Je réfléchis en me tapotant les lèvres. Je me sens prête à exploser tellement je brûle de parler de cette découverte aux autres. De leur annoncer qu'à présent, on a une vague indication sur la voie à suivre. On a un but.
Je galope sur le chemin et je passe en trombe devant les tas de cailloux qui indiquent la route pour rejoindre les autres, m'arrêtant seulement pour chercher les petites plaques, les balises des chemins. À chaque fois que je sens sous le bout de mes doigts les lettres gravées, je ne peux pas m'empêcher de rire. Et je suis encore secouée d'un rire joyeux quand je trouve Cass au détour du chemin. Elle est assise à quelques mètres du petit Jacob qui dort sur le côté, cramponné à Argos comme on se cramponnerait à un souvenir de la vie avant l'invasion.
- Beth est morte, annonce Cass sans faire l'effort de lever les yeux vers moi. Ils sont en train de lui creuser une tombe. Je ne voulais pas que Jacob les voie la décapiter. Il en a déjà vu beaucoup trop.
Le chagrin me submerge, chassant la joie que me procurait ma découverte. Je ne lui ai pas dit au revoir. Je n'étais pas là.
Tout ce que j'ai réussi à faire, dans ses dernières heures, c'est lui donner de la peine.
- Je devrais aller les aider, dis-je.
J'ai la voix nouée et la gorge douloureuse. Les larmes débordent déjà de mes yeux et s'échappent sur mes joues. Cass me saisit la cheville au passage.
-Non, dit-elle.
Mes jambes s'effondrent sous moi et je me retrouve recroquevillée à côté d'elle.
- Je suis désolée.
Je suis encore en train de présenter des excuses, comme si c'était les seuls mots que j'ai le droit de prononcer, désormais.
Elle hoche la tête. Son expression est tellement grave, tellement sérieuse... Ce n'est pas la fille que j'ai toujours connue, celle qui n'était que soleil et lumière. Qui était tout le temps heureuse et insouciante. Je souffre de voir la noirceur s'insinuer dans son esprit, prendre possession d'elle.
Je coince la tête entre mes genoux et je mets les mains sur ma nuque. Ça me paraît soudain futile d'avoir trouvé de petites lamelles de métal avec des lettres dessus. J'ai l'impression que le monde a montré ses crocs. Nous a ramenés à la réalité, pour nous rappeler à quel point la vie est injuste. À quel point c'est absurde d'essayer d'exister quand on est cerné par la mort et rien d'autre. La mort incessante et déterminée.
Un nuage voile le soleil, nous plongeant dans le froid et l'obscurité. Le vent forcit légèrement dans les arbres et les feuilles montrent un instant leur face pâle. Un goût de pluie vient se poser sur ma langue et, au loin, j'entends les gémissements assourdis des Damnés en hibernation qui se relèvent pour venir à notre recherche. Qui ont entendu mes pas et senti mon odeur.
Je décide de ne pas parler des inscriptions aux autres. De ne pas leur donner cet espoir. Je ne veux pas risquer de voir Cass craquer une fois de plus, je ne veux pas porter le poids de leurs attentes.
Et si ces lettres n'avaient aucune signification ? Et si le chemin ne menait nulle part ?
Même si on élucide le mystère et qu'on espère trouver une issue, on peut échouer. Le fait de savoir que les chemins sont balisés, qu'il faut chercher les lettres de Gabrielle me suffit.
Je me demande si tous les chemins mènent aux Damnés. Si c'est un sort auquel aucun d'entre nous ne pourra échapper - un sort aussi sûr que la mort. Je me demande si j'avais raison, quand j'étais petite : s'il est impossible qu'il existe un endroit comme l'océan, un endroit trop vaste pour avoir été affecté par le Retour.
20
Après avoir enterré Beth, Harry et Travis reviennent à l'endroit où on est assises, Cass et moi, à regarder sans parler Jacob faire la sieste avec Argos. Ses épaules osseuses qui se soulèvent et retombent nous hypnotisent. Harry annonce que le plan, c'est de revenir sur nos pas pendant qu'il y a encore un peu de lumière et de camper au dernier embranchement, là où le chemin est plus large.
Je les laisse partir sans moi et je retourne dans l'impasse, où je trouve Jed à côté d'un monticule de terre. Je vois le poids de sa douleur dans ses épaules qui s'affaissent, dans ses mains qui pendent mollement sur ses flancs, sans vie.
- C'est celle qui est en rouge qui l'a attrapée, dit Jed, les yeux fixés sur la terre qui recouvre le corps de sa femme. Elle était trop rapide. Trop tout. Beth était...
Il déglutit. Se tait.
- Beth était de nouveau enceinte, dit-il enfin.
Sa voix se brise et j'hésite un instant avant d'aller jusqu'à lui et d'attirer son bras sur mon épaule pour pouvoir porter une partie de son chagrin.
Au début, j'ai peur qu'il me repousse, mais il finit par s'affaisser sur moi. Sans moi, il ne tiendrait pas debout; je retrouve enfin le sentiment qu'on est frère et sœur. Les liens tissés dans notre enfance sont trop forts pour se briser.
-Jed...
Je m'interromps et j'inspire profondément. J'ai peur de gâcher ce moment.
- Qu'est-ce qui est arrivé à Beth ? Comment a-t-elle été infectée ?
Un gravillon roule sur le monticule de terre et tombe aux pieds de mon frère. Il me lâche, se baisse pour le ramasser et le frotte entre son pouce et son index.
- On allait vers la Cathédrale, dit-il. On voulait dire à Sœur Tabitha que Beth était enceinte pour qu'elle soit bénie avec les autres mères pendant la cérémonie des Vœux, à la fin.
Je me rappelle ce qui devait se passer ce jour-là, et mes joues prennent feu.
Il se tourne vers la Forêt, les yeux plissés.
- Quand on a entendu la sirène, on s'est mis à l'abri dans une maison. J'essayais de la barricader quand tu es passée devant nous avec Harry. Je t'ai vue courir jusqu'au chemin et j'ai pensé que tu avais trouvé la meilleure solution. Que le chemin était le seul moyen de survivre. Et puis j'étais tellement inquiet pour toi, Mary. Mais Beth...
Ce souvenir lui fait secouer la tête.
- ... Beth ne voulait pas partir sur le chemin. Elle avait trop peur. Elle voulait rejoindre les plateformes. Là-bas, elle était persuadée qu'il n'y aurait pas de danger, puisque c'est ce qu'on nous a toujours dit. Elle ne me comprenait pas quand j'ai essayé de lui expliquer que le chemin était un lieu sûr. Que j'y étais déjà allé avec les Gardiens pour le sécuriser.
II lève la main, prêt à lancer le gravillon dans la Forêt, mais s'arrête au dernier moment.
- C'est moi qui l'ai forcée à venir. C'est moi qui l'ai traînée jusqu'au chemin quand il s'est mis à pleuvoir. Je me suis dit que si on attendait la nuit... on pourrait peut-être passer devant eux sans qu'ils nous détectent. On venait de sortir de la maison, on n'était qu'à quelques mètres quand la Rapide l'a attrapée. Je pensais que la pluie nous aiderait à les semer. Nous donnerait le temps dont on avait besoin pour s'échapper.
Mais avec la Rapide, ce n'était pas pareil. Dans la confusion, avec tout le monde qui criait et se battait... je ne l'ai pas entendue arriver. Je l'ai écartée de Beth. Et, que Dieu me pardonne, je l'ai jetée sur une autre personne vivante dans l'espoir de protéger ma femme.
Je serre mes bras autour de moi en m'imaginant ce que ça a dû être pour Jed. En m'imaginant être responsable de l'infection de la personne que j'aime le plus au monde.
- Mais après ça, on n'a rien pu faire. Il a une voix calme. Abattue.
- Les gens des plateformes qui étaient près de la maison, des gens qu'on connaît depuis toujours, ont vu Beth se faire attaquer. Et ils se sont mis à tirer des flèches sur elle. Ils ont essayé de la tuer. Alors on n'a pas pu revenir sur nos pas. Et le sang qui coulait de sa morsure attirait les Damnés lents. On est arrivés au portail de justesse.
Il s'efforce de contrôler sa respiration, de contenir ses sanglots, et je n'ai qu'une envie
: le serrer contre moi. Effacer sa douleur et son désespoir, comme une mère avec son fils.
Mais je ne le fais pas. Je reste immobile devant la tombe de Beth et je laisse mon regard se perdre dans la Forêt, en me demandant pourquoi on n'est jamais vraiment préparé pour la mort. On vit perpétuellement cerné par elle, tout nous rappelle son existence, on sait que la moindre erreur peut entraîner une infection, et pourtant on n'est pas prêts quand elle arrive. On a encore trop de regrets.
- Je n'avais pas le choix, reprend soudain Jed comme s'il me demandait l'absolution.
Je ne pouvais pas la laisser devenir comme eux. Je ne pouvais pas supporter l'idée qu'elle soit dans la Forêt.
- Je sais bien, lui dis-je en pensant à notre mère et au choix qu'elle a fait, au choix que je l'ai laissée faire.
- C'est la chose la plus dure que j'ai jamais faite.
- Je sais bien.
Je me répète, mais je ne vois pas quoi lui dire d'autre.
Jed hoche la tête, me presse l'épaule et part sur le chemin pour rejoindre les autres, qui installent le camp. Je reste en arrière et je pense au mensonge que je viens de lui faire.
Parce que je n'accepte pas la main de Dieu; je ne crois pas à l'intervention divine ni à la prédestination. Je ne peux pas concevoir que notre voie soit tracée à l'avance et qu'il n'y ait pas de libre arbitre dans la vie. Qu'on n'ait pas le choix.
Le lendemain matin, le soleil suinte autour de nous plus qu'il ne se lève, et notre peau se couvre de sueur dans l'air épais, chargé d'humidité. Même s'il faut qu'on reprenne la route, ce matin, personne n'a esquissé le moindre mouvement pour quitter le dégagement où on a passé la nuit. Cass boit une petite gorgée d'eau à l'une des gourdes et la fait passer. Quand la gourde arrive à mes mains, elle me paraît vide.
Trois jours sont passés depuis l'invasion. On est en colère, terrorisés, désespérés.
–
On devrait rentrer, dit Cass.
À côté de moi, Harry expire comme s'il avait retenu son souffle. Argos est allongé près de moi, la tête sur mon genou, et je sens ses côtes saillantes quand je passe la main sur son flanc. Sa queue bat le sol sans énergie.
- On n'a pas assez d'eau pour continuer à errer comme ça sans but, ajoute Cass. On ne peut pas vivre sans eau et on ne peut pas espérer tenir le coup en se contentant de prier pour qu'il pleuve.
La journée vient à peine de commencer et, déjà, j'ai l'impression que je pourrais tirer de quoi remplir une des gourdes en essorant ma chemise trempée de sueur.
- On pourrait peut-être chercher de l'eau, suggère Travis.
- Ce qu'il faut qu'on fasse, c'est revenir en arrière, réplique Cass.
Elle a débité ces mots à toute vitesse, comme si elle avait déjà répété cette conversation plusieurs fois dans sa tête.
- Cass, chérie, je ne pense pas...
Mon ventre se noue quand j'entends le mot «chérie» dans la bouche de Travis. Je me détourne du groupe et je regarde dans la direction des Damnés rassemblés devant la clôture, en essayant de voir derrière eux dans la Forêt.
Cass lui coupe la parole.
- Je me fiche de ce que tu penses.
Je dois me mordre la lèvre pour me retenir de rire. Je n'ai pas l'habitude de la voir si sévère. Ça me paraît artificiel, bizarre et, tout d'un coup, pour une raison qui m'échappe, extrêmement comique.
- Ce qui m'intéresse, c'est qu'on n'a presque plus d'eau, continue-t-elle.
Elle se lève et lui fourre la gourde vide sous le nez, le forçant à reculer sur ses coudes.
- On va manquer de nourriture d'ici quelques jours. Ce qui m'intéresse, c'est d'éviter de dépérir ici, dans la Forêt, sous prétexte qu'on a trop peur de retourner dans notre village.
Elle tape du pied nerveusement, comme si elle ne pouvait pas contrôler son corps.
- Il n'y a plus rien, dans notre village, intervient Jed d'un ton sans réplique.
- Tu n'en sais rien, proteste Cass.
Sa voix monte dans les aigus, prenant des accents de plus en plus désespérés.
- ... Tu ne peux pas le savoir. Tu sais seulement que les choses allaient mal quand tu es parti. Tu ne peux pas affirmer qu'elles ne se sont pas arrangées. Qu'ils n'ont pas réussi à repousser l'invasion.
Jed ne répond pas. On voit à son expression qu'il s'est replié sur ses pensées, sur ses souvenirs de Beth.
Cass se met à faire les cent pas près de nous.
- Vous ne voyez pas ce qui va se passer, ici ? Comment ça va finir ? On va suivre ces chemins jusqu'à ce qu'on soit trop faibles pour bouger, et puis on va mourir ici.
Elle agite les mains en parlant, et elle est tellement absorbée par sa tirade qu'elle ne voit pas que Jacob a les larmes aux yeux, qu'elle le terrorise.
- À quoi ça sert d'errer à l'aventure comme ça ? hurle-t-elle.
- Il y a quelque chose ici, dis-je enfin.
Elle éclate de rire et me regarde d'un air mauvais.
- Qu'est-ce qu'il y a ici, Mary ? Tu parles de ton océan ? Elle pose les mains sur ses genoux et se plie en deux pour amener son visage à la hauteur du mien.
- On peut le boire, l'océan, Mary ? Est-ce qu'il va nous sauver quand on sera en train de crever sur ce chemin, ton précieux océan ?
En se redressant, elle annonce :
- Moi, j'y retourne.
Elle nous lance un coup d'œil à la ronde avant d'ajouter :
- Et j'emmène Jacob avec moi.
Elle lui tend la main, mais il gémit et se recroqueville - il a peur de la folie qu'il voit briller dans ses yeux, peur du carnage auquel il a assisté au village.
Cass marche jusqu'à l'endroit où Jacob est assis, lui attrape la main et s'échine à le tirer sur ses pieds, mais il refuse de se lever. Ses gémissements se muent en véritables sanglots qui font tressauter son corps d'enfant, mais Cass ne veut pas le lâcher.
Finalement, il se met à crier.
- Aïe, tu me fais mal !
À ce moment-là, Harry s'approche de Cass et l'entraîne à l'écart.
Elle se tourne vers lui d'un bond et l'empoigne par les avant-bras. Je vois que ses doigts s'enfoncent dans la peau de Harry.
- Viens avec moi, lui dit-elle d'un ton presque suppliant. Elle est haletante, maintenant, tendue et tremblante comme s'il suffisait de lui souffler dessus pour qu'elle s'embrase.
- Jacob serait notre enfant. À toi et moi. On peut tout changer. On peut arranger les choses, on peut les rétablir comme elles auraient dû être.
Elle parle vite, les mots tombent à la suite les uns des autres comme si elle avait peur de les oublier ou de perdre le courage de les dire.
Parmi nous, personne ne bouge, personne ne respire pendant qu'on regarde Cass perdre les pédales.
- Imagine, Harry, dit-elle. Sa voix s'est radoucie.
- Ce serait comme avant. Quand Travis était malade et qu'il n'y avait que toi et moi.
Je repense à Cass petite fille. À ses cheveux blond-blanc et à ses yeux innocents. Elle m'écoutait raconter les histoires de ma mère, même si ça ne l'a jamais intéressée. Elle n'a jamais compris la notion de monde d'avant le Retour. Elle vivait toujours dans l'ici et maintenant. Dans le bonheur d'un village constamment protégé contre les Damnés et contre tout ce qui pouvait exister de l'autre côté de la clôture.
Elle se tourne vers nous autres et nous désigne d'un geste vague en disant :
- Et si on était les seuls survivants ? Et si on était tout ce qui reste du monde ? On ne peut pas se permettre de mourir. On ne peut pas être la fin de tout.
Harry nous dévisage l'un après l'autre, les yeux écarquillés, les joues rouges. Son regard s'attarde sur moi en dernier, comme s'il m'adressait un appel à l'aide silencieux. Comme si je savais quoi faire.
- Les chemins sont balisés, dis-je enfin, en regardant mes mains. Au fond, là-bas, là où ils se divisent. Il y a une plaque en métal avec des lettres inscrites dessus. Il y avait des lettres du même genre sur le portail par lequel on est sortis de notre village. Et sur le coffre qu'on a trouvé.
Les yeux de Harry s'agrandissent, puis il se dégage brutalement de l'emprise de Cass, s'agenouille à l'endroit où les chemins se séparent et fouille dans l'herbe haute jusqu'à ce qu'il trouve la petite languette métallique. Il lit les lettres à haute voix :
-I-Vet V-I-I.
Je tripote la corde de Lien défraîchie que j'ai toujours autour du poignet. Je ne veux pas leur parler des lettres que Gabrielle a tracées à mon intention sur la fenêtre. C'est la dernière chose qui nous rattache, elle et moi. Le dernier secret qu'on partage.
- Ces lettres ont forcément un sens, dis-je simplement. Je pense que si on les suit, on arrivera peut-être à y voir un ordre. À comprendre comment elles sont organisées et où elles mènent.
Cass lâche un grondement sourd venu du fond de la gorge.
- Et alors ? On a suivi un de ces chemins et on s'est retrouvés dans une impasse ; il ne menait nulle part. C'est vrai, ce qu'on nous disait quand on était petits : la Forêt de Mains et de Dents n'a pas de fin !
- Et si on nous avait menti? lance Travis d'une voix calme et mesurée.
Il nous regarde chacun tour à tour.
- De toute évidence, on nous a menti au sujet du chemin.
Les Gardiens ont entreposé des vivres ici alors qu'on nous disait que le chemin était interdit d'accès. Condamné pour toujours. Et si la Forêt se terminait quelque part ?
- Il faut qu'on rentre, répète Cass. Mais cette fois, elle a les épaules tombantes, les traits fatigués et une voix désincarnée.
- S'il vous plaît, ajoute-t-elle.
Elle répète en se tournant vers Harry :
- S'il vous plaît.
Mais personne n'esquisse le moindre mouvement pour la rejoindre. Finalement, elle tourne les talons et part d'un pas bancal sur le chemin.
Elle ne va pas très loin avant de tomber à genoux et de se mettre à sangloter, lâchant de grandes plaintes qui la secouent tout entière et dont les Damnés qui poussent sur les clôtures autour de nous semblent faire l'écho. Jed finit par se lever et aller la voir.
Au début, elle tend une main pour le repousser, mais il ne se laisse pas faire.
Il s'assied à côté d'elle, l'attire sur ses genoux et passe les bras autour de ses épaules.
Je me souviens qu'il me tenait comme ça quand on était petits et que je me réveillais d'un cauchemar en gémissant. Je suis obligée de détourner les yeux en voyant la façon dont il berce Cass, car mes yeux me brûlent; je voudrais tellement retrouver cette époque. Mon seul souci d'alors, c'étaient les monstres de mes cauchemars. Et mon frère était toujours là pour me consoler.
On reste assis, chacun dans son monde.
–
Et si elle avait raison ? demande finalement Travis. Et si on était les derniers hommes ? Les seuls survivants ? Personne ne lui répond.
–
21
Revenir sur nos pas nous prend presque toute la journée, et on ne progresse guère sur le nouveau chemin qu'on a choisi. On décide de s'arrêter tôt pour dresser le camp -
tout le monde est épuisé. Le soir, je m'éclipse et je reprends le chemin dans l'autre sens, en direction de notre village, pour retourner là où on a quitté Gabrielle. Une journée seulement s'est écoulée depuis la dernière fois que je l'ai vue, depuis que j'ai trouvé les petites plaques qui balisent les chemins, mais quand je m'approche de la clôture pour scruter la Forêt, je ne la vois pas. Aucune trace de cette étrange tache rouge.
Je m'assieds avec les genoux repliés contre la poitrine et je profite de la solitude. De ce moment de calme trop bref avant que les Damnés sentent mon odeur et viennent marteler les clôtures. C'est rare d'être assis près du grillage sans les Damnés, d'avoir un léger aperçu de ce que la vie a dû être avant le Retour, avant les gémissements perpétuels.
Je sens des picotements, puis j'entends des pas traînants derrière moi. Je me retourne, prête à bondir, mais c'est juste Travis qui arrive en boitant sur le chemin. Il s'assied à côté de moi sans rien dire, la jambe raide, et masse la zone où l'os dépassait.
Je pose la tête sur son épaule et il se tourne pour m'embrasser sur le front. Je suis sûre qu'il voit ça comme un simple geste de tendresse. Pour me faire savoir qu'il est toujours là pour moi. Mais le contact de ses lèvres se répercute dans mon corps et le fait vibrer de partout. Ajoutée au silence, cette sensation efface tout : il n'y a plus que nous ; la mort et la culpabilité n'existent plus.
Je suis au-delà du désir. J'ai besoin de Travis avec une ardeur féroce que je n'ai jamais connue. Sauf avec lui.
Ma jupe bruisse quand je me redresse et pivote sur un genou pour me mettre face à lui. Les yeux écarquillés, il jette un coup d'œil vers le bout du chemin. Je prends son menton entre mes doigts pour ramener de force son regard sur moi.
L'air que j'inspire sent le moisi. J'empoigne Travis par les épaules, je me plaque tout contre lui et j'appuie de plus en plus. Il y a trop de couches de vêtements entre nous.
Ça m'énerve, tout ce qui nous sépare, et le fait de ne pas pouvoir le dévorer entièrement, absorber tout son être en une seule fois. Pendant un instant, je comprends l'avidité des Damnés, leur faim de chair d'un être vivant.
Sa main me caresse les cheveux et ses lèvres sont proches, oh ! si proches des miennes. Une foule de souvenirs, de doutes et de peurs m'assaille, mais je les repousse pour être dans l'ici et maintenant.
On se renifle, on suffoque, en manque d'air, en manque l'un de l'autre. Puis sa bouche frôle la mienne. Douce, délicate, comme une feuille qui tombe sur l'eau.
II me prend les mains, puis je sens une hésitation. Ses doigts passent sur la corde de Lien qui pend toujours de mon poignet.
Il me lâche, ses lèvres se détachent des miennes et des larmes brûlantes coulent sur mes joues. Je ne supporte pas de croiser son regard. De savoir qu'il se pose des questions.
Il s'écarte de moi - et c'est comme s'il arrachait la chair de mes os -, puis se lève. Les yeux brillants, il se détourne et repart de son pas inégal sur le chemin. Je voudrais lui courir après, le plaquer contre le grillage et exiger qu'il me dise pourquoi il n'est pas venu me chercher avant le Lien. Je voudrais lui dire que c'est sa faute, cette corde que j'ai autour du poignet.
Je voudrais lui expliquer que je n'aurais jamais fait ça si j'avais su qu'il viendrait. Je voudrais le supplier de me pardonner d'avoir douté de lui, d'avoir douté du fait qu'il viendrait me demander ma main avant qu'on ait prononcé les Vœux de Constance Éternelle. Je voudrais croire qu'il ne m'aurait jamais laissé épouser son frère, mais que l'invasion a déjoué ses projets.
Mais un mouvement dans la Forêt détourne mon attention - j'aperçois une tache rouge à la périphérie de mon champ de vision. Elle ne court plus, ne marche plus; elle n'est même plus debout : elle rampe, maintenant. Elle traîne son corps brisé vers moi, en raclant la terre avec ses doigts. La progression de Gabrielle est lente, insupportablement lente. Au point que c'est presque triste de la voir aussi diminuée.
Son corps a épuisé ses réserves d'énergie et commence à se délabrer.
Pour autant qu'on sache, les Damnés ne meurent pas, ne périssent pas, à moins d'être décapités ou réduits en cendres. Ils ne pourrissent pas, ne se décomposent pas, ils ne font que s'autodétruire, sauf quand ils se mettent en sommeil comme des animaux qui hibernent. Alors c'est bizarre de voir Gabrielle dans cet état. Ses bras se tendent vers moi, presque suppliants. Ses gémissements sont de petits sons aigus comme les vagissements étouffés d'un bébé qui cherche du réconfort.
Mais ses yeux n'ont pas changé. Sa faim n'a pas changé.
J'ai quand même mal pour elle. Ça me fait de la peine de voir ce que ses rêves sont devenus. J'essaie de la visualiser à la fenêtre de la Cathédrale et je me demande si elle a jamais connu des complications comme les miennes dans sa vie. S'est-elle jamais sentie déchirée entre le devoir et l'amour? Est-ce que son existence est plus simple, maintenant qu'elle est tout entière tournée vers un seul besoin, un seul désir ?
Je pense à Travis, à Harry et à ce chemin qui n'en finit pas, et je me rends compte que la mort arrive parfois plus tôt que prévu. Que si on est rarement préparé pour la mort de nos amis, de notre famille et de tous ceux qu'on aime, on n'est jamais préparé pour la sienne. Jamais préparé à faire la paix avec ses regrets.
Je fonce sur le chemin, aveuglée par mes larmes. Quand je retrouve les autres, je marche droit vers Harry et je lui tends mon bras avec la corde usée qui pendouille.
- Coupe-la, lui dis-je. Avec la hache.
Il prend ma main dans la sienne, écarte la tresse de la peau délicate de l'intérieur de mon poignet. La lame de la hache est froide et tranchante, et coupe facilement cette fine cordelette.
II me tient toujours quand les fragiles lambeaux du Lien tombent mollement par terre.
Je le sens tirer légèrement sur mon avant-bras, mais je résiste. Ensuite, il porte mon poignet à sa bouche et embrasse la peau rougie, irritée par la corde. Ce n'est pas sur moi, mais sur son frère qu'il a les yeux fixés quand il me relâche, avec un petit sourire possessif.
On a l'impression qu'on n'arrivera jamais au bout. Le matin, on lèche la rosée sur les feuilles. Aux heures les plus chaudes de la journée, on essaie de trouver de l'ombre et on dort pour conserver de l'énergie. Malgré tout, on dépérit lentement. Nos pas sont devenus légers, léthargiques. Le boitement de Travis est plus prononcé, comme s'il ne lui restait assez d'énergie que pour traîner sa jambe derrière lui. Argos trottine dans notre dos, il ne bondit plus devant nous pour explorer, le simple effort d'être en vie le laisse pantelant.
Un après-midi, deux jours après l'enterrement de Beth et cinq jours après l'invasion, un orage s'annonce et l'excitation nous donne presque le tournis. Mais c'est juste de la bruine. Il en tombe assez pour rendre nos vêtements et notre langue humides, mais c'est loin d'être suffisant pour remplir nos gourdes.
On est à peine vivants. Chaque pas semble nous rapprocher des Damnés qui avancent à côté de nous, de l'autre côté du grillage ; on est comme leur reflet. Il y a des jours où je me demande ce qui nous différencie, à vrai dire.
Pendant que le temps passe, je sens le poids de la responsabilité sur mes épaules. La question de Travis résonne dans ma tête : Sommes-nous les seuls survivants ? Et dans ce cas, est-ce que je nous ai tués en insistant pour qu'on continue à s'enfoncer dans la Forêt? Si on était retournés au village, est-ce que ça aurait changé la donne dans la bataille contre les Damnés ? Est-ce qu'on aurait dû faire demi-tour ? Prendre une autre branche du chemin ? Est-ce que j'aurais causé la chute de l'humanité ?
Dix jours après l'invasion, alors que le soleil du matin dissipe le brouillard, on arrive à un nouvel embranchement. Cette fois-ci, au lieu de tomber sur deux chemins divergents, on débouche sur une clairière carrée avec un portail sur chaque côté. Cass s'écroule, tire Jacob à elle et lui offre ses dernières rations - la nourriture qu'elle n'a pas mangée, mais gardée pour lui.
Elle ferme les yeux et pose sa joue anguleuse sur la tête de Jacob pendant qu'il glisse un petit morceau de viande séchée dans sa bouche.
J'ai perdu le compte du nombre de carrefours qu'on a passés sur le chemin. Au début, j'essayais de tout garder en mémoire, comme une carte. De me rappeler quels chemins étaient balisés par quelles lettres. Pendant qu'on marchait, je passais mes journées à essayer de reconstituer le puzzle, de trouver la logique.
Plus tard, j'ai commencé à oublier, les images de chaque chemin et de chaque plaque de métal que j'avais préservées dans ma tête se sont brouillées puis estompées, si bien que parfois, j'étais persuadée que les lettres se répétaient. Qu'on finirait par tomber sur des chemins qu'on avait déjà empruntés, comme dans un vrai labyrinthe.
Je suis prête à abandonner. À admettre la défaite. À leur parler des lettres de Gabrielle et à les supplier de me pardonner de nous avoir amenés ici, quand Harry lit les lettres des plaques accrochées aux portails comme il l'a fait à chaque carrefour qu'on a trouvé.
- X-X-X-I, dit-il avant de se traîner jusqu'à la suivante. X-I-X. Et la dernière, c'est : X-I-V.
Je redresse vivement la tête. Dans ma poitrine, mon cœur s'emballe comme si je venais de remonter à la surface pour respirer après être restée trop longtemps sous l'eau. Je me précipite vers le dernier portail, contre lequel Harry est appuyé, et je regarde le chemin, en collant le nez contre le grillage rouillé.
Je passe la main sur la plaque de métal, puis je laisse courir mes doigts sur les lettres : XIV. Dans ma tête, je laisse courir mes doigts sur une vitre de la Cathédrale, suivant la voie que Gabrielle a tracée pour moi : XIV.
Ce sont ses lettres. Voilà son chemin.
- On devrait se reposer avant d'aller plus loin, dit Harry - mais déjà, je soulève la barre et je pousse le portail.
J'entends les autres protester, derrière moi, mais mon sang rugit à mes oreilles. Je ne peux pas les attendre. Je ne peux pas me reposer.
Je m'engage sur le chemin en trébuchant; mes jambes sont encore faibles, mais ma tête les fait avancer. J'entends les autres derrière moi, j'entends Cass hurler qu'elle ne veut pas continuer. Qu'elle veut qu'on la laisse tranquille.
Mais je n'attends pas.
Le soleil de l'après-midi est en train de descendre dans le ciel quand je tombe à genoux malgré moi, haletante - mon corps proteste, endolori, à bout de forces. Les autres me rattrapent enfin. Ils sont essoufflés.
- C'est forcément ici, leur dis-je.
Et c'est là que je vois le village entre les arbres. -,; 22
I1 n'y a pas d'habitants. Pas de fumée qui s'élève des maisons. Les plateformes élaborées, dans les arbres, sont vides ; les échelles traînent par terre, leurs barreaux enfouis dans les mauvaises herbes. Ici, le monde est silencieux. Immobile. Stérile.
Pendant tout le temps qu'on a passé à marcher sur le chemin, les gémissements des Damnés étaient constants. Quand un son est aussi permanent, l'esprit est obligé de remiser à l'arrière-plan ce rappel incessant de la mort. Alors les gémissements finissent par ne plus être qu'un bourdonnement, un fond sonore qui rythme la vie.
C'est peut-être pour ça qu'aucun d'entre nous ne remarque le moment où ce bourdonnement change de teneur, s'intensifie, s'entoure d'harmonies. Où le son se met à résonner autour de nous et à se rapprocher jusqu'à nous assaillir de toutes parts.
Ignorant tout ça, on part chacun de son côté, fascinés par ce lieu nouveau, quoique désert.
- De la nourriture ! s'écrie Jacob d'un ton teinté d'extase.
Il se détache des mains amaigries de Cass et court vers la maison la plus proche. Cass l'appelle faiblement, d'une voix que la déshydratation a rendue rocailleuse, et s'élance à sa suite en chancelant.
Personne ne l'arrête; le reste d'entre nous continue à s'aventurer plus loin dans le village. Bien que désert, il paraît mieux établi que le nôtre. Ici, les rues sont larges et disposées en quadrillage. Les bâtiments sont plus grands, plus robustes. Il y a une rue consacrée au commerce : des panneaux indiquant les marchandises qu'on trouve à l'intérieur sont suspendus au-dessus de chaque porte, secoués par le vent.
On emprunte ce qui semble être la rue principale. Harry et Jed obliquent vers un bâtiment entouré d'armes, nous laissant seuls, Travis et moi, pour contempler les alentours avec ébahissement.
En levant les yeux, j'étudie les plateformes surélevées qui peuvent servir de refuge en cas de brèche dans la clôture, comme dans notre village. Contrairement à celles de chez nous, ces plateformes sont équipées de constructions : maisons, ponts pour passer de l'une à l'autre, systèmes de cordes et de poulies. On a l'impression que le village du sol a son double dans les arbres. C'est comme un reflet dans un seau d'eau.
Je reste là, la tête penchée en arrière, émerveillée. La lumière du soleil qui passe à travers le feuillage encore vert me mouchette le visage, et le calme m'envahit. Je ferme les yeux et j'écoute les bruissements de l'air dans les branches, les cordes à nœuds qui se cognent contre les troncs et la porte d'une maison voisine qui vient battre doucement contre un mur, ballottée par la brise.
J'ai beau concentrer tous mes sens sur le monde qui m'entoure, je ne remarque pas que les gémissements vont crescendo.
Jusqu'au moment où j'entends quelqu'un hurler. Et mon frère vociférer :
-Sauvez-vous!
Jusqu'au moment où je sens la main de Travis m'attraper par le bras, tandis qu'un bruit de verre qui se brise retentit près de ma tête.
Ils sortent par les portes et débarquent au soleil en titubant. Les Damnés qui sont restés si longtemps en hibernation dans ce village, en attendant qu'une fournée de chair fraîche arrive. Ils écartent les clôtures croulantes, cassent les vitres poussiéreuses et passent par les fenêtres. Tout pour parvenir jusqu'à nous.
Je m'élance vers la platef orme la plus proche, mais Travis me retient.
- L'échelle, dit-il en m'enfonçant ses doigts dans le bras. Ma jambe. Je ne peux pas.
Au début, je ne comprends pas. Travis me tire vers le portail et le chemin. Vers le monde connu, le monde sans danger, sans Damnés. Vers l'endroit d'où on vient.
Je dégage mon bras. Pour moi, c'est impensable de retourner sur ce chemin. De renoncer à ce village, d'arrêter de chercher la fin de la Forêt, l'océan. Je sais qu'une fois sur le chemin, on sera piégés ; les Damnés bloqueront le portail pendant des jours, des semaines. On ne pourra plus jamais revenir.
- On n'arrivera pas jusque-là, dis-je à Travis.
Et j'ai raison. On s'est déjà trop avancés dans le village, et les Damnés qui se trouvent entre nous et la clôture sont trop nombreux pour qu'on puisse leur échapper.
- Allez, Argos !
Le chien est recroquevillé à mes pieds, les oreilles couchées en arrière, et un petit grondement vrombit contre mes jambes. Il me regarde une seconde, et son hésitation est palpable. Puis je le pousse avec le genou, et son dressage reprend le dessus : il court de bâtiment en bâtiment. Et bat en retraite en grondant quand il flaire l'odeur de mort des Damnés.
Cette fois, c'est moi qui entraîne Travis à ma suite. Sa démarche est heurtée à cause de sa jambe raide. Il me ralentit, mais il n'est pas question de l'abandonner.
J'entends Jed et Harry pousser des cris paniques, mais je ne prends pas le temps de les localiser. Je suppose qu'ils cherchent un refuge, eux aussi - pourvu que ce soit dans le monde inhabité qui est perché dans les arbres !
Devant chaque porte, Argos aboie et fait demi-tour. Les Damnés surgissent en masse de chaque maison, de chaque recoin caché du village, et je commence à avoir peur qu'on ne trouve jamais d'abri sûr. Que ce village ne soit rien d'autre qu'un essaim de Damnés en hibernation.
On s'éloigne des magasins du centre-ville pour se rapprocher des maisons d'habitation. Des Damnés surgissent des prés environnants, attirés par notre odeur, et nous suivent à la trace.
Travis trébuche et sa main s'échappe de la mienne. Je me retourne : un petit garçon vient vers nous. Ses vêtements sont en lambeaux et ses bras pendent mollement sur ses flancs. Je suis fascinée par ses yeux insondables, d'un bleu laiteux qui se détache contre sa peau pâle et sa tignasse rousse. Des taches de rousseur mouchettent son nez, ses joues et le bout de ses oreilles.
On croirait presque qu'il est vivant, qu'il vient de se réveiller d'une sieste et découvre que son univers a été déserté, transformé. Sans m'en rendre compte, je lui tends la main comme pour le faire venir à moi. Pour lui dire que tout va bien, que c'était juste un cauchemar et que ça va passer, qu'il va faire des rêves plus agréables.
Il est presque dans mes bras, la tête tournée vers ma main, sa bouche ouverte exposant ses dents, quand un pied botté passe devant mes yeux, percute la tête de l'enfant et l'envoie valser en arrière.
C'est Travis, et il se tient la jambe du côté blessé. Il m'empoigne et m'éloigne du petit garçon, attendant qu'on soit en sécurité pour laisser éclater son indignation.
Je ne peux pas résister à la tentation de jeter un coup d'œil par-dessus mon épaule pour voir le garçon. Il a du mal à tenir debout. Des taches de sang se mêlent aux taches de rousseur, sur son visage, et son nez est désormais concave, enfoncé dans son crâne par le coup de pied.
Mais il continue à venir vers moi, imperturbablement. Les yeux rivés sur moi.
Argos me mordille les talons et les mollets avec insistance. Il se sert de son corps pour me pousser, pour nous guider, Travis et moi, vers une grande maison de deux étages qui domine le bout de la rue.
À présent, les Damnés sont assez près pour nous toucher. Quand on arrive devant la porte de la maison, on doit écarter la foule qui tend les mains vers nous, la bouche béante. Ils se penchent vers nous et je sens leur odeur de mort. Enfin, on est à l'intérieur, Travis pousse la porte et on entend un clic.
Le calme de la maison m'aiguillonne et je passe à l'action. Je cours vers les fenêtres, je ferme les volets à toute vitesse et je prends les épaisses barres de bois posées contre le mur pour les renforcer. Dès qu'on a sécurisé le rez-de-chaussée, je fonce à l'étage et je me retrouve devant un long couloir bordé de portes fermées, de part et d'autre.
Quand Argos file flairer l'interstice sous chaque porte, ses griffes cliquettent sur le plancher. Ici, on manque d'air et ça sent le moisi. Devant la dernière porte, Argos se met à trembler et un long grondement bas le secoue tout entier.
Je pose une main sur le battant et je colle l'oreille contre le bois. J'entends un petit battement répété. Comme le bruit que ferait un chat enfermé dans une armoire; il bat au même rythme que mon cœur. Je sais bien que je devrais attendre Travis, mais je ravale ma peur au fond de ma gorge et j'entrouvre la porte, prête à la refermer immédiatement pour refouler des mains de Damnés.
Mais il n'y a rien, à part le battement qui continue, plus fort maintenant qu'il n'y a plus de barrière entre nous.
Je laisse la porte finir de s'ouvrir et la luminosité de la pièce me surprend. Une grande fenêtre laisse entrer des rais de lumière qui hachurent une moquette délavée. Un petit lit avec un édredon en patchwork composé de bleus et de jaunes est poussé contre un mur. Au-dessus est accroché un tableau représentant un arbre aux feuilles vert vif.
Je me retourne pour regarder derrière la porte, puis je vois d'où vient le battement. Un berceau blanc garni de dentelle blanche est blotti dans un coin. Je n'ai pas envie d'en savoir plus, mais quelque chose me force à m'approcher, à regarder dedans.
À l'intérieur, il y a un enfant - un bébé qui a rejeté ses couvertures depuis longtemps.
Il a la peau grisâtre et sa bouche est ouverte dans un cri perpétuel, quoique muet. Il n'est pas assez grand pour pouvoir se retourner, s'asseoir, escalader les montants.
Alors il reste allongé là, à taper contre le bout du berceau avec ses jambes grassouillettes, appelant éternellement sa mère. Pour qu'elle lui donne à manger.
Pour qu'elle lui donne de la chair fraîche.
Il a les yeux fermés, mais je sais que c'est un Damné. Je le vois au fait qu'il n'y a pas de sang qui circule dans son corps, que la zone molle sur le haut de son crâne ne palpite plus. Je le vois à sa peau flasque. À son odeur.
Et parce qu'un enfant vivant n'aurait pas survécu aussi longtemps dans ce village. Il tend un pied nu en l'air et je vois les marques de la morsure, le bracelet que dessine autour de sa cheville la blessure qui a fait de lui ce qu'il est.
Je me redresse et je le regarde avec des yeux ronds. Je n'avais jamais vu de bébé damné. Je devrais éprouver de la pitié. Quelque chose en moi - une sorte d'instinct maternel à l'état latent - devrait m'attirer vers cet enfant sans défense. Je devrais vouloir changer ses vêtements souillés et m'occuper de lui.
Mes jambes se mettent à trembler d'épuisement et, autour de moi, tout bascule, alors je dois me cramponner aux barreaux du berceau pour rester debout. Argos va et vient sur le seuil en gémissant et en montrant les dents, le poil hérissé. L'odeur de mort qui empeste cette pièce submerge mes sens et envahit ma tête; Argos n'aime pas me voir si près du danger que représente un Damné.
Et cet enfant est toujours là, avec sa bouche ouverte dans un cri silencieux et ses coups de pied frénétiques. Son besoin évident.
J'en ai tellement marre du besoin. Le besoin de survivre, de manger, le besoin de sécurité, de réconfort. Tout ce que je veux, c'est dormir. C'est du silence. Je veux la paix.
Je repense au choix que ma mère a fait en rejoignant mon père dans la Forêt. Avant, je croyais qu'elle s'était fait infecter par erreur, dans un élan de passion en voyant mon père derrière la clôture. Mais maintenant, je n'en suis plus si sûre. Maintenant, je me demande si elle n'a pas tout simplement renoncé, si la lutte pour la survie et l'espoir n'a pas fini par lui paraître trop difficile.
Cette prise de conscience me fait l'effet d'une fournaise qui se déchaîne en moi. Je suis en feu jusqu'au bout des doigts et j'enrage. J'enrage contre ma mère, contre moi-même, contre notre existence qui a toujours été entravée à cause des Damnés.
J'inspire profondément, puis je sors une couverture du panier qui est à côté du berceau et je l'étalé par terre. Je prends délicatement le bébé dans les bras, en lui soutenant bien la tête, et pendant un bref instant, il me regarde comme s'il était en bonne santé, comme si j'étais sa mère. Je sens des larmes rouler sur mes joues.
Cet enfant pourrait être celui de mon frère. Ou de ma mère. Il pourrait être l'enfant que j'aurais eu avec Travis.
II avait un papa. Quelqu'un qui le portait dans ses bras comme je le fais maintenant.
Je m'agenouille devant la couverture et je pose le bébé au milieu. Mes larmes font des taches sombres sur la laine en tombant dessus. En fredonnant, je replie soigneusement les coins pour emmailloter le bébé et je le serre contre moi pour essayer de lui donner un peu de réconfort.
Quand on était encore dans notre village, je me plaisais à imaginer les enfants que je pourrais avoir avec Travis. Ils auraient eu mes cheveux bruns et ses yeux verts, ils auraient été costauds et en bonne santé. Ils n'auraient rien eu de commun avec cet enfant. Pourtant, ce que je sens, ce poids qui pèse lourd dans mes bras, c'est exactement comme je l'avais imaginé.
Je passe les doigts sur son front et sur l'arête de son nez. Cass m'a appris à faire ça avec sa petite sœur, ce truc pour endormir les bébés. Mais cet enfant-là ne dormira jamais, ne rêvera jamais, n'aimera jamais.
Je suis toute tremblante quand j'entends Travis arriver en boitant dans le couloir.
- Les autres ont réussi à grimper sur les plateformes, ils sont en sécurité, dit-il en entrant dans la pièce.
Il s'immobilise en me voyant, en voyant ce que j'ai dans les bras. Son visage se contracte, horrifié, quand il comprend la situation.
- Mary... dit-il en me tendant la main, en me faisant signe de sortir dans le couloir.
Il a la voix tendue, même s'il essaie de paraître doux, apaisant. Je sens son hésitation, et je pourrais presque l'entendre me crier de reprendre mes esprits.
Mais je serre l'enfant dans mes bras, je continue à le bercer en fredonnant pendant qu'il pousse ses vagissements silencieux.
- Mary, répète Travis.
Cette fois, c'est une supplication. Il vient vers moi pour me prendre le bébé des bras.
Mais je ne lui laisse pas le temps de me rejoindre. Je gagne la fenêtre en plaquant le corps souple du bébé contre moi, puis je le cale au creux de mon bras pendant que, de ma main libre, je soulève le battant de la fenêtre à guillotine. Une bouffée d'air frais me fouette le visage et lave la pièce de sa puanteur de mort. Je me penche au-dehors et je laisse le soleil me réchauffer la peau, faire évaporer mes larmes.
Puis je lâche le nouveau-né.
II tombe dans la masse de Damnés, en dessous. Je ne le vois ni ne l'entends heurter le sol. J'espère que sa tête fragile n'a pas survécu à cette chute du haut du premier étage et qu'il est enfin totalement mort. En tout cas, même si la créature a survécu, elle ne représente plus de menace pour nous.
Un grand frisson me parcourt des pieds à la tête.
Travis vient derrière moi et passe les bras autour de mes épaules. Il tremble.
Je pose une main sur sa joue. Je sens les pulsations énergiques de son cœur qui bat sous sa peau. Sa chaleur.
- On est en sécurité, maintenant, lui dis-je.
- Raconte-moi une histoire, Mary, me chuchote-t-il à l'oreille.
Son souffle est tendre, humide, vivant. Il m'attire vers le petit lit placé contre le mur opposé.
- Je ne suis pas sûre de m'en rappeler une seule.
Je pleure toujours. Il s'assied et m'attire près de lui.
- Parle-moi de l'océan, insiste-t-il.
Sa main se pose sur la mienne et il amène mes doigts vers sa bouche. Ses lèvres se ferment sur la pulpe de mon pouce. Je me souviens de la nuit où il est arrivé à la Cathédrale et où je lui ai donné de la neige, je me souviens du contact de sa bouche brûlante contre mes doigts glacés. Je me souviens de l'impression que mon corps se dégelait pour la première fois. De la sensation d'être vraiment vivante. Je me laisse aller, délivrée de la tension, de la peur et du chagrin des derniers jours, et je m'effondre contre son corps musclé.
Je m'autorise à reprendre espoir.
-J'ai peur qu'il n'existe pas.
Ma voix se brise.
Il se glisse de l'autre côté du lit et m'allonge près de lui, blottie contre lui. Je sens son souffle chaud dans ma nuque, ses lèvres frémissantes sur ma peau. Ses bras me tiennent bien serrée, les mains entremêlées aux siennes, et son pouce caresse l'intérieur de mon poignet.
Je m'autorise à oublier le monde dans lequel on vit. J'oublie notre village et ce nouveau village et la Congrégation et le chemin et la Forêt. Je ne pense pas aux Damnés ni à mon frère ni à ma meilleure amie, ni au Lien qui m'attache à Harry.
Seuls dans une maison qui existait peut-être avant le Retour et qui pourrait exister après, on vit un moment normal, un moment délivré de la mort, la lutte pour la survie et la peur.
Pendant ces quelques instants, rien que ces quelques instants, je veux penser à la vie, à nous et à rien d'autre.
23
Manifestement, les fondateurs de ce village avaient bien saisi la nature de la menace qui planait de l'autre côté des clôtures. Tandis que les plateformes de notre village étaient petites et équipées de maigres réserves, celles d'ici constituent pratiquement un village à part entière. Des maisons presque aussi grandes que celle où j'ai grandi ont été bâties au creux des plus grosses branches, et les plateformes sont reliées par des ponts en corde. Même si on ne peut pas communiquer à travers la distance qui sépare notre maison de leur plateforme, hormis par gestes, il est clair que les autres vont bien et qu'ils sont heureux dans leurs cabanes perchées.
Nous aussi, bien que notre petit refuge soit cerné par des Damnés tenaces, il semble bien qu'on soit en sécurité dans notre maison, avec ses volets robustes renforcés par des barres qui bouchent toutes les fenêtres d'en bas. Pendant que les Damnés se pressent inlassablement contre les murs et les portes, on reste blottis à l'intérieur, bien protégés, en attendant le jour où leur insistance aura raison de nos fortifications.
On a l'impression que cette maison a été conçue en vue de ce genre de siège, alors je me demande pourquoi notre village à nous était si mal préparé. Pourquoi ce village est si différent du mien. Pourquoi leurs maisons sont tellement plus spacieuses et plus élaborées.
Au rez-de-chaussée, une immense pièce unique sert de cuisine, de salle à manger et de salon. Un grand poêle à bois trône au milieu, et une cheminée pour faire la cuisine, presque assez vaste pour que j'y tienne debout, occupe pratiquement tout un mur.
Dans le coin salle à manger, il y a une longue table bordée de bancs - avec assez de places assises pour nourrir une famille nombreuse et plein de voisins. Un mur couvert d'armes longe un côté de la partie salon. Il y a des lances, des haches à long manche et d'autres armes que je n'avais encore jamais vues ; toutes ont une lame acérée. Il y a aussi des arbalètes et des coffres remplis de flèches. Et à une place d'honneur, au-dessus de la cheminée, on a accroché deux épées rutilantes avec la lame incurvée et la poignée décorée de gravures raffinées.
À l'arrière de la maison, une pièce bien ordonnée remplie de nourriture est cachée derrière l'escalier. Trois ou quatre rangées de bocaux de fruits et légumes en conserve s'alignent sur de larges étagères. Des herbes séchées et de la viande pendent du plafond, et de grands tonneaux de farine de blé et de maïs sont placés le long des murs.
Dans ce garde-manger, il semble y avoir de quoi nous maintenir en vie tous les deux pendant des années et des années. Je n'avais jamais vu autant de nourriture et je me demande si même la Cathédrale avait de telles réserves.
La petite porte du garde-manger donne sur une cour minuscule entourée de hauts murs de brique. Quelques pots sont disposés autour, attendant qu'on y plante quelque chose. Au milieu, il y a une pompe qui apporte de l'eau fraîche pour la maison et le jardin. Il reste juste assez d'espace dégagé, au sol, pour qu'Argos puisse passer ses après-midi à dormir au soleil.
On voit bien que les propriétaires d'origine de cette maison s'attendaient à ça, s'attendaient à l'inévitable invasion qui allait les couper du monde. Qui allait les enfermer sur une île au milieu d'une mer de Damnés.
À l'étage, il y a quatre pièces : trois chambres plus celle du bébé, dont on a fermé la porte le premier jour et qu'on n'a pas rouverte depuis. Comme la vieille cabane que j'habitais dans notre village, cette superbe maison est équipée d'une échelle boulonnée au mur, au bout du couloir de l'étage. J'y grimpe et je pousse la trappe. Elle donne sur un vaste grenier qui s'étend sur toute la longueur de la maison.
Ici encore, il y a de la nourriture entassée contre les murs et des armes rangées en tas bien nets. À un bout de la pièce, je vois des coffres que je ne prends pas la peine d'examiner. À l'autre bout, il y a une petite porte blanche. Je tire le verrou et je me bagarre contre la porte. Enfin, avec un frémissement qui m'envoie des vibrations dans les bras, elle s'ouvre à la volée.
Dehors, je tombe sur un petit balcon avec une épaisse balustrade sur la gauche et sur la droite, mais rien en face. En sortant au soleil, mue par l'habitude de passer la main sur l'extrait du Livre sacré qui est toujours gravé à cet endroit, je caresse le mur à droite de la porte.
Mais ici, le bois est nu et lisse. Rien n'est inscrit dedans, rien ne rappelle Dieu ou Sa parole. Je repense à toutes les autres portes que j'ai franchies ici et je me rends compte qu'elles aussi, elles étaient vierges.
Je me demande pourquoi la Congrégation de ce village n'a pas forcé les gens à graver des versets du Livre sacré, puis je me rends compte qu'il n'y a pas de prie-Dieu dans cette maison. Pas de tapisseries avec Ses prières sur les murs. Il n'y a aucun objet de Dieu. Je suis stupéfaite : comment est-il possible qu'on ait autorisé une telle hérésie dans une de ces maisons ? Une telle liberté ?
J'en conclus provisoirement que les Sœurs de ce village ne le contrôlaient peut-être pas d'une manière aussi stricte. Voire pas du tout.
Je m'accoude à la balustrade du balcon et je regarde la foule de Damnés, un étage plus bas. Je m'aperçois qu'aucun d'entre eux ne porte la tenue de la Congrégation, aucun d'entre eux ne porte une tunique. Je jette un coup d'œil aux bâtiments des alentours : il n'y en a aucun qui soit affublé des divins ornements. Pour autant que je puisse voir, il n'y a pas de Cathédrale.
J'attrape le tournis à force d'essayer de comprendre ce nouveau village. D'essayer de savoir si c'était un lieu d'où Dieu était absent, ou juste la Congrégation. Et s'il est possible de continuer à croire en Dieu sans la Congrégation.
Étourdie, je m'assieds, avec les pieds qui pendent au-dessus du rebord du balcon et qui se balancent dans les airs, ce qui me donne encore plus le vertige. Je n'ai jamais connu la vie sans les Sœurs, sans leur présence et leur surveillance constantes. Il ne m'est jamais venu à l'esprit que Dieu puisse être distinct de la Congrégation, que les deux choses n'aient pas toujours été intimement mêlées au point que l'une ne puisse pas exister sans l'autre.
Cette idée me fait un tel choc que j'en ai le souffle coupé.
Quelque chose scintille dans un coin de mon champ de vision, m'arrachant à mes révélations, et je reconnais Harry au bord de sa plateforme dans les arbres, à une petite distance. Le monde qui m'entoure redevient net et je me lève, mettant une main en visière devant mes yeux pour masquer le soleil et retrouver mes repères.
Je remarque un arbre énorme couché en travers de la route en terre, devant la maison, entre la plateforme de Harry et mon balcon. De toute évidence, c'était l'un des piliers de l'ensemble de cabanes perchées. Il y a des cordes accrochées aux planches, à mes pieds. Elles pendent du bord du balcon, à l'endroit où il n'y a pas de balustrade, et traînent par terre ; les Damnés marchent dessus.
On dirait qu'un pont en corde enjambait le fossé qui nous sépare. Cette maison, notre maison, était probablement le point d'ancrage de toute la structure. Et maintenant, que ce soit pour une raison naturelle ou non, on a été détachés, envoyés à la dérive.
Je me demande s'il y a une solution quelconque pour qu'on rejoigne les autres de l'autre côté, Travis et moi, ou pour qu'eux parviennent jusqu'ici - s'il y a un moyen de réparer le pont que l'arbre a cassé en tombant. À cette idée, mon cœur manque cesser de battre ; je ne suis pas disposée à renoncer si tôt à ma solitude avec Travis.
Harry me fait signe et je lui réponds de même. On reste plantés là à se regarder un moment. Enfin, je me rends compte que je suis en train de me frotter le poignet à l'endroit où les cordes de Lien m'irritaient, et où des croûtes parsèment encore ma peau.
Il essaie de me dire quelque chose, mais je ne comprends pas, avec la distance et les gémissements incessants des Damnés. Je hausse les épaules et je porte la main à l'oreille. Il hurle de nouveau, les doigts en cornet autour de la bouche, et de nouveau je secoue la tête. Il agite la main, signe qu'il abandonne, comme si ce qu'il avait à dire n'était pas important.
Au bout d'un moment, il regagne sa cabane perchée où Cass, Jed et Jacob l'attendent.
Je vois déjà un nuage de fumée qui s'élève de la cheminée et je me demande si eux aussi, ils se sont créé leur petite vie à eux. S'ils arrivent à être heureux dans leur nouveau chez-eux, comme Travis et moi.
Je retourne dans le grenier en faisant courir mes mains sur le mur lisse, près de la porte. Les habitudes ont la vie dure et l'absence n'empêche pas mes doigts de chercher.
À mesure que les jours passent, on se retrouve dans un autre monde, Travis et moi.
On passe la majeure partie de notre temps à l'étage, où l'on peut laisser les fenêtres ouvertes pour faire entrer l'air et la lumière. Une fois de plus, les gémissements des Damnés s'intègrent à notre quotidien et ce bruit permanent n'est plus qu'un bourdonnement relégué dans un coin de notre esprit.
Ce n'est que rarement, quand je monte regarder mon frère, mon promis et ma meilleure amie sur leur plateforme, que je me demande s'ils vivent comme moi, dans une tranquillité domestique démentant la menace qui est devant notre porte.
À un moment, je me sens prête à demander à Travis pourquoi il n'est pas venu me chercher, au village. Je suis assise en face de lui, à la table, il y a un silence dans la conversation et je brûle de connaître la réponse, de savoir quelle vie j'aurais eue sans l'invasion. Je rassemble mes pensées, la douleur de l'attente ravivée dans ma gorge.
Mais là, il me sourit et me prend la main ; ses paumes rugueuses me râpent la peau, et je me rends compte que ça n'a plus d'importance. Parce qu'on est ensemble, maintenant. Et je ne veux pas gâcher l'harmonie qu'on a trouvée.
Chacun adopte un rythme bien à lui. Argos passe ses journées à faire la sieste dans divers endroits. Travis veille à ce que notre maison reste barricadée, et moi à ce qu'on ait le ventre plein. Le monde extérieur s'arrête à notre porte et ça inclut nos engagements envers d'autres personnes. Ici, dans notre maison, il n'y a que nous et notre vie ensemble, et pendant un temps, c'est le bonheur absolu.
Jusqu'au jour où, en quittant le balcon sur le toit, je me retrouve devant les coffres entassés à l'autre bout du grenier. Pour la première fois, ils m'attirent. Je passe la main sur le bois poli, et une odeur de cèdre me monte à la tête.
Je sais bien que c'est impossible qu'il y ait quelqu'un derrière moi, puisque Travis ne peut pas monter l'échelle qui mène ici, mais je me retourne quand même pour vérifier que personne ne m'observe. Puis je soulève délicatement le fermoir de l'un des coffres posés sur le dessus de la pile.
Il est rempli de vêtements. Je souris, ravie d'avoir trouvé quelque chose pour me distraire cet après-midi. Une par une, je sors des robes sophistiquées, garnies de perles et de broderies, qui ont été pliées et rangées avec soin. Elles sont toutes de couleurs différentes - il y a des couleurs vives, d'autres plus discrètes, et même certaines teintes que je n'avais encore jamais vues. Le tissu est souple et vaporeux; une jolie résille raide est cousue sous la jupe pour lui donner plus de volume, plus de souplesse et de mouvement.
Je les tiens contre moi l'une après l'autre en me demandant quel effet ça peut faire de porter quelque chose d'aussi beau. Enfin, je ne résiste plus à la tentation de les essayer. Au début, sentir cette matière inconnue contre ma peau nue produit un effet grisant.
Mais bientôt, je commence à me demander qui a porté ces robes autrefois et pour quelle occasion. Voilà des jours et des jours que je vis dans cette maison et que je m'interdis d'imaginer ses anciens occupants. Depuis que j'ai lâché le bébé par la fenêtre, je ne me suis pas autorisée à faire des conjectures sur les enfants qui ont mangé à la table d'en bas, les hommes qui ont forgé les armes, les femmes qui ont mis tous ces fruits et légumes en conserve, se préparant méticuleusement pour un siège qu'ils n'ont pas eu à endurer, parce qu'ils n'ont pas vécu assez longtemps.
Maintenant que je porte les vêtements de cette femme, je suis assaillie par ses souvenirs. Je sais qu'elle était plus grande que moi, parce que ses robes touchent mes orteils nus et traînent sur le sol poussiéreux. Je sais qu'elle avait plus de poitrine que moi, peut-être suite à ses grossesses. Je sais que ses bras étaient plus flasques que les miens, parce que mes poignets sont noyés dans ses manches.
Mais je ne sais pas à quoi elle rêvait en tourbillonnant dans cette robe. Ni quel homme a posé sa main tiède dans le creux de ses reins, la faisant frémir et battre des cils.
Il faut que je le sache. Soudain prise de vertiges, je retourne en courant sur le balcon, sans retirer la robe, je me mets à genoux et je parcours des yeux les Damnés qui sont en dessous. J'examine les bras de chaque femme, sa taille, ses cheveux, ses poignets.
Laquelle d'entre elles a passé la tête dans cette robe ? Laquelle a lissé le tissu avec les mains ? Laquelle a eu le bébé, élevé les enfants, dormi dans le lit que j'occupe à présent ?
Les Damnés sont presque impossibles à différencier, avec leur faim éternelle, leur obstination, leur peau flasque et leurs yeux vides d'expression.
Aucune des femmes que je vois en contrebas ne semble être la bonne. Je cours à l'échelle, je redescends dans la chambre et je regarde par chaque fenêtre. Mais c'est impossible. Elles sont trop entassées; elles s'escaladent les unes les autres et soulèvent la poussière dans leur frénésie pour atteindre cette maison, pour accéder à Travis et moi.
Sans même prendre la peine de soulever le bas de ma robe trop longue, je me précipite au rez-de-chaussée et je prends une des lances, ce qui fait sursauter Travis.
Je n'entends pas ce qu'il dit quand je remonte l'escalier en trombe, avec la lance dont le long manche se cogne contre les murs du couloir. Sa pointe acérée, rouillée traîne derrière moi et racle le plancher éraflé tandis que je retourne en courant à la fenêtre.
Je me penche par-dessus le rebord, ce qui tire sur les coutures de la robe, et je tends la lance le plus loin possible. Elle est juste assez longue pour me permettre d'atteindre la foule depuis la fenêtre de l'étage ; je sépare les Damnés, essayant de mieux examiner le visage de chaque femme.
C'est comme une faim insatiable, une soif impossible à étancher : j'ai besoin de savoir qui a vécu dans cette maison, à qui j'ai pris sa vie. C'est laquelle, l'épouse et mère ? Je suis presque persuadée que je reconnaîtrai rien qu'en voyant ses yeux celle qui tape sur sa propre maison, qui cherche à retrouver son ancienne vie. La vie que je lui ai volée.
Déchaînée, je donne de petits coups de lance vers les Damnés, les yeux brouillés de larmes, quand Travis finit par entrer dans la pièce avec sa démarche claudicante.
Après les efforts que ça lui a coûtés de monter l'escalier, il est essoufflé.
Il pose une main sur mon épaule, mais je me dégage d'un mouvement brusque. Je tape aveuglément dans chaque corps en hurlant :
- Laquelle ? C'est laquelle d'entre vous ?
Finalement, il m'arrache la lance des mains et m'éloigne de la fenêtre. Mais cette fois, mon cerveau est passé à d'autres possibilités, d'autres théories.
- Peut-être qu'elle s'est échappée, lui dis-je. Peut-être qu'elle n'a pas pu rentrer dans la maison, mais qu'elle a réussi à aller jusqu'au portail. Peut-être qu'elle a fait comme Gabrielle.
Je porte les mains à mes joues ; pendant un bref instant, je vois tout avec précision.
Peut-être qu'elle s'est sauvée, peut-être qu'ils sont tous quelque part dehors, seuls, en train de chercher. Peut-être que c'est mon destin de les retrouver, de me souvenir d'eux, de les aider à avancer. Je me mets à faire les cent pas, le cerveau en panne.
- Je peux arriver jusqu'au portail, dis-je dais un souffle, tout excitée. Je peux la retrouver.
- Qui ? me demande Travis d'une voix forte, avec fermeté, en me prenant par les deux épaules. Qui est-ce que tu cherches ?
- Elle, lui dis-je en me désignant moi-même - ou plutôt la robe que je porte.
- Qu'est-ce que tu racontes, Mary? Tu dis n'importe quoi.
En me tenant, il m'empêche de continuer à faire les cent pas, mais je tape du pied sur le plancher. J'ai tellement besoin de bouger, d'agir pour satisfaire ma lubie que mes orteils martèlent le bois.
- Tu ne comprends pas ? En ce moment même, quelqu'un est peut-être dans notre village, dans une de nos maisons. Il pourrait trouver mes vêtements et penser que je suis comme eux, que je suis une Damnée, alors que c'est faux. Je suis ici, mais il ne le saura jamais.
J'arrache mes épaules à son emprise et je recommence à aller et venir. Je fourre une main dans mes cheveux et j'agite l'autre en réfléchissant, en essayant de mettre de l'ordre dans les pensées qui tourbillonnent dans ma tête.
Qui sommes-nous, sinon les histoires qu'on transmet ? Que se passe-t-il quand il ne reste plus personne pour raconter ces histoires ? Et pour les écouter ? Qui saura que j'ai existé? Et si on est les seuls survivants... qui connaîtra nos histoires ? Et qu'adviendra-t-il des histoires de tous les autres ? Qui s'en souviendra, de celles-là ?
- Il n'y a personne dans notre village, Mary, dit Travis. Quant à la femme qui habitait ici, qu'est-ce que ça peut faire ? Elle n'y est plus. Si elle s'en est tirée vivante, elle n'a pas pris notre chemin.
Je claque des doigts.
-Tu as raison!
Soudain, tout est clair dans ma tête.
- Elle a dû aller plus loin. Elle a dû prendre l'autre chemin, elle a dû s'éloigner davantage en partant d'ici. Travis secoue la tête.
-Mary.
Il reprend mon bras pour m'empêcher de marcher de long en large.
- Dis-moi pourquoi c'est tellement important, tout d'un coup ?
Mes pieds s'immobilisent et je le regarde dans les yeux. Ses yeux calmes, d'une beauté impossible.
- Parce que personne ne saura jamais rien sur elle. Et ça veut dire que personne ne saura jamais rien sur moi. Ma voix n'est plus qu'un murmure.
- Quand des gens viendront dans notre village, qui saura que j'ai existé?
- Moi, je le sais, Mary.
Il met une main sur ma joue, fait courir un doigt le long de ma mâchoire, et je suis forcée de fermer les yeux pour éviter qu'il voie dans mon expression les mots qui retentissent dans ma tête mais que je ne peux pas prononcer tout haut. Que ça ne suffit pas.
Qu'il ne suffit pas, même si ça me terrifie.
Les larmes me brûlent la gorge quand il m'attire contre sa poitrine.
- Je sais que tu existes, Mary, répète-t-il - et les vibrations de sa voix font trembler mon corps.
Les lèvres sur mon oreille, il ajoute comme s'il avait lu dans mes pensées :
- Est-ce que la vie avec moi ne te suffit pas, Mary ?
Je me sens vide quand je hoche la tête, parce que je ne supporte pas l'idée de lui dire la vérité. Même s'il devine ce que je pense, s'il me prouve à quel point il me connaît bien. Même s'il connaît déjà ma réponse. Parce que j'espère toujours qu'il pourra combler le vide et le manque, et que demain matin, je pourrai me réveiller dans ses bras avec le sentiment que ça me suffit.
24
J'ai pris l'habitude de passer presque tout mon temps sur le balcon du deuxième étage, où Travis ne peut pas me rejoindre à cause de sa jambe. Je ne sais pas ce qu'il fait toute la journée pendant que je suis assise au bord des planches de bois, avec les jambes qui pendent dans le vide au-dessus des Damnés.
L'été a été chaud et sec et, tous les après-midi, j'attends la pluie qui n'arrive jamais.
Je me suis remise à porter mes vêtements à moi. J'ai soigneusement replié et remballé dans le coffre toutes les robes de la dame de la maison, et j'ai bien refermé le couvercle. Quand je traverse le grenier pour atteindre mon perchoir, j'essaie d'éviter de regarder ces coffres empilés contre le mur, mais j'y jette toujours un coup d'œil. Je me demande toujours quels autres trésors sont cachés à l'intérieur.
J'ai promis à Travis, même si c'était une promesse silencieuse, que je ne prendrai plus ce genre de risques. Que je ne ferai rien qui puisse mettre notre couple en danger.
Que j'essaierai d'être heureuse de notre petite vie. Mais je ne peux pas m'empêcher d'être curieuse. Je ne peux pas m'empêcher de me demander ce que je pourrais trouver d'autre dans ces coffres.
Alors un après-midi, quand je ne supporte plus l'ennui, je monte discrètement au grenier et je me mets à éplucher leur contenu. Les robes, je les mets de côté - je m'arrête juste un instant pour tâter la douceur du tissu, le brillant de certains boutons.
Il y a d'autres vêtements - d'épaisses parkas d'hiver, des gilets du même genre que celui de Gabrielle, mais dans des couleurs plus ternes. Je passe les doigts dessus, puis je me force à les reposer quand je commence à penser à ceux qui les ont portés.
Il ne faut pas que je pense aux habitants de ce village et à leurs histoires perdues.
Au fond d'un des coffres, je trouve une pile de livres à la reliure en cuir craquelé. Je les soulève délicatement et des lamelles de cuir se détachent quand je les extrais de leur cachette. J'ouvre le premier et je passe les doigts sur la page. Elle présente une photo de bébé aux bordures jaunies.
Je n'ai vu qu'une seule photo dans ma vie, celle qui a disparu dans l'incendie de mon village il y a tant d'années. Ça me fait le même choc, que l'image ressemble tant à la réalité. Qu'elle ait capturé un moment unique dans la vie, un moment figé pour l'éternité. Pour que des étrangers comme moi puissent l'examiner, la tête pleine de questions.
Je tourne soigneusement la page, découvrant d'autres photos.
Une petite pièce avec la lumière du matin qui entre par la fenêtre. Un jeune homme mal rasé est affalé sur le lit et approche tendrement la main du bébé de la photo d'avant, endormi dans les couvertures.
Une enfant assise à une table, hilare et barbouillée de nourriture.
Une enfant qui commence à marcher à pas hésitants, la main sur une table, pendant qu'un homme sans visage, derrière elle, tend les mains pour la rattraper si elle tombe.
Et puis il y a des photos prises dehors. Une enfant sur une balançoire. Une jeune femme placée sur le côté la regarde s'envoler haut dans les airs. Une enfant avec des couettes, les joues gonflées, prête à souffler sur un gâteau hérissé de petites bougies fines.
Fascinée, je tourne les pages de plus en plus vite et je vois cette enfant grandir.
Enfin, j'arrive à une photo d'une jeune fille avec de longs cheveux noirs qui lui tombent sur les épaules, tout mouillés. Sa mère se tient derrière elle et l'enlace.
Autour d'elles, les vagues sont immobilisées pour l'éternité. L'écume du sommet a été capturée avant de retomber.
C'est l'océan. Exactement comme sur la photo de ma multi-arrière-grand-mère quand elle était petite. J'en ai le souffle coupé, parce que la petite fille de la photo me ressemble trait pour trait. Et que la mère ressemble à ma mère.
Des larmes chassent l'air de ma gorge et je frissonne. Même si je vois que cette petite fille ne pourrait pas être moi : ses membres sont trop longs, trop dégingandés, la mère est plus petite et plus ronde que la mienne. Mais pendant un moment, pendant la fraction de seconde avant que mon cerveau discerne ces minuscules différences, je m'imagine dans l'océan avec ma mère.
Je feuillette le reste du livre, mais les pages restantes sont vides. C'était la dernière photo. Une fille que je n'ai jamais rencontrée. Qui a vécu avant le Retour. Qui a connu l'océan, où elle était en sécurité avec sa mère.
Soudain, le toit du grenier me paraît trop proche. Cette maison ne me suffit plus. Je sais que je ne me ferai jamais à cette solitude. Je me rends compte que je rêve toujours de l'océan et que ça ne me suffit pas de rester tranquille dans cette vie, à l'abri.
Cette prise de conscience me fait mal physiquement. Je secoue la tête, essayant de me convaincre que c'est faux. Que je suis heureuse ici, avec Travis. Que c'est ce que j'ai toujours voulu : la sécurité et l'amour.
L'espace devient trop confiné autour de moi, l'air m'écrase et m'enfonce. Je gagne la porte en titubant et je sors sur le balcon, d'où on peut voir les autres sur leur plateforme. Je mets vite la main devant mes yeux, parce que la lumière est presque aveuglante.
Je passe le reste de l'après-midi à observer les autres dans leur quotidien. Parfois, l'un d'eux s'immobilise pour me faire signe, et je réponds de même, mais le plus souvent, ils vivent leur vie comme si je n'étais pas là à regarder sans rien faire. Leur maison dans les arbres est plus élémentaire que celle qu'on occupe, Travis et moi ; ses murs sont faits de rondins grossiers, et il n'y a pas de vitres aux fenêtres. Elle s'étale sur plusieurs branches, alors il est difficile de dire où s'arrête l'arbre et où commence la maison. Un grand balcon entoure le tout, avec des plateformes et des galeries en bois qui s'étendent jusqu'aux arbres voisins, jusqu'à d'autres maisons et d'autres plateformes constituant tout un réseau au-dessus du village. Je pense qu'ils ont plein de provisions, parce que je les ai vus manger et rire.
Et ils ont beau avoir plein d'espace si jamais ils veulent se disperser, j'ai l'impression qu'ils préfèrent rester ensemble. Vivre tous sous le même toit.
Une famille heureuse. Comme la famille des photos.
Harry et Jed ont sorti une table de la maison, un jour. Maintenant, ils prennent leurs repas dehors. Je les regarde lancer la tête en arrière, hilares. Je regarde la main de Harry, qui s'est mise à rôder vers la taille de Cass. Il passe plus de temps avec Jacob, comme si c'était son fils.
Même si je n'entends rien de leur univers par-dessus le vacarme des Damnés, il semble beaucoup plus lumineux, plus animé et plus complet que le mien. Il fait paraître ma maison silencieuse et vide.
Ce n'est pas qu'on ne parle pas, Travis et moi, parce qu'on parle. Mais on dirait que les mots sont devenus inutiles entre nous. D'un seul coup d'œil, on sait ce que l'autre désire. Alors notre monde semble avoir sombré dans le silence.
On essaie l'un et l'autre de déterminer le meilleur moyen de sortir de cette maison, de cette vie. On se demande comment rejoindre les autres et fuir ce village. J'ai des fourmis dans les pieds rien qu'à m'imaginer marcher sur le chemin, chercher le portail suivant, le village suivant, l'océan. Et me mettre à la recherche de la femme qui a vécu dans cette maison pour lui dire qu'il y a encore quelqu'un qui se souvient d'elle.
Que sa vie a un sens.
Un jour, en fin de matinée, je sors sur le balcon - les planches sont déjà brûlantes sous le soleil d'été - et je vois Harry qui se tient au bout de sa plateforme, à l'endroit le plus proche de moi. Il agite la main pour me saluer et je le salue à mon tour, puis il tourne les doigts en rond comme pour me dire quelque chose.
Je hausse les épaules pour montrer que je ne le comprends pas. Il trace un nouveau cercle avec la main entière, cette fois, mais je suis toujours perdue. Il continue le même mouvement pendant un moment, puis il abandonne, les mains sur les hanches.
Enfin, il me tourne le dos et regarde par-dessus son épaule. Je fais pareil, sans le lâcher des yeux pendant que je me retourne.
Il secoue la tête et je vois ses épaules tressauter : il rit. Finalement, il me fait signe de partir et s'en va rejoindre les autres. Je m'assieds à ma place habituelle, les pieds ballants, j'ouvre un pot de confiture de figues et je me fais une tartine avec du pain frais.
Je bats des pieds, laissant l'air gonfler ma jupe, et j'étudie la distance entre notre maison et la clôture. La distance entre mon balcon et la plateforme de Harry. La foule compacte de Damnés entre nous. Et je cherche des moyens d'évasion. Tandis que les jours passent, le désir de continuer à chercher l'océan continue à me démanger.
J'essaie de ne pas penser au livre plein de photos caché dans un coffre du grenier. Je n'en ai pas parlé à Travis, de peur qu'il pense que ça va provoquer la même scène que la robe verte. Qu'il me croie obsédée par les gens qui étaient là avant nous, et par leurs histoires.
Je me demande si la fille de la photo savait ce qui allait se passer. Savait que le monde allait changer de manière aussi radicale. D'un côté, j'ai envie de croire que la photo a été prise après le Retour, que la mère et la fille sont toujours saines et sauves, au milieu des vagues de l'océan.
Mais il n'y a pas de peur dans leurs yeux. Et personne ne vit sans cette peur depuis le Retour. La peur de la mort qui essaie perpétuellement de vous attraper. Qui est toujours en train de vous réclamer, de vous supplier.
Pour me changer les idées, j'explore le village des yeux. En essayant d'imaginer comment ce serait de me balader dans ses rues, comment c'était quand il était plein de vie. Notre maison domine le bout de cette rue, bordée de petites habitations en bois proprettes. Non loin, je vois les magasins que j'ai remarqués le premier jour et les enseignes intactes annonçant les marchandises à vendre - vêtements, nourriture, services - qui se balancent dans le vent. C'est un spectacle étrange, parce que dans notre village, les Sœurs fournissent tout; il n'y a pas besoin de commerce.
J'ai beau chercher et chercher, je ne trouve toujours aucune référence à Dieu gravée sur les bâtiments. Je ne vois que des Damnés qui sortent par vagues des maisons et des magasins, en traînant les pieds. Cette scène surréaliste dépasse l'entendement, alors je me détourne et je reporte mon attention sur Harry, Jed, Cass et Jacob.
Quand le soleil arrive assez haut pour que je l'aie dans la figure, je commence à avoir soif, alors je me lève et je tourne les talons pour rentrer. C'est là que je la vois : une flèche est fichée dans ma porte. Un petit bout de papier enroulé autour de la hampe est serré avec une ficelle.
Je le détache de la flèche avec mes doigts tout collants de confiture et je le déroule. Je reconnais immédiatement les petites lettres obliques de l'écriture de Harry. Un contact, enfin, dit le petit mot. Je ne peux pas m'empêcher de glousser. Puis d'éclater de rire pour de bon quand je vois les autres flèches qui hérissent toute la maison. Tout juste hors de ma portée, elles ont toutes un bout de papier attaché autour de la hampe.
Il y en a au moins dix.
Ensuite, en regardant par-dessus la balustrade du balcon, je vois que quelques Damnés tournicotent dans la poussière avec des flèches qui sortent de diverses parties de leur corps, munies chacune de leur petit mot. Je suis tellement secouée de rire, à présent, que je dois poser les mains sur les genoux. C'est libérateur.
Je me retourne pour chercher Harry des yeux. Il est au bout de sa plateforme et me salue d'un geste, comme toujours, avec un grand sourire. Maintenant, je comprends ses signes de tout à l'heure, quand il essayait de m'encourager à me retourner et à regarder derrière moi. Je me remets à glousser.
Malgré la distance, je vois qu'il est fier de lui. Fier d'avoir enfin trouvé un moyen de communication, même s'il a quelques petits inconvénients.
Je réponds à son salut et je plaque le message contre ma poitrine. Je me demande ce que disait celui de la première flèche - si Harry a écrit des missives plus longues qui se sont raccourcies avec chaque flèche qui ratait sa cible. Je me demande combien de Damnés, en dessous, se baladent avec des plans d'évasion.
C'est mon tour d'écrire, alors je retourne dans la maison, je descends l'échelle puis l'escalier et je cours dans la cuisine. Je trouve Travis dans le garde-manger, en train de compter les bocaux et de prendre des notes dans un registre. En agitant le bout de papier sous son nez, je m'écrie :
- On est entrés en contact !
Il fronce les sourcils sans comprendre; peut-être que je suis trop excitée pour être très claire. Mais mon sourire a l'air contagieux : Travis sourit à son tour et me prend le petit mot des mains pour le lire.
- Ça vient de Harry, dis-je. Il l'a attaché à une flèche qu'il a envoyée sur la maison. Il y a eu quelques ratés... Pas mal de ratés, même. Je viens de découvrir que j'étais fiancée au plus mauvais tireur du village !
Je ne prends pas conscience de ce que j'ai dit avant que le mot soit sorti de ma bouche
: fiancée. Chaque lettre du mot semble flotter dans l'air comme de la graisse qui monte dans l'eau. Comme une promesse qui reste en suspens. Nos regards se croisent et je crois lire du chagrin dans le sien. Je viens de lui rappeler que même si on vit dans une bulle ici, lui et moi, j'ai un passé commun avec Harry. Des attaches.
-Travis...
Je ne sais plus trop quels mots je peux prononcer pour le rassurer, pour arranger les choses.
- Qu'est-ce que tu vas répondre ? demande-t-il, comblant le silence.
Il me tend le petit mot et se remet à compter les bocaux.
- Je ne sais pas.
C'est vrai. D'un côté, j'ai envie de tout lui raconter. Je me souviens de notre amitié quand on était petits, de notre nuit de Lien, du fait qu'on était proches, avant. Je me souviens qu'on a failli devenir mari et femme avant l'invasion. *
Je suis surprise de me sentir si seule, tout à coup.
Et c'est terrifiant de penser ça devant Travis. Travis qui me donne des palpitations et des picotements dans les doigts quand je pense à lui. Travis dont le souffle règle le mien pendant qu'on dort ; dont le cœur rythme ma vie.
Je laisse tomber le petit mot, qui glisse sur le parquet avec un soupir. Travis se retourne, prêt à le ramasser, mais je l'arrête quand il est à demi agenouillé. Je le rejoins par terre et je le regarde dans les yeux. Je trace les contours de son visage avec les doigts, essayant de me rappeler ce que j'ai ressenti, la première fois que j'ai eu autant de liberté avec ce garçon.
Aussitôt, je sens que je lui fais de l'effet. Je le devine au bruit de sa respiration, qui devient étranglée, à sa bouche qui s'entrouvre. Je le devine à la façon dont il bat des cils : à présent, il me voit à travers un voile de désir.
Il attire mon visage vers le sien, frôle mes lèvres des siennes, puis couche ma tête sur son épaule. Il m'enveloppe entre ses bras et je comprends à quel point il a besoin de moi. Je me blottis contre lui et je le laisse entortiller ses doigts dans mes cheveux.
Et je ferme les yeux, parce que je me sens toujours seule et perdue, au fond. Je ne sais pas quel avenir on peut espérer dans tout ça, quel bonheur on peut tirer de ces journées. Je ne sais pas quel avenir tout notre petit groupe peut espérer, si on est les derniers hommes. Si on a le lourd devoir de continuer, de recréer le monde.
Ça m'oppresse de me sentir responsable. Responsable de Travis, d'Argos, des promesses que j'ai déjà faites à Harry et qui nous lient toujours, d'une certaine façon, même si la cérémonie finale n'a pas eu lieu. Ajouté à la panique devant la possibilité d'échouer, tout ça m'écrase la poitrine.
Je m'échappe des bras de Travis sans me retourner, pour ne pas voir les questions que je lirais dans ses yeux, je le sais. Il ne fait rien pour me retenir.
Je cours d'un bout à l'autre de la maison en quête de papier et j'en porte une petite pile dans une des chambres de l'étage, les doigts tremblants.
En contemplant la page blanche, je suis assaillie aussitôt par une foule de mots, mais je n'en trouve aucun qui corresponde à ce que je veux dire. Qui puisse exprimer le trouble qui m'agite. Alors je commence par écrire tout ce que j'ai jamais voulu dire à Harry. Et à Travis. À Jed, à Cass. A ma mère, mon père, à mon avenir. J'écris tout, couvrant page après page de pattes de mouches griffonnées à la va-vite sans me soucier des bavures.
Quand j'ai fini, j'emporte ma liasse de papier fin dans le grenier et je l'attache avec du fil que j'ai trouvé dans un panier à couture.
Puis je sors sur le balcon et je vise. Pendant notre enfance, dans notre village, on apprend tous le maniement des armes, notamment d'une arbalète. Alors je ne suis pas dépaysée quand je passe un doigt sur la hampe d'une flèche avant de la mettre en place. Mais je me demande comment le papier et le fil vont affecter la trajectoire, et si j'atteindrai quand même ma cible.
Avec un grand claquement, la corde revient à sa place, envoyant la flèche dans les airs. Je la regarde redescendre avant de se ficher dans le crâne d'une Damnée, qui tombe et ne se relève pas.
Je prends une autre flèche équipée d'une autre lettre et je l'envoie à son tour. Flèche après flèche, page après page, je plante toute mon histoire dans les crânes des Damnés qui nous cernent, et toujours ils continuent à venir. Aiguillonnés par la faim, ils se fichent de marcher sur les corps des membres vraiment morts de leur légion.
À la fin, quand j'ai envoyé toutes mes flèches sauf une, j'ai abattu près de vingt Damnés. Mais ça ne fait aucune différence. Ça ne les calme pas. Tu parles d'un exploit.
Je décoche la dernière flèche, enveloppée dans le dernier message. Elle s'envole tout droit et se fiche aux pieds de Harry, qui a observé ma petite partie de chasse depuis le bout de la plateforme.
Il se baisse et cueille la feuille sur la hampe, en laissant la flèche là où elle est. Il déroule la lettre et la lit. Je lui dis qu'on va bien et je lui demande s'ils tiennent le coup. Ensuite, je lui demande s'ils ont réfléchi à un moyen de s'échapper.
J'attends sa réponse.
25
Ils commencent à passer à travers, me dit Travis quand je reviens dans la maison.
Il est installé devant la grande table vide dans la pièce principale, les yeux sur la porte. Argos est assis à côté de lui et Travis lui chatouille distraitement les oreilles.
On entend tous les deux les grattements des Damnés sur le bois. Ça ne s'arrête jamais.
- Je croyais que tu avais dit que ça tiendrait !
J'essaie de ne pas prendre un ton accusateur, mais je ne peux pas m'empêcher de me sentir un peu trahie. Comme si Travis avait promis de me protéger et qu'il renonçait, à présent.
- On savait tous les deux que ça ne durerait pas, dit-il - et je songe qu'il ne parle peut-
être pas seulement de la porte et de nos protections.
- Comment tu sais qu'ils passent à travers ? je demande d'une voix douce en m'approchant de la porte.
Je pose une main sur les planches qui me séparent du monde extérieur. Elles paraissent résistantes au toucher, mais je sens la pression sur chaque fibre, l'agression constante que le bois endure.
- Je l'entends. À la façon dont le bois grogne sous leur poids. Quand je suis tout seul ici, je n'entends que ça. Devant cette accusation, je baisse la tête.
- Je cherchais une solution pour qu'on s'échappe, dis-je. Mais je n'ai pas réussi à trouver un plan qui puisse marcher.
-Ah!
Voilà tout ce qu'il répond.
Je fais courir un doigt le long d'une large fissure dans le bois.
- Pour faire arriver l'un de nous de l'autre côté. Maille plus gros problème, c'est pas ça. C'est... J'hésite une seconde de trop.
- C'est ma jambe, termine-t-il. Je hoche la tête.
- Et le chien, j'ajoute.
Travis souffle; c'est presque un rire, mais ça ressemble plus à un soupir, et il tapote la tête d'Argos. En réaction, le chien s'appuie contre la jambe de Travis, en fermant les yeux de plaisir. Fidèle compagnon.
Je me mets face à eux, les mains dans le dos, et je m'appuie contre la porte.
-Je ne t'abandonnerai pas, dis-je.
- Je sais.
–
Tu n'as pas l'air de me croire.
- Je sais. Mais je te crois.
–
On va trouver un moyen de s'en sortir.
Je m'apprête à le rejoindre et à lui prendre les mains - j'ai besoin qu'il me croie -, quand il dit :
-Et après? Qu'est-ce qui va se passer, ensuite?
Je débite à toute vitesse :
- Ensuite, on trouvera un moyen de sortir de ce village et on pourra reprendre le chemin pour rejoindre le monde extérieur. Comme on l'a toujours dit...
- Comme tu l'as toujours dit, me coupe Travis.
Il évite mon regard.
Je déglutis. Une fois de plus, je me sens vide. Mon cœur palpite dans ma poitrine; ma respiration devient superficielle. Je me laisse retomber contre la porte.
- Travis, je ne comprends pas. On parle de ça depuis le jour où on s'est retrouvés sur la colline. Depuis ton séjour à la Cathédrale, quand je t'ai parlé de l'océan et...
Je désigne sa jambe d'un geste et il met la main là où se trouve sa blessure.
- Parce que j'espérais que ça te rendrait heureuse, dit-il. Sur cette colline, quand on s'est enfin embrassés, tu comptais plus que tout pour moi. Plus que le village ou l'amitié de mon frère, plus que ma fiancée.
Ce mot le fait grimacer comme s'il avait un goût amer sur sa langue.
- Tu comptes toujours plus que tout, chuchote-t-il. Je risquerais tout pour toi.
Il pose les coudes sur la table et se prend la tête dans les mains ; ses doigts s'enfoncent dans ses cheveux. À côté de lui, Argos gémit, troublé par le ton de son maître, et par l'atmosphère soudain électrique,
- Alors pourquoi tu n'es pas venu me chercher? je demande.
Ma voix est presque inaudible. Je serre les poings, bouillonnant de colère et de honte parce qu'il n'est jamais venu me chercher.
Il se tait longtemps. Puis il demande :
- Est-ce que tu sais comment je me suis cassé la jambe, au moins ?
Je secoue la tête. Il ne m'a jamais raconté l'histoire et je ne lui ai jamais posé la question, estimant qu'il m'en parlerait le moment venu.
Il continue sans décoller la tête de ses mains.
- C'est arrivé à cause de la tour. La vieille tour de guet qui est sur la colline, au village. J'y montais pour observer la Forêt, de l'autre côté de la clôture, en me demandant ce qu'il y avait d'autre dans le monde. Je trouvais bizarre qu'il ne reste que notre petit village dans un monde qui avait été immense. Comment était-il possible qu'il ne reste que nous ? Comment était-il possible que ce soit à nous que Dieu ait confié l'avenir de l'espèce humaine ?
Il lève les yeux vers moi.
- On n'est pas Noé, on n'est pas Moïse. On n'est pas des prophètes. Pourquoi nous ?
«Ensuite, j'ai commencé à me demander pourquoi les Sœurs auraient voulu nous faire croire qu'il ne restait que nous. Que la clôture marquait le bout du monde. Je montais dans cette tour et je préparais mon évasion.
Son regard se perd dans le vague, comme s'il s'imaginait de retour au village, en haut de cette tour. Comme s'il voyait la vue d'autrefois, sentait le vent lui caresser le bout des oreilles.
- Tu sais que quand on était petits, Cass me répétait tes histoires ? Elle en riait. Pas méchamment, c'est juste qu'elle avait tendance à rire de tout, avant.
Il désigne d'un geste notre monde d'aujourd'hui.
Je secoue la tête.
- Je croyais que Cass n'aimait pas mes histoires. Et ne s'en souvenait jamais.
- Oh, si ! Quand tu lui avais raconté de nouvelles histoires, je la suppliais de me les répéter. Je chuchote :
- Pourquoi tu ne me le demandais pas à moi ?
- Parce que tu étais la fiancée de Harry, répond-il.
-Je ne l'ai pas toujours été.
- Si, toujours. À ses yeux, toujours, ajoute-t-il d'un ton radouci.
Je me mets à faire les cent pas devant la porte, agrandissant progressivement mon parcours jusqu'à arpenter toute la pièce.
- Pourquoi tu t'intéressais à mes histoires ? je demande enfin.
- Parce que tu le savais aussi. Tu étais au courant, pour le monde du dehors. Le monde qui est de l'autre côté des clôtures.
- Et alors ?
- Alors j'avais besoin d'y croire. J'avais besoin de... Il hausse les épaules.
- ... de cette foi.
-Je ne comprends toujours pas.
Il tape sur la table, nous faisant sursauter tous les deux, Argos et moi.
- Je suis monté dans la tour, ce jour-là, pour dire au revoir à la Forêt. Pour renoncer à ces rêves et accepter la vie que j'avais choisie. Pour oublier le monde qui est de l'autre côté des clôtures. Pour t'oublier, toi. Je me fige.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- C'était gelé. J'ai été imprudent. Je pensais à toi, à tes histoires sur l'océan, au fait que tu y as toujours cru si fort.
Il laisse une main retomber sur la tête d'Argos. Et il ne lève pas les yeux vers moi quand il ajoute :
-J'ai glissé.
Je tombe lourdement sur une chaise.
- Je ne le savais pas.
Il secoue la tête, sans détacher les yeux d'Argos.
- Au début, quand je me suis cassé la jambe, la douleur me faisait délirer et je croyais que c'était la punition que Dieu m'avait envoyée pour en vouloir plus. Pour ne pas me contenter des choix que j'avais faits. Pour oser imaginer une vie en dehors de la Forêt.
Il lève la tête et plante ses yeux dans les miens.
- J'étais prêt à renoncer à tout ça, à ce moment-là. À suivre Sa voie, quelle qu'elle soit. Mais ensuite, tu es entrée dans ma chambre, nuit après nuit, et tu m'as parlé de l'océan, tu m'as aidé à supporter la douleur, et je ne savais plus quoi penser. Je ne savais pas si Dieu m'envoyait une tentation ou s'il me montrait la voie.
Il se passe les mains sur le visage.
- Il faut que tu comprennes que Harry a toujours été amoureux de toi. Il ferait n'importe quoi pour toi.
- Je ne suis pas sûre que ça suffise.
Le coin de sa bouche tressaute comme s'il était sur le point de sourire.
- Je ne suis pas sûr qu'aucun de nous deux puisse jamais te suffire, Mary.
Je sais qu'il espère que je vais le détromper, parce qu'il retient son souffle en attendant que je le reprenne.
Mais je regarde de nouveau la porte, les fibres de bois qui se détachent, les fissures; elle se soulève sous le poids des Damnés, qui n'arrêteront jamais de pousser, d'essayer de s'introduire dans notre monde. Ils n'arrêteront pas tant qu'on ne sera pas morts aussi.
Un frisson me parcourt des pieds à la tête et je me tapote la cuisse pour qu'Argos vienne me voir, vienne me réconforter. Mais il ne s'éloigne pas d'un pouce de Travis.
Il pose la tête sur ses genoux en me fixant de ses grands yeux bruns.
Je ne me souviens que de l'attente. L'attente à chaque souffle, chaque battement de cœur, quand je croyais qu'il viendrait me chercher.
- Je voudrais bien le savoir, Travis. Je voudrais comprendre.
- Je sais, dit-il.
Et c'est vrai. Il me connaît mieux que moi-même.
À ce moment-là, je m'interroge au sujet de ma mère. Ma mère dont l'enfance a été bercée par des histoires sur l'océan et qui me les a transmises ensuite, mais n'est jamais partie à sa recherche elle-même. Elle croyait à ces histoires. Je me rappelle la passion avec laquelle elle les transmettait, le tremblement de sa voix quand elle parlait du temps d'avant le Retour. La manière dont elle serrait contre elle cette photo de notre ancêtre dans les vagues.
Je ne lui ai jamais demandé pourquoi elle n'était pas partie. Pourquoi elle ne se mettait pas en quête de l'océan. Pourquoi elle ne faisait que transmettre ces histoires sans nous dire quoi faire de ces souvenirs insensés, à part les transmettre à notre tour.
Aujourd'hui, je me demande si c'est à cause de nous qu'elle n'est pas partie. À cause de Jed et moi. Mais au fond, je sais que ce n'est pas ça. Elle n'est pas partie en quête de l'océan à cause de mon père. Parce qu'il lui suffisait. Il lui apportait assez pour qu'elle reste blottie derrière le grillage toute sa vie.
Jusqu'au jour où il s'est retrouvé de l'autre côté. C'est seulement alors qu'elle a quitté le village, qu'elle a pris ce risque. Pour l'homme qu'elle aimait, elle était prête à errer dans la Forêt, affamée pour l'éternité.
Mais pas pour l'océan. Pas pour elle-même.
- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant? je chuchote.
J'ai peur de la réponse. La maison frémit sous la pression des Damnés, dehors. Je retourne à la porte et je m'appuie dessus. Comme si mon poids pouvait les retenir.
- On trouve un moyen de sortir, dit-il. On reprend la route.
Je hoche la tête. Pendant un moment, on garde le silence. On se regarde, mais on ne se voit pas vraiment. On est chacun plongé dans ses pensées, dans son monde à soi.
- Tu penses qu'ils savent qu'on existe, dehors? je demande enfin.
Quand je vois la confusion qui se peint sur son visage, j'ajoute :
- Je ne parle pas de Harry et des autres. Je parle des gens du dehors. De l'autre côté de la clôture. Au bout du chemin.
Je tends la main vers les fenêtres barrées par des volets.
Travis hausse les épaules.
- Je crois que je n'ai jamais considéré la question sous cet angle. J'ai passé tellement de temps dans cette tour à essayer de trouver un moyen de sortir du village que je n'ai jamais imaginé qu'il puisse y avoir des gens qui essaient d'y entrer.
Les mains dans le dos, je tapote la porte avec les doigts
pendant que je pèse sa réponse.
- Tu penses que Gabrielle nous cherchait? Tu penses qu'elle savait qu'on était là ? Ou bien est-ce qu'elle n'a fait que suivre le chemin au hasard, comme nous ?
- Je ne sais pas. Elle s'est probablement juste échappée de ce village-ci quand il a été envahi, tout comme on s'est échappés du nôtre.
Je penche la tête en arrière pour l'appuyer contre la porte et je regarde le plafond. Je repense à la nuit où j'ai trouvé les empreintes de Gabrielle dans la neige.
- Au début, j'ai supposé qu'elle avait quitté son village par choix, qu'elle avait eu le courage qui me manquait. Quand j'étais dans la Cathédrale et que c'était silencieux, la nuit, je rêvais de faire comme elle. De sortir discrètement par la fenêtre et de m'aventurer sur le chemin jusqu'à ce que je trouve son village à elle.
Je m'aperçois que j'ai les larmes aux yeux et je suis un peu gênée quand elles roulent sur mes joues.
- Tout le monde allait m'accueillir à bras ouverts. Je leur poserais des questions sur l'océan et ils m'y emmèneraient.
Je serais débarrassée des Sœurs et des Damnés et de toutes ces règles, de cette tripotée de serments, de promesses et de vœux.
Je le visualise encore si clairement dans ma tête - je sens leurs bras autour de moi. Je sens le goût de sel qui flotte dans l'air.
- J'allais m'échapper, je chuchote. Mais ensuite, quand on est arrivés ici, j'ai compris.
Retrouvant mon amertume, je me cogne la tête contre la porte.
- J'ai compris qu'elle était partie parce que son village à elle avait été envahi. Ce n'était pas une héroïne ou une exploratrice. Elle était comme moi - forcée de partir de chez elle, effrayée, acculée à cette solution.
Je me mords la lèvre, puis j'ajoute :
- Alors je me demande si je serais partie, s'il n'y avait pas eu cette brèche dans la clôture. Peut-être que je serais restée au village toute ma vie à t'attendre.
Travis m'observe sans bouger. J'attends qu'il proteste, qu'il me dise que j'ai tort. Et là, j'entends un bruit bizarre. Travis l'entend aussi ; on tourne tous les deux la tête pour essayer de comprendre d'où ça vient.
Il y a un crissement qui devient si aigu que je ne l'entends plus... puis un craquement sec et un bruit de bois qui vole en éclats. Argos se met à aboyer et je sens la porte trembler sous mes mains.
Travis se précipite à mes côtés et m'entraîne vers l'escalier. Argos nous tourne autour, nous pousse à avancer. Il est tout le temps dans notre dos pour nous protéger. On a monté la moitié des marches quand un énorme craquement retentit, si fort que je porte les mains à mes oreilles. J'entends le crépitement des griffes d'Argos qui se précipite à l'étage.
Les gémissements résonnent derrière nous, répercutés par les murs de la maison. On entend d'autres craquements et d'autres bruits de bois qui se brise, et des meubles qui grincent sur le plancher.
Puis les Damnés nous tombent dessus.
26
Je pousse Travis en haut des dernières marches et je regarde en bas : ça grouille de Damnés. La planche qui servait à renforcer la porte a volé en éclats, la moitié est en miettes et ils s'infiltrent par le trou comme du sang qui gicle d'une blessure.
Mille pensées me passent par la tête. Comment les arrêter. Comment les combattre.
Où aller. Où se cacher. Comment survivre. La jambe de Travis, Argos, l'échelle, le grenier.
Travis fonce clopin-clopant dans le couloir. Sa démarche s'alourdit quand il essaie de courir malgré sa jambe blessée.
- Des draps ! lui dis-je. Prends des draps !
Sans discuter, il oblique vers une des chambres. Je fonce dans une autre et j'arrache le matelas du lit. Il est lourd et encombrant. Je perds de longues minutes à le manœuvrer pour le faire passer par la porte. Une fois revenue dans le couloir, je le pousse dans l'escalier, où il forme un obstacle qui bloque l'avancée des Damnés vers notre position.
Mais ils trouvent un moyen de passer outre. En s'amassant contre le matelas, ils exercent tant de pression qu'ils finissent par déborder. Leurs corps gourds s'empilent dans l'escalier jusqu'à ce qu'ils atteignent l'étage et se remettent à notre poursuite.
Je m'élance dans le couloir pour rejoindre Travis et je lui prends les draps des mains.
J'en enroule un autour d'Argos, qui continue à grogner, gémir et frissonner. Sans prendre la peine de le consoler, je rassemble les extrémités du drap et je les noue pour piéger Argos, qui n'est plus qu'un tas frémissant de dents et de griffes.
Je jette le paquet sur mon épaule et je me précipite en haut de l'échelle pour monter au grenier, où je lâche le chien par terre. Il se dégage, le poil hérissé, et recule dans un coin, les yeux écarquillés et les oreilles basses.
Je regarde en bas. Travis est au pied de l'échelle. J'ai l'impression que le temps se resserre, se concentre sur cet instant ; tout ce qui m'indique qu'il ne s'est pas arrêté, ce sont les battements de mon cœur. J'entends les Damnés qui débordent de l'autre côté du matelas et s'avancent dans le couloir. Se faufilent lentement vers Travis, vers l'échelle.
Il a une main sur un barreau, qu'il tient mollement entre ses doigts. D'un coup d'œil par-dessus son épaule, il regarde les Damnés qui fondent sur lui.
Je m'apprête à passer les jambes dans le vide pour redescendre l'aider, mais il secoue la tête une fois, dans un non énergique.
Ne sachant que faire d'autre, je me précipite vers les rangées d'armes accrochées au mur et je m'empare d'une hache à long manche avec une lame à double tranchant bien aiguisée. Je la traîne jusqu'à la trappe et je la laisse pendre vers Travis.
II lève la tête vers moi. Sa main n'est plus sur le barreau. J'avais oublié qu'il avait les yeux aussi verts. Que le bord de ses iris était cerné de marron clair. Qu'il avait une cicatrice cachée sous le sourcil gauche.
Que d'un seul regard, il me donne la sensation d'être régénérée.
Avant qu'il puisse m'en empêcher, je saute par la trappe, sans m'embêter avec l'échelle. J'atterris à côté de lui avec un bruit sourd et le choc me fait tomber sur un genou.
J'arrache la hache des mains de Travis et je me tourne face aux Damnés en criant :
- Tu as intérêt à trouver un moyen d'arriver en haut de cette échelle, et vite !
Sentant qu'il s'apprête à protester, je fonce dans le couloir en serrant le manche de la hache à deux mains.
Je n'ai jamais tué un être humain de ma vie. Tirer des flèches depuis le balcon sur les Damnés qui sont en dessous, c'est une chose. Mais sentir le tranchant d'une lame traverser la chair, c'en est une autre. Parce que même quand on sait que les Damnés ne sont plus des êtres humains vivants, il y a toujours une partie du cerveau qui se rebelle contre la vérité. Qui assure que la femme, l'homme, l'enfant qui vient vers vous doit toujours avoir un semblant d'humanité.
Surtout pour les Damnés qui ont muté récemment. Qui n'ont pas perdu des membres ou de la chair avec le temps qu'ils ont passé dans la Forêt. Qui ne se sont pas cassé des doigts en essayant de passer à travers les clôtures et les portes. Voir marcher vers vous une femme enceinte dont le corps a encore sa rondeur et sa fermeté, dont les yeux ont encore leur lucidité, et garder conscience qu'elle est morte et qu'il faut quand même la tuer, ça demande un effort de volonté invraisemblable.
Pourtant, je frappe. De toutes mes forces. Je trace des zigzags dans le couloir avec la hache, coupant des têtes, décapitant ces êtres pour mettre fin à leur terrible existence.
Je ne me rendais même pas compte que je hurlais avant de devoir avaler des goulées d'air. La hache se plante dans le mur. Je la dégage et je me remets à frapper. Du sang gicle de la lame. Je frappe encore et encore, fauchant les Damnés qui emplissent le couloir.
La hache se plante dans l'autre mur du couloir et, au moment où je tire de nouveau sur le manche trempé de sang, quelque chose détourne mon attention.
Une fille de mon âge apparaît en haut de l'escalier. Elle porte un gilet rouge vif, comme celui qu'avait Gabrielle. Ma main se relâche ; je me déconcentre et je perds mon élan.
Et j'hésite une seconde de trop.
Quelque chose tire sur mon pied. Je recule, chancelante, en décochant des ruades. La hache me glisse des mains. Sans ce point d'appui, je perds l'équilibre.
Je tombe.
Une main m'empoigne la cheville.
Je hurle, je donne des coups de pied et je commence à me traîner vers l'autre bout du couloir. D'autres mains se posent sur mes pieds, sur mes jambes. Et tirent par à-coups acharnés. Les Damnés continuent d'arriver à flots en haut de l'escalier et de venir vers moi de leur démarche titubante. En trébuchant imperturbablement sur les cadavres de ceux que j'ai tués, qui sont vraiment morts.
Je ne vois rien d'autre que cette vague de Damnés qui se dresse au-dessus de moi et j'ai l'impression d'être à leur merci. Impuissante. Sur le point d'être précipitée dans les tourbillons de leur désir. À cet instant, je me demande si je vais avoir mal. S'il restera quelque chose de moi qui pourra muter. Et si l'envie de chair humaine sera comme mon envie d'océan.
Je voudrais fermer les yeux et attendre que ça vienne. Attendre que la mort m'emporte, me balaie, me noie dans la mer de Damnés. Mais au moment où je sens mille piqûres d'abeilles qui me lancent dans les jambes, j'entends mon nom. Je refuse de regarder l'endroit d'où vient la douleur, je ne veux pas voir les dents de Damné qui sont peut-être en train de me transpercer, de propager l'infection dans tout mon corps.
Je me contente de lever la tête et je vois Travis sur l'échelle, la bouche ouverte dans un cri, les yeux écarquillés.
Il avance une main vers moi et je me tends vers lui, cherchant désespérément à sentir le bout de ses doigts, quand je vois du mouvement dans le grenier. Avant de comprendre, je suis engloutie dans une boule de poils et de dents. J'entends des griffes qui se plantent dans le bois, puis un grondement féroce qui résonne dans le couloir quand Argos attaque les Damnés à mes pieds.
Tout entier dans l'action, il arrache la chair des Damnés à coups de dents et les met en pièces.
Soudain libre, je me précipite vers l'échelle et ma main touche celle de Travis. Il n'a fait que la moitié du chemin. Je monte les barreaux deux par deux jusqu'à ce que j'arrive juste en dessous de lui. Puis, avec la force que donne le fait d'avoir affronté la mort et d'y avoir survécu, je me jette contre lui de tout mon poids et je le catapulte dans le grenier.
En dessous de moi, j'entends toujours Argos affronter les Damnés. Les gémissements s'intensifient à mesure que leur nombre se multiplie. J'entends un aboiement plaintif et, quand je regarde en bas, je vois Argos battre en retraite vers moi. Sans réfléchir, je me glisse en bas de l'échelle et je l'empoigne par la peau du cou. Il devient aussitôt inerte, comme s'il savait que je risque de le lâcher s'il se débat. Et on arrive dans le grenier sains et saufs tous les deux.
Travis claque la lourde trappe, puis pousse vite les gros verrous. Argos, couvert de sang et tout tremblant, se met à me lécher les jambes et Travis doit le pousser pour pouvoir venir jusqu'à moi.
Il s'agenouille devant moi et je m'assieds avec les genoux plies, les mains posées par terre derrière moi. J'ai peur d'affronter son regard. Alors on se contente de regarder mes pieds et mes jambes, qui sont couverts de sang, et ma jupe en lambeaux.
- Tu as été mordue ?
À ces mots, sa voix se brise. Il essaie de trouver les blessures en tâtant frénétiquement ma peau.
-Je ne sais pas.
- Tu as été mordue ? me crie-t-il. Je hurle à mon tour :
- Je ne sais pas !
Il s'interrompt, sans cesser de regarder tout ce sang, dont une partie goutte par terre.
II prend mes mollets entre ses mains, les doigts enroulés autour du muscle, et ferme les yeux, comme s'il pouvait sentir si l'infection des Damnés est en train de ronger mon organisme. En train de me tuer.
- Je t'aime, Mary, dit-il.
Et c'est là que je laisse venir les larmes. Les grands sanglots de terreur et de douleur qui me secouent tout entière, si bien que je ne peux plus rien faire d'autre que me cramponner à Travis pour m'arrimer sur place.
Il m'attire à lui et je me blottis contre lui en pleurant. Les joues mouillées et le corps secoué de sanglots, je sombre dans le néant pendant que ses doigts passent dans mes cheveux.
Dans mes rêves, je sens des mains me tirer dessus de tous les côtés, arracher la chair qui se détache de mes os, et partout où je regarde, c'est ma mère qui cherche à m'attraper.
27
-Mary.
Quelqu'un me tire sur le bras. Je me réveille en sursaut. J'ai toujours mon rêve à l'esprit.
- Mary, on n'a pas le temps de dormir, là.
J'ouvre péniblement les yeux. Travis est accroupi à côté de moi. Je me sens lourde et j'ai mal partout. Soudain, ça me revient. Parfaitement réveillée, je relève ma jupe sur mes jambes.
Elles sont enveloppées dans de fines bandes de tissu, dont certaines sont émaillées de taches rouges trahissant les blessures qui sont en dessous.
–
Il y avait des traces de morsures ? Cette question m'a échappé.
II se lève et marche vers les coffres, qui sont ouverts, avec leur contenu répandu sur le plancher. Tous les beaux vêtements que j'ai essayés ont été mis en tas sur le côté, et certains ont été déchirés pour faire mes bandages.
–
Je n'ai pas réussi à le savoir, dit-il en se passant une main dans les cheveux.
II semble chercher quelque chose.
J'observe son dos, et la manière dont les muscles de sa mâchoire se contractent quand je vois son visage de profil. Est-ce que je le saurais, si j'avais été mordue ? Je me passe la langue sur les dents en me demandant quel goût a la mort. En me demandant quel effet ça fait, la faim éternelle.
Avec des doigts tremblants, je tripote les bandages et je soulève les bords. Ils restent collés à ma peau, puis cèdent en me piquant très fort. Travis a raison : c'est impossible de dire si ces blessures sont des morsures.
Mais en me réveillant tout à fait, je sais. Je sais qu'à chaque battement, mon cœur n'est pas en train de pousser l'infection plus loin dans mon corps, me tuant un peu plus à chaque souffle. Je sais que ces blessures ont été infligées par des ongles et des os cassés, pas par des dents.
Je sais que je vais bien. Que j'ai survécu à mon plongeon dans une mer de Damnés.
Travis se met à genoux et fouille dans les vêtements entassés à côté des coffres, inspectant chaque pièce avant d'en jeter certaines sur son épaule et d'autres dans un coin sombre. De temps en temps, Argos s'intéresse aux bouts de tissu rejetés qui retombent mollement sur le plancher : il court après en grondant pour les déchirer avec ses puissantes mâchoires.
Sous moi, je sens les vibrations produites par les Damnés qui s'entassent dans le couloir; on dirait presque des pulsations cardiaques. Ils vont continuer à venir jusqu'à ce qu'ils soient assez nombreux pour atteindre le plafond, atteindre la trappe en se mettant debout les uns sur les autres. À cette idée, je me passe les mains sur les jambes.
J'entends un bruit sourd quand le livre de photos tombe sur le plancher. Travis retourne le contenu des coffres et jette tout ce qui lui paraît inutile.
- Qu'est-ce qui se passe, Travis ? Qu'est-ce que tu fais ? je lui demande.
Je me traîne vers les livres. Il y a des photos éparpillées partout; le cheminement de la petite fille à travers la vie n'est plus qu'un tas désordonné. Il lance un autre livre, un que je n'avais pas encore vu, qui crache du papier en dérapant sur le plancher. Des pages jaunies retombent autour de nous en voletant. J'en attrape une qui porte les mots USA Today imprimés en grosses lettres capitales sur le haut. Travis m'interrompt avant que j'aie eu une chance d'en lire plus.
- Il faut qu'on trouve un moyen de sortir d'ici, Mary. On n'a pas beaucoup de temps.
Je me tourne vers la porte qui donne sur le balcon. Elle est toujours fermée.
- Tu as parlé à Harry ?
- Juste pour lui dire qu'on est toujours en vie.
Je vois que la peur entame sa patience.
Je me lève et je marche jusqu'à la porte. Quand je l'ouvre, je vois qu'elle est couverte de flèches. Le vent s'engouffre dans le grenier et les papiers s'envolent. Je regarde l'endroit où se tiennent Harry et Jed, de l'autre côté du vide ; ils m'adressent des signes frénétiques. Ils ont vu que notre maison a été envahie. Ils ont tout vu et ils se demandaient ce qu'on était devenus, Travis et moi.
Une flèche passe en sifflant près de ma tête pour finir dans le grenier. J'entends un cri de douleur et Travis déboule de la pénombre de l'intérieur, la main sur le bras. Du sang coule entre ses doigts.Il jette un regard furibond à Harry, de l'autre côté du gouffre, qui a toujours l'arbalète à la main. Harry hausse les épaules, l'air penaud.
- Dommage qu'Argos soit ici, dit Travis en grinçant des dents. Je me sentirais plus en sécurité si c'était lui qui maniait l'arbalète.
J'essaie d'écarter sa main pour examiner la blessure.
- C'est juste une égratignure, dit-il en me repoussant d'un geste.
Il retourne trier les vêtements et je ne peux pas m'empêcher de sourire quand il déchire une bande de tissu d'une robe rosé à froufrous et se l'enroule autour du bras pour étancher le sang.
Je décroche la flèche du plancher et je déroule le message. Qu'est-ce qu'on fait, maintenant? demande-t-il d'une écriture tremblante. Je ne sais pas quoi répondre, alors je jette la flèche et je rejoins Travis près des coffres. Je m'agenouille à côté de lui et je lui pose une main sur l'épaule.
Assis sur ses talons, il se redresse et frotte sa cuisse, qui semble lui faire mal. Quand il lève la tête pour me regarder dans les yeux, je vois le poids de son angoisse.
–
On va s'en sortir, lui dis-je pour le rassurer.
Mais on sait tous les deux que ce n'est pas certain. Que ce grenier sera peut-être notre tombe.
Argos lâche un aboiement plaintif quand une autre flèche fuse dans le grenier et se fiche dans le plancher.
- Je devrais fermer la porte tant que Harry essaiera d'envoyer ses messages, dit-il.
- Ils sont inquiets. Ils veulent nous aider.
Travis décroche la flèche du sol et la jette dans un coin sombre sans prendre la peine de lire le message.
- On n'a pas le temps de s'occuper d'eux. On doit trouver un moyen de sortir d'ici.
Là-dessus, il se laisse retomber contre le tas de coffres et, en le voyant de profil, je remarque la tension qu'il essayait de me cacher.
- Mary.
Il regarde ses poings serrés, dont les jointures ont blanchi.
- Tu sais ce qui se passe ? Je veux dire... Je vois sa gorge se contracter : il déglutit.
- Est-ce que tu le sens ? ? Cette question le terrifie. Elle reste en suspens dans l'air comme une mauvaise odeur.
- Je ne suis pas infectée, je lui réponds d'un ton ferme, sûre de moi.
Il n'a pas l'air convaincu.
- Tu ne penses pas que je le saurais, si j'avais été infectée ? Tu ne penses pas que les Infectés sentent la mort qui leur ronge les veines ?
Il réfléchit à ce que j'ai dit, puis semble l'admettre.
- Tu me le dirais, si tu l'étais ? demande-t-il en me regardant enfin.
Je m'apprête à lui répondre que oui, bien sûr, mais je ne peux pas.
- Pas avant d'être proche de la fin.
Parce que je ne supporte pas l'idée de lui briser le cœur avant d'y être obligée.
Il ouvre la bouche pour protester, puis la referme et observe les vêtements éparpillés sur le sol, autour de lui. Les coups des Damnés font vibrer le plancher, sous nos pieds, et son visage se contracte dans une expression de terreur et de détermination mêlées.
- Oublions-les, me dit-il - et je ne sais pas s'il parle des Damnés ou des autres, dehors, sur les plateformes. Aide-moi à déchirer ces draps et ces vêtements et à les nouer ensemble. À les tresser s'ils ne sont pas assez solides. On va fabriquer une corde avec.
J'acquiesce et je me place près d'un tas de linge. Je déchire les draps et je les attache avec des nœuds solides. La première robe que je ramasse, c'est la verte que j'ai mise il y a de nombreuses semaines ; pendant que je la mets en pièces, je m'empêche de penser à celle qui la portait. Le tissu se déchire en protestant.
Travis retourne sur le balcon et tire sur les grosses cordes qui faisaient partie d'un pont et qui, désormais, pendent inutilement par terre. Avec le pied de sa jambe valide, il chasse les lattes de bois à mesure qu'il remonte la corde pour en faire un rouleau grossier.
- Est-ce qu'elle arrivera jusqu'à eux ? je lance.
- On va se débrouiller pour qu'elle y arrive, d'une manière ou d'une autre, répond-il sans détourner les yeux de sa tâche.
Il noue si vite les différents bouts de corde pour en faire une seule que ses doigts forment une tache floue.
Je sens le plancher frémir sous mes pieds et je sais qu'Ar-gos l'a senti aussi, parce qu'il a la queue entre les pattes et qu'un grondement sourd sort de sa gorge. Il vient appuyer son corps tiède contre mes jambes, s'interposant entre la trappe et moi.
Comme de l'eau qui coule dans un seau, les Damnés remplissent l'espace en dessous de nous. Je me demande combien de temps il nous reste avant qu'ils arrivent à forcer la trappe et à débouler ici; aiguillonnée par cette idée, j'accomplis ma tâche avec encore plus de diligence.
Une fois que j'ai déchiré chaque robe et attaché tous les morceaux ensemble, je me lève, je m'étire en grimaçant à cause de mes jambes douloureuses, et je rejoins Travis sur le balcon. Je lui demande ce que je peux faire d'autre, et il me répond par un grognement.
Je reste plantée là à le regarder, en me tordant les mains. Je me sens inutile. Le vent qui souffle autour de nous s'engouffre dans le grenier, décollant les papiers du sol pour les laisser retomber mollement vers les Damnés, en bas.
J'essaie de les rattraper au vol, de les sauver, mais le papier s'émiette dans ma main et tombe en poussière. Une page atterrit sur mon pied ; je la ramasse délicatement. Les bords sont irréguliers, comme si c'était un bout de papier arraché à une page plus grande. En haut, ça dit The New York Times en grosses lettres. Et en dessous, en lettres énormes aussi : ÉTATS DU CENTRE RAVAGÉS PAR L'INFECTION.
ÉVACUATION DES HABITANTS VERS LE NORD. C'est accompagné
d'une photo d'une immense horde de Damnés vue du dessus, comme si elle avait été prise par un oiseau.
J'approche la photo pour essayer de mieux voir les détails dans le grain. Je n'ai jamais vu autant de Damnés de ma vie. L'air déterminé, ils forment une cohorte aussi large que longue.
Je recule en titubant dans le grenier, effarée, et j'éparpille les autres pages sur le plancher en quête d'autres photos. Les mots imprimés en grand, à l'encre noire, me crient depuis toutes les pages : GOUVERNEMENT DÉPLACÉ VERS UN LIEU
TENU SECRET; MINISTÈRE DE LA SANTÉ INCAPABLE DE DÉTERMINER
LA CAUSE DE L'INFECTION; DÉFAITE DU DERNIER POSTE DE
RÉSISTANCE, DANS LES ROCHEUSES; FOYERS D'ÉPIDÉMIE DANS LE
MONDE ENTIER; ZONES NETTOYÉES AUJOURD'HUI MENACÉES PAR LES
INFECTÉS, EN PROGRESSION FULGURANTE.
Les doigts tremblants, je ramasse une page qui annonce :
LA VILLE DE NEW YORK EN ÉTAT DE SIÈGE et je vois sur une
photo des bâtiments d'une hauteur inimaginable. Ils sont gigantesques et s'amassent les uns contre les autres, à perte de vue. Rien qu'à les regarder, j'ai le tournis - et je repense aux histoires que ma mère me racontait sur ces tours d'autrefois qui s'élevaient jusqu'au ciel.
Mais je ne pensais pas à des constructions pareilles, je n'aurais jamais imaginé quelque chose de tel !
Je déglutis, le souffle coupé, quand je comprends ce que signifie cette photo. Elle prouve que ma mère avait raison. Que les histoires qu'elle m'a transmises sont vraies.
Qu'il y a un océan. Et qu'il doit être immense.
Je saute sur mes pieds et je cours rejoindre Travis sur le balcon.
- Il faut que tu voies ça! lui dis-je en le tirant par la manche.
Il me regarde d'un air lointain et profondément concentré, avec son pli entre les yeux.
- Tu es prête ?
Il passe devant moi pour entrer dans le grenier. Je le suis en brandissant le papier racorni.
- Travis, regarde cette photo. Regarde ce qu'elle veut dire.
II semble toujours ailleurs; manifestement, il ne comprend pas ce que je lui dis. Un grand coup sourd fait craquer les lattes sous nos pieds et le plancher s'incline au point de me faire tituber, les mains en avant pour me rattraper.
La page s'effrite entre nos mains quand Travis tend les bras vers moi pour me redresser.
- Il faut qu'on se dépêche, Mary ! hurle-t-il en prenant la corde de fortune que j'ai tressée et en l'emportant sur le balcon.
Mon cœur se met à tambouriner, accompagnant le concert des Damnés qui grouillent en dessous de nous. Maintenant que ma photo est fichue, je tombe à genoux et je trie les pages restantes en quête d'autres preuves. Il faut que je revoie ces bâtiments. Mais tout tombe en miettes dès que j'y touche, se disloque, se réduit à néant.
Des larmes de frustration me brouillent la vue. Je ne vois même plus les mots ni les photos, je ne fais que chercher aveuglément quelque chose à garder en souvenir. Pour ne pas oublier. Puis mes doigts passent sur quelque chose de lisse, de plus résistant.
C'est une photo d'un vaste ensemble de bâtiments d'une hauteur invraisemblable, comme sur celle que j'ai détruite il y a quelques instants. Je n'aurais jamais pu croire qu'il existait autant de bâtiments dans le monde, encore moins dans un seul lieu.
La photo est entourée d'une marge jaune vif avec les mots New York City en lettres arrondies.
Avec un sourire, je me lève et mon pied heurte un petit livre qui file sur le plancher du grenier et s'immobilise près de la porte. Je le ramasse. Comparé au Livre sacré, il est minuscule, à peine plus grand que la photo de New York et pas plus épais que mon pouce. Je glisse la photo à l'intérieur du livre et je le fourre dans ma chemise, à l'abri. Sur le balcon, Travis a attaché un bout de ma corde de fortune à la corde plus épaisse, et l'autre bout à une flèche. Il encoche la flèche, vise, retient son souffle et tire.
La flèche s'élève dans les airs, avec sa longue queue de tissu aux couleurs vives qui traîne derrière elle, avant d'aller se planter dans le bord de la plateforme, aux pieds de Harry.
- Joli coup, dis-je.
Les coins de la bouche de Travis remontent et il me fait un clin d'œil.
- C'est l'un des nombreux domaines où je suis meilleur que mon frère.
Je glisse ma main dans la sienne; une bouffée de chaleur monte de mon cou et gagne mes joues, et on regarde Harry détacher la corde de la flèche puis commencer à la ramener vers lui. Travis tient notre extémité de la corde avec sa main libre pour éviter qu'elle pende et s'emmêle parmi les Damnés.
Enfin, on arrive au bout de mes bandelettes tressées et la grosse corde s'avance au-
dessus du gouffre qui nous sépare. Je la regarde enjamber le trou en tremblant de peur, et je n'arrête pas de comparer mentalement la longueur de corde qui reste sur le balcon et l'espace qu'il reste à parcourir.
Je pourrais pleurer de soulagement quand Harry attrape la grosse corde et l'enroule autour d'une branche solide de leur arbre. Travis tend la corde de son côté et l'attache à une poutre, dans le grenier. Le plancher tremble si violemment sous nos pieds que je suis obligée de m'accrocher à Travis pour ne pas perdre l'équilibre.
Je ressers vite et je jette un coup d'œil à l'intérieur; la trappe est prête à céder. Argos court autour en aboyant et en grondant. On n'a plus beaucoup de temps.
28
Sans perdre un instant, Travis se précipite dans le grenier. J'entends du fracas quand il retourne un grand tonneau qui était plein de farine pour le vider. Un nuage de poudre le dérobe à ma vue. Entièrement couvert d'une fine couche de poussière blanche, il apporte le tonneau sur le balcon. Je voudrais pouvoir rire de sa blancheur fantomatique, mais sa peau a la couleur de la mort.
La couleur des Damnés.
Je pose une main sur la sienne et je la serre. Il essaie de me sourire.
Pendant que je convaincs Argos de sauter dans le tonneau, Travis prend un reste de corde pour fabriquer un harnais qu'il place autour et qu'il fixe à la corde tendue au-dessus du vide pour que le tonneau puisse riper de notre balcon à leur plateforme.
Argos gémit, donne des coups de griffes sur les parois, et c'est tout juste si j'arrive à l'empêcher de sauter dehors.
- Il faut que tu y ailles avec lui, me dit Travis.
- Et toi ?
- S'il te plaît, Mary, ne discute pas. Fais-le pour moi, je t'en prie.
Des gouttes de sueur commencent à perler dans la poussière de farine, sur son visage, et je vois à quel point ses muscles sont tendus. À quel point il a peur. Alors je hoche la tête et je grimpe dans le tonneau, en serrant contre ma poitrine Argos qui se tortille.
- Baisse-toi ! me crie Travis.
Je rentre la tête dans le tonneau, et aussitôt, j'entends un gros son creux. Je décolle les yeux de quelques millimètres au-dessus du rebord et je vois une flèche qui dépasse du tonneau, à l'endroit où ma tête se trouvait deux secondes avant. Argos aboie bruyamment, comme s'il était vexé que Harry ait si mal visé. La corde que j'ai tressée est attachée à la flèche. Travis me la fourre dans la main. L'autre bout est tendu vers la plateforme.
- Tiens-toi bien, dit Travis.
Il pousse le tonneau hors du balcon et, avant que j'aie eu le temps de hurler, de protester ou de l'embrasser pour lui dire au revoir, voilà qu'on se balance dans le vide.
Je suis obligée de me bagarrer avec Argos, qui se débat contre moi, gémit et gratte.
Quand Harry commence à donner des coups secs sur la corde tressée pour nous faire traverser le fossé, je manque lâcher prise.
Dès qu'on arrive de l'autre côté, Harry m'aide à sortir du tonneau et Argos se met à courir autour de nous, en projetant des nuages de farine à chaque pas. Je suis encore en train de tousser, secouée par de grands frissons, quand j'entends Cass s'étrangler d'horreur en regardant la maison d'où je viens.
Je me retourne. Travis est suspendu à la corde, et s'y cramponne maladroitement.
Il enroule péniblement sa jambe blessée autour de la corde pour s'arrimer plus solidement, puis il glisse et ses deux jambes se décrochent, si bien qu'il ne se tient plus qu'avec les bras.
Ensuite, ses doigts lâchent prise et il retombe sur le balcon. Il s'essuie les mains sur son pantalon, dégageant des nuages de farine.
- Il faut qu'on renvoie le tonneau, dis-je.
- On n'a pas le temps, réplique Jed.
J'entends d'ici, au bord de notre plateforme, l'insistance des Damnés qui tambourinent contre les murs de nôtre-ancien refuge. Travis jette un coup d'œil par-dessus son épaule, et je vois qu'il devient livide et se met à trembler de tout son corps.
Ma gorge se noue quand il tend une main vers la corde et enroule les doigts autour pour la seconde fois.
Harry me prend par les épaules, comme pour me réconforter ou me protéger ou m'aider à tenir debout. Je voudrais me libérer de cette diversion inutile, qui me détourne de ma mission : concentrer toute mon attention sur Travis au cas où je pourrais l'aider à traverser par ma seule volonté.
Il trébuche et le voilà qui pend dans le vide, avec les jambes qui s'agitent. Derrière lui, les Damnés déboulent par la porte du grenier et se dirigent vers le balcon en se bousculant. Travis se mord la lèvre et j'ai l'impression qu'on retient le même souffle.
Parmi les Damnés, une jeune femme aux cheveux roux orangé tend la main vers Travis, qui pendouille comme un appât. En essayant de l'atteindre, elle tombe du balcon et ses mains dérapent le long de ses jambes, puis se referment sur ses pieds.
Tout d'un coup, Travis ne tient plus la corde que d'une seule main.
La Damnée se hisse et son visage est de plus en plus près du pied de Travis. Je vois déjà des gouttelettes de sang là où elle lui enfonce ses ongles déchiquetés dans la chair. Sa bouche se rapproche. Travis a les doigts qui glissent ; certains ont déjà lâché prise.
Comme secouée par une décharge électrique, j'esquisse un mouvement vers la corde.
Je voudrais hurler, mais le cri reste coincé dans ma gorge et m'étrangle. Du sang commence à goutter sur les mains de la Damnée, qui se mettent à glisser, alors elle redouble ses efforts.
Un autre Damné tombe du balcon en bondissant vers Travis et entraîne dans sa chute la femme qui était suspendue à son pied. Débarrassé de ce poids, Travis se balance vers l'avant et passe les deux jambes autour de la corde. Il penche un peu la tête en arrière et je sais que la horde de Damnés qu'il voit devant ses yeux est à peine à plus d'un mètre.
« Avance ! » voudrais-je hurler, mais je garde le silence. Je sens que Jed et Harry crient la même chose dans leur tête.
Une main après l'autre, Travis progresse vers nous. Dans le concert de gémissements assourdissants, la corde s'affaisse sous son poids, le rapprochant de la horde de Damnés amassée en dessous.
Je comprends que le tonneau qui nous a amenés ici, Argos et moi, était trop lourd. On a dû desserrer les nœuds ou user les fibres de la corde.
À cet instant, le monde devient trop lumineux; c'est la lumière d'un jour mourant et le soleil me brûle les yeux tandis que je regarde Travis se tirer à la force du poignet vers notre plateforme.
La corde descend encore sous son poids, et tout d'un coup, on entend un nouveau bruit. Un craquement, et la vieille corde commence à se désintégrer.
Je m'avance, mais Harry me retient.
- On ne peut rien faire, dit-il - mais je le repousse d'un coup d'épaule.
Je me jette à plat ventre sur la plateforme et je rampe vers le vide, m'approchant autant que je l'ose.
- Travis ! j'appelle. Il faut que tu te dépêches, Travis.
Il secoue la tête, les mains tétanisées. Un des Damnés sort du grenier en titubant, débarque sur le balcon et se jette sur lui. En tombant, il heurte la corde et la fait tressauter, produisant de nouveaux craquements.
La corde s'affaisse encore plus. Elle est atrocement bas. Les Damnés qui sont en dessous de Travis sont déchaînés, maintenant. Ils se tendent vers lui et leurs doigts semblent se rapprocher à chaque instant.
- Travis, écoute-moi. II secoue de nouveau la tête. L'envie de pleurer me fait une boule dans la gorge et les mots y restent coincés.
- La corde est en train de céder, me dit Jed à voix basse pour que Travis ne puisse pas l'entendre. Il n'y arrivera pas.
- Tu ne devrais pas regarder ça, Mary. C'est Harry. Il parle tout bas, murmurant avec douceur en venant se planter au-dessus de moi.
- Non, je ne l'abandonnerai pas!
Je me lève et je prends la corde entre mes mains comme si je pouvais le tirer jusqu'à nous, le soulever pour l'éloigner de la horde qui est en dessous.
La corde frémit sous mes doigts ; les vibrations causées par les muscles tressautants de Travis se répercutent dans chaque fibre. Je voudrais fermer les yeux et me tirer jusqu'à lui, je voudrais être à ses côtés et le ramener moi-même.
Mais je sais que ça ne servirait à rien d'aller le chercher. La corde céderait sous notre poids combiné et on mourrait tous les deux.
Je le regarde. Il tremble comme un appât jeté à l'eau.
-Travis.
Ma voix évoque un grondement et on entend bien que je n'admettrai aucune discussion.
- Travis, tu vas m'écouter ! Oublie les Damnés, oublie la corde. Oublie tout sauf ma voix. Ferme les yeux et concentre-toi sur ma voix.