008
Une heure plus tard, l’aube rosissait déjà l’horizon, baignant le monde nocturne d’une lueur bleue irréelle. Partout en ville, les vampires de tous bords devaient se mettre en quête d’un abri pour la journée.
Ceux qui se trouvaient au café semblaient résolus à y rester, ce qui était logique : Amelie et Oliver avaient bien affirmé qu’il s’agissait d’un des endroits stratégiques pour conserver le contrôle de Morganville. En revanche, Claire n’appréciait pas de voir certains d’entre eux comploter dans les coins.
— Comment être sûres qu’ils sont de notre côté ? demanda-t-elle à Eve.
Elle avait parlé tout bas dans l’espoir que sa question échapperait à l’ouïe fine des vampires, pourtant Oliver, posté à plusieurs mètres d’elle, lui répondit :
— Tu ne peux pas. D’ailleurs, ce ne sont pas tes oignons, mais je vais tout de même te rassurer. Ils me sont tous loyaux et, à travers moi, à Amelie. Si l’un d’eux retournait sa veste, je te garantis qu’il le regretterait.
Il avait ajouté cette dernière phrase à un volume normal pour qu’elle porte dans l’ensemble de la salle. Les murmures cessèrent aussitôt. Dehors, la lumière du jour gagnait du terrain.
— Très bien, ajouta Oliver à l’intention de Claire et d’Eve. Vous avez compris ce que j’attends de vous ?
Cette dernière acquiesça en lui adressant un salut moqueur.
— Chef, oui, chef ! À vos ordres, général !
Le peu de patience qu’il lui restait était usée jusqu’à la corde.
— Eve... Répète mes instructions.
Comme elle n’était pas du genre à suivre les ordres, surtout venant de quelqu’un qu’elle méprisait souverainement, Claire s’empressa d’intervenir :
— Nous déposons des talkies-walkies dans les maisons de la Fondatrice, l’université et les autres endroits de la liste. Nous expliquons à ceux qui s’y trouvent que tous les ordres passeront désormais par là et non par les téléphones portables ou les fréquences de la police.
— N’oubliez pas de leur donner les codes.
Chacune des petites radios portatives était équipée d’un clavier, comme celui d’un téléphone portable, et il fallait composer un code pour accéder à la fréquence d’urgence. C’était assez pointu : dans le domaine de la technologie Oliver n’avait jamais un train de retard.
— Bien, conclut-il, Hannah vous servira de garde du corps. J’aurais bien détaché un de mes hommes mais...
— Le soleil, ouais, on sait, l’interrompit Eve avant de faire signe à Hannah de lui taper dans la main. J’adore le look Rambo au fait !
— Un peu de respect, jeune fille, rétorqua la militaire. Rambo était un béret vert et les Marines en bouffent au petit déjeuner !
Ce n’était peut-être pas la remarque la plus judicieuse dans une salle bourrée de vampires sur les crocs. Claire se racla aussitôt la gorge.
— On devrait peut-être...
Hannah hocha la tête et tendit à Claire son sac à dos – où les talkies-walkies avaient remplacé les livres.
— J’ai besoin d’avoir les deux mains libres, expliqua-t-elle. Eve prend le volant, tu te retrouves donc en charge de l’approvisionnement. J’ai glissé la liste à l’intérieur, tu pourras rayer les destinations au fur et à mesure.
Assis à l’écart, Myrnin conservait un silence inquiétant. Si Claire ne décelait aucune trace de folie dans son regard, elle avait mis Oliver en garde : on ne pouvait pas lui faire véritablement confiance. « Comme si j’en avais l’intention, avait-il répliqué en ricanant. Je connais cet hurluberlu depuis plusieurs vies humaines et je ne l’ai jamais jugé digne de confiance. »
À l’intérieur du café, les vampires s’étaient éloignés de la vitrine pour se réfugier au fond, dans une zone à l’abri de la lumière naturelle. À l’extérieur, il n’y avait pas grand-chose à voir. Les incendies étaient éteints. Des voitures filaient dans les rues, des véhicules de la police ou des pompiers, pour la plupart. Les rares silhouettes qu’on apercevait ne s’attardaient pas et profitaient du couvert des ombres.
— Que font-ils ? s’enquit Claire en ajustant son sac à dos sur son épaule.
Ne s’attendant pas à obtenir de réponse d’Oliver, elle fut surprise de l’entendre.
— Ils consolident nos positions. Cette guerre ne se livrera pas de jour, Claire. Ni ouvertement. Nous avons nos places fortes, ils ont les leurs. Ils enverront peut-être les humains qu’ils ont recrutés, mais ils ne sortiront pas eux-mêmes.
— Recrutés ? s’étonna Hannah. Vous voulez plutôt dire « armés de force », non ? Pour l’essentiel, les humains veulent juste rester tranquilles.
— Pas nécessairement. Morganville regorge d’humains ayant une dent contre nous ou le système dont ils s’estiment victimes. Certains seront même prêts à croire que Bishop représente la solution. D’autres agiront poussés par la peur, pour protéger ceux qui leur sont chers. Il saura sur quelle corde jouer. En d’autres termes, il se dégotera sans problème de la chair à canon.
— Comme vous, dit Hannah.
Ils s’affrontèrent du regard quelques secondes, puis Oliver inclina légèrement la tête.
— Si vous voulez.
— Je ne veux rien du tout. Je vous signale seulement que si je suis habituée à me battre en première ligne, d’autres non.
L’expression d’Oliver demeurait indéchiffrable.
— Peut-être pas, mais dans l’immédiat nos ennemis rassemblent leurs forces et nous devons les imiter.
Hannah acquiesça.
— Je sors la première, Eve tu me suivras. Garde tes clés à la main. Tu ne dois pas hésiter. Cours, ouvre la portière et mets le contact. J’escorterai Claire.
Eve hocha la tête, visiblement inquiète.
— Une dernière chose, reprit Hannah. Tu as une lampe torche ?
Après avoir fouillé dans sa poche, Eve en tira une minuscule lampe au faisceau particulièrement puissant.
— Bien, approuva l’ex-Marine. Avant de t’installer derrière le volant, tu examines l’avant et l’arrière de la voiture. Balaie bien le plancher ; je te couvrirai depuis la porte du café.
Elles se dirigèrent toutes les trois vers la sortie.
— Soyez prudentes ! leur lança Oliver.
Elles n’eurent pas le temps de se remettre de leur surprise que son naturel revenait au galop et qu’il ajoutait :
— Il est crucial que ces radios soient distribuées.
Claire résista à l’envie de lui faire un doigt d’honneur. Eve ne se priva pas.
Hannah ouvrit la porte en grand et s’avança sur le trottoir. Contrairement aux acteurs dans les films d’action, elle n’en fit pas des tonnes et se contenta de décrire un tour sur elle-même pour observer les environs, le pistolet appuyé contre la cuisse. Elle indiqua à Eve que la voie était libre : celle-ci fonça jusqu’à la grande voiture noire. Claire aperçut l’éclat de la lampe de poche pendant que son amie vérifiait l’habitacle, puis entendit le moteur rugir. Hannah la poussa alors vers la portière côté passager.
Dans leur dos, la porte du Starbucks claqua et les verrous cliquetèrent. En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Claire vit que des rideaux métalliques descendaient devant les vitres. Ils se barricadaient pour la journée.
Tout s’était bien déroulé, mais Claire avait du mal à respirer et le cœur qui battait la chamade.
— Ça va ? s’enquit Eve.
Hors d’haleine, Claire opina.
— Ouais, je sais, reprit son amie. La trouille est plus efficace qu’une séance de cardio. Attends un peu qu’ils s’en rendent compte dans les salles de gym, ça aura plus de succès que le pilates.
Éclatant de rire, Claire sentit aussitôt la peur se dissiper.
— Je savais bien que tu n’avais pas perdu ton sens de l’humour, lui souffla Eve. Verrouillez vos portières et n’oubliez pas vos ceintures. Je serai peut-être obligée de piler et je n’ai aucune envie de vous retrouver collées contre M. Pare-Brise.
Elles traversèrent la ville dans une atmosphère surnaturelle. Il régnait un calme... inhabituel. Elles avaient établi un itinéraire leur permettant d’éviter les zones les plus dangereuses, mais elles furent rapidement obligées de s’en écarter à cause de deux voitures garées au beau milieu de la chaussée, portières ouvertes et phares allumés.
Eve ralentit pour les dépasser sur la droite, en montant sur le trottoir.
— Vous voyez quelque chose ? demanda-t-elle d’un ton inquiet. Des corps ou...
Les voitures étaient entièrement vides. Le moteur tournait toujours et les clés n’avaient pas quitté le contact. Un détail clochait, seulement Claire n’arrivait pas à identifier lequel...
— Elles appartiennent à des vampires, expliqua Hannah. Pourquoi les ont-ils abandonnées ainsi ?
Ah, voilà ce qui avait attiré l’attention de Claire : les vitres teintées.
— Une envie pressante ? suggéra Eve. Parfois on ne peut pas se retenir...
Hannah ne releva pas, trop occupée à scruter les environs.
— Oui, c’est bizarre, reprit Eve, tout bas. Peut-être sont-ils sortis aider quelqu’un.
Ou chasser. Claire réprima un frisson.
Elles livrèrent la première radio dans l’une des maisons de la Fondatrice ; Claire ne connaissait pas ses occupants – contrairement à Eve, bien sûr. Elle leur expliqua rapidement le fonctionnement du talkie-walkie et leur indiqua le code. Deux minutes plus tard top chrono, elles remontaient en voiture.
— Vous assurez, les filles, remarqua Hannah. Vous pourriez même donner quelques leçons à mes potes dans la marine.
— Hé ! s’écria Eve. Tu sais comment ça marche ici, Morganville est un immense camp d’entraînement militaire.
Hannah lui tapa dans la main sans quitter la route des yeux ; elle se tenait prête à tirer par la vitre à demi baissée même si, jusqu’à présent, elle n’en avait pas eu l’occasion.
— Encore des bagnoles, observa Claire. Vous avez vu ?
Cette fois, il y en avait plus de deux, abandonnées au hasard. Comme précédemment, le moteur continuait à tourner, les phares n’avaient pas été coupés et les portières étaient ouvertes.
Elles les dépassèrent au ralenti, et Claire repéra qu’il s’agissait du même modèle de voiture, aux vitres teintées. Michael en possédait d’ailleurs une depuis qu’il avait été officiellement transformé en vampire.
— C’est quoi, ce bordel ? s’écria Eve sans dissimuler sa nervosité.
Claire pouvait difficilement lui reprocher sa réaction ; elle-même n’était pas rassurée.
— Pourquoi ont-ils abandonné leurs véhicules à quelques minutes de l’aube ? reprit-elle. Ils ne devraient même plus être dehors à cette heure. Oliver a dit que chaque camp réunissait ses troupes, mais pour moi ça ressemble plutôt à une panique généralisée.
Claire n’avait pas plus d’explication que son amie. Elle extirpa un talkie-walkie de son sac à dos, entra le code qu’Oliver lui avait fourni et pressa la touche « APPEL ».
— Oliver ? Ici Claire. À vous.
Après une petite attente, une voix grave s’éleva à l’autre bout de la ligne :
— Je t’écoute.
— Il se passe un phénomène étrange. Nous avons croisé plusieurs voitures de vampires à l’abandon. Vides. Le moteur tournait toujours.
Un grésillement pour toute réponse.
— Oliver ?
— Tiens-moi au courant, finit-il par lâcher. Fais le compte du nombre de véhicules et relève les numéros des plaques d’immatriculation si possible.
— Euh... c’est tout ? Vous ne voulez pas qu’on rebrousse chemin ?
— Non, continuez la distribution des radios.
Claire tenta d’insister, mais il avait coupé la communication. Elle bloqua le clavier puis se tourna vers son amie, qui haussa les épaules. Elles se garèrent devant la deuxième maison de la Fondatrice.
— Finissons-en, lança Eve. Et laissons les sangsues se préoccuper des problèmes de sangsues.
Ça paraissait raisonnable, cependant Claire craignait que, d’une certaine façon, les ennuis des vampires deviennent rapidement... les leurs.
 
009
 
Trois des maisons de la Fondatrice n’étaient plus qu’un tas de cendres fumantes et le sort d’une quatrième était encore entre les mains des pompiers. Eve continua. L’horizon s’éclaircissait de minute en minute et il leur restait encore deux arrêts à faire.
— Tout va bien derrière ? demanda-t-elle à Hannah au moment de s’engager dans une rue que Claire connaissait bien.
— Oui. On va chez Katherine Day ?
— C’est la prochaine sur ma liste.
— Bien, j’en profiterai pour parler à ma cousine Lisa.
Eve se gara devant l’immense demeure dont toutes les fenêtres étaient éclairées – créant ainsi un contraste étonnant avec le reste du quartier, barricadé. Au moment où elle passait au point mort, la porte d’entrée s’ouvrit et un flot de lumière jaune citron se déversa sur la véranda d’un blanc immaculé. La balancelle vide de Mamie Day opinait dans la brise légère.
Sur le seuil se tenait Lisa Day ; grande et carrée, elle partageait plus qu’un air de famille avec Hannah. Elle suivit du regard les trois arrivantes de la voiture quand elles en descendirent. Les fenêtres du premier s’ouvrirent et des canons de fusil apparurent.
— Tout va bien, lança Lisa sans sortir sur la véranda pour autant. Claire, c’est ça ? Et Eve ? Salut, Hannah.
— Salut, répondit cette dernière. Entrons vite, ce calme ne me dit rien qui vaille.
Dès qu’elles furent à l’intérieur, Lisa poussa tous les verrous avant de glisser une barre en fer dans les logements prévus de part et d’autre du cadre de la porte. Hannah observa le manège avec amusement.
— Tu t’étais préparée, Lisa ?
— Je savais que ça nous pendait au nez, rétorqua sa cousine. Le matériel était dans la cave, nous n’avions plus qu’à l’installer. Mamie n’était pas très chaude et j’ai dû batailler sec. Elle m’a crié dessus parce que je faisais des trous dans le bois.
— Ouais, du mamie tout craché, remarqua Hannah avec un sourire. Guerre ou pas, interdiction de toucher à sa maison.
— À propos de guerre, vous devriez toutes rester ici si vous voulez être en sûreté.
Après avoir échangé un bref regard avec Claire, Eve refusa.
— On ne peut pas, mais c’est sympa.
— Vous êtes sûres ? insista Lisa, le regard brillant. Ces satanés vampires vont peut-être finir par s’entretuer cette fois, on a intérêt à être soudés. Entre humains. Sans question de bracelets ou de contrats.
— Tu es sérieuse ? lança Eve. Tu voudrais les laisser se débrouiller tout seuls ?
— Pourquoi pas ? En quoi ça nous concerne, de toute façon ? Peu importe qui gagne.
Un sourire amer étira brièvement ses lèvres avant qu’elle ne reprenne :
— On se fait avoir quelle que soit l’issue. Peut-être qu’il est temps qu’un humain prenne les rênes de cette ville et que les vampires aillent s’installer ailleurs.
Danger, pensa Claire. Danger extrême. Hannah dévisagea sa cousine sans rien trahir de ses sentiments, puis hocha la tête.
— Entendu, Lisa, tu es libre de faire ce que tu veux, mais sois prudente, d’accord ?
— On est plus que prudents, tu vas voir.
Arrivées au bout du couloir, débouchant sur le vaste salon, Eve et Claire restèrent clouées sur place.
— Merde… grommela Eve.
Les humains réunis là étaient tous armés — fusils, couteaux, pieux, objets contondants. Quant aux vampires chargés de surveiller la maison, ils étaient ficelés sur des chaises.
— Qu’est-ce qui vous a pris ? bredouilla Eve.
La plupart des prisonniers, attachés et bâillonnés, avaient passé le début de la nuit chez Michael ou avaient combattu au côté d’Amelie lors du bal masqué. Si certains se débattaient, d’autres conservaient un calme olympien. Quelques-uns paraissaient même avoir perdu conscience.
— Ils n’ont pas été blessés, rétorqua Lisa. Je voulais juste les mettre hors d’état de nuire, au cas où ça dégénérerait.
— Tu t’es fourrée dans une situation très délicate, commenta Hannah. J’espère que tu sais ce que tu fais.
— Je protège les miens. C’est que nous devrions tous faire.
Hannah hocha lentement la tête avant de lancer à Eve et à Claire :
— Allons-y.
— Et pour…
— Non. Pas de radio ici.
Lisa se plaça en travers de leur chemin, un fusil dans les mains.
— Vous partez déjà ? s’étonna-t-elle.
Claire retint son souffle. Elle percevait la tension dans l’atmosphère. Les vampires, ceux qui étaient encore conscients, les fixaient. Espéraient-ils être sauvés ?
— Tu ne peux pas faire ça, Lisa, riposta Hannah. Nous ne sommes pas des ennemis.
— Vous êtes dans le camp des vampires, non ?
La bombe était lâchée, et ce devant témoins. La gorge nouée, Claire attendit la réponse de Hannah.
— Notre objectif est que tout le monde réchappe de ce conflit. Humains comme vampires.
Soutenant le regard de sa cousine, Lisa rétorqua :
— Ça n’a aucune chance d’arriver. Alors tu aurais intérêt à choisir ton camp.
Hannah vint se poster juste sous son nez. Après une seconde d’affrontement muet, Lisa s’écarta sur le côté.
— C’est déjà fait. Allons-y, ajouta l’ex-militaire en inclinant la tête vers Eve et Claire.
De retour dans la voiture, elles ne reprirent pas tout de suite la route, conservant le silence un moment. Le visage de Hannah était si fermé qu’il n’invitait pas à la discussion.
— Tu devrais informer Oliver, lâcha soudain Eve. Il vaut mieux le prévenir.
Claire composa le code.
— Oliver, à vous ! Oliver, c’est Claire. J’ai du neuf, Oliver !
De la friture sur la ligne. Pas de réponse.
— Peut-être qu’il te snobe, suggéra Eve. Il avait l’air plutôt agacé la dernière fois.
— Vas-y, alors, proposa-t-elle en lui tendant la radio.
Ça ne servit à rien : Oliver ne décrochait pas. Elles essayèrent son portable, un inconnu leur répondit.
— Allô ?
Eve ferma les yeux de soulagement.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
— Quentin Barnes.
— Tin Tin ! Comment tu vas, mec ?
— Bien... enfin je crois, répondit-il, l’air nerveux. Oliver est très occupé en ce moment, il essaie de retenir ceux qui veulent partir.
— Partir ? répéta Eve, les yeux écarquillés. Comment ça ?
— Certains vampires ont tenté de filer à l’anglaise. L’aube est trop proche, il a dû en enfermer certains.
La situation devenait décidément de plus en plus étrange.
— Il y a du grabuge chez les Day. Lisa a attaché les vampires, elle a décidé de rester sur la touche pour cette partie. Je pense... je pense qu’elle travaille avec d’autres pour monter une troisième équipe. Composée uniquement d’humains.
— La vache, soupira Tin Tin. Il ne manquait plus que les tueurs de sangsues s’en mêlent. Je vais prévenir Oliver. Autre chose ?
— D’autres caisses abandonnées. Tu crois que les vampires ont voulu se barrer comme ceux du café ? Qu’ils ont, je ne sais pas, été attirés quelque part ?
— Sans doute... Soyez prudentes, d’accord ?
— Promis, salut.
Hannah s’agita sur la banquette arrière.
— Rendons-nous à la prochaine destination, dit-elle.
— Je suis désolée, lui lança Claire, je sais qu’il s’agit de votre famille.
— Lisa est convaincue depuis toujours qu’en se serrant les coudes les humains pourraient reprendre le contrôle de la ville. Elle s’imagine sans doute que c’est le moment de tenter sa chance... Quelle imbécile ! Elle réussira seulement à faire tuer des gens.
Claire n’était peut-être pas général d’armée, mais elle savait que mener une guerre sur deux fronts distincts et diviser leurs forces ne constituait pas un avantage.
— Nous devons absolument retrouver Amelie.
— Autant chercher une aiguille dans une botte de foin, ironisa Eve. À supposer qu’elle n’ait pas encore passé l’arme à gauche.
— Chut, murmura Claire.
Elle frotta le jonc doré à son poignet jusqu’à ce qu’il lui cisaille la peau.
— On a besoin d’elle, conclut-elle.
Sans doute plus que jamais...
 
Lorsqu’elles eurent déposé le dernier talkie-walkie dans leur propre maison, occupée par une bande d’humains flippés et de vampires qui n’avaient pas encore été attirés dehors par la force mystérieuse, l’aube commençait à s’installer pour de bon. L’horizon s’ourlait d’un liseré bleu Caraïbes moucheté d’or et de rouge. En leur confiant la radio et le code, Claire mit en garde les humains :
— Soyez prudents, vous ne devez pas laisser sortir les vampires en plein jour.
Monica Morrell, qui serrait le talkie-walkie entre ses doigts aux ongles vernis, la considéra en se renfrognant.
— Et tu peux nous expliquer comment on est censés faire, la tocarde ? Leur coller un avertissement écrit et leur tirer les oreilles très fort ? Tu n’es pas sérieuse, là !
— Si vous ne les retenez pas, ils n’atteindront sans doute jamais leur destination, intervint Hannah en haussant ses épaules musclées. Personnellement, ça ne me défriserait pas, mais ils pourraient se révéler utiles plus tard. Et on pourrait vous reprocher d’être restés les bras croisés.
Monica ne semblait pas prête à discuter avec Hannah. Et elle n’était pas la seule. L’ex-Marine dégageait une confiance inébranlable qui n’avait pourtant rien d’arrogant.
— Super, finit par lâcher Monica. Comme si j’avais besoin d’un nouveau problème. Au fait, Claire, ta baraque est vraiment pourrie, je la déteste.
Avec un sourire, Claire riposta :
— Je parie que c’est réciproque. Enfin, tu sauras imposer ta loi, tu appartiens à la classe supérieure, non ?
— La ferme, Claire. Un jour, ton copain ne sera pas dans le coin pour…
Elle écarquilla les yeux avant de poursuivre :
— Oh, mince ! Il n’est pas dans le coin, si ? Et il ne reviendra d’ailleurs sans doute pas. Rappelle-moi d’envoyer des fleurs à son enterrement.
Eve retint Claire par son tee-shirt.
— Ouh là, du calme, Mini-Moi. On doit bouger. J’adorerais assister à votre petit match de catch, mais on a un planning à respecter.
Claire chassa le filtre rouge qui lui voilait le regard en prenant une profonde inspiration. Ses muscles étaient endoloris tant elle les avait contractés et elle s’efforça de les détendre. Ses doigts l’élancèrent quand elle desserra les poings.
— À bientôt, lança Monica en refermant la porte. Attends, j’ai dit une bêtise, la tocarde : on risque de ne jamais se revoir. Et tes fringues sont nazes, au fait !
Cette dernière phrase avait été étouffée par le battant, pourtant Claire la perçut aussi distinctement que le cliquetis des verrous.
— Allons-y, suggéra Hannah en marchant vers la petite barrière blanche.
Devant elle, un vampire remontait la rue en direction du nord. Eve se crispa aussitôt.
— Oh, non…
Le buveur de sang ne semblait pas avoir remarqué leur présence. Il portait un uniforme de police et Claire le reconnut : il faisait équipe avec Richard Morrell de temps à autre. Ce n’était pas un mauvais bougre – enfin, à l’exception de son côté sangsue.
— C’est l’officier O’Malley, s’écria-t-elle. Hé ! Hé, monsieur ! Attendez !
Les ignorant, il poursuivit son chemin. Claire tourna la tête vers l’est : le soleil réchauffait le ciel d’une lueur dorée. Il n’avait pas encore franchi la ligne d’horizon, mais il le ferait dans quelques secondes, quelques minutes au maximum.
— Nous devons l’emmener ailleurs, dit-elle. À l’abri.
— Et jouer les baby-sitters le reste de la journée ? O’Malley n’est pas comme Myrnin, riposta Eve. Tu ne peux pas lui planter un pieu dans le cœur, il n’est pas assez vieux. Soixante-dix, quatre-vingts ans au maximum. À peine plus âgé que Sam.
— On pourrait lui rouler dessus, suggéra Hannah. Ça ne le tuerait pas.
Eve ouvrit des yeux comme des soucoupes.
— Pardon ? Avec ma voiture ?
— On cherche une solution et je n’ai pas d’autre idée pour le moment. À nous trois, nous ne ferons pas le poids face à un vampire décidé à se battre.
Claire s’élança vers lui malgré les cris de protestation de ses compagnes. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle vit que Hannah la suivait et gagnait du terrain. Elle réussit néanmoins à rejoindre le policier la première et lui barra la route. Il se figea une seconde, posa ses yeux verts sur elle, puis l’écarta d’un geste calme mais ferme. Et il reprit sa route.
— Vous devez vous mettre à l’abri ! hurla Claire en se plaçant à nouveau devant lui. Je vous en prie, monsieur ! Tout de suite.
Il la repoussa une nouvelle fois, plus fermement. Il ne prononçait pas un seul mot.
— Oh, mon Dieu, lâcha Hannah. Il est trop tard.
Le soleil apparut dans une explosion colorée et ses premiers rayons frappèrent les voitures garées le long du trottoir, Eve, les maisons... et le dos de l’officier O’Malley.
— Trouvez une couverture ! s’époumona Claire lorsqu’elle le vit s’auréoler de fumée, telle une brume matinale. Faites quelque chose !
Pendant qu’Eve se précipitait à la voiture, Hannah se lança sur Claire pour l’écarter. Le policier continuait à avancer. Le soleil poursuivait sa course dans le ciel, de plus en plus éclatant. Trois ou quatre pas plus tard, O’Malley s’enflammait. Dix pas supplémentaires et il tombait.
Eve les rejoignit en courant, une couverture serrée contre la poitrine.
— Aidez-moi !
Elles couvrirent le vampire avec le rectangle de tissu, qui prit feu. Hannah retint Claire au moment où elle voulut piétiner l’incendie.
— Non, lui murmura-t-elle, il est trop tard.
Dévorée par une rage brute, la jeune fille tenta de se libérer.
— On peut encore…
— Non, Claire. On ne peut plus rien pour lui. Il est condamné. Tu as fait de ton mieux, mais il est en train de mourir. Et il n’acceptera pas ton aide. Regarde, il essaie encore de ramper en direction du nord. Rien ne l’arrêtera.
Hannah avait raison, bien sûr. Claire finit par se jeter dans ses bras, en quête de réconfort. Lorsqu’elle eut le courage de regarder, le vampire n’était plus qu’un tas de cendres fumantes.
— Michael, chuchota-t-elle en tournant la tête vers le soleil. Nous devons trouver Michael !
L’ex-Marine se pétrifia quelques instants avant d’acquiescer.
— Ne tardons pas.