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et infra, le chapitre qui y est consacré.

69. En termes techniques, nous procédons à une « analyse fonctionnelle », un repérage de « renforçateurs » (c'est-à-dire les effets de comportements, dont on peut supposer qu'ils incitent à répéter ces comportements). Une « analyse comportementale » tient compte de six variables : (a) l'environnement du comportement et les stimuli antécédents, (b) les processus cognitifs en jeu, (c) les affects, (d) les actions, (e) l'état de l'organisme et (0 les conséquences anticipées du comportement. Nous nous centrons ici sur la sixième variable et répondons à la question : quels sont les bénéfices de la pratique freudienne ?

70. S. Freud, Aus den Anfângen der Psychoanalyse, Londres, Imago, 1950, p. 138. Trad., Naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.E, 1969, p. 113.

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vie durant71 ». À la fin de sa vie, il ne cachait plus la pauvreté de ses résultats thérapeutiques. Dans son dernier grand texte technique, L'Analyse avec et sans fin (1937), il reconnaît que « l'analyste ne travaille pas avec des pouvoirs illimités, mais restreints » et déclare que la psychanalyse est une « profession impossible » - comme celles d'éducateur ou de dirigeant -, c'est-à-dire « où l'on est sûr d'avance de résultats insatisfaisants »72.

Freud a reconnu que la psychanalyse pouvait traiter seulement la « petite névrose » - die kleine Neurose73. Les études méthodiques sur les effets de psychothérapies montrent que sa méthode ne donne pas de meilleurs résultats que les autres et que, compte tenu du coût en temps et en argent, les bénéfices sont nettement moins avantageux (cet aspect est abordé dans la IIIe partie de ce livre). Les (maigres) résultats thérapeutiques sont attribuables à des facteurs « non spécifiques », des facteurs qui ne sont pas propres à la psychanalyse. Il s'agit notamment du sentiment d'être écouté et compris, de l'espoir de changer, de l'impression de mieux comprendre et contrôler des éléments de l'existence, de tentatives de nouveaux comportements.

Les praticiens freudiens ne venant pas à bout des troubles invalidants comme les fortes agoraphobies, les troubles obsessionnels- compulsifs (TOC) ou les dépendances bien ancrées, la majorité les dédaignent et les qualifient de « symptômes ». Ils parviennent souvent à faire partager leur point de vue à leurs patients. Ainsi, Pierre Rey, au terme de dix années de séances quotidiennes d'analyse chez Lacan, écrit que ses phobies sociales - le « symptôme » pour lequel il avait entamé la cure - n'ont pas disparu :

« L'avouer aujourd'hui me fait sourire : je suis toujours aussi phobique. Mais, entre-temps, j'ai négocié avec mes phobies. Ou je ne me mets plus en position d'avoir à les éprouver, ou, le dussé-je, les considérant comme Y accident d'un temps vide, je les subis avec la résignation ennuyée qu'appellent les fatalités extérieures74. »

Si les « symptômes » persistent, comme c'est souvent le cas, quelles

71. Cité par A. Durieux, Sigmund Freud. Index thématique, Paris, Anthropos, 2e éd., 2001, p. 208.

72. « Die endliche und die unendliche Analyse », Gesammelte Werke, XVI, 1937, p. 74, 94. S. Freud utilise le qualificatif « ungeniigend », insuffisant, médiocre.

73. A. Kardiner, Mon analyse avec Freud, trad., Paris, Belfond, 1978, p. 173.

74. P. Rey, UrgjaisQR-chez Lacan, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 77 (souligné par Rey).

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sont les satisfactions que trouvent les patients dans des cures toujours coûteuses et parfois interminables ? Ces bénéfices sont subjectifs et varient d'une personne à l'autre. Toutefois, une bonne partie des plus courants peut se regrouper en cinq catégories, que nous allons examiner : être écouté, reconnu, compris ; se déculpabiliser et mettre des désirs en acte ; s'estimer, se valoriser ; pouvoir tout interpréter èt expliquer ; trouver un sens à la vie.

PATIENT, ANALYSÉ, ANALYSANT OU CLIENT ?

Freud a toujours désigné les personnes qu'il traitait par les termes « Kranke » (malade), « Patient » (patient) ou « Neurotiker » (névrosé). Aujourd'hui, les personnes en analyse sont souvent appelées « analysées » ou « analysantes ». Le dernier terme a la faveur des lacanièns. En effet, la majorité des personnes qui occupent leurs divans ne sont pas des malades ou du moins ne se considèrent pas comme tels. Beaucoup veulent seulement faire une expérience de « croissance personnelle », soigner un « mal-être » ou obtenir un ticket d'entrée pour une profession « psy ». D'autre part, le participe substantivé suggère que la personne fait elle-même le « travail », l'analyste n'étant qu'un médiateur entre elle et l'« inconscient ».

Dans les années 1950, Cari Rogers, un psychologue américain qui a « dérivé » vers une forme de traitement fort éloignée du freudisme orthodoxe, a promu le terme « client », en vue de souligner le rôle actif que devrait jouer toute personne engagée dans une relation d'aide psychologique75. Dans certains pays, comme les Pays-Bas, des psychothérapeutes non-médecins et même des psychiatres ont adopté ce vocable, pas seulement pour la raison invoquée par Rogers. La psychothérapie est, en effet, aussi une relation commerciale : le client paie un service ; l'expert l'aide à mieux se connaître, à résoudre des problèmes, à se délivrer de souffrances. Le terme « client » est particulièrement indiqué quand il s'agit d'une analyse « didactique », c'est- à-dire lorsque la persoprre en analyse cherche à acquérir une compétence professiormetle jour devenir psychanalyste.

75. C. Rogers, Client-Centered Therapy, Boston, Houghton Mifflin, 1951.

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Dans le cas d'une cure typiquement freudienne, les questions d'argent sont particulièrement importantes : le client n'est accepté que s'il est solvable, les tarifs sont des plus élevés, et les paiements se font en espèces. En échange, le client s'attend à des bénéfices substantiels, plus « profonds » ou plus rentables que ceux d'autres méthodes.

Être écouté, reconnu, compris

Une des satisfactions essentielles de toute forme de psychothérapie est de pouvoir parler librement, de n'importe quoi, en ayant le sentiment d'être écouté attentivement, par une personne disponible, selon un horaire convenu. La principale condition pour en bénéficier est de payer régulièrement les séances.

Ainsi, le client vivant dans la solitude rencontre enfin une oreille attentive, même si elle n'est pas chaleureuse. Celui qui ne pouvait, chez lui, ouvrir la bouche sans se faire rabrouer est enfin libre de s'exprimer sans être interrompu, sans être aussitôt jugé. Ici plus de crainte de parler : en mots, tout est permis, tout a un sens, tout est digne d'intérêt, tout paraît instructif ou va le devenir. Si le thérapeute émet régulièrement des signes d'attention et fait quelques commentaires non critiques, le client se sent compris, reconnu, valorisé. Un certain nombre de personnes n'en demandent pas plus.

La psychanalyse, plus qu'une autre thérapie, offre ce type de satisfactions. Aussi beaucoup d'analysants vivent-ils, dans les premiers temps de la cure, « l'ivresse de la parole libérée76 ». Peut-être cette écoute est-elle ce que la psychanalyse a de mieux à offrir. Elle rend possible - mais pas toujours effective - une prise de distance à l'égard des problèmes et une autre perception des réalités. Lorsque les troubles sont légers, cela peut suffire. C'est sans doute un des ressorts essentiels du succès de la plupart des psychothérapies et, en particulier, de la psychanalyse.

Se déculpabiliser et mettre des désirs en acte

Un des bénéfices majeurs de bon nombre de psychothérapies est d'apprendre à relativiser des normes pathogènes. Le freudisme a contri

76. N. Stern, La Fiction psychanalytique, Belgique, Mardaga, 1999, p. 37.

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bué à réduire la culpabilité liée au plaisir sexuel. C'est un de ses plus beaux titres de gloire et, incontestablement, une des raisons de sa popularité. Plus largement, la psychanalyse déculpabilise à bon compte des conduites pathologiques, infantiles, égocentriques ou malveillantes. Le décodage freudien permet de les considérer comme des « symptômes » de processus inconscients ou l'expression de désirs injustement réprimés. La responsabilité de réactions problématiques est souvent attribuée aux parents ou à l'attachement aux parents, raison pour laquelle la personne en analyse développe facilement des conflits avec ceux qui ont pris soin d'elle durant l'enfance. Des analystes n'hésitent pas à marteler qu'il faut tuer, symboliquement, sa mère et son père.

Si Pierre Rey, dont nous parlions plus haut, est resté un adepte de la psychanalyse après dix ans de séances quotidiennes qui ne l'ont pas délivré de ses « symptômes » phobiques, c'est surtout parce que, grâce à la psychanalyse, il s'est « autorisé » à manifester des émotions sans retenue :

« Jaillirent de moi en un bouillonnement effrayant les cris bloqués derrière ma carapace de bienveillance cordiale. Dès lors, chacun sut à quoi s'en tenir sur les sentiments que je lui portais. Quand j'aimais, à la vie à la mort, j'aimais. Quand je haïssais, à la vie à la mort, on ne tardait pas davantage à l'apprendre77. »

Un exemple : une amie lui téléphone à plusieurs reprises pour récupérer un livre qu'elle lui a prêté. Rey ne le retrouve pas. En réponse à un nouvel appel, il lui lance :

« Écoute-moi, vieille truie. Ton torchon de bouquin de merde, je l'ai jeté aux chiottes. Maintenant, je te préviens. Si tu me téléphones une fois de plus, je te casse la tête ! Je ne veux plus entendre ta voix, plus jamais78 ! »

Ainsi, la psychanalyse lui a permis d'adopter, sans gêne ni culpabilité, des réactions agressives et parfaitement égocentriques. Rey conclut : « Il n'est d'éthique que la mise en acte du désir. Le reste est littérature79. » Notons que la glorification du « Désir » et de la « Jouissance » est davantage un leitmotiv de Lacan que de Freud. Le père de la psychanalyse n'a pas prôné le plaisir et l'égoïsme sans retenue. Sa morale, à y regarder de près, est foncièrement conservatrice. Il affirmait qu'« une

77. P. Rey, op. cit., p. 156.

78. Ibid., p. 170.

79.Ibid., p. 209.

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vie selon le principe de plaisir est impraticable80 ». Le but qu'il assignait à la cure est « le domptage (Bândigung) de la pulsion en conflit avec le moi » et « son intégration au moi, de sorte qu'elle ne suive plus ses propres voies vers la satisfaction ». La psychanalyse, ajoutait-il, « révise les anciens refoulements » et « construit de nouvelles digues (neuen Dâmmeri), plus solides que les premières. [...] On peut alors se fier à ces digues pour qu'elles ne cèdent plus si facilement à la montée de l'accroissement pulsionnel81 ». Freud était loin de prôner la libération anarchique des désirs, chère à certains idéologues.

S'estimer, se valoriser

Françoise Giroud résumait le bilan de sa cure chez Lacan en ces termes :

« C'est dur une analyse et ça fait mal. Mais quand on croule sous le poids des mots refoulés, des conduites obligées, de la face à sauver, quand la représentation que l'on se fait de soi devient insupportable, le remède est là. [...] Ne plus rougir de soi, c'est la liberté réalisée. C'est ce qu'une psychanalyse bien conduite enseigne à ceux qui lui demandent secours.82 »

À lire les enquêtes sur des psychanalysés83, on constate que leur expérience, à l'instar de celle de Giroud, illustre bien plus souvent la conception d'Alfred Adler que celle de Freud. On sait que le célèbre rival de Freud estimait que la motivation primordiale est, non la pulsion sexuelle, mais la volonté de puissance, le désir d'être reconnu et de s'affirmer. Très peu d'analysés déclarent avoir vécu ce qui, au dire de Freud, est le facteur spécifique de la guérison des névroses : réduire le conflit entre les pulsions sexuelles et le surmoi, retrouver les souvenirs refoulés d'expériences sexuelles, réelles ou fantasmées, de l'enfance. Beaucoup plus souvent, il est question de ne plus crouler sous le poids de la face à sauver, de ne plus rougir de soi, de s'estimer davantage. À

80. S. Freud, « Wege der psychoanalytischen Therapie » (1919), trad., « Les voies de la thérapeutique psychanalytique », Œuvres complètes, Paris, P.U.F., XV, p. 99.

81. S. Freud, « Die endliche und die unendliche Analyse » (1937), Gesammelte Werke> XVI, p. 69, 71.

82. F. Giroud, Le Nouvel Observateur, n° 1610, 14-20 septembre 1995.

83. Voir D. Frischer, Les analysés parlent, Paris, Stock, 1977,402 p. ; M. Maschino, Votre désir m'intéresse. Enquête sur la pratique psychanalytique, Paris, Hachette, 1982, 254 p. ; N. Stern, op. cit.

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noter qu'il s'agit là d'apprentissages que favorisent, avec raison, beaucoup de psychothérapies. Les thérapies comportementales et cognitives s'en sont fait une spécialité84.

Chez les habitués du divan, la préoccupation du moi déborde habituellement la poursuite, essentielle pour le bonheur, d'une bonne estime de soi85. Au terme de son enquête sur l'image de la psychanalyse en France, Serge Moscovici constatait que les interviewés qui connaissaient des analysés soulignaient fréquemment l'augmentation de l'égo- centrisme comme une conséquence de la cure. Il résumait les réponses en écrivant que le psychanalysé apparaît « arrogant, fermé, adonné à l'introspection86 ». L'enquête de Dominique Frischer, auprès d'une soixantaine d'analysés parisiens, conclut dans le même sens. Ainsi, Jean-Pierre, « déjà égoïste dans le passé, reconnaît que l'analyse a développé cette tendance, faisant de lui un parfait égocentrique ». Marie-Hélène « exulte d'être devenue individualiste, égoïste, jouisseuse, autoritaire87 ». De nos jours, la cure freudienne - surtout lorsqu'elle est menée par un lacanien - aboutit bien souvent à une véritable exaltation du Moi.

Tout interpréter, tout expliquer

Assez rapidement après être entré dans le système freudien, tout prend sens, tout s'éclaire, tout s'explique : le moindre lapsus, n'importe quel rêve, un rituel compulsif, le délire d'un schizophrène... Fini de dire « je ne sais pas ». Tout se décode avec une merveilleuse facilité.

Vous oubliez votre parapluie chez un ami ? Vous souhaitez revenir chez lui. Votre ami vous dit de ne pas le prendre « au mot » ? Vous « entendez » qu'il refoule son « homo »-sexualité. Il réagit mal à votre interprétation ? « Il se défend », il résiste au « ça », qui parle en lui « à

84. Voir Ve partie. Lire par exemple l'ouvrage classique de J.-M. Boisvert et M. Baudry, S'affirmer et communiquer, Montréal, Éditions de l'Homme, 1979, 328 p. ; voir aussi F. Fanget, Affirmez-vous !, Paris, Odile Jacob, 2000,222 p. ; Osez : Thérapie de la confiance en soi, Paris, Odile Jacob, 2003, 288 p.

85. Plusieurs recherches montrent que le degré d'estime de soi est la variable la plus étroitement corrélée au degré de bien-être subjectif, du moins dans les sociétés « individualistes », telles que les sociétés occidentales. Le succès du livre de C. André et F. Lelord (L'Estime de soi, Paris, Odile Jacob, 1999, 290 p.) s'explique certes par ses qualités, mais également par l'importance de cette motivation fondamentale.

86. S. Moscovici, La Psychanalyse, son image et son public, Paris, P.U.F., 2e éd., 1976, p. 143.

87. D. Frischer, op. cit., p. 312 et 314.

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l'insu de son moi ». Il critique Freud ou Lacan ? Il se révolte contre le Père. Vous rêvez de sa mort ? Vous souhaitez sa disparition. Vous avez peur de la mort ? Vous souffrez d'une angoisse de castration. Votre petit garçon a peur des chevaux ? Il redoute d'être castré par son père parce qu'il désire sa mère. Votre analyse vous fait de plus en plus souffrir ? Vous entrez enfin dans les couches profondes de l'inconscient. Les honoraires de l'analyste vous paraissent excessifs ? Vous faites un « transfert négatif » ou une « régression au stade sadique-anal ». Après cinq ans d'analyse, vous souffrez toujours de « symptômes » pénibles ? Vous n'avez pas encore assez creusé, vous désirez souffrir parce que votre surmoi est encore trop fort. Tous les comportements de vos interlocuteurs sont impitoyablement démasqués. Vous les comprenez comme eux-mêmes ne peuvent se comprendre, à moins qu'ils ne fassent, eux aussi, partie de l'élite freudienne : ceux qui savent et peuvent se le permettre. C'est rassurant. Cela donne du pouvoir et de la « jouissance ».

Karl Popper, un des plus grands noms de l'histoire de l'épistémolo- gie, a bien décrit son émerveillement face à ce décodage universel, avant de comprendre que les vérifications constantes d'une théorie caractérisent les religions et autres systèmes non scientifiques. Se rappelant sa rencontre, dans sa jeunesse, avec le marxisme, la psychanalyse de Freud et celle d'Alfred Adler, il écrit :

« L'étude de l'une ou l'autre de ces trois théories semblait avoir l'effet d'une conversion intellectuelle ou d'une révélation, vous permettant de découvrir une vérité nouvelle, cachée aux yeux de ceux qui n'étaient pas encore initiés. Une fois que vos yeux s'étaient ouverts, vous découvriez des confirmations n'importe où : le monde était plein de vérifications de la théorie. Tout ce qui pouvait arriver la confirmait toujours. Sa vérité était donc manifeste. Ceux qui refusaient la théorie étaient sans aucun doute des gens qui ne voulaient pas voir la vérité évidente ; ils la refusaient à cause de leurs intérêts de classe remis en question ou à cause de leurs refoulements non encore analysés et réclamant, de façon criante, une thérapie88. »

Un autre grand philosophe et épistémologue du xxe siècle, Ludwig Wittgenstein, a connu le même éblouissement, suivi de la même désillusion. Après s'être déclaré un « adepte de Freud », il n'a guère ménagé ses

88. K. Popper, Conjectures and Réfutations, Londres, Routledge and Kegan Paul, 3e éd., 1969, p. 35. Trad. : Conjectures et Réfutations, Paris, Payot, 1985, p. 61.

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critiques à l'égard d'un système qu'il a fini par comparer à une mythologie d'application facile. Le célèbre professeur de Cambridge déplorait :

« Freud a rendu un mauvais service avec ses pseudo-explications fantastiques (précisément parce qu'elles sont ingénieuses). N'importe quel âne a maintenant ces images sous la main pour expliquer, grâce à elles, des phénomènes pathologiques89. »

Donner un sens à la vie

À défaut d'être libérés de leurs « symptômes », bon nombre d'analysants se réjouissent de faire une expérience « existentielle ». La cure - à laquelle s'ajoute éventuellement la lecture de la littérature freudienne - donne du sens à leur vie.

· Cette fonction de la psychanalyse intéresse particulièrement les personnes qui ne souffrent guère d'un trouble mental caractérisé, mais qui vivent une existence qu'elles estiment morne, peu intéressante, insatisfaisante. L'inconscient freudien étant un « champ » infini, l'analyse donne de quoi s'occuper indéfiniment.

Aux déçus de la religion et du marxisme, la psychanalyse propose une nouvelle forme de salut. Il n'est plus question de Dieu, de péché, de résurrection ou de lendemains qui chantent, mais de « vérité », d'« authenticité », de « renaissance » et d'une « nouvelle identité ». Ces clients s'appliquent toujours à propager la Bonne Nouvelle. Ils font preuve d'un prosélytisme qui dispense les analystes de faire eux-mêmes de la publicité.

Frischer a constaté que la majorité des analysés qui ont plus de cinq ans d'analyse pensent devenir eux-mêmes psychanalystes90. Pourquoi pas ? Déjà la première patiente de Freud, Emma Eckstein, est devenue elle-même psychanalyste, sans autre formation que le divan freudien91.

Devenir à son tour analyste est assurément « le » bénéfice d'une cure, qu'elle ait été entreprise pour tromper l'ennui ou pour soigner un « mal-être », par snobisme ou pour exercer une profession. Depuis que Lacan a aboli la séparation entre les analyses « didactiques » et « théra

89. L. Wittgenstein, Culture and Value (« Vermischte Bemerkungen »), Oxford, Blackweil, 1978, p. 55. Cité par J. Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, Paris, Éditions de l'éclat, 1991, p. 13.

90. Les analysés parlent, op. cit., cité dans N. Stem (1999), op. cit., p. 161.

91. J. Masson, Le Réel escamoté, trad., Paris, Aubier, 1984, p. 17.

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peutiques », beaucoup de patients sont venus grossir la cohorte des analystes lacaniens92.

Des bénéfices substantiels pour les psychanalystes

On peut gagner beaucoup plus d'argent en étant psychanalyste que professeur de lycée ou assistant social dans un hôpital. Dès lors, depuis les années 1960, beaucoup de diplômés en philosophie, des prêtres revenus à l'état laïque, des artistes sans renom et quantité d'autres ont fait de la psychanalyse leur gagne-pain. Ce métier leur assure à la fois une subsistance confortable et un prestige comparable à celui des ecclésiastiques des siècles passés. Vu les tarifs, le nombre de séances par semaine et la durée des cures, un petit nombre de clients suffit. L'analyste qui adopte la technique lacanienne des séances courtes peut rapidement devenir riche.

Arrêtons-nous plus longuement au fait que la psychanalyse est une activité facile, ce que, faute de l'avoir pratiquée, peu de gens comprennent. Pourtant Freud lui-même l'a dit et répété :

« La technique de la psychanalyse est beaucoup plus facile à appliquer qu'on ne l'imagine lors de sa description93. » La règle de l'attention flottante, qui commande la manière dont le psychanalyste écoute, « permet d'économiser un effort d'attention qu'on ne saurait maintenir chaque jour pendant des heures94 ». « Chacun possède en son propre inconscient un instrument avec lequel il peut interpréter les expressions de l'inconscient chez les autres »95 « Le travail analytique est un art de l'interprétation, dont le maniement concluant demande certes du doigté et de la pratique, mais qui n'est pas difficile à apprendre96. »

92. Signalons, à ceux qui ne connaissent pas l'histoire de la psychanalyse en France, qu'en 1963 Y International Psychoanalytical Association (I.P.A.) n'a plus reconnu à Lacan le droit de mener des didactiques, principalement à cause de sa pratique des séances raccourcies (par exemple 5 minutes au lieu de 50). En réaction, Lacan a fondé sa propre école en 1964 et a octroyé généreusement le titre de psychanalyste à ceux qui souhaitaient l'obtenir. Comme le note Marc Reisinger, dans Lacan l'insondable, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1991, p. 185, l'hypertrophie du groupe lacanien constitue « une forme de revanche originale contre les adversaires de Lacan affiliés à l'I.P.A. ». Ces derniers sont désormais noyés sous le nombre. Aujourd'hui les lacaniens, avec à leur tête le beau-fils de Lacan, font la loi, du moins en France.

93. « Die Freudsche Psychoanalytische Methode » (1904), Gesammelte Werke, Fischer, V, p. 7.

94. « Ratsschlâge fur den Arzt bei der psychonalytischen Behandlung » (1912), Gesammelte Werke, Fischer, VIII, p. 377.

95. « Die Disposition zur Zwangneurose » (1913), Gesammelte Werke, Fischer, VIII, p. 445.

96. Selbstdarstellung (1925), Gesammelte Werke, Fischer, XIV, p. 66.

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De son côté, Lacan déclarait :

« Qu'est-ce que la clinique psychanalytique ? Ce n'est pas compliqué. Elle a une base - c'est ce qu'on dit dans une psychanalyse. En principe, on se propose de dire n'importe quoi, mais pas de n'importe où - de ce que j'appellerai pour ce soir le dire-vent analytique... On peut aussi se vanter, se vanter de la liberté d'association, ainsi nommée... Évidemment, je ne suis pas chaud-chaud pour dire que quand on fait de la psychanalyse, on sait où on va. La psychanalyse, comme toutes les autres activités humaines, participe incontestablement de l'abus. On fait comme si on savait quelque chose97. »

Dans une cure, l'analyste freudien adopte essentiellement trois types d'activités : (a) écouter en état d'attention flottante, c'est-à-dire sans faire d'effort d'attention, (b) émettre régulièrement des « mhms », pour assurer le client qu'il est écouté et qu'il a intérêt à continuer à associer « librement »... sur des thèmes freudiens, (c) donner de temps en temps des interprétations, tantôt compréhensibles, tantôt énigmatiques.

Le décodage psychanalytique est très simple : pour une large part, il consiste en découpages de mots - appelés « signifiants » - et en repérages d'analogies ou de significations symboliques98. C'est à la portée de toute personne qui a terminé le lycée et qui a lu quelques livres de psychanalyse. Lorsque le client pose des questions embarrassantes, il suffit de les lui retourner : « Pourquoi posez-vous cette question ? », « Qu'est-ce que cela interpelle ? », etc. Ses critiques et ses oppositions sont interprétées comme des « résistances », des « dénégations » ou des manifestations d'un « transfert hostile ». Elles ne remettent jamais l'analyste en question.

N'importe qui peut s'autoriser « psychanalyste » et exercer ce métier qui n'a pas de statut légal. Dès que la psychanalyse a eu du succès, de nombreuses personnes l'ont pratiquée sans avoir fait des études de psychologie ou de psychiatrie. En 1922, Freud a réagi à la prolifération d'analystes non contrôlés par lui en instituant, comme condition de reconnaissance par son association, l'obligation d'une « analyse personnelle » (Selbstanalyse) sous sa direction ou celle d'un disciple resté fidèle. Cette règle a fourni aux analystes, en commençant par Freud lui-même, le plus beau bénéfice que puisse apporter la psychanalyse : être didacticien.

97. J. Lacan, « Ouverture de la section clinique », Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, 9, 1977, p. 7.

98. Ce point est détaillé infra, dans le chapitre « La mythologie de la profondeur ».

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Un job en or : didacticien

Freud ne s'est jamais fait psychanalyser. Il aurait pu demander ce service à un de ses collègues. À ma connaissance, il ne Ta jamais envisagé. En fait, l'utilité d'une didactique pour exercer la psychanalyse n'est pas du tout évidente. Cette idée a été énoncée pour la première fois seulement en 1912, par Jung, suite à ses observations de réactions névrotiques de... Freud" ! Freud a repris le concept avec enthousiasme100. Quelques années plus tard, les didactiques seront sa principale occupation101.

On peut trouver des arguments pour faire ou exiger une analyse didactique. Selon le père de la psychanalyse, les principaux objectifs sont, d'une part, permettre à l'élève de se convaincre de l'existence de l'inconscient et apprendre la technique et, d'autre part, permettre à l'analyste enseignant de juger de la compétence de l'élève102.

Un autre argument est avancé par Hanns Sachs, fidèle disciple de Freud, un des premiers à occuper quasi tout son temps à mener des didactiques :

« Les religions ont toujours exigé une période d'essai, de noviciat, de ceux de leurs adeptes qui désiraient vouer leur vie entière au service du supraterrestre et du surnaturel, de ceux qui, en d'autres termes, devaient devenir prêtres ou moines... Il en est de même pour l'analyse qui a besoin d'un équivalent à ce noviciat dans l'Église103. »

Au-delà de ces motifs théoriques, force est de reconnaître que les didactiques, pour ceux qui les dirigent, sont les traitements souvent les plus rentables et toujours les plus confortables : les élèves-analystes n'ont en principe pas de gros problèmes, ils arrivent toujours à l'heure, ils paient rubis sur l'ongle, ils n'osent pas interrompre la cure ni même critiquer le comportement du didacticien, ils deviennent généralement des disciples zélés et fournissent de nouveaux clients.

99. Voir P. Roazen, La Saga freudienne, trad., Paris, P.U.F., 1986, p. 207.

100. Il affirme la nécessité de la didactique pour la première fois en 1912 et reconnaît que l'idée est venue de « l'École de Zurich ». Dans : Gesammelte Werke, Fischer, VIII, p. 382.

101. Dans « Die endliche und die unendliche Analyse » (1937), il écrit qu'il a traité des patients « dans les premiers temps » et qu'ensuite les didactiques sont devenues sa principale occupation. Dans : Gesammelte Werke, Fischer, XVI, p. 68.

102. Ibid., XVI, p. 94.

103. Cité par P. Roazen, op. cit., p. 257

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Les premières didactiques réalisées par Freud, celle de Ferenczi par exemple, ne duraient que quelques heures. À partir des années 1920, elles sont devenues de plus en plus longues : douze ans pour Dorothy Burlingham (dont le fils aîné, analysé par Anna Freud, s'empoisonnera couché dans le lit de celle-ci) ; seize ans pour Ruth Mack-Brunswick (qui mourra prématurément de polytoxicomanie104).

Dès qu'un analyste est autorisé par son association à faire des didactiques, il en fait généralement sa principale activité professionnelle - sans négliger, s'ils se présentent, les journalistes, les hommes politiques influents, les acteurs de cinéma et autres célébrités. On comprend que des psychanalystes crient haut et fort que la principale condition de reconnaissance du titre de psychanalyste par leur association est Vanalyse didactique et nullement un diplôme universitaire comme la psychiatrie ou la psychologie105. Professeur de philo à la recherche de succès, assistant social cherchant promotion, avocat, tous sont les bienvenus chez des didacticiens qui, après quelques centaines d'heures de divan, leur conféreront le titre tant envié d'analyste. Quelques années plus tard, les nouveaux promus pourront à leur tour devenir « formateurs ». Comme le dit Lacan, « la psychanalyse présentement n'a rien de plus sur à faire valoir à son actif que la production de psychanalystes106 ».

On peut certes reconnaître l'importance, pour un psychothérapeute, d'apprendre à modifier ses propres comportements, surtout ceux qui peuvent interférer avec sa pratique107. Toutefois, les didactiques freudiennes sont devenues, pour ceux qui détiennent le pouvoir dans les

104. P. Roazen, Freud and his followers, New York, Da Capo Press, 2e éd., 1990, p. 420,435.

105. É. Roudinesco écrit que « tous les psychanalystes ont poursuivi les mêmes études de psychologie », dans Pourquoi la psychanalyse?, Paris, Fayard, 1999, p. 193. C'est faux. Même les psychanalystes reconnus comme membres effectifs par leur association - pour ne pas parler de ceux qui exercent la psychanalyse de manière « sauvage », c'est-à-dire sans aucune formation - n'ont pas nécessairement un diplôme de psychologue ou de psychiatre. Les principaux leaders de l'opinion en matière de psychanalyse dans les médias français sont une historienne, É. Roudinesco précisément, et des intellectuels, comme les frères Miller, Catherine Clément, Bernard-Henri Lévy et Philippe Sollers.

106. Préambule à la fondation de l'Ecole freudienne (1964). Cité par F. Roustang, Lacan : de l'équivoque à l'impasse, Paris, Minuit, 1986, p. 20.

107. Cf. J. Van Rillaer, « Pour des analyses personnelles chez les comportementalistes », Journal de thérapie comportementale et cognitive, Paris, Masson, 10 (1), 2000, p. 1-3.

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associations, le meilleur des bénéfices de la psychanalyse. Les pratiques actuelles participent incontestablement de l'abus. La façon dont Lacan menait ses didactiques montre jusqu'où peut aller le pouvoir de ceux qui délivrent le titre de psychanalyste de leur association. Tout au long des séances, le président de l'École freudienne de Paris se permettait de sommeiller ou de lire des journaux sans dire un mot. Voici le témoignage de Jean-Guy Godin, « autorisé » psychanalyste grâce à son passage sur le divan de Lacan (la quatrième de couverture du livre, où il raconte sa didactique, ne mentionne nul autre titre que celui de psychanalyste) :

« Lacan était à son bureau, écrivait ou lisait, tournait les pages du Figaro, son journal, dans un grand bruissement de ses feuilles. Sorte d'allégorie de l'écoute flottante, d'un mode d'absence sur fond de présence bruissante, il tirait des petits bruits de son cigare tordu. Cette lecture rassurait, comme la trace d'un attachement à une vieille habitude qu'en dépit du contenu du journal - j'aimais à le croire - il n'avait pu abandonner. Parfois sa lecture plutôt rapide, à en juger par les froissements rapprochés des pages tournées, lui amenait des grognements peut-être critiques, répétés, "c'est insensé !... c'est insensé !", dont je ne pouvais décider s'ils ne s'adressaient pas aussi à ce que je disais. Mais, au contraire de L'Écho des savanes qui l'aspirait davantage, cette lecture flottante ne me semblait pas une concurrence sérieuse108. »

On sait que Lacan, à mesure que sa réputation grandissait, a fait des séances de plus en plus courtes. Dans les dernières années de sa vie, les séances avaient l'apparence d'un simple compostage. François Perrier, qui fit sa didactique chez lui et devint un de ses disciples les plus célèbres, écrira, après sa mort :

« Au moment de terminer une séance d'analyse, Lacan transmettait ce qu'il n'avait ni écouté ni entendu, par un jeu de mots ou une poignée de main. Il s'en tirait comme ça. Parfois, il se contentait de dire au revoir. Ah ! il savait manier son monde. Chacun était tellement fasciné par son personnage qu'à la limite on venait se faire oblitérer comme un timbre109. »

Godin rapporte que :

« Les jours où il était encore plus pressé que d'habitude, Lacan restait parfois dans l'encadrement de sa porte, écoutait d'une oreille le murmure du divan, tandis que de l'œil il observait la porte d'entrée s'ouvrir et se fermer à chaque nouvel arrivant. Cette posture le montrait à la recherche d'une utilisation opti-

108. J.-G. Godin, Jacques Lacan, 5 rue de Lille, Paris, Seuil, 1990, p. 82.

109. F. Perrier, Voyages extraordinaires en Translacanie, Paris, Lieu Commun, 1985, p. 97.

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maie du temps mais aussi de l'espace. Dès l'entrée, son regard disait qu'il était là... écoutant. Pas tout dans ce regard, pas tout dans cette écoute110. »

Freud était moins cynique que Lacan, mais lui aussi, déjà, ne reconnaissait comme psychanalyste que celui qui se conformait strictement à son système. À titre d'illustration, voici le témoignage de Kardiner, un psychiatre américain qui a publié le journal de son analyse didactique :

« J'avais peur de Freud : je craignais qu'il découvre mon agressivité cachée. Je passai donc une alliance muette avec Freud : "Je continuerai d'être docile pourvu que vous m'accordiez votre protection." S'il me repoussait, je perdais à jamais toute chance d'entrer dans le cercle magique de la profession111. »

Un merveilleux filon pour des enseignants

La psychanalyse a l'énorme avantage d'apparaître à la fois comme une science empirique - qui serait « vérifiée » par des faits -, une anthropologie - dont les concepts ont la même « profondeur » que les notions fondamentales de la philosophie - et une technique qui libère des souffrances de la condition humaine, quand elle ne donne pas naissance à un homme nouveau, durablement heureux. Elle offre à ceux qui enseignent la psychologie ou la philosophie un moyen efficace de capter l'attention des élèves112. Il est bien plus stimulant de parler de Freud, Dolto et Marie Cardinal113 que de Platon, Kant ou Popper.

Dans le monde des enseignants, les plus grands bénéficiaires de la vogue du freudisme sont les enseignants universitaires de psychiatrie et de psychologie. Faire de la recherche empirique de qualité dans le domaine des sciences humaines est une entreprise complexe et exigeante. Il est beaucoup plus facile d'accéder au titre de docteur ou d'agrégé de l'enseignement supérieur en écrivant un texte à partir de textes psychanalytiques. La lecture de Freud, Melanie Klein ou Lacan

110. J.-G. Godin, op. cit., p. 113.

111. A. Kardiner, op. cit., p. 90.

112. En Belgique, il n'y a pas de cours de philosophie dans l'enseignement secondaire. Ce sont des enseignants de français, de morale et de religion catholique qui diffusent la doctrine freudienne, parfois avec un zèle considérable.

113. Rappelons que le livre célèbre de Marie Cardinal Les Mots pour le dire n'est pas le récit de sa cure, mais un roman qui s'en inspire. Le mot « roman » apparaissait sur la couverture de la première édition (Grasset, 1975), mais a disparu lors des rééditions en poche. Au cours d'un débat télévisé, Marie Cardinal m'a répondu, à une question sur la cure présentée dans son livre, qu'elle avait écrit un roman et ne souhaitait pas parler de sa véritable psychanalyse.

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remplace la patiente récolte de faits d'observation. La citation de ces auteurs remplace les recherches méthodiques et l'argumentation rationnelle. Si le thésard prévoit un jury composé de lacaniens, il peut jargonner sans se préoccuper du sens des mots114. Une fois nommé, l'enseignant peut continuer à discourir et à publier sans le moins du monde se soucier du lien avec la réalité empirique et l'efficacité pratique - cette dernière préoccupation étant qualifiée de « technocratique », « néo-libérale » ou « néo-hygiéniste ».

Ce laxisme dans l'octroi des titres requis pour le professorat universitaire a fait son temps dans les universités anglo-saxonnes et du nord de l'Europe (Belgique flamande comprise), du moins dans les départements de psychologie et de psychiatrie. (Dans certains départements de philosophie et de lettres, la spéculation psychanalytique est encore admise pour la confection d'une thèse.) Dans les pays latins (Belgique francophone comprise), la psychanalyse continue à faire recette, dans tous les sens de l'expression : moins pour le bonheur des patients que pour celui des analystes, d'enseignants, d'éditeurs et de journalistes. Il y faudra encore beaucoup de temps avant que les différents bénéficiaires du freudisme acceptent d'autres moyens de gagner de l'argent et d'obtenir du pouvoir.

114. Pour une démonstration des possibilités de faire passer des jongleries verbales pour de la théorie psychanalytique sophistiquée, cf. A. Sokal et J. Bricmont, Les Impostures intellectuelles, 1997, Paris, Odile Jacob. Rééd., Le Livre de poche, 1999,412 p.

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Autre supériorité revendiquée de la psychanalyse : elle seule serait

capable de soigner « en profondeur » parce qu'elle remonterait aux sources du problème. cette idée est peut-être le ueu commun le plus répandu sur la psychanalyse et la confirmation de son étonnante capacité à avoir réponse à tout et à retourner en sa faveur les objections qui lui sont faites - et même ses échecs. il n'est pas un article sur les thérapies qui n*assène comme une évidence que les autres discl- punes soigneraient seulement les « symptômes », la partie visible de l'icebergexposant le patient au risque de voir réapparaître la maladie « ailleurs », tandis que la psychanalyse, plus longue, plus exigeante, traiterait le patient en profondeur. de fait, l'idée est largement passée dans le grand pubuc qui pense que, si l'on soigne une phobie par exemple, on risque d'avoir de l'asthme ou de l'eczéma, comme si une maladie souterraine voyageait à l'intérieur de l'être

humain Aucune étude n'a jamais pu démontrer ce prodige, mais les

illusions de la psychanalyse sont... profondes.

Il y a en tous les cas du génie dans cette analogie, qui fait de chaque patient un explorateur des profondeurs de lui-même, qu'il n'atteint jamais bien sûr, et justifie des cures interminables et

stériles Jacques Van Rillaer réfute cette idée reçue que rien ne

vient étayer.

La mythologie de la thérapie en profondeur

Jacques Van Rillaer

« Mon article sur la psychanalyse a été bien accueilli. Je crois bon de prendre de la hauteur scientifique et d'enrober le tout de mots tels que "profond", "à fond", "pénétrant"!» Ernest Jones à Sigmund Freud115

* La séduction des idées de Freud est exactement celle qu'exerce la mythologie. » Ludwig Wittgenstein116

La psychanalyse est souvent présentée comme la plus sérieuse et la plus efficace des psychothérapies. Parce qu'elle recherche les causes cachées et les origines des troubles, elle aurait une supériorité de fait sur les autres approches. C'est bien connu, ce qui est profond accède à un statut de dignité et de suprématie sans égal : plus des fondations sont « profondes » plus l'édifice est solide, plus un amour est « profond » plus il s'avère fort et durable, plus un mystère est « profond » plus il nous intrigue, plus une blessure est « profonde » plus elle est douloureuse.

115. Lettre du 14.2.1901, dans S. Freud & E. Jones, Correspondance complète, Paris, P.U.F., p. 94.

116. Freud. Jugements et témoignages. Textes présentés par R. Jaccard, Paris, P.U.F., 1976, p. 266.

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À partir de 1913, Freud a utilisé l'expression « psychologie profonde » (Tiefenpsychologië) comme synonyme de psychanalyse117. La notion de profondeur lui a servi à définir, d'une part, l'objet d'étude de la psychanalyse et, d'autre part, sa démarche thérapeutique. Faire de la psychanalyse, c'est descendre dans les profondeurs de l'âme.

La psychologie des profondeurs

L'inconscient n 'a pas été découvert par Freud

Contrairement à ce que croit le grand public, l'inconscient n'a pas été découvert par Freud. En 1890, alors qu'on ne parlait pas encore de psychanalyse118, William James, dans son monumental traité de psychologie (1400 pages), examinait la façon dont Schopenhauer, von Hartmann, Janet, Binet et d'autres avaient utilisé les termes « inconscient » et « subconscient ». Lui-même avait beaucoup écrit sur la transformation de conduites conscientes en habitudes inconscientes. Il admettait tout à fait l'existence de processus inconscients, mais dénonçait déjà les explications passe-partout par l'inconscient. Il écrivait : « La distinction entre les états inconscients et conscients du psychisme est le moyen souverain pour croire tout ce que l'on veut en psychologie119. » Cette mise en garde reste, hélas, toujours d'actualité.

Le mot « inconscient » est utilisé depuis plus de deux cent cinquante ans, mais l'affirmation de l'existence de processus non conscients se trouve déjà chez des philosophes et des mystiques de l'Antiquité120. La notion d'inconscient a pris un tournant décisif avec Leibniz et s'est développée aux xvme et xixe siècles. Vers 1880, elle était banale pour

117. « Das Interesse an der Psychoanalyse » (1913), rééd. dans Gesammelte Werke, Fischer, VIII, p. 398.

118. Le mot « psychanalyse » a été utilisé pour la première fois par Freud dans un article de 1896. Les premiers (petits) articles de Freud qui ont un contenu psychologique datent de 1888.

119. W. James, Principles of Psychology, New York, Holt ; Londres, Macmillan, 1890, vol. 1, p. 163. Pour une discussion de la conception de l'inconscient chez James (dans les Principes et dans les œuvres ultérieures), voir J. Weinberger, « William James and the unconscious », % Psychological Science, 2000,11, p. 439445.

120. L. Whyte,77œ Unconscious before Freud, New York, Basic Books,1960. Trad., L'Inconscient * avant Freud, Payot, 1971, 266 p. ; F. Sulloway, Freud, Biologist of the Mind, New York, Basic Books, 1979. Trad., Freud, Biologiste de l'esprit, Paris, Fayard, 1981, rééd. 1998, 620 p. ; H. Ellenberger, The Discovery of the Unconscious, New York, Basic Books, 1970, 932 p., trad., Histoire de la Découverte de l'inconscient, rééd. Paris, Fayard, 1994,976 p.

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beaucoup de philosophes, pour des psychiatres - comme Benedikt à Vienne, Bernheim ou Charcot en France - et pour les premiers psychologues scientifiques. Le grand livre (678 pages) d'Eduard von Hartmann, Philosophie de Vinconscient, paru en 1869, traduit en français en 1877 et en anglais en 1884, « est universellement lu à la fin du xixe siècle121 ».

Un facteur historique essentiel de la conceptualisation d'une opposition entre le conscient et l'inconscient est sans doute le développement de la conscience de soi, qui s'est opéré depuis la Renaissance. Vers 1600, les Européens sont devenus de plus en plus conscients d'eux-mêmes en tant que personnes. Ils ont toutefois du reconnaître que le moi, qui s'affirme, qui s'observe et s'analyse, n'est pas souve- 1 rain : le moi n'est pas autonome. La prise de conscience du moi va de pair avec la reconnaissance de processus mentaux qui le dépassent : des « passions » - qui parfois le dominent -, des souvenirs et des pensées - qui l'orientent à son insu.

À partir du xvne siècle, des philosophes et des moralistes122 ont développé des grilles d'interprétation des motivations cachées ou inconscientes. Un des pionniers de ce courant est La Rochefoucauld. Son célèbre recueil de Maximes s'ouvre sur cette pensée : « Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés. » Le thème central de son œuvre est le dévoilement des calculs égocentriques de l'ensemble des conduites humaines. Arthur Schopenhauer, Karl Marx et Friedrich Nietzsche ont aussi, chacun à leur manière, cru mettre au jour un mécanisme fondamental qui rendrait compte d'une infinité de conduites humaines, voire de toute action. Pour Schopenhauer, la pulsion sexuelle forme l'essence de l'être humain, et sa satisfaction est le but ultime de tous les efforts des hommes123. Pour Nietzsche, la volonté de puissance est la motivation ultime d'un être qui ne cesse de se tromper et

121. Y. Brès, « Faut-îl réhabiliter Hartmann ? », Psychanalyse à l'Université, 1978, 3, p. 465 ; Critiques des Raisons psychanalytiques, Paris, P.U.F, 1985, p. 142.

122. Rappelons que, dans le vocabulaire d'aujourd'hui, les «moralistes» dont il est ici question sont plus des psychologues que des gens qui font de la morale. Ces moralistes écrivent sur l'éthique, mais bien davantage sur les mœurs de leur temps (« moraliste » vient de l'adjectif latin moralis, « relatif aux mœurs ») et, plus généralement, sur le fonctionnement des conduites humaines.

123. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (1819), trad., Paris, P.U.F., 1992, ch. 42, « Vie de l'espèce », p. 1260-1267.

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de tromper ses semblables. Il écrivait par exemple : « À propos de tout ce qu'un homme laisse paraître, on peut poser la question : qu'est-ce que cela veut cacher ? De quoi cela doit-il détourner l'attention ? Quel préjugé cela doit-il actionner ? Et encore : jusqu'où va la subtilité de cette dissimulation124 ? »

Freud s'est inscrit dans la tradition des interprétations démasquantes. Comme ses prédécesseurs, il affirme que nous nous trompons constamment sur nos véritables motivations. Comme La Rochefoucauld, il pense que l'homme est profondément égoïste, narcissique. Comme Schopenhauer, il croit que la pulsion sexuelle est le ressort secret de toutes les activités humaines, y compris les plus sublimes. Comme Nietzsche, il affirme que l'homme se dissimule à lui-même les véritables motifs de ses actions.

La psychologie scientifique, dès le début de son développement - au xixe siècle -, s'est occupée de processus inconscients125. En effet, l'idée même de constituer une science psychologique suppose des processus peu ou guère intelligibles par l'intuition ou la réflexion. Si nous comprenions facilement les mécanismes et les raisons de toutes nos conduites, il n'y aurait nulle place pour des chercheurs en psychologie. Selon les psychologues scientifiques, la grande majorité de nos comportements sont automatisés, réglés par des processus inconscients. Toutefois, cette « profondeur » du comportement n'a pas grand<-chose à voir avec celle dont parle Freud. Le célèbre Viennois voit l'inconscient comme un être semblable à une réalité physique, qui habite à l'intérieur de nous.

LA PSYCHANALYSE : UNE SCIENCE DE L'ÂME ?

Avant de devenir une science, la psychologie était une partie de la philosophie et se définissait comme l'étude de l'âme (psuchê- logos). C'est ce qui faisait dire à Auguste Comte que « la psycholo

124. F. Nietzsche, Aurore, 1881, § 523, trad. dans Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, IV, 1970.

125. Pour des exemples de recherches scientifiques du XIXe siècle sur les processus inconscients, cf. par exemple J. Van Rillaer, Psychologie de la vie quotidienne, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 154-163.

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gie n'est pas une science », qu'elle est « la dernière transformation de la théologie126 ».

À partir des années 1910, les psychologues d'orientation scientifique ont été de plus en plus nombreux à abandonner le concept d'âme aux philosophes, aux théologiens et aux religieux. Ils ont alors défini leur discipline comme « la science du comportement », l'étude objective des activités cognitives, affectives et motrices, et non plus d'une entité invisible qui habiterait dans le corps.

Freud est resté fidèle à la tradition philosophique. Dans un de ses derniers textes, il écrit : « La psychanalyse est une partie de la science de l'âme (e/n Stuck der Seelenkunde). On l'appelle aussi "psychologie des profondeurs127". » Freud s'est défini comme un investigateur de l'âme et non comme un observateur du comportement. Pour lui, les comportements ne constituent pas un objet d'étude en soi : ils ne sont qu'un reflet mensonger et inintéressant des profondeurs de l'âme.

En conséquence, les traducteurs de la dernière édition française des œuvres de Freud (Œuvres complètes, P.U.F.) rendent le mot Seele par âme (plutôt que psychisme), Seelenapparaat par appareil d'âme et das Seelische par l'animique.

À vrai dire, les psychanalystes contemporains ne sont pas unanimes pour faire de l'âme l'objet d'étude de la psychanalyse. Citons deux exemples.

Élisabeth Roudinesco justifie l'impossibilité d'évaluer les effets des cures freudiennes par l'existence de cette entité : « L'évaluation dite "expérimentale" des résultats thérapeutiques n'a guère de valeur en psychanalyse : elle réduit toujours l'âme à une chose128. » Pour elle, cela n'a aucun sens d'observer et d'évaluer des changements de comportements. Seul compte ce qui se passe dans les profondeurs de l'âme.

En revanche, Lacan qualifie la croyance en l'âme de délire. Il attribue en partie à Socrate le fait que nous soyons encore encombrés de cette notion philosophico-religieuse : « L'âme, telle qu'encore nous la manipulons et telle qu'encore nous en sommes encombrés, [...] l'âme

126. A. Comte, Cours de philosophie positive (1842) Chapitres I et II (1830), rééd., Paris, J. De

Gigord, 1933, p. 43-44.

127. «Some elementary lessons in Psychoanalysis» (1938), rééd. dans Gesammelte Werk,

Fischer, XVII, p. 142.

128. É. Roudinesco, Pourquoi la psychanalyse ?, Paris, Fayard, 1999, p. 39.

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à laquelle nous avons affaire dans la tradition chrétienne, cette âme a comme appareil, comme armature, comme tige métallique dans son intérieur, le sous-produit de ce délire d'immortalité de Socrate. Nous en vivons encore129. »

Plus profond encore que l'inconscient de Freud Freud a-t-il creusé suffisamment dans la profondeur psychique ? S'inscrivant dans la même dynamique, des disciples sont allés plus loin. Ainsi, Melanie Klein, la célèbre psychanalyste d'enfants, a tenté de décrypter ce qui se trame dans la tête des nourrissons. Voici un échantillon de sa prose :

« Le sadisme atteint son point culminant au cours de la phase qui débute avec le désir sadique-oral de dévorer le sein de la mère (ou la mère elle-même) et qui s'achève à l'avènement du premier stade anal. Pendant cette période, le but principal du sujet est de s'approprier les contenus du corps de la mère et de détruire celle-ci avec toutes les armes dont le sadisme dispose. (...) À l'intérieur du corps de la mère, l'enfant s'attend à trouver : le pénis du père, des excréments et des enfants, tous ces éléments étant assimilés à des substances comestibles. (...) Les excréments sont transformés dans les fantasmes en armes dangereuses : uriner équivaut à découper, poignarder, brûler, noyer, tandis que les matières fécales sont assimilées à des armes et à des projectiles130. »

Notons bien que Klein parle des enfants de moins de deux ans... Mais pourquoi s'arrêter à la première année de la vie ? Otto Rank - dont Freud écrivait en 1914 qu'il est « son plus fidèle collaborateur » et qu'il manifeste « une compréhension extraordinaire de la psychanalyse131 » - publie en 1924 une théorie selon laquelle tous les phénomènes psychiques - coït et complexe d'Œdipe compris - sont interprétés en fonction du traumatisme de la naissance. Il croit être ainsi arrivé à un niveau plus « profond » que celui auquel Freud avait abouti. Il affirme que la source ultime de l'angoisse est le désir de retourner dans le sein maternel. Il retrouve ce schéma absolument partout, que ce soit chez des patients ou chez des personnages historiques. Il explique par

129. J. Lacan, Le Séminaire. VIII. Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 125.

130. M. Klein, Essais de psychanalyse, trad., Paris, Payot, 1948, p. 263.

131. «Zur Geschichte der psychoanalytischen Bewegung» (1914), Gesammelte Werke, Fischer, X, p. 63.

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exemple que Socrate est « vraiment le précurseur direct de la thérapeutique psychanalytique » car, « en acceptant la mort qu'il aurait facilement pu éviter », « il a réussi à surmonter intellectuellement le traumatisme de la naissance132 ».

Dans la logique psychanalytique, il n'existe pas de critères scientifiques pour réfuter des affirmations concernant l'inconscient. On ne peut se référer qu'au sentiment ou à l'argument d'autorité. Aussi Freud écrit-il à Sandor Ferenczi au sujet du livre de Rank :

« De jugement sûr, je n'en ai toujours pas. Mon impression la plus forte, c'est qu'il n'est pas possible de pénétrer en peu de temps dans des couches aussi profondes ni d'introduire des changements psychiques durables. Mais peut-être suis-je vraiment déjà vieux jeu133. »

Pourquoi s'arrêter à la vie intra-utérine ? Quelques mois après Rank, Ferenczi publie Thalassa134. Il y explique qu'on ne peut s'arrêter, comme l'a fait Freud, à l'œdipe. « Le désir œdipien est l'expression psychique d'une tendance biologique beaucoup plus générale, qui pousse les êtres vivants au retour à l'état de calme dont ils jouissaient avant la naissance135. » L'acte sexuel n'est qu'une tentative de retourner symboliquement dans le sein maternel. Ferenczi imagine que les amphi- biens et les reptiles ont été incités à se créer un pénis afin de restaurer le mode de vie perdu, afin de « rétablir l'existence aquatique dans l'intérieur de la mère, humide et riche en nourriture136 ».

Le seirç maternel est-il dès lors le signifié ultime de tous les comportements des hommes et des animaux terrestres ? Ferenczi n'hésite pas à creuser encore plus profondément : « La mère est en réalité le symbole de l'Océan ou son remplaçant partiel, et non inversement137. » La Vérité dernière est que tout être vivant n'aspire qu'à retourner vers l'Océan abandonné dans les temps anciens. Le sommeil et le coït sont

132. O. Rank, Das Trauma der Geburt, Vienne, 1924. Trad., Le Traumatisme de la naissance, Paris, Payot, p. 184.

133. Lettre du 4 février 1924. Dans S. Freud & S. Ferenczi, Correspondance, Paris, Calmann- Lévy, t. III, 2000, p. 143.

134. S. Ferenczi, Versuch einer Genitaltheorie, 1924, Leipzig. Trad., Thalassa. Essai sur la théorie de la génitalité, Paris, Payot, 1972.

135. Ibid., trad., p. 45.

136. Ibid, trad., p. 92.

137. Ibid., trad., p. 93.

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les deux expériences qui permettent à tout un chacun de revenir symboliquement à la vie aquatique.

Dans la correspondance entre Freud et Ferenczi, on ne trouve guère de critiques du Maître de Vienne à l'égard de cette nouvelle théorie. Au contraire, Freud écrit à son disciple : « Vous êtes le premier et jusqu'à présent le seul qui sache expliquer pourquoi le petit homme veut coï- ter. Ce n'est pas une mince énigme138. »

Les pièges d'une métaphore

Gaston Bachelard savait les vertus de la métaphore comme celles du concept : la dimension poétique de son œuvre le dispute à la pertinence de ses analyses épistémologiques. Et pourtant, il n'a cessé de mettre en garde contre les illusions engendrées par les métaphores quand il s'agit d'explications scientifiques : « L'esprit scientifique doit sans cesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les métaphores (...). On ne peut confiner aussi facilement qu'on le prétend les métaphores dans le seul règne de l'expression139. »

Le psychologue doit-il bannir l'image de la profondeur de son vocabulaire ? Nullement, pour autant qu'il garde à l'esprit qu'il ne s'agit que d'un mot, qui désigne métaphoriquement des processus le plus souvent non directement observables.

Ainsi, on peut parler d'une profondeur génétique : tous nos comportements dépendent, en partie, de notre équipement génétique, d'une programmation innée à réagir à certaines stimulations, à des récompenses et à des punitions. On peut aussi évoquer une profondeur historique : tous nos comportements dépendent, en partie, de notre passé, d'expériences de plaisir et de douleur. Pour expliquer nos comportements, nous devons tenir compte des effets recherchés. Certaines personnes ne voient que le très court terme, d'autres sont capables de réguler leurs conduites en fonction de conséquences à très long terme. Il est donc légitime de parler de profondeur anticipatoire ou temporelle. Par ailleurs, on peut utiliser la notion de profondeur horizontale1^ : tous nos comportements dépendent, en partie, des environnements physiques et sociaux dans lesquels

138. Lettre du 11 mai 1924. Dans S Freud et S. Ferenczi, Correspondance, Paris, Calmann-Lévy. T. III, 2000, p. 413.

139. G. Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1947, p. 38, 78.

140. La métaphore est utilisée ici comme dans l'expression « la profondeur du champ visuel ».

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nous sommes situés. Ces environnements nous incitent à adopter certaines conduites. Les effets que nos comportements produisent, sur notre environnement et sur nos relations, déterminent la répétition ou non de ces comportements dans des contextes donnés. On peut encore parler d'une profondeur psychologique pour désigner des processus sous- jacents à nos conduites, des processus difficilement compréhensibles ou même inaccessibles, par exemple la tendance à se focaliser sur certaines choses - situations, pensées ou sensations - de manière à éviter de penser à d'autres choses, plus angoissantes ou plus culpabilisantes. On peut enfin parler d'une profondeur corporelle : tous nos comportements dépendent, en partie, du fonctionnement de notre organisme. Une maladie cérébrale ou, plus simplement, la modification du taux d'adrénaline influencent « en profondeur » nos émotions, nos pensées et nos actions.

La conception freudienne de la profondeur induit en erreur parce qu'elle conduit à transformer en substances des dispositions, des mécanismes cognitifs et affectifs. Freud ne parle pas simplement de processus inconscients, mais d'un être - l'inconscient - dissimulé à l'intérieur de nous et qui nous manipule comme si nous n'étions que des marionnettes. Il affirme l'existence d'un « Autre » en nous141, ce que Lacan traduit en disant que « dans l'inconscient, qui est moins profond qu'inaccessible à l'approfondissement conscient, ça parle : un sujet dans le sujet, transcendant le sujet142 ».

Pour le psychanalyste, nous ne sommes pas simplement des personnes qui subissent de multiples influences à leur insu. Notre « vérité » est inscrite « ailleurs », dans un « autre monde ». À moins d'avoir le privilège d'une longue initiation psychanalytique, nous avançons toujours dans l'obscurité, nous sommes à jamais aliénés. Et même ceux qui ont eu la chance d'avoir vécu longtemps au contact de Freud ou qui ont été analysés par lui peuvent rester dans l'erreur ou s'égarer à nouveau : Adler, Stekel, Jung, Rank, Ferenczi, Reich et bien d'autres, tous ces disciples ont fini par découvrir dans la « profondeur de l'âme » tout autre chose que ce que Freud croyait y discerner.

141, Freud écrit, par exemple dans Das Unbewussten (1915) : «Tous les actes et toutes les manifestations que je remarque en moi et que je ne sais pas relier au reste de ma vie psychique doivent être jugés comme s'ils appartenaient à une autre personne et que l'on doit les expliquer en leur attribuant une vie psychique.» Dans Gesammelte Werke, Fischer, X, p. 268. Trad., Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1968, p. 71.

142. Écrits, Paris, Seuil, p. 437 (italiques de Lacan).

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POURQUOI LA PSYCHANALYSE A-T-ELLE UN TEL SUCCÈS - 2. Le pouvoir de séduction de ia psychanalyse

La profondeur freudienne illustre parfaitement les errances contre lesquelles William James mettait en garde il y a plus d'un siècle : c'est une sorte de chapeau de magicien dont le psychanalyste sort ce qu'il veut. L'acte de fumer est-il une masturbation symbolique ? une tentative de maîtriser la mort ? une défense contre la peur de la castration ? Le choix de l'interprétation du psychanalyste dépend non de faits précis patiemment récoltés, mais essentiellement de sa théorie et de son imagination.

La thérapie profonde

Une idéologie ancienne

Dans la tradition judéo-chrétienne, l'origine des pensées culpabilisantes, des impulsions angoissantes, des conduites déviantes et des réactions pathologiques a souvent été attribuée à une instance profonde dissimulée au cœur de l'homme : le démon. Pour le croyant, le diable x peut se dissimuler à l'intérieur de ses victimes. Le moi n'est plus alors maître dans sa propre maison : il est le jouet d'un Autre. Il faut recourir à l'exorcisme pour faire sortir le Mal.

Dès le début de l'histoire de l'humanité, le démon est à l'œuvre. Adam et Ève n'ont pas résisté à la tentation de manger de l'arbrè de la connaissance du bien et du mal, alors que Dieu avait été très clair : tous les fruits du jardin d'Éden sont à leur disposition, excepté celui-là. Ève attribue la responsabilité de son geste au démon - qui a revêtu l'apparence d'un serpent charmeur. Quand Dieu lui demande de se justifier, elle déclare : « C'est le serpent qui m'a séduite, et j'ai mangé. » Adam présente à Dieu le même type d'explication : « C'est la femme que tu as mise auprès de moi qui m'a donné de l'arbre, et j'ai mangé. »

Parallèlement aux explications religieuses de comportements regrettables ou non désirés se sont développées des explications médicales. Selon la tradition hippocratique, des troubles apparaissent lorsqu'un déséquilibre se produit parmi les quatre humeurs fondamentales (te sang, la lymphe, la bile noire et la bile blanche). Une idée qui traverse tout 1e développement de la médecine occidentale est la nécessité de faire sortir des substances contenues dans le corps. D'où un usage abondant de divers procédés d'évacuation : la saignée, la purge, la provocation de vomissements, etc143.

143. C. Quetel et P. Postel, Les Fous et leurs médecines, de la Renaissance au XXe siècle, Paris, » Hachette, 1979,320 p.

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Lorsque se sont développées des explications psychologiques des troubles mentaux, une des idées directrices a été calquée sur la conception de choses cachées à l'intérieur de soi, qu'il faut amener au dehors pour guérir. Ici il ne s'agit plus de confesser des péchés, d'expulser un démon ou d'évacuer un excès de sang, mais de faire sortir des significations cachées, des souvenirs oubliés, des émotions bloquées et des pulsions réprimées.

La guérison par la remémoration

L'idée de l'utilisation thérapeutique du ressouvenir d'événements n'a été systématisée qu'au xixe siècle. On trouve déjà chez des magnétiseurs du xvme siècle des récits de guérisons à la suite de la révélation de secrets pénibles, mais il faut attendre les années 1860 pour que Moriz Benedikt, un neurologue autrichien, élabore un traitement psychologique fondé sur l'exploration de secrets et d'événements traumatisants du passé144.

À partir de 1864, Benedikt, chef du service de neurologie de la policlinique générale de Vienne, a émis l'idée que l'hystérie est souvent causée par une perturbation psychologique de la vie sexuelle et non, comme on le croyait à l'époque, par un dysfonctionnement somatique de l'utérus ou de la sexualité. Il a ensuite développé la thèse que non seulement l'hystérie, mais tous les troubles mentaux et même certaines maladies physiques trouvent leur origine dans des « secrets pathogènes », tels que des traumatismes sexuels de l'enfance, des frustrations sexuelles, des passions contrariées, des ambitions déçues. En conséquence, le rôle du médecin est d'aider le patient à mettre au jour cette « seconde vie », cachée « à l'intérieur du moi ».

Dans un premier temps, Benedikt utilise l'hypnose pour faciliter l'exploration des événements passés qui sont à la source des troubles mentaux. Quelques années plus tard, il abandonne cette technique. Comme d'autres chercheurs de son époque, il a constaté que l'hypnose favorisait des suggestions et des mystifications, et que ses résultats étaient éphémères. Il estime alors que l'exploration de la vie inconsciente doit s'effectuer à l'état de veille, en faisant preuve de « courage moral ».

144. Benedikt, personnage inconnu du grand public, est considéré comme très important par les historiens de la psychothérapie et de la psychiatrie. Cf. par exemple : H. Ellenberger, op. cit., H. Ellenberger, Médecines de l'âme. Paris : Fayard, 1995, p. 123-142. ; M. Borch-Jacobsen, Souvenirs d'Anna O. Une mystification centenaire, Paris, Aubier, 1995, p. 67-78,111-18.

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La théorie et ia pratique de Benedikt ont joué un rôle capital dans les conceptions de son ami Joseph Breuer - à l'époque où celui-ci traitait sa célèbre patiente Anna O. - de Freud - qui reçut de Benedikt sa lettre d'introduction pour son stage chez Charcot - et d'Adler - qui travailla dans son service.

Pour Breuer, les troubles mentaux - du moins ceux qu'à l'époque on qualifiait d'« hystériques » - sont des « conversions » d'émotions qui n'ont pu s'éliminer par la voie normale de l'action. Il a pensé que le traitement consiste en deux opérations : la prise de conscience d'événements passés et la décharge (Entladung) d'affects bloqués. Il a appelé 4 son procédé la « méthode cathartique ».

Freud reprendra plus la conception de Benedikt que celle de Breuer145. En effet, selon le père de la psychanalyse, l'abréaction des émotions n'est pas un facteur essentiel de guérison. Le traitement qu'il va instaurer est avant tout un processus intellectuel, qui repose sur deux postulats : « Pour qu'un symptôme se produise, il faut que son sens soit inconscient. Le symptôme ne peut provenir de processus conscients. Par ailleurs, le symptôme disparaît dès que le processus inconscient est devenu conscient146. »

Notons toutefois que Freud a reconnu l'importance d'un facteur affectif dans la cure, mais ce n'est pas la libération d'affects coincés, chère à Breuer. La force motrice d'une thérapie, dira-t-il, est l'amour du thérapeute, un amour qui n'est rien d'autre que la résurgence de l'amour pour la mère ou le père. Autrement dit, le patient guérit grâce à un « transfert positif ». Par contre, « lorsque le transfert devient négatif,

145. Dans ses premières publications, Freud reconnaît sa dette à l'égard de Benedikt quant à l'explication des troubles par des conflits intérieurs enracinés dans le passé, la thérapie par la remémoration de conflits et l'importance d'analyser des fantasmes et des rêveries diurnes. Voir Gesammelte Werke, Fischer, I, p. 86 (1894) ; II, p. 495 (1900). S'il n'a pas continué à le citer, c'est peut-être pour paraître lui-même plus original qu'il ne l'était et sans doute parce que Benedikt avait publié une critique acerbe du livre de Fliess Les Relations entre le nez et les organes génitaux féminins, dont Freud avait dit, lors de sa publication, qu'il constituait «le socle même de la psychanalyse».

146. S. Freud, Vorlesungen zur Einfiihrung in die Psychoanalyse (1917), rééd. dans Gesammelte Werke, Francfort, Fischer, XI, p. 289. Nous reviendrons sur ces affirmations dans le chapitre sur les thérapies cognitivo-comportementales. Précisons déjà que, selon la psychologie scientifique, bon nombre de troubles psychologiques ont leur origine dans des événements parfaitement conscients - par exemple une agression - et qu'une opération intellectuelle - rendre conscient l'inconscient - ne suffit pas pour faire disparaître des troubles psychologiques bien ancrés.

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les résultats thérapeutiques sont balayés comme fétus de paille au vent147 ». Très justement, Freud se demande en écrivant cela si les résultats thérapeutiques qui surviennent grâce au transfert positif ne sont pas simplement l'effet de la suggestion.

Le traitement de Freud, sourcier de Vâme Freud a toujours souligné que la profondeur dont il parlait n'avait rien à voir avec des conceptions mystiques ou romantiques de l'inconscient, du genre de celles de von Hartmann ou Jung. Il écrivait : « Notre notion d'inconscient se trouve déduite de la théorie du refoulement. Le refoulé est pour nous le prototype de l'inconscient148. » Pour expliciter sa conception, il n'hésite pas à parler en termes spatiaux :

« Nous assimilons le système de l'inconscient à une grande antichambre dans laquelle les motions animiques [die seelischen Regungen] s'ébattent comme des êtres séparés. Attenante à cette antichambre, il y a une seconde pièce, plus étroite, une sorte de salon dans lequel séjourne aussi la conscience. Mais sur le seuil entre les deux espaces, un gardien exerce son office, il inspecte une à une les motions d'âme, les censure et ne les laisse pas entrer au salon quand elles viennent à lui déplaire149. »

Concrètement, quels sont les « habitants » (les motions d'âme) de l'inconscient, qui causent les troubles mentaux et qui doivent entrer au salon pour que le « propriétaire » puisse guérir ? Selon Freud, ce sont des souvenirs refoulés, des significations symboliques méconnues, des jeux de langage et, en fin de compte, des forces en conflits. Passons-les en revue.

· Les souvenirs refoulés

Au début de sa carrière, Freud a utilisé la méthode de Benedikt et Breuer : retrouver les événements, cachés ou oubliés, censés être à l'origine des troubles. Il dit avoir constaté que les troubles « hystériques », les obsessions et les compulsions s'expliquent toujours, sans

147. S. Freud, « Abriss der Psychoanalyse » (1940), rééd. dans Gesammelte Werke, Fischer, XVII, p. 102. Trad., Abrégé de psychanalyse, 10e éd., Paris, P.U.F., 1985, p. 44.

148. « Das Ich und das Es » (1923), Gesammelte Werke, Fischer, XIII, p. 241.

149. « Vorlesungen zur Einfûhrung in die Psychoanalyse » (1917), Gesammelte Werke, Fisher, vol.XI, p. 305. Trad., « Leçons d'introduction à la psychanalyse », Œuvres complètes, Paris, P.U.F., 2000, XIV, p. 305.

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aucune exception, par le refoulement de souvenirs de séductions sexuelles vécues dans la petite enfance. En 1897, il déclare abandonner cette théorie - dite « de la séduction » - pour la « théorie du fantasme » : les souvenirs refoulés d'expériences sexuelles ne seraient que des scènes imaginées à l'occasion d'activités autoérotiques. Pour la grande majorité des freudiens, la psychanalyse commence à ce moment précis : lorsque Freud ne recherche plus des événements du passé, mais des souvenirs de fantasmes.

À y regarder de près, Freud a joué sur les deux tableaux jusqu'à la fin de sa vie. Il a toujours continué à chercher des événements de l'enfance, comme le montrent bien ses exposés de cas, par exemple celui de Dora ou de l'Homme aux loups. En 1937, dans le dernier texte qu'il consacre à la question, il écrit : « Les symptômes sont des substituts d'oublis. [...] L'analysé doit être amené à se remémorer quelque chose qu'il a vécu et refoulé. [...] La tâche de l'analyste est de deviner ou, plus exactement, de construire ce qui a été oublié à partir d'indices échappés à l'oubli150. »

· Tout a une signification symbolique

Les significations symboliques sont un autre élément essentiel. À titre d'exemple, prenons un comportement adopté par environ un quart de la population : le tabagisme. Selon Freud, cette toxicomanie, dont il a essayé à maintes reprises de se libérer, est le substitut inconscient de la masturbation151. Soulignons au passage que Freud, malgré la connaissance de la signification « profonde » de cette dépendance, n'a jamais réussi à s'en délivrer ! Pour le psychanalyste, le sevrage tabagique n'est pas - contrairement à ce que pense le psychologue scientifique - une question d'efforts bien ciblés152, mais seulement une question de significations à dévoiler. Quand le psychanalyste Peter Gay, auteur d'une biographie louangeuse de Freud, explique pourquoi le Maître n'est jamais parvenu à arrêter de fumer, il invoque simplement une analyse trop peu profonde :

150. « Konstruktionen in der Analyse » (1937), rééd. dans Gesammelte Werke, Fischer, XVI, p. 43,45 (italiques de Freud).

151. S. Freud, A us den Anfângen der Psychoanalyse, London, Imago, 1950, p. 256 - « Die Sexualitât in der Aetiologie der Neurose », rééd. dans Gesammelte Werke, Fischer, I, p. 506.

152. Pour en savoir plus sur la perspective scientifique, voir par exemple H.-J. Aubin, P. Dupont, G. Lagrue, Comment arrêter de fumer ?, 2004, Paris, Odile Jacob, 256 p.

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« La jouissance que fumer procurait à Freud, ou plutôt son besoin invétéré, devait être irrésistible, car après tout, chaque cigare constituait un irritant, un petit pas vers une autre intervention et de nouvelles souffrances. Nous savons qu'il reconnaissait son addiction, et considérait le fait de fumer comme un substitut à ce "besoin primitif" : la masturbation. À l'évidence, son autoanalyse n'avait pas atteint certaines strates153. »

Quelles sont ces strates plus profondes ? Selon la psychanalyste Odile Lesourne, Freud fumait « afin de maîtriser la mort », afin de « ne pas se laisser prendre par la mort, mais la faire entrer en soi lentement et méthodiquement de manière à la contrôler et à en observer les effets154 ». Plus récemment, le psychanalyste Philippe Grimbert interprète le tabagisme comme une défense contre l'angoisse de la castration :

« Chez le garçon devenu adulte, la cigarette est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel il a cru étant enfant et auquel il ne veut pas renoncer, puisque ce serait accepter l'imminence de la castration. La cigarette, exhibée comme un phallus et venant obturer le vide de l'orifice buccal associé au sexe féminin, demeure le signe d'un triomphe sur la menace de castration et une protection contre cette menace. Car il n'est probablement épargné à aucun être masculin de ressentir la terreur de la castration, lorsqu'il voit l'organe sexuel féminin155. »

(Je laisse au lecteur masculin le soin de vérifier l'applicabilité de la dernière phrase à son propre cas. Selon Grimbert, il s'agit d'une loi universelle.)

· Les jeux de mots

Freud pense que l'usage inconscient de certains mots explique certains troubles et que sa prise de conscience est thérapeutique. Par exemple, l'Homme aux rats se dit un jour qu'il est trop gros (zu dick) et essaie de maigrir. Interprétation de Freud : son rival s'appelle Richard et est parfois surnommé Dick. En essayant d'être moins « dick », il tue inconsciemment son concurrent156. Peut-on en déduire que si l'Homme

153. P. Gay, Freud. Une vie, trad., Paris, Hachette, 1995. Cité dans P. Grimbert, Pas de fumée sans Freud. Psychanalyse du fumeur, Paris, Colin, 1999, p. 223.

154. O. Lesourne, Le Grand Fumeur et sa passion, Paris, P.U.F., 1984, p. 22.

155. P. Grimbert, op cit., p. 139.

156. S. Freud écrit, dans ses notes publiées après sa mort : «Ceci est ma trouvaille et il ne sait pas l'apprécier». Dans le texte destiné aux lecteurs, il affirme que le patient a lui-même découvert cette signification ! Pour les citations et les références, cf. J. Van Rillaer, Les Illusions de la psychanalyse, Belgique, Mardaga, 1981 (4e éd., 1996), p. 132.

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aux rats avait été français il n'aurait pas présenté le même symptôme, ce jeu de mots n'étant pas possible ? Des analystes ne se laissent guère impressionner par cette objection. Par exemple Grimbert affirme : « Évidemment, Freud n'a pas pu entendre "gare" ! dans cigare, "arrête" ! dans cigarette, ni même "t'abat" ! dans tabac et il a fumé jusqu'à la mort, ignorant ces avertissements implicites, jeux de sens que la langue allemande ne lui permettait pas157. » Selon ce raisonnement, les Français devraient fumer moins que les Allemands, simplement pour une ques- - tion de jeux de mots.

Le décryptage par « mots-ponts » ou « ponts verbaux » (Freud écrit : Wort-Briicke) a été abondamment utilisé par Lacan, qui parle de « décomposition signifiante ». Selon sa « théorie de la suprématie du Signifiant », l'inconscient est régi par les propriétés phonétiques des mots en tant que tels, plutôt que par les significations auxquelles les mots renvoient. Dès lors, la pratique psychanalytique s'apparente à un jeu de calembours, un jeu facile, à la portée de tous, qui fonctionne à tous les coups.

Lorsque Janine Chasseguet, alors présidente de la Société psychanalytique de Paris, s'est risquée à faire un exposé à l'École freudienne de Paris - présidée par Lacan -, elle raconta le rêve d'un de ses patients : il se trouvait « dans un petit chalet que la masse du mont Blanc vient écraser ». Chasseguet ajouta : « Je dis alors que mes associations m'avaient amenée à penser - comme j'imaginais celles des analystes présents - à une attaque contre le sein de la mère, qui, par rétorsion, étouffe le petit garçon, sensation étayée probablement par des expériences précoces de nourrissage. »

Réaction des analystes de l'école rivale : « Ces propos déchaînèrent un tollé accompagné de gloussements et de ricanements. On me lança "cha-let". (C'est cela que, paraît-il, il eut fallu comprendre. J'avais naïvement peut-être pensé que le petit chalet représentait le Moi timoré de l'enfant face à la masse géante du sein sur lequel il avait projeté toute son agressivité.) On me dit aussi que j'étais "vieux jeu" (sic) et qu'il était évident que je bloquais mes analyses158. »

157. P. Grimbert, op. cit., p. 110.

158. J. Chasseguet-Smirgel, Les Psychanalystes et l'argent, La Nef, 1977,65:171.

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· Les pulsions en conflit

En définitive, pour Freud, le travail thérapeutique porte essentiellement sur le conflit entre les pulsions sexuelles et le surmoi. Dans sa pratique, c'est surtout de cela qu'il s'agissait. Ainsi, Kardiner, un des pionniers de la psychanalyse aux États-Unis, note, au terme de son analyse didactique chez Freud :

« En comparant mes notes avec celles d'autres étudiants, je me suis aperçu que l'homosexualité inconsciente, tout comme le complexe d'Œdipe, faisait partie de la routine d'une analyse. (...) Une fois que Freud avait repéré le complexe d'Œdipe et conduit le patient jusqu'à son homosexualité inconsciente, il ne restait pas grand-chose à faire. On débrouillait le cas du patient et on le laissait recoller les choses ensemble du mieux qu'il pouvait. Quand il n'y réussissait pas, Freud lui lançait une pointe par-ci par-là afin de l'encourager et de hâter les choses159. »

À regarder de près, on constate que la profondeur freudienne se réduit toujours à quelques mêmes pulsions et complexes : la libido réprimée, l'envie du pénis, l'homosexualité refoulée, les fixations orales et anales, le schéma « familialiste », les complexes d'Œdipe et de castration.

À la fin de sa vie, Freud affirmait que « le dernier roc, quasi inattaquable », qui se trouve au plus profond de l'âme est, pour la femme, le désir du pénis et, pour l'homme, la peur d'une position féminine à l'égard d'autres hommes. Il écrivait :

« À aucun moment du travail analytique on ne souffre davantage de sentir de manière oppressante la vanité d'efforts répétés, de soupçonner que l'on "prêche aux poissons", que lorsqu'on veut inciter les femmes à abandonner leur désir de pénis comme irréalisable, et lorsqu'on voudrait convaincre les hommes qu'une position passive envers l'homme n'a pas toujours la signification d'une castration et qu'elle est indispensable dans de nombreuses relations de l'existence. De la surcompensation arrogante de l'homme découle l'une des plus fortes résistances de transfert. L'homme ne veut pas se soumettre à un substitut paternel, ne veut pas être son obligé, ne veut donc pas davantage accepter du médecin la guérison160. »

Pour conclure, la référence à la profondeur de l'âme n'est pas une découverte de la psychanalyse. Ce n'est pas la voie royale de la psychothérapie.

159. A. Kardiner, Mon analyse avec Freud, tr., Paris, Belfond, 1978, p. 92,125.

160. « Die endliche und die unendliche Analyse » (1937), rééd. dans Gesammelte Werke, XVI, p. 98. Trad., Résultats, idées, problèmes, Paris, P.U.F., 1985, vol. 2, p. 267.

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Du point de vue scientifique, la métaphore de la profondeur est dangereuse, mais elle est extraordinairement efficace pour le grand public : toute cette représentation épique de l'inconscient - du « travail » souterrain de pulsions et de fantasmes - contribue à véhiculer la conviction que seule la psychanalyse va vraiment au fond des choses. C'est quasi ontologique : ce qui est vrai est caché, la surface est le domaine des illusions. Freud, qui était un remarquable écrivain (rappelons qu'il reçut le prix Goethe de littérature161) et un « génie, non de la science, mais de la propagande162 », a habilement exploité le pouvoir évocateur de cette métaphore. Il a « profondément » bénéficié du mythe platonicien de la caverne. Comme l'écrit Raymond Boudon, « on ne dira jamais assez à quel point ce mythe, qui permet d'avancer sur la foi de la sagesse antique que le réel est ce qu'on ne voit pas et que ce qu'on voit est irréel, a été implicitement ou explicitement sollicité pour légitimer les théories les plus saugrenues163 ».

Les milliers de recherches menées depuis un demi-siècle sur les thérapies comportementales et cognitives montrent que le traitement de la plupart des troubles psychologiques ne requiert pas un accoucheur des « vraies formes », mais un expert des lois du comportement, qui aide ceux qui le souhaitent à s'en servir pour de nouvelles conduites, libératrices. Ceux qui se sentent au fond d'un trou ont rarement intérêt à « creuser » toujours davantage dans les « profondeurs ». Plutôt qu'une pelle, il leur faudrait une échelle, dont les principaux échelons sont l'apprentissage du pilotage cognitif et l'engagement dans des activités, qui permettent de modifier substantiellement des modes de pensée (voir infra, dernière partie).

Il y a une façon de parler de la profondeur qui produit de puissantes mythologies. Beaucoup de gens intelligents et instruits, mais peu au fait de la psychologie scientifique, en sont les victimes. Un certain nombre de psys en vivent, confortablement.

161. Freud fut déçu : il espérait le prix Nobel de médecine.

162. H. Eysenck, Décliné andFall ofthe Freudian Empire, rééd., Londres, Pélican Books, 1986, p. 208. Trad., Déclin et chute de l'empire freudien, Paris, F.-X. de Guibert, 1994, p. 234.

163. Préface au livre de N. Stern, La Fiction psychanalytique, Belgique, Mardaga, 1999, p. 8.

LE LIVRE NOIR DE LA PSYCHANALYSE

Le discours psychanalytique est caméléon. Il a la capacité de s'adapter à d'innombrables situations de la vie quotidienne pour en expliquer les ressorts cachés : une femme autoritaire devient « une femme castratrice », renoncer à un projet, une idée ou une personne, c'est en « faire son deuil », un être égocentrique devient vite « narcissique », et grandir équivaut à « tuer le père ». qui d'entre nous n'a pas succombé à la tentation de ces sentences qui tombent comme un verdict auquel celui qui refuse de se soumettre avoue, par son refus, la réauté même de son refoulement ? Au déterminisme d'une certaine sagesse populaire (« tel père tel fils », « qui sème le vent récolte la tempête », etc.), on a substitué la loi de l'inconscient.

La psychanalyse a su mettre en valeur des idées de bon sens que

personne aujourd'hui ne songe à contester : le rôle essentiel de

l'enfance dans notre histoire, l'importance de l'expérience sexuelle, l'existence de motivations inconscientes dans nos actes et nos choix. .. Mais il existe un discours psychanalytique vulgarisé, largement relayé par des pédiatres médiatiques, ou professeur des écoles frais émoulus de leur formation qui propagent des concepts psychanalytiques très différents du discours orthodoxe. C'est une sorte de latin de cuisine, abâtardi et quasi autonome, en opposition à la langue de virgile. jacques van rlllaer explore les relations entre les deux psychanalyses, celle des sociétés AD HOC, savantes et obscures; et celle qui se déploie devant les machines à café, attrape- tout et métissée.

Psychanalyse populaire et psychanalyse pour initiés

Jacques Van Rillaer

Les psychanalystes se plaisent à souligner le caractère révolutionnaire de leur doctrine. Freud n'écrivait-il pas : « Il n'est rien dans la structure de l'homme qui le prédispose à s'occuper de psychanalyse164 » ? Comment dès lors expliquer que le langage freudien soit devenu, au fil du xxe siècle, « la » référence de tout un chacun pour parler des conflits intérieurs, conjugaux, pédagogiques, voire sociaux ? Aujourd'hui, on parle de « l'œdipe du petit » ou de « la pulsion de mort » d'un collègue comme on aurait autrefois invoqué un proverbe ou une croyance populaire.

En fait, les idées psychanalytiques qui font aujourd'hui partie du sens commun ne sont ni choquantes ni spécifiquement freudiennes. En revanche, les conceptions les plus « révolutionnaires » de la psychanalyse demeurent assez confidentielles. Du reste, les psychanalystes

164. Lettre du 28 mai 1911, citée dans L. Binswanger, Discours, parcours, et Freud., tr., Paris, Gallimard, 1966, p. 299.

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déplorent que les idées répandues dans le grand public soient une version abâtardie de la doctrine du Père fondateur. Serge Leclaire écrit :

« La chose freudienne a été domestiquée, ajustée, stérilisée, rangée en de trop justes places : elle est psychologique, biologique, médicale et psychiatrique, littéraire, sociologique, philosophique, religieuse, morale, métaphysique, pata- physique. Les adaptateurs triomphent et se répandent Mais Freud nous a montré la voie de l'intransigeance165. »

Dans son livre, qu'il ne destine pas au grand public, Leclaire parle de la « vraie » psychanalyse, celle qui n'est pas « domestiquée » ni « adaptée ». Un exemple, le célèbre psychanalyste parisien rapporte comme suit un entretien avec Françoise Dolto :

« Je lui dis mon intention d'entreprendre une analyse didactique, et alors que nous parlions d'un intérêt commun pour la tradition hindoue qui m'a toujours paru si riche et attachante, je m'entendis faire cette réponse : "L'attrait que vous éprouvez pour la culture et la mystique hindoue correspond à un caractère anal, de toute évidence, c'est très typique166. »

Ce que disait là Françoise Dolto, sans l'ombre d'une réserve, est typique de ce qui s'entend dans les conversations entre freudiens, s'enseigne dans les associations de psychanalyse et s'écrit dans les revues spécialisées ou confidentielles. Ce discours d'initiés est très différent de celui qui s'adresse au grand public, par l'intermédiaire des ouvrages de vulgarisation et des médias.

Très peu de psychanalystes agissent comme Lacan qui, au sommet de sa gloire, se permettait de dire tout haut ce qui se murmure parfois entre initiés :

« Notre pratique est une escroquerie, bluffer, faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c'est quand même ce qu'on appelle d'habitude du chiqué. (...) Du point de vue éthique, c'est intenable, notre profession ; c'est bien d'ailleurs pour ça que j'en suis malade, parce que j'ai un surmoi comme tout le monde.

(...) Il s'agit de savoir si Freud est oui ou non un événement historique. Je crois qu'il a raté son coup. C'est comme moi, dans très peu de temps, tout le monde s'en foutra de la psychanalyse167. »

165. S. Leclaire, Écrits pour la psychanalyse, Paris, Arcanes, vol. 1, 1996, p. 47 (souligné par J. Van Rillaer).

166. Ibid., p. 19.

167. Extraits d'une conférence prononcée à Bruxelles le 26 février 1977, publiés dans Le Nouvel

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POURQUOI LA PSYCHANALYSE A-T-ELLE UN TEL SUCCÈS - 2. Le pouvoir de séduction de ia psychanalyse

La plupart des psychanalystes, à commencer par Freud, pratiquent le double discours. Une grande partie de la population ignore qu'il y a deux formes de psychanalyse : la psychanalyse « populaire », constituée principalement d'idées de bon sens traduites en vocabulaire freudien, et la forme « intransigeante », réservée aux initiés.

Psychanalyse populaire et psychanalyse experte

En 1965, je fus accepté à l'École belge de Psychanalyse. Je commençai mon analyse didactique et suivis deux cours : l'un sur L'Interprétation des rêves de Freud, l'autre sur un article de Melanie Klein, « L'analyse des jeunes enfants ».

Jusqu'alors j'avais lu quelques livres de Freud et j'en avais retenu des choses tout à fait raisonnables qui, je l'ignorais, avaient déjà été défendues bien avant lui168 :

- Nous ne sommes pas conscients de toutes nos motivations ;

- Le plaisir sexuel est une expérience précieuse et importante, même chez les enfants ;

- Les relations affectives et les traumatismes de l'enfance influencent des réactions à l'âge adulte ;

- Les comportements des parents conditionnent fortement ceux des enfants ;

- Nous sommes tous égocentriques ou « narcissiques » ;

- Cela fait du bien d'être écouté quand on souffre ;

- Un discours rationnel peut cacher des problèmes affectifs.

Etc.

Observateur, septembre 1981, n* 880, p. 88. Dans son séminaire du 15 mars 1977 à Paris, Lacan mettait un bémol à ce qu'il avait lâché à Bruxelles : «Je pense que, vous étant informés auprès des Belges, il est parvenu à vos oreilles que j'ai parlé de la psychanalyse comme pouvant être une escroquerie. [...] La psychanalyse est peut-être une escroquerie, mais ça n'est pas n'importe laquelle — c'est une escroquerie qui tombe juste par rapport à ce qu'est le signifiant, soit quelque chose de bien spécial, qui a des effets de sens» (Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, «L'escroquerie psychanalytique», 1979,17, p. 8).

168. C'est seulement dix ans plus tard, en lisant l'ouvrage de H. Ellenberger (The Discovery of the Unconscious, New York, Basic Books, 1970, 932 p. Trad., À la découverte de l'Inconscient. Histoire de la psychiatrie dynamique, Villeurbanne, Simep, 1974, 760 p.), que j'admis la thèse d'Eysenck et Wilson : « Les énoncés les plus intéressants des psychanalystes sont généralement repris à des prédécesseurs (philosophes, psychiatres, psychologues, etc.) » ; « les énoncés spécifiquement psychanalytiques sont le plus souvent sans aucune valeur scientifique » (The Expérimental Study ofFreudian Theories, London, Methuen, 1973, 406 p.).

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LE LIVRE NOIR DE LA PSYCHANALYSE

Le séminaire kleinien me surprit. L'animatrice - une psychiatre qui était « la » psychanalyste d'enfants de mon université - expliquait, sans la moindre réserve, que les enfants qui regardent la télévision ont en fait envie de découvrir la « scène primitive », c'est-à-dire le coït parental. Son affirmation se fondait sur le texte de Melanie Klein datant de 1923, c'est-à-dire avant l'apparition du petit écran :

« Théâtres et concerts et, en fait, toute représentation où il y a quelque chose à voir ou à entendre symbolisent toujours le coït des parents : le fait d'écouter et de regarder symbolise l'observation réelle ou imaginaire, tandis que le rideau qui tombe représente les objets qui gênent l'observation, tels que les couvertures, le montant du lit, etc.169. »

À l'époque, je n'avais pas le réflexe de demander sur quels faits concrets et sur quels raisonnements précis se basait cette « loi » psychologique (A = toujours l'équivalent [inconscient] de B). Je n'osais pas encore penser que l'interprétation de Klein n'était que le produit d'une imagination freudienne. Seuls les mots « toute » et « toujours » me gênaient. Comme je demandai timidement si c'était bien absolument toujours le cas - j'avais la conviction que ce n'était pas le mien -, je m'entendis répondre que c'était toujours ainsi dans l'inconscient, mais que le processus du refoulement empêchait les non-analysés de le comprendre. Dans la préface du livre où figurait l'article, Ernest Jones - disciple orthodoxe de Freud - écrivait que les critiques adressées à Klein s'expliquaient « comme des craintes devant la pénétration rigoureuse et intransigeante de la psychanalyse dans les profondeurs les plus secrètes de l'esprit des enfants170 ».

Voilà comment j'appris qu'il existait deux doctrines bien distinctes : d'une part, la psychanalyse destinée à un public qu'on ne peut effaroucher, celle que j'avais abordée via les Cinq Leçons sur la psychanalyse171 et autres ouvrages ad usum delphini, et, d'autre part, la doctrine des psychanalystes qui officient dans ce Saint des saints qu'est leur Société de psychanalyse. Entre eux, les initiés peuvent se dire ce que Jung écri

169. M. Klein, Essais de psychanalyse (1948), trad., Paris, Payot, p. 136 (italiques de J. Van Rillaer).

170. Ibid, p. 26 (italiques de J. Van Rillaer).

171. 1910, trad., Petite bibliothèque Payot. Conférences prononcées par Freud en 1909 à l'université Clark (Worchester, États-Unis), à l'invitation de Stanley Hall, célèbre psychologue formé à Harvard, qui s'intéressera beaucoup au freudisme, pour ensuite s'en détourner et lui préférer la théorie d'Adler.

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POURQUOI LA PSYCHANALYSE A-T-ELLE UN TEL SUCCÈS - 2. Le pouvoir de séduction de ia psychanalyse

vait à Freud : « C'est une cruelle jouissance que d'être en avance de Dieu sait combien de décennies sur le bétail à cornes » (11-8-1910). Les psychanalystes suivent habituellement ce principe de Freud :

« Traiter les gens comme les malades en analyse ; avec un calme souverain ne pas prêter l'oreille au "non", continuer à exposer son objet, mais ne rien leur dire de ce dont une résistance par trop grande les éloigne172. »

« Traiter les gens comme des malades » est une consigne très claire pour un analyste. Elle revient à parler avec prudence, à ne communiquer des interprétations que moyennant deux conditions définies par Freud : « Lorsque, par une préparation, le malade est arrivé lui-même à proximité de ce qu'il a refoulé » ; « lorsqu'il s'est attaché (transfert) au médecin de telle sorte que les sentiments à son égard rendent une fuite rapide impossible173 ». En d'autres mots : on tient secret ce qui choque les non-initiés, on leur dit seulement ce qu'ils sont disposés à entendre.

Un exemple : versions populaire et freudienne du complexe d'Œdipe

Aujourd'hui, bon nombre d'Occidentaux cultivés, qui entendent un petit garçon dire « quand je serai grand, je me marierai avec maman », pensent que Freud avait raison d'affirmer l'universalité du complexe d'Œdipe. En fait, ce qu'écrit Freud est d'un autre ordre : entre trois et cinq ans, le garçon désire véritablement « tuer son père et avoir des rapports sexuels avec sa mère174 ». Dans les termes de Lacan :

« Le rapport sexuel, il n'y en a pas, mais cela ne va pas de soi. Il n'y en a pas, sauf incestueux. C'est très exactement ça qu'a avancé Freud - il n'y en a pas, sauf incestueux, ou meurtrier. Le mythe d'Œdipe désigne ceci, que ia seule personne avec laquelle on ait envie de coucher, c'est sa mère, et que pour le père, on le tue175. »

172. Lettre du 12 novembre 1908 à Karl Abraham.

173. «Uber "Wilde" Psychoanalyse » (1910), Gesammelte Werke, Fischer, VIII, p. 123.

174. «Einige Charaktertypen aus der psychoanalytischen Arbeit» (1916), Gesammelte Werke, Fischer, X, p. 391.

175. « L'escroquerie psychanalytique », Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, 1979, 17, p. 9. En disant qu'« il n'y a pas de rapport sexuel », Lacan veut peut-être dire (mais avec lui rien n'est jamais sûr) qu * inconsciemment nos relations sexuelles sont toujours incestueuses. Freud écrivait quelque chose qui ressemble à cette affirmation: « L'acte de téter le sein maternel devient le point de départ de toute la vie sexuelle, le prototype jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure » (Vorlesungen zur Einfiihrung in die Psychoanalyse, 1917, Gesammelte Werke, Fischer, XI, p. 325. Trad., « Leçons d'introduction à la psychanalyse », Œuvres complètes, Paris, P.U.F., XIV, p. 324).

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LE LIVRE NOIR DE LA PSYCHANALYSE

Ces mêmes adultes cultivés ignorent souvent que Freud fait non seulement du complexe d'Œdipe « le complexe nucléaire » de tous les troubles névrotiques, mais également la base des institutions culturelles :

« La plus importante situation de conflit que l'enfant ait à résoudre est celle de la relation aux parents, le complexe d'Œdipe. (...) Des réactions contre les revendications pulsionnelles du complexe d'Œdipe procèdent les performances les plus précieuses et socialement les plus significatives de l'esprit humain, aussi bien dans la vie de l'individu que vraisemblablement aussi dans l'histoire de l'humanité en général. Lors du surmontement du complexe d'Œdipe apparaît aussi, dominant le moi, l'instance morale du sur-moi176. » « On retrouve dans le complexe d'Œdipe l'origine de la religion, de la morale, de la société et de l'art, et cela en pleine conformité avec la thèse psychanalytique selon laquelle ce complexe forme le noyau de toutes les névroses177. »

À moins d'être initié, l'adulte occidental ignore que, selon Melanie Klein, tous les enfants commencent leur Œdipe dès la première année de la vie :

« La frustration du sein maternel amène les garçons comme les filles à s'en détourner, et stimule en eux le désir d'une satisfaction orale assurée par le pénis du père. (...) Les désirs génitaux pour le pénis du père, qui se mêlent aux désirs oraux, sont le fondement des stades précoces du complexe d'œdipe positif chez la fille, inversé chez le garçon178. »

Faut-il préciser qu'il peut arriver qu'un garçon désire sexuellement sa mère et souhaite la mort de son père, mais que la présence de ces désirs n'est pas plus naturelle que leur absence ? De nombreuses recherches ont réfuté la thèse de l'universalité du complexe d'Œdipe179. Chez la majorité des enfants, il n'est pas question de désir incestueux ni de souhait de mort, mais seulement d'affection, de rivalité et d'hostilité. Quelques recherches montrent qu'entre trois et cinq ans les enfants préfèrent plus souvent le parent de sexe opposé que l'autre, mais cette préférence est loin d'être absolue. Elle dépend pour une large part de la structure familiale et des attitudes parentales. Quant à faire du complexe d'Œdipe le fons et origo de la culture, de la conscience morale, des troubles mentaux, etc., on n'y parvient que dans le cadre

176. S. Freud (1926), «Psycho-analysis», trad., Œuvres complètes, Paris, P.U.F., 1992, XVII, p. 294.

177. Totem und Tabu (1913), rééd. dans Gesammelte Werke, Fischer, IX, p. 188.

178. M. Klein, op. cit., p. 411.

179. Cf. par exemple J. Van Rillaer, Les Illusions de la psychanalyse, op. cit., p. 308-313.

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POURQUOI LA PSYCHANALYSE A-T-ELLE UN TEL SUCCÈS - 2. Le pouvoir de séduction de la psychanalyse

d'une pensée mythique. La psychologie scientifique ici ne reconnaît à Freud qu'un mérite important : avoir discuté très librement de la sexualité des enfants et avoir dédramatisé les passions précoces.

Les freudiens qui veulent à tout prix sauver le « complexe nucléaire » n'ont pu le faire qu'en le « domestiquant » et en le « stérilisant ». Ainsi, le désir de « coucher avec la mère » a fait place à la « fusion avec l'objet naturel » ou à « l'immersion dans la Nature », et « l'envie de tuer le père » est remplacée par « la confrontation au porteur de la Loi » ou « l'ouverture à la Culture ».

Déjà en 1912, Jung concevait le complexe d'Œdipe de façon métaphorique ou symbolique : la « Mère » signifiait l'Inaccessible auquel l'individu doit renoncer en vue de la Culture ; le « Père » tué par Œdipe était le « père intérieur » dont le sujet doit se libérer pour devenir autonome, etc. Freud, l'intransigeant, comme l'appelle Leclaire, qualifiait cette conception de « rétrogradem ».

EXPRESSIONS NON-FREUDIENNES

EXPRESSIONS PSYCHANALYTIQUES

Affection (amour) pour le psy

Transfert

La conscience morale

Lesurmoi

L'amour-propre, l'égocentrisme

Le narcissisme

Un extraverti

Un exhibitionniste

Louis a imaginé

Louis a fantasmé

Interdiction d'un plaisir

Castration

Simon aime sa maman

Simon fait son œdipe

Simon désobéit à son père

Simon fait son œdipe

Mère (sur)protectrice

Mère castratrice

Mère affectueuse

Mère fusionnelle

Envie d'autonomie vis-à-vis des parents

Nécessité de « tuer » la mère et le père

Femme autoritaire

Femme castratrice

Femme soumise

Femme masochiste

Patiente irritante

Hystérique

Personne ponctuelle

Obsessionnel

Personne économe

Caractère anal

Sophie voudrait un enfant

Sophie a l'envie du pénis

Paul se fâche

Paul extériorise sa pulsion de mort

Coup, gifle

Mise en acte ; passage à l'acte

Léo a peur de mourir

Léo n'assume pas la castration

Oublier, renoncer

Faire son deuil

Ne pas être d'accord

Refouler

Je me demande

Ça m'interroge,

Ça m'interpelle quelque part

Je ne comprends pas pourquoi j'ai fait cela

C'est l'Autre en moi qui m'a agi

Paul boit trop d'alcool

Ça a soif quelque part

Le symptôme

Le Sinthome

 

180. S. Freud, «Zur Geschichte der psychoanalytischen Bewegung», rééd. dans Gesammelte Werke, X, p. 108.

3 : L'exception française

La France est, avec l'Argentine, le pays le plus freudien de la planète. Après avoir longtemps résisté aux idées psychanalytiques, l'Hexagone

est devenu, notamment avec jacques lacan, serge leclaire et

Françoise Dolto, une «■ terra freudiana ». Elle l'est restée alors

que, dans les autres pays, la psychanalyse décline inexorablement pour n'être plus qu'une pratique parmi d'autres, parfois très marginale, et dont l'enseignement se fait en faculté de lettres et de philo, plus qu'en faculté de médecine ou de psychologie.

Aujourd'hui les psychanalystes sont encore largement dominants dans le secteur de la santé mentale, que ce soit à l'hôpital ou

à l'université. Ils donnent le la dans les médias. Ils ont même récemment fait en sorte qu'un ministre de la santé, philippe douste-blasy, désavoue et censure le rapport que son prédécesseur avait commandité, à la demande d'association de patients, tout simplement parce que ce rapport concluait à la faible efficacité thérapeutique de la psychanalyse, comparée à d'autres psychothérapies181. Le gendre de

Jacques Lacan a quaufié ce fait du prince de «■ conte de fées ». Le

directeur de la santé a trouvé l'histoire moins plaisante et a démissionné. Mais le ministre savait qui il flattait : les quelque 8 000 psychanalystes français (les estimations varient entre 8 000 et

14 000). Cette situation est unique au monde.

181. « INSERM. Psychothérapie : Trois approches évaluées », Expertise Collective inserm (0. Canceil, J. Cottraux, B. Falissard, M. Flament, J. Miermont, J. Swendsen, M. Teherani, J.M. Thurin), inserm, 2004, 553 p.

Chronique d'une génération :

comment la psychanalyse a pris le pouvoir en France

Jean Cottraux

Les souvenirs sont écrits sur le sable du temps. Et ce témoignage, comme tout autre témoignage, sera subjectif. Je m'efforcerai, cependant, de l'appuyer sur quelques documents, qui sont des marqueurs stables d'une histoire encore en mouvement.

Souvenirs d'une autre France

Ce récit commence en 1967. En ce temps-là, sous le règne de Charles de Gaulle, la France était prospère, quasi sans chômeurs, sans télévision couleur, sans voitures brûlées dans les banlieues, sans radars pour traquer les délinquants de la route, sans reality shows, ni téléphones portables pour vendre du vent. Chacun devait se tenir à sa place. Le Roi

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LE LIVRE NOIR DE LA PSYCHANALYSE

méprisait la Cour, dont Le Canard enchaîné racontait scrupuleusement, chaque semaine, l'histoire vide de bruit et de fureur. La Cour méprisait la Ville, qui en retour méprisait la Province. On fréquentait peu les psys : c'était une marque inavouable de faiblesse. Et les psys n'étaient pas stars de la télé : ça n'aurait pas été convenable.

Tous les regards se portaient sur Londres, La Mecque du renouveau culturel. Les Beatles étaient plus célèbres que Jésus-Christ, pourtant superstar d'une comédie musicale. Michel Angelo Antonioni venait d'y tourner le plus « pop » des films « in ». Il s'agissait de Blow up, histoire d'un photographe de mode qui, par hasard et sans le savoir, prenait des clichés d'un meurtre. La nouveauté de cette déconstruction du regard était célébrée par les intellectuels, dans la mouvance de Michel Foucault, alors que les autres n'y voyaient qu'un reportage sexy sur les nouvelles couleurs de la mode à Carnaby Street et la Pop Music. Depuis la « Nouvelle Vague » cinématographique, tout devait être nouveau : le roman, la cuisine, la gauche, la droite, la musique, les pères, les fils et même le Saint-Esprit. Pourtant, rien ne changeait à part la longueur des cheveux, et la coupe des pantalons qui maintenant arboraient d'amples pattes d'éléphant. Bref, on s'ennuyait ferme.

La psychanalyse à la conquête de la psychiatrie

C'est sur cette toile de fond que la psychanalyse avait commencé son irrésistible ascension en France. J'étais alors revenu du service militaire, mon rang à l'internat du CHU de Lyon me permettait de choisir la spécialité que je souhaitais. Neurochirurgie ? Je n'étais pas assez habile. Neurologie : très intéressant et en plein développement. Mais pourquoi pas la psychiatrie ? C'était vraiment un continent peu exploré, une sorte de Far West de la médecine, ouvert aux vents nouveaux. Je laissais la rigueur neurologique dont j'avais beaucoup appris, pour plus de contact humain, et j'entrais en psychiatrie, sans préjugés ni culture préalable.

En fait de contacts humains, j'allais être servi au-delà de toute espérance. À peine avais-je mis un pied à l'hôpital psychiatrique du Vinatier que certains me firent observer que la psychiatrie, c'était quelque chose de spécial : une sorte de sacerdoce. On ne peut pas traiter les autres sans être guéri soi-même. Il y avait un uniforme : le costume en velours côtelé. Et il n'y avait qu'un seul traitement possible : la psychanalyse. Il fallait donc y croire et y adhérer toute sa vie. Toute autre

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POURQUOI LA PSYCHANALYSE A-T-ELLE UN TEL SUCCÈS -3. L'exception française

approche était un cache-misère, toute autre explication une résistance à la vérité, toute discussion de la valeur de l'Évangile freudien, suspecte de cacher des conceptions profondément réactionnaires. Ceux que leur irrédentisme poussait à valoriser d'autres traitements risquaient de demeurer de simples manœuvres de la pharmacologie. Ainsi, j'arrivais à vingt-cinq ans dans un milieu déjà imprégné de philosophie analytique. Beaucoup d'internes avaient commencé leur analyse au début de leurs études de médecine et étaient, de ce fait, prédestinés à devenir psychiatres. L'Église psychanalytique était en chemin pour conquérir l'État psychiatrique par leur intermédiaire, et l'exemple qu'ils donnaient aux autres.

En effet, avoir été analysé ou être en cours d'analyse donnait le droit de parler et de couper court à toute argumentation par un : « Moi je peux parler, car je suis analysé », suivi d'une interprétation en profondeur des résistances du contradicteur. Les enseignants ou les chefs des services hospitaliers de psychiatrie étaient presque tous analystes, analysés ou analysants, quel que soit leur âge. Ce qui leur permettait d'écouter les autres avec le sourire fin et distancié de ceux qui en savaient long sur les motivations cachées de leurs interlocuteurs.

Tous ceux qui ont travaillé dans les hôpitaux psychiatriques savent que les réunions de soignants sont souvent interrompues par des patients qui ouvrent brusquement la porte. Auparavant, on disait que les patients étaient anxieux de savoir ce que se disaient les soignants ou inquiets d'un complot qui faisait partie de leurs vues délirantes. Depuis l'ère psychanalytique, il était de bon ton de dire : « Le patient a des fantasmes de scène primitive, et se demande ce que les parents font dans la chambre à coucher. » Malheureusement, l'énoncé de ce cliché interprétatif n'a jamais permis à un patient de sortir de l'hôpital. Il donnait, toutefois, l'illusion de comprendre et de maîtriser la situation. J'appris à parler psy comme tout le monde.

Le temps fort de l'hôpital était la présentation de patients à deux psychanalystes chevronnés, Jean Bergeret et Jean Callier. Ils faisaient un show qu'ils avaient eux-mêmes appelé « numéro de claquettes ». Nous avions à présenter, chaque semaine, un patient ou une patiente en public au cours d'un entretien non directif. Cette présentation était suivie de discussions avec les deux maîtres, diserts et affables, et l'assistance dans un climat peu hiérarchisé et plaisant.

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LE LIVRE NOIR DE LA PSYCHANALYSE

Ce spectacle fascinant était un remède au blues rampant des jeunes psys qui devaient affronter la chronicité des patients. La réalité de l'hôpital était grise, souvent dure, la violence y régnait parfois. L'exclusion sociale des patients était manifeste. Il fallait chaque jour faire un travail de médecin prescrivant des médicaments, être le DRH d'équipes peu faciles, et surtout s'efforcer d'avoir une pratique sociale très directive qui favorise la réinsertion de personnes brisées par la maladie et le rejet. Cette réalité brutale avait son antidote : la psychanalyse, qui expliquait tout et « devrait être appliquée partout à commencer chez les soignants ».

En fait, la psychanalyse était inapplicable chez les psychotiques et la plupart des autres patients hospitalisés. En revanche, elle était la grande affaire de la vie des soignants.

Pourtant, le fait que les médecins, les psychologues et certains infirmiers soient en analyse aboutissait à ce que les services soient trop souvent désertés. Il faut bien comprendre qu'une psychanalyse prend au moins huit heures par semaine (quatre heures plus quatre heures de trajet dans le meilleur des cas), beaucoup de soignants se faisaient psychanalyser à Paris ou à Genève, ce qui entraînait encore plus de temps soustrait au travail et récupéré souvent avec difficulté. Le coût de l'analyse obligeait à trouver du travail à côté de la fonction d'interne, ce qui mobilisait aussi du temps et de l'énergie. J'ai connu des couples de jeunes psys où seul l'un d'entre eux pouvait se payer une analyse : qui serait analysé le premier devenait une pomme de discorde.

De plus, être en analyse concentrait sur un système de croyances et des lectures orientées dans un seul sens, ce qui diminuait les compétences dans les autres domaines du soin : la pharmacologie, la biologie, la thérapie de groupe ou la thérapie familiale, ou toute autre forme de psychothérapie.

Sur le versant positif, la psychanalyse fonctionnait comme un idéal qui regonflait l'estime de soi de psys désabusés et leur permettait de faire une psychiatrie sociale pragmatique, de développer des structures intermédiaires comme des foyers et des centres de postcure ou encore des dispensaires de secteur, aujourd'hui devenus les « centres médico- psychologiques » (ou CMP). Mais cette pratique sociale n'avait que peu de rapport avec celle du divan.

Après une année de fidélité au « numéro de claquettes », il était possible d'accéder à un cours théorique, fort bien fait par nos deux men

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POURQUOI LA PSYCHANALYSE A-T-ELLE UN TEL SUCCÈS -3. L'exception française

tors. Après quoi ils nous firent gentiment observer qu'il fallait prendre des « résolutions définitives » vis-à-vis d'une psychanalyse personnelle et didactique, si nous voulions véritablement, un jour, faire partie du clan. « Cherchez sur le divan votre destin d'analyste » était le mot d'ordre. Et nous étions tous, après ces deux ans, persuadés de sa valeur.

L'irrésistible ascension de la psychanalyse en France après 1968

Mai 1968 éclata comme un coup de tonnerre sur les hôpitaux et les universités. Il fut marqué par une tentative de prise de pouvoir par les psychanalystes dans la psychiatrie universitaire. C'était l'époque de réunions impromptues où chaque lobby manipulait le mouvement étudiant pour faire avancer ses ambitions. Les psychanalystes n'étaient pas en reste. Ils avaient le vent en poupe, car la psychanalyse était perçue comme une pratique contestataire de la société et elle avait ses aficionados parmi les leaders du mouvement.

À Lyon, un éphémère collège de psychiatrie chercha à se mettre en place. Les psychanalystes, avec des mines de conspirateurs, s'y distribuaient déjà les chaires des mandarins déchus. Il s'agissait, bien entendu, des psychanalystes « ès qualités » : à savoir des psychanalystes didacticiens, ceux que Lacan avait appelés dans ses Écrits182 : les « Béatitudes ». Ceux-là n'avaient aucun doute sur leur valeur, ce qui leur permettait de contester celle des autres. En ce temps-là, un analyste didacticien avait valeur d'évêque et distribuait sans compter de l'eau bénite de Cour, au mieux de ses intérêts. Le jeu était d'autant plus comique à observer que les psychanalystes se servaient du mouvement gauchiste, alors qu'eux-mêmes étaient plutôt de droite. Qu'importe. L'art d'utiliser les circonstances témoignait chez eux d'un sens certain de la politique et de compétences sociales acquises dans les intrigues de sérail de leurs sociétés.

Au cours d'une réunion nationale entre psychanalystes et universitaires en neuropsychiatrie, le ton devint si aigre qu'une célèbre Béatitude parisienne apostropha en public de vénérables professeurs en demandant au public : « Est-ce que vous vous feriez traiter par ces gens-là ? »

À Paris, le bureau de Jean Delay, codécouvreur avec Pierre Deniker du Largactil, fut souillé par les étudiants, ce qui entraîna la fuite de cette

182. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.

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LE LIVRE NOIR DE LA PSYCHANALYSE

grande figure vers la littérature. La France avait gagné un écrivain, mais perdu un animateur scientifique de grand talent. Mais, après quelques semaines de ce que le général de Gaulle appelait la chienlit, chacun est « rentré chez son automobile », comme le chanta Claude Nougaro.

Les événements de mai 1968 aboutirent à ce que la psychiatrie fût enfin séparée de la neurologie, ce qui représentait un progrès. Mais cette séparation le fit au nom de la psychanalyse. Dans l'esprit du ministre de l'Éducation nationale Edgar Faure et de sa conseillère, sa fille Sylvie Faure, psychanalyste, et aussi du grand du public, les deux étaient liés. La psychiatrie se libérait de la tutelle neurologique, pour subir la guidance plus subtile du courant psychanalytique.

Les nouveaux universitaires de psychiatrie, qui avaient senti passer le vent du boulet, courtisèrent les psychanalystes à qui ils distribuèrent chaires, postes de professeurs associés, ou la direction de séminaires de formation dans les diplômes de psychiatrie. Ils leur livraient ainsi une immense sphère d'influence : la possibilité d'imprégner la jeunesse de leur catéchisme.

Mais certains gardaient un souvenir amer de la contestation, ce qui les poussa à développer la psychiatrie biologique, l'épidémiologie et les thérapies comportementales. D'une part, ils satisfaisaient une conception plus scientifique de leur discipline, comparable à celle qui émergeait depuis dix ans dans les pays anglo-saxons. D'autre part, ils divisaient pour mieux régner en faisant se battre des factions rivales. Le tout était, bien entendu, recouvert d'un discours consensuel. Les références élogieuses au freudisme étaient un passage obligé dans toute thèse et dans le moindre article. La fonction de thuriféraire d'un culte de la personnalité n'a rien de compliqué, quand on la compare à un véritable travail de recherche.

Dans de nombreuses universités, les plus remuants des psychanalystes n'avaient pu se lover dans le sérail douillet de la psychiatrie universitaire. Ils se rabattirent sur les facultés de psychologie. Ils parvinrent à y imposer une équation simple : la psychanalyse, c'est la psychologie clinique et la psychopathologie. Hors d'elle, point de salut. En fait, ils recrutaient sur les bancs de la faculté leurs propres patients en analyse. Il faut savoir qu'un professeur de psychologie gagne nettement moins qu'un professeur de médecine, ou un médecin des hôpitaux : suivant les catégories, les salaires vont du simple au

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POURQUOI LA PSYCHANALYSE A-T-ELLE UN TEL SUCCÈS -3. L'exception française

double. Les psychanalystes universitaires médecins et surtout psychologues n'ont aucun intérêt à ce que des recherches nouvelles modifient les convictions en place, car ils tirent une grande partie de leurs revenus (en cash, bien entendu) de la psychanalyse, dont ils sont les ardents propagateurs.

Mais l'effet le plus important de mai 1968 sur la culture psy fut la mise sur orbite du courant lacanien. Lacan, en 1963, avait quitté l'Association psychanalytique internationale pour fonder une école de psychanalyse « gallicane » et contestataire de l'establishment psychanalytique. Il était marginal. Mai 1968 fut sa revanche. Les ex-gauchistes déprimés par l'échec de leur mouvement se jetèrent à corps perdu dans la psychanalyse lacanienne jugée plus de « gauche » que la psychanalyse classique. Il faut dire que Lacan bénéficia d'une gigantesque bévue de la part des psychanalystes de la société psychanalytique de Paris. Deux d'entre eux, sous le pseudonyme d'André Stéphane, avaient publié, en 1969, un livre intitulé L'Univers contesta- tionnairem qui affirmait, entre autres, que le mouvement de mai 1968 représentait la mise en œuvre de la pulsion anale chez ses participants. Cet ouvrage disait, dans un style moins imagé, la même chose que le général de Gaulle qui parlait de « chienlit » à propos des événements de mai 1968. En voici un passage qui semble bénéficier, également, de l'influence de la pensée de Salvador Dali puisque l'analité y devient « cosmique ».

L'ANALITÉ COSMIQUE DE MA11968

« La Bible (la Genèse) considère que l'homme est fait pour "remplir la terre et la dominer" et le mot posséder (possedere « s'asseoir dessus) désignant une des fonctions essentielles de l'analité, correspond à l'activité anale de l'enfant dans son sens le plus strict. Nous savons par ailleurs que les animaux utilisent pour délimiter leur territoire (leur univers) la même méthode excrémentielle.

Or les événements de Mai présentent indubitablement un certain aspect qui ne peut manquer de faire penser à cette analité cosmique.

183. A. Stéphane, L'Univers contestationnaire. Étude psychanalytique, Paris, Payot, 1969, p. 258-259.

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La production incessante d'affiches, le barbouillage des rues, des murs, le foisonnement des slogans, le flux verbal continu, le vacarme assourdissant, toute cette littérature de manifestes, de tracts, de brochures, etc. débordent de beaucoup l'efficacité pratique réelle recherchée. Tout cela nous semble correspondre à une prise de possession à caractère excrémentiel. »

« La méthode que nous venons de décrire est très évidemment empruntée à la révolution culturelle chinoise, mais la spontanéité avec laquelle elle a été adoptée et généralisée prouve qu'elle correspond à un noyau structural commun aux contestataires de tous les pays184. »

Après cette brillante interprétation, la Société psychanalytique de Paris eut définitivement une image ringarde auprès des jeunes psys. Certains quittèrent les divans classiques pour s'allonger sur ceux des lacaniens.

Le lacanisme atteignit alors son zénith. Par l'intermédiaire du Maître à l'École normale supérieure, de Serge Leclaire à Nanterre et à la télévision, et de Françoise Dolto à la radio, la France se lacanisa insensiblement. Tous les niveaux du public étaient couverts par ce trio charismatique, qui progressivement imposa une psychanalyse à la française. Celle-ci empruntait aux écrivains catholiques français classiques un style pompeux, aux poètes symbolistes des obscurités savantes, et au groupe surréaliste, dont Lacan faisait partie dans sa jeunesse, un sens aigu de la provoc. Le tout était servi avec des considérations abstraites allant de la linguistique aux mathématiques modernes en passant par une relecture des Évangiles freudiens. Il y avait là tout pour séduire.

Le gospel se répandit sur les facultés de lettre et de sciences humaines. Beaucoup d'enseignants prirent comme deuxième profession celle de psychanalyste lacanien, et, tout comme leurs homologues psychiatres ou psychologues, eurent les mêmes motivations économiques à ce que l'idéologie analytique perdure le plus longtemps possible. Ainsi, vers l'an 2000, fut atteint le chiffre record de plus de trois mille psychanalystes lacaniens contre environ sept cents psychanalystes « classiques ».

184. A. Stéphane, ibid.

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Il n'était plus concevable de faire une thèse de philosophie sans laca- niser. On ne pouvait enseigner l'anglais en fac sans solliciter une interprétation lacanienne de James Joyce. Une thèse sur Céline devait se préoccuper du vide signifiant de l'énoncé en abîme sur l'énonciation. La publicité s'inspirait de la « dialectique du désir ». Un ouvrage de fond sur l'informatique faisait allusion à « la chaîne signifiante ». Un bon discours politique se devait de dire que « les désirs avaient été piégés dans l'Imaginaire ». La France, autrefois confite en religion, était définitivement mure pour être confite en psychanalyse.

Les visiteurs

Lyon allait doucement dans le sens de cette histoire. Lacaniens et classiques s'y affrontaient mollement. Les psychanalystes dominaient la faculté de psychologie et la faculté des lettres. La psychiatrie était plus éclectique et ménageait la carpe psychanalytique, tout comme le lapin biologique.

Jacques Lacan

Dès 1967, Lyon avait eu la visite de Jacques Lacan qui y fit une conférence intitulée : « Place, origine et fin de mon enseignement185 ». Lacan fit une arrivée de star à la gare de Perrache, il sortit lentement une pièce de monnaie de son gousset pour la donner au bagagiste : « Tenez mon brave », puis il se dirigea vers le comité d'accueil dirigé par Gilles Deleuze, alors professeur de philosophie à la faculté des lettres, qui l'accueillit avec ferveur : « Ah, cher maître, vous ne pouvez savoir l'importance de votre venue à Lyon. » « Je sais, je sais... », répondit Lacan, noblement.

Il parla, debout derrière la table, en un long monologue en grande partie improvisé. Un magnétophone providentiel a immortalisé le show et permis de le publier. Voici quelques perles de la longue chaîne signifiante que le Maître sortit de l'écrin de son inconscient pour la dérouler devant des yeux éblouis.

185. J. Lacan, « Place, origine et fin de mon enseignement », Conférence, Hôpital du Vinatier, Bron, 1967. Document dactylographié d'après un enregistrement. Bulletin de liaison du CES de psychiatrie (CHU de Lyon), avril-mai, 1981, p. 23-38.

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LE SIGNIFIANT LACANIEN186

« Au premier abord, la psychanalyse est-elle purement et simplement une thérapeutique, un médicament, un emplâtre, une poudre de perlimpinpin ? Tout ça qui guérit. Pourquoi pas ? Seulement la psychanalyse, ça n'est absolument pas ça. Il faut d'ailleurs avouer que si c'était ça, on se demande vraiment pourquoi ça serait ça qu'on s'imposerait, car c'est vraiment de tous les emplâtres, un des plus fastidieux à supporter. »

« Elle est toujours là, la psychanalyse : bon pied, bon œil à travers tous ses boniments et même qu'elle jouit d'un effet de prestance tout à fait singulier, si l'on songe quand même à ce que c'est les exigences de l'esprit scientifique. »

« Quelquefois il arrive que les patients disent des choses vraiment astucieuses, c'est le discours de Lacan lui-même qu'ils disent ; seulement si on n'avait pas entendu Lacan avant on n'aurait même gaé écouté le malade et on aurait entendu dire : c'est encore de ces types de malades mentaux qui débloquent. »

« ... Sa vie sexuelle, il faudrait écrire ça avec une orthographe particulière. Je vous conseille beaucoup l'exercice qui consiste à essayer de transformer les façons dont on écrit les choses : ça visse sexuelle. Voilà où nous en sommes. »

« Cela va au point d'ailleurs que la femme s'en invente un de phallus, qui s'appelle phallus revendiqué, phallus du pénis... Uniquement pour ça, pour se considérer comme châtrée, ce qu'elle n'est sûrement pas la pauvrette, au moins quant à ce qui est de cet organe puisqu'elle ne l'a pas du tout. Qu'elle ne nous raconte pas qu'elle en a un petit bout, ça ne sert à rien. »

« C'est très rare qu'une chose qui se fait à l'université puisse avoir des conséquences, puisque l'université est faite pour que la pensée n'ait jamais de conséquence. »

186. J. Lacan, « Place, origine et fin de mon enseignement », op. cit.

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Françoise Dolto

La venue de Françoise Dolto, quelques années plus tard, se solda plutôt par un bide à Bourg-en-Bresse. Elle nous avait raconté une belle histoire, mais totalement invraisemblable. Au cours d'une analyse une jeune femme originaire des Indes se met à lui parler en hindoustani, langue que la patiente n'avait jamais parlée et dont elle ignorait le sens. Françoise Dolto note phonétiquement cette phrase qu'elle confie à un traducteur et divine surprise : il s'agit d'un dialogue entre le père et la mère de la patiente qu'elle a entendu le jour de sa naissance. Elle prenait ce récit au premier degré, sans se dire qu'il s'agissait vraisemblablement d'un faux souvenir, ou d'une habile fabulation, car il est impossible à cet âge d'enregistrer une séquence linguistique aussi précise. Pourtant, personne n'osa contredire une femme aussi chaleureuse que Françoise Dolto, qui avait l'air d'une bonne-maman, qui offre aux enfants des confitures. Mais nous avons quand même trouvé que, ce jour-là, elle avait poussé un peu loin le bouchon.

Bruno Bettelheim

Une visite très attendue fut celle de Bruno Bettelheim en 1975. Son livre La Forteresse vide avait été un gros succès de librairie, une émission de télévision lui avait été consacrée. Dans un film de François Truffaut : L'Argent de poche (1976), on peut voir un vaillant instituteur lire La Forteresse vide pour mieux comprendre les enfants. Les patients eux-mêmes connaissaient Bettelheim, qu'ils adulaient ou haïssaient, selon ce qu'ils retenaient de ses propos.

Bettelheim avait alors 71 ans. Il s'exprimait dans un français parfait. À cette époque, il ne donnait pas l'image d'un homme arrogant. Il confessa qu'il n'avait qu'un diplôme d'esthétique de l'université de Vienne et présenta son travail avec les enfants autistes, avec simplicité, dans une discussion à bâtons rompus. Il n'était pas reconnu comme psychanalyste par l'Association psychanalytique internationale. L'impression qu'il laissa à notre petit groupe fut celle d'un super-éducateur. J'ai gardé en mémoire une de ses réflexions pratiques qui était marquée au coin du bon sens : « La meilleure manière de juger la valeur d'une institution psychiatrique est de visiter ses toilettes. »

La conférence qu'il fit à l'université fut très suivie. Mais elle vit s'affirmer l'opposition courtoise mais ferme de Régis de Villard, professeur

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de pédopsychiatrie II l'interpella sur le fait que les patients qu'ils traitaient n'étaient pas des autistes et que ses résultats souffraient de peu d'évaluation objective. La réponse fut évasive. En fait, Régis de Villard avait fait un séjour aux États-Unis, chez Léo Kanner qui avait décrit, le premier, l'autisme infantile. Pour ce grand clinicien et chercheur qui développait, alors, les premières tentatives de rééducation sensorielles des enfants véritablement autistes : « la forteresse Bettelheim était bien vide ». Bruno Bettelheim continua ses séminaires, mais eut, malheureusement, un incident cardiaque lors d'un dîner chez Paul Girard, professeur de neuropsychiatrie. Après avoir gardé la chambre quelques jours, et reçu des soins efficaces, il repartit pour les États-Unis.

Ce qui me frappe, rétrospectivement, c'est le charme de ces trois personnes qui arrivaient finalement à faire passer n'importe quelle idée, fût-elle hasardeuse, erronée, ou représentât-elle une contrevérité. Leur talent littéraire était grand, ainsi que leur pouvoir de conviction, mais aussi la foi des spectateurs. Il y avait là un fort effet de suggestion quasi hypnotique dû à une immense présence personnelle, sans cesse relayée par les séminaires, les livres et les médias.

Pourquoi et comment se jette le froc analytique aux orties

La propagation de la foi psychanalytique n'était pas sans rappeler les méthodes du docteur Knock, de la pièce de Jules Romains, qui met au lit toute la population d'un village en le persuadant « qu'un homme bien portant est un malade qui s'ignore ». Étant tous plus ou moins névrosés, nous devions tous, tôt ou tard, nous allonger sur le divan.

Comme tout le monde, j'avais pris un rendez-vous lointain pour une analyse. La qualification didactique de mon analyste m'aurait permis plus facilement d'entrer dans le sérail de la Société psychanalytique de Paris, elle-même rattachée à l'Association psychanalytique internationale. Le délai d'attente était de deux à trois ans, mais il valait mieux viser haut. J'avais fait ce qu'on appelait « le premier tour de piste » qui consistait à rencontrer trois analystes à Paris, qui donnaient une sorte de feu vert.

Je pensais à la fois trouver dans la psychanalyse quelques révélations sur ce que j'étais, et accroître ma capacité de traiter les patients. Mon analyse se déroula entre 1972 et 1976 alors que le mouvement analytique était en pleine ascension en France, dans les universités, les hôpitaux, les médias et les maisons d'éditions. Il sortait à peu près un

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livre nouveau par semaine, ce qui suffisait largement à occuper mon temps de lecture. En ce temps-là, la marée de la foi était haute, et il était légitime de penser que la psychanalyse allait réformer durablement la pratique psychologique et psychiatrique : il faillait donc investir tout autant dans la compréhension des textes que dans le développement personnel sur le divan.

Mais progressivement j'allais perdre la foi. La foi ne se perd pas comme un parapluie. C'est un processus lent où les événements extérieurs furent plus importants que ce qui se disait ou se taisait, dans l'analyse. Tout d'abord au bout d'un an, je me rendis compte que j'avais fait le tour des problèmes potentiels et que je tournais manifestement en rond. Mais ce ne fut pas le plus grave. Sur les trois années suivantes, il y eut à Lyon, dans le petit monde des analysants, une épidémie de suicides ou de décompensations psychotiques : deux jeunes femmes internes se suicidèrent de manière inopinée, une autre fit une bouffée délirante, l'un fit une tentative de suicide très grave, et enfin un jeune collègue en analyse à Paris auprès de Jacques Lacan se suicida.

Les réactions dans le milieu me choquèrent plus encore que les faits eux-mêmes. Les commentaires étaient désabusés non pas à propos de la psychanalyse, mais des suicidés : « Ils étaient psychotiques sans doute », alors que rien ne permettait de l'affirmer. Cette substitution de symptômes n'entraînait aucune mise en cause de la méthode elle-même. Elle n'amenait pas à la conclusion que d'autres moyens thérapeutiques auraient pu mieux les aider. En bref, on passait à autre chose, et il valait mieux ne pas en parler, puisqu'il s'agissait d'affaires privées, strictement limitées au domaine du cabinet de l'analyste. De plus, il ne fallait pas mettre en cause la méthode, car nous étions sur « un îlot de conscience psychanalytique » entouré par des ennemis, de toutes parts.

Il était pourtant d'usage de faire dans les services des autopsies psychologiques, pour comprendre les processus qui avaient conduit au suicide et en améliorer la prévention. Je ne sais pas si le groupe très fermé des psychanalystes se pencha sur la question. On peut observer qu'en cas de crash même les compagnies aériennes les plus cyniques pratiquent « la stratégie de la pierre tombale » qui consiste à améliorer la sécurité, à partir des résultats de l'enquête.

Bien entendu, il serait excessif de faire porter sur la psychanalyse l'entière responsabilité de ces morts prématurées : on sait que le

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groupe des psys est globalement un groupe à risque. De nombreux compagnons de Freud se sont également suicidés. Pourtant je ne connais aucune enquête épidémiologique sérieuse qui ait pris le problème à bras-le-corps, pour en tirer des enseignements qui évitent la répétition de telles catastrophes.

Il est aussi certain que la psychanalyse, même chez des personnes initialement en bonne santé, entraîne des phases dépressives liées à la frustration, au silence et au développement des phénomènes transfé- rentiels qui amènent l'analysant à fonctionner sur un mode de plus en plus irrationnel. Il est alors plus fragile face à des événements de vie qu'il aurait autrefois mieux supportés. Pour certains analystes, la dépression est même une phase nécessaire au bon déroulement de la cure car elle permet la maturation psychologique. Cependant personne n'avertit le futur analysant du risque. À tout le moins, en tirant le bilan de ces suicides, je pouvais aboutir à la conclusion provisoire que la psychanalyse n'était pas une méthode particulièrement performante pour prévenir les risques de la dépression.

Une autre hypothèse me vint à l'esprit des années plus tard. Dans les années 1990, alors que j'étais alors responsable d'une unité de traitement de l'anxiété, une jeune interne qui était depuis peu en analyse donna des signes évidents de dépression et me fit part de ruminations obsédantes concernant sa culpabilité. Après concertation avec un autre responsable, il lui fut proposé de consulter un pharmacologue, en privé. Il prescrit un antidépresseur qui entraîna une amélioration significative. Pourtant elle souhaitait guérir par la psychanalyse et elle seule. Je lui suggérai de consulter un autre analyste, ce qu'elle fit. Mais, prise dans la dépendance de son transfert, elle revint vers le premier analyste qui lui conseilla de suivre, en parallèle, un groupe de thérapie dont il était l'animateur. Ce qui est une pratique très peu habituelle. Elle décida d'arrêter son antidépresseur et de suivre ce plan thérapeutique : elle se suicida. Tout s'était passé comme si elle avait préféré se tuer plutôt que de tuer la théorie de son analyste en passant à une autre forme de traitement ou à un autre analyste.

Mais d'autres événements me firent douter. Après un séjour au Québec, j'avais découvert que d'autres formes de psychothérapie existaient et apportaient des résultats intéressants. Plusieurs séjours dans le service de Pierre Pichot à l'hôpital Sainte-Anne m'avaient mis au

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contact des thérapies comportementales enseignées par Mélinée Agathon. J'adoptai alors une pratique mixte, faisant des thérapies analytiques ou des thérapies comportementales suivant les cas. Il m'arriva même, après l'aggravation d'un de mes cas de thérapie analytique, suivie de deux tentatives de suicide médicamenteuse, de passer rapidement à la thérapie comportementale, avec un succès validé par le temps. Le patient me fit observer avec justesse qu'il aurait mieux valu commencer tout de suite par la seconde méthode, alors que la première avait aggravé sa dépression187.

Mon patron, Jean Guyotat, m'encourageait aussi dans la voie des thérapies comportementales. Il émettait, en privé, de sérieux doutes sur l'efficacité de la psychanalyse, alors qu'il était lui-même psychanalyste. Sans conviction, je fis un second « tour de piste » auprès de trois analystes, pour accéder aux cures contrôlées. On prit acte de mon important travail personnel, et l'on me conseilla de le poursuivre et de revenir après quelque temps de purgatoire. Je restai un an et demi encore en analyse puis pris la décision de mettre un terme à un rituel devenu sans objet. J'annonçai cette décision à mon analyste, en lui signifiant que j'allais augmenter mon salaire de l'argent que je lui donnais tous les mois. Sa réponse, amusée, fut simplement : « Si vous le prenez comme ça... » Au moins nous étions d'accord.

Ombres viennoises

Ayant passé quatre ans et demi sur un divan, je puis témoigner de l'ennui mortel que m'inspirait la redécouverte simulée des théories de Freud, connues par avance aussi bien de l'analyste que de l'analysant. Avec ses répétitions, la psychanalyse devient un scénario de vie qui se boucle sans cesse sur le retour du même et la justification d'un texte inaltérable. Avec le temps, il peut se transformer en adhésion philosophique, et se traduire par l'utilisation d'un langage d'initié qui signifie que l'on participe à la même aventure grandiose. La lecture de livres, le discours quotidien des services psys et le climat culturel participent à la formation de ce système de croyances.

Parfois je relis les ouvrages de Freud et fais le tri de ce qui est encore valable quand on exerce son propre jugement : le droit d'inventaire

187. J. Cottraux, Les Thérapies cognitives : comment agir sur nos pensées ?, Paris, Retz, 2001.

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et le libre examen n'ont jamais fait bon ménage avec le dogmatisme. Rompre avec la psychanalyse, c'est rompre avec un discours, qui petit à petit imprègne et dirige la pensée et l'action après avoir imprimé ses schémas dans la mémoire. Il faut une ou deux années pour totalement s'en dégager et récupérer la liberté d'esprit.

Si la recherche de soi, c'est la recherche de Freud, autant lui rendre visite. Vienne accueille souvent les congrès, mais on ne s'y amuse pas toujours. En flânant dans ses rues, le promeneur peut faire le pèlerinage jusqu'au 19 de la Bergasse, où l'appartement de Freud est devenu musée. Il y est bien accueilli. Le divan du Maître a été remplacé par une photo grandeur nature. Septembre à Vienne a le charme des façades du passé, et la ronde du Strassenbahn sur le Ring conduit hors du temps. Chaque fois que je reviens à Vienne, je ne pense plus guère à Freud ou encore moins à mon séjour sur le divan dont j'ai fort peu de souvenirs. J'entends dans ma tête la musique d'Alban Berg : les chromatismes descendants à la fin du concerto À la mémoire d'un ange. Ou encore Abendstern de Schubert. La musique d'une ville demeure plus que ses paroles.

« Le temps du mépris »

Après un séjour auprès d'Isaac Marks à Londres en 1976, à Los Angeles auprès de Robert Liberman en 1977, j'étais prêt à développer les thérapies comportementales et cognitives sous la forme d'une consultation de thérapie comportementale, puis d'une unité de traitement de l'anxiété à l'hôpital neurologique de Lyon, sur un poste de psychiatre des hôpitaux.

En 1979, j'avais publié le premier livre écrit par un Français sur les thérapies comportementales : Les Thérapies comportementales, stratégies du changement188 Je m'y laissais aller à quelques insolences juvéniles sur l'efficacité de la psychanalyse et de ses dérivés. J'eus un honneur dont je me serais bien passé : celui d'avoir dans la Revue française de psychanalyse189 une critique de Jacques Hochmann, professeur de pédopychiatrie à Lyon, qui terminait ainsi un texte, qui sonnait comme un rappel à l'ordre et indiquait à tous où étaient la vérité et le droit chemin.

188. J. Cottraux, Les thérapies comportementales, stratégies du changement, Paris, Masson, 1979.

189. J. Hochmann, « Aspects d'un scientisme : les thérapies comportementales », Revue française de psychanalyse, 3-4,1980, p. 673-690.

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« Tout psychanalyste sans doute s'est trouvé un jour en face de sujets qui lui paraissaient totalement opaques, incapables de fournir un matériel interprétable et d'associer sur leurs productions, paralysés ou en proie à une souffrance intolérable dès qu'il s'agissait d'exercer leur pensée à l'observation et à la compréhension de leur appareil mental. Les lignes de clivage entre les différentes structures de la nosographie psychiatrique ou psychanalytique ne permettent pas de regrouper ces patients "anti-^analysants" sous une étiquette particulière. Ils participent aussi bien de la pensée opératoire des psychosomatiques, de l'hyperréalisme des schizophrènes que de l'impuissance à fantasmer de certains déprimés. Comme catégorie d'accueil provisoire je propose : la sottise, qui n'a d'ailleurs cliniquement aucun rapport avec le niveau atteint par les performances intellectuelles dans la vie courante. À défaut de savoir réaliser le rêve de Freud d'un alliage de l'or et du cuivre, faut-il prévoir une thérapie sotte pour les sots, voire une thérapie "assortante" évitant aux hommes la peine de penser ? Le comportementalisme aurait alors le mérite de la franchise, il montrerait à visage découvert ce que d'autres approches plus ou moins codifiées dissimulent sous un masque humaniste ou personnaliste, quand il n'est pas tout bêtement pharmacologique190. » On ne saurait être plus méprisant à l'égard des patients qui n'ont pas le bon goût de s'améliorer, ou s'aggravent au cours d'une psychanalyse, et des collègues qui prennent la liberté de penser autrement. Dans l'histoire de la psychanalyse, depuis ses débuts, chaque fois que se manifeste un rival, on voit refleurir ce style. Il est réapparu en 2004, après la sortie du rapport INSERM sur l'efficacité des psychothérapies, pourtant très mesuré dans ses conclusions et encore plus dans son ton.

Heureusement tout le monde n'avait pas tant d'arrogance. Il me fut facile de monter en 1981 une attestation d'étude universitaire, qui devint ensuite un diplôme universitaire de thérapie comportementale et cognitive. Le doyen J.-P. Revillard régla l'affaire en trente minutes, approuva mon plan et me dit que la seule chose que j'avais à faire était de réussir. Le projet fut voté sans difficulté par un conseil d'université qui ne comportait aucun psychiatre. Aujourd'hui ce diplôme interuniversitaire accueille chaque année cent vingt étudiants de diverses nationalités, répartis sur trois ans, et a formé, depuis son origine, un millier de personnes.

Au-delà des conflits ?

Rien n'a servi aux psychanalystes de mépriser et de caricaturer les autres approches de la maladie mentale. Tout le monde y a perdu.

190. J. Hochmann, ibid.

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Tout d'abord les patients. La pratique française des psychothérapies efficaces a pris un sérieux retard qui se traduit par des statistiques défavorables de morbidité et une consommation excessive de médicaments psychotropes. Détournés de la recherche, de nombreux psys n'ont pas donné à notre pays la place qu'il devrait avoir : la France tient le vingtième rang en matière de publications scientifiques psys. Écœurés par un système intangible, des chercheurs de valeur ont quitté la France pour le Canada ou les États-Unis. Mais les patients sont devenus beaucoup moins patients et sont mieux informés : tout le savoir scientifique est, aujourd'hui, disponible en temps réel sur Internet.

Les psychanalystes, bien qu'encore très nombreux et toujours influents, ont perdu beaucoup. Ils sont de moins en moins crédibles, et même les médias qui leur sont favorables osent le dire191. Il leur appartient de modifier leurs idées et leurs pratiques, ce que font déjà leurs collègues anglo-saxons.

Les thérapeutes comportementalistes et cognitivistes ont perdu du temps et de l'énergie. Minoritaires, ils ont été obligés de faire face à l'ostracisme d'une psychanalyse triomphante. Mais cela n'a pas entamé leur conviction d'avoir raison, d'autant plus qu'ils s'appuyaient sur des données scientifiques, certes discutables comme le sont toutes les données scientifiques, mais plus solides qu'une théorie omnisciente. Surtout si cette théorie ne repose finalement que sur la dépendance à vie de personnes souffrantes, et l'exercice concerté d'un pouvoir charismatique qui a atteint toutes les couches de l'intelligentsia française pendant plus de trente ans192.

La psychanalyse a certainement contribué à une évolution de la psychiatrie vers plus d'humanisme dans les années 1950-1960. Mais son emprise sur la psychologie, la psychiatrie, l'éducation et la culture française se loge dans une niche historique protégée. Depuis longtemps, elle ne correspond plus aux besoins de la France actuelle. Les psychanalystes reconnaissent eux-mêmes leur échec dans le rapport de l'Association psychanalytique internationale193. Le rapport

191. U. Gauthier, « Peut-on guérir en travaillant sur son comportement ? L'échelle ou la pelle », Le Nouvel Observateur, 16 décembre 2004.

192. J. Cottraux, Les Visiteurs du soi. À quoi servent les psys ?, Paris, Odile Jacob, 2004.

193. P. Fonagy et coll., « An open door review of outcome studies in psychoanalysis », 2002, document disponible : ipa@ipa.org.uk