Il ne fait pas ce que je lui dis, alors je tape sur la corde et je rugis :
-Allez!
Je n'ai jamais crié aussi fort de ma vie.
II ferme aussitôt les yeux.
- Maintenant, tends la main vers moi et attrape la corde.
Ses mains se remettent à bouger lentement. D'abord de manière infinitésimale, puis avec plus d'assurance.
Tandis qu'il déplace son autre main vers nous, je l'encourage :
- Oui, c'est bien, continue.
Dérangée par ses mouvements, la corde se met à osciller, et je sens qu'elle s'affaisse un peu sous mes doigts, puis encore un peu lorsque d'autres fibres se détachent.
- Plus vite, Travis. Avance un peu plus vite.
Il transpire, maintenant, mais il hoche la tête et continue à progresser.
En dessous de lui, les Damnés deviennent surexcités quand du sang coule de son genou, descend le long de mollet et goutte de sa cheville. Les gémissements nous font l'effet d'une force physique qui fonce sur nous, mais Travis s'approche toujours.
Derrière moi, je sens la tension de Harry et de Jed, qui encouragent Travis tout bas de peur de le déconcentrer en laissant éclater leur espoir.
- Aidez-le ! leur dis-je.
Comme un seul homme, ils viennent à l'endroit où la corde rejoint la plateforme, et ils sont là quand Travis arrive à notre portée.
Enfin, Travis est de notre côté du gouffre, sain et sauf, et je me sens tellement légère que je m'écroule.
29
Quand je reviens à moi, il fait noir. Je suis dans un lit, toute seule, et j'étouffe presque sous toutes les couvertures entassées sur moi. Je commence à me débattre pour me dégager quand je sens des doigts me caresser la joue. Apaisée par cette sensation familière, je ferme les yeux.
- Tu t'en es sorti... je murmure en levant la main pour la poser sur la sienne.
Le soulagement me donne l'impression de m'enfoncer dans le lit.
Et puis ça me revient.
- Ta jambe ! ......
J'essaie péniblement de me redresser.
Il pousse sur mon épaule, d'une main légère mais insistante, pour me renvoyer dans mon nid de couvertures bien chaud. Mais je résiste et je reste assise.
- C'est rien, m'assure-t-il. Quelques égratignures.
Il lâche un ricanement amer.
- Elle avait des ongles, des ongles pointus.
Dans la faible lumière, je le regarde chasser ce souvenir de son esprit en secouant la tête. Il a les traits un peu tirés, le regard teinté d'une touche de désespoir.
- Mais tu t'en es sorti, dis-je encore une fois.
- Oui.
Pendant un moment, on se tait. On écoute le monde qui se réveille. Les gémissements des Damnés, en dessous. Enfin, je demande :
- On va tenir combien de temps, ici ?
Il hausse les épaules, les mains inertes sur ses genoux.
- Ils parlent d'utiliser le système dont on s'est servis pour venir ici pour rejoindre un autre chemin. Pour quitter le village et s'échapper de ces plateformes. II s'interrompt, se lève, regarde par la fenêtre.
- Mais il faut quelqu'un de l'autre côté pour que ça marche. Il se remet face à moi.
- Il faudra que l'un d'entre nous aille dans la Forêt. Et soit là-bas pour attacher la corde.
- Mais comment ? Comment pourrait-il aller là-bas ? C'est trop loin de la clôture, ils sont trop nombreux...
Le reste de la phrase reste en suspens dans l'air entre nous. Travis n'acquiesce pas, ne dit rien, mais décolle une chaise du mur et la tire à côté du lit, en traînant les pieds sur les planches de la plateforme. Il s'assied, croise les jambes. Je remarque qu'il a une bande de tissu enroulée autour de la cheville gauche et qu'il tire distraitement dessus.
- Quand ? je demande. Quand vont-ils essayer ? Il évite toujours mon regard. Ses yeux semblent errer dans la pièce, se poser partout sauf sur moi.
- L'idée, pour l'instant, c'est d'attendre l'hiver. En espérant que ce sera un hiver glacial qui va ralentir ou immobiliser les Damnés. Jed et Harry ont fait l'inventaire des réserves. Du moment qu'il pleut assez pour remplir les tonneaux d'eau, on devrait pouvoir tenir jusque-là.
- Des mois, dis-je dans un souffle.
- Oui, ce serait une longue attente.
Il tire de nouveau sur la bande qui entoure sa cheville, comme si elle était trop serrée.
Je pose une main sur la sienne. Les muscles de son bras frissonnent à ce contact.
- Je me demande ce que ça signifie pour nous deux, dis-je.
Il ne répond pas. Sa peau paraît froide sous la mienne, vide. Il ne me regarde toujours pas. Je m'éloigne et je remonte les couvertures jusqu'à mes épaules.
Quelque chose ne tourne pas rond entre Travis et moi. Quelque chose a changé, mais je ne sais pas encore ce que c'est.
- Dis-moi, je chuchote.
Craignant le pire.
Il s'agite sur sa chaise et je le vois grimacer en reposant son pied bandé par terre. Il se lève, marche jusqu'à la fenêtre puis revient vers la chaise.
- Hier, la seule idée que j'avais en tête, c'était de te sauver. De nous sauver.
Il marque un temps d'arrêt et semble essayer de trouver quoi dire, comment mettre en ordre et formuler ses pensées.
- C'était seulement hier ? je demande. Il sourit, et l'atmosphère se détend pendant quelques instants. Puis il continue :
- Mary, quand je t'ai vue dans ce couloir avec cette masse de Damnés qui te tombaient dessus...
Il secoue la tête comme pour chasser ce souvenir.
- À ce moment-là, j'aurais voulu mourir. Changer de place avec toi pour que tu survives, pour que tu t'en sortes.
Il empoigne le dossier de la chaise et les jointures de ses doigts blanchissent.
- Et là, j'ai compris quelque chose, Mary.
Il relâche son emprise, tambourine sur le bois avec les doigts. Et retourne à la fenêtre, comme s'il cherchait à gagner du temps. Je remonte mes genoux contre ma poitrine et j'essaie de me préparer à entendre ce qu'il va me dire, quoi que ce soit.
- Je n'ai pas été honnête avec toi, avoue-t-il enfin.
Ma peau me picote ; tous mes sens s'aiguisent. J'entends sa respiration, l'air qui entre dans ses poumons, son cœur qui bat dans sa poitrine. Je sens toujours sa peur.
-J'aurais dû te dire plus tôt ce que Gabrielle m'a raconté. À propos de l'océan.
Il me regarde enfin, avec des yeux peines, suppliants. J'ai l'impression que tout ce qui nous entoure a disparu, qu'il ne reste plus que lui et moi dans cette minuscule pièce perchée dans les arbres.
- Comment ça ?
Ma voix me paraît toute fluette. Mon cœur me martèle frénétiquement la poitrine.
- Je croyais qu'elle ne t'avait rien dit. Que vous ne vous étiez pas parlé.
Il tape d'un doigt sur le bois qui encadre la fenêtre ouverte. Une brise matinale lui ébouriffe les cheveux, tourne dans la pièce puis s'échappe. Il ferme les yeux, comme pour savourer la sensation de fraîcheur sur sa peau de reclus.
- Gabrielle est allée au bord de l'océan, dit-il enfin. J'inspire vivement; j'ai l'impression que le monde bascule.
- Quand ? je lâche dans un souffle. Comment ?
Dans le silence qui suit, je me dis que si elle y est allée, il ne peut pas être loin. Ça prouve qu'il existe et que je peux y aller aussi.
J'arrache les couvertures et je me prends les jambes dedans, ce qui rouvre les fragiles cicatrices de l'attaque d'hier et me fait grimacer. Je trébuche, mais Travis ne fait pas le moindre geste pour me rattraper. Quand je retrouve l'équilibre, je me précipite vers lui, à la fenêtre, et je lui prends les bras.
- Tu sais ce que ça veut dire, non ? lui dis-je. Je me sens toute légère. Je n'ai pas été aussi heureuse depuis la mort de ma mère.
- Ça veut dire qu'on peut y aller. Si elle a réussi, on peut y aller aussi.
Je me mets à faire les cent pas, les veines remplies d'une énergie bouillonnante.
- Elle t'a dit à quelle distance il est ? Elle t'a dit comment y aller ?
J'arrête d'aller et venir et je vais me planter devant Travis, le torse à un cheveu du sien.
- Elle t'a dit comment c'était ? Elle t'a parlé des vagues ? De l'odeur ?
Travis me saisit les bras et les croise sur ma poitrine. Il me décolle presque du sol en bois grossier de la plateforme.
- Elle m'a dit que c'était dangereux, Mary !
Je vois que sa poitrine se soulève, que sa respiration s'est accélérée, qu'il a le visage rouge et la raaâchoire contractée. Il me secoue un peu.
- Elle m'a dit que c'était dangereux, répète-t-il d'une voix radoucie.
;
Comme s'il fallait me le redire encore et encore pour me le faire comprendre.
Je sens la confusion se peindre sur mon visage.
- Comment ça, dangereux ?
Je me dégage de son emprise et je croise les bras.
- Elle m'a dit qu'il y a des Damnés qui sortent de l'eau et que les plages sont toujours infestées. Qu'il n'y a aucun moyen de barrer l'océan par une clôture - aucun moyen de se protéger. Elle a dit qu'il y a des pirates qui ravagent les côtes et que personne n'est en sécurité là-bas.
Je voudrais protester, décréter qu'il se trompe. Mais je me contente de regarder dehors, par la fenêtre, le feuillage des arbres qui ondule dans la Forêt. Le seul océan que j'ai jamais connu.
- Ça ne peut pas être vrai, je murmure.
- Si. Tu sais bien que c'est vrai. L'océan dont ta mère te parlait, c'était avant le Retour.
Tout a changé depuis. Tout.
- Mais l'océan est trop grand pour changer ! Trop vaste, trop profond. Je ne vois pas comment le Retour aurait pu l'affecter aussi.
Il attend un moment avant de répondre :
- Rien dans ce monde n'est assez vaste ou assez profond pour résister aux Damnés.
Il me regarde dans les yeux, passe un doigt sur ma mâchoire.
- Même pas nous.
Je suis presque prête à le croire, mais je secoif la tête. La colère me prend.
–
Tu te trompes, Travis. Tu te trompes.
Je serre les poings et je lui frappe la poitrine.
- Je ne sais pas pourquoi tu me racontes ces histoires, mais tu te trompes.
Il prend mes mains entre les siennes, enveloppe mes poings dans ses doigts.
- Elle m'a dit que si je te laissais aller au bord de l'océan, je ne te reverrais plus jamais.
- Dans ce cas, elle aussi, elle se trompait ! je hurle. Je me détache de lui et je recule vers la porte pour briser le contact entre nous.
- Si c'est la vérité, ce que tu me dis, pourquoi tu ne m'en as pas parlé avant? Pourquoi tu m'as laissée espérer, si c'était pour m'arracher tous mes espoirs maintenant ?
- Parce que je pensais pouvoir te protéger. Parce que j'espérais suffire.
Je secoue la tête avec énergie.
- Non. Je croyais que tu voulais voir l'océan, toi aussi. Je croyais que c'était notre rêve à tous les deux. Je croyais... Je déglutis et j'inspire profondément.
- Je croyais que tu allais venir me chercher.
Sans me regarder, il fait signe que non. J'ai l'impression que tout s'écroule autour de moi. En comprenant ce qu'il me dit - ce qu'il ne me dit pas -, je sens un gouffre s'ouvrir au fond de moi. Ces mots résonnent dans ma tête : Il n'allait pas venir me chercher, il n'allait pas venir me chercher.
J'ai le tournis ; tout devient d'une luminosité insupportable, puis s'assombrit. La pièce tangue et je recule jusqu'à ce que mes genoux heurtent le bord du lit et que je me retrouve assise.
Mon corps me fait tellement mal que j'ai envie de vomir.
- Tu n'allais pas venir me chercher, c'est ça ? je demande.
- Je suis désolé, Mary, dit-il - et c'est comme s'il me disait non.
Tout se brise en moi, tout vole en éclats. . - Je ne comprends pas, pourquoi tu me dis ça maintenant ? Pourquoi tu me fais ça ?
Je me prends la tête dans les mains et je me roule en boule.
-Parce que je...
Il s'arrête au milieu de sa phrase et se tait. Un muscle de sa mâchoire tressaute.
- Mary, je t'aimais trop. Et ce jour-là, sur la colline, ça a tout effacé. Ça m'a fait entrevoir une vie meilleure - une vie qui laisse sa place à l'espoir. J'ai voulu croire qu'on pouvait être ensemble. J'ai voulu croire qu'on pouvait rompre nos vœux et que tout se passerait bien quand même, comme par magie.
Le regard perdu dans le lointain, il secoue la tête.
- Je voulais venir te chercher, Mary. Même si je savais que je ne pourrais jamais être le genre de mari que Harry pouvait être pour toi. Même si j'étais devenu infirme, j'allais venir te chercher. J'allais laisser ma passion dominer ma raison. Mais quand j'ai vu Gabrielle, ça a tout changé. J'ai vu ce qui arrivait à ceux qui s'écartaient de la voie des Sœurs. J'ai vu ce qui allait nous arriver - t'arriver à toi. Et je ne l'ai pas supporté.
C'est toi que je voyais dans ce gilet rouge, en train de tirer sur le grillage. Je ne pouvais pas permettre que ça se produise.
Il laisse sa tête retomber contre sa poitrine.
Ça me fait mal, tout ce qu'on a raté. J'ai une boule dans la gorge.
- On aurait pu réussir, dis-je. On aurait pu s'échapper. Quand il me regarde, ses yeux sont humides de larmes.
- Non, on n'aurait pas pu, répond-il doucement. On n'aurait jamais pu s'échapper. Il pose une main sur sa jambe.
- Je suis trop handicapé. Ils nous auraient retrouvés - on n'aurait jamais pu s'en aller.
Il se met à genoux devant moi et me prend les mains.
- Tu ne comprends donc pas, Mary ? Depuis l'arrivée de Gabrielle, j'ai cherché à te protéger, parce que j'avais trop peur de te perdre.
Dans ma tête, c'est le chaos.
- Pourquoi tu ne m'as pas dit tout ça plus tôt ? Pourquoi tu me dis ça maintenant ?
- Parce que ça fait trop longtemps que j'essaie de te protéger. Quand Gabrielle m'a dit que l'océan était dangereux, j'ai voulu t'empêcher de t'en approcher. Je croyais pouvoir le faire. Mais quand je t'ai vue crouler sous les Damnés, hier, j'ai compris que ce n'était plus possible. Je ne peux pas prendre ces décisions à ta place.
Hier, j'ai compris que l'océan n'avait pas d'importance. Parce que même si on ne le trouve jamais, tu n'as plus besoin de moi, de toute façon. Je pensais pouvoir te protéger, pouvoir m'occuper de toi. Mais tu es suffisamment forte. Ce que tu as fait hier, je n'avais jamais vu ça. Je n'avais jamais vu quelqu'un arriver à survivre comme tu l'as fait. Se battre contre les Damnés et rester en vie !
Il secoue la tête en ouvrant de grands yeux brillants.
- Je n'en revenais pas.
J'ai l'impression qu'il a retiré un bouchon de mon corps et que toute la douleur et toute la colère s'écoulent, laissant un vide derrière elles.
- J'aurai toujours besoin de toi, je murmure. Je t'ai attendu pendant tout ce temps. Et toi, tu n'allais pas venir me chercher. Pourquoi tu m'as laissée attendre ?
Travis soupire, replie les doigts contre le rebord de la fenêtre.
- Je crois que je savais déjà que je ne te suffirais pas, Mary. Ce qui compte, ce n'est plus l'océan. C'est toi, ce que tu veux et ce dont tu as besoin. Peut-être que tu seras heureuse quelques années avec moi...
Il s'interrompt et je vois ses yeux s'embuer de larmes une fois de plus.
- Je ne veux pas être un pis-aller pour toi.
J'ai envie de hurler, de le pousser et de lui faire ravaler ses paroles. Au lieu de ça, je m'éloigne de lui et je gagne la fenêtre. Je me penche dehors, les hanches écrasées contre le rebord. Et je me demande si je pourrais sentir d'ici l'odeur salée de l'océan.
Si, en fermant les yeux et en me concentrant assez fort, je pourrais discerner le fracas des vagues qui se brisent sur la côte. Et le goût de l'air, le goût de l'océan.
Depuis l'autre jour sur la colline, depuis qu'il m'a promis qu'il viendrait me chercher, c'était censé être notre rêve à tous les deux. Je ne devais pas être obligée de choisir entre l'un ou l'autre.
- Mary, dit Travis en s'approchant derrière moi.
Il pose une main sur mon épaule, mais je me dégage. Je ne veux pas qu'il ait raison.
Je ne veux pas croire ce qu'il dit. Ce n'est pas possible que je sois aussi égoïste et cruelle. Je sens la chaleur qui émane de lui, qui essaie de combler le vide en moi, mais j'enroule les bras autour de moi comme un bouclier.
Je m'éloigne de lui et je gagne la porte. Au moment où je franchis le seuil, il demande
- Est-ce que tu pourrais renoncer à l'océan pour moi ?
Je m'arrête, hésitante, pose une main sur le montant de la porte. Pendant un temps, j'ai espéré que l'amour supplanterait tous mes autres rêves, comme il l'a fait pour ma mère. Comprenant maintenant que ce n'est pas le cas, je passe la porte et je le laisse là sans lui donner de réponse.
30
C'est difficile de se ménager un peu de solitude sur les plateformes, alors je pars sur les ponts en corde pour aller me mettre le plus loin possible de Travis et des autres. Je m'assieds, jambes pendantes. Les croûtes des blessures que m'ont faites les Damnés me démangent en cicatrisant. J'ai envie de pleurer, mais les larmes ne viennent pas.
J'ai envie de hurler, mais je ne veux pas faire d'esclandre. Alors je reste tranquille, les yeux fixés sur la Forêt, et je pense à Travis, qui a admis qu'il n'allait jamais venir me chercher.
Qu'il allait me laisser épouser Harry.
Je sors le petit livre où j'ai rangé la photo de New York. À la lumière du jour, les couleurs de l'image paraissent plus ternes que dans le grenier, mais je m'en fiche, je passe une main sur les tours en m'interrogeant à leur sujet. En me demandant combien de personnes il faudrait pour les remplir, et ce qui est arrivé à ces gens.
Parmi toutes les histoires perdues.
Je mets la photo de côté et je me concentre sur le livre. Je n'en avais jamais vu d'aussi petit - les seuls livres qu'on avait, dans notre village, c'étaient le Livre sacré et les volumes de généalogie. Je soulève délicatement la couverture en cuir rouge et je fais courir mes doigts sur les caractères élégants de la première page, sans comprendre ce qu'ils signifient : Sonnets de Shakespeare. Le papier est épais, de couleur jaune, et les bords s'effritent.
Incapable de résister, je feuillette le livre, admirant les pavés de texte soigneusement disposés. Et en haut de chaque page, il y a une lettre. Mes mains se figent et le vent fait voleter le papier devant moi. Je déglutis et je reviens au début du livre. Là, au-dessus du premier pavé de texte, il y a la lettre I. À la page suivante, au-dessus du deuxième pavé de texte, il y a les lettres II,
Je tourne les pages en tremblant et, brusquement, tout s'éclaire. Ces lettres représentent des nombres. Repensant à ce que Gabrielle a écrit sur sa fenêtre, je tourne les pages jusqu'au pavé de texte correspondant, que je parcours rapidement. Il parle de jugement, de fléaux, du bien et du mal, de la vérité et du destin.
Je me rappelle les lettres gravées sur le coffre, près de notre village, et je tourne les pages jusqu'à ce que je trouve XVIII : le nombre dix-huit. Une ligne de la page me saute aux yeux : Et tu ne te vanteras point de flâner dans l'ombre de la mort... Le souffle coupé, je laisse tomber le livre; j'ai un fatras de lettres, de nombres et de mots qui me tourne dans la tête.
Tout est tellement clair, à présent, que je ne comprends pas comment j'ai fait pour ne pas le voir plus tôt. Les chemins étaient balisés par des nombres. Et ils doivent suivre un schéma logique, un ordre qu'il nous reste à déterminer. ; Absorbée par ces pensées, je ne me rends pas compte que quelqu'un d'autre est là avant qu'il parle. Vite, je range la photo dans le livre et je le cache sous ma jupe.
- Mary, est-ce que tu vas mourir, comme les autres ? demande Jacob de sa petite voix d'enfant. Est-ce que tu vas te transformer, puis venir me manger ?
Il tape du pied contre les planches grossières clouées à une grosse branche.
Je ne peux pas m'empêcher de rire en disant :
- Non, mon chou. Je n'ai pas été infectée. Qu'est-ce qui t'a fait croire ça ?
Il fronce les sourcils et je m'aperçois que je n'aurais pas dû rire.
- C'est tante Cass. Oncle Travis lui a raconté ce qui s'est passé, pendant que vous vous échappiez. Elle a dit qu'elle se demandait pourquoi tu n'étais pas morte quand tous ces Damnés étaient sur toi, dans la maison. D'après elle, tu es forcément malade.
Avec son léger chuintement, Cass devient Cach et Travis devient Travich.
- Mais oncle Travis a dit que tu t'étais défendue et que tu étais drôlement courageuse.
C'est vrai, tante Mary ? Tu t'es bagarrée avec les Damnés ?
Il s'interrompt un instant, et sa petite voix devient encore plus fluette.
- Tu peux m'apprendre à me défendre contre eux, moi aussi ? Parce qu'ils me font peur.
Je lui prends la main pour l'attirer sur mes genoux. Il a la lèvre inférieure qui tremblote. Je l'enveloppe entre mes bras et je le serre contre moi.
- Personne d'entre nous ne veut devenir comme eux, je lui assure. Et je te promets qu'on fera tout notre possible pour te protéger.
- Je ne veux pas avoir peur, dit-il. Mais par moments, je ne peux pas m'en empêcher.
- Je sais, mon grand. On a tous peur. Mais pour une raison que j'ignore, j'ai un peu moins peur quand je le serre contre moi.
- Tu sais, je reprends au bout d'un moment, c'est Argos qui m'a sauvée, en vrai. Il m'a aidée quand je suis tombée. Il glousse.
- Je l'aime bien, Argos. : .
- Dans ce cas, je te le donne.
Il me regarde avec ses grands yeux.
-Vraiment?
L'espoir que j'entends dans sa voix me comble de joie.
- Oui, vraiment. Tu peux l'avoir. Avec Argos à tes côtés, tu auras moins peur.
Jacob se serre contre moi, et ses petits doigts énergiques m'écrasent les épaules, près du cou.
Je sens les vibrations de quelqu'un qui s'approche.
- Jacob, dit Cass, ton oncle Jed te cherche pour que tu l'aides à préparer le dîner. Tu veux bien y aller ?
- Tante Cass, devine quoi ? s'écrie-t-il en sautant de mes genoux. Tante Mary m'a donné Argos pour qu'il me protège contre les Damnés !
Cass sourit et lui ébouriffe les cheveux.
- J'espère que tu lui as dit merci.
Voyant les joues de l'enfant s'empourprer, j'interviens ;
- Bien sûr qu'il m'a dit merci.
Je fais un clin d'œil à Jacob, qui repart en sautillant vers l'autre bout de la plateforme et traverse le pont en appelant Argos comme s'il n'y avait pas ce règne de la mort à nos pieds.
- Merci, me dit Cass une fois qu'il est parti.
Je lui réponds d'un signe de tête.
Elle vient près de l'endroit où je suis assise et s'appuie à la rambarde pour scruter l'horizon. On ne s'est pas véritablement parlé depuis l'invasion. Et même depuis qu'elle m'a dit que je devais épouser Harry.
- Tu sais, reprend-elle, ce serait un peu moins dur s'ils n'étaient pas tous les deux si amoureux de toi. S'ils ne parlaient pas tout le temps de toi. Même quand on était petits, il n'y en avait que pour Mary.
- C'est pas vrai, dis-je.
Mais ma réponse n'est pas convaincante, parce que je suis trop abattue pour protester.
- Oh si, c'est vrai !
Elle n'a pas l'air fâchée, elle parle d'un ton léger, songeur.
- Quand on était petits, Travis voulait tout le temps qu'on lui répète tes histoires. Il voulait savoir ce que ta mère t'avait raconté et que tu m'avais raconté à ton tour.
Quant à Harry, il voulait savoir ce que tu aimais et ce que tu n'aimais pas. C'était toujours des questions sur toi. Ce que tu voulais, ce que tu savais.
- Je suis désolée, lui dis-je.
Parce que je ne sais pas quoi dire d'autre.
Elle hausse les épaules.
- Je ne te dis pas ça pour provoquer une dispute. Je veux juste que tu me comprennes.
Que tu comprennes pourquoi j'ai changé. Pourquoi on a tous changé. Je veux juste que tu redeviennes ma meilleure amie, je suppose - et ce n'est pas possible si je suis fâchée contre toi et que toi, tu fais comme si je n'existais pas.
- Je n'ai jamais fait comme si tu n'existais pas ! Dans un souffle, elle lâche un petit rire.
- Ce n'est pas un reproche, mais il y a une époque où tu m'aurais fait passer en premier, où j'aurais été plus importante que n'importe qui ou n'importe quoi d'autre pour toi. Quand tu as cessé de me faire passer en premier, ça m'a mise en colère.
Parce que je t'avais perdue, alors que j'avais déjà perdu Travis et Harry quand ils sont tous les deux tombés amoureux de toi. Ça datait d'avant l'invasion, d'ailleurs. Et c'est seulement depuis que j'ai recueilli Jacob que je le comprends. Parce que c'est lui qui passe en premier pour moi, maintenant.
Je ne sais toujours pas quoi lui dire. Mais elle n'a pas fini :
-Je suppose que j'essaie de te pardonner. Et ce que je suis en train de te dire, c'est que je ne me soucie plus de Harry, de Travis et de tout ça. Je ne me soucie que de Jacob et de veiller à ce qu'il vive sa vie jusqu'au bout. À ce qu'il grandisse et trouve sa place dans ce monde. Jacob est comme un fils pour moi, maintenant, et tout ce que j'ai jamais voulu, c'est fonder une famille.
Elle hausse les épaules.
- Maintenant que j'ai Jacob, cette histoire avec Harry et Travis me paraît insignifiante.
Quel gâchis, tous ces états d'âme qui n'ont servi à rien !
Je me rallonge sur la plateforme et je sens le bois chauffé par le soleil à travers mes vêtements. De gros nuages blancs filent dans le ciel bleu, poursuivant leur route comme si rien n'avait changé dans le monde d'en dessous. Comme si tout ça n'était pas que mort, ruines et douleur.
- Parfois, quand il n'y a pas beaucoup d'espoir dans la vie, on a le sentiment que c'est le moment d'arranger les choses, dit Cass.
- Il y a encore de l'espoir, je réplique. Ils essaient de mettre un plan au point.
J'essaie d'identifier des formes dans les nuages, mais elles se dérobent toutes.
Cass s'esclaffe une fois de plus.
- Tu parles de leur plan d'attendre l'hiver et d'essayer de se glisser discrètement jusqu'à la clôture ? Je n'y crois pas trop. Je pense qu'on va finir ici, sur les plateformes.
La Cass que je connaissais quand on était petites n'était pas aussi pragmatique. Ce monde nous a tous transformés, forcés à prendre des décisions terribles auxquelles on n'était pas préparés.
- Je ne suis pas disposée à renoncer à l'espoir, dis-je finalement. Et je ne renoncerai pas à l'océan non plus.
- Je m'en doutais. Je voulais juste que tu saches que si tout se réduit à un choix entre toi, avec cet océan dont tu rêves, et protéger Jacob, je choisirai Jacob.
-Je sais.
Au bout d'un petit moment, j'ajoute :
–
Tu fais une mère formidable, Cass. Je voudrais encore dire que j'espère qu'elle réussira à sortir d'ici, à trouver un endroit sûr où elle pourra se marier et fonder une grande famille. Mais je ne le fais pas. Je lui propose de chercher des formes dans les nuages avec moi, et on passe l'après-midi côte à côte à regarder le ciel comme si le monde qui nous entoure n'était pas tel qu'il a toujours été.
–
31
Au feu!
- ...... Je suis réveillée en sursaut. Vite, je me tourne sur le côté et je tends les mains vers Travis - ou Harry, peu importe. Mais je suis seule, et chaque fois que j'inspire, ça me brûle les poumons. Je m'efforce de rne rappeler ce qui m'a arrachée à mes rêves.
- Au feu !
Mon frère surgit sur le seuil, avec Jacob jeté en travers de l'épaule, et je m'aperçois qu'il est dans le brouillard. Tout est dans le brouillard. C'est là que je me mets à tousser.
- Mary, il faut que tu viennes tout de suite, dit-il.
Puis il disparaît, et des volutes de fumée se mettent à onduler sur son sillage, comme si elles avaient été dérangées par toute cette agitation nocturne, elles aussi.
En tenant d'une main ma chemise contre ma bouche, je sors du lit et j'avance en faisant glisser mes pieds nus sur le sol pour vérifier qu'il n'y a pas d'obstacles. Quand j'atteins la porte, quelqu'un m'empoigne et me tire à l'air libre, et avant d'avoir eu le temps de comprendre ce qui m'arrive, je me retrouve sur la plateforme, où les autres sont rassemblés.
Je sens la fournaise dans mon dos, les flammes avides qui détruisent notre refuge, bouchée après bouchée. Attaquent les autres maisons perchées dans les arbres, s'avivent en dévorant les réserves et en courant le long des branches.
On est tous sur le bord de la plateforme où j'ai passé l'après-midi à regarder les nuages avec Cass. À présent, elle essaie de consoler Jacob, qui frissonne, sanglote et demande pardon. Jed, Harry et Travis ont tous trois les manches retroussées, le front luisant de sueur et les yeux fixés sur les flammes.
L'air est tellement sec qu'il crépite, noyant les gémissements des Damnés.
On est pris au piège, un piège fatal. Devant nous, il n'y a rien : juste le village étendu, en contrebas, avec de petits groupes de Damnés ça et là. Derrière nous, il y a le feu qui consume lentement les longues plateformes.
De temps en temps, des flammes tombent comme du liquide sur les Damnés, qui deviennent des torches ambulantes et s'enflamment les uns les autres, propageant l'incendie parmi les maisons du village.
- Peut-être que le feu va tous les tuer et qu'ensuite on pourra s'échapper, dit Cass, le menton posé sur une épaule tressautante de Jacob.
Les hommes ne répondent pas. Ils restent tétanisés, comme si c'était trop risqué d'agir. Je vois déjà des cloques apparaître sur le bras droit de Jed.
Autour de nous, tout devient chaleur et lumière. Enfin, Travis dit tout bas, si bien qu'il est presque inaudible :
- L'un d'entre nous va devoir aller jusqu'au chemin pour attacher la corde. Et pour ça, il va devoir passer parmi eux.
330
II faut qu'on descende des plateformes et qu'on regagne ce chemin.
Cass serre Jacob contre elle et lui bouche les oreilles. Jed et Harry acquiescent.
- Et ça ne peut pas être toi, dit Harry à Travis. À cause de ta jambe.
Je tourne et retourne sa remarque dans ma tête en y cherchant une accusation, mais je n'en trouve pas.
-Je pourrais y aller, moi, je chuchote.
J'attends leurs objections, je prie pour qu'elles viennent, et au bout de longues secondes, ça vient. C'est simple, direct.
- Non, pas toi. C'est l'un de nous deux qui ira. Sans se regarder, Jed et Harry réfléchissent pour savoir lequel d'entre eux va se sacrifier pour nous.
- Je peux au moins aller chercher la corde, marmonne Travis - et il part en boitant sur la plateforme, retournant vers le brasier qui se rapproche de plus en plus.
Jed pose le bras sur l'épaule de Harry, Harry passe le bras autour de la taille de Jed, et ils s'éloignent ensemble, en penchant chacun la tête vers celle de l'autre.
Ils ont l'air de prier. Je me demande si c'est ma faute, tout ça, si c'est parce que j'ai arrêté de croire en Dieu il y a déjà de longs mois. Je me demande si ça pourrait nous sauver que je renonce à ma foi en l'océan, que je renonce à Travis, que je renonce à tout ce qui s'interpose entre Dieu et moi.
Si ça pourrait les sauver.
Travis contourne Jed et Harry, qui sont en plein conciliabule, et s'agenouille tant bien que mal au bord de la plateforme la plus proche de la Forêt de Mains et de Dents, et du chemin qui pourrait être notre salut. Je le rejoins et je l'aide à faire les nœuds.
- Je ne comprends pas comment ça va marcher, lui dis-je en tripotant la corde avec des doigts tremblants.
- On va utiliser le même principe que pour venir jusqu'ici. Mais il faudra qu'il y ait quelqu'un de l'autre côté pour attacher la corde.
Il pose une main sur la mienne. Son contact est chaud, tellement familier.
- Les jours qu'on a passés là-bas, dans la maison. C'est ça, ma vie. C'est ça, ma vérité.
C'est ça, mon océan, dit-il.
Je vois dans ses yeux la succession de mots qui roulent dans sa tête, pêle-mêle, et quand il rouvre la bouche, il ajoute seulement :
- Je regrette de ne pas avoir pu te protéger.
Il passe un doigt sur mes lèvres, puis se lève pour apporter la corde à Harry et Jed, pour les aider à préparer leur traversée.
Mes jambes s'effondrent sous moi et je tombe à genoux; avant que j'aie compris ce qui se passait, une silhouette m'a dépassée en courant d'un pas irrégulier et a sauté du bord de la plateforme, volé au-dessus du groupe de Damnés qui est à nos pieds et atterri avec un bruit sourd, terminant sa chute par une roulade. Dans chaque main, il tient un couteau ; la lumière du feu se reflète sur le métal.
Il reprend ses esprits, se relève et part en clopinant vers la Forêt, vers le portail et le chemin, avec ma corde tressée de couleurs vives qu'il s'est nouée autour de la taille et qui traîne derrière lui.
Au début, les Damnés ne remarquent pas sa présence et le laissent tranquille. Puis ils viennent vers lui. Ils le sentent, ils le veulent. À tout prix.
- Noooon ! je hurle.
Je me traîne au bord de la plateforme et je m'y agrippe comme si je pouvais attraper la corde et le ramener en sécurité en tirant dessus.
Je suis déchirée par les sanglots que je ne laisse pas sortir. À court de prières, je répète sans cesse :
- S'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît.
Il trébuche, il tombe, il se relève mais ne peut pas continuer à courir au même rythme.
Sa jambe est trop faible. Sa démarche est trop bancale. Son corps est trop abîmé.
- S'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît...
Les Damnés tendent les mains vers lui, leurs doigts le cherchent, leurs pieds trébuchent sur la corde tressée. Il est constamment tiré en arrière, jeté à genoux quand la corde se tend.
- S'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît...
Je l'entends hurler quand un premier Damné le rejoint. Il les attaque, mais ils sont trop nombreux. Il plante un couteau dans l'un d'eux et, avant de pouvoir le dégager, il se fait pousser en arrière et trébuche. Je vois le sang qui s'étale sur sa chemise. Mon frère me tire sur l'épaule, essayant de m'arracher à ce spectacle, mais je suis persuadée que tant que je ne détacherai pas les yeux de Travis, il tiendra le coup et pourra arriver jusqu'à la clôture indemne, sans infection.
Il trébuche de nouveau et les Damnés s'entassent sur lui.
- S'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît.
Je mets toute mon âme dans chaque mot, prête à échanger ma vie contre la sienne.
Une flèche passe en sifflant près de ma tête, puis une autre, et une autre, et encore une autre. Elles transpercent chacune un Damné différent. Ils tombent un à un; enfin, Travis émerge du tas et repart en boitant vers le portail.
Avec son arbalète, Harry, derrière moi, est un tourbillon d'activité. Il est pâle, les joues mouillées, mais il tire avec détermination et il vise juste. Jed me quitte pour le rejoindre et prendre une deuxième arbalète ; à eux deux, ils commencent à décimer la foule de Damnés.
En moi, c'est une explosion de joie; un moment de foi et de délivrance si pur que j'ai l'impression que mon corps est devenu une fontaine de lumière.
Pendant un moment exquis, lumineux, je suis intimement convaincue que Travis va arriver jusqu'à la clôture indemne. Qu'on va survivre et que je vais voir ce qu'il y a derrière la Forêt. Que je vais voir l'océan. Je ferme énergi-quement les yeux dans l'espoir de maîtriser mon émotion.
C'est là que Travis tombe à nouveau. C'est là que ses cris parviennent à mes oreilles et que je m'écroule; mes bras n'ont plus la force de porter ma carcasse vide.
–
S'il vous plaît, je chuchote une dernière fois.
Travis se lève, titube, atteint la clôture et ouvre le portail. Quelques Damnés le suivent de l'autre côté avant qu'il puisse le refermer, mais Harry et Jed les abattent illico, d'une flèche après l'autre.
Travis est enfin seul, en sécurité. Ses vêtements sont couverts de sang et je vois d'ici qu'il respire convulsivement. Il lève une main pour nous faire signe et je sens la plateforme trembler quand Harry et Jed tombent à genoux derrière moi.
- Non... je murmure.
Je ne peux pas accepter ça.
Il lui faut dix tentatives pour faire passer le bout de sa corde tressée par-dessus la branche la plus robuste d'un gros arbre qui pousse en bordure du chemin.
On sent les flammes s'aviver dans notre dos pendant qu'il commence à tendre la corde au-dessus du vide.
Comme un seul homme, on retient notre souffle. L'air devient brûlant. Argos gémit et Jacob frissonne tandis que la longue corde avance centimètre après centimètre. Enfin, Travis la tend et l'attache.
Elle oscille de part et d'autre. On est sauvés. Travis s'écroule contre l'arbre et, avant que quelqu'un puisse m'arrêter, j'accroche mes jambes à la corde, je croise les chevilles et je m'éloigne de la plateforme en feu, main après main. J'entends Harry crier mon nom, je sens qu'il essaie d'attraper mes pieds, mais je le tape, refusant qu'on me ramène en
arrière.
- Ce n'est pas encore sécurisé ! hurle-t-il. Tu devrais laisser l'un de nous passer en premier, au cas où !
Je secoue la tête. Me concentre sur ma main gauche, puis sur ma main droite. Je ne fais pas attention à la peau qui me brûle, derrière mes genoux.
- Tu n'as même pas de corde de sécurité! S'égosille Harry.
Je m'agrippe plus solidement à la corde et je penche un peu la tête en arrière pour voir Travis. Tout est à l'envers.
Il est appuyé contre l'arbre, et pendant que je le regarde, sa tête s'affaisse lentement vers sa poitrine.
-Non! je hurle.
- Tu n'as même pas d'arme pour le cas où il muterait ! tonne Harry.
Mais je ne les laisse pas détourner mon attention avec leurs remarques - je me concentre exclusivement sur ma main qui est devant l'autre. Sur mes muscles qui me tiraillent. Sur la corde qui me cisaille la chair. Je me concentre sur Travis et mon besoin de le toucher, de le sentir, de le soigner.
Quand j'arrive de l'autre côté, je lâche les jambes et le sang revient dans mes pieds. Je suis suspendue face à la pla-teforme ; Jed, Harry, Cass et Jacob sont illuminés par les flammes.
Je regarde vers le bas; entre mes bras tendus, mon cou fatigue. À ma gauche, il y a la Forêt de Mains et de Dents, où les Damnés commencent à se rassembler, à se traîner vers nous. À ma droite, il y a le chemin, qui s'éloigne dans l'obscurité.
Et juste en dessous de moi, il y a Travis, le corps ensanglanté. Il tend les mains vers moi, et je suis soudain paralysée par la peur. À cause de la façon dont il se tient, dont il s'étire pour m'accueillir, à cause du sang séché qui macule sa peau et de sa façon de m'attendre, en dessous - comme s'il voulait me dévorer.
32
J'ouvre la bouche pour hurler, mais il n'en sort aucun son. Je suis suspendue par les mains, mon corps pèse lourd et j'ai du mal à respirer. Je sens que mes doigts commencent à déraper, que le sang apparu là où la corde me scie la peau rend ma chair glissante. J'essaie de retrouver une meilleure prise, de remonter les jambes, mais mes bras sont trop fatigués. Le seul effort de rester suspendue fait trembler mes muscles et je me reproche la précipitation qui m'a empêchée de laisser Harry m'envelopper d'un harnais.
Les yeux brouillés de larmes, je reporte mon attention sur Travis, en dessous. Ses doigts s'ouvrent et se ferment. Finalement, à bout de forces, il baisse les bras et les laisse pendre mollement sur ses flancs.
Pouf, je me laisse tomber par terre et je me traîne vers lui. Il est appuyé contre le tronc de l'arbre, juste derrière le portail. Il tremble. Sa respiration est entrecoupée, haletante. Mais il est toujours en vie.
- Travis ! je m'écrie en l'attirant contre moi. Je le berce comme un petit enfant.
- Tu vas t'en sortir, lui dis-je. Tu vas bien.
Mon menton se pose sur ses cheveux et sa tête vient se blottir contre ma poitrine.
Son sang s'infiltre dans ma chair.
–
Pourquoi tu as fait ça, Travis ? Pourquoi ?
Ma voix se brise. Je sens ses lèvres remuer, mais je n'entends rien.
Ses yeux se révulsent.
Je le secoue, presque violemment.
- Tu n'as pas le droit ! je lui hurle au visage. Je ne te laisserai pas faire ça !
Un sourire fait tressauter le coin de ses lèvres, où un filet de sang commence à couler vers son menton.
- On va tout arranger, je continue. Il y a peut-être un autre village. Il y a peut-être un guérisseur. Tu es sûr que tu as été mordu ? Tu es sûr que tu n'as pas juste des égrati-
gnures, comme moi ?
Il lâche un petit ricanement qui arrête le temps et nous ramène dans notre monde à nous, avant qu'on arrive dans ce village et avant l'invasion. Avant qu'il se casse la jambe.
Quand on était petits. Avant qu'on sache comment c'est, la vie.
- Ça ne change rien, que ce soit des égratignures ou pas, dit-il d'une voix brouillée.
J'ai été mordu pendant qu'on s'échappait de la maison.
Mes jambes mollissent, et tout en moi se ratatine et s'effondre.
- J'étais déjà mort, termine-t-il en ouvrant les yeux.
Tout ce que je suis capable de faire, c'est articuler en silence le mot « pourquoi ». Je ne trouve pas ma voix, n'arrive pas à forcer le son à sortir de mon corps frissonnant.
J'avale ma salive. Je passe une main sur son front. Sa peau est luisante de sueur et de sang. J'approche ma tête pour toucher la sienne. Ma bouche s'attarde au-dessus de ses lèvres et je ne pense plus qu'aux moments qu'on a passés ensemble dans la Cathédrale, quand je lui racontais des histoires sur l'océan.
- Laisse-moi prier pour toi, je chuchote.
J'ai le nez qui coule; mes yeux sont gonflés de larmes.
- Tu n'as jamais été très douée pour prier, dit-il avec un petit rire. Ce qui te faisait avancer, ce n'était pas ça. C'était les histoires.
Je ferme les yeux et je secoue la tête.
- Non, c'était toi.
Il lâche un nouveau petit rire qui ressemble plus à un souffle qu'on exhale.
- J'aurais bien aimé, dit-il.
Je le serre plus fort sur mes genoux. Je voudrais chasser l'infection de son corps en le comprimant, laver son sang avec mon amour.
- Je suis désolée, je murmure. Je suis tellement, tellement désolée.
J'éclate en sanglots, alors je l'entends à peine me répondre qu'il le sait.
Tout ce que j'arrive à me dire, c'est que j'ai gâché ma dernière journée avec Travis en étant fâchée contre lui. Que j'aurais dû consacrer mon temps à mémoriser son visage.
À compter les taches de rousseur de ses épaules.
Quand il me sourit, illuminé par le soleil qui le force à plisser les paupières et fait ressortir ses petites rides au coin des yeux, je prends conscience du fait que je ne le verrai plus jamais. Je ne le verrai plus marcher, avec sa démarche de boiteux.
Je ne sentirai plus sa main sur ma joue.
Tout d'un coup, je n'ai plus qu'une obsession : toutes les choses que je ne sais pas sur lui. Toutes les choses que je n'ai jamais eu le temps de découvrir. Je ne sais pas s'il a les pieds chatouilleux, si ses orteils sont longs. Je ne sais pas quels cauchemars il faisait quand il était petit. Je ne sais pas quelles sont ses étoiles préférées, quelles formes il voit dans les nuages. Je ne sais pas de quoi il a peur, ni quels souvenirs lui sont les plus chers.
Et je n'ai plus le temps, maintenant, je n'aurai jamais assez de temps. Je veux être dans l'instant avec lui, sentir son corps contre le mien et ne penser à rien d'autre, mais ma tête croule sous le chagrin devant tout ce que j'ignore. Tout ce que je vais rater.
Tout ce que j'ai gâché.
Et parce qu'on ne passera pas notre vie ensemble. Que je n'ai pas le temps de le graver dans ma mémoire et que je suis déjà en train de l'oublier.
Parce que je ne suis pas prête pour ça, pas prête pour sa mort.
- Parle-moi de l'océan, Mary, souffle-t-il. Redis-moi que c'est le dernier endroit intact au milieu de tout ça. Je secoue la tête.
- L'océan, c'est rien. C'est comme le reste du monde. Il prend mon menton entre ses mains; sa poigne est étonnamment forte.
- Promets-moi d'aller voir l'océan. Une fois de plus, je secoue la tête.
-Mais tu m'as dit...
- Oublie ce que j'ai dit. Promets-moi de goûter le sel pour moi.
Je voudrais remonter le temps, je voudrais le saisir et l'empêcher de filer. Je voudrais l'attirer à moi et le garder tout près et empêcher ce moment de m'échapper. Mais je ne peux pas. Et la main de Travis se détache de mon visage.
- Non, dis-je en me cramponnant à lui, en essayant de le retenir. Je préfère rester avec toi plutôt qu'aller voir l'océan. C'est toi que je choisis.
- Promets-le-moi, Mary, répète-t-il d'une voix affaiblie. Il a le souffle rauque.
- Je t'aime, lui dis-je.
Mais il ne répond pas. Parce qu'il est mort.
Ensuite, on m'écarte de lui.
- Non! je proteste, mais les bras qui m'entraînent sont trop forts.
C'est Harry. Il me lâche de l'autre côté du chemin. Je me relève d'un bond.
- Il faut que tu le laisses partir, dit-il en me forçant à me rasseoir.
- Pousse-toi ! je tonne en plantant les doigts dans la terre pour retourner en rampant auprès de Travis. Harry m'empoigne par les épaules.
- Tu ne comprends pas ? Travis a été infecté. Il s'apprête à muter !
Jed se tient derrière moi avec une faux. Il attend, prêt pour la mutation de Travis. Prêt à y mettre fin. Je tends la main vers la lame rutilante. Il doit penser que je veux l'arrêter, que je veux le tenir à distance de Travis, parce qu'il me résiste.
-Mary!
' '
Harry essaie de m'éloigner de Jed, mais je le pousse avec une telle violence qu'il trébuche sur le chemin, se cogne contre Cass et s'écroule par terre. ;
- Donne-la-moi, dis-je à Jed,
-Il faut l'abatt...
-Donne-la-moi!
- Mary, ça ne devrait pas être toi qui...
Je me jette sur la faux en hurlant, et cette fois j'arrive à saisir le manche. C'est moi qui suis amoureuse de lui. C'est moi qui suis responsable de son infection. C'est moi qu'il essayait de sauver, c'est pour moi qu'il s'est sacrifié.
-Mary, laisse-moi...
- Lâche ça.
Ma voix est un grondement.
Ses mains glissent du manche et, d'un seul mouvement, je lui arrache la faux et je l'abats sur Travis.
Je ne souhaite rien tant que fermer les yeux, faire comme si rien de tout ça n'était vrai. Comme si ce n'était qu'un cauchemar. Mais au moment où mon arme retombe sur Travis, je vois ses yeux s'ouvrir.
Ses incroyables yeux verts.
Ils expriment toujours son désir pour moi, mais c'est une forme brutale, que je n'avais jamais vue dans ses yeux.
Je plante la faux dans son cou, en frissonnant quand je la sens trancher sa colonne vertébrale. Son regard se perd dans le vague ; il ne me voit plus. Chaque muscle se relâche en même temps et son corps devenu inerte s'effondre.
Il est parti. Pour toujours.
Du sang coule sur sa poitrine et moi je suis par terre, en train de sangloter.
Jed m'enlève la faux et me prend dans ses bras. Je suis trop faible pour résister. Je voudrais prendre la main de Travis, le sentir une dernière fois, laisser ses doigts s'entremêler aux miens. Mais il est trop loin.
Et déjà j'oublie son odeur, la fumée de l'incendie efface tout.
Jed m'emporte loin de son corps.
-Non!
Je crie. Je hurle. Je le bourre de coups de poing. Je n'arrive même pas à inspirer suffisamment d'air pour pleurer. Mes souvenirs de Travis se mélangent, s'enroulent, se déforment, se désagrègent.
- Tu as fait ce qu'il fallait faire, déclare Jed. Comme si ça pouvait me réconforter.
-Je l'aimais ! je gémis. Il était tout. Pourquoi je ne voyais pas qu'il était tout ?
Le regret me ronge, s'infiltre dans mes veines comme s'il voulait remplacer mon sang.
-Je sais, dit Jed.
Pendue à la renverse sur son épaule, je sens son corps tressauter et je me rends compte qu'il pleure. Pour moi, pour Beth. Et je me demande s'il y a jamais eu un monde plus cruel que celui-ci, qui nous oblige à tuer les gens qu'on aime le plus.
33
Les jours passent et on ne fait que marcher, tâchant de mettre de la distance entre nous et l'incendie qui avance vers nous, en dévorant tout. On vit chacun à sa façon la disparition de Travis.
Cass reporte toute son attention sur Jacob et son amour devient féroce. Elle agit comme si c'était son fils. Comme si cet enfant n'avait jamais été celui d'une autre femme et qu'elle était la première. Elle se raccroche à lui. C'est le seul à pouvoir traverser le voile de silence dont elle s'est enveloppée.
Harry est aux petits soins pour elle. Il veille à ce qu'elle mange les maigres rations qu'on a sauvées de l'incendie, et qui s'amenuisent un peu plus à chaque pas. Il porte Jacob quand les bras de Cass fatiguent trop. Quand le poids de ce qui nous arrive devient trop lourd pour elle.
Moi, je marche seule sur le chemin. Vagabonde qui ne remarque rien. J'erre en trébuchant sur les moindres racines, en me déportant vers les clôtures et les Damnés.
J'ai les yeux dans le vague. Et je peine à croire que j'ai tout perdu, dans la vie, à part ce voyage. À part l'espoir qu'il y a une fin.
Et que ce chemin nous y mène.
C'est Jed qui me ramène au milieu. Qui me prend la main quand je dérive vers les clôtures et qui me fait avancer en m'entraînant avec douceur. C'est lui qui voit le chagrin sur mon visage. Qui comprend pourquoi mes larmes silencieuses coulent toujours, trois jours après avoir quitté Travis.
On a tous les deux perdu la personne qu'on aimait à cause des Damnés. Tous les deux été forcés à tuer.
Derrière nous, le feu brûle toujours et nous pousse en avant. Un voile de cendres retombe sur tout; le monde qui nous entoure devient gris, désolé. Dans l'air enfumé, on respire difficilement, ce qui nous ralentit encore plus.
Aucun d'entre nous ne parle de Travis, ou de l'incendie, ou des provisions grappillées en même temps que des armes sur la plateforme avant qu'elle brûle, et qui sont de plus en plus réduites. Aucun d'entre nous ne se demande tout haut si l'incendie a infligé des dégâts au grillage, si le métal a fondu ou faibli. Si des Damnés se déversent lentement sur le chemin, derrière nous, s'infiltrant par les brèches là où les clôtures cèdent à la chaleur.
À chaque portail qu'on franchit et qu'on referme derrière nous, on lâche tous des soupirs de soulagement. Mais ensuite, le feu nous rattrape pendant notre sommeil et on est obligés de repartir précipitamment. On a chaud, besoin de repos, faim et soif.
Un pied devant l'autre. En essayant de ne pas se perdre de vue dans la fumée. En essayant de ne pas sentir que l'air est teinté d'une odeur de chair brûlée, calcinée. On se contente de survivre. D'exister. Personne ne veut être le premier du groupe à baisser les bras.
Parfois, quand mes pieds refusent de bouger et que mes jambes tremblent de fatigue, je passe un doigt dans la sueur de mon cou et j'écris le nom de Travis sur la cendre qui me couvre les bras. Je sais que je ne peux pas m'arrêter, que ce serait le trahir. Il est mort à cause de moi, je ne peux pas déshonorer son sacrifice en refusant d'avancer.
Une nuit où mes rêves sur Travis menacent de me noyer dans les larmes et la rage, prise d'un irrésistible besoin d'air et de solitude, je m'éloigne du groupe. Une lueur orange brille à l'horizon, dans l'obscurité. Je frissonne, sachant que le feu avance obstinément vers nous et que demain, la course-poursuite va continuer.
Soudain, j'entends des reniflements dans le noir. Je regarde autour de moi, et je distingue enfin une petite silhouette roulée en boule qui regarde fixement les flammes, au loin. C'est Jacob. Je vais le voir, je m'assieds à côté de lui et je l'attire sur mes genoux, malgré sa résistance. Argos, qui n'a pas quitté Jacob depuis l'incendie, pose sa truffe froide sur ma main.
- Je ne voulais pas faire ça, me dit-il pour la énième fois.
Depuis notre fuite, il n'a pas cessé de demander pardon pour avoir provoqué cet incendie sur la plateforme. Les lèvres contre ses cheveux, je lui dis « chut ».
-Je suis désolé, répète-t-il dans un sanglot.
Je le serre plus fort. On est tous les deux assaillis de regrets et je ne supporte pas l'idée qu'il puisse garder cette culpabilité toute sa vie.
- Je peux te confier un secret ? je chuchote. Ses sanglots s'apaisent, se muent en reniflements, et je le sens hocher la tête.
–
Ma mère me racontait des histoires sur l'océan, et sur des tours qui touchaient le ciel, plus hautes que des arbres, et sur des hommes qui ont marché sur la Lune.
II glousse.
–
Tu les as inventées, ces histoires, tante Mary.
Mais je vois qu'il a envie de me croire.
Je me penche vers lui et je murmure :
- Non, elles sont vraies, j'ai même une preuve.
Je sors de mon chemisier le petit livre avec la photo de New York pour la lui montrer.
Il la tient tout près de ses yeux, en plissant les paupières. Le feu dégage juste assez de lumière pour qu'on puisse distinguer la silhouette des tours. Je l'entends s'étrangler.
- Qu'est-ce que c'est ?
Il trace le contour des lettres avec les doigts.
- C'est une photo d'un endroit qui existait ayant le Retour. Qui existe peut-être toujours.
- Comment tu peux savoir s'il est encore là ? Je hausse les épaules.
- La foi. L'espoir. C'est pour ça que je te donne cette image. Pour que tu aies quelque chose qui t'aide à continuer. Quelque chose en quoi croire à part ce chemin.
J'écarte ses cheveux de son front, comme le faisait ma mère avec moi.
Après un certain temps, je me lève en le tirant sur ses pieds, et je le ramène à l'endroit où les autres dorment. Pour la première fois, je me rendors facilement et mes rêves ne me font pas souffrir.
Le lendemain matin, on reprend notre avancée à pas lourds sur le chemin. Je remarque que Jacob a la tête un peu plus haute, les épaules un peu plus droites, et je souris.
Mais les journées restent longues et difficiles, interminables. Les maigres réserves que Jed et Harry ont sauvées des plateformes se réduisent à néant. Enfin, au moment où je commence à penser que je ne peux pas aller plus loin, la première goutte de pluie roule sur mon front. Des coups de tonnerre résonnent autour de nous et des éclairs s'illuminent. De grosses gouttes d'eau se mettent à tomber et nous frappent comme des cailloux, nous faisant presque mal.
On continue à marcher lourdement sur le chemin et je suis sûre qu'on pense tous la même chose : est-ce que cette averse va éteindre l'incendie ? Va nous permettre de ralentir l'allure ? Nous accorder un peu de repos, de soulagement, de répit ?
Quand l'averse redouble d'intensité, je lève le nez vers le ciel et je laisse l'eau couler sur mon visage, se mélanger à mes larmes et me laver de ma colère. Me laver des cendres dont mon corps est couvert, et brouiller le nom de Travis écrit sur mon bras jusqu'à le faire disparaître. J'ouvre les bras en croix sous le déluge.
Cass et Harry s'éloignent au trot sur le sentier, avec Jacob blotti entre eux, en quête d'un abri. Une branche, un buisson, n'importe quoi pour atténuer les coups de cette cataracte qui nous flagelle.
Je me laisse tomber, m'écrouler par terre sous les trombes d'eau qui se déversent sur moi. Jed vient s'agenouiller à mes côtés. Il me pose une main sur la joue, me demande ce que je fais.
Avec un grand sourire résolu, je lui dis de me laisser tranquille.
Il me regarde longuement; il y a de l'eau qui goutte de ses cheveux, de son nez, de son menton.
Puis il me laisse seule, parce qu'il comprend mon chagrin. ; Des torrents d'eau s'amassent autour de moi; je me dissous dans le courant. Je m'imagine dans l'océan, en train d'aspirer de l'air mêlé d'eau. Mes poumons se révoltent comme si je me noyais.
Sous moi, le chemin se ramollit, devient boueux. Je me roule dans l'eau, la boue et les larmes en gesticulant.
Je crie dans le tonnerre. Je hurle sous les éclairs. J'engueule les Damnés, exigeant de savoir pourquoi ils m'ont tout pris.
Mais les Damnés ne font que gémir et taper sur les clôtures.
Je me remets debout, cours d'un côté et de l'autre sur le chemin en levant les poings.
Pour les appâter. Mais ils lâchent le grillage. Ils s'éloignent de leur pas traînant pour aller tourmenter Harry, Jacob et Jed avec leur faim.
Enragée, je cours vers le grillage, je plante les doigts à travers les mailles et je le secoue de toutes mes forces. Je tambourine contre le métal.
Mais les Damnés me laissent tranquille. Ils passent devant moi comme si je n'étais pas là. L'eau et la boue masquent mon odeur.
Finalement, Harry brave la pluie une fois de plus et vient jusqu'à l'endroit où je suis affalée. Il m'écarte de la clôture juste au moment où des doigts de Damnés se glissent dans mes cheveux, tel un souvenir fugitif.
Avec des mouvements doux, il essuie mon visage plein de boue. Puis il m'attire contre sa poitrine et, pendant que l'orage se déchaîne autour de nous et que les Damnés martèlent les clôtures, il me chuchote à l'oreille :
- Moi aussi, il me manque.
Pendant un moment, unis par le chagrin, on ne fait plus qu'un. C'est là qu'on entend les cris.
Je me redresse et je vois Jed débouler sur le chemin, en faisant tourbillonner sa faux au-dessus de sa tête. Quand mon regard croise le sien, il s'arrête et nous fait signe d'avancer. Je n'entends pas ce qu'il hurle.
Harry et moi, on se lève, encore chancelants, et on lui emboîte le pas.
On passe devant Cass et Jacob, qui frissonnent sous un buisson. Argos se met à me suivre. Après une seconde d'hésitation, je le repousse vers Jacob. Le petit garçon attrape le chien par la peau du cou et blottit sa tête contre sa gorge velue. Argos me regarde et gémit doucement. Je fais glisser une de ses oreilles entre mes doigts et j'en gratte la pointe; ses yeux se détendent, formant de petites fentes satisfaites, et il se couche par terre contre Jacob. Machinalement, le gosse pose une main sur le ventre du chien et tambourine avec les doigts, faisant tressauter la patte arrière gauche d'Argos. Cass me jette un coup d'œil, articule un « merci » muet et serre l'enfant dans ses bras. Puis remet ses lèvres contre son oreille comme pour lui raconter une histoire secrète.
Je cours rattraper Harry et Jed, qui attendent sans bouger, en silence. Ici, le chemin est assez large pour qu'on tienne tous les trois alignés côte à côte, avec Jed au milieu.
Il lève sa faux pour désigner le chemin, un peu plus loin devant nous, puis la laisse retomber comme si ça lui demandait un effort trop important.
Je fais un pas dans cette direction, sans bien savoir ce que je vois, sans bien savoir si mes yeux me trahissent. J'entends la respiration irrégulière de Harry, qui est essoufflé après avoir couru jusqu'ici.
Et je tombe à genoux. Quelque chose me lance, un caillou qui s'est enfoncé dans ma chair, et un petit filet de sang se mêle à la pluie qui dégouline le long de mon mollet.
C'est la fin de la clôture. La fin du chemin. Il n'y a rien au-delà, à part la Forêt.
Encore une impasse.
Mes épaules s'affaissent, mes doigts traînent dans la boue.
–
Je suis désolé, Mary, me dit Jed.
Parce qu'il sait que c'était mon dernier espoir.
- Je suppose qu'il faut attendre la fin de l'averse, intervient Harry. En espérant qu'elle va éteindre le feu. Puis revenir sur nos pas, retourner à l'endroit où le chemin se divise et prendre un autre embranchement.
Je secoue la tête. Des gouttes d'eau tombent du bout de mes cheveux et de mes oreilles.
–
Le chemin, c'était celui-là, dis-je.
Ma voix n'est plus qu'un murmure.
- On en trouvera un autre, dit Harry.
II essaie de me calmer. De me réconforter. Mais ça ne m'aide pas.
Je croyais si fort que ce chemin, c'était le bon. Qu'il me permettrait de sortir de la Forêt et de rejoindre l'océan.
Je me lève.
-Peut-être...
Ma douleur au genou irradie dans toute la jambe. Avec une grimace, je fais un pas en avant.
- Ne fais pas de bêtise, Mary, lance Harry. C'est juste une impasse de plus. On en a déjà rencontré. Et on en rencontrera d'autres, sans aucun doute. Ce chemin n'avait rien de spécial. Aucun d'entre eux n'est spécial.
Je secoue de nouveau la tête. Ce chemin a quelque chose de différent - cette impasse ne paraît pas semblable aux autres.
Je passe mes doigts le long des extrémités de la clôture jusqu'à ce qu'ils trouvent la plaque de métal.
- C'est un portail, dis-je.
Au même instant, un coup de tonnerre retentit au-dessus de nos têtes.
Je me retourne vers Harry et Jed, dont les silhouettes se désagrègent derrière le rideau de pluie drue.
- C'est un portail ! je hurle.
Je tâte la plaque de métal à la recherche des lettres et je la tourne pour lire ce qu'elle dit : I, pour le chiffre un. C'est le premier portail.
Les deux garçons échangent des regards, puis viennent près de moi.
- Mais les clôtures ne continuent pas de l'autre côté du portail, observe Harry. Il donne juste sur la Forêt... Pourquoi y aurait-il un portail, si c'était la fin du chemin ?
Mon cœur me martèle violemment la poitrine. Il bat si fort que j'expire sur le même rythme, par petites bouffées saccadées. Si c'est le premier portail, ce doit être le début et la fin.
- Parce qu'on est censés sortir dans la Forêt, dis-je.
Du fond de mon cœur emballé, je sais que c'est vrai. ; Mais Harry s'esclaffe.
- C'est ridicule.
Puis il voit ma tête. Voit que je jauge la Forêt, au-delà de la clôture. Il m'empoigne par les épaules.
- Tu ne le crois pas sérieusement, si ? Le souffle précipité, je hoche la tête. Jed s'avance.
- Mary, tu plaisantes ! Il m'éloigne de Harry.
- Qui pourrait s'imaginer que quelqu'un va s'aventurer là-dedans ? dit-il en indiquant d'un geste la grande forêt obscure.
- Je ne sais pas. Mais ça n'a pas d'importance. C'est ça, le portail qui va nous mener à l'océan. À l'endroit où la Forêt finit.
Je montre la plaque métallique.
- Elle porte le numéro un. Les lettres correspondent à des nombres, et ça, c'est le premier portail. Il faut passer par là, c'est sûr.
En m'entendant dire ça, Harry jette les mains en l'air et tourne le dos, en se massant les tempes du bout des doigts comme si ça pouvait l'aider à maîtriser sa colère manifeste.
Au bout d'une minute, il revient vers moi.
-Mary...
Il presse une main sur ma joue que la pluie a rendue glissante, et elle dérape sur mon visage. Puis il me prend la main. Je regarde nos doigts entremêlés et ça me rappelle le jour où tout a commencé, quand on était au bord de la rivière.
Quand on s'est tenu la main sous l'eau et qu'il m'a demandé d'être sienne. Je prends soudain conscience de toute la peine que je lui ai causée depuis. De la trahison, l'incertitude.
- Je suis désolée, lui dis-je.
La pluie me tombe dans la bouche pendant que je parle.
-Je suis désolée pour tout. Il penche la tête.
- Pourquoi tu serais désolée ?
- Tu aurais fait un bon mari pour moi. Il commence à saisir que j'ai l'intention de franchir le portail et de le quitter. Il serre ma main plus fort.
- Tu as toujours été très importante pour moi, Mary.
À ce moment-là, je souris - juste un peu. Je me demande à quoi ma vie aurait ressemblé si je n'avais pas tenu la main de Harry sous l'eau, ce jour-là. Si j'avais terminé la lessive à temps, rejoint ma mère sur la colline pendant qu'elle cherchait mon père. Si je l'avais empêchée de s'aventurer trop près des clôtures et de se faire infecter.
Je n'aurais jamais été chez les Sœurs, je ne serais jamais tombée amoureuse de Travis, je n'aurais pas rencontré Gabrielle. Je n'aurais jamais percé à jour leurs secrets et rêvé d'une vie en dehors des clôtures. J'aurais épousé Harry ; nos enfants auraient grandi avec les enfants de Cass et Travis, et ceux de Jed et Beth.
J'aurais pu m'en satisfaire. J'aurais peut-être même été heureuse.
Mais comblée ?
Harry lâche mon bras.
- ... Mais on sait tous les deux que tu ne voulais pas être avec moi.
J'ouvre la bouche pour protester, mais il secoue la tête.
- Tu ne l'as jamais voulu, ajoute-t-il.
Je secoue la tête à mon tour pour m'éclaircir les idées.
- Ce monde-là n'existe plus, lui dis-je. On doit trouver notre propre voie, maintenant.
Et pour moi, ça implique de franchir le portail.
Je jette un coup d'œil à Jed avant de continuer.
- S'il te plaît, Harry, retourne auprès de Cass. Reste avec Jacob et elle, désormais. Tu sais qu'elle a horreur du tonnerre.
- Mais... et si on est les derniers hommes? demande-t-il. Et s'il ne reste que nous ? En nous abandonnant, tu ne condamnerais pas que nous, mais aussi toute l'humanité.
- S'il ne reste que nous, alors peut-être qu'on n'était pas censés survivre, je réplique.
Peut-être qu'on n'a fait que retarder l'inévitable en restant enfermés dans notre village.
- Cass avait raison : ce qui te fait courir, ce sont juste de stupides histoires qu'on te racontait pour t'endormir, rien de plus. Tu es égoïste, dit-il en jetant sa hache à double tranchant par terre.
Il tourne les talons et s'éloigne sur le chemin, dans l'obscurité humide.
Je ramasse la hache, je la soupèse dans ma main; le manche est glissant à cause de la pluie et de la boue.
- Il y a un autre moyen, reprend Jed dès que Harry est trop loin pour l'entendre. Il y a d'autres chemins, sans doute d'autres villages. Ce chemin-là ne peut pas être le seul à mener vers l'océan, si du moins il existe.
Je regarde l'eau qui coule sur ses joues et goutte de sa mâchoire.
- Non. C'est celui-là.
— Une fois de plus, je vois un éclair d'irritation passer sur le visage de mon frère. ; -
- Mais comment peux-tu le savoir, Mary ? tonne-t-il. Ses muscles semblent se contracter, tellement il est frustré. Moi aussi. Je lève les mains et je réponds sur le même ton :
- Parce que j'ai déchiffré le code et que ça colle. Parce que ce portail, d'après le code, c'est le premier. Parce qu'ils n'auraient pas mis de portail ici pour rien...
- On ne sait même pas qui c'est, ce « ils », Mary ! Comment peut-on être sûrs qu'ils avaient une raison de mettre un portail ici ? Ils ont aménagé ces clôtures et ces chemins partout. Tu ne crois pas que s'il y avait quelque chose d'important qu'ils voulaient qu'on trouve, dehors, ils auraient simplement ouvert un chemin qui y mène ?
- Jed, tout ce que je sais, c'est que...
- Tu ne sais rien! Tu nous as demandé de te faire confiance sans raison quand tu affirmais qu'on suivait le bon chemin, et il nous a conduits à ce village...
- Mais c'est vrai que c'était le bon chemin. Et ce n'était pas sans raison. Je savais où on allait, je savais comment lire les indications sur le chemin. Il nous a conduits au village de Gabrielle.
- Il nous a conduits dans un piège mortel, Mary.
- On n'avait pas d'autre solution, Jed ! Je suis haletante, ma poitrine se soulève et j'ai les poings serrés.
- Qu'est-ce que ça peut te faire si je franchis ce portail, de toute façon ? Tu m'as fermé ta porte au nez quand notre mère est morte !
Je vois qu'il est décontenancé. Il recule, les épaules basses. Il regarde vers la Forêt et, pendant un moment, on écoute le fracas de la pluie autour de nous.
–
Parce que tu es la seule famille qui me reste, dit-il.
–
34
Mary, on peut encore faire demi-tour, dit Jed - il fait un grand geste et ses doigts projettent des gouttes de pluie. On peut attendre que la pluie éteigne le feu. Revenir en arrière, prendre un autre chemin. L'incendie a dû tuer la majeure partie des Damnés. On a quelques armes, on arriverait à passer.
Je vois que devant cette possibilité, il a les yeux qui brillent.
- On trouverait peut-être un autre village, un village sain. On pourrait recommencer à vivre... C'est ça que je voulais, moi.
Il parle si doucement que pour un peu, je n'entendrais pas ce qu'il dit sous les coups de tonnerre.
- Mary, pourquoi courir après de vieux rêves ? Qu'est-ce qu'il peut te donner de plus que nous, l'océan ?
Je me demande s'il a raison. Si l'océan de mes rêves n'est qu'un rêve d'enfant. Un fantasme. Je me demande comment j'ai pu croire qu'il existait un endroit que le Retour avait laissé intact. Un monde vivant en dehors de la Forêt.
Je m'imagine faire demi-tour, revenir en arrière sur le chemin et suivre ses méandres sans jamais savoir si on va dans la bonne direction.
- Au moins, attends le matin avant de prendre une décision, ajoute Jed d'une voix douce, en devinant mon hésitation.
Je sens ses mains, autour de mon poignet, qui me tirent dans l'autre sens sur le chemin. Et d'un certain côté, j'ai envie de céder.
J'entends un gémissement; j'entends ce fameux bruit d'os qui se brisent quand des Damnés enfoncent violemment leurs doigts et leurs mains à travers les mailles du grillage.
- Mais demain, ce sera trop tard, dis-je à Jed en libérant mon poignet d'un coup sec.
On sera cernés par les Damnés, demain. Il y en aura partout autour du portail.
Jed fait un grand geste circulaire vers la clôture et d'autres gouttes s'envolent de ses doigts.
- Il y en a déjà partout autour de nous, et tu veux aller là-dedans ?
- Mais il pleut, pour le moment, Jed. Ça va masquer mon odeur. Si j'y vais, c'est maintenant.
Je sens déjà mes bras et mes jambes trembler de terreur, alors je me mets un poing sur la hanche, espérant qu'il ne verra pas que la hache frémit dans ma main libre. Je me demande s'il pense que je n'ai pas le courage d'aller jusqu'au bout. Je me demande si je vais hésiter devant le portail. Me dégonfler, faire demi-tour.
- Mary, ça ne marchera pas. J'ai essayé ça avec Beth, le coup de se déplacer sous la pluie, mais elle a quand même été attaquée.
- Elle a été attaquée par Gabrielle! je réplique, Gabrielle n'est plus là.
Je me rappelle son corps flétri, la dernière fois que je l'ai vue. Je me demande si elle a enfin trouvé la paix. Je me demande si elle est toujours en vie, incapable de bouger, le regard fixé sur le ciel.
Jed fait encore non de la tête, mais moi je reste bien droite et je rejette les épaules en arrière. En résistant au besoin de fermer les yeux, je pose la main sur le verrou qui ferme le portail.
- J'ai promis à Travis de ne pas abandonner l'espoir, dis-je. Je lui ai promis de ne pas me contenter de calme et de sécurité. Pas si ça doit m'obliger à sacrifier mes rêves.
- Qu'est-ce qu'ils valent, tes rêves, si tu es morte ? réplique mon frère d'une voix douce.
En réponse, je tourne le verrou et je me faufile par l'ouverture. J'ai déjà fait plusieurs pas quand j'entends Jed m'appeler, mais je ne m'arrête pas.
Je suis dans la Forêt de Mains et de Dents, ça y est. Je ne suis plus protégée par le grillage. Il n'y a pas de Damnés près du portail ni aux alentours, d'après ce que je peux voir et entendre dans le noir.
Pour la première fois de ma vie, c'est moi qui suis de l'autre côté de la clôture.
Je cours avec les bras qui se balancent, en tenant fermement la hache. Dans l'orage qui se déchaîne, autour de moi, j'entends les arbres qui craquent, les branches secouées par le vent. D'autres bruits encore, je ne sais pas si ce sont les Damnés. Je garde les yeux rivés au sol devant moi et j'essaie de voir, dans la pénombre luisante, s'il y a quelque chose qui pourrait me faire tomber ou faire de moi une cible.
J'attends d'avoir fait cinquante foulées avant de m'autoriser à respirer, avant de laisser l'espoir chasser la peur de mon ventre. Je me dis que je vais y arriver. Puis les craquements des alentours s'intensifient, et je comprends que même si je suis couverte de crasse et de boue, les Damnés peuvent encore me flairer. Et là, je me souviens de mon genou. Je me souviens de ma chute, de la douleur cuisante, du sang.
Ils me suivent à la trace ; l'odeur de sang s'infiltre dans la nuit gorgée de pluie.
J'entends leurs gémissements. Ils font des échos. Dans ma tête, une voix me hurle de faire demi-tour pendant qu'il en est encore temps. De piquer un sprint jusqu'au portail. D'opter pour une vie avec Harry et de retourner dans notre village.
Mais je continue. Ma gorge se dessèche et mes poumons se déchirent dans l'air humide. Les muscles de mes jambes me brûlent et je me sens déjà faiblir. Le manque de nourriture et la longue marche de ces derniers jours pour fuir l'incendie se font sentir.
Je ne fais plus attention, mes bras ballottent autour de moi et le manche de la hache devient glissant dans ma main. Sentant des doigts tordus s'enrouler autour de mon poignet, je m'écarte en hurlant. Partout où je regarde, à présent, je les vois sortir de l'obscurité.
Je suis entourée de Damnés.
Je dois m'empêcher de paniquer. Je me fraie un chemin à coups de hache, les deux mains sur le manche, et je me mets à courir. Des corps tombent autour de moi; le bruit mouillé du métal qui rencontre la putréfaction se mélange au bruit de la pluie qui martèle le sol, de mes pieds qui dérapent dans la boue.
Mais ça ne suffit pas.
Je trébuche. Des mains se referment sur mes pieds. Je roule sur le dos. Je frappe. Les muscles de mes bras me font atrocement mal, à force. Je cale mes pieds sur le sol détrempé, essayant de reculer. Partout, ils sont partout.
Je suis coincée dans un tas de feuilles, de bras, de jambes et de terre mouillée, aspirée vers le bas par la succion. Je ne peux pas m'échapper. Je suis perdue. La Forêt, la fatalité ont fini par gagner.
Puis j'entends des cris. Non pas de terreur, mais de rage. J'entends une voix qui me presse de courir et soudain, les Damnés ne sont plus là. Une main plonge vers moi, me tire sur mes pieds. Me pousse en avant.
C'est Jed. Il fait tourbillonner sa hache à côté de moi.
Un nouveau bruit se distingue dans la Forêt : de l'eau qui déferle. - Par ici !
Je tire Jed par la manche et on court en direction du bruit. Tout d'un coup, le sol s'incline abruptement sous nos pieds et on dégringole au bas d'une pente raide. Je laisse tomber ma hache et je me sers de mes deux mains pour arrêter ma chute, en essayant de me rattraper aux mottes de terre. Je plante les orteils, les coudes, les genoux. Des branches piquent la peau délicate de l'intérieur de mes bras, des cailloux éraflent la chair de mes jambes et une ronce s'accroche dans ma joue. Enfin, je m'immobilise, J'inspire profondément et je manque m'étrangler sous le déluge. Mon corps me lance de partout, je ne compte plus les endroits où j'ai mal.
Je ne veux plus rien faire d'autre que me reposer ici, évaluer la gravité des blessures que m'a causées cette chute. Mais je m'aperçois que les gémissements et les grondements de l'eau se sont rapprochés, alors je me hisse sur les genoux.
En levant les yeux, je vois la horde de Damnés en haut de la colline. Je les regarde dévaler la pente à notre suite. Ils arrivent en patinant autour de moi, les bras tendus et la bouche ouverte.
Au milieu de tous ces corps, impossible de trouver Jed. Terrifiée, je crie son nom.
Je le repère enfin. Il s'est arrêté en dérapage un peu plus loin et il me regarde. À ce moment-là, un Damné corpulent déboule du haut de la colline glissante et le percute de plein fouet.
Jed s'envole dans les airs et atterrit sur le dos avec un bruit sourd. Je me précipite. Le Damné retrouve son équilibre; pendant ce temps, mes pieds chassent et se collent dans la gadoue. Je ne trouve pas ma hache, alors j'attrape une branche pour repousser les Damnés qui se traînent autour de moi.
- Jed ! je m'égosille. J'arrive, Jed, tiens bon ! Mes yeux s'emplissent de larmes importunes, qui m'aveuglent. Je les frotte avec le bras, mais ça ne fait qu'empirer le problème, parce que mes cils se retrouvent couverts de boue.
Jed ne bouge pas. Pendant que j'essaie de le rejoindre, le Damné s'approche et se penche au-dessus de lui. Je vocifère dans l'espoir de détourner son attention, de l'empêcher de mordre mon frère.
Il se baisse. Je lance sur lui la lourde branche que j'ai à la main. Elle rebondit sur sa tête, et il lève les yeux vers moi. Pendant une seconde, je crois que j'ai gagné. Je crois que j'en ai fait assez pour l'allécher.
Mais ensuite, avec la férocité d'une bête sauvage, il se jette sur Jed.
À cet instant, je trébuche et je tombe sur un genou - celui que j'ai cogné plus tôt. La douleur me fait voir des étincelles.
Je sens une main tâtonner mon dos. Je me retourne et j'envoie un coup de poing fulgurant à une Damnée. Elle recule, chancelante. Et me laisse le temps de me rendre compte que c'est la faux de Jed qui m'a fait trébucher.
En refermant les doigts sur son manche en bois poli, je retrouve la sensation que j'ai eue au moment où je l'ai prise en main pour tuer Travis. Même poids, même équilibre. D'un grand coup circulaire, j'abats la Damnée, puis je repars vers Jed en titubant et je frappe son agresseur.
C'est une mort salissante. Est-ce qu'il a mordu Jed ? Je n'en ai aucune idée. Il y a du sang partout ; on a des coupures sur les bras, le visage et les jambes à la suite de notre roulé-boule jusqu'en bas de la colline. Jed n'a toujours pas repris connaissance, mais sa poitrine se soulève et retombe à intervalles réguliers.
Je le tire par le bras, lui secoue l'épaule. Mais deux petits Damnés avancent sur nous.
Je me tourne vers eux, les doigts enroulés mollement autour du manche de la faux.
Les Damnés n'ont aucune rapacité, aucun talent pour la chasse. Leur seule force est dans leur nombre, qui leur permet d'avoir les humains à l'usure. Quand les deux enfants viennent vers moi de leur pas traînant, je n'ai donc aucun mal à les frapper. Je regarde la faux fendre les crânes et les deux Damnés s'effondrer, ne formant plus qu'un tas de vêtements autour d'un peu de chair ratatinée. , Je retourne auprès de mon frère.
- Allez, Jed. Il faut qu'on bouge !
Il rouvre les yeux, mais n'arrive pas à replier les jambes. Ses mouvements sont lents, mal coordonnés. Je recommence à le tirer par les bras, en m'arcboutant dans la gadoue, mais je patine trop pour arriver à quelque chose.
D'autres Damnés avancent sur nous. Je quitte Jed pour reprendre le combat. C'est un flot incessant. Quand je lève les yeux vers le haut de la colline, j'en vois toujours plus qui dérapent dans la pente.
Je suis certaine que je vais mourir comme ça. Que j'ai mal choisi. Que ce n'était pas ça, le chemin que j'étais censée prendre. Le portail n'était qu'un portail, rien de plus.
Ce n'était pas une réponse.
Les Damnés qui fondent sur nous sont trop nombreux. Je ne vais pas pouvoir me défendre.
35
Une main m'empoigne par la taille, et je m'apprête à donner un coup de faux quand je me rends compte que c'est Jed. La lame s'arrête juste avant de lui ouvrir la gorge. Il est plié en deux, le visage plissé dans une grimace de douleur.
- Par ici !
Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule et je vois la horde de Damnés qui marche sur nous. Il fait trop sombre pour voir combien il y en a, mais je sais qu'ils sont assez nombreux pour nous écraser.
- Il y a un fleuve, pas loin, ajoute Jed. On sera plus en sécurité, là-bas.
Je hoche la tête. Il ouvre la marche en boitant. J'essaie de le soutenir, de l'aider, mais je n'arrête pas de glisser.
Un grondement d'eau me rugit aux oreilles. Bientôt, Jed ralentit et tâtonne avec les pieds comme s'il cherchait quelque chose.
- Il va falloir qu'on avance plus vite, lui dis-je. Ils sont un peu trop près, une fois de plus. Jed lève une main. Je me tais.
- Ici, dit-il.
Je m'apprête à le dépasser pour voir ce qu'il me montre, quand il me tire en arrière.
C'était moins une : j'ai eu le temps de sentir mon pied droit déraper dans le vide.
Il s'agenouille. Je l'imite. On avance comme ça, puis je sens le vide sous mes mains.
On est devant un canyon creusé par le fleuve. En amont, je vois une énorme cascade bouillonnante qui jette des débris dans l'obscurité. Le grondement de l'eau est assourdissant. Le niveau a monté à cause de l'orage. En contrebas, des vagues scintillent dans le fleuve écumeux, mousseux, avide.
C'est terrifiant à voir d'ici. Je plante les doigts dans la boue. Jed s'avance tout au bord de la falaise et lève un pied dans le vide, près de la cascade.
Je lui attrape la main.
- Qu'est-ce que tu fais ?
Ma voix se brise tellement je suis angoissée.
- C'est trop haut pour sauter, dit-il. Il y a peut-être des rochers qu'on ne voit pas. Il faut qu'on descende en varappe.
Déjà, je secoue la tête.
- Le sol est trop meuble, on n'y arrivera jamais. Il me prend la main, me tire sur le côté et replie mes doigts autour de quelque chose de ferme, que la pluie rend glissant.
- Des racines, explique-t-il. On peut s'en servir comme d'une corde. Fais attention aux pierres, la pluie les a peut-être descellées.
J'hésite toujours. Je ne peux pas faire de varappe avec la faux et je ne suis pas disposée à l'abandonner. Mais ensuite, la horde de Damnés déboule et Jed me force à descendre sur la paroi avant que le premier puisse m'atteindre. Je laisse mon arme tomber dans le noir et je remue les pieds cherchant une prise dans la terre molle.
Les Damnés commencent à dégringoler autour de nous; ils nous heurtent et s'agrippent à nous en chutant du haut de la falaise.
- Accroche-toi ! crie Jed.
La pluie de Damnés ne s'arrête pas. En passant devant nous, ils tendent les bras, nous obligeant à descendre plus bas. On progresse lentement. Enfin, je trouve un petit surplomb qui me protège des corps qui tombent.
Je n'entends pas le bruit qu'ils font en heurtant l'eau, mais je n'ose pas regarder en bas.
Jed me rejoint sur mon minuscule rebord et on se plaque tous les deux contre la paroi de terre, les doigts enfoncés dans la boue, cramponnés aux racines et aux broussailles.
La pluie nous fouette toujours le dos; les coups de tonnerre se mêlent au bruit des rapides et résonnent autour de nous. Dans la lumière des éclairs, je vois les Damnés qui s'agitent dans l'eau, loin, si loin en dessous.
Je me rends compte que Jed me parle depuis un moment; je dois me concentrer pour entendre sa voix.
-... désolé, Mary.
–
Quoi ? je m'époumone.
–
J'ai dit: je suis désolé.
Cette fois, je l'entends.
–
Pourquoi as-tu franchi le portail ?
–
Parce que je suis ton grand frère. II sourit, puis rigole franchement.
–
Et puis je veux garder l'espoir. Je ne peux pas retenir un petit sourire, moi aussi.
On est plutôt comiques, tous les deux, coincés sur le flanc de cette falaise, en plein orage, sans rien voir autour de nous à part les Damnés qui tombent du ciel.
Pendant un moment, il n'y a que nous deux, comme avant qu'il y ait Beth, Harry ou encore Travis. Avant que nos parents mutent et qu'on se retourne l'un contre l'autre.
- Merci.
Il s'apprête à me répondre quand un Damné rebondit contre la falaise, le percute et le précipite dans le néant, loin de moi.
-JED! je hurle.
Je crie son nom à maintes reprises pendant que je descends précipitamment le flanc de la colline en m'accrochant aux racines, aux branches et aux pierres. Parfois, je perds prise et je dérape jusqu'à ce que je puisse arrêter ma chute.
Enfin, j'arrive suffisamment près de l'eau. Elle bouillonne, pleine de branches et de corps. Les crêtes d'écume se chevauchent. C'est le chaos total.
Par moments, une tête apparaît à la surface, mais jamais assez longtemps pour que je voie le visage. Des bras s'agitent, mais il est impossible de dire si ce sont les bras de Jed ou d'un Damné. Des corps continuent de tomber à l'eau, projetant des éclaboussures qui se mélangent avec les vagues.
Je m'aperçois que le courant est atrocement rapide, par endroits, alors je me déplace latéralement sur la falaise pour essayer de progresser vers l'aval. En espérant que Jed ait pu trouver quelque chose à quoi se raccrocher, pour se hisser hors de l'eau.
À mesure que la nuit avance, mes recherches deviennent plus frénétiques, plus désespérées. Je trouve un arbre qui est tombé sur l'eau et je me traîne dessus, centimètre après centimètre, en écrasant l'écorce rugueuse entre mes cuisses. Pendant ce temps, la pluie me martèle toujours le dos. Des rafales de vent balaient le canyon; je serre l'arbre dans mes bras pour ne pas tomber à l'eau.
Une fois suffisamment avancée au-dessus du fleuve, je parcours la surface des yeux.
Une énorme bûche coincée dans une partie resserrée du canyon forme un bouchon et l'eau commence à monter. Des vagues déferlent sur mon perchoir.
Je fais machine arrière, et je suis tellement concentrée que je ne le vois pas venir. Un bras émerge. M'attrape. Me tire dans l'eau. M'entraîne vers le fond.
Je tape des pieds, je me débats et je tourne dans tous les sens. Quelque chose me tire les cheveux. Ma tête refait surface et, pendant une fraction de seconde, je crois que c'est Jed qui m'a sauvée. Que c'est lui qui m'a sortie de l'eau.
Puis je vois sa tête, sa faim, ses dents. J'attaque, en poussant contre l'eau de toutes mes forces. Je lutte contre le courant, qui me tire en arrière. Des éclairs fendent le ciel et je vois clairement les alentours.
Je vois les corps, comme autant de débris dans les tourbillons et la pagaille.
Puis plus rien.
Mon rêve me ramène dans la clairière où Sœur Tabitha m'a traînée par le souterrain qui passe sous la Cathédrale. Il n'y a pas de bruit dans la Forêt. Pas de moustiques qui bourdonnent, pas d'oiseaux qui chantent. Je suis seule. Soudain, tout s'écroule autour de moi. Le son revient, fracassant, et ce sont les cris de ma mère pendant sa mutation.
Je vois les Damnés surgir de la Forêt et me foncer dessus ; ils sont tous rapides, portent tous un gilet rouge vif. Ma mère est parmi eux, ainsi que Jed, Cass, Harry et Jacob. Je n'arrête pas de voir et revoir les mêmes visages qui se jettent sur moi, affamés.
D'abord prise de panique, je repense aux clôtures. Les clôtures me protègent. Je cours vers l'entrée du souterrain, mais elle n'est plus là. Le sol est dégagé ; je ne trouve pas un seul bâton à utiliser comme arme. Les Damnés tapent sur les mailles métalliques du grillage, poussent et tirent dessus. Leurs gémissements me montent à la tête.
Ils psalmodient mon nom, «Mary... Mary... Mary», comme une mélopée, comme une prière. Du sang coule de leur bouche. Chacun des Damnés est ma mère, Harry, Jed, Cass ou Jacob.
Ils lèvent les mains, pointent vers moi leurs doigts qui ressemblent à des griffes. Je sens qu'ils m'accusent et c'est comme si je recevais un coup, comme si une violente bourrasque m'empêchait d'avancer. Puis le grillage se désintègre. Il n'y a plus rien entre nous. Ils se traînent vers moi. Ils rampent comme Gabrielle la dernière fois que je l'ai vue. Mon seul espoir, c'est qu'ils épuisent leurs forces avant de m'atteindre.
Mais je sens qu'ils me touchent les jambes, me tirent vers le fond. Me submergent, m'étouffent. Je ne peux pas respirer.
Leurs mains me fouillent. C'est comme s'ils essayaient tous en même temps de s'insinuer dans ma chair.
Je ne peux pas les arrêter, il en arrive encore et toujours, de plus en plus, si bien qu'ils finissent par m'engloutir.
36
C'est le bruit du vent dans les arbres qui me réveille. Je suis sur le dos, et j'ai de l'eau qui me tourbillonne autour des orteils. La terre me paraît différente. Mouillée. Molle.
Lisse.
J'essaie d'ouvrir les yeux, mais le soleil m'aveugle, me cisaille le crâne. Et le reste de mon corps aussi est terrassé par la douleur. Un petit gémissement m'échappe.
Pendant un moment, je reste allongée comme ça. À respirer, me rappeler mon rêve et me sentir coupable de la disparition de Jed. J'ai envie de me rouler en boule, de m'arracher les cheveux. Mais j'ai trop mal, alors je laisse l'eau me chatouiller les pieds, le soleil me réchauffer les joues, la douleur lancinante s'atténuer. L'air qui souffle dans les arbres me calme, m'apaise, et je suis prête à resombrer dans le néant, ravie d'oublier la Forêt et Jed et l'espoir et les Damnés et mon rêve.
Un bruit de pelle s'immisce dans mes pensées. Je l'entends se cogner contre une racine, s'enfoncer dans la terre meuble, ressortir.
C'est un bruit que je connais bien; il me tire un sourire. La saison des récoltes. Le moment de célébrer le soleil et le printemps. Le bruit répété se rapproche et se joint au rythme du vent dans les arbres pour composer une sorte de berceuse.
Une ombre tombe sur mon visage et j'ouvre les yeux à temps pour voir un homme debout devant moi avec une pelle dans les mains. Il la soulève au-dessus de sa tête.
D'instinct, je roule sur ma droite. La pelle me rate et se plante dans le sable, là où se trouvait mon cou.
L'homme se fige, légèrement déséquilibré, avec sa pelle enfoncée dans le sable.
Je saute en position accroupie et, quand il tire d'un coup sec sur le manche, je lève les mains et je m'écrie :
- Attendez, attendez !
Il s'immobilise. Il desserre les doigts et me regarde avec une expression bizarre, intriguée.
-Tu es...
Il s'interrompt.
- Tu n'es pas morte, dit-il enfin.
- Non, mais j'ai bien failli, à cause de vous ! Je m'éloigne de lui sans baisser les mains. Quelque chose, derrière son épaule, m'attire l'œil : une Damnée aux cheveux filandreux lui tombe sur le dos.
- Attention ! je hurle.
Il fait volte-face et la décapite d'un coup habile. Elle s'effondre lentement.
Il reporte son regard sur moi et se met à parler, mais je n'entends pas ce qu'il dit à travers ma torpeur. J'ai soudain la tête qui tourne en découvrant le monde qui m'entoure. L'étendue d'eau qui s'étire à l'infini à côté de moi.
-L'océan...
Puis la nuit précédente me revient en mémoire.
-Jed! je hoquette.
Je me lève, chancelante, et je cours sur la plage, examinant les corps échoués. La plupart d'entre eux ont eu la tête tranchée - sans doute l'œuvre de l'homme à la pelle, qui me hèle et s'égosille :
- Qu'est-ce que tu cherches ?
- Mon frère ! je hurle. Il était avec moi, et maintenant...
Il y a des centaines de corps qui jonchent la plage. Je m'apprête à en retourner un pour voir son visage quand l'homme me rejoint et me tire en arrière.
- Holà, fais attention à ce que tu fais ! Certains de ces Mudos sont encore dangereux.
Il me pousse sur le côté et retourne le corps avec sa pelle. Je colle les mains devant mes yeux et je regarde entre mes doigts. Mais ce n'est pas Jed. On répète l'exercice avec les autres. À chaque fois, mon ventre se noue et je prie pour ne pas avoir causé la mort de mon frère. L'homme m'accompagne patiemment auprès de chaque corps ; il les retourne l'un après l'autre pour que je puisse les examiner, puis leur tranche vivement la tête avec autant de désinvolture que s'il plantait sa pelle dans la terre.
On regarde tous les corps de la plage. On ne trouve pas Jed.
- La côte est longue, dit finalement l'homme. Peut-être qu'il a échoué ailleurs. C'est dangereux de quitter cette crique, mais je peux t'emmener, si tu veux. Sinon, il peut encore échouer ici. On ne sait jamais. En général, après une tempête comme celle d'hier soir, on a des trucs qui arrivent ici pendant des jours et des jours.
Je marche jusqu'au bord de l'eau et il me suit.
- Pourquoi vous les appelez des « Mudos » ?
Il semble décontenancé par ma question. Il rougit même un peu.
-Je suppose que ça me plaît mieux, marmonne-t-il. C'est comme ça que les appellent les pirates qui chassent le long de la côte. Ça veut dire « muet ».
Il hausse les épaules.
- Ça paraît approprié.
Les yeux fixés sur la ligne où l'eau rejoint le ciel, je demande :
- Je suis où, là ?
- Cette plage n'a pas vraiment de nom. Pas depuis le Retour, en tout cas.
Je plante les orteils dans le sable fin. Une nouvelle vague se brise à mes pieds, et je m'enfonce un peu. Les coupures que j'ai sur les mollets protestent quand l'eau salée vient lécher la chair blessée.
-Je n'avais jamais vu l'océan, dis-je.
Je me demande ce que Jed aurait pensé en le voyant. Et si Travis serait fier que je sois enfin arrivée. Que j'aie survécu. Je tombe à genoux. L'homme sursaute, inquiet.
Il s'accroupit à côté de moi et on regarde ensemble les rayons de soleil qui scintillent sur l'eau.
- D'habitude, il n'y a pas autant de débris, dit l'homme. Après une tempête, le fleuve charrie pas mal d'arbres morts, alors ça brasse un peu tout et l'eau devient trouble.
Mais je n'avais encore jamais vu autant de Mudos.
J'aime bien le son de sa voix. Grave, bien timbrée. Elle me fait penser à Travis, fusionne avec mes souvenirs de sa voix à lui, de la façon dont les mots sortaient de sa bouche.
-J'habite dans le phare, là-haut, indique-t-il en désignant la haute tour peinte de rayures noires qui se dresse sur la colline, au-dessus la plage. Mon boulot, après les tempêtes, c'est de venir décapiter tous ceux qui échouent ici pour qu'ils ne puissent pas entrer dans la ville.
Je regarde tous les corps de Damnés qui s'entassent sur la plage, autour de moi.
- Quel carnage.
Il hausse les épaules.
- La marée montante va les remporter. Dans six heures environ, on ne pourra plus se douter qu'il y a eu autre chose que du sable et des vagues, ici. La plage sera comme d'habitude. Juste une plage.
- Mais il y en aura d'autres, dis-je. Il y en a toujours d'autres.
Il hausse encore les épaules.
- C'est la vie. Certains jours, quand on se réveille, la plage est déserte et on oublie tout ce qu'il y a autour de nous. Et certains jours, on se réveille et elle est comme ça.
C'est la nature des marées.
II danse d'un pied sur l'autre.
–
Ça ne veut pas dire qu'on n'est pas bien, ici.
Je me baisse pour tremper les doigts.
- On ne risque rien, dans l'eau ? C'est sans danger ? Il hausse les épaules une fois de plus.
- À peu près. La marée descend, maintenant; elle ne va pas ramener d'autres Mudos de l'océan.
Je m'avance. Les vagues me repoussent et je dois lutter contre elles pour aller plus loin dans Peau. Jusqu'à ce que je n'aie plus pied.
L'homme reste sur la plage et regarde, la pointe de sa pelle plantée dans le sable devant lui, les mains croisées sur le manche. Il attend mon retour.
Je bats des pieds pour me mettre sur le dos et je me laisse bercer. Je porte les doigts à mes lèvres et je les lèche pour sentir leur goût de sel.
L'eau me tire et me pousse, me soulève et me retient quand je m'enfonce. Je regarde le ciel, les nuages, le soleil, les oiseaux qui passent au-dessus de ma tête. J'attends que le calme et le bonheur arrivent, mais je ne pense qu'à Travis, Harry, Cass et Jacob. Et au fait que j'ai tout perdu, hormis cet endroit. Je me force à penser à Jed ; la honte m'empêche de me rappeler qu'il est venu me rejoindre. Qu'il est mort en me sauvant la vie. Mais dans un coin de ma tête, je me dis aussi qu'il pourrait être fier que j'y sois arrivée, que j'aie survécu. Qu'il savait ce qu'il faisait quand il m'a suivie dans la Forêt.
Je sens le poids de ses espoirs sur mes épaules.
En décollant la tête de l'eau, je m'aperçois que j'ai dérivé le long de la plage. J'avance à contre-courant et je laisse les vagues me pousser vers le sable. Sur la plage, je reviens vers l'homme; mes bras et mes jambes me paraissent lourds et dégingandés hors de l'eau. Il sourit à mon approche et je ne peux pas me retenir de lui rendre son sourire.
Alors qu'on regarde les vagues s'écraser sur le rivage, il demande :
- Ça t'ennuie si je te demande d'où tu viens ?
- De la Forêt, dis-je. La Forêt de Mains et de Dents.
II m'observe du coin de l'œil.
- Je me suis toujours demandé s'il y avait du monde, dans cette forêt. Je ne l'avais jamais entendu appeler par ce nom. Mais il lui va bien, je suppose.
- Qu'est-ce que vous voulez dire ?
- J'ai grandi ici. À la lisière de cette forêt. Et tout le monde dit toujours qu'il n'y a rien d'autre que des Mudos après le fleuve, de l'autre côté de la clôture. C'est pour ca qu'on a détruit tous les chemins qui menaient de la Forêt à la ville quand mon grand-père était petit. Il y a trop de-gamins qui pensaient que le chemin conduisait à un endroit intéressant et qui y sont restés. Le pont qui passe au-dessus de la cascade est toujours là, mais il est terminé par un portail et après, il n'y a rien.
Je pense au portail qu'on a franchi, au fait que la pluie a masqué le bruit de la cascade jusqu'à ce qu'on soit juste-devant. La nuit était tellement sombre, c'était impossible de voir plus loin que le bout de son nez. On était tellement concentrés sur les Damnés, sur notre fuite. Ça me fait frémir de penser qu'on était si près. Qu'il y avait un chemin, autrefois, mais qu'on a perdu sa trace dans l'obscurité.
- Les gens n'aiment pas parler de ces choses-là, conclut l'homme.
Il lève une main devant ses yeux pour examiner l'eau et le monde qui nous entoure.
- Peut-être qu'ils ont raison, dis-je.
Je pense à Cass, Harry et Jacob. Il doit y avoir un moyen de les sauver de la Forêt de Mains et de Dents. Je pense à Argos, qui rêvait de jours meilleurs en remuant les pattes ci en agitant la queue, le matin, avec son oreille tombante-. Je pense à Jed et au sourire qu'il m'a fait, cette nuit. À ses yeux brillants quand il a évoqué la possibilité de vivre, d'avoir un avenir.
Ensuite, je revois Travis m'attirer contre lui et me parler de l'espoir. Dans ma tête, il a une voix douce, qui se dissipe comme un écho en fin de course. Je me demande si ces souvenirs valent la peine que je m'y accroche. C'est un tel fardeau. Je me demande à quoi ils servent.
Déjà l'océan tourbillonne autour des Damnés, sur la plage, et les traîne dans l'eau - les reprend. Je reste regarder. Quand la plage est nettoyée, l'homme me prend par la main et m'emmène au phare.