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1. Les victimes historiques
Horace Frink, l'un des fondateurs de la Société psychanalytique de New York, fut une victime directe des manipulations du père de
la psychanalyse. blen des années après sa mort, sa fille, helen
Kraft, a enquêté sur son histoire : elle a retrouvé sa correspondance avec Freud, avec Doris (sa femme) ainsi qu'avec Angelika Bijur (sa maîtresse), et a reconstitué le puzzle d'une manipulation sordide. Freud s'est comporté avec son père et sa famille comme un
marionnettiste, ne songeant qu'à ses intérêts.
C'est en 1987; lorsqu'elle fit don de cette correspondance aux archives de l'hôpital john hopkins, où son père fut soigné à partir de 1924 par le psychiatre adolf meyer, que cette histoire fut révélée au public.
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L'histoire tragique et véridique d'Horace Frink,
manipulé pour les besoins de la cause
Lavinia Edmunds
Connue pour ses contributions au Magazine John Hopkins, elle vit à Baltimore et écrit
sur le thème de l'éducation.
En février 1921, Horace Frink part pour l'Europe afin d'y entreprendre une analyse avec Sigmund Freud. Alors âgé de 38 ans, il fait partie de cette multitude de jeunes intellectuels irrésistiblement attirée par le 19 Bergasse à Vienne, pour y étudier sous la férule du « maître », comme l'appellent ses apprentis. Frink est de ceux qui aspirent à se former à la
1. La version originale de cet article est parue sous le titre « His Master's choice » (« Le choix de son maître ») dans la revue de l'hôpital John Hopkins - c'est là que, à partir de 1924, Horace Frink fut soigné par le docteur Adolf Meyer. Ce texte a été traduit de l'anglais (États-Unis) par Agnès Fonbonne.
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maîtrise de l'Art, en payant 10 dollars l'heure de divan, pour y fouiller rêves et fantasmes. Freud enseigne en partie la psychanalyse en l'appliquant tout simplement sur ses étudiants.
Frink trouve le procédé fascinant. Il reste à Vienne de mars à juin, quatre mois dont il confie à Meyer qu'ils ont été follement heureux et irréels :
« Du premier soir de mon arrivée jusqu'à ce jour de juin où je suis parti, je me suis réveillé toutes les nuits, en général à trois heures précises, et je restais comme cela, étendu, les yeux ouverts, de une à trois heures... J'étais très heureux et bien plus volubile et gai que je ne l'avais jamais été encore... »
Il y a l'expérience grisante de la journée puis Vienne qui s'offre à lui, la nuit venue. Frink, qui vit à l'hôtel, aime alors enfiler un smoking pour aller danser ou écouter un opéra.
Parmi tous ces jeunes Américains, Freud montre une préférence pour Frink, ne serait-ce que pour son sens de l'humour morbide. Dans une lettre qu'il adresse à l'un de ses disciples américains, A. A. Brill, Freud écrit de son protégé qu'il « montre des signes exceptionnels de profonde compréhension et a tant appris de sa propre névrose [qu'il a] le meilleur espoir pour son avenir de thérapeute ». Abraham Kardner, un autre de ces élèves psychanalystes, dira plus tard à Paul Roazen, historien de la psychologie, que Frink était bien plus brillant et agréable que tous les autres. En outre, souligne Roazen, Frink n'est pas juif, une particularité que Freud, qui l'est, trouve importante s'il veut dépasser les frontières du cercle des intellectuels new-yorkais.
De retour à New York, Frink baigne dans cette mouvance et tente de s'installer pour commencer à pratiquer. Angelika Bijur, richissime héritière de banquiers, fait partie de la haute société, mariée à un homme plus âgé, Abraham Bijur. Quelques années plus tard, en 1912, elle devient la patiente de Frink, et tous deux tombent amoureux. Sur le divan, la jeune femme apprend ce que signifie l'accomplissement de soi. « La cour que m'a faite le docteur F. m'a libérée de la prison où je m'étais enfermée toute seule, déclare-t-elle à Meyer... Au fur et à mesure que je me découvrais, il semblait se trouver à son tour et il me désirait. »
Durant l'analyse de Frink, Freud avait encouragé cette liberté sexuelle. Plus tard, en 1921, dans une lettre qu'il adresse à l'analyste d'Abraham Bijur pour justifier sa conduite, Freud explique :
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« J'ai simplement lu dans l'esprit de mon patient et j'ai compris qu'il aimait Mme B, qu'il la désirait ardemment et n'avait pas le courage de se l'avouer... J'ai dû lui expliquer quelles étaient ses difficultés et je n'ai pas nié que je considérais comme un droit à tout être humain de rechercher la satisfaction sexuelle et l'amour s'il voyait un moyen de les atteindre. Avec sa femme, Frink n'avait trouvé ni l'une ni l'autre... »
Mais Frink est dans le plus profond désarroi. Doit-il divorcer pour épouser son ancienne patiente ? Après ses six premières semaines de séances à se tourmenter auprès du grand psychanalyste, il décide de demander Angelika en mariage. « Après cette décision, tout du moins, cette tentative de décision, j'ai traversé une phase très conflictuelle, confiera-t-il plus tard à Meyer. Je ne parvenais pas à me résigner à abandonner mes enfants. »
Dans un courrier à Meyer, Angelika se rappelle Frink en état dépressif après sa première période analytique avec Freud :
« En juillet, après cinq mois d'analyse, j'ai rejoint le docteur F. à Vienne, suite à ses lettres suppliantes dans lesquelles il me disait qu'il avait besoin de moi pour achever son analyse avec succès. Dès mon arrivée, je l'ai trouvé dans un état que je sais à présent être celui de la dépression. Freud lui a conseillé de me faire venir car d'après lui, il serait guéri avant même que j'arrive. Quand j'ai rencontré Freud, il m'a conseillé de divorcer au nom de ma propre existence qui n'était pas terminée... et parce que si je quittais le docteur F. maintenant, il n'essaierait plus jamais de revenir à la normale et développerait probablement une homosexualité extrêmement refoulée. »
Angelika respecte la consigne, et c'est en compagnie de son amant qu'elle retrouve son mari à Paris, en juillet. Elle lui apprend qu'ils sont amoureux et comptent se marier, avec la bénédiction de Freud. Durant tout le rendez-vous, écrit plus tard Angelika, Frink reste simplement assis, « comme hébété ». Sous le choc, Abraham Bijur est fou de rage. Quelques jours auparavant, sa femme et lui ont fait l'amour, et Angelika lui a offert une paire de boutons de manchettes en perle, d'une valeur de 5 000 dollars. Le trio revient à New York, mais pas dans le même paquebot.
Le temps de la traversée, Frink a rassemblé ses idées. À peine débarqué, il rejoint directement sa femme pour lui annoncer qu'il veut divorcer. Doris écrira plus tard qu'elle aurait fait n'importe quoi pour qu'Horace soit heureux.
Mais, aussi rapidement qu'il a été échafaudé, le projet de Frink et d'Angelika commence à battre de l'aile. L'un comme l'autre doutent du
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bien-fondé de quitter son conjoint respectif, de leur compatibilité de couple et de l'ombre menaçante de la santé mentale de Frink. Dans une lettre qu'il lui adresse le 12 septembre 1921, Freud tente d'être rassurant :
« Voici ce que j'ai répondu à un long message de désespoir de Mme B. : "Ce n'est pas une erreur, soyez gentille et patiente." J'espère que ce n'était pas sibyllin. Elle désirait savoir si j'étais certain de votre amour pour elle ou si je devais avouer que je m'étais trompé. Vous voyez, je n'ai pas changé d'avis et je pense que votre histoire est parfaitement cohérente...
Il est vrai que vous vous donnez beaucoup de mal pour me donner tort, mais je soutiens que j'ai raison...
Quant à votre femme (Doris), je ne doute pas de ses bonnes intentions, mais ses lettres sont détachées et raisonnables. Je suis persuadé qu'une fois l'orage passé, elle redeviendra comme avant.
Mme B. a un cœur d'or. Dites-lui qu'elle ne doit pas éprouver de rancœur envers le travail analytique parce qu'il serait facteur de complications sentimentales. Il ne fait que mettre au jour les difficultés mais il ne les crée pas... Je ne pense pas qu'il soit utile que vous poursuiviez votre analyse... Votre travail est terminé... »
Frink est extatique. Comme le souligne Angelika à Meyer, il vénère absolument Freud ; son attitude est « celle d'un enfant face à l'immense sagesse d'un père, comme le démontrent son acceptation et son obéissance à toutes les opinions de Freud. À l'époque, j'avais le sentiment que Freud incarnait la plus haute autorité. J'avais une confiance totale en lui et j'étais heureuse... ». Lorsqu'il lit la lettre de Freud, Horace Frink écrit immédiatement à Angelika pour lui annoncer qu'ils viennent de recevoir l'approbation des mains même de celui à qui ils ont confié leurs deux âmes :
« Angie chérie, je te joins une copie du courrier de Freud qui, je l'espère, te soulagera autant qu'il m'a soulagé. Je veux conserver l'original, il pourrait un jour intéresser nos petits-enfants. Je suis tellement, tellement heureux. »
Pourtant, cet automne-là, Horace, qui travaille alors comme psychanalyste, est de nouveau assailli par la culpabilité. Il pleure souvent et se plaint d'avoir perdu toute attirance sexuelle pour Angelika. Quand il écrit au Maître (Freud vient juste d'apprendre qu'il est atteint d'un cancer de la bouche) pour demander conseil, celui-ci répond dans un courrier du 17 novembre : « Je suis trop loin pour avoir une quelconque influence... »
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Deux divorces imminents et ie remariage rapide d'un psychanalyste de renom avec son ancienne patiente ont tôt fait de tourner au scandale. Pour l'éviter, Frink demande à sa femme de quitter provisoirement la ville, pour s'installer incognito avec leurs deux enfants. Selon Ernest Jones, dans La Vie et l'œuvre de Sigmund Freud, « à New York, les rumeurs les plus folles étaient courantes et l'une d'entre elles prétendait que Freud lui-même s'était proposé d'épouser la dame en question ».
Malheureuse et innocente, Doris Best ne dit même pas à ses voisins où elle s'enfuit. Son mariage est détruit, Horace l'a quittée pour une liaison sans lendemain, et elle a refusé de s'embarquer dans une analyse avec lui. Déprimée mais conciliante, Doris doit assumer la rupture, l'errance et l'art d'être économe, en déménageant d'hôtels en meublés, flanquée d'Helen encore bébé, et de Jack, leur fils aîné.
Bien moins compatissant, le mari d'Angelika ne décolère pas. Il s'apprête à dénoncer au monde entier le crime moral de Frink, sous la forme d'une lettre ouverte à Freud, qui sera diffusée dans tous les journaux new-yorkais :
« Dr Freud,
Récemment, deux de vos patients, un homme et une femme, sont venus m'in- former qu'ils étaient venus vous voir afin que vous donniez clairement votre accord ou votre refus à leur mariage. Pour l'instant, cet homme est marié à une autre femme, père de leurs deux enfants et lié à l'éthique d'une profession qui exige de ne tirer aucun privilège de la confidentialité due à ses patients et à leur descendance immédiate. La femme qu'il veut épouser maintenant est une de ses anciennes patientes. Il soutient que vous autorisez ce divorce et ce remariage, bien que vous n'ayez jamais rencontré son épouse légitime ni analysé ses sentiments, ses intérêts ou compris ses désirs réels,
La femme qu'il veut épouser est la mienne... Comment pouvez-vous savoir à ma place ? Comment pouvez-vous prescrire un tel diagnostic qui va ruiner le bonheur et la vie de famille d'un homme et d'une femme, sans connaître au moins les victimes, sans au moins vérifier qu'elles méritent une telle punition, sans leur demander s'il n'existerait pas de meilleure solution ?... ... Seriez-vous un charlatan, très cher Doktor ? Répondez-moi s'il vous plaît, cette femme est celle que j'aime... »
c
Heureusement peut-être pour Frink, Bijur meurt d'un cancer en mai 1922, avant que sa lettre ne soit publiée. Son psychanalyste envoya une copie à Freud qui lui répondit que ce courrier était stupide et encourageait simplement l'hypocrisie de l'opinion publique américaine. Entre-temps, Doris Best Frink est allée à Reno en mars pour deman
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der le divorce. Et, bien que les deux femmes ne se soient pas croisées, Angelika a accompli le même voyage à quelques jours près.
Un peu plus tard cette année- là, l'état de Frink s'aggrave, et Freud décide de le reprendre en analyse. Son protégé se retrouve donc à Vienne pour la seconde fois, d'avril à juillet 1922. De cette période, il évoque une sensation « brumeuse » et des « perceptions homosexuelles », notamment à l'égard d'Angelika qui ressemble à « un homosexuel, à un homme, comme un cochon ». Deux mois plus tard, Angelika et Horace participent, tout comme Freud, à la septième Conférence internationale de psychiatrie à Berlin. À cette occasion, Freud offre à Angelika une photo de lui, dédicacée à « Angie Frink, en souvenir de son vieil ami, Sigmund Freud, septembre 1922 », s'adressant à elle comme si elle était déjà l'épouse légitime d'Horace.
Courant octobre, le couple se retrouve à Paris, mais Frink se débat toujours dans sa dépression et sa culpabilité. Freud lui accorde donc trois semaines supplémentaires de cure durant lesquelles son patient est plus dépressif que jamais. À l'insu d'Angelika, il a même demandé à un médecin de veiller sur lui chaque nuit. La jeune femme est très inquiète de l'état de son amant et découvre bientôt qu'il est non seulement sujet à des épisodes maniaco-dépressifs, mais rongé par la maladie depuis 1908 (comme Frink l'affirmera d'ailleurs plus tard à Meyer). En traitement pour la troisième fois, Frink est alors victime d'hallucinations, et se souvient même de « délires ». Tel un lion en cage, il arpente fébrilement les tapis d'Orient du bureau envahi des bibelots du Maître, tout en arrachant les gargouilles qui jaillissent parfois des murs. De retour dans sa chambre d'hôtel, son humeur bascule d'une seconde à l'autre, passant de « l'allégresse à la dépression, de la colère à la peur, et à toutes sortes d'émotions ». Jusqu'à sa baignoire qu'il prend pour une tombe.
Mais cet état dépressif disparaît soudain. Par la suite, Angelika écrit à Meyer :
« Le 23 décembre, Freud a déclaré brutalement que sa psychanalyse était terminée, que le docteur F. l'utilisait à présent pour entretenir sa névrose, qu'il devait se marier, avoir des enfants et parviendrait bientôt à vivre heureux dans les conditions qu'il aurait lui-même conquises »,
Les deux amants se marient à Paris le 27 décembre 1922. Frink se souvient de s'être senti « étrange et irréel ». Le jeune couple part en voyage de noces en Égypte. De retour à New York, un scandale public
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est évité, bien que la plupart des membres de la Société psychanalytique de New York ne soient pas dupes de l'état de santé mentale de Frink et de ce mariage tout aussi louche. Tout juste sorti de son analyse et malgré le choix marqué de Freud pour placer son protégé à la présidence du cercle, Frink n'obtient pas la préférence de tous les Américains de la Société.
Freud, qui cherche sans relâche les moyens de se faire connaître aux États-Unis, s'inquiète que le cas de Frink, s'il était publié, ne vienne ternir l'éclat du mouvement. Dès novembre 1921, dans une lettre qu'il adresse à son ancien patient, il déclare : « J'ai demandé à Angelika de ne pas répéter à des étrangers que je lui avais conseillé de vous épouser parce que vous étiez en état dépressif. Cela serait leur donner une fausse idée de conseil compatible avec une analyse et se retournerait vraisemblablement contre le bon déroulement d'une analyse. » Freud est parfaitement conscient qu'il a besoin d'un leader adapté au mouvement psychanalytique américain, et Frink est son candidat privilégié. À peine le choix du Maître évoqué, son fragile protégé est élu à l'unanimité président de la Société psychanalytique de New York en janvier 1923, alors qu'il est encore en voyage de noces.
Un mois plus tard, au retour du couple, Frink lutte pour garder ses esprits et donne malgré tout quelques conférences à la Société sur les dernières découvertes des travaux de Freud. Le 26 avril, il doit assurer une déclaration sur la technique psychanalytique, lorsqu'il apprend que Doris, son ex-femme, est en passe de mourir d'une pneumonie. Frink prend alors le premier train pour Chatham, dans l'État de New York, où Doris et les enfants se sont installés, mais le médecin présent lui interdit l'accès à la chambre. Doris Best meurt le 4 mai.
« Après sa mort, se rappelle la belle-sœur de Doris, nous l'avons laissé entrer. Il est resté assis à côté du lit pendant une demi-heure, tandis que nous attendions dans le petit salon. Lorsqu'il est descendu, il regardait fixement devant lui puis il a quitté la maison sans un mot, sans un regard pour nous. Nous ne l'avons plus jamais revu ou entendu depuis. »
La garde des deux enfants est attribuée à Horace et Angelika. Peu de temps après, Frink plonge encore plus profondément dans un état de confusion et se montre agressif envers sa nouvelle femme. Un soir, il quitte la maison sans un mot ; une autre fois, il la frappe et lui poche un œil. Très rapidement, Frink devient indésirable à la Société psycha
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nalytique, et, en mars 1924, le président par intérim lit publiquement une lettre expliquant l'absence de Frink pour raison de santé mentale. Durant ce même mois, l'ancien patient de Freud est interné de son plein gré à la clinique psychiatrique Phipps. En retraçant leur période viennoise, Horace, mais surtout Angelika commencent à penser qu'ils sont victimes de la psychanalyse et non pas ses bénéficiaires. Lorsqu'elle informe Freud de la dégradation de leur mariage, le Maître lui répond par télégramme : « Tout à fait désolé. Mais l'argent est ce qui vous a fait échouer. » Il était déjà venu à l'idée d'Angelika qu'en encourageant ce mariage Freud espérait obtenir des fonds de soutien pour le mouvement psychanalytique aux États-Unis. En novembre 1921, il avait écrit à Frink :
« Puis-je me permettre de suggérer néanmoins que votre idée selon laquelle Mme B. [Angelika, ndlt] aurait perdu en partie sa beauté, peut être interprétée comme celle de la perte d'une partie de son argent... Lorsque vous déplorez ne pas saisir votre homosexualité, vous laissez entendre que vous n'êtes pas encore conscient de votre fantasme de faire de moi un homme riche... Si les choses tournent bien, changeons cette donation imaginaire en une véritable contribution au financement pour la psychanalyse... »
Angelika souligne à Meyer que l'argent est effectivement un problème dans leur mariage. Elle a été heureuse de pouvoir le soutenir quand il travaillait encore à ses recherches - elle a financé l'analyse de son mari avec Freud - sans compter ses propres séances qui ont rapporté à son amant à l'époque la majorité de ses revenus pendant deux ans. Et c'est elle qui paie à présent les factures de l'hôpital. Dépendre financièrement de son épouse hérisse Frink.
Se sentant maltraitée par Freud (sentiment qui grandit au fil des années), Angelika tente d'être plus perspicace avec Meyer. Forte, ayant des avis sur tout, elle abreuve le psychiatre suisse de longues lettres dans lesquelles elle exprime son scepticisme à propos de la psychanalyse (« Jusqu'à maintenant, je n'ai encore jamais rencontré de psychanalyste qui ne me semble pas être manifestement névrosé, perdu dans ses théories et incapable de composer avec la vie... »). Elle veut savoir quand et comment sera guéri son mari, car elle doit, autrement, envisager d'organiser sa vie de manière différente.
Meyer est agacé par la détermination de cette femme à se mêler de tout. Rongé par de sombres pressentiments, il cherche à délimiter un
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territoire neutre pour son patient, loin de sa femme, jusqu'à la reconstruction de ses émotions. L'unique visite qu'accorde Meyer à Angelika pour rencontrer son mari dans un hôtel de Baltimore est une catastrophe. Frink ne parvient pas à surmonter son abattement. Freud s'est pourtant montré très positif concernant cet aspect dépressif, comme s'il pouvait l'utiliser d'une manière ou d'une autre pour guérir d'autres personnes. Le 20 février 1922 Freud lui écrit même :
« Car c'est un jeu, dans sa totalité ; votre sadisme refoulé remonte et prend alors la forme d'un humour très fin, aussi cynique qu'inoffensif. Personnellement, il ne m'a jamais fait peur. Vous en jouez tout en vous torturant, ainsi que votre entourage, et vous avancez ainsi progressivement sur le chemin qui vous conduira à la "bonne solution". »
Dans son effort pour maintenir Frink en terrain « neutre », Meyer s'arrange pour lui faire passer l'été ailleurs, d'abord dans un sanatorium puis dans un ranch, au Nouveau-Mexique. Frink apprécie le grand air, les siestes et les nouvelles rencontres, mais, petit à petit, il se sent devenir suicidaire.
Le 31 juillet, l'avocat d'Angelika mandaté par sa cliente fait parvenir une lettre à Meyer : « Mme Frink est fermement décidée à retrouver sa liberté. » Exaspéré, Meyer écrit le 12 août au psychologue Kirby et déclare qu'il est contrarié par l'attitude de Mme Frink :
«... elle met sur le compte de tous les problèmes cette vague idée, probablement exagérée, selon laquelle son époux serait homosexuel. Il m'est très délicat de négocier avec cette extrême simplification d'une philosophie aussi vaste que la domination, domination qu'elle a manifestement aimée quand il n'était encore question que de simples rapports entre mari et femme. Mais je pense qu'elle en a balayé le souvenir. J'écris "délicat" par rapport au freudisme plutôt qu'à Mme F. »
De retour à la clinique à l'automne, Meyer annonce à Frink la décision d'Angelika d'obtenir le divorce. « Il a eu beaucoup de mal à retenir ses larmes, écrit F. I. Wertheimer, interne dans le service. Durant les jours qui ont suivi, le patient était très bouleversé et a pleuré à plusieurs reprises. Wertheimer cite Frink qui déclare un jour : « J'aurais souhaité rester avec ma première femme. Si elle était encore en vie, je reviendrais vers elle. »
Plus la procédure de divorce avance, plus Horace s'enfonce dans la dépression. Il part pour New York afin d'y rencontrer les avocats et fait une overdose de divers somnifères le 27 octobre, chez son vieil ami et
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médecin Swepson Brooks, qui l'héberge durant son séjour dans la ville. Plus remontée que jamais, Angelika prend cet événement pour une vulgaire tentative de récupération et prévient son défenseur qu'elle considère une mort par suicide identique à celle des suites d'une pneumonie. Selon elle, c'est la même chose. Elle veut s'en sortir.
Frink fera d'autres tentatives de suicide, dont une bien plus convaincante. Malgré le comportement « infernal » de son épouse, Frink déclare : « Il y a beaucoup à dire pour sa défense, elle-même n'est pas très bien et épouser un dépressif comporte certainement son lot de nuages sombres. »
Et, là encore, Angelika paie la facture. Cette fois, Frink est interné à l'hôpital McLean de Waverly, dans le Massachusetts. Le 9 décembre 1924, F. H. Packard, son psychologue, écrit à Meyer en affirmant que son patient présente des signes d'amélioration et commence même à concrétiser certaines émotions que lui inspire Freud :
« Il est très acerbe vis-à-vis de lui. Frink soutient que Freud n'a rien compris aux psychoses, que le champ de la psychanalyse se limite aux névroses et que Freud le savait. Selon lui, Freud n'aurait jamais dû tenter de le traiter quand il était en phase psychotique. Le traitement et les conseils qu'il lui donnait étaient tous nuisibles, appliqués au détriment des intérêts de son patient... Sa femme est aussi féroce que lui envers Freud et d'une certaine façon, envers son mari... »
Meyer reste en rapport avec son ancien patient. En 1925, il l'accompagne à l'audience de son divorce et écrit ensuite : « Frink a voulu serrer la main de sa femme, mais Angelika a fermement refusé. » À la fin de l'audience, Meyer dépose courtoisement la jeune femme à la gare et raccompagne ensuite Horace à sa chambre.
Après avoir récupéré ses deux enfants, Frink pratiqua un peu la psychanalyse à New York, jusqu'à l'arrivée d'un nouvel épisode maniaco-dépressif, en 1927. L'année précédente, il s'était installé dans une petite pension de Hillsdale avec ses enfants, non loin de la terre de ses ancêtres, dans l'État de New York. D'après sa fille, Helen Frink Kraft, il vécut cette période assez paisiblement, sans accident dépressif majeur, sauf pendant la dernière année de sa vie. La famille vécut sur les accords financiers ordonnés par le tribunal en faveur des enfants, lors du jugement de divorce. Helen garde de bons souvenirs de son père, au volant de sa voiture, chinant chez les antiquaires du Berkshires. Bien qu'il n'ait jamais écrit d'autres livres et n'ait que très peu prati
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qué son métier, Frink paraissait heureux et ne mentionna jamais à sa famille le rôle qu'avait joué Freud dans sa vie. La famille déménagea à Chapel Hill où Jack, son fils aîné, entra à l'université de Caroline du Nord. Son père y donna quelques conférences, prit quelques patients, puis, en 1935, il épousa Ruth Frye, un professeur qu'il avait rencontré à Southern Pines.
Horace Frink mourut d'une maladie cardiaque le 19 avril 1936, à l'âge de 53 ans. On retrouva un paquet de lettres d'amour posé à côté de son lit. L'une d'entre elles est écrite de la main de Doris et porte un cachet viennois :
« Après ton départ hier soir, j'ai eu envie de faire mes valises pour te suivre. Je désire tellement que tu parviennes à une solution qui t'apporte paix et bien-être. Mais si tu préfères que les choses demeurent ainsi, sache que je me résigne volontiers à tous les sacrifices, tout en craignant, malgré mes efforts, de ne jamais être à la hauteur de ce que tu attends... Bien que je ne puisse t'en parler, j'ai le sentiment que tu as traversé beaucoup de tristesse et j'ai hâte que tu trouves le bonheur... Mais je n'arrive pas à croire qu'il soit là où Freud le pense... Être à tes yeux ce que tu désires que je sois m'offrirait définitivement la plus grande joie au monde... »
Emma Eckstein fut la première femme psychanalyste formée par Freud. Issue d'une famille en vue de la bourgeoisie viennoise, très uée au
mouvement social-démocrate - l'un de ses frères, gustav eckstein,
était un proche du leader socialiste Karl Kautsky, et sa sœur Therese
schlesinger fut l'une des premières femmes à entrer au parlement -, elle était elle-même très active dans le mouvement féministe de
l'époque. Elle devait rester célibataire jusqu'à la fin de sa vie:
L'existence d'Emma Eckstéin ne fut révélée qu'en 1966, et ce n'est qu'en 1985, grâce à la publication de la correspondance
complète entre freud et fuess par jeffrey masson, que l'on put connaître enfin sa désolante histoire : l'absurdité des événements y rivalise avec l'incompétence et la maltraitance dont elle fut victime
La saignée d'Emma
Mikkel Borch-Jacobsen
Emma Eckstein (1865-1924) commença son analyse avec Freud en 1892 et la poursuivit, pour autant qu'on sache, jusqu'en 1897. Cela fait d'elle l'une des toutes premières patientes à bénéficier du nouveau traitement « psychanalytique » inventé par Freud. On ne sait pas très bien quels symptômes elle présentait, si ce n'est qu'elle souffrait d'ennuis gastriques et de dysménorrhées (c'est-à-dire de règles douloureuses). Ce qui semble avoir été la raison pour laquelle Freud fit appel à son ami Wilhelm Fliess à la fin de l'année 1894. Fliess attribuait en effet les dysménorrhées (entre autres symptômes) à la masturbation et il se targuait de les faire disparaître grâce à l'application de cocaïne sur la muqueuse nasale ou, dans les cas les plus rétifs, à une opération des cornets du nez : Fliess avait élaboré une théorie de la « névrose nasale réflexe », qui établissait une relation particulière entre le nez et l'appareil génital féminin. Freud était un fervent adepte de la « thérapie nasale » de son ami et prescrivait généreusement de la cocaïne à ses patients pour toutes sortes de symptômes psychosomatiques et neurasthéniques. Dans le cas d'Emma Eckstein, Freud paraît avoir décidé qu'un traitement plus énergique s'imposait, car il demanda à Fliess de venir spécialement de Berlin pour opérer les cornets de sa patiente (d'après une lettre du 24 janvier 1895, il semble qu'il s'était lui- même fait opérer par son ami peu de temps auparavant).
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L'opération eut lieu à ia mi-février 1895, après quoi Fliess retourna à Berlin. Le 3 mars, Freud fit paraître un compte rendu d'un ouvrage du neurologue Paul Julius Moebius dans lequel il évoquait les « succès thérapeutiques surprenants » obtenus grâce à la « technique audacieuse »2 du docteur Fliess, de Berlin. Mais, pas plus tard que le lendemain, il avouait au même docteur. Fliess que la patiente sur laquelle il venait d'expérimenter son audacieuse technique n'allait décidément pas bien du tout. Le nez d'Emma était enflé et douloureux au point qu'il fallait lui donner de la morphine : il présentait des sécrétions purulentes qui dégageaient une odeur fétide, et, le jour précédent, un bout d'os brisé de la taille d'une petite pièce de monnaie s'était détaché, provoquant une hémorragie massive. Quatre jours plus tard, Freud était en mesure d'expliquer cet inquiétant état de choses. L'état d'Emma ayant empiré, il avait fait appel en toute hâte à un chirurgien de ses amis, Rosanes, pour essayer d'arrêter les saignements. Rosanes avait remarqué un bout de fil dans le nez et avait tiré dessus... extrayant du coup un demi-mètre de gaze puante que Fliess avait oublié lors de l'opération! L'extraction de la gaze avait déclenché une hémorragie telle que la vie de la patiente avait paru un moment sérieusement en danger. Réalisant l'énormité de la faute professionnelle de son ami, Freud s'était senti mal et avait du quitter la chambre précipitamment.
Emma resta plusieurs semaines entre la vie et la mort, à tel point que Freud la donna un moment pour « perdue ». La désastreuse opération de Fliess la laissa défigurée à vie, avec un renfoncement à l'endroit où l'os du nez avait été cassé. Et, pourtant, de façon tout à fait étonnante, Emma ne semble pas en avoir voulu aux deux apprentis sorciers qui lui avaient imposé ce calvaire. Non seulement elle poursuivit son analyse avec Freud comme si rien ne s'était passé, mais elle continua à vénérer le souvenir de Fliess « par-delà l'accident non désiré » (lettre à Fliess du 13 mars 1895). Bel exemple d'« amour de transfert », comme diraient les psychanalystes.
Quant à Freud, les lettres de cette période le montrent très secoué par l'incident et parfaitement conscient de sa gravité, contrairement à Fliess qui semble avoir voulu se laver les mains de toute l'affaire en attribuant les hémorragies d'Emma à une erreur de Rosanes, puis, dans
2. S. Freud, « La migraine, de Moebius », Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. 3, J. Laplanche (sous la dir. de), Paris, P.U.F., 1989, p. 103.
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un second temps, à l'hystérie de la patiente. Toutefois, le désir d'exonérer Fliess et de maintenir la validité des théories qu'il partageait avec lui fut le plus fort. Dans une série de lettres envoyées à Fliess au printemps de l'année suivante, Freud informa son ami qu'il avait enfin trouvé 1' « explication » des saignements de nez d'Emma, ainsi que de ses règles abondantes. Il s'agissait bien, en effet, de saignements hystériques : ils exprimaient, depuis son enfance, un désir (Wunsch, Sehnsuchi) inconscient d'être traitée et aimée par un médecin3. Bref, si Emma avait failli saigner à mort, c'est parce qu'elle (ou son inconscient) le voulait bien !
On a ici l'une des toutes premières mentions chez Freud de l'idée d'accomplissement fantasmatique de désir, et, en l'occasion elle sert, de façon particulièrement absurde et odieuse, à disculper le médecin en rendant la patiente responsable de sa propre maladie. Quelques mois plus tard, tout préoccupé qu'il était des ressemblances entre les « confessions » de séduction perverse de ses patients et les aveux de commerce sexuel avec le Diable obtenus sous la torture par les Inquisiteurs, Freud écrivit triomphalement à Fliess :
« La Eckstein a une scène où le diable lui plante des aiguilles dans les doigts et place ensuite un bonbon sur chaque goutte de sang. En ce qui concerne le sang, tu n'es absolument pas coupable4. »
Une semaine plus tard, autre « scène », autre exonération :
« Imagine-toi que j'ai obtenu une scène à propos de la circoncision d'une fille. Le découpage d'un morceau des petites lèvres (lesquelles sont encore plus courtes aujourd'hui), le suçage du sang, après quoi Ton a donné à l'enfant le petit morceau de peau à manger. (...) Une opération que tu as pratiquée un jour a été affectée par une hémophilie causée de la même façon5. »
Ce n'était donc pas le bourreau Fliess qui était responsable de ces flots de sang, c'était la sorcière Emma.
À la fin de la même année, Freud récompensa la fidélité sans failles d'Emma en lui envoyant des patients, chez qui elle trouva immédiatement des scènes de séduction paternelle rigoureusement identiques à
3. S. Freud, Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904, J. M. Masson (sous la dir. de), Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, p. 195-196.
4. Ibid., p. 238.
5. Ibid., p. 240.
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celles postulées par son analyste. La première psychanalyse didactique de l'histoire avait fonctionné à merveille. En 1904, Emma Eckstein publia un petit livre sur La Question sexuelle dans l'éducation des enfants dans lequel elle reprenait les thèses de Freud et de Fliess sur la nocivité de la masturbation, un sujet qui semble lui avoir tenu particulièrement à cœur. Freud, comme on le sait par sa correspondance avec elle, l'avait aidée de ses conseils durant la rédaction de son livre et en avait même écrit un compte rendu favorable, qui fut refusé par la Neue Freie Presse.
Selon son neveu Albert Hirst, Emma refit une seconde analyse avec Freud autour de 1910, à l'époque où il était lui aussi sur le divan du professeur. Emma ne parvenait plus à marcher et restait confinée au lit, une prostration que Freud attribuait à une rechute dans sa névrose de naguère. Dora Teleky, un médecin bien connu de Vienne, l'opéra d'un abcès à l'abdomen et provoqua un rétablisement immédiat, ce qui semblait indiquer que son symptôme était d'origine purement soma- tique. Toujours selon Hirst, Freud était furieux : « Je me souviens à quel point Freud était indigné par cette ingérence du docteur Teleky, et il a immédiatement mis fin à l'analyse en disant "Eh bien, c'est la fin d'Emma. Cela la condamne définitivement, personne ne peut guérir sa névrose"6 ». Un patient qui guérit pour de mauvaises raisons ne peut évidemment pas être guéri.
Renvoyée du divan, Emma Eckstein finit par retourner au lit, où elle resta jusqu'à sa mort en 1924. Il fallut attendre 1966 pour qu'on apprenne son existence par un article de Max Schur7 et 1985, date de la publication des lettres complètes de Freud à Fliess en anglais, pour qu'on puisse prendre directement connaissance de la triste histoire de ses rapports avec Freud. Dans l'édition précédente, tous les passages où elle était mentionnée avaient été soigneusement expurgés.
6. Entretien avec Kurt R. Eissler du 16 mars 1952, Freud Collection, série ZR, Manuscript Division, Library of Congress, Washington, D.C., Cité in J. M. Masson, The Assault on Truth. Freud's Suppression of the Séduction Theory, New York, Harper Collins, 1992 (3e éd.), p. 257.
7. M. Schur, « Some additional Mday residues" of the specimen dream of psychoanalysis », Psychoanalysis, A General Psychology : Essays in Honor of Heinz Hartmann, R. M. Lôwenstein, L. M. Newman, M. Schur et A. J. Solnit (sous la direction de), New York, International Universities Press, 1966. Voir également M. Schur, La Mort dans la vie de Freud, trad. fr. Brigitte Bost, Paris, Gallimard, 1975.
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TAUSK, LE SUICIDÉ DE LA PSYCHANALYSE
La profession de psychanalyste n'est pas sans danger, à en juger par le taux de suicides dans ses rangs. Selon les calculs d'Elke Muhlleitner8, sur les 149 membres de la Société psychanalytique de Vienne entre 1902 et 1938, neuf se suicidèrent, soit 1 personne sur 17. Comme Freud le faisait remarquer à Jung après que l'assistant de celui-ci, Jakob Honegger, se fut lui aussi ôté la vie : « Vous savez, je crois que nous usons pas mal de monde. »
L'une de ces pièces « usées » fut Viktor Tausk (1879-1919), l'un des premiers disciples de Freud. Tausk, venu à Vienne en 1908 pour étudier la psychiatrie et se former auprès de Freud, devint très vite l'un des membres les plus actifs de la Société psychanalytique de Vienne. Lou Andreas-Salomé, dont il était l'amant et qui avait bon goût, le considérait comme le plus brillant des disciples de Freud. Celui-ci appréciait sa fidélité et son orthodoxie indéfectibles (Tausk avait été particulièrement virulent contre Adler et Jung), mais il se sentait également menacé par sa capacité à deviner, voire à devancer ses propres idées9.
De retour à Vienne après la guerre de 1914-1918, durant laquelle il avait servi comme psychiatre militaire, Tausk demanda à Freud de le prendre en analyse. Freud refusa, ce que Tausk ressentit, à juste titre, comme un rejet de la part de celui qu'il avait si loyalement servi pendant toutes ces années. Pire encore, Freud l'envoya sur le divan de Helene Deutsch, une novice de cinq ans sa cadette qui était elle-même en analyse chez le professeur. Ravalant sa fierté, Tausk s'exécuta. Selon le témoignage de Helene Deutsch, recueilli bien des années plus tard par Paul Roazen, l'analyse de Tausk se passa en récriminations interminables à l'égard de Freud, qu'elle-même transmettait à ce dernier durant sa propre analyse. Freud, en retour, se plaignait amèrement de Tausk, jusqu'au moment où, excédé, il plaça Helene
8. E. Muhlleitner (en collaboration avec J. Reichmayr), Biographisches Lexikon der Psychoanalyse. Die Mitglieder der Psychologischen Mittwoch-Gesellschaft und der Wiener Psychoanalytischen Vereinigung 1902-1939, Tubingen, Edition Diskord, 1992.
9. Sur tout cela, voir P. Roazen, Brother Animal. The Story of Freud and Tausk, New York, Knopf, 1969.
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Deutsch devant le choix suivant : ou bien elle mettait fin à l'analyse de Tausk, ou bien lui-même mettrait un terme à la sienne. Un tel « choix » était bien sûr un ordre. Vers la fin mars 1919, Deutsch donna congé à Tausk, qui se voyait donc définitivement exclu des faveurs de Freud et, par voie de conséquence, de la communauté analytique.
Le matin du 3 juillet 1919, à l'heure grise, Tausk écrivit une longue lettre à Freud pour exprimer tout le respect et l'admiration qu'il avait pour lui. Puis il monta sur une chaise, se noua un fil de rideau autour du cou et se tira une balle dans la tempe avec son pistolet d'officier. On le retrouva pendu.
Freud rédigea une nécrologie dans laquelle il vantait les multiples contributions de Tausk à la psychanalyse. À Lou Andreas-Salomé, par contre, il exprima sans détour son soulagement d'être enfin débarrassé de ce disciple fidèle, trop fidèle :
« Dans la lettre qu'il m'a écrite, il me jurait sa fidélité indéfectible à la psychanalyse, me remerciait, etc. Mais ce qu'il y avait derrière tout cela, nous ne pouvons le deviner. Après tout, N passait son temps à se battre avec le fantôme du père. J'avoue qu'il ne me manque pas vraiment : cela fait longtemps que je me suis rendu compte qu'il ne pouvait plus nous être de service, qu'en fait il constituait une menace pour le futur10. »
Il semble assez évident que le « fantôme du père » n'était autre que Freud lui-même, et c'est bien ainsi que l'entendaient les membres de la petite « horde » freudienne. À Roazen, Helene Deutsch devait confier plus tard que le suicide de Tausk était celui de Freud, non le sien. Quant à Paul Federn, il écrivit à sa femme que Tausk s'était suicidé parce qu'il avait eu le malheur de déplaire à Freud.
Est-ce bien la raison? Ce qui pousse un homme à en finir reste à jamais obscur. Mais, le moins qu'on puisse dire, c'est que, dans le cas de Viktor Tausk, la psychanalyse n'a guère contribué à lui donner le goût de la vie.
10. Passage expurgé dans la première édition de la correspondance Freud/Andreas-Salomé.
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Violant les règles de l'analyse qu'il avait lui-même édictées, Freud
psychanalysa sa propre fille, anna. celle-ci, au départ institutrice, deviendra ensuite l'une des plus célèbres psychanalystes d'enfants.
Irrémédiablement marquée par l'unique homme de sa vie que fut son
père, elle apparaît comme une sorte de vierge sacrée de la psychanalyse, héritière du génial fondateur et gardienne du temple.
Patrick Mahony décrit les conditions et les conséquences déplorables de cette « analyse incestueuse ».
Freud
thérapeute
familial
Patrick Mahony
Il est professeur de littérature anglaise à l'Université de Montréal et psychanalyste. Il a écrit plusieurs livres sur les cas les plus célèbres de Freud.
Freud inventa la première thérapie familiale lorsque, pour le meilleur et surtout pour le pire, il entraîna sa fille dans un traitement incestueux et impossible.
Les activités d'écriture de Sigmund Freud comme de sa fille demeurèrent très longtemps intimement reliées à leur analyse domestique, épisode de l'histoire de la psychanalyse tout aussi étrangement remarquable, quel que soit l'angle sous lequel on l'aborde. La première analysecd'Anna dura d'octobre 1918 à l'été 1922, à raison de six séances par semaine, séances qui se déroulaient à dix heures du soir12. Un mois à peine avant d'entreprendre le traitement sa fille, Freud13 expliquait,
11. Traduit de l'anglais par Marie-Cécile Politzer. Ce texte est initialement paru dans Freud and the History of Psychoanalysis, ed. T. Gelfand et J. Kerr, copyright by The Analytic Press, Inc., 1992.
12. Cf. E. Young-Bruehl, Anna Freud : A Biography, New York, Summit books, 1988, p. 115 ; Anna Freud, une biographie, tr. J.-P. Ricard, Paris, Payot, 1991 ; P. Roazen, Freud and His Followers, New York, Knopf, 1975, p. 438-440.
13. S. Freud, « Le thème des trois coffrets », Standard Edition, 12, Londres, Hogarth Press, 1958, p. 289-301.
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lors d'une conférence, qu'une analyse devait se pratiquer dans la privation et l'abstinence14. Bien qu'ouvertement dirigé contre les techniques de Ferenczi, ce conseil peut être réinterprété dans un contexte plus large : ce serait une critique de l'aventure familiale dans laquelle Freud était sur le point de s'engager, et de ses dangers. Quoi qu'il ait pu en sortir de positif, cette analyse était essentiellement une mise en scène de l'œdipe, joué d'un côté comme de l'autre du divan ; au négatif, il en résulta notamment qu'Anna, victime de ses inhibitions envers l'amour- objet, s'engagea dans une vie entière de privation.
L'analyse incestueuse d'Anna trouva son dérivatif dans un essai publié en 1923, Fantasme d'être battu et rêverie diurne, texte qui lui permit également d'entrer à la Société psychanalytique de Vienne. Cette initiative mérite bien le nom de « Viennagate ». Qu'Anna Freud ait publié un article issu de son œdipe en mai 1922, quelque six mois avant qu'elle commence elle-même à recevoir des patients, démontre en partie le caractère unique de son texte : pour la première fois peut-être (et la seule ?) de l'histoire de l'analyse, l'article sur lequel un candidat devait être jugé se fondait - bien qu'elle affirmât le contraire15 - sur sa propre analyse, le président d'honneur du comité en question n'étant rien de moins que son propre père et analyste. Les questions d'éthique qui entouraient ce texte, chargé à l'excès des effets culpabilisants d'un rite de passage professionnel, ont très bien pu contribuer au rapport conflictuel qu'entretint, toute sa vie durant, Anna avec l'écriture.
Une autre particularité de l'essai d'Anna tient en ce qu'il repose à la fois sur les interprétations de son père durant son analyse et sur l'essai de celui-ci intitulé Un enfant est battu16, qui semble se fonder en partie sur l'analyse de sa fille. On peut donc dire que l'article autobiographique qu'Anna proposa au moment de sa candidature à la Société psychanalytique était à la fois un travail de réécriture du travail de son père- analyste et sa propre version du récit biographique qu'il avait fait d'elle.
Freud rédigea Un enfant est battu en 1919, alors que la première année de l'analyse d'Anna était déjà bien entamée. À mes yeux, le « présent progressif » qu'utilise l'anglais pour traduire ce titre (A Child
14. E. Young-Bruehl, op. cit., 1988, p. 158-168.
15. E. Young-Bruehl, op. cit., New York, Summit books, 1988, p. 103.
16. S. Freud, « A child is being beaten », Standard Edition, 17, p. 175-204.
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Is Being Beaten, c'est-à-dire un enfant est en train d'être battu) reflète l'activité clinique parallèle de Freud et d'Anna. Il était, de fait, en train de la battre. En rejouant à domicile la scène du retour du refoulé, et en adaptant à sa position à la fois paternelle et professionnelle la théorie de la séduction, Freud opérait sur sa fille un processus de séduction iatrogène et de viol. Les fantasmes d'être battue de celle-ci s'en voyaient redoublés.
Entre 5 et 6 ans, nous apprend Young-Bruehl dans la fiable reconstitution qu'elle fait de la jeunesse d'Anna Freud, la petite fille fantasma à plusieurs reprises une scène d'amour incestueuse entre elle et son père. Ces fantasmes, assujettis à une régression au stade sadique-anal, affleurèrent ensuite à la surface sous la forme de fantasmes d'être battue pendant lesquels elle se masturbait. Entre 8 et 10 ans, les fantasmes d'être battue furent remplacés, en dépit de quelques retours intermittents, par ce qu'elle appelait de « jolies histoires », dans lesquelles un frêle et jeune malfaiteur de sexe masculin se retrouvait à la merci d'un homme plus âgé et plus fort que lui. Après un certain nombre de scènes où la tension montait et où le jeune homme était promis au châtiment de ses fautes, il était finalement pardonné. Comme on peut s'y attendre, l'auteur nous apprend que ces « jolies histoires » avaient non seulement une structure similaire aux fantasmes d'être battue, mais qu'ils redevenaient même parfois des fantasmes d'être battue proprement dits, accompagnés de leurs gratifications masturbatoires. Gratifications qui perdurèrent au moins jusqu'à ses 18 ans17.
La suite de notre récit n'est pas en reste en termes d'étrangeté historique. Sophie Freud, la mère d'Ernst et de son petit frère, mourut à Hambourg en janvier 1920. Anna passa ensuite beaucoup de temps à Hambourg pour s'occuper de ses deux neveux. Elle perpétua la dramatique tradition familiale en essayant, à sa façon et en amateur, de leur faire subir une analyse tout en jouant avec eux, comme si elle portait en elle le démon de la répétition que décrit son père. Tout cela était une manière pour Anna de s'effacer et de retourner vers son père. Son analyse se poursuivit même à distance durant cet été-là18, au début duquel son père mit un point final k Au-delà du principe de plaisir;
17 E. Young-Bruehl, op. cit., New York, Summit books, 1988, p. 59-60,104-105).
18. P. Gay, Freud, A Life for Our Times, Pan Macmillan, 1988, p. 436 ; Freud : Une vie, Paris Hachette, 1991.
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Un an après la fin de cette première analyse, Sigmund Freud subit la première opération destinée à le guérir d'un cancer. Anna se promit alors de ne jamais l'abandonner19. Ce n'était cependant pas encore cette capitulation ascétique qui, en 1924, sera, selon elle, à l'origine de sa reprise du traitement - de cet accouplement psychanalytique morbide. Anna sent plutôt qu'elle doit retourner en analyse en raison de la résurgence de ses fantasmes d'être battue et des « jolies histoires ». Comme elle l'explique à Andreas-Salomé, elle reprit son analyse au printemps 1924 à cause de « l'intrusion occasionnelle et inconvenante de rêveries, auxquelles vient s'ajouter une intolérance grandissante - parfois physique aussi bien que mentale - des fantasmes d'être battue et de leurs conséquences (c'est-à- dire de la masturbation), dont [elle] ne peut se passer20 ».
Au début de 1925, alors qu'Anna cumule auprès de lui les fonctions d'infirmière et de patiente, Freud entreprend l'écriture de Quelques Conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes, qu'il achève durant l'été qu'il passe en compagnie d'Anna et d'Andreas- Salomé. Cette dernière faisait en quelque sorte office de second analyste à la fois pour Freud et sa fille ; ainsi, tout comme Anna, elle prodigua ses conseils à Freud pendant qu'il rédigeait son essai. Tant la thérapie elle-même que son rapport écrit impliquent donc trois personnes engagées dans une sorte de valse analytique.
Les particularités de l'analyse d'Anna ne s'arrêtent pas là : Freud admet lui-même que les affirmations d'ordre général sur la psychologie féminine que contient son article reposent sur l'observation « d'un certain nombre de cas21 ». Cela vise de toute évidence l'analyse de sa fille, qui s'était terminée peu de temps auparavant. Lorsque, en septembre, un Freud malade accepta, à la demande d'Anna, que celle-ci lise son texte au Congrès international de Psychanalyse22, voici ce que notre masochiste analyste déléguée dut prononcer à la tribune :
« Lorsqu'une femme prend conscience de la blessure infligée à son narcissisme, elle développe, en guise de cicatrice, un sentiment d'infériorité. Quand elle dépasse la relation entre son absence de pénis et une punition qu'on lui inflige,
19. E. Young-Bruehl, op. cit., New York, Summit books, 1988, p. 118-120 ; 1989, p. 397.
20. E. Young-Bruehl, op. cit., New York, Summit books, 1988, p. 122.
21. S. Freud, Standard Edition, 19, p. 258.
22. E. Young-Bruehl, op cit., p. 398.
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et qu'elle réalise la généralité de ce caractère sexuel, elle commence à partager le mépris que les hommes éprouvent pour un sexe qui leur est inférieur dans ce domaine si essentiel, et fait tout pour être un homme, ne serait-ce qu'en soutenant cette opinion. (...)
Lorsque, plus tard, l'attachement de la fille à son père périclite et qu'elle doit abandonner ce sentiment, il peut laisser la place à un processus d'identification. La fille peut alors se retourner vers son complexe de masculinité et, dans certains cas, s'y fixer. (...)
Le surmoi d'une femme n'est Jamais si inexorable, si indépendant, si détaché de ses origines émotionnelles que l'est celui que nous réclamons chez un homme. Les traits de caractère dont les critiques se sont de tout temps servis contre les femmes - elles ont un sens de la justice moins développé que les hommes, elles ont plus de mal à se soumettre aux grandes exigences de la vie, elles sont plus souvent influencées dans leurs jugements par leurs sentiments d'affection ou d'hostilité -, tout cela devrait être mis sur le compte des différences dans la formation de leur surmoi. (...) Nous ne devons pas permettre d'être distraits par de telles conclusions, par les arguments des féministes qui veulent nous contraindre à considérer les deux sexes comme parfaitement égaux en position et en valeur23. »
À la lecture de ces remarques, on peut se demander quels sentiments pouvaient bien agiter Anna pendant qu'elle lisait cet article, et comment celui-ci avait été reçu par le public. Nous n'avons cependant pas besoin de chercher bien loin : la biographie de Freud par Jones (1957) nous offre un témoignage de première main.
« L'événement du Congrès fut la nouvelle que Freud avait chargé sa fille Anna de lire un article écrit spécialement pour l'occasion. Cette marque d'attention de sa part, ajoutée au contenu de l'article et à la façon dont il a été lu, fut grandement appréciée de tous24. »
À mon avis, les rôles multiples que joua Anna dans la gestation de l'essai de son père - sujet, collègue lui faisant bénéficier de ses critiques, puis, finalement, porte-parole - contribuèrent à solidifier son complexe de masculinité et l'emprisonnèrent dans une identification écrasante et ambivalente avec un père malade mais pourtant tout-puissant, identification dont les éléments transférentiels négatifs et érotiques se soustraient fondamentalement à l'analyse. La réversibilité des rôles de soignant et de soigné s'est trouvée irrémédiablement combinée aux diffé
23. Ibid., p. 253-258.
24. E. Jones, The Life and Work of Sigmund Freud, New York, Basic Books, 1957, p. 112 (nous ajoutons les italiques).
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rentes facettes d'une collaboration complexe et éthérée (la place prise par Anna Freud dans Un enfant est battu [1919] et Quelques Conséquences psychiques... [1925], celle prise par Freud père dans Fantasmes d'être battu [1922]). Rien d'étonnant à ce que leurs mises en acte convergent en ce qu'elles s'appuient sur autrui, en l'occurrence un ami de la famille, qui joue alors quasiment le rôle d'un analyste consultant25. Ils s'en remirent alors à Andreas-Salomé, qu'Anna utilisa de plus comme indispensable consultante pour Fantasmes d'être battu26 et auprès de qui Freud prit conseil pour Quelques Conséquences psychiques....
Un nouvel épisode commence à l'automne 1925 : Anna n'est plus en analyse, et Dorothy Burlingham, séparée de son mari, arrive à Vienne avec ses quatre enfants. Elle place deux d'entre eux en analyse avec Anna Freud Oes deux autres suivront leur exemple quelques années plus tard). Pendant ce temps, honteuse de l'attachement plutôt soudain qu'elle ressent pour Dorothy Burlingham et incapable d'en parler à son père, Anna élève Max Eitington au rang d'analyste épistolaire. Pour couronner le tout, Anna fait en sorte qu'à partir de 1927 son père reçoive Dorothy en analyse - le récit de cette amitié féminine grandissante n'eut apparemment pas lieu en tête à tête dans l'appartement des Freud, mais indirectement, depuis le divan de l'analyste27. Tous les témoins s'accordent à dire qu'une relation de gémellité (ou de miroir) naquit entre Anna et Dorothy. Cette dernière s'installa au 19 Berggasse en 1929 et disposait d'une ligne téléphonique directe entre sa chambre et celle d'Anna, au cas où elle aurait à lui parler pendant la nuit28. Perpétuant la désastreuse thérapie familiale inaugurée par son père, Anna essayait d'analyser les enfants de sa plus proche confidente.
L'analyse de Dorothy s'acheva avec la mort de Freud. Elle déménagea avec Anna Freud pour le 2 Maresfield Gardens. Entre-temps, les quatre enfants de Dorothy Burlingham s'étaient mariés et installés aux États-Unis. Depuis lors, voir leur mère n'eut plus rien de naturel et de spontané : « La seule et unique raison de leurs visites était de reprendre
25. E. Young-Bruehl, op. cit, p. 111 ; P. Gay, op cit., p. 437.
26. P. Gay, op. cit., p. 437.
27. E. Young-Bruehl, op. cit., p. 137
28. M. J. Burlingham, The Last Tiffany : A Biography of Dorothy Tiffany Burlingham, New York, Macmillan, 1989, p. 182, 205-206.
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leur analyse. » Bien qu'adultes, les jeunes gens tombaient de plus sous la loi de cohabitation dictée par Anna Freud : lorsque celle-ci était présente à Mansfield Gardens, les enfants Burlingham pouvaient y rester dormir, mais non leurs conjoints29. Deux d'entre eux furent, de toute façon, des échecs thérapeutiques : l'un poursuivit une analyse de 1925 jusqu'à sa mort quarante-cinq ans plus tard - un concurrent sérieux pour le L'Homme aux loups30 ; l'une des filles, qu'Anna considérait le « plus couronné de succès » des dix premiers cas qu'elle avait analysés, s'administra une overdose de médicaments une nuit au 20 Mansfield Gardens, dans les appartements de sa mère et de son analyste - elle mourut à l'hôpital deux semaines plus tard. Ce que ce drame pouvait charrier de troublant, d'inquiétante étrangeté, n'empêcha cependant pas sa consciencieuse mère de se rendre à son entretien psychanalytique le lendemain matin31. Une aussi malheureuse anecdote semble confirmer la morale de la Bible qui veut que les péchés des parents reviennent hanter les générations suivantes.
29. M. J. Burlingham, op. cit., p. 305.
30. P. Mahony, Les Hurlements de l'Homme aux loups, Paris, P.U.F., 1995.
31. M. J. Burlingham, op. cit., p. 250,310.
2. Parents et enfants premières victimes
En inscrivant les parents au cœur de son dispositif, la psychanalyse
a déclenché un vaste système d !alarme dont les enfants sont finalement les victimes, par ricochet. puisque les premières années sont déterminantes dans l'histoire de l'enfant, les parents sont désormais convaincus d 'être investis d 'un pouvoir gigantesque : ils sont responsables de l'état psychique de leur progéniture, ils ont le pouvoir d'en faire un être équiubré ou un angoissé chronique, quelqu'un qui aura une vie affective épanouie ou bien passera des années dans le cabinet des psys. l'ampleur de la responsabiuté a de quoi faire peur !
Entre le parent et l'enfant s'est désormais incrusté un inévitable
intermédiaire : l'inconscient. tout ce que je peux dire ou faire en tant que parent est susceptible de modeler cette entité mystérieuse dans un sens ou dans un autre.
La psychanalyse a pris valeur d'ordonnance : elle répond, parfois
au travers de diktats totalement contradictoires, à tous les SOS éducatifs des jeunes parents qui veulent «· bien faire » pour que leur enfant soit « psychologiquement correct ». résultat, les parents sont angoissés, et les enfants souvent englués dans un refus de la réauté, une « intolérance à la frustration » qui trace le chemin de leur propre malheur.
Didier Pleux déplore que le bon sens parental ait cédé la place à des
impératifs psys souvent inadaptés à l'enfant. loin des hypothèses freudiennes mais en étabussant une bonne compréhension émotion nelle entre parents et enfants, on peut redonner à l'éducation ses lettres de noblesse, dans l'écoute, l'amour et le respect d'autrui.
Éducation et psychanalyse
Didier PLEUX
Docteur en psychologie du développement, psychologue clinicien et directeur de l'Institut
français de thérapie cognitive. après avoir fait ses armes auprès de jeunes délinquants, il s'est formé aux thérapies cognitives aux étatsjjnis avec albert elus, ancien psychanalyste et figure de proue du cognitivisme moderne depuis les années 1960. praticien de la remédiation cognitive, il est membre de l'équipe feuerstein de l'hadassah-wiso-canada institute de jérusalem. il est l'auteur d'un livre remarqué De l'enfant roi à l'enfant tyran.
Au départ, la psychanalyse s'est essentiellement intéressée à la psychopathologie de l'adulte. Au long de sa carrière, Freud n'a quasiment pas soigné d'enfant. Il ne fait état, dans son œuvre, que du cas du petit Hans, alias Herbert Graf, avec lequel il fut en contact en 1907 pour sa phobie des chevaux32. Grâce à la psychanalyse, le petit garçon fut guéri de sa phobie des chevaux, comme Freud l'écrit à Jung
32. Derrière la légende, il faut savoir que se cache une tout autre réalité. Les parents, Max Graf, musicologue, et Olga Kônig, comédienne, ont tous deux fait une analyse lorsque Herbert (Hans) naît en 1903. Ils décident d'éduquer leur enfant selon les principes freudiens et lui enseignent tout sur la théorie de la sexualité. Ainsi, en suivant les « stades libidinaux » de Freud, en évitant tout « refoulement », l'enfant ne pourra que s'épanouir. Pour Freud, c'est une victoire : si des parents appliquent la théorie psychanalytique dans leur mode d'éducation, les enfants seront protégés contre les futures névroses. Il décide de publier à ce sujet, mais le petit Herbert Graf, modèle de l'éducation freudienne en 1907, présente des troubles et devient le cas Hans, « modèle de perversité » en 1908. Freud diagnostique une « hystérie d'angoisse », ce que l'on appelle aujourd'hui tout simplement une « phobie » : il redoute d'être mordu par les chevaux. C'est, selon Freud, le signe d'un complexe d'Œdipe mal résolu : Herbert désire sa mère, veut prendre la place de son père et craint ainsi la castration.
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en 1908. En fait, Freud ne vit l'enfant que quelques instants : c'est par l'intermédiaire de son père que le petit Hans fut « traité ».
En ce début de xxe siècle qui vit éclore la psychanalyse, quelques parents proches de Freud tentèrent d'éduquer leurs enfants de façon « préventive », en appliquant les préceptes psychanalytiques pour éviter à l'enfant les névroses et les traumatismes qui risqueraient d'entraver son bonheur futur. Ce fut notamment le cas du jeune Rolf qui servit de cobaye à sa tante Mme Hug-Hellmuth : elle deviendra la première psychanalyste d'enfants. Rudolf, surnommé Rolf, est décrit par sa tante comme instable, retors, prisonnier de pulsions criminelles. Grâce à son éducation teintée de freudisme, Mme Hug-Hellmuth guérit l'enfant, du moins est-ce ce qu'elle dit à Freud. La maman du petit Rolf décède quand il a 8 ans. À 18 ans, Rolf tente de voler sa tante et l'étrangle. On peut imaginer une meilleure éducation préventive...
Freud déclarait en 1907 : « C'est entre les mains d'une éducation psychanalytiquement éclairée que repose ce que nous pouvons attendre d'une prophylaxie individuelle des névroses33. » Le cas Hans comme celui de Rolf tendent à prouver que cette prévention par l'application des préceptes de la psychanalyse en éducation est douteuse.
D'autres grands noms de la psychanalyse de l'enfant ont insisté sur l'intérêt des connaissances psychanalytiques, toujours dans le but, louable, que le futur petit homme ne souffre pas. Mais la théorie devient vite univoque : si l'enfant a des problèmes, s'il présente des troubles du comportement, cela vient nécessairement d'un « blocage affectif ». Et ce blocage provient de la relation aux parents, donc de l'éducation. Ainsi de Melanie Klein, considérée comme l'une des fondatrices de la psychanalyse de l'enfant. Ou de Bruno Bettelheim qui culpabilisera à son tour des milliers de mères d'enfants autistes34 et que beaucoup de parents ont lu avec passion tant il savait, comme Françoise Dolto, marier un bon sens éducatif avec la théorie psychanalytique35. D'autres encore, comme René Spitz, ont mis au jour les conséquences d'une carence maternelle durant les dix-huit premiers mois de l'enfant, causalité aujourd'hui
33. « L'intérêt de la psychanalyse » (1913), trad. dans Résultats, idées, problèmes. Vol. 1, Paris, P.U.F., 1984, p. 213.
34. Cf. R. Pollak, The Création ofDr. B : A Biography of Bruno Bettelheim, New York, Simon and Shuster, 1997.
35. B. Bettelheim, L'amour ne suffit pas, Paris, Fleurus, 1970.
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contredite par les théories de ia résiiience ainsi que par des chercheurs comme Jerome Kagan36. Quant à John Bowlby, élève de Meianie Klein, sa théorie de rattachement énonce clairement les responsabilités : si la relation à la mère n'est pas bonne, il y aura de nombreuses pathologies dues, entre autres, à l'angoisse de séparation chez l'enfant37.
Dans ces diverses conceptions de l'évolution affective de l'enfant - ici à peine esquissées -, voici ce que l'on comprend en filigrane : c'est dans la relation avec les parents, et surtout avec la mère, que se jouent les pathologies des enfants. D'où l'idée que l'éducation doit répondre à la théorie qui soigne ces troubles : la psychanalyse. Tout se passe comme si la psychanalyse utilisait la pathologie des enfants pour mieux affirmer ses croyances en éducation.
Cependant, nous restons là dans un discours d'expert à expert, en parfaite logique avec la pensée psychanalytique : le rôle de la mère est déterminant dans la construction psychique inconsciente de l'enfant. C'est finalement avec Françoise Dolto que le discours psychanalytique s'intéresse à l'enfant « normal ». Certes, sa formation trouve son ancrage dans l'observation des enfants malades : elle reçoit des cas très pathologiques au centre Claude-Bernard, à l'Hôpital Trousseau (de 1940 à 1978), au Centre Étienne-Marcel (de 1962 à 1985). Mais elle s'intéresse aussi à des préoccupations plus banales, au bébé qui ne souffre d'aucun problème particulier, aux questions d'alimentation, de propreté, de rapport entre frères et sœurs, à tout ce qui fait le quotidien de nombreux parents. Du même coup, la psychanalyse fait son entrée dans le domaine éducatif : comment doit-on faire pour « construire » psychiquement, affectivement, un bébé, un enfant épanoui, sans névrose ? Et, par voie de conséquence, on quitte le discours d'expert à expert pour un discours grand public.
Là est le danger : ce qui n'était jusqu'alors que des affirmations de spécialistes va être largement diffusé. Les idées qui n'étaient que des hypothèses issues de la psychopathologie vont être assenées comme des vérités éducatives. L'évolution des écrits et des interventions radio- phoniques de Françoise Dolto en témoignent.
36. J. Kagan, Des idées reçues en psychologie, Paris, Odile Jacob, 2000.
37. J. Bowlby, Attachement et perte, Paris, P.U.F., 1978.
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Dès sa thèse en 1938, « Psychanalyse et pédiatrie », elle rédige 130 pages pour sa partie clinique et ne présente que des cas d'une grande banalité : quelques problèmes de retard et de lenteur à l'école, d'instabilité, d'enfant colérique et les deux tiers de problèmes de pipi au lit. À cette époque (le tout-petit n'était pas considéré comme une « personne » à part entière, rappelons-le), il est probable que l'énurésie pouvait traduire d'autres souffrances et que la théorie psychanalytique répondait à certaines questions. Mais l'amalgame est fait avec d'autres troubles : enfant instable, menteur, démotivé à l'école, tout comportement « déviant » a un sens caché, c'est le symptôme révélateur d'un trouble plus ancré. Dans Le Cas Dominique (1971), Françoise Dolto redevient experte en pathologie infantile pour évoquer un trouble psychiatrique. Mais les derniers écrits, qui font suite aux émissions de radio à grand succès, La Cause des enfants, La Cause des adolescents (1985) s'adressent à nouveau à un très large public. Il s'agit désormais de faire de la prévention et d'inculquer ce qu'il faut psychanalytiquement faire en éducation. A contrario, les parents risquent gros : certains chapitres de La Cause des adolescents parlent d'eux-mêmes : « Les suicides d'adolescents : une épidémie occultée », chapitre 10 ; « À chacun sa drogue : faux paradis et pseudo-groupe », chapitre 11 ; « Échec à l'échec scolaire », chapitre 12. Si l'on bouge trop l'adolescent, à cette époque où il est si « fragile », il risque de devenir délinquant, de se droguer, de faire des tentatives de suicide et d'échouer scolairement. Désormais, les parents veulent être rassurés et ne peuvent qu'adhérer aux conseils éducatifs, même s'ils sont parfois étranges, d'une femme qui parle avec autant de chaleur, d'humanité et de bon sens sur les ondes38. Après l'énorme succès des émissions radiophoniques, Françoise Dolto se consacrera dès 1978 à la formation, aux conférences et participera de plus en plus à de nombreuses émissions de radio ou de télévision. Elle crée ses « Maisons vertes » dès 1979. Ce qui n'était jusque-là que discours d'experts en psychopathologie va devenir un discours éducatif.
Désormais, l'éducation et la psychanalyse ne font plus qu'un.
Nos enfants sont élevés dans la « vérité » psychanalytique
La psychanalyse, qui au départ était une hypothèse de compréhension de la psychopathologie de l'adulte puis de l'enfant, guide désor
38. Lorsque l'enfant paraît, émission de France Inter, années 1970.
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mais ia plupart des parents : elle s'est substituée au discours éducatif.
Qu'est-ce que l'éducation ? Je ne trouve pas de meilleure définition que celle du Littré : « Action d'élever, de former un enfant (...). Ensemble des habiletés intellectuelles ou manuelles qui s'acquièrent, et ensemble des qualités morales qui se développent. » L'éducation est bien comprise dans son aspect dynamique, « développemental », diraient les spécialistes : les parents vont aimer, accompagner, protéger mais aussi former, instruire, conseiller, proposer, interdire. Pour la psychanalyse en revanche, il ne s'agissait à l'origine que de prévenir des pathologies pour lutter contre le déterminisme qu'elle avait elle- même installé. Toute attitude parentale, tout comportement de l'enfant est « psychologisé », analysé, décrypté. Finis le bon sens, la spontanéité, il va falloir comprendre, décoder le « sens ».
La plupart des ouvrages de vulgarisation scientifique proposent une seule approche de l'enfant et de son développement affectif, l'approche psychanalytique : Marcel Rufo, quand il est coauteur avec Christine Schilte, Aldo Naouri, Claude Halmos, Edwige Antier, Maryse Vaillant, Nicole Fabre, Caroline Eliacheff, pour les plus connus. Toujours le même déterminisme - tout se joue dans les premières années, dans cette première relation qui lie l'enfant à ses parents et à sa mère en particulier -, les mêmes concepts, et la même peur de mal faire, de « rater » la construction affective de son enfant.
Françoise Dolto, auteur des années 1970, est encore et peut-être même plus que jamais d'actualité. On écrit même des livres pour clarifier ses thèses aux parents, dont celui de J.-C. Liaudet, Dolto expliquée aux parents.
Les médias
Ils véhiculent les thèses freudiennes comme des révélations qui ne souffrent aucune remise en cause. Ce qui est normal puisque c'est, en France du moins, le discours hégémonique. Dans la presse féminine, la presse « Parents », la presse nationale, on trouve toujours « L'avis du psy », donc l'avis du psychanalyste. Un enfant qui a la varicelle, « ça parle », un garçon dyslexique, c'est « un problème avec le père », un bébé qui souffre de reflux gastrique, « il rejette le sein maternel et donc exprime son problème relationnel avec sa mère ».
Je cite cet extrait de l'article d'un quotidien39 : « Et si on réécoutait
39. Le Parisien, 6 octobre 2004.
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Dolto ?» À propos des paroles de Françoise Dolto : « Dans l'inconscient, un être humain sait tout dès qu'il est tout petit... » Edwige Antier, pédiatre médiatisée, commente :
« Françoise Dolto était visionnaire. Les études scientifiques sur le comportement prénatal ont confirmé l'incroyable : un nouveau-né est programmé pour comprendre les émotions de sa mère. »
Et de citer les résultats concernant l'accélération du rythme cardiaque de nourrissons devant les conversations de sa maman avec une sage-femme lorsqu'est évoqué l'accouchement douloureux... Combien d'enfants a-t-on évalué dans cette enquête scientifique ? Encore un cas d'école.
Que le fœtus soit sensible au stress maternel, bien sûr, qu'il soit capable de reconnaître la voix de sa mère et la langue qu'elle parle, là aussi, des études l'ont établi, mais de là à l'imaginer en train d'écouter et de comprendre une conversation depuis l'intérieur de la cavité utérine, on est dans la pensée magique.
Un récent « Spécial parents40 » témoigne également de cette hégémonie de la pensée freudienne. Sur les articles des 13 « spécialistes » : 6 psychanalystes, 6 psychologues, pédiatres ou psychothérapeutes d'obédience psychanalytique et une seule représentante des approches cognitivo-comportementales : Gisèle George41, pédopsychiatre reconnue, mais dont le discours est dénaturé sous le titre : « L'opposition permet d'affirmer sa personnalité ». Elle qui demande un système éducatif avec récompenses et sanctions quand c'est nécessaire se voit réintégrée dans la psychologie « classique » : ne heurtez pas un enfant qui s'oppose, acceptez qu'il épanouisse son « Moi ». C'est vrai, une fois de plus, quand il s'agit d'un enfant dévalorisé, à faible estime de soi. Mais non pour les autres, ceux que je qualifie d'enfants omnipotents.
Le lecteur n'est bien sûr pas prévenu de ce biais idéologique. Pourtant, il serait juste et honnête de dire : « Vous allez entendre ce que l'on dit depuis cent ans en psychanalyse, sauf en page 66, un témoignage d'une comportementaliste. » Est-ce un travail journalistique ? Est- ce leur faute ? Non : quand on écrit sur un sujet, le réflexe est de faire intervenir les experts, c'est normal. Mais les experts appartiennent
40. Féminin Psycho, « Spécial parents », septembre, octobre et novembre 2004.
41. G. George, Mon enfant s'oppose, Paris, Odile Jacob, 2000, rééd. 2002.
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quasiment tous à la même chapelle : les journalistes le savent-ils ? Des ondes aux journaux, toujours la même pensée unique.
Extrait d'une émission entendue à la radio en novembre 2004 : « Nous avons toujours une deuxième personne en nous qui lutte contre notre personne consciente... par exemple, un enfant qui ne fait plus rien à l'école peut très bien répondre à une deuxième personne qui lui interdit de bien faire à l'école : tu ne dois pas réussir pour ne pas dépasser la grande sœur qui est bonne élève, ou encore tu dois échouer en classe pour ne pas dominer ton père qui, lui, a fait de brèves études... » Et le coanimateur de dire : « Mais cette deuxième personne en nous qui peut aller contre ce que nous voulons ?... » La réponse est définitive : « C'est une personne inconsciente, difficile à retrouver, seule la psychanalyse peut vous y conduire... »
Pédiatres et psys
Pour les professionnels, la grille de lecture psychanalytique est forcément satisfaisante. Je me souviens de ma fascination pour le Cas Dominique42 lorsque j'étais étudiant en psychologie. Comment ne pas être enthousiasmé par cet adolescent libéré de sa schizophrénie en douze séances. J'ai retrouvé le livre, relu toutes mes annotations en marge : « essentiel », « la force de l'inconscient », « un œdipe raté ».
L'inconscient était là, omniprésent. Derrière les comportements les plus aberrants, il existait toujours une explication cachée, un « sens » que nous découvrions peu à peu. Nous avions l'impression d'entrer dans un monde jusque-là inaccessible, et cela semblait si lumineux. D'ailleurs, sur un des sites dédiés à Françoise Dolto, un titre parle de lui-même : « Le miracle Dolto ». Et l'auteur de nous rappeler cette histoire d'un petit enfant psychotique pour qui la machine à coudre de la maman était le symbole de l'absence du père. Rien dans le réel, tout se passe symboliquement, dans la construction invisible de l'inconscient, et seuls quelques initiés pourront vous donner les clefs de sa révélation.
Les difficultés d'apprentissage s'expliquent donc prioritairement par une déficience dans la construction de la personnalité de l'enfant, par un lien défavorable à la mère. L'hypothèse pédagogique n'est, elle, que secondaire. Les spécialistes préfèrent comprendre que les troubles comme la « labilité d'attention » et les attitudes d'échec traduisent un
42. F. Dolto, Le Cas Dominique, Paris, Seuil, 1977.
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« Surmoi rigide et pathologique », que l'« l'inhibition » est liée à une pathologie phobique et que les « troubles de la mémoire » correspondent à certaines structures hystériques, que les « ruminations intellectuelles » signent un dysfonctionnement obsessionnel et que le symptôme d'agressivité relationnelle à l'école est souvent lié à une organisation dépressive de la personnalité.
Quant aux difficultés d'apprentissage des mathématiques ou dyscalculie, elles sont encore interprétées en tant que pathologie de la « relation » !
Aujourd'hui, les parents viennent trouver sans tabou les professionnels de la santé mentale, psychologues, pédopsychiatres, autrefois réservés aux enfants souffrant de pathologies. Puisqu'on leur a appris qu'il y avait « autre chose » qui se construisait malgré ou à cause de leur éducation, autant s'adresser à ceux qui « savent ». Dans notre culture, dès que l'enfant « a un problème », c'est qu'il y a quelque chose en dessous : les enseignants alertent les psys dès la moindre démotivation scolaire, les parents courent voir le spécialiste pour qu'il aide leur enfant à s'alimenter mieux, à se coucher tôt, à mieux se concentrer sur les devoirs... bref, à pallier leur non-savoir-faire éducatif. L'inconscient est en jeu, cela ne les concerne plus.
À Vécole
Le contenu des études de psychologie dans les années 1970, que ce soit en éducation spécialisée, en sciences de l'éducation, en psychologie et psychopathologie, était centré sur la psychanalyse. Aujourd'hui, si l'on consulte sur Internet les programmes enseignés en IUFM, Instituts régionaux de travailleurs sociaux et différentes universités, on ne voit pas grand changement. Il existe des ouvertures - les neurosciences notamment retrouvent leurs lettres de noblesse, mais dès qu'il s'agit de psychopathologie, aucune référence aux approches autres que psychanalytiques. De la classe de terminale (en philosophie et en lettres) aux études universitaires, l'élève n'apprendra qu'une chose : seule la psychanalyse soigne les problèmes psychiques. Qu'il devienne enseignant, assistant social, éducateur ou psychologue, il ne connaît que le discours unique. Qu'il décide de devenir journaliste, il ne retiendra que l'enseignement unique, d'où le discours freudien de nombreux
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rédacteurs et interviewers « psy » des revues dites spécialisées qui ne sont, par la majorité de leurs articles, que des magazines de psychanalyse appliquée, souvent par ignorance des autres approches.
II y a une dizaine d'années, j'ai été invité dans un IUFM, et j'y avais critiqué Françoise Dolto ; aucune autre invitation depuis malgré trois ouvrages sur la démotivation scolaire et l'éducation. Puis, il y a deux ans, j'ai eu l'outrecuidance d'interpeller un responsable pédagogique de l'IUFM de ma région lors d'une émission de télévision régionale : pourquoi enseignez-vous encore Dolto ? Ma question n'obtint aucune réponse mais surtout des regards désapprobateurs des invités et des animateurs. J'avais la sensation d'être réactionnaire !... Pourtant, contester la pensée unique, n'est-ce pas plutôt révolutionnaire ?
Comment Françoise Dolto analyse-t-elle la démotivation scolaire ? Regardons le cas de Sébastien, 10 ans43 : « Enfant très nerveux, indisci- plinable, menteur, autoritaire. Il n'apprend rien en classe, le maître ne peut plus le supporter... » Ses conseils : « Ne pas lui dire deux fois [à l'enfant] de se lever pour aller à l'école. Tant pis s'il ne se lève pas...44 » S'il y a blocage, il ne faudrait pas contraindre l'enfant... Peut-être, pour certains. Mais non pour beaucoup d'autres. Le problème de Sébastien viendrait d'une culpabilité devant des actes de masturbation :
« Il s'agissait bien d'une angoisse de castration. (...) Sébastien projette sur les autres la responsabilité, (...) il accumule des sentiments de culpabilité, qui, ajoutés à son angoisse de castration, cherchent un apaisement qu'il trouve dans la punition provoquée par des scènes ridicules à propos d'indocilités puériles et de négativisme systématisé. »
Autre cas Didier, 10 ans et demi45, souffrant d'un « retard scolaire considérable... » À la lecture, nous comprenons que le petit Didier a bénéficié au départ d'une bonne évaluation de son potentiel et que les séances de soutien et de revalorisation ont du participer pour beaucoup au « déblocage » et à l'actualisation de ses capacités. L'interprétation fuse aussitôt : le pronostic de Didier est bon,
« (...) mais au point de vue sexuel, la puberté étant proche, Didier ne nous paraît
43. F. Dolto, Psychanalyse et pédiatrie, Paris, Seuil, 1971.
44. Ibid.
45. Ibid.
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pas capable, avec la mère qu'il a, de résoudre la question autrement que par l'homosexualité manifeste. Ceci dans le cas le plus favorable, car chez lui, l'homosexualité représente la seule modalité inconsciemment autorisée par son Surmoi, calqué sur le Surmoi maternel. »
Cela pourrait presque devenir comique, mais c'est sérieux.
« L'œdipe tardif réussit mal à l'école... de nombreux problèmes scolaires trouvent ainsi leur origine dans des désirs œdipiens non résolus46. »
Que nous dit la théorie psychanalytique sur la scolarité de l'enfant ? Qu'il n'y a pas d'adaptation à l'école si le complexe d'Œdipe persiste. Elle nous dit aussi qu'un enfant de 6 ans qui entre en classe de CP peut investir le scolaire, parce que sa sexualité serait mise en sourdine dans cette période de « latence ». Drôle de « latence » ! Comme si tout se passait sans heurts à cet âge, alors que, bien au contraire, le jeune enfant entre dans une période de « turbulence » : premières acquisitions difficiles à l'école, compétitions avec les pairs, sortie de la petite enfance.
Mais attention ! Si l'enfant est encore trop attaché à sa mère (ce qui arrive très souvent à cet âge), cela signifie qu'il n'a pas désinvesti ses « relations œdipiennes » et qu'il sera incapable d'avoir une nouvelle « relation d'objet » avec son enseignant. Il faudra donc consulter un psychanalyste pour régler à tout jamais la question œdipienne, sinon, l'enfant s'enfoncera dans les dysfonctionnements.
Les parents tombent facilement dans le panneau analytique : toute difficulté scolaire révèle un problème sur le plan relationnel. Alors qu'on pourrait faire tout autrement et procéder à une analyse fonctionnelle du problème pour examiner le dysfonctionnement scolaire dans sa totalité. Il s'agirait alors d'une approche :
- Opératoire : comment l'enfant apprend-il ? Avec quels outils ? Comment s'en sert-il ?
- Contextuelle : où et avec qui dysfonctionne-t-il ?
- Affective ou « conative » : quelle attitude a-t-il devant les difficultés d'apprentissage ? Comment se motive-t-il ou se démotive-t-il ?
- et éducative : quelle est l'influence de l'éducation parentale sur son acceptation des contraintes scolaires ?
Je suis psychologue cognitiviste et je sais bien que l'opération,
46. J.-C. Liaudet, Dolto expliquée aux parents, Paris, L'Archipel, 1998, et J'ai Lu, 2001.
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comme on l'appelle (opérer sur l'environnement concerne bien l'apprentissage), est interactionnelle (dans la relation aux autres), affective (dans le vécu émotionnel) et instrumentale (avec les « outils » du fonctionnement opératoire ou mental).
À la maison
La psychanalyse a tellement imprégné notre culture que la plupart des parents considèrent comme une vérité révélée l'existence du complexe d'Œdipe ou des différentes phases qui jalonnent le développement de l'enfant. L'alimentation (sein ou biberon), l'acquisition de la propreté, la naissance d'un autre enfant, tout est un enjeu essentiel, un moment à ne pas rater au risque de laisser à jamais des cicatrices indélébiles dans l'inconscient de l'enfant.
Nos enfants suivraient un parcours déterminé. Nous apprenons tous, parents, éducateurs, psys et enfants (en classe de philo), qu'il existe des stades incontournables du développement psychique : stade oral, anal, œdipien, phallique et la fameuse crise d'adolescence. Et, auoi que nous fassions, ce n'est pas notre action mais la problématique inconsciente qui déterminerait la réussite à tel ou tel stade, l'intégration, inconsciente, d'une étape d'évolution ou la volonté de régression. Quelque chose nous dépasse.
Une conception qui date
Françoise Dolto était médecin pédiatre dans les années 1970. Souvenons-nous du contexte. Pour la première fois, nous entendions un expert nous dispenser de ce respect absolu des parents jusque-là enseigné. Comment ne pas adhérer à quelqu'un qui contestait enfin la sacro- sainte famille ?... Il y avait eu Marx et sa volonté de se rebeller contre le système capitaliste et son exploitation de l'homme par l'homme ; Freud nous avait ouvert les yeux sur le refoulement sexuel général des décennies précédentes ; il ne nous restait qu'à vaincre les diktats familiaux, l'autoritarisme des pater familias ou des matrones en tout genre.
Françoise Dolto a connu la génération des actuels quinquagénaires, les gifles qui partaient, parfois sous n'importe quel prétexte, à la maison. Elle a subi ce manque de communication, cette absence de dialogue quand elle aurait tant aimé pouvoir parler, partager. Elle se souvient de ces peurs au ventre quand il s'agissait du bulletin trimestriel. Elle sait à
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quel point il pouvait être dur de ne pas exister dans un repas de famille, d'avoir à subir les quolibets, les remarques cinglantes des adultes. Certains parents avaient déjà perçu le bien-fondé du respect de l'enfant et savaient allier autorité (on ne fait pas ce qu'on veut quand on est enfant) avec une tolérance éducative (deviens ce que tu dois devenir). Ceux-là n'avaient pas besoin de leçon éducative de la part des psys. Mais les enfants qui avaient grandi dans l'après-guerre avaient souvent été niés par le monde des grands. Devenus adultes, ils ne pouvaient qu'acquiescer aux propos de cette praticienne qui disait tout haut ce qu'ils avaient souffert tout bas ; l'enfant existe, il a besoin d'un regard positif pour grandir et s'épanouir. Désormais, les nouveaux parents allaient tout faire pour que l'enfant soit heureux, reconnu, autonome.
Comme beaucoup de gens de ma génération, j'ai admiré ces nouvelles théories. Dolto, elle-même, était victime de ces mères rejetantes : elle disait combien elle avait souffert au décès de sa sœur aînée Jacqueline. À la perte de cette sœur s'était surajoutée cette réflexion cinglante de sa mère qui aurait préféré que ce soit elle, la petite Françoise alors âgée de 12 ans, qui disparaisse. Un trauma affectif réel et plus tard la rencontre avec l'interprétation psychanalytique qui expliquera tout : la mère abusive à l'origine du mal-être de la jeune Françoise Dolto. Qui n'a pas retrouvé à un moment ou un autre de telles blessures causées par des maladresses parentales ? À cette époque, elles étaient légion : l'enfant était souvent le bouc émissaire de tensions familiales et il devait subir le monde adulte pour se forger un caractère.
Pour Françoise Dolto, tout sera désormais fait pour protéger l'enfant victime du monde adulte et de ses abus de pouvoir. Ce que sa fille, Catherine Dolto-Tolich, résume si bien :
« Avoir su imposer sa vision de l'enfant comme sujet désirant dès la conception, avoir fait entendre la souffrance des tout-petits en leur rendant ainsi leur dignité, avoir introduit comme une notion primordiale le respect de leur personne, constitue sa victoire sur l'enfant douloureuse qu'elle fut. »
Que dit la psychanalyse sur l'enfant ?
Les « stades » de révolution de Ventant
L'Inconscient - et ses stades d'évolution - est le même pour tous : pour chacun une lecture unique.
Tout le monde a entendu parler des stades oral, anal, phallique.
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Comme le souligne Jacques Van Rillaer, cette théorie n'est pas dépourvue d'intérêts ni de bénéfices47 :
- la phase orale, durant laquelle prédomine la zone buccale, permet de rappeler l'importance de la façon de nourrir,
- la phase anale, caractérisée par l'apparition des dents, le renforcement de la musculature et la maîtrise des fonctions sphinctériennes, contribue à supprimer les sentiments de honte liés à la défécation,
- la phase phallique, dominée par le pénis et par le clitoris, déculpabilise les jeux sexuels des enfants.
Cela étant, qu'est-ce qui nous dit que ces hypothèses sont fondées ? Où sont les observations, les études qui valident ces propositions ? C'est la question posée par Jacques Lecomte48 :
« Ces axiomes, parfaitement hypothétiques et qui n'ont jamais reçu, eux non plus, la moindre démonstration expérimentale, sont pourtant utilisés couramment par les psychanalystes ; ils ont même été adoptés par le grand public. On peut supposer que leur succès dérive du fait que Freud les a présentés, non comme des hypothèses à confirmer ou infirmer, mais comme des réalités incontestables. Peu importe aux psychanalystes qu'il n'y ait pas d'hormone sexuelle sécrétée dans tout le corps et donc y circulant. Peu leur importe également qu'on puisse trouver fort étrange cette affirmation péremptoire qu'avançait Freud : "Les glandes sexuelles ne sont pas la sexualité49."
Parler de "sexualité orale" n'a pas davantage de sens, étant donné l'absence de substance sexuelle au niveau de la bouche. Mais, fidèle à ses carambolages de notions invérifiables, Freud affirme que le besoin de satisfaction que le nourrisson exprime lorsqu'il suçote prouve bien que "ce besoin peut et doit être qualifié de sexuel50".
La notion de sexualité infantile ne présente pas le moindre élément scientifique. » Comme il est également regrettable que beaucoup d'autres étapes du développement de l'enfant se trouvent réduites, voire oubliées devant cet incontournable développement psychosexuel. Quid de la socialisation de l'enfant, sous-entendu pendant la période de latence : n'est-elle pas un tournant important de l'évolution de l'enfant dans ses rapports à l'autre ? Idem pour l'acquisition du jugement moral, l'époque des apprentissages scolaires, etc. C'est cela qui choque : tout ce qui est
47. J. Van Rillaer, Les Illusions de la psychanalyse, Belgique, Mardaga, 1980.
48. Science et Vie, n° 885, juin 1991, p 56.
49. Cité par G. Mendel, La Psychanalyse revisitée, Paris, la Découverte, 1988, p. 201.
50. S. Freud, Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 14.
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réel est mis au second plan, ce qui importe est de signifier que la construction psychologique se fait en dehors de la réalité, inconsciemment, à des moments clefs de l'évolution sexuelle, à des stades où tout ratage générera refoulement, donc pathologie. Tout est « logique » pour les freudiens : les stades de l'évolution de l'enfant ne répondent qu'à l'unique hypothèse de la suprématie de la libido dans le développement. Seul l'aspect pulsionnel est pris en compte.
Une autre obligation se fait jour : tout être humain doit évoluer selon ces étapes dans une chronologie absolue, sinon, c'est la névrose ! Que fait-on des « décalages horizontaux » (tout individu, dans tout modèle général, signe sa spécificité dans le stade qu'on lui propose) et des « décalages verticaux » (l'homme n'évolue pas selon le modèle voulu et traduit souvent des précocités ou des retards de maturation) ?
Comment peut-on définir un modèle général du développement psychique de l'enfant ? Les enfants ont des tempéraments différents, un code génétique différent, nous ne pouvons pas négliger toutes ces disparités. Outre le milieu social qui interagit toujours avec lui et qui ne saurait être le même pour tous, outre sa propre expérimentation du milieu, nous ne pouvons éviter de parler de tempérament, d'inné. Il est non seulement question, bien sûr, des tempéraments introvertis ou extravertis, mais aussi des attitudes. Entre des attitudes infantiles d'anxiété, de dévalorisation ou d'intolérance aux frustrations, que de différences ! Et que d'attitudes parentales différentes nécessaires !
Certains diront que le modèle n'est qu'un cadre, que chaque être humain traverse ces différents stades selon sa maturation ; ainsi, suivant l'humeur du spécialiste, nous allons trouver des complexes d'Œdipe précoces, à trois ans, ou tardifs, à l'adolescence... Une fois de plus, tout est fait pour correspondre à la théorie et éviter toute critique : le modèle devient « spécifique » et n'est donc plus « général » !
L'inconscient de votre enfant
Voici à peu près le discours induit par les théories psychanalytiques : parents, vous ne pouvez pas voir votre enfant tel qu'il est. Ce qu'il fait, ce qu'il vous montre n'est qu'apparent : une autre personne, vraie celle-là, se construit en parallèle de la réalité. Et cette identité inconsciente s'est forgée dans les toutes premières années de l'enfance quand ce n'est pas dans les tout premiers mois, jours ou moments de la conception.
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De Melanie Klein51 à René Spitz52 et Françoise Dolto, le déterminisme règne chez les fondateurs de la psychanalyse des enfants :
«Tout événement vécu par une personne, quand il lui a été attribué un sens, reste inscrit en elle de façon indélébile. »
Cette phrase de Dolto reprend l'hypothèse freudienne incontournable : les traumatismes fragilisent l'être humain, ils le marquent dans son inconscient. Et, pour Françoise Dolto, l'histoire humaine commence dès la conception.
« Les enfants entendent tout, ils se souviennent... dès les premières heures... ». « Dans l'inconscient l'enfant sait tout ». « Les paroles vont directement à l'inconscient. »
« À 16 mois, tout est formé dans l'inconscient. »
« Nous, les psychanalystes, nous avons la preuve que l'enfant enregistre les paroles dès les premières heures... on retrouve ça dans la psychanalyse, dans les rêves53. »
Pourtant, on sait aujourd'hui54 que, si le bébé est dès la naissance capable de reconnaître la voix de sa mère, il ne peut accéder au langage que bien plus tard : entre 7 et 10 mois pour avoir la maturation corticale qui lui permet ses premiers babillages - étape essentielle du développement de la parole -, et entre 9 et 17 mois pour la découverte du sens des mots. Comment pourrait-il être capable de suivre une conversation d'adulte ? L'idée est belle mais totalement irréaliste.
Pourtant les croyances n'ont pas besoin de preuves. Lorsqu'il s'agit de psychanalyse, la véracité des propos n'est jamais réclamée. C'est tout l'inverse pour les autres disciplines. Je me rappelle cette critique de mon directeur d'études lorsque je préparais ma thèse et m'insurgeais quelque peu contre les différences de traitement pour doctorants. Je me plaignais qu'un seul cas suffise à valider la thèse d'un doctorant
51. M. Klein (1882-1960) : elle entreprit des psychanalyses d'enfants à Budapest avant de s'installer à Berlin, puis à Vienne où elle travailla, indépendamment d'Anna Freud. Elle émigra ensuite à Londres. Elle s'intéressa aux fantasmes du nourrisson et imagina les pulsions archaïques, ce qui fit scandale dans les milieux médicaux anglais. Selon elle, si un enfant suce son pouce, c'est mû par le fantasme de mordre et de dévorer la verge de son père et les seins de sa mère. L'enfant s'imagine que le ventre maternel contient de nombreux pénis du père et des enfants conçus sous forme d'excréments.
52. R. Spitz (1887-1974) : psychiatre et psychanalyste d'origine hongroise formé à Vienne, il fit carrière aux États-Unis. Il observa les nourrissons et décrivit les stades de développement psychique. On le connaît pour ses notions de « bonne mère » et de « mauvaise mère ».
53. Emission Lorsque l'enfant paraît, op. cit.
54. B. de Boysson-Bardies, Comment la parole vient aux enfants, Paris, Odile Jacob, 1996.
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en psychopathologie (option psychanalytique) alors que j'étais astreint à des groupes témoins savamment échantillonnés pour vérifier quelques hypothèses de travail en psychologie développementale. Ce n'était pas la même chose, la psychopathologie n'exigeait pas les nouvelles normes expérimentales du doctorat. J'étais dans le domaine scientifique : pour moi, c'était inévitable d'opérationnaliser mes hypothèses de travail pour les valider... Quant aux autres doctorants, point de preuves à fournir...
Derrière le « rien n'est instinct, tout est langage » de Françoise Dolto, on comprend que l'enfant ne saurait être considéré comme un petit animal à dresser, ce qu'il ne viendrait à l'idée de personne de remettre en cause. Mais l'enfant manifeste aussi des comportements pulsionnels très primaires que le parent se doit de réguler, et qui ne procèdent pas d'un sens caché. Un enfant qui réclame constamment de la nourriture ne révèle pas forcément un déficit affectif, un autre qui exige constamment des jeux ne traduit par pour autant une demande relationnelle. Les enfants sont le plus souvent victimes de leur principe de plaisir, et, si nous les laissons faire, il y a fort à parier qu'ils ne cesseront de manger, de jouer, qu'ils refuseront tout frein à leur désir d'omnipotence et surtout toute contrainte ou frustration à venir.
Ce n'est pas enfermer l'enfant dans un statut de « pervers polymorphe », c'est tout simplement être lucide sur la maturité de l'enfant : il deviendra mature, mais cela ne se fera ni rapidement ni naturellement. Cela se fera avec l'éducation des adultes. « Un homme, ça s'empêche », cette réflexion du père d'Albert Camus55 définit bien ce que n'est pas encore l'enfant et ce qu'il est réellement : un homme en devenir mais pas encore un adulte. Il ne peut donc « s'empêcher » tout seul (se frustrer volontairement pour s'accommoder au principe de réalité). C'est déjà dur pour les adultes, alors pourquoi laisser l'enfant seul pour gérer ses pulsions et son principe de plaisir ?
Par ses actes, l'enfant veut-il toujours signifier quelque chose ? C'est parfois le cas, mais pas toujours. Quel praticien n'a pas rencontré un enfant qui refusait d'aller se coucher ou de manger à la suite d'un déménagement mal préparé ? Quel parent n'a pas vécu les angoisses du dimanche soir chez son enfant, avant la fameuse reprise de l'école le
55. A. Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994.
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lundi ? Et que dire des maux de ventre avant le devoir surveillé ? Mais, très souvent, il n'existe aucun sens caché derrière des comportements ou attitudes infantiles apparemment significatifs. Un petit enfant peut hurler dans un supermarché uniquement parce qu'il veut la friandise refusée. Un autre peut faire des histoires au moment du coucher parce qu'il ne veut pas quitter le monde adulte et ses loisirs, une émission de télévision par exemple. Au repas, il peut rejeter un mets nouveau parce qu'il ne veut pas manger autre chose que du sucré et du mou. Idem à la cantine, il peut refuser le repas de l'école parce qu'il n'aime pas ce qu'on lui propose et non parce qu'il évite une situation relationnelle angoissante. Un enfant peut négliger une matière scolaire parce qu'il excelle dans la matière qu'il aime et n'écoute pas dans celle qu'il apprécie peu. Idem dans une activité de loisir : il peut arrêter tel sport parce que l'entraîneur ne lui convient pas et non parce qu'il souffre d'un quelconque rejet de l'adulte ou de ses pairs. La liste serait trop longue56 pour bien cerner ce qui appartient à la souffrance réelle de l'enfant ou à sa simple intolérance aux frustrations.
Les conséquences pour les parents
La peur d'être un mauvais parent
La psychanalyse et ses certitudes sur le développement psychoaffectif de l'enfant participent grandement à la permissivité parentale. Non pas parce qu'on demanderait aux parents de tout laisser faire et de favoriser l'usurpation du pouvoir familial par nos enfants ; c'est plus fin que cela. Il se passe la chose suivante : les parents reçoivent des notions qui leurs sont assenées comme des vérités révélées, de telle sorte qu'il n'est plus question ni de « bon sens éducatif » ni d'intervenir pour interdire vraiment, pour frustrer l'enfant s'il le faut.
S'il y a bien sûr du positif dans certaines affirmations freudiennes, j'y vois le plus souvent le véritable creuset de la permissivité parentale puisque les limites éducatives s'annulent devant la toute-puissance de l'Inconscient.
Si, en tant que parent, j'accepte cette croyance en la toute-puissance de l'inconscient, je me sens obligé de tout bien faire pour l'épanouissement de mon enfant. De plus, j'ai peur que tout incident, dès la grossesse, ait des répercussions déterminantes pour l'avenir. Désormais, je
56. D. Pieux, De l'enfant roi à l'enfant tyran, Paris, Odile Jacob, 2002.
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ne suis plus seul avec mon bébé : chacun de mes gestes sera vécu, interprété à sa façon et ce en dehors de toute réalité. Il ne me reste plus, comme parent, qu'à éviter tout événement qui ne ferait que participer au malheur, inconscient, de mon enfant. Plus de bon sens éducatif, mais la quête incessante de ne pas heurter la maturation psychique inconsciente de mon enfant. L'autoritarisme a changé de camp.
Ce n'est plus le parent qui détient un pouvoir absolu, c'est l'enfant lui-même qui, par son inconscient, filtre, intègre, interprète tout ce que vous faites, un nouveau Big Brother est à l'œuvre : l'inconscient de l'enfant entend tout, voit tout, détecte tout, même les choses les plus cachées, les plus intimes. L'inconscient de l'enfant vient d'aliéner la liberté individuelle du parent qui n'osera plus être parent mais écoutera bien volontiers les conseils de la psychanalyse pour ne pas nuire à sa progéniture. C'est exagéré ?
« Il suffit parfois de quelques semaines pendant lesquelles la mère "oublie" sa grossesse pour que l'enfant risque de devenir psychotique57. »
Aucun parent ne peut résister aux chants des sirènes du « sens ». Combien se trouvent impuissants au moment de l'apprentissage de la propreté par crainte de provoquer, chez l'enfant, des troubles irréversibles, puisqu'il ne s'agit pas d'un simple apprentissage mais de la relation parents-enfants.
« Le caca, c'est un pénis en érection, d'où l'angoisse de castration. » « Le pipi au lit, c'est la relation à la mère. »
« Le frère mord le petit, surtout ne pas le gronder ! C'est une réaction d'angoisse... il veut le manger !... Un enfant doit obéir à lui-même58. »
Et, si je n'adhère pas aux croyances, que m'arrive-t-il ? Pas question d'être naturel ! Tous vos gestes, parents, signent des actes inconscients, des choses insoupçonnables. Reprenons quelques réflexions doltoïennes.
La première à propos d'un père qui se fâche devant la médiocrité des résultats scolaires de son fils59 :
« Un père qui a fait ça a un complexe d'infériorité, il ne supporte pas que son fils soit mauvais à l'école. »
57. Ibid.
58. Émission Lorsque l'enfant paraît, op. cit.
59. Ibid.
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Si vous êtes un peu trop câlin :
« Une mère qui parle, qui écoute est plus importante qu'une mère qui embrasse. »
« Les enfants subissent les mères qui embrassent. » « Un enfant n'a pas besoin d'être embrassé. » « L'embrasser, c'est le manger ! » « Après 3 ans, l'embrasser n'est pas bon60. »
Vous devez réguler vos pulsions cannibaliques ou incestueuses, parents pervers. Tout doit être mesuré à l'aune de l'inconscient de l'enfant ; entre le peu d'affectivité de certains parents du début du xxe siècle et les nouvelles injonctions de l'émission de radio des années 1970, quelle réelle différence ? Ne pas laisser libre cours à l'affectivité sous peine de... Discours repris par Edwige Antier61 : « Embrasser un petit sur la bouche, c'est de l'abus !» Il y aurait de l'inceste partout ? Quel rapport entre le bisou sur les lèvres d'un enfant et un acte purement sexuel, la psychanalyse confond bisous et baisers langoureux ?... Le principal est de répondre au dogme : l'enfant serait prisonnier de ses désirs incestueux, vous l'avez été aussi, parents, donc interdisez-vous toute spontanéité affective qui ne peut être qu'ambiguë !
« Très mauvais un enfant dans le lit des parents... inconsciemment, ça peut être très dangereux62. »
« La perversité consiste aussi à élever l'enfant dans l'idée de faire plaisir aux parents et de les satisfaire... »
Françoise Dolto ne cesse de le répéter : « Les parents ont tous les devoirs, et aucun droit - pas même celui d'être aimés. »
Quant aux familles « closes », Liaudet n'hésite pas à parler d'un « petit parfum d'inceste63 »... Que l'on ne fasse pas un enfant que pour soi, certes, mais le désirer aussi pour son bonheur, pour être aimé en retour, est-ce vraiment si pathologique ?
Et pour mieux signer ce droit dé l'enfant, les conseils ne manqueront
60. Ibid.
61. France Inter, octobre 2004.
62. Ibid.
63. J.-C. Liaudet, op. cit.
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pas à travers des cas précis. Celui, par exemple, du petit Patrice, 10 ans, qui est « lent, très nerveux64».
« Si Patrice n'a pas fini de déjeuner en même temps que les autres, il n'a qu'à prendre son assiette avec lui, finir dans un coin et la rapporter ensuite tout seul à la cuisine. S'il ne veut pas manger tout, il n'a qu'à la laisser, cela ne gêne personne... »
Ces conseils peuvent se traduire par quelques autres croyances éducatives parentales : « Laissons-le faire, attendons qu'il se rende compte par lui-même. » D'où le renforcement de cet absolu de pensée si fréquent chez certains parents : on ne doit pas être exigeant avec un enfant... Si vous imposez quelque chose à votre enfant, c'est le conflit. Or le conflit signifie pour les doltoiens que quelque chose ne va pas.
La peur de « frustrer » l'enfant
« Nous imposons à nos enfants beaucoup de nos désirs totalement inutiles, et sans aucune valeur formative morale. Laissons l'enfant aussi libre que possible, sans lui imposer des règles sans intérêt65. »
Un enfant bien dans sa peau est « toujours en mouvement, il s'occupe, construit, démonte, il passe par tous les états affectifs, bavarde sans cesse : il ne s'ennuie jamais, il a toujours quelque chose à faire. Il explore sans cesse le monde autour de lui, cherchant à en reculer les limites, en tentant des expériences nouvelles et parfois interdites : il n'a pas peur66 ».
Bref, l'enfant sans contraintes est un enfant épanoui : le bonheur se gagne dans l'extraversion, l'affirmation de soi, l'opposition, l'exploration sans limites, la confiance absolue en soi. C'était vrai pour un enfant des années 1950 qui exprimait enfin du désir, du langage, du « faire », signait un « plus ». Mais tout cela est devenu un dénominateur commun, souvent excessif, chez nos petits du xxie siècle. Et l'Autre dans tout cela ? Il y en avait trop dans les années Dolto, il n'y en plus assez aujourd'hui. Alors je préférerais : « Un enfant bien dans sa peau joue, parle, est curieux, s'affirme en tant qu'individu, mais sait aussi obéir, accepter les contraintes, l'ennui, et reconnaît l'autre, le respecte, qu'il soit parent ou
64. F. Dolto, Psychanalyse et pédiatrie, op. cit.
65. Émission Lorsque l'enfant paraît, op. cit.
66. J.-C. Liaudet, op cit., p. 184.
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non », ce fameux lien soi-autrui. Le soi ne saurait se construire au détriment de l'autrui, pas plus que le respect d'autrui ne doit se faire au détriment de l'estime de soi.
À l'inverse, de gros soupçons pèsent sur l'enfant sage. « Nous connaissons tous de ces charmants enfants très sages, très polis, très "propres sur eux" mais incapables d'oser prendre une initiative67. »
Combien de fois ai-je rencontré des parents dépités d'avoir un enfant obéissant, un enfant qui ne pose pas de problème ! « On nous a dit que c'était mauvais signe ! » Alors qu'un enfant piailleur, offensif, désobéissant est signe de bonne santé. Être timide à la préadolescence est désormais le symbole d'un mal-être et non l'expression d'une maturation sociale plus lente chez un tempérament plus sensible, moins « extraverti ».
La peur de projeter ses propres problèmes sur l'enfant
On vous dit que l'enfant réagit de façon inconsciente à vos remontrances, et vous craignez, à juste titre, de provoquer des choses « insoupçonnables », maintenant il faut surveiller vos actes conscients qui pourraient révéler de biens mystérieux refoulés... Cette vieille croyance a, elle aussi, la vie dure : quoi que nous fassions en éducation, nous ne faisons que reproduire notre propre histoire d'enfant. Et si je ne suis pas conscient de mon type d'attachement (ce que j'ai vécu dans mes premières « relations objectales », en particulier avec ma mère), si je ne sais pas que je suis marqué par certaines attitudes de mes parents (attachement insécure, par exemple, avec des parents peu présents ou incohérents), je risque de projeter ce « manque » sur mes enfants et je vais désormais agir pour combler mes propres carences. Tout s'explique une fois de plus « psycho-logiquement ». Mais, comme le souligne Boris Cyrulnik, proche des hypothèses cognitivistes, à propos d'une éventuelle transmission des affections :
« Il est difficile, dans ce type de transmission, de dire qu'une seule cause provoque un seul effet puisqu'une blessure maternelle peut transmettre une impression qui sera peut-être modifiée par l'histoire paternelle, puis par les réactions émotionnelles de la famille ou du voisinage et enfin par les récits que la culture fera de cette blessure68. »
67. J.-C. Liaudet, op. cit., p. 80.
68. B. Cyrulnik, Parler d'amour au bord du gouffre, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 175.
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Les schémas cognitifs que nous avons appris dans notre petite enfance peuvent être remis en cause par une prise de conscience rationnelle et les nouvelles expériences de la vie69. La théorie de rattachement telle que la conçoit la psychanalyse signe une fois de plus un déterminisme70.
Il faut toujours dire la vérité à l'enfant
Pour les mêmes raisons, les psychanalystes nous ont fait croire qu'il fallait toujours dire la vérité à l'enfant71. Ne pas tout dire, c'est risquer les pires désordres selon Françoise Dolto :
« Cela provoquera alors chez lui une scission entre sa vitalité biologique et sa vitalité sociale. On ne peut pas mentir à l'inconscient, il connaît toujours la vérité72. »
Et ces nombreux parents de tout expliquer, de tout révéler et bien ennuyés s'il existe le moindre secret de famille, coupables de ne pas parler. La vérité est parfois bonne à dire, mais parfois mauvaise si elle contraint le parent à dire des choses qu'il préfère oublier et s'il pense, souvent avec bon sens, qu'il doit préserver son enfant de certaines réalités d'adultes.
Mais il n'y a pas d'oubli conscient et volontaire pour la psychanalyse : oublier, c'est refouler, c'est la preuve d'un sens que vous ne voyez pas et qui se révélera forcément destructeur pour l'inconscient de votre enfant qui sait tout. Vous n'avez pas dit, vous êtes donc fautifs.
Certains enfants l'ont bien compris, ils exigent la vérité quotidienne et se transforment vite en petits chefs de l'Inquisition, cet autre abus du pouvoir infantile.
La peur de ternir la bonté naturelle de l'enfant
Marc Le Bris propose souvent à ses élèves d'une dizaine d'années de réfléchir sur un roman d'Henry Winterfeld, Les Enfants de Timplebach73 racontant l'histoire d'enfants qui dirigent un village
69. A. Ellis, Reason and Emotion in Psychotherapy, New York, Lyle Stuart, 1962.
70. J. Kagan, op cit.
71. S. Tisseron, Nos secrets de famille, Paris, Ramsay, 1999.
72. F. Dolto citée par Pascale Frey, Dolto expliquée aux enfants, Lire, février 1999.
73. H. Winterfeld, Les Enfants de Timplebach, Paris, Hachette, 1957.
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après la disparition des adultes. Il leur demande ce qu'ils feraient dans un cas similaire : plus de parents au village, plus d'adultes avec leur pouvoir d'interdire, de corriger, de sanctionner. Chaque fois, le scénario est le même : les enfants n'organisent rien de très positif mais ne pensent qu'à détruire, casser les vitres et le plus de matériel possible dans maisons et école. Cela nous rappelle bien sûr le roman de William Golding Sa Majesté des mouches.
L'enfant n'est pas « naturellement bon », pas plus qu'il n'est « naturellement mauvais » : la plupart du temps, il se révèle comme un être laissant libre cours à ses impulsions dans un monde où l'adulte et l'interdit sont absents, un monde de liberté totale. L'autonomie s'acquiert par paliers, jusqu'à l'âge adulte : l'offrir trop tôt relève du plus grand des romantismes. Il ne s'agit pas de noircir l'enfant comme l'ont fait des générations de parents, mais d'être lucide : il n'y a pas d'inné pour devenir « bon » pas plus qu'il n'y en a pour devenir « méchant ». Mais il faut prendre en compte l'immaturité de l'enfant pour le préparer au principe de réalité que son principe de plaisir ne veut pas voir. Cela s'appelle l'éduquer. Affirmer que l'enfant est génétiquement bon ne fait que laisser planer un lourd soupçon sur tout ce qui pourrait gêner cette évolution romantique : c'est en fait dénigrer toute action parentale, annuler l'éducation.
La peur d'imposer une loi familiale
Pour beaucoup, la loi dite « familiale » ne doit qu'être temporaire, pour la période de la petite enfance. Ainsi, des parents abandonnent toute autorité lorsque l'enfant est adolescent : les sanctions « maison » sont inutiles à cet âge. Ils se tournent alors vers la société qui se doit de régler les débordements de leurs enfants : la loi de la collectivité va obliger et punir. À un certain âge, pense-t-on, la loi familiale ne doit pas être normative et sanctionnante pour l'enfant.
Mon expérience auprès des enfants et des adolescents m'a appris qu'il ne fallait pas dissocier deux lois : il faut inclure dans l'éducation de l'enfant ce que sera le principe de réalité (tu ne peux pas faire ce que tu veux, véritable droit familial avec obligations et devoirs de chacun) et non attendre la loi sociale pour découvrir un peu tard le droit et le lien soi-autrui qui stimule le jugement moral. La loi est bien une affaire de famille et pas seulement une histoire de Code civil ou pénal, une affaire de société. S'il y a décalage entre deux lois, la loi « extérieure » risque
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d'être incomprise : c'est souvent ce qui arrive quand l'enfant refuse les règles de la crèche, de l'école et plus tard la règle sociale en général. Il semble donc indispensable qu'il n'y ait qu'un seul apprentissage du principe de réalité avec sa composante « soi-autrui » pour habituer l'enfant à s'accommoder au réel, à accepter qu'il n'est pas tout seul et qu'il ne peut répondre à son seul principe de plaisir immédiat.
La peur de faire du mal à Ventant fragile
Il existe une autre croyance tenace : l'enfant est fragile. Il faut donc éviter tout conflit pour ne pas lui faire de mal. Toute attitude conflictuelle est bannie. J'ai réécouté patiemment la première compilation de l'émission Lorsque l'enfant paraît Voici quelques morceaux, bien évidemment choisis :
« À 9 ans, ils doivent conquérir leur autonomie, ce ne sont plus des enfants !... » « Une chanson personnelle pour chaque enfant... » « 11 ne faut pas parler de l'école hors de l'école... »
« Un enfant autoritaire a toujours un sens : c'est parce qu'il est Jaloux de la petite sœur... »
« Ce qui est éducatif : quand l'enfant désire faire comme l'adulte, sinon c'est "du dressage". »
« Ne jamais dire une chose à l'enfant sans être sûr de ce que l'on dit... ne pas insister, le laisser s'il dit qu'il sait ses leçons... »
« En cas de divorce, demander l'avis à l'enfant, s'il se précipite vers la mère, c'est avec elle qu'il est le plus en sécurité... »74
Pourtant la confrontation parentale est souvent nécessaire, voire indispensable pour stopper les passages à l'acte chez certaines personnalités offensives ou intolérantes aux frustrations.
« On doit avant tout comprendre l'impact parental avant de remettre en cause la responsabilité même de l'enfant ou de l'adolescent75. »
La peur d'être une mère étouffante
La pensée psychanalytique n'est pas très progressiste : les mères apportent tendresse et sécurité, les pères autorité et virilité. Chacun à sa place : pas question d'autorité maternelle ou de tendresse paternelle, on ne mélange pas les genres. La psychothérapeute Anne Bacus explique :
74. Lorsque l'enfant paraît, op. cit.
75. Ibid.
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« (...) le père, via tout un système d'autorité tondé sur un rapport de force- physique et morale, sera celui qui donnera à son enfant caractère, pouvoir de maîtrise ainsi qu'une affirmation de soi positive et solide76. »
Ainsi, ce serait au père d'affirmer la loi ! À la question « Et ces places ne peuvent pas être inversées ? » Françoise Dolto répond :
« Non, elles ne peuvent pas être inversées. La mère a un pouvoir énorme sur l'enfant. Elle le porte, elle le nourrit, c'est elle qui, par le maternage quand il est bébé, le fait sentir exister, se sentir, être, etc. Si, en plus, elle assume l'autorité, s'il n'y a aucun autre réfèrent, si elle fait tout, ça veut dire qu'elle est l'image même d'une toute-puissance absolue. L'enfant n'a plus alors aucun recours. Il ne peut que se coller à elle et se soumettre totalement, ou s'identifier à elle et devenir une espèce de tyran omnipotent77. »
Et pourtant, puissent les mères jouer ce rôle d'autorité quand le père ne le peut pas. Ce que veut l'enfant, c'est une autorité, peu importe le sexe. A contrario, les attentes du style « qui fait la loi ? » engendrent bien souvent une absence de pouvoir parental, étape décisive avant la prise de pouvoir par l'enfant lui-même.
Selon Françoise Dolto, le père est le sauveur, qui permet à l'enfant de s'émanciper de « l'étouffante tutelle maternelle ». Toujours cette angoisse des psys de voir les enfants écrasés par la fusion maternelle et dont Marcel Rufo se fait aussi l'écho78- Est-ce vraiment d'actualité ? Le problème de beaucoup d'enfants se joue-t-il à ce point et aussi fréquemment dans cette crainte de la dépendance à la mère ? Et s'ils avaient besoin d'exigences, d'interdits, qu'ils soient d'origine maternelle ou paternelle ? Lors de mes consultations, quand l'un des conjoints prend un rôle d'autorité, que ce soit la mère ou non, je ne vois aucun problème de développement ou de comportement. En revanche, quand les parents ne savent pas « qui » doit faire preuve d'autorité et s'attendent inlassablement, l'enfant majore son omnipotence.
Les femmes se sont émancipées, elles ont parfois gagné une meilleure insertion sociale mais ont conservé le plus souvent la gestion de la maison, de l'éducation, et voilà qu'on leur ajoute le fardeau supplémentaire d'une injuste réprobation : « Perverse, tu vas rendre tes
76. Féminin Psycho, op. cit., p. 58.
77. Ibid.
78. Détache-moi. Se séparer pour grandir, Paris, Anne Carrière, 2005.
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enfants malades si tu les aimes trop ! » Quelle chance j'ai d'être un homme ! Et que disent les psychanalystes sur les hommes ?
Le rôle du père est le parfait contrepoint de celui de la mère, nous dit Aldo Naouri79 : « C'est-à-dire que le rôle d'une mère est de donner satisfaction à son enfant. » Mais il ajoute qu'il lui faudra quitter cette relation privilégiée pour permettre l'autonomisation de l'enfant. Une fois de plus, c'est la mère qui est à l'origine de tous les dysfonctionnements. Et c'est le père, le sauveur, qui brise cette relation fusionnelle pour que l'enfant s'épanouisse. Et pourtant, j'ai rencontré bien des mères célibataires qui éduquaient parfaitement leur enfant et pouvaient jouer les deux « rôles » correctement, même si elles reconnaissaient qu'il est lourd de porter seule le poids de l'éducation. Ce n'est pas la virilité qui leur manque ou la paternité, mais tout simplement le partage des tâches.
Quelle est la solution préconisée par certains professionnels ? Femmes, redevenez amantes, et votre homme s'en trouvera encore plus virilisé. Vous verrez alors le miracle : l'enfant sentira le mâle et rentrera dans le rang très facilement80 !
Les conséquences pour les enfants
De L'enfant est une personne à L'Enfant roi
Françoise Dolto était indispensable lorsqu'elle a tenté d'infléchir la culture traditionnelle des familles des années 1940 aux années 1960. Sans elle, pas de contrepoids au clonage éducatif qui refusait d'appréhender l'enfant comme un individu à part entière. Avec mai 1968 et sa juste contestation, nous ne pouvions qu'adhérer à ceux qui, comme elle, rejetaient l'éducation traditionnelle, cette fabrication d'objets qui ne visait, à travers les blouses grises et l'autorité des adultes (parents ou enseignants), qu'à anéantir toute velléité d'individualisme.
Simplement, elle a instauré l'ère du soupçon sur les incontournables de l'éducation : l'autorité adulte est devenue un abus de pouvoir, et la frustration éducative rimera toujours avec castration.
Pourtant, dès les années 1970-1980, les choses se sont mises à changer : l'enfant est le plus souvent désiré et attendu, la famille offre le bien-être matériel pour beaucoup, un confort de consommation jusque-
79. Féminin Psycho, op. cit., p. 56.
80. A. Naouri, op. cit.
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là ignoré, l'école y ajoute une volonté d'égalité, une remise en cause des pédagogies traditionnelles. Le principe de plaisir va prendre peu à peu le pouvoir avec les conséquences que j'ai déjà envisagées.
L'enfant « nouvelle vague » ne correspond plus au Poil de carotte de jadis : les parents le respectent, l'écoutent, le stimulent au risque de se perdre. Le fameux contresens s'installe : l'enfant est bon naturellement et se construit avec l'amour, non avec la frustration.
Si les enfants d'il y a quarante ou cinquante ans étaient victimes d'un trop-plein de frustrations, nos enfants actuels n'en ont que rarement vécu et ont développé, pour certains, non seulement l'omnipotence dont i'ai parlé, mais cette extraordinaire vulnérabilité au principe de réalité * Us sont devenus plus fragiles. D'où les nostalgies de certains qui sont pour un retour aux « bonnes vieilles méthodes ». Et ce sont aussi des enfants ou adolescents qui nous crient leur désespoir ou leur espoir de ne plus faire ce qu'ils veulent : « Dans une pension au moins, je ne ferai pas ma loi... » ; « c'est en m'engageant à l'armée que je me suis senti libre... plus de discussions sans fin pour tout m'expliquer quand je n'attendais qu'un oui ou un non, du clair !... ». Les victimes de la permissivité appellent souvent le retour à l'autoritarisme, le mauvais versant de l'autorité
J'entends d'ici les défenseurs de la théorie psychanalytique : « Vous n'avez pas compris Françoise Dolto : son objectif a toujours été de limiter les désirs de l'enfant, de l'éduquer par des interdits. » Je lis cette citation du sociologue G. Neyrand81 :
« Les patients amènent en effet chez les psychanalystes ces "manques de manques" et ces "manques de coupures" que Dolto nommait "carences de castrations symboliques", dont elle a tenté d'élaborer la théorie et dont elle a montré que, vecteur de temps et de ce qui permet au petit d'homme de différer la réalisation de ses désirs, elle est promesse soutenant le petit d'homme dans son "allant devenant"82. »
Après plusieurs lectures, je commence à saisir l'essentiel : il faut de la castration symbolique pour épanouir l'enfant. Comme d'habitude, l'interdit va se construire symboliquement, pas besoin de frustrer réellement, l'inconscient est à l'œuvre. Soit !
Et le danger est là : Françoise Dolto « fait sens » dans le contexte des
81. Le Nouvel Observateur, « spécial enfants », 2004, p. 10.
82. C. Schauder, Lire Dolto aujourd'hui, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2004.
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années 1970, mais elle est souvent dépassée dans le monde actuel. A contrario de sa volonté d'aider l'enfant, ses propos deviennent, au regard des enfants d'aujourd'hui, non seulement obsolètes, mais incongrus, voire dangereux. Je doute qu'elle-même eût avancé les mêmes thèses aujourd'hui. Alors, disciples de Dolto, rendez-lui ce service : dites bien haut que ces propos ne sont pas mal interprétés ou incompris, dites qu'ils avaient du sens à une autre époque.
De l'enfant roi à l'enfant tyran
Les pathologies infantiles ont changé. Il y a une dizaine d'années, dans mon cabinet, j'avais affaire à des enfants ou à des adolescents anxieux, voire dépressifs. Dans ma salle d'attente, je voyais surtout des profils timorés. Chez un petit qui refusait de s'intégrer à l'école, je retrouvais le plus souvent, de façon sous-jacente, des difficultés à quitter le milieu familial, une peur de se heurter aux autres, un refus de socialisation ou une angoisse morbide devant le principe de réalité.
Aujourd'hui, ceux que je reçois témoignent le plus souvent d'une solide estime d'eux-mêmes, d'une intelligence sans faille, souvent supérieure à la moyenne, d'un milieu familial qui n'a rien de particulier : pas de rejet, pas de jeux troubles dans l'environnement proche, pas de contexte social déstabilisant. Les investigations ne révèlent pas de trau- matismes précoces, pas d'influence défavorable sur le plan affectif, pas de rencontres avec des adultes « castrateurs » du côté de l'école. Bref, ils semblent avoir tout pour bien fonctionner, « tout pour être heureux », comme le soulignent les parents qui viennent en consultation. « Il a eu tout l'amour qu'il pouvait recevoir » ; « Notre couple marche bien » ; « Nous avons toujours tenté de lui parler, de communiquer... nous avons tout fait pour qu'il ait le plus d'agréments possible. Et le résultat ?...».
Le résultat ? Selon l'âge, l'enfant refuse de s'adapter à l'école, se fait rejeter par ses pairs. À la maison, tout est prétexte à la guerre : refus des petites tâches ménagères, bagarres incessantes avec la fratrie, exigences qui deviennent massives, contestation permanente de toute autorité, volonté d'imposer ses désirs sur tous les aspects du quotidien : alimentation, heures du coucher, achats vestimentaires, loisirs, etc. L'instabilité est reine dans ses engagements, quels qu'ils soient : abandon rapide de toute activité qui se révèle trop difficile, désir de tout tenter, consommation par impulsion. Pour couronner le tout, une
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tendance à ne jouir que d'un plaisir immédiat qui deviendra quasiment addictif : jeux vidéo, Internet, voire, au final, cannabis et une quête permanente de paradis artificiels.
Certains collègues psychanalystes ont bien vu cette évolution83 de l'enfant vers une véritable tyrannie infantile. Les qualifier d'« enfants tyrans » n'est pas trop fort lorsque l'on voit à quel point ils usurpent un pouvoir familial. Ils ont pris le commandement, ils tiennent les parents par des comportements coercitifs pour obtenir tout ce qu'ils veulent : les crises de nerfs démesurées en bas âge, le refus du scolaire en général, les cris devant toute exigence, les menaces à la maison pour faire céder. Sans parler des adolescents qui, s'ils n'ont pas été arrêtés dans le développement de leur omnipotence, peuvent signer des pathologies plus lourdes : on passe de l'énurésie de provocation du petit à l'anorexie adolescente, des maladies diplomatiques à répétition aux chantages au suicide... et je ne peux oublier les addictions qui terrorisent les parents, les provocations dans des attitudes de marginalisation s'ils n'obtiennent pas tout de suite leur liberté.
LA FESSÉE, UNE RÉPONSE INADAPTÉE
Aujourd'hui, face à cette prise de conscience d'un nécessaire rétablissement de l'autorité, la paire de claques est légitimée, banalisée et même revendiquée par certains auteurs84. Je ne suis pas d'accord : il faut combattre la fessée qui marque toujours le débordement émotionnel et l'impuissance des parents. Pour rester dans l'éducatif, mieux vaut proposer une réparation qu'une violence. La gifle pour un verre cassé n'a jamais été aussi efficace que le balayage des bris de verre ou un achat de remplacement par l'enfant. Il est plus juste de se situer dans le registre du « comportement » que dans celui de la « personnalité ».
Si vous refusez systématiquement de punir, vous exploserez au final par un rejet massif de votre enfant. Votre réponse émotionnelle générera ensuite un beau renforcement chez l'enfant : je fais quelque chose d'inadéquat, tu me frappes, je ne suis donc pas bon, je vais
84. C. Olivier, L'Enfant roi, plus jamais ça !, Paris, Albin Michel, 2002.
83. C. Olivier, L'Ogre intérieur, Paris, Fayard, 1999.
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encore prouver que je mérite ce sentiment de « mauvais objet ». Dès lors, l'enfant continue provocations et incartades, il renforce les réactions négatives des parents, il en rajoute, et ainsi de suite. Ce qui doit être en jeu, ce n'est pas la relation mais l'éducation. Or l'éducation est l'instruction de comportements adaptés. C'est aussi un apprentissage même si l'éducation ne saurait être que comportementale.
Les enfants tyrans sont nus et souffrent
Quand je rencontre ces enfants ou adolescents en début de consultation, mon ambivalence est grande : j'oscille toujours entre une attitude empathique, respectueuse de « leurs » soucis, et une envie de leur « clouer le bec ». Lorsque certains d'entre eux commencent à jouer avec moi, ce qu'ils ont l'habitude de faire avec les adultes qui tentent un semblant d'autorité, je comprends l'attitude de parents colériques ou anxieux. Quant aux autres, qui se mettent souvent sur le terrain de « la vie ne m'apporte rien », j'ai parfois peur qu'ils ne passent à l'acte, convaincus qu'ils sont de l'inutilité de la vie. Mais, une fois ces réactions émotionnelles passées, j'entends vite leur souffrance. Derrière les chantages, les menaces, la fausse assurance, des yeux qui se mouillent rapidement, on découvre des aveux déprimants sur le quotidien, notamment à l'âge de l'adolescence : la « descente » après les prises de cannabis, le dégoût des relations sexuelles trop fréquentes, souvent sans sentiments, juste pour le « fun », leur angoisse de redoubler telle classe, de voir leur cursus scolaire s'effondrer alors qu'ils ont un formidable potentiel. Un sentiment d'échec : ils ont tout eu, tout fait, ils sont devenus adultes avant l'heure. Mais leurs yeux perdus savent me dire que cette maturité est fausse. Ils ont joué à l'adulte et vont se retrouver dans la réalité en ayant brûlé des étapes. Ils n'ont pas d'armes pour lutter avec ce monde, ils sont devenus vulnérables. Les enfants rois ou tyranniques sont nus.
« On nous a laissés aller dans le mur... » Ils ont refusé tout ce qui était contrainte, mais l'école ne fera plus de cadeaux. En fin de seconde, le lycée sélectionnera, tranchera après toutes ces années de laisser-faire. « Jusqu'en 3e, tout allait bien, j'avais des notes super sans travailler... » On ne leur proposera plus qu'une section par défaut, un endroit où leurs capacités ne seront plus exploitées : l'écart et l'aigreur se creuseront, les comportements offensifs, les dépendances aux produits « pour oublier »
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s'exacerberont. Alors, autant s'enfermer dans des attitudes d'autodéfai- tisme, dans une volonté sans faille de retrouver à tout prix le principe de plaisir immédiat, quitte à devenir délinquant, à se marginaliser, jusqu'au désir de refuser le réel et d'en finir. Tous les enfants rois ne sont pas des Tanguy séducteurs85, qui bénéficient d'un contexte familial et social où tout est encore possible. D'autres petits tyrans n'ont qu'un pouvoir artificiel, et leur omnipotence tourne vite à l'impuissance, à la détresse.
Les contresens à l'école Apprendre sans pression
Si les problèmes à école proviennent toujours d'un dysfonctionnement psychique inconscient, les parents n'osent plus intervenir : pas de pression, pas de sanction, même plus de remarques. Ainsi Edwige Antier qui synthétise cette pensée86 :
« Il est effectivement capital de ne pas mettre trop de pression sur les épaules de ses enfants. Trop de pression, et vous risquez de le fragiliser psychologiquement87. »
C'est vrai pour les profils anxieux ou dévalorisés88 ! Certainement pas pour les enfants non performants qui souffrent d'intolérance aux frustrations : ceux-là exigent pression et conséquences si les dysfonctionnements continuent. À moins que toute conséquence éducative devant un travail scolaire volontairement mal fait (c'est le cas de mes apprenants qui ont le potentiel mais refusent consciemment les exigences des apprentissages) ne soit vécue comme la torture favorite des parents pervers :
« S'il revient de l'école avec une mauvaise note en mathématiques, je ne crois pas que c'est en le punissant qu'il apprendra à résoudre une équation ou un problème. Comme je vous l'ai dit, chaque enfant possède en lui le goût de l'effort89. »
C'est faux : de nombreux enfants n'ont pas cette acceptation innée de la frustration, et c'est bien là que les parents se doivent d'intervenir, sans céder à cette idée romantique de l'enfant naturellement bon et autonome.
85. Tanguy, film d'É. Chatiliez, 2001.
86. E. Antier, Élever mon enfant aujourd'hui, Paris, Robert Laffont, 2004.
87. Féminin Psycho, « Spécial Parents », novembre 2004, p. 32.
88. D. Pieux, « Peut mieux faire » : remotiver votre enfant à l'école, « Guides pour s'aider soi- même », Paris, Odile Jacob, 2002,2004.
89. Féminin Psycho, op. cit., p. 32.
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« Je crois qu'aller consulter un psychologue devient réellement nécessaire quand un enfant redouble. Vous savez, pour un enfant, redoubler représente quelque chose de terrible90. »
Oui, s'il s'agit d'un enfant dont les difficultés d'apprentissage sont profondément liées à des sentiments d'autodéfaitisme ou de dévalorisation majeure. Non, si nous nous adressons à des élèves qui savent bien que seul le manque d'effort était en jeu. Ces enfants et adolescents qui n'hésitent d'ailleurs pas à demander leur redoublement, conscients qu'ils sont d'avoir trop de carences au niveau des acquis. Ils savent qu'ils ne peuvent continuer à passer allègrement les classes ; l'échec interviendra de toute façon, et il n'aura lieu le plus souvent qu'à la fin de la classe de seconde, là où, en général, on ne fait plus de cadeaux !
Apprendre uniquement dans le plaisir
Françoise Dolto est très claire et ferme sur ce sujet : l'environnement scolaire avec ses structures, ses programmes et son personnel est en inadéquation avec l'attente du jeune « apprenant ». Jusque-là, rien de bien nouveau, surtout lorsque l'on sait que cette remise en cause de l'environnement scolaire est logique par rapport à son vécu : elle-même a pu bénéficier d'une scolarisation à la maison et dans un cours privé, avec matières enseignées à la carte jusqu'au baccalauréat. Elle appréciait surtout dans cette école à la « mesure de l'enfant » le respect de l'individu, de son rythme d'apprentissage, du plaisir qu'il éprouvait pour telle ou telle matière.
Si l'on regarde de plus près son célèbre livre La Cause des enfants, quels sont les ingrédients indispensables pour une scolarisation harmonieuse ? Et surtout que faut-il éviter ? Tout règlement ou enseignement collectif brise ou « braque » l'apprenant. Ainsi, la ponctualité, l'obligation de suivre des cours imposés ne sont la révélation que de la toute-puissance de l'enseignant et surtout de la volonté sociale de briser l'individu dans sa spécificité :
« Le grégarisme n'est pas humain ; réduire l'être humain à un animal social. De la horde au troupeau. Les écoles sont les bergeries de moutons de Panurge91. »
90. Ibid., p. 32.
91. F. Dolto, La Cause des enfants, Paris, Robert Laffont, 1985.
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En clair, nous avons déjà là toute la philosophie de la pédagogie individualisée, de l'apprentissage par le plaisir qui doit refuser toute contrainte de groupe et toute frustration.
Pourquoi faut-il toujours attribuer la responsabilité de ses échecs à une cause extérieure, ce que les psychologues anglo-saxons appellent « lieu de contrôle externe » ? Pourquoi ne pas reconnaître que lés conséquences de mes actes sont de ma responsabilité Oteu de contrôle interne). Proposer constamment d'adapter l'école à ces élèves ne fait que renforcer leur irresponsabilité.
« Ce qui n'est pas donné à l'école est recherché ailleurs que dans l'obligatoire. Le principal défaut de l'instruction publique, c'est d'être obligatoire. Ce qui est obligatoire prend le caractère du travail forcé. Le bagne existe toujours... dans les esprits92. »
La scolarité selon Françoise Dolto devrait répondre avant tout à l'exigence d'une « école sur mesure » avec ses trois principes fondamentaux : une formation personnalisée avec des horaires et sujets à la carte, des intervenants plus éducateurs qu'enseignants, un apprentissage qui se doit d'être un « plaisir » avant tout. La motivation de l'enfant se déclenche dans le désir de faire, dans le « non-frustrant ». Les difficultés d'apprentissage seraient le plus souvent la traduction d'un mal plus profond, l'échec scolaire aurait toujours un sens. La quête du « pourquoi » induit la théorie du « mécanisme de défense » ou de la « réaction de défense ». Si l'enfant manifeste des troubles d'apprentissage et des comportements de démotivation, il signe avant tout un malaise, un problème d'identité, une profonde détresse relationnelle. Tout apprentissage se doit donc d'amener du plaisir, n'ajoutons pas de la souffrance à la souffrance.
D'où ce mythe de la pédagogie et de la motivation par le plaisir, de l'autodiscipline comme remède à toutes les injustices de l'école d'avant 196893. Encore une fois, oui dans son contexte, mais, aujourd'hui, le plaisir est-il vraiment exclu de la vie des enfants ? Et les élèves sont-ils assez matures pour s'autodiscipliner ?
Apprendre sans le maître
« Dans la classe, il est nécessaire que les relations pédagogiques conduisent les élèves à percevoir qu'il leur appartient d'établir eux-mêmes leurs convic-
92. F. Dolto, ibid.
93. L'École des parents, avril 1969.
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tions mathématiques et, pour cela, de prendre des initiatives, de mettre en
œuvre les moyens dont ils disposent et de s'appuyer sur les échanges qu'ils
ont entre eux94 »
Exit le maître et tout apprentissage : toute instruction qui ne viendrait que d'en haut est donc soupçonnée de savoir castrateur.
Ces pédagogues semblent avoir bien interprété l'œuvre de Piaget et son fameux « Tout ce que vous apprendrez à l'enfant, vous l'empêcherez de le découvrir ». S'il est certain que la pédagogie active est importante pour la motivation de l'élève, il ne faut surtout pas oublier les enfants qui n'ont personne pour les aider chez eux : ceux-là souffrent de ne pas avoir été instruits et ne peuvent pas accéder à la découverte spontanément, sans la médiation d'un adulte et sans les acquis incontournables avant tout apprentissage. D'ailleurs, Piaget était l'instigateur des sollicitations d'apprentissages et des découvertes de ses propres enfants : il les observait en bas âge dans leurs « opérations », mais il savait aussi disposer telle ou telle stimulation à portée de mains. Il n'avait pas une classe de trente élèves pour faire de la « remédiation cognitive » ! Placez un enfant dans un cadre de vie sans stimulations, il risque de tourner en rond et de ne plus assimiler de nouveaux savoirs, ni de s'accommoder à de nouveaux contextes. L'équilibration majorante, autrement dit, le fait de remettre en cause ses acquis au cours de l'expérience et de les réajuster aux nouvelles données pour aboutir au nouveau savoir, n'aura pas lieu.
En résumé, si l'enseignant n'instruit pas, il n'y a pas première assimilation. Et, s'il ne provoque pas le conflit cognitif, c'est-à-dire le déséquilibre de ce qui est acquis, il ne saurait y avoir une acquisition exponentielle des connaissances. En très clair, laisser l'enfant redécouvrir la roue, c'est non seulement prendre le risque de ne jamais la lui faire découvrir, mais c'est surtout le meilleur moyen de le laisser à l'âge de pierre.
Le mythe du cancre surdoué
Il existe une autre croyance actuellement répandue dès que surgit une difficulté scolaire : l'enfant est peut-être surdoué : « En fait, une consultation chez un psy permettra à l'enfant d'établir un bilan psychologique et intellectuel. Ce type de démarche permet, par exemple, de détecter des enfants dyslexiques ou surdoués. Pour ces derniers, plus
94. Apprentissages mathématiques, Paris, ERMEL Hatier, 1981, p. 26.
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de 40 % d'entre eux n'arrivent pas à s'adapter au système de l'éducation nationale95. » La boucle est bouclée : rien n'y fait à la maison pour le remotiver scolairement, vous irez voir un professionnel qui n'a comme réponse que ses propres certitudes : s'il n'est pas malade psychique- ment, c'est qu'il est débile ou qu'il est dysfonctionnant (dyslexique par exemple) ou tout simplement surdoué. Rien n'est jamais évoqué du fonctionnement opératoire de l'élève, de sa façon d'apprendre, de son processus d'apprentissage96, de son attitude devant la difficulté97. Quand on songe aux nombreuses fausses dyslexies98 qui remplissent les cabinets d'orthophonistes et à tous ces pseudo-surdoués que les psychologues scolaires ne manquent pas de m'adresser chaque année...
Il existe des surdoués, mais, contrairement à ce qui est souvent dit, leur potentiel est homogène : leurs compétences sont toutes actualisées dans les apprentissages scolaires, et ils sont « performants ». La plupart du temps, ils savent s'adapter au monde scolaire (même s'il existe bon nombre d'aberrations, j'en conviens). La véritable intelligence est bien là : cognitive (avec son potentiel opératoire) et conative (avec son équilibre affectif, ou intelligence « émotionnelle »). Lorsque l'une des deux composantes est absente, ce n'est pas que l'enfant soit « surdoué » ou que l'école soit inadaptée, c'est peut-être qu'il est inadapté ! Je n'évoque pas bien sur les petits génies pathologiques qui ont exacerbé leur QI parce qu'ils ne pouvaient faire que cela.
En conclusion
Heureusement, tous les enfants ne vont pas mal, et tous les parents ne sont pas désarmés face à l'éducation de leur progéniture. Heureusement, la population d'enfants tyranniques n'est pas un phénomène majoritaire99. Heureusement, beaucoup d'enfants vont bien, s'adaptent correctement à l'école, aiment jouir de la vie mais savent
95. E. Antier, dans Féminin Psycho, novembre 2004.
96. D. Pieux, Styles cognitifs et dysfonctionnements opératoires, 1991.
97. * Peut mieux faire », op. cit.
98. C. Ouzilou, Dyslexie, une vraie fausse épidémie, Paris, Presses de la Renaissance, 2001.
99. Psychologue cognitiviste, je garde bien en mémoire ces propos de Korzybski (dans Une carte n'est pas le territoire, Paris, L'éclat, 1998) : « Nous prendrons conscience de ce que l'essentiel de notre "pensée", dans la vie quotidienne comme en science, est de caractère hypothétique, et cette conscience de chaque instant nous rendra prudents dans nos généralisations. »
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aussi se projeter dans l'avenir. Beaucoup d'autres ont su équilibrer leur juste quête individualiste avec des valeurs profondément humanistes. Sans doute moins politisés qu'auparavant, beaucoup de jeunes n'hésitent pas à s'investir dans des actions humanitaires, caritatives ou de protection de l'environnement : certains même savent agir et ne pas rester dans le verbiage « révolutionnaire » des chambres d'étudiants de leurs aînés. lis « font » et parlent moins. Cette jeunesse-là nous donne des leçons et nous rend optimistes pour l'avenir.
À l'inverse, certains enfants à l'estime de soi plus fragile stagnent dans leur anxiété, leurs sentiments de dévalorisation, gardent leur problématique, attendent leurs tuteurs de résilience. Et d'autres encore, sans doute moins favorisés, continuent de subir de nombreuses maltraitances. La tyrannie de certains ne doit pas cacher la détresse des autres. Simplement, ils souffrent en silence, ne demandent rien, ne « consultent pas » - il nous faut donc rester vigilants et savoir les entendre derrière le vacarme des enfants omnipotents.
Mais ceux que j'ai appelés « les enfants tyrans » semblent grossir les rangs et ils réclament non seulement de l'amour, mais aussi et surtout des exigences, du savoir-faire, de l'accompagnement, de la protection, de l'autorité, des interdits, du « réel ». II est donc souhaitable de contester les apports de la psychanalyse en éducation. Les parents comme les enfants n'ont pas besoin de ce « sens »-Ià.
Mais il serait absurde de vouloir effacer tous les apports de la psychanalyse de l'enfant : ses hypothèses ont su, en son temps, redonner au tout-petit une existence à part entière. Elle a stimulé de nombreuses questions et certaines réponses justifiées : l'enfant ne peut pas s'épanouir dans un climat de négation, de soumission, d'obéissance aveugle à l'autoritarisme parental. II fut une époque où il subissait de toutes parts une même pensée unique sur l'éducation : l'individu doit se plier à la réalité adulte et accepter ses fondements, ses valeurs, peu importe sa singularité.
Les temps qui ont précédé la fin des années 1960 ont vu une révolte juste : il était temps de parler principe de plaisir dans une société étouffante où, en dehors des quelques privilégiés de la « Dolce Vita », la vie semblait surtout un lourd fardeau à porter. Mais les choses ont changé. Ce n'est plus le principe de plaisir qui est nié, mais le principe de réalité avec ses contraintes et déplaisirs. La nouvelle génération subit les
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séductions de la société des marchands, nous le savons, elle ne souffre pas d'un manque de communication, encore moins de carences au niveau du plaisir immédiat. Certains enfants ou adolescents, pas tous, sont très vulnérables à la réalité : une médiation entre eux et les frustrations du réel s'impose. Ils ont besoin d'éducation, et la psychanalyse de l'enfant ne saurait apporter qu'une réponse obsolète.
C'est avant tout par la mère que le malheur arrive. Un psychiatre
américain remarquait, à la lecture d'un grand nombre de publications parues dans les années 1970, que les mères étaient considérées comme impliquées dans plus de 72 troubles mentaux chez l'enfant, le père étant généralement exempt de toute responsabilité w0.
le tout premier uen de la vie, la relation du bébé à sa mère, ferait donc le lit de bien des maladies : autisme, schizophrénie, anorexie, boulimie... quoi qu'il arrive, la mère fait « mal » : si elle ne travaille pas, elle « étouffe » affectivement son enfant, si elle exerce un métier, elle l'abandonne. donner le sein est bon, mais trop, c'est risquer une relation fusionnelle pathogène.
Heureusement, dans tous les cas, le père est là pour rompre la
dyade et restaurer l'ordre phallique.
de façon générale, c'est l'image de la femme, ce « continent noir » dela psychanalyse, qui pâtit des idées freudiennes.
100. E. Fuller Torrey, Freudien Fraud : The Malignant Effect of Freud's Theory on American Thought and Culture, New York, Harper Collins, 1992.
Les mères forcément coupables
Violaine Guéritault
Docteur en psychologie, formée à l'Université d'Atlanta (États-Unis), elle est une spécialiste du syndrome du burn-out et auteur de uépuisement émotionnel et physique des mères : le burn-out maternel
orsque Dieu créa la Mère, il en a probablement ri de satisfac
tion et décidé de ne plus y toucher tellement sa conception était riche, profonde, pleine d'âme, de puissance et de beauté », écrivait Henry Ward Beecher dans les années 1800. Il semble que, depuis, l'auréole dont étaient parées les mères se soit passablement étiolée au passage de l'ouragan psychanalytique, avec sa vision culpabilisante du rôle maternel. Dieu, le père de l'humanité, et Freud, le père de la psychanalyse, avaient, semble-t-il, des vues quelque peu divergentes sur la valeur et les qualités des mères, et plus généralement des femmes.
Et Freud accabla la femme
Freud concevait la femme comme une triste copie de l'homme, totalement et inexorablement obnubilée par le « complexe de castration ».