Les mêmes, le duc de Clerval. La Tour, annonçant M. le duc de Clerval.
Célie.
Ah ! Qu’il entre, La Tour, qu’on dise là-bas que je ne veux absolument voir personne de la journée ; et que le suisse le retienne bien ; entendez-vous ?
La Tour.
Oui, madame. Mais cet ordre sera, je crois, fort inutile ; et à l’heure qu’il est, madame n’a pas de visite à craindre.
Célie.
A l’heure qu’il est !
La Tour.
Oui, madame, à cause du tems qu’il fait.
Célie.
Que vous êtes impatientans, vous autres, avec vos raisons ! Les importuns ne marchent-ils point par tous les tems ? Le duc entre. ah ! Bonsoir, mon cher duc. Que vous vous êtes fait attendre ! Se peut-il que vous sçachiez à quel point votre présence m’est nécessaire, et que vous ayez la barbarie de m’en priver !
Le Duc.
Je ne croyois en vérité pas, ma chère Célie, que mon absence dureroit si long-tems, surtout, étant parti, sûr de l’agrément de ma charge : mais j’avois à traiter avec le ministre de choses particulières ; et puis une promotion qui est venuë tout d’un coup sur le tapis m’a arrêté encore. Je voulois finir mes affaires, savoir si, par hazard, je n’étois pas oublié dans la promotion ; et tout cela m’a arrêté jusqu’à cette après-dînée. Enfin, j’ai tout terminé ; et vous voyez à la fois, en ma personne, un des… de sa majesté et un lieutenant-général de ses armées. Ne vous parois-je pas bien vénérable ? Il salue la marquise et lui baise fort tendrement la main.
La Marquise.
Nous vous faisons, sur tant d’honneur et de gloire, nos trés-sincéres complimens ; mais, sans y mettre d’humeur, il me semble que vous auriez pu les recevoir plus tôt.
Le Duc.
Puisque je ne l’ai pas fait, cela ne doit point vous paroître vraisemblable. Premiérement il falloit que je remerciasse…
La Marquise.
Ah ! Sans doute ! Vous avez dit au roi de fort belles choses. Pourriez-vous retrouver quelques traits de votre harangue ? Je crois que cela étoit lumineux.
Le Duc.
Mais il n’en faut pas moins attendre l’instant de se montrer ; j’avois de plus à prêter serment et je n’ai pas, comme de raison, été maître d’en prescrire l’heure.
La Marquise.
Je ne vous attendois qu’aujourd’hui : mais je m’étois flattée que vous viendriez dîner avec nous ; et je suis trés-sérieusement piquée que vous ne l’ayez pas fait. Vous vous êtes donc bien amusé à Versailles ?
Le Duc.
Beaucoup, assurément. Ce n’est pourtant pas la multiplicité des plaisirs que j’y goûtois qui m’y a retenu : j’en étois même parti d’assez bonne heure pour être ici au moins deux heures plus tôt ; mais le tems est si détestable et le pavé est si mauvais que mes chevaux se sont abattus vingt fois, et que j’ai cru tout autant que je serois forcé de coucher en route.
La Marquise.
Ah ! Oui ! Voilà de belles excuses !
Célie.
Mais, duc, ne voudriez-vous rien prendre ?
Le Duc.
Je vous rends graces, madame. J’aurois dîné par pure complaisance, si je fusse arrivé chez vous à tems pour cela ; et je m’en trouverai mieux de ne l’avoir pas fait. Seulement, pour vous faire plaisir, j’approcherai du feu.
Célie.
En effet ! Il doit être gelé.
Le Duc.
Ah parbleu ! Toutes les pelisses du monde ne garantiroient pas du froid qu’il fait aujourd’hui : il est tel que je ne crois point la fameuse et terrible nuit de la retraite de Prague, en avoir essuyé un plus vif. Mais ne passons-nous pas ensemble le reste de la journée ?
La Marquise.
C’étoit mon intention ce matin ; mais j’ai tant d’envie de vous punir…
Le Duc.
Eh ! Quand je ne vous aurois vue que d’un quart d’heure plus tard, eussé-je même, en cette occasion, autant de tort que j’en ai peu, ne me trouveriez-vous pas suffisamment puni ?
La Marquise, en lui tendant la main.
Oui, duc ; et trop même de la peur.
Célie.
Ah ! Monsieur De Clerval, n’auriez-vous pas en chemin recontré M D’Alinteuil ?
Le Duc.
D’Alinteuil ! Non, est-ce qu’il est ici ?
Célie.
Oui, d’hier au soir seulement.
Le Duc.
Parbleu ! Tant pis pour lui. Et il est allé à Versailles comme cela, tout légérement.
Célie.
Assurément ! Et pourquoi donc pas ? Il ne m’a point dit qu’il lui fût défendu d’y paroître.
Le Duc.
Ah ! Ce n’est point cela : mais c’est que Mme De Valsy n’a point du tout l’air de l’y attendre.
Célie.
Bon ! Vous verrez qu’il aura oublié de l’instruire de son retour.
Le Duc.
Mon dieu ! Je ne doute point du tout qu’il ne l’en ait informée ; mais elle pourroit, malgré cela, ne l’en pas attendre davantage.
Célie.
Vous me feriez mourir ! Expliquez-vous. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Le Duc.
Eh bien, madame, puisqu’il faut parler sans détour, c’est qu’il court le risque du monde le plus grand de ne la pas retrouver absolument telle qu’il l’a laissée.
Célie.
Ah ! C’est une calomnie bien atroce et bien du pays d’où vous venez.
Le Duc.
Ma foi, madame, j’ignore si c’est, comme vous le dites, une calomnie du pays ; en tout cas, j’y en ai quelquefois entendu dans lesquelles la vraisemblance n’étoit pas tout à fait si ménagée.
Célie.
Cela m’outre de fureur ! Une femme qui l’adore ! Qui, de notoriété publique, ne vit que pour lui !
Le Duc.
Mais, madame, est-ce que, depuis que vous existez, vous n’avez jamais vu la notoriété aller de côté et d’autre ?
La Marquise.
Qui lui donne-t’on ? Le Duc. Rien autre chose que le petit Frécourt.
Célie.
Un enfant ! Cela peut-il s’imaginer ? Que peut-elle attendre de cela ?
Le Duc.
Comme c’est un calcul qu’elle n’a pas eu la bonté de faire avec moi, c’est ce que j’ignore ; mais ce qui doit vous tranquilliser pour elle, c’est qu’elle a trop d’usage de ces sortes d’affaires pour qu’elle eût pris Frécourt, si elle eût cru, en s’arrangeant avec lui, en faire une si mauvaise.
Célie.
Je n’en reviens pas ! Un enfant !
Le Duc.
C’est peut-être pour se délasser des hommes faits.
Célie.
Si ce que vous me dites est vrai, je plains bien ce pauvre D’Alinteuil, il sera encore plus désespéré que surpris.
Le Duc.
Oh ! Pour vrai, rien ne l’est davantage, ni mieux constaté. Je les ai vus ensemble ; et c’est à qui des deux s’affichera avec le moins de ménagement ; mais est-ce que D’Alinteuil comptoit sur elle à un certain point ? Cela ne se peut pas ! La Marquise. Pardonnez-moi ; le moyen qu’il pût faire autrement ? C’étoit de la part de Mme De Valsy le coup de foudre le plus marqué qu’on eût jamais vu.
Le Duc.
Ah ! C’est autre chose ; je n’ignore pas qu’elle y est sujette ; et quand ce seroit un mal de famille, je n’en serois pas bien étonné ; il y a des races si malheureuses !
La Marquise.
Mais ce petit Frécourt avoit quelqu’un, ce me semble ?
Le Duc.
Oui, une certaine Mme De Sprée, cette grande, grande femme, qui n’a affaire nulle part et que l’on trouve partout, et avec qui Frécourt avoit tout à fait l’air d’une mouche qui se seroit établie sur un colosse. Eh mais, parbleu ! D’Alinteuil n’a qu’à la prendre, lui ; elle ne cherche qu’un vengeur, et j’ai vu même le moment qu’elle alloit présenter un placet pour qu’on lui en fournît un.
La Marquise.
L’idée est, assurément, ingénieuse ; mais si M D’Alinteuil est si désespéré de l’inconstance de Mme De Valsy, il n’a qu’à regarder son aventure avec Frécourt comme une distraction et l’attendre au réveil. Ou je me trompe fort, ou cela ne sera pas bien long.
Le Duc.
Il y a toute apparence ; de plus, quand elle voudroit que cela durât, l’enfant ne le voudroit pas, lui ; car il est convaincu qu’on ne sauroit avoir avec les femmes de trop mauvais procédés ; et en conséquence d’une opinion si raisonnable, il en a déjà perdu deux. Ah ! C’est une jolie créature ! Sans principes, sans mœurs, méchant déjà comme un aspic, ne disant pas un mot de vrai. Son éducation n’a sûrement pas été perdue ; aussi étoit-il en main de maître.
La Marquise.
Ah ! Laissons pour ce qu’ils sont tous ces gens-là. Dites-moi un peu, je vous prie, Monsieur De Clerval, avez-vous vu là-bas la petite duchesse ? Sauriez-vous pourquoi je ne saurois obtenir un mot de réponse ?
Le Duc.
Ah parbleu ! Oui, madame. Vous écrire ! Elle est vraiment bien en état de cela !
La Marquise.
Ah ! Mon dieu ! Vous me faites trembler ! Que lui est-il donc arrivé ? Seroit-elle malade ?
Le Duc.
Rassurez-vous, marquise, elle n’en mourra point : ce qu’on croit, du moins, c’est que, tout uniment, Plessac l’a quittée et qu’elle en est d’une désolation incroyable.
La Marquise.
Plessac l’a quittée ! Ne plaisantez-vous pas ? Le Duc. On ne peut pas moins.
La Marquise.
Plessac l’a quittée ! Voilà encore un plaisant animal pour se donner les airs d’être inconstant ! Cela lui va bien ! Et qui a-t’il pris, lui ? Car encore faut-il bien qu’il ait pris quelqu’un.
Le Duc.
La grosse comtesse, seulement ; et l’on peut dire qu’à tous égards, ce n’est pas prendre si peu de chose.
Célie.
Mais il faut donc que la tête lui ait tourné d’aller quitter une femme charmante pour une… en vérité, vous êtes aussi trop incompréhensible.
La Marquise.
La grosse comtesse est donc bien fiére ! Eh ! A-t’elle aussi quitté quelqu’un pour prendre Plessac ? étoit-elle, par hazard, en état de faire un sacrifice ?
Le Duc.
Oh ! Oui ; elle avoit depuis douze ou quinze jours un M. Des r, la plus belle créature du conseil qui, dit-on, ne revient pas d’étonnement de la fragilité des honneurs et des plaisirs de la cour. On m’a dit encore qu’il avoit eu l’intention de proposer à la petite d’unir leurs douleurs et leurs cœurs ; mais que quelqu’un qui la connoît et qu’il a consulté là-dessus, lui a conseillé de n’en rien faire. Le pauvre homme en est donc réduit à sécher dans les feux et dans les larmes ! Et pour qui ?
La Marquise.
Tout ce qui se passe dans le monde est, en vérité, bien ridicule ! Eh ! Pourquoi ne revient-elle pas ici ? Elle n’a, actuellement, rien à faire à la cour.
Le Duc.
Pardonnez-moi, madame, elle y est couchée, poussant de hauts cris et n’y voulant voir que fort peu de monde.
La Marquise.
Quelque peu qu’elle y en puisse voir, elle n’y en voit encore que trop. Le beau spectacle qu’elle y donne ! C’est un pays où l’on est bien compatissant et surtout à des malheurs de l’espèce du sien, pour s’obstiner, comme elle fait, à y rester. Il faut qu’elle soit folle ! Je lui écrirai demain que je veux absolument qu’elle revienne ici. Est-ce là tout ce qui est arrivé en inconstances ?
Le Duc.
Ce sont, du moins, les seules marquées et dont on parle.
La Marquise.
Mais ce n’est pas trop en huit jours.
Le Duc.
En effet, j’ai vu des semaines qui rendoient davantage. Ma foi, on a bien raison de dire : tout dépérit.