L’ODYSSÉE MARTIENNE

par Stanley Weinbaum

 

 

La planète Mars est sans doute celle qui a le plus excité la verve des écrivains. Sans doute en raison de sa relative proximité de la Terre, mais aussi et surtout parce que certains astronomes du siècle dernier avaient cru y déceler des traces de civilisation : les fameux « canaux ». Depuis La Guerre des mondes (1897) de H. G. Wells, les Martiens furent presque toujours décrits comme d’abominables envahisseurs. En publiant en juillet 1934 dans Wonder Stories une Odyssée martienne, Stanley Weinbaum mettait fin à un cliché en décrivant un martien sympathique et, qui plus est, un monde étonnamment original. Un monde certes sans aucun rapport avec la vraie planète Mars telle que nous l’ont révélée les sondes Viking à partir de 1976, mais qui n’a rien perdu de son étrangeté.

 

JARVIS s’étira aussi voluptueusement qu’il put dans l’étroite cabine de l’Ares. Il exultait.

« Enfin de l’air respirable !… Après ce qui en tient lieu dehors, il semble aussi épais que de la soupe. »

Il désigna d’un mouvement de tête le paysage martien qui s’étendait plat et morne, sous la lumière du plus proche satellite, au-delà de la vitre d’un hublot.

Les trois autres le dévisageaient avec sollicitude : Putz, l’ingénieur, Leroy, le biologiste et Harrison, l’astronome qui commandait l’expédition. Dick Jarvis, chimiste, complétait l’équipe venue la première à bord de l’Ares fouler le sol de cette mystérieuse voisine de la Terre, la planète Mars.

Cela, bien entendu, se passait en des temps déjà anciens, moins de vingt ans après que ce fou de Doheny, le célèbre pilote américain, eut payé de sa vie la mise au point de la fusée à réaction atomique, et seulement une dizaine d’années après que cet autre fou de Cardoza l’eut pilotée jusqu’à la Lune.

C’étaient donc de vrais pionniers, ces quatre de l’Ares.

Mis à part une demi-douzaine d’expéditions lunaires, et le voyage malheureux de Lancey vers l’orbe séduisant de Vénus, ils étaient les premiers hommes à éprouver une autre pesanteur que celle de la Terre et, certainement, le premier équipage ayant réussi à quitter le système Terre-Lune.

Et ils méritaient leur succès, si l’on considère les difficultés, les épreuves, les mois passés, là-bas sur la Terre, dans les chambres d’acclimatation pour apprendre à respirer un air aussi raréfié que celui de la planète Mars… Puis brutalement, le défi au vide, dans la minuscule fusée propulsée par ces réacteurs encore si peu sûrs du XXIe siècle… Ajoutez la témérité inouïe d’affronter un monde absolument inconnu.

Jarvis s’étira, toucha avec précaution le bout, pelé à vif, de son nez mordu par le gel. Il soupira de nouveau avec satisfaction.

Harrison explosa.

« Alors, tu te décides ? Va-t-on savoir enfin ce qui t’est arrivé ? Tu pars tout faraud, dans une fusée auxiliaire, on ne sait rien de toi pendant dix jours, et, finalement, Putz te repère dans un fourmillement d’êtres loufoques, avec une espèce d’autruche comme copain. Vas-y…, raconte ! »

Jarvis émit un grognement de bien-être et commença :

« D’accord… Voilà… Comme on nous l’avait ordonné, je laissai Karl décoller vers le nord, et moi, je gagnai le sud dans mon bain turc volant. Tu te rappelles, Cap, nous avions ordre de ne pas nous poser au sol, mais seulement de patrouiller à la recherche d’endroits intéressants. Je mis en marche les deux caméras et me maintins à hauteur convenable… à six cents mètres environ et ce pour deux motifs.

« D’abord, il fallait donner plus de champ aux appareils de prises de vues, et ensuite je devais veiller aux « jets » inférieurs qui vont si loin dans le demi-vide qui sert ici d’atmosphère, qu’ils soulèvent des tourbillons de poussière lorsqu’on vole trop bas.

— Putz nous l’a déjà dit, grommela Harrison. Si seulement tu avais sauvé les films… Ils auraient remboursé le voyage. Tu te rappelles comme le public affluait aux premiers films pris sur la Lune ?

— Mais je les ai, les films, répliqua Jarvis. Ils sont tous là… Donc, reprit-il, je filais à assez bonne allure. Comme nous le pensions, les ailes, dans cette atmosphère, n’ont pas de grande importance à moins de 160 à l’heure, et il m’a fallu utiliser les tuyères inférieures. Si bien qu’avec la vitesse, l’altitude et le brouillage causé par les jets, la visibilité n’était pas fameuse.

« Je parvins tout de même à distinguer que je survolais toujours cette interminable plaine contemplée depuis notre arrivée,… il y a huit jours,… mêmes espèces de touffes malpropres, mêmes tapis de ces plantes-animalcules grouillantes que Leroy appelle les biopodes.

« Toutes les heures je signalais ma position, comme convenu, mais je ne sais même pas si vous m’entendiez.

— On t’entendait ! lança Harrison.

— À deux cent cinquante kilomètres au sud, continua Jarvis imperturbable, le sol offrait à la vue une sorte de plateau bas, un désert de sable orangé. J’en conclus que nous avions deviné juste : cette plaine grisâtre sur laquelle nous nous étions posés, était bien la Mare Cimmerium, et mon désert orangé devait être la région appelée Xanthus. Si j’avais raison, j’allais trouver une autre étendue grise, la Mare Chronium, à quelque trois cents kilomètres de là, puis un second désert orangé, Thyle I ou II. Et c’est bien ce qui s’est produit.

— Putz avait déjà vérifié notre position depuis une semaine et demie, grogna le capitaine. Arrivons aux faits.

— Ça vient, déclara Jarvis. À trente kilomètres dans Thyle, croyez-le ou non, je survolai un canal !

— Putz en a photographié au moins cent !… Apprends-nous quelque chose de neuf…

— Et lui, a-t-il vu une ville ?

— Vingt, si tu appelles villes ces tas de boue !

— Bon… Alors c’est maintenant que je vais décrire quelques petites nouveautés que Putz n’a pas vues. »

Il se gratta le nez qui le picotait toujours et reprit :

« Je savais qu’en cette saison j’avais seize heures de lumière diurne : donc, après huit heures de vol, soit treize cents kilomètres, je décidai de rebrousser chemin. Je me trouvais toujours au-dessus de Thyle I ou II, je n’en sais trop rien, et à moins de quarante kilomètres à l’intérieur. C’est juste à ce moment que le petit moteur de Putz me lâcha.

— Lâcha ?… Comment cela ? s’enquit Putz.

— La réaction atomique faiblit, je perdis tout de suite de l’altitude et soudain, je me trouvai, après un choc brutal, au beau milieu de Thyle… le nez écrasé sur la glace avant, par-dessus le marché ! » Il frotta avec amertume le bout de son appendice nasal.

« As-tu essayé, demanda Putz, d’injecter de l’acide sulfurique dans les chambres de combustion ? Parfois le plomb émet une radiation secondaire…

— Non, fit Jarvis d’un ton dégoûté, je n’y aurais jamais pensé… Dix fois seulement que j’ai fait l’opération ! Du reste, le choc avait aplati l’atterrisseur et démoli les tuyères inférieures. Admettons que j’aie réussi à remettre le truc en marche, et ensuite ? Quinze kilomètres comme ça et j’aurais eu le plancher fondu sous les pieds. »

Il se toucha de nouveau le bout du nez. « Une chance qu’ici le kilo fasse moins d’une livre, sinon j’aurais été réduit en bouillie !

J’aurais sûrement pu réparer, insista l’ingénieur. Je parie que ce n’était pas grave.

Probablement, fit Jarvis, sarcastique. Seule ment, ça ne pouvait plus voler. Pas grave, mais je n’avais qu’une alternative : attendre qu’on me retrouve ou essayer de revenir à pied – treize cents kilomètres – il vous restait alors vingt jours seulement pour quitter Mars !… Soixante-cinq kilomètres par jour ! Naturellement, conclut-il, je choisis le retour à pied. Ça me laissait autant de chances d’être repéré et ça m’occupait.

— Nous t’aurions trouvé, dit Harrison.

— Peut-être. En tout cas, je me fabriquai un harnais avec quelques sangles de siège et je chargeai le réservoir d’eau sur mon dos. Je pris une cartouchière, un pistolet automatique, quelques vivres de réserve, et je me mis en route.

— Le réservoir d’eau ? s’exclama le petit Leroy, le biologiste. Mais il pèse un quart de tonne !

— Il n’était pas plein. Il pesait seulement une centaine de kilos terrestres, ce qui en fait trente-huit ici. Et comme, d’un autre côté, mes propres quatre-vingt-quinze kilos n’en donnent que trente et un sur Mars, je pesais brut, réservoir compris, soixante-neuf kilos, soit vingt-six de moins que sur Terre. Je comptai sur cela quand j’entrepris mes soixante-cinq kilomètres quotidiens. Ah ! bien entendu, je pris aussi un thermo-sac de couchage pour les nuits martiennes, si glaciales.

« Et je partis, par bonds assez rapides. Huit heures de jour représentaient au moins une trentaine de kilomètres. Cela devint vite fastidieux d’aller ainsi dans un désert de sable mou, sans rien à regarder, pas même les biopodes grouillants de Leroy, mais au bout d’une heure, ou à peu près, j’atteignis le canal, une sorte de fossé à sec de cent vingt mètres de large, courant aussi droit qu’une ligne de chemin de fer sur la carte de la Compagnie.

« Il y avait pourtant eu de l’eau dedans, naguère. Maintenant, le fossé est recouvert d’une jolie pelouse verte. Seulement quand j’approchai, elle se sépara pour me livrer passage.

— Hein ? fit Leroy.

— Oui… Des cousins de vos biopodes. J’en attrapai un, une sorte de petite herbe de la longueur de mon doigt, avec deux pattes minces comme des fils.

— Et où est-il ? demanda Leroy, très intéressé.

— Il est au diable !… Je ne pensais qu’à marcher, et la pelouse continua de s’ouvrir devant moi pour se refermer aussitôt derrière. Puis je me retrouvai, de nouveau, dans le désert orangé de Thyle.

« J’avançais avec régularité, pestant contre le sable qui rendait la marche si pénible, et par la même occasion, contre ton idiot de moteur, Karl.

« Ce fut juste avant le crépuscule que j’atteignis le nord de Thyle où je pus contempler, à mes pieds, l’immense grisaille de la Mare Chronium. De là, j’avais donc cent vingt kilomètres de cette désolation à avaler, puis les quelque trois cent vingt kilomètres du désert de Xanthus et presque le double de Mare Cimmerium. Vous pensez comme cela m’enchantait. Je commençai à vous maudire de ne pas m’avoir encore repéré…

— On faisait tout pour ça, crétin ! dit Harrison.

— Ça ne m’avançait guère. Bon, je réfléchis que je pouvais aussi bien utiliser ce qui restait de jour pour descendre de la falaise qui surplombait la plaine, et je finis par trouver un endroit commode.

« Mare Chronium est tout à fait le même genre d’endroit qu’ici : des plantes baroques, sans feuilles et des tas de choses qui grouillent. Je jetai un coup d’œil et installai mon sac de couchage. Sur ce monde à demi mort je n’avais rien vu jusque-là qui vaille la peine de s’inquiéter, rien de dangereux, veux-je dire.

— Oui… Et alors ? fit Harrison.

— J’y arrive. Je disais donc que j’allais me coucher quand éclata un boucan du diable…

— Boucan ? fit Putz. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Beaucoup de bruit ; expliqua Leroy. Mais, je ne sais pas pourquoi.

— Eh bien, moi non plus je ne savais pas ce que c’était, approuva Jarvis, et je m’approchai tout doucement pour déceler la cause de ce raffut. On aurait dit une volée de corbeaux dépeçant des canaris ; c’étaient des sifflements, des caquetages, des piaillements, des croassements, enfin tout ce que vous voudrez. C’est alors que, contournant un maigre fourré de tiges ligneuses, je découvris Tweel.

— Tweel ? répéta Harrison, tandis que Leroy et Putz articulaient « Touil ».

— Oui, cette espèce d’autruche. Du moins Touil, c’est le mieux que je puisse prononcer sans postillonner. Car elle s’appelait à dire vrai quelque chose comme Titrrrouirrrlil…

— Et qu’est-ce qu’il faisait cet oiseau ?

— Il se faisait manger ! Et poussait des cris comme n’importe qui l’aurait fait dans sa situation.

— Manger ? Par qui ? Par quoi ?

— Je ne le sus que plus tard. Sur le moment, je ne voyais que des tentacules noirâtres noués autour de ce qui ressemblait, comme l’a dit Putz, à une autruche. Je ne me souciais pas d’intervenir, bien sûr, car si ces deux antagonistes étaient dangereux, il y en aurait toujours un de moins pour m’inquiéter.

« Mais l’espèce d’oiseau se défendait rudement bien ; entre deux piaillements suraigus, il tapait de grands coups avec son bec long d’au moins quarante-cinq centimètres. Et puis j’aperçus une fois ou deux la bête, qui était à l’origine de ces tentacules… »

Jarvis en eut un frémissement rétrospectif :

« Ce qui me décida finalement, reprit-il, ce fut un petit sac noir, ou une boîte peut-être, suspendue au cou du pseudo-oiseau. L’être était-il intelligent ? Ou domestiqué ? Je n’hésitai plus, sortis mon pistolet et tirai dans ce que je pouvais distinguer de son adversaire.

« Les tentacules se convulsèrent ; il y eut un jet noir d’une ignoble putréfaction, puis la chose, avec un bruit immonde de ventouse, se ramassa sur elle-même et s’enfonça dans un trou.

« L’autre émit alors une série de caquetages, pivota, en trébuchant, sur des pattes grosses comme des cannes de golf et me fit face, d’un seul coup. J’avais gardé mon pistolet en main, prêt à toute éventualité. Nous nous regardâmes.

« Ce Martien n’était pas réellement un oiseau. Sauf à première vue il n’avait même rien d’un oiseau. Il possédait bien un bec et quelques accessoires ressemblant vaguement à des plumes, mais le bec n’en était même pas un. Il était plus ou moins flexible, j’en voyais le bout remuer lentement d’un côté et de l’autre, c’était une sorte de compromis entre bec et trompe.

« L’être possédait deux pieds à quatre orteils, et des extrémités à quatre doigts – des mains si vous voulez, un petit corps rond avec un long cou se terminant par une tête minuscule – et ce fameux bec.

« Comme taille, il avait deux ou trois centimètres de plus que moi et… ma foi, Putz l’a vu. »

L’ingénieur opina de la tête.

« Ya… J’ai vu.

— Donc, continua Jarvis, nous nous regardions l’un l’autre. Finalement, il se mit à caqueter avec animation et me tendit ses deux mains vides. Je pris cela pour une démonstration d’amitié.

— Peut-être, suggéra malicieusement Harrison, avait-il remarqué ton nez et te prenait-il pour son frère ?

— Pas besoin de faire de l’esprit !… Donc, je rengainai mon pistolet, et marmottai quelque chose comme « Oh ! il n’y a pas de quoi », et ce fut tout, nous étions copains.

« Le soleil était maintenant assez bas, et il me fallait choisir entre faire du feu ou me réfugier dans mon thermo-sac de couchage. Je me décidai pour le feu. Je cherchai un endroit au pied de la falaise où le roc me réfléchirait un peu de chaleur dans le dos, et commençai à faire du bois avec cette végétation desséchée. Mon compagnon comprit instantanément et m’en apporta une brassée. J’allais prendre une allumette quand le Martien tira hors de son sac quelque chose qui ressemblait à un charbon ardent.

« Rien qu’un bref contact, à peine, et tout flamba !… Vous savez pourtant le mal que nous avons à faire du feu dans cette atmosphère !… Et, ce sac, mes amis… On appuie à un bout, et hop ! ouvert. On appuie au milieu, et hop ! fermé… Si hermétiquement qu’il est impossible de voir la fente. Voilà qui surpasse toutes les fermetures Éclair.

« Nous regardâmes la flamme un bon moment, puis j’essayai d’entrer en rapport avec le Martien. Je me désignai d’abord du doigt et prononçai distinctement « Dick ! » Il comprit sur-le-champ, tendit une serre osseuse et répéta : « Tick ! » Puis je le désignai à son tour et il fit entendre ce cri que je traduis par Touil. Impossible d’imiter son accent. Mais ça marchait. Pour bien appuyer sur les deux noms, je recommençai « Dick ! » puis le montrant « Touil ! ».

« Là, ça ne colla plus. Il émit des caquetages qui paraissaient négatifs, lança quelque chose dans le genre de : « Ppproutt » Et ce n’était que le commencement. Moi j’étais toujours « Tick » mais lui, tantôt « Touil », tantôt « Ppproutt » et le reste du temps, une douzaine d’autres qualifications !

« Nous n’arrivions pas à tomber d’accord. J’essayai « pierre », j’essayai « étoile », « arbre », et « feu », et Dieu sait quoi encore, mais je ne pouvais, malgré tous mes efforts, obtenir un seul mot cohérent. Il ne disait jamais rien de pareil deux minutes de suite, et si c’est vraiment un langage, je veux être changé en alchimiste ! J’abandonnai, en désespoir de cause, je l’appelai Touil, et cela parut faire l’affaire.

« Mais Touil s’était accroché à quelques-uns de mes mots dont il se souvenait, et je suppose que cela devait représenter une grande réussite quand on a l’habitude d’une langue qu’il faut fabriquer au fur et à mesure.

« Quant à moi, je ne parvenais pas à comprendre sa manière de parler, soit que la subtilité m’en échappât ou simplement que nous n’eussions pas la même façon de penser – et je crois que c’est plutôt là la vérité.

« J’ai au reste d’autres raisons de le croire. Après l’abandon de mes tentatives linguistiques, j’essayai des mathématiques. Je traçai sur le sol 2 + 2 = 4 et le démontrai avec des cailloux. Touil comprit et m’informa de son côté que 3 + 3 = 6. Il semblait de nouveau que nous allions aboutir à un résultat.

« Donc, sachant que Touil possédait tout au moins une instruction primaire, je dessinai un cercle, le désignai puis pointai l’index vers le soleil près de disparaître. J’ajoutai successivement Mercure, Vénus, la Terre et Mars, m’attardai sur cette dernière planète, ajoutai un mouvement circulaire de la main pour englober tout ce qui nous entourait afin d’expliquer que c’était là que nous nous trouvions.

« Je voulais arriver graduellement à lui faire comprendre que moi, je venais de la Terre. Touil saisit parfaitement tout le diagramme, il émit une quantité de gloussements et de caquetages, et y ajouta à coups de bec les satellites de Mars, Deimos et Phobos, ainsi que notre propre Lune. Et savez-vous ce que cela prouve ? Tout simplement que la race de Touil utilise des télescopes. Qu’elle possède une civilisation !

— Pas du tout, réfuta Harrison. La Lune est visible d’ici comme une étoile de cinquième grandeur. On peut suivre sa révolution à l’œil nu.

— La Lune, oui, mon cher, mais Mercure ? Mercure n’est pas visible de Mars, sans instruments astronomiques. Touil connaissait Mercure puisqu’il avait placé la Lune près de la troisième planète, et non de la seconde !… S’il n’avait pas connu Mercure, il aurait mis la Terre en seconde place et Mars, à la troisième au lieu de la quatrième !… Pas vrai ?

— Hum ! se contenta de répondre Harrison.

— En tout cas, dit Jarvis, je poursuivis ma leçon, car j’avais bon espoir. Dans mon diagramme, je désignai donc la Terre puis moi et, pour me faire mieux comprendre, la Terre elle-même, étincelant d’un vert brillant presque au zénith.

« Touil émit une telle série de caquetages que j’eus la certitude qu’il avait compris. Il était d’une agitation folle, il sautait sur place. Avec de grands gestes, il se désignait, il montrait le ciel, puis encore lui, et encore le ciel.

« Il se frappait le ventre, il désignait Arcturus, il indiquait sa tête, puis Spica, il touchait ses pieds, et présentait une demi-douzaine d’étoiles, tandis que j’en restais tout ébahi.

« Tout d’un coup, il exécuta un bond formidable… Ah ! quel bond ! Tout droit vers les étoiles, vingt mètres au moins. Je le vis en silhouette sur le ciel, tournoyer sur lui-même et retomber la tête la première pour venir se planter sur le bec comme un javelot, au milieu du cercle de mon soleil dans le sable. En plein dedans !

— Il était fou ! déclara le capitaine. Complètement fou.

— C’est bien ce que je pensais, moi aussi. Je restais là, bouche ouverte, à le regarder, le temps pour lui de dégager sa tête et de se remettre debout. Puis je me dis qu’il ne m’avait pas compris. Je recommençai toute ma satanée comédie et cela se termina de la même façon. Touil le bec planté au milieu de mon dessin.

— C’est peut-être un rite religieux ? hasarda Harrison.

— Possible, fit Jarvis qui avait l’air d’en douter. Ainsi nous en étions là. Nous pouvions échanger des idées jusqu’à un certain point, et puis – v’lan !… Il y avait quelque chose de différent entre nous, sans aucun rapport. Je suis sûr que Touil me jugeait aussi absurde que je le trouvais moi-même. La vérité est que nous considérions chacun les choses d’un point de vue différent et que son point de vue était peut-être aussi valable que le nôtre.

« Impossible de trouver un point de contact, c’est tout ! Pourtant, en dépit des difficultés, j’éprouvais une véritable sympathie pour Touil, et j’ai comme une étrange certitude qu’il m’aimait bien.

— Un fou ! répéta le capitaine, un maboul.

— Ouais ? Attends, tu vas voir… En tout cas, je finis par abandonner mes tentatives et je me glissai dans mon sac de couchage. Le feu ne m’avait guère chauffé, mais alors, ce diable de thermo-sac ! Au bout de cinq minutes, je dus le rouvrir un peu et ouye ! je reçus de l’air à – 60°C sur le nez, et fus doté incontinent de cette agréable petite engelure qui s’ajouta au coup reçu lors de la chute de la fusée.

« Je ne sais ce que Touil put penser de mon sommeil. Il s’était assis à quelque distance mais quand je m’éveillai, il avait disparu.

« Le temps de m’extraire de mon sac, j’entendis comme un gazouillis et le voilà qui arrive, plongeant d’une hauteur de trois étages, de la falaise de Thyle, pour atterrir sur le bec, à côté de moi.

« Je me montrai du doigt et tendis le bras vers le nord, il se montra du doigt et désigna le sud, mais quand je chargeai mon paquetage et me mis en route, il vint avec moi.

« Et alors, vous parlez d’une allure !… Cinquante mètres d’un bond, filant dans l’air allongé comme une flèche, et se plantant sur le bec, à l’arrivée. Il paraissait très surpris de mon train pesant, mais s’y résigna après quelques instants et me tint compagnie. Seulement, au bout de quelques minutes, il n’y tenait plus, il lui fallait s’élancer et piquer sur le bec à cinquante mètres en avant.

« Et puis, il revenait de même. Au début, cela me rendait un peu nerveux de voir ce bec arriver droit sur moi, mais il piquait toujours dans le sable, à côté.

« Et tous deux, nous allions à travers la Mare Chronium. Toujours les mêmes plantes idiotes, et les mêmes biopodes verts… Nous bavardions, non pas que nous pouvions nous comprendre, mais simplement pour nous tenir compagnie. Je chantais, et je crois qu’il en faisait autant. Certains de ses trilles révélaient même une sorte de rythme subtil.

« Puis, pour varier, Touil exhibait ses fraîches notions d’anglais. Il désignait un rocher, articulait « pierre », montrait un caillou, et répétait « pierre », ou encore me touchait le bras, disait « Tick » et le répétait à plaisir.

« Il semblait particulièrement amusé qu’un même mot signifiât la même chose deux fois de suite, ou encore, s’appliquât à deux choses différentes.

« Je me demandai si son langage n’était pas, par hasard, bâti comme celui de certaines peuplades primitives sur la Terre, tu sais, Harrison, comme les Negritos, par exemple, qui ne possèdent aucun terme générique. Pas de mots pour nourriture, eau, homme, mais un mot signifiant bonne nourriture ou mauvaise nourriture, ou eau de pluie, ou eau de mer, ou homme fort ou homme faible, mais, je le répète, pas d’appellations générales.

« Ils sont trop primitifs pour comprendre que l’eau de pluie et l’eau de mer sont deux aspects différents d’une même chose.

« Pourtant, ce n’était pas le cas de Touil, il y avait seulement une mystérieuse différence entre nous, nos esprits étaient totalement étrangers l’un à l’autre. Et, cependant, nous nous aimions bien.

— Deux mabouls, pas étonnant ! fit Harrison. Vous étiez faits pour sympathiser.

— Admettons ! Mais je t’aime bien aussi, toi ! répliqua vivement Jarvis. Je te prie de croire que Touil n’était pas fou. En tout cas, je ne serais même pas étonné qu’il fût capable d’enseigner deux ou trois petites choses à notre intelligence humaine si hautement vantée. Oh ! je ne crois pas que c’était une superintelligence, mais n’oublions pas qu’il avait réussi à comprendre un peu de mon fonctionnement mental alors que je n’ai pas encore rien pu saisir du sien.

— Parce qu’il n’en avait pas », décréta Harrison, tandis que Putz et Leroy clignaient les yeux d’attention.

« Tu pourras en juger quand j’aurai terminé… Donc pendant deux jours, nous allâmes à travers la Mare Chronium – la Mer du Temps. Ça, on ne pouvait qu’approuver ce nom donné par Schiaparelli… Rien qu’une plaine grise, interminable, et jamais d’autre signe de vie que les plantes bizarres. C’était si monotone que je fus même content, vers la soirée du deuxième jour, de voir apparaître le désert de Xanthus.

« J’étais passablement épuisé, mais Touil semblait aussi frais que jamais, et pourtant je ne l’avais jamais vu boire ni manger. Je suppose qu’il aurait pu traverser la Mare Chronium en deux heures avec ses piqués de cinquante mètres, sur le nez, mais il resta avec moi.

« Je lui avais offert de l’eau, une fois ou deux. Il prit la timbale, aspira le liquide par le bec, puis le renvoya soigneusement en jet de seringue dans la timbale qu’il me rendit gravement.

« Au moment où nous aperçûmes Xanthus, ou du moins, les falaises qui le bordent, s’éleva l’un de ces sacrés tourbillons de sable – comme nous en avons eu ici, mais pas aussi mauvais. Vous imaginez le désagrément quand on marche. Je m’abritai le visage sous le capuchon transparent de mon thermo-sac, et je vis que Touil se servait pour se couvrir les narines de sortes de plumes qui lui poussaient comme une moustache sous le bec. Et d’une broussaille du même genre pour s’abriter les yeux.

— Ah ! s’exclama Leroy, le petit biologiste, c’est une créature du désert !

— Hein ? Et pourquoi ?

— Boit pas d’eau… Est adapté à la tempête de sable…

— Cela ne prouve rien ! Il n’y a guère d’eau à gaspiller nulle part sur cette pilule desséchée qu’on appelle Mars. Sur Terre, vous savez, le tout s’appellerait désert d’un bout à l’autre… Après que la tempête se fut apaisée, une petite bise continua à souffler, pas assez forte pour soulever le sable.

« Et soudain des bulles transparentes arrivèrent des falaises de Xanthus, on aurait dit des balles de tennis en verre ! Elles étaient presque assez légères pour flotter dans cet air raréfié, et vides aussi. Du moins lorsque j’en crevai une ou deux, il n’en sortit rien, qu’une mauvaise odeur.

« Je questionnai Touil et tout ce que j’en obtins fut : « Non, non, non. » Je crus qu’il ne savait pas ce que c’était. Elles continuèrent à passer comme des bulles de savon, et nous poursuivîmes notre route vers Xanthus.

« Touil après un moment me désigna une bulle, articula « pierre », mais j’étais trop las pour entamer une discussion aussi compliquée. Je découvris, plus tard, ce qu’il avait voulu dire.

« Il ne faisait plus très clair quand nous atteignîmes enfin le pied des falaises. Je résolus de dormir, si possible sur le plateau. Je présumais que la végétation de Mare Chronium, si piètre qu’elle fût, pouvait abriter plus de dangers que le sable de Xanthus. Non pas que j’eusse motif de me méfier, je ne connaissais que la bête noire à tentacules qui avait attrapé Touil, et celle-là ne devait pas rôder, elle se contentait d’attirer ses victimes à sa portée.

« Je ne courais donc aucun risque d’être pris au piège durant mon sommeil, d’autant que Touil ne semblait jamais dormir et se contentait de s’asseoir patiemment près de moi toute la nuit. Au fait, comment avait-il pu se faire prendre, lui ? Mais je n’avais aucun moyen de le lui demander.

« Je découvris cela plus tard aussi. C’est effroyable, démoniaque…

« Je cherchai un endroit commode pour l’ascension de la falaise. Pour Touil, le problème ne se posait pas, elle était moins haute que celle de Thyle, vingt mètres peut-être.

« Je commençai à grimper, blasphémant contre mon réservoir d’eau – c’était le seul moment où il me gênait – et, soudain, j’entendis un son que je crus reconnaître.

« Vous savez comme les bruits sont trompeurs dans cet air raréfié. Un coup de feu ressemble à un bouchon qui saute. Mais ce bruit était le bourdonnement régulier d’une fusée, et c’était bel et bien notre deuxième engin auxiliaire, passant à une quinzaine de kilomètres, vers l’ouest, dans le coucher du soleil…

— C’était moi, dit Putz. À ta recherche.

— Bien sûr… Mais pour ce que cela me rendait service… Je m’accrochai à la falaise, je hurlai, j’agitai un bras. Touil avait vu aussi et il jacassait, trillait, sautait jusque sur le plateau, et de là encore très haut dans l’air.

« Hélas ! la machine que je suivais éperdument des yeux disparut vers le sud, dans le crépuscule…

« Je me hissai jusqu’au plateau. Touil était toujours aussi frénétique, me montrant le ciel, caquetant sans arrêt, bondissant et rebondissant, et piquant du nez dans le sable.

« Je désignai le sud, puis me frappai la poitrine du doigt, et il dit « Oui… Oui… Oui » ; j’eus l’impression qu’il pensait que la chose volante était un être de la même famille que moi. Probablement un parent.

« Je méconnaissais alors son intelligence, j’en suis à présent convaincu.

« Amèrement déçu de n’avoir pu attirer l’attention, je me hâtai de m’enfoncer dans mon thermo-sac, car le froid nocturne était déjà là. Touil se planta le bec dans le sable, replia pattes et bras vers le haut, ressemblant ainsi de façon frappante à l’un de ces arbustes sans feuilles que nous connaissons. Je pense qu’il resta dans cette position toute la nuit.

— Mimétisme protecteur, lança Leroy. Tu vois, c’est bien une créature du désert.

Nous repartîmes au matin, reprit Jarvis. Nous n’avions pas couvert cent mètres, quand je vis quelque chose de bizarre. Un alignement de petites pyramides, toutes petites, pas plus de quinze centimètres de haut, à perte de vue.

« Elles étaient faites de briques minuscules, creuses à l’intérieur et tronquées ou cassées du haut, avec une ouverture. Je les désignai, demandant « quoi ? » à Touil, mais il émit quelques piaillements négatifs pour indiquer, je suppose, qu’il ne savait pas.

« Et nous suivîmes l’alignement des pyramides puisqu’elles allaient vers le nord, dans ma direction. Pendant des heures et des heures…

« Après un certain temps, je remarquai autre chose de bizarre. Elles étaient plus grandes !… Même nombre de briques, dans chacune, mais les briques étaient plus grosses.

« Vers midi, les pyramides m’arrivaient à l’épaule. Je jetai un coup d’œil dans une ou deux, toujours pareilles, tronquées en haut et vides. J’examinai aussi quelques briques. C’était de la silice, et vieilles comme la Création.

— Comment le sais-tu ? fit Leroy.

— Elles étaient érodées, arrondies aux angles… La silice ne s’use pas facilement, même sur Terre… et dans ce climat !…

— Quel âge leur supposes-tu ?

— Cinquante mille… Cent mille ans. Comment le dire ? Les petites, celles du matin, étaient plus anciennes ; peut-être dix fois plus… Elles s’effritaient… Ça représente quoi ? Un demi-million d’années ? Qui le sait ? »

Jarvis s’arrêta un instant, puis reprit : « Tout en marchant, Touil m’avait dit « pierre » en me les montrant. Il l’avait déjà dit auparavant. Mais cette fois, il avait plus ou moins raison. Je tentai de le questionner, pointai du doigt vers l’une des pyramides, demandai « comme nous ? » en nous montrant successivement, lui et moi.

« Il émit une sorte de caquetage négatif, et dit « non, non ». Il ajouta : « Non, un-un-deux… Non, deux-deux-quatre ! » tout en se frottant le ventre. Je le regardai fixement. Il recommença : « Non, un-un-deux !… Non, deux-deux-quatre ! » Je restai bouche bée.

— Une preuve de plus…, s’exclama Harrison. Un fou !

— Crois-tu ? demanda Jarvis, sardonique. Ce n’est pas là mon opinion. Tu ne piges pas ce « Non, un-un-deux » naturellement ?

— Non…, et toi non plus !

— Je crois bien que si… Touil utilisait le peu de mots anglais qu’il savait pour exprimer une idée très complexe. Peux-tu me dire quelle association d’idées t’apportent les mathématiques ?

— Voyons…, l’astronomie… ou… ou la logique…

— C’est cela. « Non un-un-deux »… Touil m’expliquait que les constructeurs de pyramides n’étaient pas des êtres comme nous, des êtres intelligents, des créatures douées de raison. Tu as saisi ?

— Que le diable m’emporte !

— Il n’y manquera pas.

— Mais, intervint Leroy, pourquoi ton bizarre compagnon se frottait-il le ventre ?

— Pourquoi !… Parce que, mon cher biologiste, c’est là que se trouve son cerveau. Pas dans sa petite tête… Dans sa bedaine !

— C’est impossible !

— Sur Terre, oui, sur Mars, non !… Rien n’est terrestre ici… Ni la flore, ni la faune, tes biopodes te le prouvent ! »

Jarvis eut un sourire railleur et reprit sa narration.

« Nous continuâmes notre chemin. Vers le milieu de l’après-midi, troisième fait étrange. Fin des pyramides.

— Il n’y en avait plus ?

— Si, mais ce qui était bizarre, c’est que la dernière… – elles avaient trois mètres de haut main tenant – la dernière était fermée ! Tu comprends ? Le constructeur, quel qu’il fût, était encore dedans, et je l’avais pisté depuis l’origine, il y a un demi-million d’années.

« Touil l’avait remarqué en même temps que moi. Je sortis mon automatique, chargé à balles explosives Bolland, et Touil, comme un prestidigitateur, fit apparaître hors de son sac un drôle de petit pistolet en verre.

« Cela ressemblait assez aux nôtres, sauf la crosse plus grande, mieux adaptée pour sa main à quatre serres.

« Nous avançâmes prudemment, l’arme prête, le long des pyramides vides. Touil fut le premier à voir remuer quelque chose. Le haut de la construction se soulevait par secousses, s’agitait, et s’éboula soudain, le long des côtés dans un fracas assourdi. Et alors, je vis… je vis sortir la chose.

« Un long bras gris argent apparut, amenant un corps cuirassé d’écaillés également gris argent avec de vagues reflets. Le bras tira le corps du trou et la bête s’écroula sur le sable.

« Une créature impossible – une espèce de gros baril grisâtre, avec un bras, et un trou qui pouvait passer pour une bouche à un bout, et une queue droite, pointue, à l’autre. C’est tout.

« Pas d’autres membres, ni yeux, ni oreilles, ni nez, rien ! Le monstre se traîna quelques mètres, enfonça sa queue pointue dans le sable, se redressa et se posa là simplement.

« Nous le regardâmes dix bonnes minutes avant qu’il bougeât. Puis, avec un crissement et un froissement – comme si on chiffonnait du papier très raide – le bras se porta à la bouche et, hop !… il en sortit une brique !…

« Le bras déposa soigneusement la brique sur le sol, et la chose reprit son immobilité.

« Dix minutes plus tard… une autre brique. Une briqueterie de la Nature, quoi ! J’allais repartir lorsque Touil annonça « pierre ». Je fis « hein ? » et il le répéta. Puis avec accompagnement de trilles, ajouta « non… non » et termina par un bruit répété de respiration sifflante.

« Eh bien, je compris tout de suite, pour une fois, miraculeusement ! J’articulai « non, respiration ? » et démontrai ce que je voulais dire. Il en fut extasié, il lança : « oui,… oui,… non,… non,… s’piration », monta tout droit d’un bond et alla piquer sur le nez à moins d’un pas du briquetier.

« J’eus un instant d’angoisse. Le bras montait justement, pour prendre une brique. Je m’attendais à voir Touil happé, déchiqueté, mais… non, rien ! Touil tapa à grands coups de bec sur la créature, le bras déposa méthodiquement la brique à côté des autres.

« Touil frappa encore plus fort, en disant « pierre ! » et je rassemblai suffisamment de sang-froid pour aller vérifier moi-même.

« Touil avait encore une fois raison. Le monstre était bien en pierre et ne respirait pas !

— Comment le sais-tu ? interrompit Leroy, les yeux luisant d’intérêt.

— Je suis chimiste, mon vieux. Le briquetier était littéralement un bloc de silice ! Il devait y avoir du silicium pur dans le sable, et le monstre en vivait. Tu me suis, Leroy ? Nous – et Touil, et aussi ces drôles de plantes, et même les biopodes – appartenons à un système de vie basée sur le carbone, tandis que cet être minéral vit par un jeu différent de réactions chimiques, fondées sur le silicium.

La vie silicieuse ! hurla Leroy. Je l’avais toujours soupçonnée, et en voici maintenant la preuve !… Il faut que je…

— Entendu !… Entendu ! fit Jarvis. Tu peux aller voir. En tout cas, cette chose vivait sans vivre tout en vivant, elle bougeait toutes les dix minutes et seulement pour déposer une brique,… autrement dit, se débarrasser de ses déchets. Tu vois, mon vieux ? Nous sommes du carbone : nos déchets sont donc du bioxyde de carbone, mais comme notre briquetier était de silicium, ses déchets sont du bioxyde de silicium – de la silice. Et comme la silice est un corps solide, résultat : des briques.

« Si bien que la bête minérale s’emmure, finit par s’enfermer dans sa propre pyramide et, alors, en sort pour aller recommencer plus loin.

« Pas étonnant qu’elle crisse ! Une créature vieille de cinq cent mille ans !…

— Et comment peux-tu évaluer son âge ? fit observer frénétiquement Leroy.

— Voyons… J’ai suivi l’alignement des pyramides depuis le début, n’est-ce pas ? Si mon individu n’était pas le seul et unique bâtisseur, la série se serait interrompue quelque part avant que j’arrive à lui, et aurait recommencé avec des petites pyramides. N’est-ce pas facile à comprendre ?

« Et, attendez… Il se reproduit, ou du moins, il essaie. Avant l’apparition de la troisième brique, il y eut un léger bruissement et tout un flot de ces petites bulles cristallines surgit : ce sont ses spores, ou ses œufs, ou ses graines, comme il vous plaira. Elles s’en furent par bonds et rebonds à travers Xanthus, exactement comme les précédentes avaient passé près de nous dans la Mare Chronium.

« Et là, j’ai une idée de leur fonction – ceci, pour ton information, Leroy. Je présume que la mince coquille cristalline de silice n’est rien d’autre qu’une simple enveloppe protectrice, comme une coquille d’œuf, et que le principe actif est l’odeur, à l’intérieur. Une sorte de gaz qui attaquerait le silicium. Si la coquille se brise non loin d’un gisement, il doit se produire quelque réaction qui finit par engendrer une bête comme celle que j’ai vue.

— Tu aurais dû essayer ! se lamenta le petit Français. Oh ! il faut qu’on en casse une, pour voir.

— Mais c’est ce que j’ai fait ! J’en ai brisé deux sur le sable. Il te suffira de repasser dans, mettons, dix mille ans, pour vérifier si j’ai planté des monstres à pyramides… Il y aura sûrement un résultat, à cette époque. »

Jarvis marqua une pause et reprit son souffle. « Bon sang, quelle créature !… Vous vous la représentez ? Aveugle, sourde, muette, sans nerfs, sans cerveau, rien qu’un automate et, cependant… un être immortel !… Destiné à faire des briques, à construire des pyramides aussi longtemps qu’il y aura du silicium et de l’oxygène.

« Même, alors, il ne sera qu’arrêté. Pas mort. Et si les hasards d’un million d’années lui ramènent sa subsistance, il sera là, prêt à fonctionner de nouveau, alors que cerveaux et civilisations seront loin dans le passé… Une bête incroyable, et cependant j’en ai rencontré une encore plus étrange.

— Dans un cauchemar sans doute !

— Assez juste ! fit sobrement Jarvis. Oui, on peut l’appeler comme ça : la bête de cauchemar. L’être le plus effroyable, le plus terrifiant qu’on puisse imaginer ! Plus dangereux qu’un lion, plus traître qu’un serpent.

— Raconte ! implora Leroy. Oh ! comme je voudrais voir cette bête !

— Je ne te le conseille pas ! » Jarvis resta muet quelques instants. « J’étais fatigué, découragé par la disparition de Putz et de sa fusée ; Touil me portait sur les nerfs avec ses trilles et ses piqués sur le nez. Nous avions quitté les pyramides, je marchais, silencieux, des heures et des heures à travers le désert désespérément uniforme.

« Vers le milieu de l’après-midi, nous atteignîmes un point d’où l’on distinguait une ligne basse et sombre à l’horizon. Je savais ce que c’était. Un canal. Je l’avais survolé, à l’aller, dans la fusée, et cela signifiait que nous n’avions franchi que le tiers du désert. De quoi faire plaisir, hein ! Et, pourtant, j’observais bien l’horaire que je m’étais fixé.

« Nous nous rapprochions lentement du canal. Je me souvins qu’il était bordé d’une large frange de végétation – et que s’étendait là une Cité de Boue.

« J’ai dit que j’étais fatigué. J’étais obsédé par l’idée d’un bon repas chaud, puis mon esprit vagabonda, je songeai que même Bornéo me semblerait le comble de l’agrément au sortir de cette planète de folie. De là, je sautai à des réminiscences de ce bon vieux New York, je pensai à une jolie fille, Fancy Long. Tu sais qui je veux dire, Harrison ?

— Oui… Artiste à la télévision. Je l’ai souvent vue sur mon poste. Jolie blonde – danse et chante dans l’émission du Maté Yerba.

— C’est bien ça. Moi je la connais très bien. En copains, tu sais. Elle est même venue nous voir partir sur l’Ares. Donc je pensais à elle, je me sentais esseulé, tout en me rapprochant avec Touil de la ligne de végétation rugueuse.

« Et alors… Je lâchai un juron : "Nom de D… ! "

« Elle était là… Oui… Fancy Long !… Sans erreur possible, sous l’un de ces arbres biscornus, tout sourires, et me faisait des signes, exactement comme je me souvenais d’elle, lors de notre départ.

— Ça y est… Tu deviens maboul, toi aussi ! déclara Harrison.

— Mon vieux, je me le suis demandé, à ce moment-là. J’écarquillai les yeux, je me pinçai, je fermai les paupières, je les rouvris, regardai encore – et toujours Fancy Long, de plus en plus enjôleuse et adorable, avec ses appels.

« Touil avait vu quelque chose, lui aussi. Il gloussait, caquetait mais je l’entendais à peine. Je courais déjà, sans me poser la moindre question, complètement fasciné.

« Touil, d’un bond, me rattrapa alors que je n’étais plus qu’à cinq mètres de Fancy. Il m’accrocha le bras, et croassa à plein gosier : « Non ! non ! non ! » Je le secouai pour m’en débarrasser, il était aussi léger que s’il avait été en bambou, mais il m’enfonça ses serres dans le bras, et vitupéra de plus belle.

« Finalement, j’eus un éclair de bon sens, je m’arrêtai à moins de trois mètres. Elle était là, à continuer de me faire des signes et des sourires, des sourires et des signes, et moi aussi je restais là, aussi muet que Leroy, tandis que Touil piaillait et jacassait fébrilement.

« Je savais que ce ne pouvait pas être vrai – et pourtant, elle était là devant moi. Je balbutiai : « Fancy… Fancy Long ! »

Elle ne fit que continuer à sourire et faire des gestes. Elle paraissait tout aussi réelle que si je ne l’avais pas laissée à soixante millions de kilomètres de distance. Touil la visa de son pistolet de verre. Je lui saisis le bras, il chercha à se libérer de mon étreinte.

« Il désigna Fancy, il cria : « Non s’piration ! Non « s’piration ! » Je compris qu’il voulait dire qu’elle n’était pas vivante. Ah ! mes amis. J’en avais la tête qui tournait. Malgré tout, cela me donnait des frissons de le voir braquer son arme sur elle. Je ne sais pas pourquoi, je restai sans bouger, le regardant viser soigneusement. Il pressa la crosse de l’arme, je vis une petite bouffée de vapeur et… Fancy Long disparut.

« À sa place, un nœud de tentacules noirs, hideux qui se tordaient et se détordaient… Une bête horrible comme celle à laquelle j’avais arraché Touil.

« La bête de cauchemar !… Je demeurai sur place, stupéfié et stupide, regardant son agonie pendant que Touil trillait et sifflait. Il me toucha finalement le bras, désigna le monstre qui se tordait dans les derniers spasmes, et dit : « Toi-un-un-deux… Lui-un-un-deux… » Je ne compris qu’après l’avoir entendu répéter huit ou dix fois. Et vous, les amis, avez vous saisi ?

— Oui, glapit Leroy. J’y suis… La bête capte les pensées. S’il s’agissait d’un chien – un chien affamé qui souhaite un os bien garni de viande, il le verrait devant lui, cet os… ou il en flairerait l’odeur… C’est bien cela ?

— Exactement, fit Jarvis. La bête de cauchemar utilise les désirs de sa victime pour lui tendre son piège. L’oiseau, à la saison des nids, verrait sa compagne, le renard rôdant à la recherche d’une proie apercevrait un lapin sans défense.

— Mais comment fait-elle ? demanda Leroy.

— Comment le saurais-je ?… Comment fait le serpent, là-bas, sur notre Terre, pour charmer un oiseau jusqu’à ce qu’il lui tombe dans la gueule ? Et n’y a-t-il pas des poissons des abysses qui attirent leurs victimes de la même façon ? Dieu ! » Jarvis eut un frémissement dans la voix. « Vous rendez-vous compte de la traîtrise de cette bête de cauchemar ? Nous sommes prévenus maintenant, mais dorénavant nous ne pouvons même plus faire confiance à nos yeux !… Vous pourriez me voir ; je pourrais voir l’un de vous et… derrière, il pourrait n’y avoir qu’une autre de ces noires horreurs !

— Et ton copain, comment avait-il deviné ? demanda Harrison.

— Touil ? Je me le demande encore… Peut-être pensait-il à quelque chose qui ne pouvait vraiment pas m’attirer et quand j’ai commencé à courir, il a réalisé que je voyais autre chose que lui et cela l’a alerté. Ou peut-être, le monstre ne peut-il projeter qu’un seul mirage, et Touil aura vu ce que je voyais – ou rien du tout. Je n’ai pas pu lui demander. Mais c’est une preuve de plus que son intelligence est égale à la nôtre – sinon supérieure.

— Hein ? protesta Harrison. Qu’est-ce qui te fait croire que son intelligence rivalise avec l’intelligence humaine ?

— Beaucoup de choses. D’abord, la bête à pyramides. Il n’en avait jamais vu une auparavant, il me l’a dit. Néanmoins il l’a classée parmi les automates morts-vivants minéraux.

— Il aurait très bien pu en avoir entendu parler… Il vit dans les environs, mon vieux.

— Admettons… Mais pour le langage ? Je n’ai jamais pu attraper une seule de ses idées, et il a tout de suite retenu six ou sept de nos mots. Et réalises-tu quelles idées complexes il a réussi à exprimer avec ces quelques mots ! Le monstre à pyramides, la bête de cauchemar ! D’une seule phrase, il m’a fait comprendre que l’un était un automate inoffensif, l’autre un hypnotiseur mortellement dangereux. Qu’en dis-tu ?

— Heu ! marmonna Harrison.

— Tu peux jouer les sceptiques… Aurais-tu réussi à en faire autant toi, avec seulement six mots d’une langue étrangère ? Mieux, aurais-tu été capable de m’expliquer comme l’a fait Touil, qu’une autre créature était d’une sorte d’intelligence si différente de la nôtre, que toute compréhension entre nous était impossible – plus impossible encore qu’entre Touil et moi ?

— Hein ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— J’y reviendrai. Ce que je veux démontrer c’est que Touil et sa race sont dignes de notre amitié. Il existe sûrement quelque part, sur Mars – et vous verrez que j’ai raison – une civilisation et une culture qui valent les nôtres et, peut-être même, les dépassent. Et la communication est possible, entre eux et nous. Touil l’a prouvé. Cela pourra demander des années d’essais patients, car leur esprit n’est pas sur le même plan que le nôtre, mais tout de même moins éloigné que celui des êtres que je devais rencontrer par la suite – si du moins ils ont un esprit.

— Quels êtres ?

— Les habitants des cités de boue, le long des canaux. Je croyais que la bête de cauchemar et le monstre de silicium étaient les êtres les plus étranges qu’on pût concevoir, mais je me trompais.

« Les créatures dont je vais vous parler sont encore plus ahurissantes, moins compréhensibles – infiniment moins que Touil avec qui l’amitié est possible, voir l’échange d’idées, avec de la persévérance et de la concentration d’esprit.

« Nous laissâmes donc la bête à tentacules en train de crever, essayant de regagner son trou, et nous allâmes vers le canal. Le tapis d’herbes grouillantes s’écartait vite de notre chemin et quand nous atteignîmes la berge, je vis un filet d’eau jaunâtre qui coulait. La cité que j’avais aperçue du haut de ma fusée donnait l’impression d’une taupinière. Elle devait se trouver à un kilomètre et demi environ, sur la droite, et j’avais grande envie d’y aller jeter un coup d’œil.

« Elle m’avait semblé déserte, et d’ailleurs, même si elle était hantée par quelques créatures, Touil et moi étions tous deux armés. Je dois dire en passant que le pistolet de Touil est un engin remarquable. J’eus loisir de l’examiner après l’affaire de la bête de cauchemar. Il lance, semble-t-il, une petite pointe de verre empoisonnée. J’ai jugé qu’il en avait une charge d’au moins cent coups. Et il fonctionne à la vapeur, la bonne vieille vapeur !

— À la vapeur ? répéta Putz. Et d’où provient-elle, cette vapeur ?

— De l’eau, naturellement !… On le voit facilement à travers la crosse transparente. Il y avait aussi une petite quantité d’un autre liquide – quinze centilitres environ – épais et jaunâtre. En pressant la crosse – car il n’y a pas de gâchette – on injecte une goutte d’eau et une goutte du liquide jaune dans la chambre d’explosion, et l’eau se vaporise… pop !…

« C’est la simplicité même et nous pourrions utiliser le même principe. L’acide sulfurique concentré amène l’eau presque à ébullition. De même la chaux vive. Et aussi le potassium et le sodium… Cette arme, évidemment, ne possédait pas la même portée que la mienne, mais ce n’était pas tellement important dans cet air raréfié, et elle pouvait tirer autant de coups qu’un revolver de cow-boy dans un film du Far-West. Et quelle efficacité, du moins contre la vie martienne !

« Je l’ai essayée en tirant sur une de ces plantes absurdes, et le diable m’emporte si la plante ne se flétrit pas aussitôt pour tomber en miettes ! C’est ce qui me laisse penser que les dards de verre sont empoisonnés. »

Jarvis reprit son récit :

« J’allai donc vers la cité de boue, en me demandant si ce n’étaient pas les bâtisseurs de ces cités qui avaient également creusé les canaux. Touil me fournit une réponse négative, en gesticulant vers le sud.

« J’en conclus que le système des canaux était l’œuvre d’une autre race, celle de Touil peut-être. À moins qu’il n’y ait encore une autre race intelligente ou… une douzaine d’autres. Mars est un monde si drôle !

« À cent mètres de la cité, nous traversâmes une sorte de chemin, une simple piste de boue durcie et c’est là que m’apparut pour la première fois l’un des constructeurs de taupinières.

« Ah ! mes amis, vous parlez de créatures fantastiques !

« Une barrique allongée, trottant sur quatre pattes et possédant quatre tentacules. Pas de tête, rien qu’un corps et des membres, et une rangée d’yeux tout autour. Le dessus de la barrique était un diaphragme tendu comme une peau de tambour, et c’était tout.

« L’être passa en flèche, près de nous, poussant un petit charreton vide qui semblait de cuivre. Il ne parut même pas remarquer notre présence bien qu’il tournât, me sembla-t-il, un peu les yeux vers moi au passage.

« Peu après, en survint un autre, toujours avec un charreton vide. Même chose, il fila sans daigner nous accorder la moindre attention. Ah çà ! je n’allais pas me laisser ignorer par une bande de barriques à pattes, qui jouaient au chemin de fer ! Aussi, quand surgit un troisième personnage, je me plantai sur son chemin, prêt à sauter de côté, bien entendu, s’il ne s’arrêtait pas.

« Mais il s’arrêta. Il s’arrêta et son diaphragme émit une sorte de tambourinage. Aussitôt, je tendis les deux mains, et m’exclamai : « Nous sommes amis ! » Et que supposez-vous qu’on me répondit ?

« Enchanté de faire votre connaissance », je parie ? suggéra Harrison.

— S’il l’avait dit, je n’en aurais pas été plus stupéfait. Il tambourina de son diaphragme et soudain beugla : « Nous sommes-z-z-z-amis. » En même temps, le baril à pattes poussa traîtreusement son charreton, sur moi. Je sautai de côté et il détala tandis que je le suivais d’un regard stupide.

« Une minute après, un autre arriva. Celui-là ne s’arrêta pas, mais beugla simplement au passage : « Nous sommes-z-z-z-amis ! » et fila au galop. Comment avait-il appris cette phrase ? Toutes ces créatures étaient-elles en communication permanente les unes avec les autres ? Faisaient-elles toutes partie d’un organisme central ? Je l’ignore, mais je crois que Touil doit savoir.

« Et maintenant, tous ceux qui passaient, nous saluaient de la même déclaration. Cela devenait désopilant, je n’aurais jamais cru trouver autant d’amis sur cette boule maudite. Je finis par adresser un geste interrogatif à Touil. Je crois qu’il comprit, car il dit : « Un-un-deux, oui !… Deux-deux-quatre, non !… » Vous comprenez ?

— Bien sûr, fit Harrison. C’est la petite chanson martienne.

— Ouais ? Eh bien, je m’accoutumais au symbolisme de Touil, et j’interprétai comme ceci : « Un-un-deux, oui ! » Ces êtres sont intelligents. « Deux-deux-quatre, non ! » Cette intelligence n’est pas du même ordre que la nôtre, mais différente et au-delà de la logique de deux et deux font quatre.

« Je faisais peut-être erreur et Touil voulait-il simplement préciser que leur intelligence était rudimentaire au point de ne rien comprendre au-dessus de « Un-un-deux ». Mais ce que je devais observer plus tard me porte à croire que la première hypothèse est la bonne.

« Quelques instants après, les créatures revinrent à vive allure, l’une après l’autre, leurs charretons remplis de pierres, de sable, de fragments, de plantes rugueuses, de toute sorte de détritus. Elles bourdonnèrent, au passage, leur salut amical – pas si amical que ça, vous allez dire – et prirent le large à toute allure.

« Il me sembla que le troisième baril à pattes était celui à qui je m’étais déjà adressé, et je résolus d’avoir un second petit entretien. Je me mis de nouveau en travers de sa route.

« Il arriva, beuglant son : « Nous sommes-z-z-z-amis ! » et s’arrêta. Je le regardai. Quatre ou cinq de ses yeux me regardèrent. Il proféra encore son mot de passe, donna une poussée à son charreton, je ne bougeai pas. Alors le… le satané baril allongea un tentacule, et me tordit le nez avec deux pinces en forme de doigts !

— Ha ! Ha !… rugit Harrison. Ils ont sûrement le sens de la beauté !

— Oh ! tu peux rire… J’avais déjà pris un bon coup et une sale engelure sur le nez. Je hurlai : « Ouye ! » Je sautai de côté ; le misérable s’en fut à toute allure, et à partir de ce moment, la formule générale devint : « Nous sommes-z-z-z-amis, ouye !… » Drôles de bêtes !

« Touil et moi nous suivîmes alors tout droit la piste jusqu’à la taupinière la plus proche. Les créatures allaient et venaient sans s’occuper de nous, apportant leurs charges, plongeant dans l’entrée d’un couloir qui descendait comme dans une mine désaffectée.

« Et toujours cette phrase sempiternelle au passage, chaque fois que l’un des barils sortait ou entrait. Je m’approchai de l’ouverture, il y avait une lumière quelque part au fond ; ce n’était ni une flamme ni une torche mais un véritable appareil d’éclairage. Je supposai pouvoir en déduire quelque indice sur le degré d’évolution de cette race et descendis à mon tour, avec Touil sur mes talons, ce qui n’alla pas sans quelques trilles et gazouillements de sa part.

« Cette lumière était curieuse. Elle crépitait et fusait comme une vieille lampe à arc, mais provenait d’une unique tige noire plantée dans la muraille du couloir. Lumière électrique sans aucun doute. Les barils étaient donc apparemment assez civilisés.

« Une autre lumière brillait sur quelque chose qui étincelait. J’allai voir. Ce n’était qu’un tas de sable luisant. Je me retournai dans l’intention de sortir, et du diable si l’entrée n’avait pas disparu ! « Je pensai que le couloir devait faire un angle, ou encore, que j’étais entré dans un passage latéral, mais je ne tardai pas à constater que je me trouvais dans un vrai labyrinthe… Rien que des passages sinueux dans toutes les directions, et occasionnellement éclairés, dans lesquels je rencontrais, de temps à autre, un baril à pattes, galopant comme toujours, parfois avec un charreton, parfois sans.

« À vrai dire, je ne m’inquiétai pas au début. Touil et moi n’avions fait que quelques pas à l’intérieur. Mais toutes nos tentatives pour retrouver la sortie semblaient nous enfoncer davantage.

« J’eus bien l’idée de suivre l’un des barils poussant un charreton vide, pensant qu’il allait sortir pour chercher des détritus, mais il ne fit que tourner en rond, sans but défini, par un passage et l’autre. Et lorsque, finalement, il se mit à tourner autour d’un pilier comme une souris valseuse japonaise, j’abandonnai, laissai tomber mon réservoir à eau sur le sol, et m’assis.

« Touil était aussi perdu que moi. Je lui montrai le haut, il répondit : « Non-non-non ! » sur un ton d’impuissance. Et nous ne pouvions espérer aucune assistance des indigènes. Ils ne s’occupaient pas du tout de nous, même quand ils nous affirmaient qu’« ils étaient nos z-z-z-amis, ouye ! ».

« Dieu ! Je ne sais combien d’heures ou de jours nous tournâmes en rond là-dedans ! Je m’endormis par deux fois de fatigue. Touil ne semblait jamais avoir besoin de sommeil. Nous avions essayé des couloirs ascendants, mais ils redescendaient ensuite. La température, dans cette damnée taupinière, était constante, et l’on ne pouvait différencier le jour de la nuit. Je ne sus même pas, après mon premier réveil, si j’avais dormi une heure ou treize ; j’étais incapable de préciser, d’après ma montre, s’il était midi ou minuit.

« Je vis quantité de choses étranges. Des machines en mouvement dans certains couloirs, mais qui ne semblaient rien produire, simplement des roues qui tournaient.

« À plusieurs reprises, j’ai vu passer deux barils à pattes, reliés par un petit qui poussait entre les deux.

— Parthénogenèse ! exulta Leroy. Parthénogenèse par bourgeonnement comme les tulipes !

— Si tu veux, admit Jarvis. Et jamais le moindre signe d’attention à notre égard, sauf, comme je l’ai dit, ce : « Nous sommes z-z-z-amis, ouye !… » Aucune espèce de vie familiale ; ils se contentaient de galoper avec leurs charretons, d’apporter leurs débris. Mais finalement, je découvris ce qu’ils en faisaient !

« Nous avions eu un peu de chance avec l’un des corridors, il montait depuis un grand moment et je sentais que nous devions nous rapprocher de la surface, quand, soudain, nous débouchâmes dans une salle dont le haut s’arrondissait en dôme, la seule que nous ayons jamais vue.

« Et, mes amis, j’eus envie de danser quand j’aperçus une lueur qui semblait être celle du jour à travers une fente du dôme.

« Dans la salle, il y avait une sorte de… de… machine, juste une roue énorme qui tournait lentement. L’un des barils était justement occupé à déverser le contenu de son charreton sous cette roue, qui écrasa tout, broyant sable, pierre, plantes… en une poudre qui s’en allait quelque part.

« Et pendant que nous regardions, d’autres barils arrivaient, défilaient, vidaient leur charreton… et c’était tout. Sans rime ni raison. Ce qui est bien dans la note de cette planète loufoque.

« Mais il y eut encore autre chose, trop ahurissant pour être croyable. L’un de ces êtres abracadabrants, après avoir déversé sa charge et rejeté son charreton avec fracas, se glissa froidement sous la roue. Je le regardai se faire moudre, trop stupéfié pour émettre un son. Et, un instant plus tard, un autre l’imita. C’était parfaitement méthodique. L’un des barils sans charreton prenait celui qui était abandonné.

« Touil n’en paraissait pas étonné. Je lui signalai le suicide suivant et il eut le plus humain des haussements d’épaules comme pour dire : « Que puis-je y faire ? » Il devait être plus ou moins au courant.

« Ah ! encore autre chose.

« Au-delà de la roue, sur un piédestal assez bas, quelque chose brillait. C’était une espèce d’œuf de cristal fluorescent, avec des irradiations d’une chaleur d’enfer. J’en avais le visage et les mains douloureux comme sous une décharge statique. C’est alors que je fis une nouvelle découverte surprenante. Tu te rappelles, Harrison, cette verrue que j’avais au pouce gauche ? Tiens, regarde ! »

Jarvis tendit sa main.

« Desséchée, mon vieux… Et tombée… comme ça. Et mon nez, dis… Mon pauvre nez… La douleur disparut comme par magie ! L’œuf avait les propriétés des rayons X durs, ou des radiations gamma, en beaucoup » plus bienfaisant, puisque cela épargne le tissu sain et n’attaque que le tissu malade.

« Je pensais que ce serait un magnifique cadeau à rapporter sur Terre, lorsque éclata un tapage à tout casser. Je me précipitai, avec Touil, de l’autre côté de la roue, pour constater qu’un charreton avait été broyé. Négligence d’un suicidé, probablement…

« Alors tous les barils se mirent à beugler et à tambouriner autour de nous et leur vacarme était nettement menaçant. Un groupe s’avança, nous reculâmes pour quitter le passage qu’il me semblait avoir pris pour entrer, et ils nous suivirent en grondant, les uns poussant des charretons, les autres sans rien.

« Quelles brutes en démence !… Tout cela hurlait en chœur : « Nous sommes z-z-z-amis, ouye ! » Je n’aimais pas du tout ce « ouye » qui me semblait par trop suggestif…

« Touil avait pris son pistolet de verre ; je posai précipitamment mon réservoir à eau pour avoir une plus grande liberté de mouvements et je m’armai à mon tour. Nous continuâmes de reculer dans le couloir ascendant, avec une vingtaine de barils à pattes qui nous serraient de près.

« Et chose ahurissante, ceux qui arrivaient du dehors avec des charretons pleins, se frôlaient à quelques centimètres, sans le moindre signe.

« Touil avait dû le remarquer. Soudain, il sortit son espèce de charbon ardent allume-cigare, l’approcha d’un charreton de débris végétaux… Pouf !… Tout le chargement se mit à flamber mais le baril qui le poussait continua imperturbablement son chemin sans changer d’allure !

« Tout de même, cela mis quelque désordre parmi nos z-z-z-amis, et là-dessus, je remarquai la fumée qui passait dans le couloir en tournoyant près de nous, et je vis la sortie !

« J’empoignai Touil, nous fonçâmes au-dehors avec vingt barils à nos trousses. La lumière du jour me sembla le paradis, bien que j’eusse aussitôt constaté que le soleil allait disparaître à l’horizon. C’était désastreux, il m’était impossible, par une nuit martienne, de vivre hors de mon thermo-sac, du moins sans feu.

« Les choses allaient de mal en pis. Nous fûmes acculés dans un angle entre deux buttes et rien à faire pour en sortir. Je n’avais pas encore tiré, Touil non plus. Inutile d’exaspérer davantage ces brutes. Elles s’étaient arrêtées à courte distance et recommençaient à hurler leurs protestations d’amitié accompagnées de « ouye ! ».

« La situation continua d’empirer. Un baril à pattes apparut, poussant un charreton dans lequel tous puisèrent à pleines poignées de minces dards de cuivre, d’environ trente centimètres et très pointus… Zing ! L’un de ces traits arriva, sifflant à mes oreilles. C’était devenu une question de vie ou de mort. Il fallait tirer.

« Cela alla bien durant un bon moment. Nous nous occupions de préférence de ceux qui étaient près du charreton, ce qui réduisait les dangereux dards à un minimum, mais, subitement, il y eut un tonnerre inouï de « z-z-z-amis » et de « ouye ! » et une véritable armée sortit du trou.

« Nous étions fichus, bien fichus, je le savais… Et au même instant, je me rendis compte que Touil ne l’était pas, lui. Il aurait pu facilement sauter d’un bond par-dessus la butte à laquelle nous étions adossés. Il restait pour moi !…

« J’en aurais pleuré, si j’en avais eu le temps. J’avais sympathisé avec Touil, dès l’abord, mais aurais-je été capable d’un tel geste ? En admettant que je l’eusse réellement arraché à la première bête de cauchemar, n’en avait-il pas fait autant pour moi depuis ? Je le pris par le bras, je fis un geste vers le haut en disant « Touil ». Il protesta : « Non-non-non Tick ! » et continua de mitrailler avec son arme de verre.

« Que faire ?… De toute façon, je serais fichu après le coucher du soleil, mais comment lui expliquer ? J’articulai : « Merci, Touil… Tu es un homme ! » et je sentis que ce n’était pas un compliment du tout. Un homme ? Il y en a diablement peu capables de son geste.

« Et bang !… Je tirais, et pouf ! tirait Touil, et les barils envoyaient leurs dards, se préparant à donner l’assaut sans cesser de clamer qu’ils étaient z-z-z-amis…

« J’avais abandonné tout espoir quand, soudain, un ange tomba du ciel sous les traits de Putz, qui, avec ses jets inférieurs, pulvérisa les barils à pattes.

« Hourra !… Quel hurlement de joie je poussai en courant vers la fusée. Putz ouvrit la porte et j’entrai riant, pleurant, vociférant… Ce ne fut qu’après une minute ou deux que je me souvins de Touil. Je me retournai, juste pour le voir achever un de ses bonds par le piqué traditionnel sur le nez, puis s’élancer de nouveau et filer.

« J’eus un mal de diable à convaincre Putz de le suivre. Le temps pour la fusée de décoller, la nuit tomba – vous savez comment cela se passe ici – comme si on tournait un commutateur électrique pour éteindre.

« Nous partîmes au-dessus du désert, et nous nous posâmes au sol à une ou deux reprises, je hurlai « Touil », cent fois au moins.

« Impossible de le retrouver. Il pouvait aller comme le vent, et tout ce que j’ai cru entendre – à moins que je ne me le sois figuré – ce furent de vagues trilles lointains, vers le sud.

« Il était parti et, bon sang, je… je voudrais, ah ! je voudrais qu’il ne fût pas parti… »

Les quatre hommes de l’Ares restèrent silencieux, même le sardonique Harrison. Ce fut Leroy qui interrompit les méditations :

« J’aurais beaucoup aimé le voir.

— Oui, fit Harrison, et puis aussi, cette histoire de guérison de verrue, c’est malheureux tout de même que tu n’aies pas pu rapporter l’œuf de cristal… C’est peut-être ce remède contre le cancer qu’on cherche en vain depuis un siècle et demi !

— Oh ! ça…, marmonna Jarvis…, c’est ce qui avait déclenché la bagarre ! »

Et il tira de sa poche un objet étincelant. « Le voilà. »

 

 

Traduit par GEORGES H. GALLET.

A Martian Odyssey