki, Falcon dut attendre plus d’une heure avant d’examiner le paysage qui s’offrait à lui. Il lui fallut d’abord vérifier toutes les commandes de la capsule et s’assurer du bon fonctionnement de tous les appareils de contrôle. Ensuite, il lui fallut apprendre combien il devait produire de chaleur supplémentaire pour obtenir un taux d’ascension donné et combien de gaz il devait libérer pour descendre. Et surtout, il y avait le problème de la stabilité. Il dut ajuster la longueur des câbles rattachant la capsule à l’énorme ballon en forme de poire pour amortir les vibrations et obtenir des conditions de vol aussi douces que possible. Jusqu’à présent, il avait eu de la chance ; à cette altitude, la force du vent était constante et le Doppler lisant sur la surface invisible de la planète lui apprit que sa vitesse par rapport au sol était de 350 kilomètres/heure ce qui, pour Jupiter où des vents supérieurs à 1 000 kilomètres/heure avaient été observés, était une vitesse relativement modeste. Mais le problème, bien entendu, n’était pas là ; le véritable danger résidait dans les turbulences. Si Falcon devait en rencontrer, seules son habileté, son expérience et la rapidité de ses réflexes parviendraient à le sauver, et ce n’était malheureusement pas des qualités qui pouvaient être programmées dans un ordinateur.

Falcon ne prêta pas attention aux demandes incessantes de Mission Control avant de s’être habitué aux réactions de cet étrange vaisseau. Lorsqu’il se sentit prêt, il déploya les bras chargés des divers instruments de mesure et des sondes atmosphériques. La capsule ressemblait maintenant à un monstrueux sapin de Noël ; mais elle n’en continuait pas moins à descendre lentement, portée par les vents de Jupiter, tandis qu’elle transmettait par radio des torrents d’informations au navire amiral à 100 000 kilomètres de là. Falcon pouvait enfin regarder autour de lui.

Sa première impression fut plutôt bizarre et même quelque peu décevante. En ce qui concernait l’échelle, il aurait tout aussi bien pu se trouver dans un ballon au-dessus d’une couche de nuages terrestres. L’horizon semblait à distance normale et rien ne lui donnait le sentiment de se trouver aux abords d’un monde d’un diamètre onze fois supérieur au sien. Il utilisa alors le radar à infrarouges pour sonder les couches atmosphériques en dessous de lui, et il comprit instantanément combien ses yeux l’avaient trompé.

La couche de nuages qui paraissait se situer à environ cinq kilomètres était en réalité à 60 kilomètres. Et l’horizon qu’il aurait donné à 200 kilomètres était en fait à 3 000 kilomètres du vaisseau.

La limpidité cristalline de l’atmosphère d’hydrohélium et l’énorme courbure de la planète l’avaient totalement abusé. Il était encore plus difficile de juger des distances ici que sur la Lune ; tout ce qu’il voyait devait être multiplié par dix.

C’était un phénomène très simple auquel il aurait dû être préparé, et pourtant il en fut profondément troublé. Il n’avait pas l’impression que Jupiter fût énorme mais que c’était lui qui avait rétréci pour ne plus mesurer qu’un dixième de sa taille normale. Peut-être parviendrait-il, avec le temps, à s’habituer à l’échelle inhumaine de ce monde ; mais en cet instant, contemplant cet horizon incroyablement éloigné, il sentit un vent plus glacial encore que l’atmosphère environnante lui traverser l’âme. En dépit de tous les arguments qu’il avait développés, il pensa que l’homme ne serait peut-être jamais à sa place dans ce monde. Il se pourrait bien qu’il fût à la fois le premier et le dernier à descendre à travers les nuages de Jupiter.

Le ciel au-dessus de lui était presque noir, strié seulement par les filaments de quelques cirrus d’ammoniac, une vingtaine de kilomètres plus haut. Il faisait froid près de ces lisières de l’espace, mais la température comme la pression s’élevaient rapidement en descendant. Au niveau où le Kon-Tiki dérivait à présent, la température était de 50 degrés centigrades en dessous de zéro et la pression de cinq atmosphères. Une centaine de kilomètres plus bas il ferait aussi chaud qu’autour de l’équateur terrestre et la pression serait à peu près identique à celle qui existe au fond de l’une des mers les moins profondes de la Terre. Des conditions idéales pour la vie.

Un quart du jour très bref de Jupiter avait déjà passé ; le Soleil était à mi-course dans le ciel mais la lumière qui baignait le manteau de nuages était étonnamment douce. Ces 500 millions de kilomètres supplémentaires avaient dépouillé le Soleil de toute sa puissance. Le ciel était clair et pourtant Falcon se surprenait sans cesse à penser que le temps était très couvert. La nuit devait certainement tomber très vite sur Jupiter, et bien que ce fût encore le matin, il se dégageait une impression de crépuscule d’automne. Mais l’automne, naturellement, n’existait pas sur Jupiter. Il n’y avait pas de saisons ici.

Le Kon-Tiki était entré à la verticale de la zone équatoriale, la partie la moins colorée de la planète. La mer de nuages qui s’étendait jusqu’à l’horizon était teintée d’un rosé saumon très pâle, sans aucun des jaunes, des rosés et même des rouges qui entouraient Jupiter à des latitudes plus élevées. La Grande Tache Rouge elle-même, la plus spectaculaire de toutes les particularités de la planète, se trouvait à des milliers de kilomètres au sud. Il aurait été tentant d’amorcer la descente à ce niveau, mais la Perturbation Tropicale Sud était anormalement active, avec des courants atteignant 1500 kilomètres/heure. Il n’aurait pas été prudent de s’approcher de ce maelstrom de forces inconnues. La Grande Tache Rouge et ses mystères devraient attendre de futures expéditions.

Le Soleil, traversant le ciel deux fois plus vite que sur Terre, approchait maintenant du zénith et il était éclipsé par le dôme argenté du ballon. Le Kon-Tiki continuait à dériver vers l’ouest rapidement, paisiblement, à une vitesse régulière de 350 kilomètres/heure que seul le radar parvenait à détecter. Était-ce toujours aussi tranquille ici ? se demanda Falcon. Les scientifiques qui avaient décrit avec tant d’érudition les zones de calme de Jupiter et qui avaient affirmé que l’équateur serait la plus calme d’entre elles savaient finalement de quoi ils parlaient. Falcon s’était montré profondément sceptique devant de telles prévisions et il avait été d’accord avec un chercheur assez modeste pour lui avoir carrément dit : « Aucun expert ne s’est jamais approché de Jupiter, alors ! » Eh bien, d’ici la fin de cette journée, il y en aurait eu au moins un. S’il réussissait à survivre jusque-là.

 

LES VOIX DES PROFONDEURS

 

Pour ce premier jour, le Maître des Dieux lui fut clément. Tout était, ici, sur Jupiter, aussi calme et paisible que cela l’avait été, des années auparavant, lorsqu’il s’était promené en compagnie de Webster au-dessus des plaines de l’Inde septentrionale. Falcon eut tout le temps nécessaire pour apprendre à maîtriser ses nouveaux talents jusqu’à ce que le Kon-Tiki fût devenu une extension de son propre corps. Jamais il n’aurait osé espérer qu’une telle chance lui serait un jour offerte et il commença à se demander quel serait le prix qu’il aurait à payer en échange.

Les cinq heures de jour étaient sur le point de s’achever ; les nuages en dessous de lui se couvraient d’ombres qui leur conféraient une consistance qu’ils n’avaient pas lorsque le Soleil était plus haut. Les couleurs disparaissaient rapidement du ciel, sauf à l’ouest où une bande pourpre qui fonçait progressivement s’étalait sur l’horizon. Au-dessus de cette bande, et plus proche du Kon-Tiki, un petit croissant de lune brillait d’une lumière blanche et pâle dans les profondes ténèbres environnantes.

Le Soleil, avec une vitesse perceptible à l’œil nu, disparaissait derrière Jupiter à 3 000 kilomètres de là. Les étoiles infinies s’allumèrent, dont la merveilleuse étoile du berger de la Terre, à la frontière même du crépuscule, rappelant à Falcon combien il était loin de sa patrie ; Vénus s’enfonça à la suite du Soleil. La première nuit d’un homme sur Jupiter venait de commencer.

Avec l’arrivée des ténèbres, le Kon-Tiki se mit à tomber. Le ballon n’était plus chauffé par les faibles rayons du Soleil et il perdit un petit peu de sa portance. Falcon ne fit rien pour l’accroître ; il s’était attendu à ce phénomène et il avait prévu de se laisser descendre.

La couche de nuages, à présent invisible, se trouvait toujours une cinquantaine de kilomètres plus bas et Falcon comptait l’atteindre vers minuit. Il la distinguait très nettement sur le radar à infrarouges qui indiquait en outre la présence d’une multitude de composés complexes de carbone en plus des gaz habituels, hydrogène, hélium et ammoniac. Les chimistes mouraient d’envie de se procurer des échantillons de cette substance boursouflée et rosâtre ; plusieurs sondes atmosphériques en avaient déjà ramassé quelques grammes, mais cela n’avait fait qu’aiguiser leur appétit. La moitié des molécules de base de la vie se trouvaient là, flottant très haut au-dessus de la surface de Jupiter. Et la vie pouvait-elle être bien loin lorsqu’elle avait de quoi se nourrir ? C’était la question à laquelle, après plus d’un siècle, personne n’avait encore pu répondre.

Les infrarouges étaient arrêtés par les nuages, mais le radar à micro-ondes passait, lui, au travers et, couche après couche, il communiquait des renseignements jusqu’à la surface invisible de la planète à plus de 400 kilomètres en contrebas. Et c’était là un domaine interdit à Falcon, protégé par d’énormes pressions et températures ; même les sondes-robots n’avaient pu l’atteindre sans se désagréger. La surface de la planète, terriblement tentante dans son inaccessibilité, reposait en bas de l’écran radar, légèrement floue et présentant une étrange structure granuleuse que les appareils ne parvenaient pas à expliquer.

Une heure après le coucher du Soleil, Falcon lâcha sa première sonde. Elle tomba rapidement pendant une centaine de kilomètres puis elle commença à flotter dans l’atmosphère plus dense, envoyant des flots de signaux radio que Falcon retransmit à Mission Control. Ensuite, il n’eut plus rien à faire avant le jour, si ce n’était de garder un œil sur la vitesse de chute, de contrôler les instruments et de répondre à quelques questions occasionnelles. Le Kon-Tiki pouvait fort bien prendre soin de lui-même pendant qu’il dérivait sur ce courant régulier.

Juste avant minuit, une femme contrôleur prit le quart et elle se présenta avec les plaisanteries d’usage. Dix minutes plus tard elle rappelait pour lancer d’un ton sérieux et excité :

« Howard ! Mettez-vous à l’écoute du canal 46. Puissance maxi. »

Le canal 46 ? Il y avait tant de circuits télémétriques qu’il ne connaissait que les numéros les plus importants. Mais dès qu’il eut abaissé la manette, il le reconnut tout de suite. C’était celui qui était intégré au micro de la sonde qui flottait à présent à 130 kilomètres en dessous dans une atmosphère devenue presque aussi dense que de l’eau.

Au premier abord, il n’entendit que le léger sifflement des vents étranges qui soufflaient dans les ténèbres de ce monde inimaginable. Puis, de ce fond sonore continu émergea lentement une vibration sourde qui devint de plus en plus forte, tel le roulement d’un gigantesque tambour. C’était un son si grave qu’on le sentait autant qu’on l’entendait, tandis que le rythme des battements ne cessait de s’accélérer alors que le ton restait toujours identique. C’était maintenant devenu une pulsation très rapide, presque infrasonique, qui soudain, en pleine vibration, s’arrêta, si brutalement que l’esprit ne put accepter ce silence et que la mémoire continua à fabriquer un écho fantôme dans les plus profondes cavernes du cerveau.

C’était le bruit le plus extraordinaire que Falcon eût jamais entendu, même parmi l’infinité des chants de la Terre. Il ne voyait aucun phénomène naturel qui eût pu le provoquer, pas plus qu’il n’évoquait le cri de quelque animal, pas même celui des plus grandes baleines.

Le bruit revint selon un schéma identique. Maintenant qu’il y était préparé, Falcon put se livrer à une estimation de la durée du phénomène : depuis la première pulsation jusqu’au crescendo final, il s’écoula un tout petit peu plus de dix secondes.

Et cette fois, il y eut un véritable écho, très faible et très lointain. Peut-être avait-il été renvoyé par l’une des couches de cette atmosphère stratifiée, ou peut-être s’agissait-il d’une autre source plus éloignée. Falcon guetta un second écho qui ne vint jamais.

Mission Control réagit rapidement et lui demanda d’expédier sur-le-champ une autre sonde. Avec deux micros, il serait possible de repérer approximativement les sources. Fait étrange, aucun des micros extérieurs du Kon-Tiki ne détectait autre chose que les bruits des vents ; les grondements, quelle qu’en fût l’origine, avaient dû être bloqués par une couche atmosphérique réfléchissante.

On ne tarda pas à découvrir qu’ils provenaient d’un amas de sources situé à environ 2 000 kilomètres du Kon-Tiki. La distance ne donnait aucune indication sur leur puissance ; dans les océans de la Terre, des sons plutôt faibles arrivaient à parcourir des distances comparables. Quant à l’hypothèse qui venait immédiatement à l’esprit, à savoir que ces émissions étaient dues à des créatures vivantes, l’exobiologiste l’écarta aussitôt :

« Je serais très déçu, affirma le Dr Brenner, qu’il n’y ait ni micro-organismes ni plantes sur Jupiter, mais je ne m’attends pas à trouver quoi que ce soit qui appartienne au règne animal car il n’y a pas d’oxygène libre. Toutes les réactions biochimiques sur Jupiter doivent être à basse énergie ; il n’existe tout simplement aucune façon dont une créature active pourrait fabriquer assez de puissance pour fonctionner. »

Falcon se demanda si cela était vrai ; il avait déjà entendu cet argument de nombreuses fois et il réserva son jugement.

« En tout cas, continua Brenner, certaines de ces ondes sonores sont longues d’une centaine de mètres ! Et même un animal aussi gros qu’une baleine serait incapable de les produire. Il faut qu’elles aient une origine naturelle. »

Effectivement, cela semblait plausible et les physiciens finiraient sans doute par trouver une explication. Falcon se demanda ce que pourrait bien penser un extra-terrestre aveugle des bruits qu’il entendrait près d’une mer déchaînée, d’un geyser, d’un volcan ou d’une chute d’eau. Il les attribuerait sans doute à quelque énorme bête.

Les voix des profondeurs se turent environ une heure avant l’aube et Falcon se prépara à passer sa seconde journée au-dessus de Jupiter. Le Kon-Tiki n’était plus qu’à cinq kilomètres de la couche de nuages la plus proche ; la pression extérieure s’était élevée à 10 atmosphères et il régnait une température tropicale de 30 degrés. Un homme pourrait se tenir dehors sans autre équipement qu’un appareil respiratoire insufflant un mélange adéquat d’héliox.

« Nous avons de bonnes nouvelles pour vous, lui apprit Mission Control peu après le lever du Soleil. La couche de nuages commence à se disperser. Vous bénéficierez d’une éclaircie partielle dans une heure, mais faites attention aux turbulences.

— J’en ai déjà noté quelques-unes, répondit Falcon. Je vais voir sur quelle profondeur.

— Au moins vingt kilomètres, jusqu’au second thermoclinal. Cette couche-là est très solide ; elle ne se dissipe jamais. »

Et elle est hors de ma portée, ajouta Falcon en pensée. La température doit y dépasser les 100 degrés. C’était bien la première fois qu’un aéronaute se préoccupait non pas de son plafond mais de son… plancher.

Dix minutes plus tard, il aperçut ce que Mission Control avait déjà observé depuis sa position privilégiée. Un changement de teinte était intervenu près de l’horizon et la couche de nuages était maintenant inégale et déchiquetée comme si quelque chose était brutalement passé au travers. Falcon mit en route la petite chaudière nucléaire et fit monter le Kon-Tiki de cinq kilomètres pour avoir une meilleure vue.

Le ciel, en dessous de lui, se dégageait rapidement, comme si la couche solide se dissolvait. Un abysse s’ouvrait sous ses yeux. Quelques instants plus tard, il voguait au bord d’un canyon nuageux de 20 kilomètres de profondeur et de 1 000 kilomètres de large.

Un monde nouveau s’étendait en-dessous de lui ; Jupiter venait de soulever l’un de ses nombreux voiles. La seconde couche de nuages, située à une distance inaccessible, était d’une couleur nettement plus foncée que la première. Elle était d’un rose presque saumon, bizarrement tacheté de petits îlots rouge brique de forme ovoïde dont les axes indiquaient une direction est-ouest, celle des vents dominants. Il y en avait des centaines, tous à peu près de la même taille, qui rappelaient à Falcon les petits cumulus boursouflés des cieux terrestres.

Il réduisit la force ascensionnelle et le Kon-Tiki commença à s’enfoncer le long de la falaise qui se désagrégeait. Ce fut alors que Falcon remarqua la neige.

Des flocons blancs se formaient dans le ciel et tombaient lentement. Il faisait cependant beaucoup trop chaud pour que cela fût de la neige, et, de toute façon, il n’y avait pratiquement aucune trace d’eau à cette altitude. En outre, ces flocons ne brillaient d’aucun éclat ni ne scintillaient tandis qu’ils gagnaient les profondeurs ; et lorsque, peu après, quelques-uns atterrirent sur le bras d’un instrument presque devant le plus large hublot panoramique, Falcon s’aperçut qu’ils étaient d’un blanc mat et opaque et que leur structure n’avait rien de cristalline ; ils étaient par ailleurs assez grands, mesurant plusieurs centimètres de large. Ils ressemblaient à une cire blanche et Falcon se dit que c’était précisément ce qu’ils étaient. Une réaction chimique quelconque se produisait dans l’atmosphère environnante qui condensait les hydrocarbures dans le ciel de Jupiter.

À une centaine de kilomètres devant le Kon-Tiki, une perturbation se formait dans la couche de nuages. Les petits îlots rouges étaient ballottés dans tous les sens et commençaient à se mettre en spirale, le schéma classique du cyclone si bien connu de la météorologie terrestre. Le tourbillon émergeait à une vitesse incroyable. Si c’était bien un ouragan, pensa Falcon, le Kon-Tiki courait de sérieux dangers.

Son inquiétude, soudain, se transforma en émerveillement, puis en véritable peur. Ce qui se développait devant lui n’était pas du tout un ouragan. Quelque chose d’énorme, quelque chose qui mesurait des dizaines de kilomètres de long, était en train de crever les nuages.

L’idée qu’il s’agissait peut-être d’un autre nuage (de la partie supérieure d’un nuage d’orage jailli des couches inférieures de l’atmosphère) ne le rassura que l’espace de quelques secondes. Non. Cette chose était solide. Elle se frayait un chemin à travers la couche rose saumon comme un iceberg remontant des profondeurs.

Un iceberg ? Flottant sur de l’hydrogène ? C’était naturellement impossible, mais cette analogie n’était peut-être pas si ridicule que cela. Dès qu’il eut braqué le télescope dans cette direction, Falcon vit qu’il s’agissait d’une masse blanchâtre striée de traînées rouges et brunes. Ce devait être, pensa-t-il, la même matière que les « flocons de neige » qui tombaient autour de lui, une chaîne de montagnes en cire. Et il s’aperçut bientôt que ce n’était pas aussi solide qu’il l’avait cru ; les bords ne cessaient de s’effriter et de se reformer.

« Je sais ce que c’est, dit-il par radio à Mission Control qui depuis dix minutes l’abreuvait de questions angoissées. C’est une masse de bulles, une sorte d’écume. De la mousse d’hydrocarbure… Attendez ! ATTENDEZ !

— Que se passe-t-il ? demanda Mission Control. Que se passe-t-il ? »

Falcon ignora Les appels frénétiques venus de l’espace et il concentra toute son attention sur l’image du télescope. Il fallait être sûr. Absolument sûr. S’il se trompait, il allait être la risée de tout le Système Solaire.

Puis il se détendit, jeta un coup d’œil sur l’horloge et coupa la voix nasillarde venue de Jupiter V.

« Allô ! Mission Control, fit-il cérémonieusement. Ici Howard Falcon à bord du Kon-Tiki, temps Éphéméride dix-neuf heures vingt et une minutes quinze secondes. Latitude zéro degré cinq minutes nord. Longitude cent cinq degrés quarante-deux minutes. Veuillez informer le Dr Brenner que la vie existe sur Jupiter. Et dites-lui que c’est vraiment quelque chose de colossal. »

 

LES ROUES DE POSÉIDON

 

« Je suis très content de m’être trompé, répondit avec enthousiasme le Dr Brenner. La nature nous réserve toujours des petites surprises. Gardez la caméra à objectif longue focale sur la cible et transmettez-nous les meilleures images que vous pourrez. »

Les formes qui se déplaçaient le long de ces pentes cireuses étaient encore trop éloignées pour que Falcon pût en distinguer les détails ; elles devaient toutefois être énormes pour être visibles à une telle distance. Elles étaient presque noires, taillées en pointe de flèches, et elles progressaient par lentes ondulations du corps, ce qui les faisait ressembler à des raies manta nageant au-dessus d’un récif tropical.

Peut-être s’agissait-il de quelque bétail aérien paissant dans les pâturages de nuages jupitériens, car elles semblaient brouter le long des sombres traînées rouge-brun qui sillonnaient les flancs des falaises flottantes comme des lits de cours d’eau asséchés. De temps à autre, l’une de ces formes plongeait dans la montagne de mousse où elle s’évanouissait.

Le Kon-Tiki paraissait toujours se déplacer lentement par rapport à la couche de nuages et il lui faudrait encore trois heures au moins avant de se trouver au-dessus de ces éphémères collines. Le vaisseau avait entamé une véritable course avec le Soleil. Falcon espérait que la nuit ne tomberait pas avant qu’il eût pu étudier de près les mantas, comme il les avait baptisées, ainsi que le paysage fragile au-dessus duquel elles évoluaient.

Ce furent des heures très longues ; Falcon laissa les micros extérieurs à leur puissance maximale, se demandant s’il ne venait pas de découvrir la source des battements sourds de la nuit. Les mantas étaient certainement assez grosses pour les avoir produits, et les premières mesures précises lui apprirent qu’elles avaient près de 100 mètres d’envergure. Elles avaient donc trois fois la taille des plus grandes baleines terrestres, tout en ne pesant guère plus de quelques tonnes.

Une demi-heure avant le coucher du Soleil, le Kon-Tiki était presque au-dessus des « montagnes ».

« Non, répondit Falcon aux questions répétées de Mission Control au sujet des mantas. Elles ne semblent toujours pas réagir à ma présence. Je ne pense pas qu’elles soient intelligentes. Elles ont l’air d’inoffensifs végétariens. Et même si elles voulaient me donner la chasse, je suis persuadé qu’elles ne pourraient pas atteindre l’altitude où je me trouve. »

Il fut pourtant légèrement déçu que les mantas ne lui manifestent aucun intérêt lorsqu’il passa très haut au-dessus du territoire où elles se nourrissaient. Peut-être n’avaient-elles aucun moyen de détecter sa présence ; quand il les étudia et les photographia à travers le télescope, il ne décela aucune trace d’organe sensoriel. Ces créatures étaient de simples triangles noirs, immenses, ondulant au-dessus de collines et de vallées qui, en réalité, étaient à peine plus consistantes que les nuages de la Terre. Et pourtant, elles semblaient solides. Falcon savait que si quelqu’un venait à poser le pied sur ces montagnes blanches, il passerait au travers comme s’il s’agissait de mouchoirs en papier.

De près, Falcon distingua les myriades de cellules ou de bulles dont ces montagnes étaient formées. Certaines étaient assez larges, environ un mètre de diamètre, et Falcon se demanda dans quel chaudron de sorcière ces hydrocarbures avaient bien pu mijoter. Il devait y avoir suffisamment de molécules pétrochimiques dans l’atmosphère de Jupiter pour couvrir tous les besoins de la Terre pendant 1 000 000 d’années.

La brève journée de la planète était sur le point de s’achever au moment où le Kon-Tiki survolait la crête des collines de cire et la lumière déclinait rapidement le long de leurs pentes. Il n’y avait pas de mantas sur le versant occidental dont la topographie, pour une raison qui échappait à Falcon, était fort différente. L’écume était sculptée en longues terrasses plates comme à l’intérieur d’un cratère lunaire. Falcon les compara à des marches gigantesques qui s’enfonçaient vers la surface cachée de la planète.

En bas de cet escalier, juste au-dessus du tourbillon de nuages que la montagne avait créé en jaillissant des profondeurs, se trouvait une masse vaguement ovoïde de deux ou trois kilomètres de long. Elle était assez difficile à déceler car elle était à peine plus foncée que la mousse grisâtre sur laquelle elle reposait. Falcon eut tout d’abord l’impression de se trouver devant une forêt d’arbres blêmes, ou de champignons géants qui n’auraient jamais vu le Soleil.

C’était certainement une forêt. Falcon apercevait à présent des centaines de troncs élancés qui jaillissaient de la mousse blanche et cireuse clans laquelle ils étaient enracinés. Les arbres, pourtant, étaient plantés très près, trop près, les uns des autres. Il n’y avait pratiquement aucun espace entre eux. Après tout, ce n’était peut-être pas une forêt mais un arbre unique, monstrueux, comme l’un de ces banians géants à racines aériennes qui poussent en Asie. À Java, il avait vu un jour un banian de 200 mètres d’envergure et, quant au monstre qu’il avait sous les yeux, il était au moins dix fois plus grand.

La nuit était presque tombée. Les nuages, avec la réfraction de la lumière, avaient pris une teinte pourpre qui, dans quelques secondes, allait disparaître sous le manteau des ténèbres. À la dernière lueur de ce second jour sur Jupiter, Howard Falcon vit, ou crut voir, quelque chose qui jeta de terribles doutes sur l’interprétation qu’il avait faite de cet ovale blanc-gris.

À moins que la faible lumière ne l’eût totalement abusé, il avait vu ces centaines de troncs longs et minces osciller d’avant en arrière, dans un synchronisme parfait, comme des algues dans le courant.

Et l’arbre n’était plus tout à fait à l’endroit où il l’avait repéré pour la première fois.

« Désolé pour cette information, dit Mission Control peu après le coucher du Soleil, mais nous pensons que la Source Beta va faire irruption d’ici une heure. Probabilité soixante-dix pour cent. »

Falcon consulta rapidement la carte. Beta, latitude 140 degrés, se trouvait à 30 000 kilomètres de là et bien en dessous de sa ligne d’horizon. Bien que les plus importantes des éruptions pussent atteindre une puissance de dix mégatonnes, le Kon-Tiki était bien trop loin pour être mis en danger par l’onde de choc. Mais l’orage radio qui allait suivre posait, lui, un tout autre problème.

Les explosions décamétriques qui faisaient parfois de Jupiter la plus puissante source de radio de tout le ciel avaient été découvertes dans les années 1950 au plus grand étonnement des astronomes de l’époque. Et aujourd’hui, plus d’un siècle plus tard, leur véritable cause restait encore un mystère. On pouvait seulement en expliquer les symptômes, pas les origines.

La théorie du « volcan » était celle qui avait le mieux résisté à l’épreuve du temps, encore que personne n’imaginât que ce mot de volcan pût avoir le même sens sur Jupiter que sur Terre. À intervalles assez rapprochés, parfois plusieurs fois par jour, de gigantesques éruptions se produisaient dans les couches inférieures de l’atmosphère, probablement même sur la surface cachée de la planète. Un énorme geyser de gaz de plus de 1 000 kilomètres de hauteur jaillissait alors en bouillonnant comme s’il cherchait à s’échapper dans l’espace.

Mais, face au champ de gravité le plus puissant de toutes les planètes, il n’avait pas la moindre chance. Pourtant, de maigres reliquats, quelques petits millions de tonnes, parvenaient souvent à atteindre l’ionosphère de Jupiter. Et lorsque cela se produisait, c’était l’enfer qui se déchaînait.

Les ceintures de radiation qui entouraient la planète étaient des dizaines de fois plus actives que les ceintures de Van Allen de la Terre, et quand elles étaient court-circuitées par une colonne de gaz ascendante, il en résultait une décharge électrique des millions de fois plus forte que n’importe quel éclair terrestre ; un colossal coup de tonnerre radio était expédié à travers le Système Solaire et vers les étoiles.

On avait découvert que ces explosions d’ondes radio provenaient principalement de quatre régions de la planète ; il y avait peut-être à ces endroits une faiblesse quelconque qui permettait aux feux intérieurs de Jupiter de s’échapper de temps à autre. Les savants installés sur Ganymède, la plus grande des nombreuses lunes de Jupiter, pensaient maintenant être en mesure de prévoir l’éclatement d’un orage décamétrique ; et cela avec une marge d’erreur à peu près aussi précise que celle des prévisions météorologiques sur Terre au début des années 1900.

Falcon ne savait pas s’il devait souhaiter ou craindre cet orage radio ; certes, les observations qu’il pourrait faire ajouteraient à la valeur de la mission, à condition toutefois qu’il y survécût. Sa route avait été tracée pour le maintenir le plus possible à l’écart des principaux centres de perturbations et surtout du plus actif d’entre eux, la Source Alpha. Par bonheur, Beta, la plus proche de lui, était encore à 30 000 kilomètres ; Falcon espérait que cette distance, presque la circonférence de la Terre, lui assurerait une relative sécurité.

« Probabilité quatre-vingt-dix pour cent, annonça Mission Control avec une note d’anxiété. Et oubliez cette histoire d’une heure. Ganymède dit que ça peut éclater à tout moment. »

La radio s’était à peine tue que l’aiguille indiquant la force du champ magnétique se mit soudain à redescendre aussi vite qu’elle était montée. Très loin de là, des milliers de kilomètres plus bas, quelque chose avait provoqué une secousse titanesque dans le cœur en fusion de la planète.

« Voilà l’éruption ! s’écria Mission Control.

— Merci… je le savais déjà. Quand est-ce que l’orage sera sur moi ?

— D’ici cinq minutes avec intensité maximale dans dix minutes. »

Loin sur la courbure de Jupiter, une colonne de gaz aussi large que l’océan Pacifique s’élevait dans l’espace à des milliers de kilomètres à l’heure. Déjà, dans les couches inférieures, les orages devaient éclater, mais ils n’étaient rien encore comparés à la fureur qui allait se déchaîner lorsque la ceinture de radiations serait frappée et qu’elle commencerait à bombarder la planète de ses surplus d’électrons. Falcon entreprit de rétracter toutes les antennes et les instruments qui entouraient la capsule. C’étaient les seules précautions qu’il pouvait prendre. Il s’écoulerait quatre heures avant que l’onde de choc atmosphérique ne l’atteignît, mais par contre l’explosion radio, voyageant à la vitesse de la lumière, serait sur lui un dixième de seconde après la décharge électrique.

Le moniteur radio, balayant tout le spectre, n’indiquait toujours rien d’anormal en dehors de la masse habituelle de parasites. Puis, Falcon remarqua que le niveau sonore s’élevait graduellement. La puissance de l’explosion augmentait.

Compte tenu de la distance, Falcon ne s’était pas attendu à voir quoi que ce fût, mais soudain, très loin, un éclair de chaleur tremblota sur l’horizon oriental. Au même instant, la moitié des disjoncteurs du standard principal sautèrent, les lumières faiblirent et tous les circuits de communications s’éteignirent.

Falcon essaya de bouger mais il en fut totalement incapable. La paralysie qui l’étreignait n’était pas seulement psychologique ; il semblait avoir perdu aussi le contrôle de ses membres et tout son corps était parcouru d’un douloureux picotement. Il était impossible que le champ électrique eût traversé le bouclier protecteur de la capsule ; pourtant le tableau de bord était parcouru de petites étincelles et Falcon entendit le craquement caractéristique d’une succession de décharges.

Les circuits d’urgence entrèrent en action avec une série de bruits secs et les surcharges se remirent en place. Les lumières se rallumèrent et la paralysie de Falcon disparut aussi vite qu’elle était venue. Après avoir jeté un coup d’œil sur le tableau de bord pour s’assurer que tout fonctionnait à nouveau normalement, il se dirigea vers les hublots d’observation.

Il n’eut pas besoin d’allumer les lampes extérieures : les câbles soutenant la capsule semblaient en feu. Des faisceaux de lumière, brillant d’un bleu électrique contre le noir du ciel, s’étiraient jusqu’au ballon géant et des globes de feu aveuglants roulaient lentement le long de certains d’entre eux.

Ce spectacle était si étrange et si beau qu’il était difficile d’y déceler la moindre menace. Falcon n’ignorait pas que très peu de gens avaient pu observer de si près des éclairs en boule, et en tout cas, aucun d’eux n’aurait survécu s’il s’était trouvé à bord d’un ballon à hydrogène dans l’atmosphère de la Terre. Falcon se souvenait très bien de l’embrasement du Hindenburg, détruit par une simple étincelle alors qu’il se posait à Lakehurst en 1937 ; et comme si souvent dans le passé les images de ce film d’actualité horriblement vieux se déroulèrent dans son esprit. Mais au moins cela ne pourrait pas arriver ici, en dépit de la présence au-dessus de sa tête de plus d’hydrogène que n’en avait jamais contenu le dernier des Zeppelins. Il s’écoulerait encore quelques milliards d’années avant que quiconque pût allumer un feu dans l’atmosphère de Jupiter.

Avec un fort bruit de friture, les circuits radio revinrent à la vie.

« Allô ! Kon-Tiki… Kon-Tiki. Me recevez-vous ? Me recevez-vous ? »

Les mots étaient hachés et terriblement déformés, mais malgré tout intelligibles. Le moral de Falcon s’améliora : il avait repris contact avec le monde des hommes.

« Je vous reçois, répondit-il. La fée électricité m’a gâté, mais pas d’avaries… jusqu’à présent.

— Merci… on croyait vous avoir perdu. Vérifiez les canaux télémétriques trois, sept et vingt-six. Et aussi le son de la caméra deux. D’autre part, on ne croit pas tout à fait aux chiffres communiqués par les sondes extérieures d’ionisation. »

Falcon détacha à contrecœur son regard du fascinant spectacle de pyrotechnie qui se déroulait autour du Kon-Tiki, se contentant de jeter de temps à autre un coup d’œil par le hublot. Les globes de feu disparurent les premiers, s’enflant lentement jusqu’à atteindre un point critique où ils s’évanouissaient dans une petite explosion. Une heure plus tard il restait encore de faibles lueurs sur les parties métalliques extérieures de la capsule ; quant aux parasites, ils perturbèrent les liaisons radio pendant une bonne partie de la nuit.

Il ne se passa pratiquement rien avant les minutes précédant l’aube. Comme c’était apparu à l’est, Falcon crut d’abord qu’il s’agissait des premières manifestations de l’aurore, mais il s’aperçut qu’il était encore trop tôt de vingt minutes et que cette lueur qui s’était matérialisée à l’horizon se déplaçait dans sa direction. Elle se détacha rapidement de la voûte étoilée qui marquait le bord invisible de la planète et Falcon constata que c’était une bande relativement étroite aux contours bien définis. Cela ressemblait au faisceau d’un énorme projecteur jailli des nuages.

À environ une centaine de kilomètres derrière ce premier rayon de lumière en apparut un second, parallèle au premier et se déplaçant à la même vitesse. Et au-delà du second, en apparut un troisième, puis un autre, puis un autre encore jusqu’à ce que le ciel tout entier fût zébré de bandes alternées de lumière et de ténèbres.

Falcon, qui croyait être déjà habitué aux merveilles de ce monde, pensa qu’il était impossible que ce spectacle de luminosité pure et silencieuse pût présenter le moindre danger. Mais, pourtant, ce phénomène était si ahurissant, si inexplicable, qu’il sentit un flot de peur panique menacer son équilibre. Personne ne pouvait contempler cette scène sans avoir le sentiment d’être un nain confronté à des forces dépassant sa compréhension. Était-il possible que Jupiter eût engendré non seulement la vie mais aussi l’intelligence ? Et peut-être une intelligence qui venait tout juste de réagir à la présence de l’étranger ?

« Oui, nous le voyons, dit Mission Control d’une voix qui faisait écho à son propre effroi. Nous n’avons aucune idée de ce que c’est. Restez à l’écoute… nous prenons contact avec Ganymède. »

Le spectacle, lentement, s’achevait. Les bandes jaillies de l’horizon se faisaient beaucoup moins éclatantes, comme si les énergies qui les avaient produites commençaient à s’épuiser. En cinq minutes, tout fut terminé ; la dernière lueur vacilla à l’ouest puis mourut. Falcon ressentit un intense soulagement devant la disparition de ce phénomène. Cette vue était si fascinante, si inquiétante, qu’il n’était pas sain pour la paix de l’esprit de la contempler trop longtemps.

Il était beaucoup plus bouleversé qu’il ne voulait bien l’admettre. L’orage électrique était quelque chose qu’il pouvait comprendre, mais pas cela.

Mission Control n’avait pas encore rappelé. Falcon savait qu’on était en train de consulter toutes les informations stockées sur Ganymède tandis qu’hommes et ordinateurs se penchaient sur le problème. Si l’on ne trouvait pas de réponse sur Ganymède, il faudrait entrer en contact avec la Terre ; ce qui impliquait un délai d’une heure. Et la possibilité que même la Terre se montrât incapable de fournir la moindre explication était quelque chose que Falcon n’osait même pas envisager.

Jamais il n’avait été plus heureux d’entendre Mission Control qu’au moment où la voix du Dr Brenner se matérialisa à travers les ondes. Le biologiste semblait tout à la fois soulagé et abattu comme un homme qui vient de connaître une grave crise intellectuelle.

« Allô ! Kon-Tiki. Nous avons résolu votre problème, mais nous n’arrivons pas encore à y croire. Ce que vous avez vu, c’était une bioluminescence, un phénomène comparable à celui produit par des micro-organismes dans les mers tropicales de la Terre. Ici, ça se passe dans l’atmosphère au lieu de la mer, mais le principe reste le même.

— Mais le dessin, répliqua Falcon. C’était si régulier… si artificiel ! Et ça avait plusieurs centaines de kilomètres de large !

— C’était même plus large que vous l’imaginez car vous. n’en avez vu qu’une petite partie. Le tout mesurait cinq mille kilomètres de large et ressemblait à une roue qui tourne. Vous n’avez aperçu que les rayons qui passaient devant vous à environ un kilomètre par seconde…

— Par seconde ! ne put s’empêcher de s’exclamer Falcon. Mais aucun animal ne peut se déplacer à une telle vitesse !

— Bien sûr que non… mais laissez-moi vous expliquer. Ce phénomène a été déclenché par l’onde de choc venue de la Source Beta et qui progressait à la vitesse du son.

— Mais que faites-vous de la régularité du dessin ? insista Falcon.

— C’est l’aspect le plus étonnant. Il s’agit d’un phénomène très rare, mais de telles roues de lumière – sauf qu’elles étaient mille fois plus petites – ont été observées dans le golfe Persique et dans l’océan Indien. Écoutez ça : Compagnie Anglo-Indienne de Patna, golfe Persique, mai 1880,23 heures 30 : « Une énorme roue lumineuse, avançant en tourbillonnant et dont les rayons semblaient effleurer la coque du navire… Les rayons avaient deux cents ou trois cents yards de longueur… chaque roue avait environ seize rayons… » Et voici un témoignage en provenance du golfe d’Oman, daté du 23 mai 1906 : « La luminescence d’un éclat intense s’approcha rapidement de nous, projetant en rapide succession des rais de lumière vers l’ouest, comme le faisceau du projecteur d’un vaisseau de guerre… Sur notre gauche se forma une gigantesque roue de feu dont les rayons s’étendaient aussi loin que portait le regard. Cette roue tourbillonna pendant deux ou trois minutes. » L’ordinateur des archives de Ganymède a retrouvé environ cinq cents cas semblables et il les aurait tous passés sur imprimantes si on ne l’avait pas arrêté à temps.

— Vous m’avez convaincu, mais je n’en reviens quand même pas.

— Je ne vous en veux pas pour ça ; l’explication du phénomène n’a été découverte qu’à la fin du XXe siècle. Il semble que ces roues lumineuses soient provoquées par des séismes sous-marins qui se produisent dans les eaux peu profondes où les ondes de choc peuvent être réfléchies et former des motifs réguliers. Parfois des bandes et parfois des roues… on les a appelées « Les Roues de Poséidon ». Cette théorie a finalement été vérifiée en faisant des explosions sous-marines et en photographiant les résultats par satellite. Il n’est pas étonnant que les marins aient été superstitieux. Qui aurait bien pu croire à une chose pareille ? »

— Voilà donc l’explication, se dit Falcon. Quand la Source Beta s’était déchaînée, elle avait dû envoyer des ondes de choc dans toutes les directions, à travers les gaz comprimés des couches inférieures de l’atmosphère comme à travers la masse solide de Jupiter elle-même. Se rencontrant, se croisant et s’entrecroisant, ces ondes s’étaient annihilées à tel endroit, renforcées à tel autre ; la planète tout entière avait dû sonner comme une volée de cloches.

L’interprétation rationnelle n’effaçait cependant pas tout à fait le sentiment de merveilleux et d’effroi. Falcon n’oublierait jamais ces rayons lumineux s’enfonçant dans les profondeurs inaccessibles de l’atmosphère jovienne. Il avait l’impression d’être non seulement sur une planète étrangère mais aussi dans un royaume magique situé quelque part entre le mythe et la réalité.

C’était un monde où tout pouvait arriver. Un monde où aucun homme ne pouvait prévoir ce que l’avenir lui réservait.

Et Falcon avait encore un jour entier à passer.

 

MÉDUSE

 

Lorsque l’aurore survint, elle apporta un changement soudain du temps : le Kon-Tiki voguait à travers le blizzard ; les flocons de neige cireuse tombaient si drus que la visibilité était réduite à zéro. Falcon commençait à s’inquiéter du poids qui devait s’accumuler sur l’enveloppe lorsqu’il constata que tous les flocons qui passaient devant les hublots disparaissaient presque aussitôt. La chaleur continue dégagée par le Kon-Tiki les faisait s’évaporer aussi vite qu’ils arrivaient.

S’il s’était trouvé ainsi en ballon au-dessus de la Terre, il se serait également inquiété du risque de collision mais au moins sur ce plan, il n’avait pas à se faire de souci ici ; les montagnes de Jupiter étaient toutes à plusieurs centaines de kilomètres en contrebas ; quant à ces îles flottantes d’écume, elles ne devaient pas être plus dangereuses que des bulles de savon.

Falcon brancha le radar horizontal qu’il n’avait pas encore utilisé ; il ne s’était en effet servi que du faisceau vertical qui lui communiquait la distance jusqu’à la surface invisible. Il connut alors une nouvelle surprise.

Éparpillés sur un immense secteur de ciel devant le Kon-Tiki, il y avait des dizaines d’échos larges et brillants. Ils étaient nettement séparés les uns des autres et semblaient tout simplement suspendus dans l’espace. Falcon se rappela soudain une expression que les premiers aviateurs avaient utilisée pour décrire l’un des risques de leur métier : « des nuages truffés de rochers ». Et c’était une définition qui paraissait s’appliquer parfaitement à ce qui se trouvait sur la route du Kon-Tiki.

C’était un spectacle déconcertant. Puis Falcon, à nouveau, se souvint que rien de solide ne pouvait logiquement planer dans cette atmosphère. Peut-être s’agissait-il de quelque étrange phénomène météorologique, et, en tout cas, le plus proche de ces échos était situé à plus de 200 kilomètres.

Il signala ce fait à Mission Control qui ne put lui fournir aucune explication, mais qui, par contre, l’informa qu’il allait sortir du blizzard d’ici trente minutes.

Mission Control ne le prévint cependant pas du violent vent de travers qui frappa brutalement le Kon-Tiki et le précipita presque à angle droit par rapport à son cap originel. Falcon eut besoin de toute son habileté pour empêcher le vaisseau qui ne répondait presque plus aux commandes de chavirer. Quelques minutes plus tard, le Kon-Tiki fonçait vers le nord à plus de 500 kilomètre/heure, puis, aussi soudainement qu’elle avait éclaté, la turbulence cessa. Le vaisseau filait toujours à une vitesse très élevée mais par air calme. Falcon se demanda s’il n’avait pas été pris dans l’équivalent jupitérien d’un jet-stream.

La tempête de neige disparut alors, brutalement, et Falcon vit ce que Jupiter lui avait préparé.

Le Kon-Tiki était entré dans l’entonnoir d’un gigantesque tourbillon d’au moins trois cents kilomètres de large. L’aérostat était précipité contre un mur de nuages incurvé ; au-dessus, le Soleil brillait dans un ciel limpide, mais en dessous, très loin, cette énorme vrille creusait l’atmosphère sur des profondeurs inconnues jusqu’à une couche de brume sillonnée d’éclairs.

Le vaisseau était attiré vers le bas avec une lenteur telle qu’il n’y avait pas de danger immédiat, mais Falcon n’en augmenta pas moins le flot de chaleur qui se déversait dans l’enveloppe jusqu’à ce que le Kon-Tiki se stabilisât à une altitude constante. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il se détourna du fantastique spectacle offert par l’extérieur pour se consacrer à nouveau au problème posé par le radar.

L’écho le plus proche n’était plus qu’à 40 kilomètres et Falcon ne tarda pas à s’apercevoir que chacun de ces échos était localisé le long du mur du vortex ; ils se déplaçaient en fait avec lui, apparemment pris dans le tourbillon tout comme le Kon-Tiki. Falcon pointa le télescope dans la direction du faisceau radar et le champ de vision se trouva presque aussitôt rempli par un étrange nuage tacheté.

Il n’était pas très facile à distinguer car il était à peine plus foncé que la paroi floue de la tornade en toile de fond. Ce ne fut qu’après l’avoir étudié pendant plusieurs minutes que Falcon réalisa qu’il l’avait déjà vu auparavant.

La première fois, ce nuage traversait les montagnes d’écumes à la dérive et Falcon l’avait pris par erreur pour un arbre géant à plusieurs troncs. Maintenant il pouvait au moins se faire une idée de sa taille exacte et de sa complexité ; et il pouvait aussi lui donner un nom qui l’aiderait à fixer son image dans son esprit ; il ne ressemblait pas du tout à un arbre mais plutôt à une méduse, de celles que l’on pouvait rencontrer luttant de tous leurs tentacules contre les remous les plus chauds du Gulf Stream.

Mais cette méduse-là avait au moins deux kilomètres de large et ses dizaines de tentacules faisaient plusieurs centaines de mètres de longueur ; ils se balançaient lentement d’avant en arrière dans un synchronisme parfait, chaque ondulation complète durant plus d’une minute, comme si la créature ramait maladroitement dans le ciel.

Les autres échos correspondaient à des méduses plus éloignées. Falcon dirigea son télescope sur cinq ou six d’entre elles et il ne constata aucune différence de taille ni de forme. Elles semblaient toutes appartenir à la même espèce, et Falcon se demanda pour quelle raison elles dérivaient ainsi paresseusement sur une orbite de 1 000 kilomètres. Peut-être se nourrissaient-elles du plancton aérien qui avait été aspiré par le tourbillon.

« Howard, est-ce que vous vous rendez compte, fit Brenner lorsqu’il fut revenu de sa surprise initiale, que cette chose est environ cent mille fois plus large que la plus grande de nos baleines ? Et même si ce n’est qu’une poche de gaz, elle doit encore peser un million de tonnes ! Je ne peux même pas formuler la moindre hypothèse quant à son métabolisme ; elle doit produire des mégawatts de chaleur pour pouvoir flotter ainsi.

— Mais si ce n’est qu’une poche de gaz, pourquoi réfléchit-elle si bien les ondes radar ?

— Je n’en ai absolument aucune idée. Vous pourriez vous approcher ? »

La question posée par Brenner demandait réflexion. Si Falcon changeait d’altitude pour profiter de la différence de vitesse du vent, il pourrait s’approcher autant qu’il le voudrait de la méduse. Mais pour le moment, la distance de quarante kilomètres lui convenait à merveille. Il refusa donc catégoriquement.

« Je vous comprends, admit à regret Brenner. Il est préférable pour l’instant que nous restions où nous sommes. »

L’emploi du « nous » provoqua chez Falcon un amusement teinté d’ironie ; 100 000 kilomètres de distance modifiaient considérablement les points de vue.

Pendant les deux heures qui suivirent, le Kon-Tiki plana paisiblement dans l’entonnoir du maelstrom tandis que Falcon, essayant différents filtres et contrastes, tentait d’obtenir les meilleurs clichés possibles de la méduse. Il commençait à se demander si sa couleur insaisissable n’était pas une sorte de camouflage, et si, comme nombre d’animaux terrestres, elle ne s’efforçait pas de se fondre dans son environnement. C’était un truc utilisé à la fois par les chasseurs et par le gibier.

Mais à laquelle de ces catégories la méduse appartenait-elle ? Il ne pouvait guère espérer trou ver de réponse à cette question dans le peu de temps qui lui restait. Et pourtant, juste avant le midi de Jupiter, sans le moindre avertissement, cette réponse lui fut fournie.

Telle une escadrille d’antiques chasseurs à réaction, cinq mantas jaillirent du mur de brouillard formé par la colonne du tourbillon. Elles volaient en formation en V, piquant droit sur le nuage gris blafard de la méduse, et il ne faisait aucun doute dans l’esprit de Falcon qu’il s’agissait bien d’une attaque en règle. Il s’était plutôt trompé en pensant qu’il s’agissait de paisibles végétariens.

Et pourtant tout se déroulait sur un rythme si traînant qu’on avait l’impression de regarder un film au ralenti. Les mantas avançaient en ondulant à peut-être cinquante kilomètre/heure et elles semblèrent mettre des siècles pour atteindre la méduse qui continuait, imperturbable, à barboter plus lentement encore qu’auparavant. Aussi énormes qu’elles fussent, les mantas paraissaient minuscules en comparaison du monstre dont elles s’approchaient ; lorsqu’elles battirent des ailes pour s’immobiliser sur son dos, elles évoquèrent des oiseaux se posant sur une baleine.

Falcon se demanda si la méduse était capable de se défendre. Tant qu’elles restaient hors de portée de ces énormes tentacules si malhabiles, Falcon ne voyait pas comment les mantas pourraient courir le moindre danger. Et peut-être la méduse n’avait-elle même pas conscience de leur présence ; les mantas pouvaient n’être que d’insignifiants parasites, aussi bien tolérés que quelques puces par un chien.

Mais il devenait de plus en plus évident que la méduse était en péril. Avec une déchirante lenteur, elle commença à se renverser, comme un vaisseau qui chavire. Dix minutes plus tard, elle était inclinée d’environ 45 degrés tandis qu’elle perdait rapidement de l’altitude. Il était impossible de ne pas éprouver un sentiment de compassion pour le monstre aux abois, et ce spectacle éveilla de terribles souvenirs dans la mémoire de Howard Falcon. Sous un aspect quelque peu grotesque, la chute de la méduse était une espèce de parodie de l’agonie du Queen.

Falcon savait néanmoins que ses sympathies allaient du mauvais côté. L’intelligence ne pouvait se développer que parmi les prédateurs et non parmi les gros ruminants paisibles des mers comme des airs. Les mantas étaient bien plus proches de lui que ne l’étaient ces monstrueux sacs de gaz ; et, en tout état de cause, qui pourrait vraiment éprouver de la sympathie pour une créature 100 000 fois plus grande qu’une baleine ?

Il remarqua alors que la tactique de la méduse semblait avoir porté ses fruits. Les mantas étaient gênées par ce lent mouvement de rotation et elles s’écartaient avec lourdeur du dos de la méduse, comme des vautours repus dérangés à la fin de leur repas. Mais elles n’allèrent pas très loin, continuant à planer à quelques mètres du géant qui versait toujours.

Il y eut soudain un éclair aveuglant de lumière en même temps que de violents parasites dans le circuit radio. L’une des mantas tomba en vrille et un panache de fumée noire apparut dans son sillage. Et bien qu’il ne pût y avoir de feu dans cette atmosphère, la ressemblance avec un avion abattu était assez troublante.

Les quatre raies qui restaient plongèrent simultanément hors de portée de la méduse, gagnant de la vitesse en perdant de l’altitude. Quelques minutes plus tard elles avaient disparu à travers le mur de nuages d’où elles étaient venues. Et la méduse, cessant de descendre, commença à se redresser, toujours aussi lentement. Peu après, elle flottait à nouveau en équilibre comme s’il ne s’était rien passé.

« Fantastique ! s’écria le Dr Brenner après un instant de silence hébété. Elle a développé des défenses électriques comme certaines de nos anguilles et de nos raies. Mais cette décharge-là devait avoir au moins un million de volts ! Est-ce que vous avez repéré des organes qui auraient pu la produire ? Rien qui ressemble à des électrodes ?

— Non, répondit Falcon après avoir réglé le télescope à sa puissance maximum. Mais il y a quelque chose de bizarre. Vous voyez ce motif ? Vérifiez sur les clichés précédents… je suis presque sûr qu’il n’existait pas avant. »

Une large bande tachetée était apparue sur le flanc de la méduse, formant un échiquier d’une étonnante régularité et dont chaque carré était lui-même sillonné de courtes lignes horizontales disposées selon un motif géométrique de rangées et de colonnes.

« Vous avez raison, fit le Dr Brenner d’une voix qui tremblait un peu sous l’emprise de quelque chose qui ressemblait à de l’effroi. Ça vient juste d’apparaître. Et j’ai peur de vous dire ce que j’en pense.

— Eh bien, moi je n’ai pas de réputation à perdre, du moins en tant que biologiste. Je peux vous donner mon point de vue ?

— Allez-y.

— Je crois qu’il s’agit d’une grille de fréquences et longueurs d’ondes radio du type de celles qui étaient utilisées au début du XXe siècle.

— Je craignais que vous disiez cela. Maintenant, nous savons pourquoi nous recevions un écho aussi massif.

— Mais pourquoi cela vient-il seulement d’apparaître ?

— C’est probablement une conséquence de la décharge.

— Je viens de penser à quelque chose, fit lentement Falcon. Est-ce que vous croyez qu’elle nous écoute ?

— Sur cette fréquence ? J’en doute. Ce sont des antennes métriques… non décamétriques, d’après leur taille. Hmmm… ça me donne une idée ! »

Le Dr Brenner se tut, apparemment plongé dans ses pensées, puis, peu de temps après, il reprit :

« Je suis prêt à parier qu’elles sont à l’écoute des explosions radio ! C’est un truc que la nature arrive très bien à faire sur la Terre. Il y a des animaux avec des sonars et même des sens électriques, mais rien n’a jamais développé un sens radio. Pourquoi s’en soucier quand il y a tant de lumière partout ?

— Mais ici c’est différent. Jupiter est bourrée d’énergie radio. Et ça vaut la peine de s’en servir… et peut-être même de l’exploiter. Cette chose pourrait très bien être une véritable centrale flottante ! »

Une nouvelle voix se mêla à la conversation.

« Ici le Commandant de la Mission. Tout cela est très intéressant mais il y a un problème beaucoup plus important à régler. Cette créature est-elle oui ou non intelligente ? Dans l’affirmative, il faudrait se conformer aux Directives de Premier Contact.

— Jusqu’à présent, intervint le Dr Brenner d’une voix sombre, j’aurais juré que tout ce qui était capable de fabriquer un système d’antennes à ondes courtes était intelligent. Maintenant, je n’en suis plus aussi sûr. Ça pourrait être le produit d’une évolution naturelle. Je suppose, après tout, que ce n’est pas plus extraordinaire que l’œil humain.

Dans ce cas, nous ne devons pas prendre de risques et partir du principe que nous avons affaire à un être intelligent. Donc, à partir de cet instant, l’expédition est placée sous le sceau des Directives de Premier Contact. »

Il y eut un long silence au cours duquel tous les gens à l’écoute du circuit radio s’absorbèrent dans les implications qui en découlaient. Pour la première fois dans l’histoire des vols spatiaux, les règles qui avaient été établies après plus d’un siècle de discussion allaient peut-être s’appliquer. L’homme avait, espérait-on, tiré profit des erreurs qu’il avait commises sur la Terre ; les considérations morales aussi bien que son propre intérêt exigeaient qu’il ne les répétât point aux quatre coins de l’univers. Il pourrait se révéler désastreux de traiter une intelligence supérieure comme les Américains avaient traité les Indiens ou comme presque toutes les nations avaient traité les Africains.

La première règle était la suivante : gardez vos distances, ne faites aucune tentative pour vous approcher ou même pour communiquer avant qu’« ils » n’aient eu tout le temps de vous étudier. Ce qu’on entendait par « tout le temps » n’avait jamais pu être clairement établi et cela était laissé à la discrétion de l’homme qui se trouvait sur les lieux.

Howard Falcon venait de se voir investi d’une responsabilité dont il n’avait jamais osé rêver. Dans les quelques heures qui lui restaient à passer sur Jupiter, il se pourrait bien qu’il devînt le premier ambassadeur de la race humaine.

Et c’était d’une ironie si profonde qu’il en regretta presque que les chirurgiens n’eussent pas restauré en lui la faculté de rire.

 

DIRECTIVES DE PREMIER CONTACT

 

Il faisait de plus en plus sombre, mais Falcon le remarqua à peine tandis que son regard restait rivé au télescope par lequel il observait ce nuage vivant. Le vent qui continuait à précipiter le Kon-Tiki dans l’entonnoir de cette gigantesque tornade l’avait amené à environ 20 kilomètres de la créature ; s’il devait s’approcher à plus de 10 kilomètres, Falcon prendrait des mesures de repli. Il était certain que les armes électriques de la méduse étaient à courte portée mais il ne tenait pas à le vérifier. Ce serait un problème à résoudre par les futurs explorateurs, et il leur souhaitait bonne chance.

Il faisait maintenant presque noir dans la capsule, et c’était un phénomène étrange car il restait encore plusieurs heures avant le coucher du Soleil. Machinalement, Falcon jeta un coup d’œil sur l’écran du radar horizontal comme il le faisait régulièrement toutes les deux ou trois minutes. En dehors de la méduse qu’il était en train d’observer, il n’y avait aucun autre écho dans un rayon de 100 kilomètres.

Et soudain, avec une puissance colossale, jaillit ce bruit qui avait déjà retenti dans la nuit de Jupiter, ce battement sourd, qui s’enfla, s’accéléra et stoppa en plein crescendo. La capsule tout entière vibrait comme un diapason.

Howard Falcon, durant le silence terrifiant qui suivit, comprit simultanément deux choses. D’abord, le bruit n’avait pas parcouru cette fois-ci des milliers de kilomètres dans un circuit radio ; il avait éclaté dans l’atmosphère même qui environnait le Kon-Tiki.

La deuxième pensée qui lui était venue à l’esprit était encore plus inquiétante. Il avait presque oublié (et c’était excusable, car il y avait apparemment des choses plus urgentes sur lesquelles il devait se pencher) que la grande partie du ciel au-dessus de lui était complètement cachée par le ballon de gaz du Kon-Tiki. L’enveloppe, légèrement argentée pour conserver le mieux possible la chaleur, constituait un écran efficace tant pour les faisceaux radar que pour la vision de l’œil.

Falcon, bien entendu, n’avait pas ignoré cet inconvénient, mais il lui avait semblé n’être qu’un léger défaut de conception sans grande importance ; mais à présent, alors qu’il voyait cette forêt de gigantesques tentacules, plus épais qu’aucun tronc d’arbre, descendre et encercler le Kon-Tiki, il lui parut au contraire d’une importance vitale.

Il entendit Brenner crier : « Souvenez-vous des Directives ! Ne faites rien pour l’alarmer ! » Et avant que Falcon pût répondre, le terrible battement reprit, couvrant tous les autres sons.

La valeur d’un pilote d’essai ne se mesure pas à la façon dont il réagit devant des cas d’urgence prévisibles mais devant des situations que personne n’aurait pu prévoir. Falcon, lui, analysa la situation en une fraction de seconde, puis d’un mouvement vif comme l’éclair, il tira la corde de déchirure.

Cette expression était une survivance archaïque de l’époque des premiers ballons à hydrogène ; à bord du Kon-Tiki, cette corde de déchirures ne déchirait naturellement pas l’enveloppe mais se contentait d’actionner une série de volets sur le haut du ballon. Le gaz chaud s’échappa immédiatement et le Kon-Tiki, privé de sa force ascensionnelle, commença à tomber rapidement dans ce champ de gravité deux fois plus fort que celui de la Terre.

Falcon, l’espace d’un instant, aperçut les énormes tentacules qui se balançaient, tout proches, d’avant en arrière ; il eut juste le temps de noter qu’ils étaient constellés de larges sacs ou de vessies qui, probablement, leur permettaient de flotter, et qu’ils se terminaient par une multitude de minces filaments ressemblant aux racines d’une plante. Il s’était plus ou moins attendu à un éclair, mais rien ne se produisit.

La vitesse de chute du Kon-Tiki diminua tandis que l’atmosphère s’épaississait et que le ballon dégonflé faisait office de parachute. Le vaisseau était déjà tombé de plus de trois kilomètres et il était devenu prudent de refermer les volets. Le temps de reprendre de la portance et de retrouver sa stabilité, et le Kon-Tiki avait perdu encore deux kilomètres d’altitude ; il se trouvait à présent dangereusement proche de sa limite de sécurité.

Falcon regarda avec anxiété par les hublots du-dessus, pensant en fait ne voir rien d’autre que la masse sombre du ballon ; mais le Kon-Tiki avait légèrement dérivé au cours de sa chute et Falcon aperçut à quelques kilomètres au-dessus de lui une partie de la méduse. Elle était beaucoup plus près qu’il ne s’y était attendu, et elle continuait à tomber, et cela beaucoup plus vite qu’il ne l’aurait cru possible.

Mission Control ne cessait de lui adresser des appels angoissés, il cria : « Tout va bien, mais elle continue à me poursuivre. Je ne peux pas descendre plus bas. »

Ce n’était pas tout à fait exact. Il pouvait descendre beaucoup plus bas, environ 300 kilomètres. Mais ce serait alors un voyage sans retour et l’expérience, pour lui, ne présenterait plus grand intérêt.

Puis, à son immense soulagement, il constata que la méduse s’était stabilisée à environ un kilomètre au-dessus de lui. Peut-être avait-elle décidé d’approcher avec prudence cet intrus, ou peut-être trouvait-elle, elle aussi, que ces couches basses devenaient un peu trop chaudes à son goût. La température, en effet, dépassait les 50 degrés et Falcon se demanda combien de temps encore son équipement de vie allait pouvoir faire face à la situation.

Le Dr Brenner revint sur les circuits, toujours préoccupé par les Directives.

« N’oubliez pas… elle est peut-être simplement curieuse ! s’écria-t-il sans trop de conviction. Efforcez-vous de ne pas l’effrayer ! »

Falcon commençait à se lasser de ce genre de conseil qui lui rappelait un débat télévisé auquel il avait assisté entre un avocat spatial et un astronaute. Après qu’on lui eut soigneusement expliqué toutes les implications des Directives de Premier Contact, l’astronaute, incrédule, s’était exclamé : « Donc, s’il n’y avait pas d’autre alternative, je devrais rester tranquillement assis et me laisser dévorer ? » Et l’avocat n’avait même pas esquissé un sourire pour répondre : « C’est effectivement un excellent résumé des Directives. »

Cela lui avait semblé drôle alors, mais maintenant, ce n’était plus aussi amusant. Loin de là.

Et Falcon vit alors quelque chose qui accrut encore son inquiétude. La méduse planait toujours à un kilomètre au-dessus du Kon-Tiki, mais l’un de ses tentacules s’était incroyablement allongé et il s’étirait, devenant de plus en plus mince, vers la capsule. Petit garçon, Falcon avait vu une tornade jaillir d’un nuage d’orage sur les plaines du Kansas et la chose qui s’approchait maintenant lui rappelait de façon frappante ce serpent noir qui s’était tordu dans le ciel.

« Je n’ai plus guère le choix, informa-t-il Mission Control. Il me reste soit à essayer de lui faire peur, soit à lui causer une indigestion. Je ne crois pas qu’elle trouverait le Kon-Tiki très digeste, si c’est à cela qu’elle pense. »

Il attendit les commentaires de Brenner, mais le biologiste garda le silence.

« Très bien, poursuivit-il. Il est encore vingt-sept minutes trop tôt, mais je déclenche tout de suite le séquenceur de mise à feu. J’espère qu’il me restera assez de réserves pour corriger mon orbite plus tard. »

Il ne voyait plus la méduse qui, à nouveau, était juste à la verticale du vaisseau, mais il savait que le tentacule devait maintenant être tout proche du ballon. Il fallait près de cinq minutes pour amener le réacteur à pleine puissance.

Le fuseur fut amorcé. L’ordinateur d’orbite n’avait pas estimé que cela était totalement irréalisable. Les écopes à air s’ouvrirent, prêtes à engloutir sur commande des tonnes de l’hydrohélium environnant. Même dans des conditions optimales, cet instant aurait constitué l’instant de vérité car il avait été impossible de faire des expériences pour voir comment un statoréacteur nucléaire allait se comporter dans l’étrange atmosphère de Jupiter.

Lentement, très lentement, quelque chose se mit à secouer le Kon-Tiki. Falcon essaya de ne pas y penser.

La mise à feu avait été prévue pour une altitude supérieure de dix kilomètres, dans une atmosphère quatre fois moins dense et de 30 degrés plus froide. Dommage.

Sur quelle distance pouvait-il plonger pour mettre les écopes à air en action ? Lorsque le stato allait s’allumer, le Kon-Tiki serait en chute libre en direction de Jupiter avec 2,5 G pour l’aider à arriver plus vite. Est-ce qu’il allait pouvoir redresser à temps ?

Une main immense caressa le ballon. Le vaisseau tout entier en fut ballotté de haut en bas comme l’un de ces yo-yo qui faisaient en ce moment fureur sur Terre.

Naturellement, il se pourrait que Brenner eût raison. Peut-être la méduse se montrait-elle simplement amicale. Peut-être Falcon devait-il essayer de lui parler par radio. Et que pourrait-il lui dire : « Gentille mimine, là, doucement » ? Ou « Couché, méduse » ? Ou bien « Conduisez-moi à votre chef » ?

Le mélange de tritium-deutérium était maintenant équilibré. Falcon était prêt à allumer la chaudière avec son allumette de 100 000 000 de degrés.

L’extrémité effilée du tentacule apparut, ondulante, au bord du ballon, à une vingtaine de mètres seulement de Falcon ; il était à peu près de la taille d’une trompe d’éléphant et, de la façon délicate dont il se déplaçait, il paraissait au moins aussi sensible. Il y avait de petits palpes tout au bout qui ressemblaient à des bouches avides. Falcon était sûr que le Dr Brenner aurait été fasciné par ce spectacle.

Ce moment était aussi bien choisi que tout autre ; Falcon contrôla rapidement tous les instruments du tableau de bord, fit démarrer le compte à rebours de la mise à feu terminale, durée quatre secondes, brisa les scellés de sécurité et appuya sur le bouton LARGAGE.

Il y eut une violente explosion immédiatement suivie d’une perte de masse. Le Kon-Tiki piquait du nez, en chute libre. Au-dessus, le ballon abandonné remontait à toute allure, entraînant avec lui le tentacule trop curieux. Falcon n’eut pas le temps de voir si le ballon heurtait la méduse car à cet instant le statoréacteur s’alluma et il eut autre chose à faire.

Une colonne rugissante d’hydrohélium jaillit des tuyères du réacteur. Mais la poussée produite précipitait encore plus vite le Kon-Tiki en direction de Jupiter. Falcon ne pouvait pas encore redresser car le vecteur force était trop faible. Il fallait absolument qu’il reprît le contrôle de la capsule et qu’il parvînt à ramener son vol à l’horizontale dans les cinq secondes, car, passé ce laps de temps, l’engin serait trop bas dans l’atmosphère et il serait irrémédiablement perdu.

Avec une effrayante lenteur (ces cinq secondes parurent en durer 50) il réussit à corriger la trajectoire et à redresser le Kon-Tiki. Il ne regarda qu’une seule fois derrière lui pour jeter un dernier coup d’œil à la méduse, maintenant distante de plusieurs kilomètres. Le ballon largué par le Kon-Tiki avait apparemment échappé à la prise de la créature car Falcon ne le vit nulle part.

Maintenant, il était à nouveau maître de la capsule qui ne dérivait plus, impuissante, sur les vents de Jupiter mais qui, poussée par le feu atomique vomi de ses entrailles, regagnait les étoiles. Le statoréacteur allait lui donner la vélocité et l’altitude nécessaires pour arriver près de sa vitesse orbitale aux confins de l’atmosphère. Puis, après une brève poussée de type classique, le Kon-Tiki, comme une simple fusée, retrouverait la liberté de l’espace.

À mi-chemin de l’orbite, Falcon regarda vers le sud et il vit la Grande Tache Rouge, cette colossale énigme, qui se levait au-dessus de l’horizon. Il contempla sa beauté pleine de mystère jusqu’à ce que l’ordinateur le prévînt qu’il ne restait plus que 60 secondes avant la conversion à la propulsion normale. Il s’arracha alors à contrecœur à ce spectacle.

« À la prochaine fois, murmura-t-il.

— Pardon ? fit Mission Control. Qu’est-ce que vous avez dit ?

— C’est sans importance », répondit Falcon.

 

ENTRE DEUX MONDES

 

« Vous voilà un héros, à présent, dit Webster. Et plus seulement une simple célébrité. Vous leur avez apporté quelque chose qui leur donne à penser, qui ajoute un peu de piquant à leur existence. Il n’y en aura pas un sur un million qui ira vraiment sur les Géantes, mais la race humaine tout entière pourra s’y rendre en imagination. Et c’est cela qui compte.

— Je suis ravi d’avoir rendu votre tâche un peu plus facile. »

Webster était un trop vieil ami pour s’offenser de l’ironie contenue dans ces paroles. Il en fut pourtant surpris. Mais ce n’était pas le premier changement qu’il remarquait chez Howard depuis que ce dernier était revenu de Jupiter.

L’administrateur désigna la fameuse plaquette posée sur son bureau, empruntée à un imprésario d’une époque révolue : ÉTONNEZ-MOI !

« Je n’ai pas honte de mon travail. Nouveaux savoirs, nouvelles ressources… tout cela est très bien. Mais les hommes ont également besoin de fantaisie, de distraction. Les voyages spatiaux étaient devenus de la routine et vous en avez fait à nouveau une grande aventure. Il s’écoulera encore longtemps, très longtemps, avant que Jupiter ne soit rangé au rayon des accessoires et probablement plus longtemps encore avant que nous ne puissions comprendre ces méduses. Je continue pourtant à penser que celle-là savait très bien où était votre point faible. Enfin… En attendant, avez-vous décidé quelle serait votre prochaine étape ? Saturne, Uranus, Neptune… à vous de choisir.

— Je ne sais pas. J’avais pensé à Saturne, mais on n’a pas vraiment besoin de moi là-bas. La gravité n’est que de 1 G et quelques, au lieu des 2,6 G de Jupiter. Les hommes peuvent donc très bien s’en charger. »

Les hommes, pensa Webster. Il a dit les hommes. Il n’avait encore jamais fait cela. Et quand l’ai-je pour la dernière fois entendu utiliser le « nous » ? Il est en train de changer… de nous échapper.

« Eh bien, fit-il d’une voix un peu trop forte et en se levant de son fauteuil pour dissimuler son malaise. Nous pouvons aller à la conférence. Les caméras sont prêtes et tout le monde nous attend. Vous allez revoir un tas de vieux amis. »

Il insista sur le mot « amis », Howard ne fit pas mine de réagir ; le masque parcheminé de son visage devenait de plus en plus difficile à déchiffrer. Il se borna à rouler à reculons pour s’éloigner du bureau de l’administrateur, à débloquer son train arrière pour qu’il ne formât plus un fauteuil et à se déplier sur ses hydrauliques de toute la hauteur de ses deux mètres dix. Les chirurgiens, faisant preuve de psychologie, avaient eu la bonne idée de lui donner ces quelque 30 centimètres supplémentaires pour compenser quelque peu tout ce qu’il avait perdu dans l’accident du Queen.

Il attendit que Webster eût ouvert la porte puis, pivotant à angle droit sur ses pneus ballons, il se dirigea vers l’ouverture en glissant silencieusement à 30 kilomètres à l’heure. Cette démonstration de vitesse et de précision n’avait rien d’arrogant ; c’était déjà devenu presque inconscient de sa part.

Howard Falcon, qui avait été jadis un homme et qui pouvait encore passer pour un homme par son circuit vocal, ressentait une impression tranquille d’accomplissement, et, pour la première fois depuis de nombreuses années, quelque chose qui ressemblait à la paix intérieure. Depuis son retour de Jupiter, ses cauchemars avaient cessé. Il avait enfin trouvé sa place.

Il savait maintenant pourquoi il avait rêvé sans cesse de ce superchimp embarqué à bord du malheureux Queen Elisabeth. Ni homme ni bête, le chimp était entre deux mondes. Comme il l’était, lui, Falcon.

Lui seul pouvait se déplacer sans protection sur le sol lunaire ; l’équipement de vie intégré au cylindre de métal qui avait remplacé son corps fragile fonctionnait aussi bien dans l’espace que sous l’eau. Les champs de gravité dix fois supérieurs à celui de la Terre n’étaient pour lui qu’un simple inconvénient, rien de plus. Et l’absence de gravité était encore ce qu’il préférait.

La race humaine lui était de plus en plus étrangère et les liens qui l’unissaient à elle se faisaient de plus en plus ténus. Peut-être ces masses de composés instables de carbone, ces créatures aérobies sensibles aux radiations n’avaient-elles aucun droit à ce qui se trouvait au-delà de l’atmosphère ; peut-être devraient-elles se cantonner à leurs demeures naturelles : la Terre, la Lune et Mars.

Un jour, les véritables maîtres de l’espace seraient les machines, pas les hommes, et lui, Falcon, n’était ni l’un ni l’autre. Déjà conscient de sa destinée, il tirait une sombre fierté de sa solitude, de son unicité. Lui, le premier immortel, à mi-chemin de deux ordres de la création.

Il serait après tout un ambassadeur ; un ambassadeur entre l’ancien et le nouveau, entre les créatures de carbone et les créatures de métal qui, un jour, les remplaceraient.

Toutes deux allaient avoir besoin de lui dans les siècles troublés qui les attendaient.

 

 

Traduit par MICHEL LEDERER.

A Meeting with Medusa.