LES VIEILLES
AMOUREUSES.
ous le règne du grand Alcandre[178], la plupart des femmes, qui étoient naturellement coquettes, l'étant encore devenues davantage par la fortune où elles voyoient monter celles qui avoient le bonheur de lui plaire, il n'y en eut point qui ne tâchât de lui donner dans la vue; mais comme, quelques belles parties qui fussent en lui, il lui étoit impossible de satisfaire toutes celles qui lui en vouloient, il y en eut beaucoup qui lui échappèrent, non pas manque d'appétit, mais peut-être de puissance.
Celles qui ne furent pas du nombre des élues ne s'en désespérèrent pas, surtout celles qui recherchoient le plaisir de la chair, et qui avoient moyen de prendre parti ailleurs: car elles considéroient qu'excepté leur ambition, qu'elles ne pourroient contenter, elles trouveroient peut-être mieux leur compte avec un autre, et qu'à bien examiner toutes choses, un roi valoit quelquefois moins sur l'article qu'une personne de la plus basse condition; que, d'ailleurs, elles auroient le plaisir de changer, si elles ne se trouvoient pas bien, ce qui ne leur auroit pas été permis si leur destinée les eût appelées à l'amour de ce monarque.
Entre celles-là, il n'y en eut point qui en furent plus tôt consolées que la maréchale de la Ferté[179] et madame de Lionne[180]. Elles étoient déjà assez vieilles toutes deux pour renoncer aux vanités du monde; mais comme il y en a que le péché n'abandonne point, elles voulurent, après avoir eu des pensées si relevées, faire voir qu'elles valoient encore quelque chose: ainsi, sans songer à ce qu'on en pourroit dire, elles se mirent sur les rangs, et il ne tint pas à elles qu'elles ne fissent des conquêtes.
De Fiesque[181] étoit amant aimé de madame de Lionne il y avoit longtemps, et, pour les plaisirs qu'il lui donnoit, elle le secouroit dans sa pauvreté; de sorte que par son moyen elle tâchoit de se soutenir comme les autres. Il n'auroit pas été fâché qu'elle eût eu le désir de plaire au Roi, et il auroit été encore plus aise qu'elle y eût réussi; mais, voyant que, sans songer qu'il lui rendoit service depuis sa jeunesse, elle vouloit se pourvoir ailleurs, il lui dit franchement qu'elle songeât bien à ce qu'elle alloit faire; qu'il étoit déjà assez rebuté d'avoir les restes de son mari, pour ne pas vouloir avoir ceux d'un autre; que, s'il avoit donné les mains à l'amour du Roi, elle savoit bien que ce n'étoit que sous promesse que ce monarque ne partageroit que les plaisirs du corps, sans partager son affection; que ce qu'elle faisoit tous les jours lui montroit assez qu'elle cherchoit quelque nouveau ragoût; que ce procédé ne lui plaisoit pas, et qu'en un mot, si elle ne réformoit sa conduite, elle pouvoit s'attendre à tout le ressentiment qu'un amant outragé est capable de faire éclater en pareille occasion.
Ces reproches ne plurent point à la dame; et comme elle croyoit qu'en le payant comme elle avoit toujours fait, il seroit encore très heureux de lui rendre service, elle lui dit qu'il étoit fort plaisant de lui parler de la sorte; que ce seroit tout ce que son mari pourroit faire; mais qu'elle voyoit bien d'où lui venoit cette hardiesse; que les bontés qu'elle avoit pour lui lui faisoient présumer qu'elle ne pouvoit jamais se retirer de ses mains; qu'elle lui feroit bien voir le contraire devant qu'il fût peu, et qu'elle y alloit travailler. De Fiesque se moqua de ses menaces, et comme le commerce qu'il avoit avec elle depuis si longtemps lui avoit fait croire qu'il ne l'aimoit pas davantage qu'un mari fait sa femme, il crut qu'à l'intérêt près il se consoleroit facilement de sa perte. Mais il éprouva un retour de tendresse surprenant; il ne fut pas plutôt sorti de chez elle qu'il souhaita d'y retourner, et, si un reste de fierté ne l'eût retenu, il lui auroit été demander pardon à l'heure même. Cependant il ne se put empêcher de lui écrire, et il le fit en ces termes:
Lettre de M. de Fiesque a Mme de Lionne.
i j'eusse pu souffrir votre procédé sans être jaloux, ce seroit une marque que je ne vous aurois guère aimée. Mais aussi tout doit être de saison, et ce seroit outrer les choses que de demeurer plus longtemps en colère. Je vous avoue que je ne puis cesser de vous aimer, toute coquette que vous êtes. Cependant, faites réflexion que, si je vous pardonne si aisément, ce n'est que parce que je me flatte que j'ai pu me tromper; mais sachez aussi qu'il n'en seroit pas de même si vous aviez ajouté les effets à l'intention.
Soit que madame de Lionne trouvât quelque nouvelle offense dans cette lettre, ou, comme il est plus vraisemblable, qu'elle eût trop bon appétit pour se contenter du comte de Fiesque, qui avoit la réputation d'être plus gentil que vigoureux, elle jeta sa lettre dans le feu, et dit à celui qui la lui avoit apportée qu'elle n'avoit point de réponse à y faire. Ce fut un redoublement d'amour pour cet amant. Il s'en fut en même temps chez elle, et lui dit qu'il venoit mourir à ses pieds si elle ne lui pardonnoit; qu'après tout il ne l'avoit point tant offensée, qu'il ne dût y avoir un retour à la miséricorde; que la femme de son notaire, nommé Le Vasseur, venoit bien de pardonner à son mari, qui l'avoit fait déclarer P... par arrêt du Parlement, et qui, outre cela, l'avoit tenue longtemps enfermée dans les Madelonnettes; que son crime n'étoit pas de la nature de celui de ce mari; que les maris, quoi qu'ils pussent voir, doivent garder le silence, que c'étoit un article de leur contrat de mariage; mais que pour les amants, il ne se trouvoit point de loi qui les assujettit à cette contrainte; qu'au contraire, la plainte en avoit toujours été permise, et que de la leur ôter, ce seroit entreprendre sur leurs droits.
Quoique toute la différence qu'il y eût entre madame de Lionne et la femme de Le Vasseur, c'est que l'une étoit femme d'un notaire, et l'autre d'un ministre d'Etat, que celle-là d'ailleurs étoit déclarée P..., comme je viens de dire, par arrêt du Parlement, au lieu que celle-ci ne l'étoit encore que par la voix de Dieu, cependant la comparaison ne lui plut pas. Elle dit à de Fiesque qu'il étoit bien effronté de la mettre en parallèle avec une femme perdue. De Fiesque lui auroit bien pu dire là dessus tout ce qu'il savoit de sa vertu; mais, étant parti de chez lui dans le dessein de se raccommoder, à quoi il étoit peut-être porté par l'utilité qu'il en retiroit, il continua sur le même ton qu'il avoit commencé, ce qui néanmoins ne lui servit de rien: car madame de Lionne, qui ne vouloit pas être gênée, et qui, après avoir fait banqueroute à la vertu, ne se soucioit plus de garder les apparences, lui dit que pour le faire enrager elle feroit un amant à sa barbe, et que plus elle verroit qu'il y prendroit de part plus elle y prendroit de plaisir. De Fiesque, après une réponse si rude, fut tellement outré de douleur qu'il prit un luth qui étoit dans sa chambre, avec quoi il avoit coutume de la divertir, et le cassa en mille pièces. Il lui dit que, puisqu'elle lui plongeoit ainsi le poignard dans le sein, il vouloit s'en venger sur cet instrument, qui lui avoit donné autrefois tant de plaisir; que comme il se pourroit faire qu'elle choisiroit peut-être quelqu'un qui le touchât aussi bien que lui, du moins il étoit bien aise que tout ce qui lui avoit servi ne servît pas à un autre. Mais à peine eût-il lâché la parole qu'elle lui répondit, «que celui qu'elle choisiroit n'auroit pas besoin, comme lui, de s'animer par ces préludes; qu'elle avoit feint plusieurs fois de prendre plaisir à ce jeu, parce qu'elle savoit que sans cela il n'y avoit rien à espérer avec lui, mais qu'elle n'en avoit pas moins pensé pour cela; qu'il avoit bien fait de casser ce luth, parce qu'en le voyant elle n'auroit pu s'empêcher de se ressouvenir de sa foiblesse; que maintenant que cet objet n'y étoit plus, rien ne pouvoit rappeler une idée si désagréable; et qu'enfin il n'avoit fait en cela que prévenir le dessein qu'elle en avoit.
Comme un reproche en attire un autre, cette conversation, quelque désagréable qu'elle pût être, n'auroit pas fini si tôt, si le duc de Sault[182] ne fût entré. Il aperçut d'abord les débris du luth, ce qui lui fit juger qu'il y avoit quelque querelle sur le tapis. Son soupçon se convertit en certitude dès qu'il eut jeté ses yeux sur ces amants; et comme il étoit libre de lui-même et qu'il se plaisoit à rire aux dépens d'autrui: «Madame, dit-il à madame de Lionne, à ce que je vois l'on n'est pas toujours bien ensemble, et l'un de vous deux s'est vengé sur ce pauvre luth, qui n'en pouvoit mais. Si c'est vous qui l'avez fait, continua-t-il, peut-être en avez-vous eu vos raisons, et je ne veux pas vous en blâmer; mais si c'est notre ami, il a eu tous les torts du monde, et il n'a pas vécu jusqu'aujourd'hui sans savoir qu'on amuse souvent une femme avec peu de chose; il devoit savoir, dis-je, que cela nous donne le temps de nous préparer à leur rendre service.»
Ce discours étoit assez intelligible pour offenser une femme délicate, ou même une qui ne l'auroit été que médiocrement. Mais madame de Lionne, qui trouvoit le duc de Sault à son gré, ne songea qu'à lui persuader qu'elle rompoit pour jamais avec le comte de Fiesque, afin que, si le cœur lui en disoit, comme elle eût bien désiré, il ne perdît point de temps. C'est pourquoi, sans prendre garde qu'elle alloit se déshonorer elle-même, et que d'ailleurs un amant délicat aimoit mieux se douter de quelque intrigue de sa maîtresse que d'en être éclairci, et encore par elle-même: «Que voulez-vous, Monsieur? lui dit-elle; les engagements ne peuvent pas toujours durer. Je ne me défends pas d'avoir eu de la considération pour monsieur le comte de Fiesque; mais c'est assez que nous soyons liées pour toute notre vie à nos maris, sans l'être encore à nos amants: autrement ce seroit être encore plus malheureuses que nous ne sommes. L'on ne prend un amant que pour s'en servir tant qu'il est agréable; et cela seroit étrange qu'il nous fallût le garder quand il commence à nous déplaire.—Ajoutez, Madame, dit le duc de Sault, quand il commence à ne plus vous rendre de service. C'est pour cela uniquement que vous autres femmes les choisissez; et quelle tyrannie seroit-ce que d'apprêter à parler au monde sans en recevoir l'utilité pour laquelle on se résout de sacrifier sa réputation! Pour moi, continua-t-il, j'approuverois fort que, selon la coutume des Turcs, l'on fît bâtir des sérails; non pas à la vérité pour y renfermer, comme ils le font, les femmes invalides, car ils me permettront de croire, avec tout le respect que je leur dois, que, quelque âge qu'elles aient, elles ont encore meilleur appétit que moi, qui crois en avoir beaucoup, mais pour servir de retraite aux pauvres amants qui se font tellement user au service de leurs maîtresses qu'ils sont incapables de leur en rendre davantage. Si cela étoit, et que j'eusse quelque part à cette direction, je vous assure que je donnerois dès à présent ma voix à notre ami pour y loger. Qu'en dites-vous, Madame? cela ne lui est-il pas bien dû? et dans les Invalides qu'on dit que le Roi va faire bâtir[183], n'y entrera-t-il pas tous les jours des personnes qui se porteront bien mieux que lui?—Que vous êtes fou! monsieur le duc, répondit aussitôt madame de Lionne; et si l'on ne savoit que vous n'entendez pas malice à ce que vous dites, qui est-ce qui ne rougiroit pas des discours que vous tenez?» Elle mit aussitôt un éventail devant son visage, pour lui faire accroire qu'elle étoit encore capable d'avoir de la confusion; mais le duc de Sault, qui savoit combien il y avoit de temps qu'elle étoit dépaysée, se moqua en lui-même de ses façons, sans se soucier de la pousser davantage.
Le comte de Fiesque avoit écouté tout cela sans prendre part à la conversation, et il éprouvoit qu'une longue attache est presque comme un mariage, dont on ne ressent jamais la tendresse que quand les liens sont près de se rompre. Il rêvoit, il soupiroit, et la présence du duc de Sault n'étoit pas capable de le jeter dans le contraire: car, comme ils étoient bons amis, ils s'étoient dit mille fois leurs affaires, et il n'y avoit pas deux jours que ce duc l'avoit même prié de le servir auprès de la marquise de Cœuvres, fille de madame de Lionne[184]. Ce fut pour cela qu'il résolut de s'en aller à l'heure même, espérant que le duc de Sault parleroit plus sérieusement en son absence. Mais lui, à qui ce caractère ne convenoit pas avec les femmes, ne se mit pas en peine des intérêts de son ami; au contraire, il voulut voir jusques où pourroit aller la folie de madame de Lionne. Elle lui donna beau jeu, sitôt qu'elle vit le comte de Fiesque sorti; elle lui dit cent choses qui tendoient à lui découvrir sa passion, non pas à la vérité en termes formels, mais qui étoient assez intelligibles pour être entendus d'un homme qui auroit eu moins d'esprit que lui. Aussi, si le duc de Saux n'eût pas appréhendé qu'en la contentant elle eût mis obstacle à l'amour qu'il avoit pour la marquise de Cœuvres, il n'étoit ni assez cruel ni assez scrupuleux pour la faire languir davantage; mais, craignant qu'après cela cette jeune marquise, qui n'avoit pas encore l'âme si dure que sa mère, ne se fît un scrupule de l'écouter, il fit la sourde oreille, et aima mieux passer pour avoir l'esprit bouché que de se faire une affaire avec sa maîtresse.
Il trouva, en sortant, le comte de Fiesque qui l'attendoit au coin d'une rue et qui lui demanda s'il n'avoit rien fait pour lui. «Non, mon pauvre comte, lui dit-il, car je ne te crois pas assez fou pour prendre tant d'intérêt à une vieille p...... Mais maintenant que je connois ton foible, je te dirai en deux mots que, si tu ne me sers auprès de la marquise de Cœuvres, je te desservirai si bien auprès d'elle qu'il n'y aura plus de retour pour toi. Ecoute, entre nous, je crois que mon gras de jambe et mes épaules larges commencent à lui plaire davantage que ton air dégagé et ta taille mince, et si elle en goûte une fois, c'est à toi à juger ce que tu deviendras.» Le comte de Fiesque le pria de parler sérieusement; le duc de Saux lui dit qu'il le prît comme il le voudroit, mais qu'il lui disoit la vérité. L'autre étant obligé de le croire, après plusieurs serments qu'il lui en fit, il le conjura de ne pas courir sur son marché, lui avouant ingénuement qu'il l'aimoit par plusieurs raisons, c'est à dire parce qu'elle lui donnoit de l'argent et du plaisir. Si le comte de Fiesque eût fait cet aveu à un autre, il auroit couru risque d'exciter en lui des désirs plutôt que de les amortir, toute la jeunesse de la Cour s'étant mise sur le pied d'escroquer les dames; mais le duc de Sault, qui étoit le plus généreux de tous les hommes, lui dit en même temps de dormir en repos sur l'article; qu'il ne vouloit ni du corps ni de l'argent de madame de Lionne, et qu'excepté le plaisir qu'il pouvoit avoir de faire un ministre d'Etat cocu, il trouvoit que, quelque récompense qu'on lui pût donner, on le payoit encore moins qu'il le méritoit; cependant, qu'il ne s'assurât pas tellement sur cette promesse qu'il négligeât le service qu'il attendoit de lui; qu'on faisoit quelquefois par vengeance ce qu'on ne faisoit pas par amour; qu'en un mot, s'il ne lui aidoit à le bien mettre avec la marquise de Cœuvres, il se mettroit bien avec la mère, et qu'après cela il lui seroit difficile, comme il lui avoit dit, de redevenir le patron.
Quoique tout cela fût dit en riant, il ne laissa pas de faire impression sur l'esprit du comte de Fiesque; mais comme il lui étoit impossible de vivre sans savoir si sa maîtresse étoit infidèle, il lui écrivit ces paroles comme si c'eût été le duc de Sault. Ainsi il fut obligé d'emprunter une autre main que la sienne, qui étoit trop connue de madame de Lionne pour pouvoir s'en servir:
ous aurez fait un bien méchant jugement de moi, de la manière que j'ai reçu toutes les honnêtetés que vous m'avez faites. Mais en vérité, Madame, quand on est entre les mains des chirurgiens, ne fait-on pas mieux de ne pas faire semblant d'entendre, que d'exposer une dame à des repentirs qui font, avec juste raison, succéder la haine à l'amour? Si l'on me dit vrai, je serai hors d'affaire dans huit jours; c'est bien du temps pour un homme qui a quelque chose de plus que de la reconnoissance dans le cœur. Mais souffrez que j'interrompe cet entretien: il excite en moi des mouvements qu'on veut qui me soient contraires jusqu'à une entière guérison. Je souhaite que ce soit bientôt, et souvenez-vous que je suis encore plus à plaindre que vous ne sauriez l'imaginer, puisque ce qui seroit un signe de santé pour les autres est pour moi un signe de maladie, ou du moins que cela aggrave la mienne.
Il est impossible de dire si, à la vue de cette lettre, madame de Lionne eut plus de tristesse que de joie: car, si, d'un côté, elle étoit bien aise des espérances qu'on lui donnoit, d'un autre, elle fut fâchée de l'accident qui l'obligeoit d'attendre. Ainsi partagée entre l'un et l'autre, elle fut un peu de temps sans savoir si elle feroit réponse; mais celui qui lui avoit apporté la lettre la pressant de se déterminer, son tempérament l'emporta sur toutes choses, et, croyant de bonne foi avoir affaire au duc de Sault, elle prit de l'encre et du papier et lui écrivit ces paroles:
Lettre de Mme de Lionne au Duc de Sault.
e croyois, il n'y a qu'un moment, que le plus grand de tous les maux étoit d'avoir affaire à une bête; mais, à ce que je puis voir, celui d'avoir affaire à un débauché est encore autre chose. Si vous n'étiez que bête, j'aurois pu espérer, en vous parlant françois encore mieux que je n'avois fait, vous faire entendre mon intention; mais que me sert maintenant que vous l'entendiez, si vous n'y sauriez répondre? Je suis au désespoir de cet accident; et qui m'assurera qu'on puisse jamais prendre confiance en vous? Il y a tant de charlatans à Paris! Et si par malheur vous êtes tombé entre leurs mains, à quelle extrémité réduiriez-vous celles qui tomberont ci-après entre les vôtres? Si la bienséance vouloit que je vous envoyasse mon chirurgien, c'est un habile homme et qui vous tireroit bientôt d'affaire. Mandez-moi ce que vous en pensez; car, puisque je vous pardonne déjà une faute comme la vôtre, je sens bien que je ne me pourrai jamais défendre de faire tout ce que vous voudrez.
«Oh! la folle! oh! l'emportée! oh! la gueuse! s'écria le comte de Fiesque dès le moment qu'il eut vu cette lettre; et ne faudroit-il pas que j'eusse le cœur aussi lâche qu'elle si je la pouvois jamais aimer après cela?»—S'imaginant que c'étoit là son véritable sentiment, il mit cette lettre dans sa poche et s'en fut chez elle, où étant entré avec un visage composé et contraint: «Comme j'ai été longtemps de vos amis, Madame, lui dit-il, il m'est impossible de renoncer si tôt à vos intérêts; je viens vous en donner des marques en vous offrant un homme qui est à moi et qui est incomparable sur de certaines choses. Je veux parler de mon chirurgien; vous ne le devez pas refuser, et vous en aurez affaire sans doute avant qu'il soit peu, prenant le chemin que vous prenez.»
Ce discours embarrassa fort madame de Lionne; elle se douta au même temps de quelque surprise. Mais le comte de Fiesque, à qui la couleur étoit montée au visage, et qui n'étoit pas si tranquille qu'il le croyoit: «Infâme! continua-t-il en tirant sa lettre et la lui montrant, voilà donc les preuves que vous me deviez donner toute votre vie de votre amitié! Qui est la femme, quelque perdue qu'elle fût, qui voulût écrire en ces termes? Il faut que M. de Lionne le sache, et c'est une vengeance que je me dois. Il m'en fera raison, puisque je ne puis me la faire moi-même; et s'il a la lâcheté de le souffrir, j'aurai le plaisir du moins de le dire à tant de monde, que je vous ferai connoître pour ce que vous êtes à tout Paris.»
Il lui fit bien d'autres reproches, qu'elle souffrit avec une patience admirable: car, comme elle étoit convaincue et qu'elle se voyoit entre ses mains, elle avoit peur encore de l'irriter. Elle eut recours aux pleurs; mais il y parut insensible, de sorte qu'il sortit tout furieux. Ses larmes, qui n'étoient qu'un artifice, furent bientôt essuyées; elle envoya quérir en même temps le duc de Sault, qu'elle conjura de la sortir de cette affaire, lui disant que, comme on la lui avoit faite en se servant de son nom, il y étoit engagé plus qu'il ne pensoit. Pour l'obliger à ne lui pas refuser son secours, elle lui promit le sien auprès de sa fille, et lui tint parole en femme d'honneur: car, après avoir su du duc de Sault les termes où il en étoit avec elle, elle acheva de disposer son esprit, qui étoit déjà prévenu en sa faveur.
Cependant elle stipula avec lui que cette intrigue se feroit sans préjudicier à ses droits; et, pour s'assurer contre l'avenir, elle lui demanda des arrhes de ses promesses. Le duc de Sault avoit passé la nuit avec Louison d'Arquien[185], fameuse courtisane, et n'étoit guère en état de lui en donner; mais, croyant qu'un homme de son âge avoit de grandes ressources, il lui demanda si elle vouloit de l'argent comptant ou remettre le paiement à la nuit suivante. Madame de Lionne, qui savoit que tout le monde est mortel, crut que l'argent comptant étoit préférable à toutes choses; elle lui dit pourtant que, s'il n'avoit pas toute la somme sur lui, elle lui feroit crédit du reste jusqu'au temps qu'il lui demandoit.
Le duc de Sault entendit bien ce que cela vouloit dire. On prit une pile de carreaux pour faire une table où compter l'argent; mais lorsqu'il vint à tirer sa bourse, elle se trouva vide, au grand étonnement de l'un et à la grande confusion de l'autre. Elle se déroba de ses bras avec un dépit plus aisé à comprendre qu'à représenter; et comme il faisoit quelques efforts pour la retenir et qu'il lui donnoit encore des baisers languissants: «Que voulez-vous faire, Monsieur? lui dit-elle, et cherchez-vous à me donner de plus grandes marques de votre impuissance!—Je cherche à mourir, Madame, lui répondit le duc de Sault, ou à réparer mon honneur; et il faut que l'un ou l'autre m'arrive dans un moment.—Est-ce d'une mort violente que vous prétendez mourir? lui dit-elle en se moquant de lui. Si cela est, vous avez besoin d'une corde, car il ne faut pas croire que votre épée suffise pour cela. Et de fait, après n'avoir pas trouvé une seule goutte de sang sur vous lorsque vous en aviez tant besoin, à plus forte raison n'en trouveriez-vous pas davantage lorsque vous vous porteriez à une action si contraire à la nature.» Elle fut se jeter sur une autre pile de carreaux en achevant ces paroles, et, pour cacher son dépit, elle prit entre ses mains un écran qui se trouva par hasard auprès d'elle. Le hasard voulut encore justement que ce fût un de ceux où les barbouilleurs qui travaillent à ces sortes de choses avoient peint l'histoire du marquis de Langey[186], qui avoit été démarié à cause de son impuissance. Le congrès ordonné par le Parlement y étoit marqué comme le reste, et madame de Lionne y ayant jeté les yeux: «Vous voici dépeint, lui dit-elle, on ne peut pas mieux, et si vous vous souvenez de ce que vous nous disiez l'autre jour en parlant de vos forces, vous trouverez que, sans avoir demandé le congrès, comme l'homme que voici, vous avez aussi bien opéré l'un que l'autre. Vous n'avez plus qu'à vous marier après cela: c'est le moyen d'étendre votre réputation bien loin, et je ne désespère pas de vous voir aussi bien que lui sur ma cheminée.
—Vous ayez raison, Madame, lui dit le duc de Sault, de m'insulter comme vous faites, et mon offense est d'une nature à ne me la jamais pardonner. Pour moi, je ne me connois plus, et après avoir bien rêvé à mon malheur, je ne puis l'attribuer qu'à une chose. Vous connoissez, continua-t-il, la poudre de Polville? j'en ai mis ce matin partout. Que maudit soit La Vienne[187], qui m'a donné cette belle invention, et qui, pour me faire sentir bon, me fait devenir insensible! Mais, Madame, le charme ne durera que jusqu'à ce que je me sois baigné. Donnez moi ce temps-là, je vous conjure, et si j'ai manqué à vous satisfaire quand j'y étois obligé, j'en payerai plutôt l'intérêt. Souvenez-vous cependant que je ne suis pas le seul que La Vienne ait engagé dans cette malheureuse affaire: il en est arrivé autant au comte de S. Pol[188]; et, pour marque que je vous dis vrai, c'est que l'autre jour il demeura court, comme moi, auprès d'une belle fille. J'avois traité cela de bagatelle; mais après l'avoir éprouvé moi-même, à mon grand regret, ce seroit une hérésie que de ne le pas croire.» Ces paroles consolèrent madame de Lionne; elle avoit ouï parler de l'aventure du comte de S. Pol, et, en ayant demandé les particularités au duc de Sault, il lui dit ce qu'il en savoit. Cependant, pour lui donner encore plus d'impression de la vérité, il lui chanta un couplet de chanson qui avoit été fait sur cette aventure. C'étoit sur un air du ballet de Psyché[189]. En voici les paroles:
Le plus vigoureux des amants
Fût tombé aux pieds d'une fille
Sans vigueur et sans mouvement?
Foin du Polville,
Quand on a poudré son devant!
Elle lui laissa achever ce couplet sans l'interrompre, car elle vouloit entendre tout au long l'effet, non pas de cette admirable poudre, mais de cette poudre qu'elle jugeoit bien plus digne du feu que les ouvrages de Petit, qui avoient été condamnés, néanmoins, par arrêt du Parlement[190]. Cependant, quand il voulut poursuivre la chanson, qui avoit un autre couplet: «Halte-là, lui dit-elle, monsieur le duc; quoique vous ayez une des qualités les plus nécessaires à un musicien, toutes les autres vous manquent, hors celle-là. Ainsi l'on peut dire que vous êtes de ceux à qui l'on donneroit une pistole pour chanter et dix pour se taire.» Le duc de Sault lui fit réponse qu'il n'avoit rien à dire contre ses reproches; qu'après ce qu'il avoit fait elle ne le maltraitoit pas encore assez. Cependant, comme il s'humilioit si fort, il sentit une partie en lui qui commençoit à le vouloir dédire, et, croyant que sans attendre le bain il pourroit rétablir sa réputation, il vint aux approches, qui lui donnèrent encore l'espérance d'un heureux succès. Madame de Lionne fut extrêmement surprise et grandement aise en même temps d'un changement si inopiné. Néanmoins, se défiant de son bonheur, elle voulut mettre la main dessus pour n'en plus douter; mais, comme il est difficile de la tromper sur l'article, elle n'eut pas plutôt touché qu'elle connut bien que ce seroit se repaître de chimères que de se flatter d'une meilleure fortune. Le duc de Saux en jugea de même, voyant que cette partie commençoit à pleurer lorsqu'il s'attendoit à lui voir prendre une figure plus décente. Il s'en alla dans un désespoir où il ne s'étoit jamais vu, et peu s'en fallut qu'il n'en donnât de tristes marques.
Madame de Lionne ne le voulut pas laisser sortir sans lui faire une nouvelle raillerie: «Au moins, lui dit-elle, ne croyez pas que pour ce qui vient d'arriver je ne veuille pas être de vos amies. Une marque de cela, c'est que je vous ménagerai auprès de ma fille; bien loin de lui dire que vous l'aimez, je ferai en sorte que vous ne vous trouviez jamais tête à tête avec elle. Ce sera le moyen de conserver votre réputation et d'entretenir la bonne opinion qu'elle peut avoir de vous. Je crois, continua-t-elle, que c'est le meilleur service que je vous puisse rendre en l'état où vous êtes, et je prétends bien aussi que vous m'en ayez obligation.»
Le duc de Sault ne jugea pas à propos de lui répondre, et s'en étant allé du même pas chez La Vienne: «Tu me viens de perdre de réputation, lui dit-il, avec ton maudit Polville, et je brûlerai la maison, et toi dedans tout le premier, si tu ne promets de jeter dans l'eau tout ce qui t'en reste.» La Vienne, qui le voyoit en colère, ne savoit ce que cela vouloit dire; mais le duc de Sault lui ayant conté son malheur, sans lui dire néanmoins le nom de la personne: «Ma foi, lui dit La Vienne, vous nous la donnez belle avec votre Polville; demeurez ici seulement trois ou quatre jours sans voir Louison d'Arquien, le comte de Tallard[191] ni personne qui leur ressemble, et vous verrez si c'est ma poudre qui vous empêche de faire votre devoir. C'est une excuse, ajouta-t-il, qu'inventa assez adroitement le comte de S. Pol pour se disculper envers la Mignard, qu'il pressoit depuis longtemps de lui accorder un rendez-vous, mais qui, après avoir promis monts et merveilles à cette pauvre fille, ne put jamais faire la troisième partie de ce que je ferois, moi qui ai deux fois plus d'âge que lui. Je ne lui veux pas de mal de s'être tiré d'affaire comme il a pu; mais je lui aurois été plus obligé de ne le pas faire à mes dépens. J'ai pour dix mille écus de Polville chez moi, et vous n'avez qu'à débiter comme lui vos rêveries pour m'envoyer à l'hôpital.»
La Vienne étoit sur le point, de longue main, de dire à ces messieurs-là toutes leurs petites vérités, tellement que le duc de Sault ne se fâcha point de s'entendre dire les siennes. Il lui dit au contraire qu'il vouloit éprouver s'il avoit plus de raison que lui, et que, pour cela, il ne vouloit pas sortir de sa maison de quatre jours; qu'il seroit témoin lui-même qu'il s'abstiendroit de voir le comte de Tallard et Louison d'Arquien, et qu'il eût soin seulement de faire tirer en bouteilles une pièce de vin de Champagne que ses gens avoient découverte dans le cimetière Saint-Jean, aux Deux Torches[192]; que pour ne la lui pas laisser boire tout seul, il allât avertir le marquis de Sablé[193] et deux ou trois autres de ses amis qu'il leur donneroit à manger chez lui; qu'ils y pouvoient amener madame Du Mesnil, s'ils étoient assez habiles pour détourner la bête de l'enceinte de son vieux maréchal[194], qui se vantoit d'avoir une partie sur son corps aussi dure que sa jambe de bois; que s'il demandoit cette femme, ce n'étoit pas pour faire la débauche avec elle; que les restes du maréchal de Grancey n'étoient bons que pour le marquis de Sablé, et non pas pour lui, qui aimeroit mieux coucher avec une femme médiocrement belle, et qui eût un galant bien fait, qu'avec une qui seroit toute charmante et qui se produiroit comme elle à un aussi vilain homme qu'étoit ce maréchal.
La Vienne lui dit qu'il faisoit bien d'être si délicat, et qu'il le donnoit assez à connoître en couchant tous les jours avec Louison d'Arquien, qui étoit le reste de toute la terre; qu'au reste, comme ce n'étoient pas ses affaires, il n'avoit garde d'en parler; mais qu'à l'égard de la Du Mesnil, il étoit bien aise de l'avertir de bonne heure de ne la pas faire venir chez lui pour faire de sa maison une maison de scandale et de débauche; qu'ils y boiroient et mangeroient tout leur saoul, mais, pour le reste, il n'avoit que faire de s'y attendre.
Il s'en fut après cela où le duc de Sault lui avoit dit; et les conviés n'ayant pas manqué de s'y rendre avec la Du Mesnil, on fit si bonne chère que le duc de Sault sentit dès ce jour-là que le charme du Polville ne dureroit pas longtemps. Sur la fin du repas, c'est-à-dire entre la poire et le fromage, on leur vint dire qu'un homme demandoit le marquis de Sablé. On lui fit dire d'entrer s'il vouloit; et l'on fut tout surpris de voir un garde de messieurs les maréchaux de France[195]. Il dit au marquis de Sablé qu'il avoit ordre de le mener au Fort-l'Evêque[196], ce qui effraya la compagnie, qui ne savoit pas qu'il lui fût arrivé aucune affaire. Pour lui, il n'en fit que rire; et comme on s'apprêtoit de lui en demander le sujet: «Va, va, retourne t'en, dit-il à ce garde, dire à ton vieux fou de maréchal que nous allons boire à sa santé, qu'après cela nous baiserons sa maîtresse, et que, s'il en veut avoir sa part, il faut qu'il nous vienne trouver. Qu'on lui donne à boire, dit-il en même temps, s'adressant au buffet; voilà tout ce qu'il a la mine d'avoir de sa course.»
Chacun connut bien, à ce qu'avoit dit ce marquis, que le compliment venoit du maréchal de Grancey; et devant que le garde eût le temps de boire son coup, l'on en fit tant de railleries que, quoiqu'il fût un des fieffés ivrognes qu'il y eût dans toute la connétablie, il laissa la moitié de son verre pour dire à ces messieurs qu'ils prissent garde à ne pas manquer de respect envers monseigneur le maréchal. Chacun lui rit au nez à ce discours, et le duc de Sault, qui étoit le plus près du buffet, se leva, sous prétexte de lui faire boire le reste de son vin; mais il le lui répandit malicieusement sur ses habits et sur son linge. Le garde voulut se fâcher, mais le marquis de Sablé le rapaisa en lui présentant une autre rasade et le priant de la boire à la santé de monsieur le maréchal. On lui en donna une autre après celle-là, et enfin, dans un moment, on l'enivra si bien qu'il étoit le premier à médire de celui qui l'avoit envoyé. Quand ils l'eurent mis de si belle humeur, ils le renvoyèrent; et comme le maréchal de Grancey, impatient de savoir quel succès auroit eu sa députation, l'avoit conduit lui-même jusqu'à cent pas de la porte, il ne le vit pas plus tôt revenir qu'il se jeta hors de la portière de son carrosse pour lui demander d'où venoit qu'il avoit été si longtemps. Il reconnut à la première parole que lui dit le garde qu'il étoit saoul, et, se mettant dans une colère non pareille, il demanda s'il n'y avoit pas de canne dans son carrosse. Ne s'en étant point trouvé, il dit à un de ses domestiques, nommé Gendarme, qui lui servoit de valet de chambre et de secrétaire, quoiqu'il ne sût ni lire ni écrire, qu'il lui défit sa jambe de bois et qu'elle lui serviroit de bâton. Mais Gendarme lui ayant dit que cela ne se pouvoit pas, il se jeta sur sa perruque et déchargea sa colère sur lui. Gendarme se vengea en lui écartant la dragée; et comme il étoit aussi grand parleur que son maître, il eut le plaisir de lui disputer le terrain à coups de langue. Le maréchal, étant saoul de le battre, fit approcher le garde, qui s'étoit écarté, et, l'ayant interrogé de nouveau, sa colère fut bien plus grande quand il apprit que la Du Mesnil étoit de la débauche; car jusque-là, tout ce qui l'avoit fâché étoit de savoir qu'elle eût vu le marquis de Sablé en particulier, et il n'avoit point eu d'autre sujet de vouloir l'envoyer en prison.
Sitôt que le garde eut lâché la parole, il s'écria qu'il étoit perdu, et tenant la main à Gendarme: «Çà, lui dit-il, oublions le passé, et dis-moi si je ne suis pas bien malheureux. Que ferons-nous, mon ami? Et surtout ne va pas dire cela à ma femme: car tu sais qu'elle ne cesse de me dire que cette carogne ne vaut rien.» Gendarme n'eût pas voulu, pour les coups qu'il avoit reçus, que cela ne lui fût arrivé. Il se prit à rire dans sa barbe, et ne lui vouloit point répondre. Le maréchal le conjura encore une fois de mettre toute sorte de rancune à bas, et, pour l'obliger à être de belle humeur, il lui promit l'habit qu'il portoit ce jour-là. Gendarme se radoucit à cette promesse; néanmoins, étant bien aise de le mortifier: «Ne vous l'avois-je pas bien dit, lui dit-il, aussi bien que madame la maréchale[197], que ce n'étoit qu'une p....! Si j'étois à votre place, je chasserois, dès que je serois au logis, ce coquin de bâtard qui ne vous appartient pas et que vous nourrissez cependant de la meilleure foi du monde, pendant que vous avez des filles qui, faute d'avoir de quoi, peut-être autant que par inclination.....; mais il ne s'agit pas de cela maintenant, c'est pourquoi.....—Ah traître! interrompit le maréchal, tu raisonneras donc toujours? Quoi! mon fils[198] n'est pas à moi? il ne me ressemble pas comme deux gouttes d'eau? il n'a pas les oreilles de Grancey[199], marque indubitable qu'il est de la maison? Je te ferai pendre, et, après t'avoir sauvé de la corde à Thionville, il faut que je te renvoie à ta première destinée.»
Gendarme ne put s'empêcher de répondre à ces invectives, quand même il eût su qu'il l'eût dû encore plus maltraiter qu'il n'avoit fait. «Voilà qui est beau, vraiment, lui dit-il, de prendre le parti d'un bâtard et d'abandonner celui de ses filles. Je croyois que toute cette colère ne venoit que de ce que j'avois dit d'elles; mais, à ce que je vois, c'est de quoi vous vous souciez le moins. Il est vrai, il a vos grandes oreilles, mais est-ce une marque si indubitable qu'il vous appartient, comme vous croyez? Combien de femmes mettent d'enfans au monde qui ont quelque chose de particulier, parce que les mères se sont arrêtées à quelque objet désagréable? Votre m... ne peut-elle pas avoir regardé.....» Il vouloit dire un âne, mais il n'osa lâcher la parole et se mit à bredouiller entre ses dents. Comme cela lui étoit naturel, le maréchal n'y prit pas garde, et s'étant radouci, parce qu'il lui avoit accordé les oreilles: «Eh bien! que ferons-nous donc? lui dit-il; et laisserai-je entre les mains de ces scélérats une enfant qu'ils ont sans doute enlevée par force?» Gendarme, qui les savoit en débauche et qui avoit soif à force d'avoir parlé et craché, crut qu'il pourroit gagner quelques verres de vin au buffet, s'il pouvoit obliger le maréchal à les aller trouver; c'est pourquoi, après avoir fait semblant de rêver en lui-même, pour faire l'homme d'importance: «Ma foi, si vous me croyez, lui dit-il, nous irons de ce pas où ils sont; cela servira à deux fins: l'une, que vous ramènerez madame Du Mesnil chez elle; l'autre, que vous empêcherez peut-être qu'il n'arrive quelque chose qui ne vous plairoit pas: car, que sait-on? il y en a quelquefois qui ont le vin paillard et qui font rage dans ces sortes d'occasions.—Mais n'est-ce point trop me compromettre? lui répondit le Maréchal.—La belle délicatesse que voilà! lui dit Gendarme; et vous qui allez tous les jours où vous savez, ne pouvez-vous pas entrer chez La Vienne, où vont tous les gens de qualité?»
Ces raisons suffirent pour résoudre le maréchal; mais, étant bien aise de se faire accompagner d'un garde, il voulut que celui qui étoit venu avec lui le suivît. Cependant il ne se trouva point, et il étoit allé se reposer sur une boutique, où il étoit si bien enseveli dans le sommeil, que lorsqu'on l'eut trouvé, il fut impossible de le réveiller. Le maréchal étoit d'avis que Gendarme endossât son harnois; mais celui-ci, qui ne vouloit point être obligé de faire aucun compliment fâcheux à des gens dont il n'étoit assuré ni de la discrétion ni du respect, le fit ressouvenir qu'il étoit trop connu de la compagnie pour se revêtir d'une autre figure. Le maréchal s'étant rendu à ses raisons, il laissa cuver le vin à ce garde, sans interrompre son sommeil.
Etant arrivé chez La Vienne, il monta aussitôt en la chambre où étoient ces messieurs, sans qu'on eût le temps de les avertir de sa venue. Ils furent extrêmement surpris de le voir; mais celle qui le fut le plus fut madame Du Mesnil, et elle crut bien qu'après cela il ne fourniroit plus à l'appointement. Le duc de Sault, comme le plus considérable, prit la parole le premier et dit au Maréchal, «qu'ayant voulu faire débauche, il avoit été prendre ceux qu'il voyoit, et que de là ils avoient été enlever madame Du Mesnil, laquelle s'étoit extrêmement défendue; que cela les avoit obligés de la porter sur leurs bras jusque dans le carrosse; mais qu'on voyoit bien que leur compagnie ne lui plaisoit pas; qu'elle n'avoit ni bu ni mangé, et qu'une autre fois ils n'amèneroient jamais personne par force.»
Le maréchal goba ce discours, et, étant bien aise de le faire remarquer à Gendarme, qu'il croit derrière lui, mais qui étoit déjà au buffet à trousser un verre de vin, il donna un coup sur le bras d'un laquais qui apportoit un ragoût pour le faire boire, et le fit tomber. Cela interrompit le discours qui étoit sur le tapis, et il se crut obligé de s'excuser de ce qu'il avoit fait. Ils lui dirent tous que ce n'étoit rien, et qu'ils avoient fait si grande chère, qu'il y en avoit encore assez pour lui et pour eux. Au même temps le duc de Sault le prit par le bras et l'obligea de s'asseoir entre madame Du Mesnil et lui, si bien qu'on recommença à manger de plus belle et à boire de même. La Du Mesnil, qui en avoit jusqu'à la gorge, affecta une grande sobriété et une grande mélancolie; en quoi elle se contraignoit plus en l'un qu'en l'autre. Chacun lui disoit qu'elle devoit manger maintenant qu'elle avoit ce qu'elle aimoit auprès d'elle; mais, comme le maréchal ne lui en parloit point, et qu'elle voulut que ce fût lui, elle se défendoit avec un air languissant, ce qui donnoit sujet de rire à tous ceux qui savoient comment elle s'en étoit acquittée avant qu'il entrât. Le maréchal, qui mouroit de faim, ne songeoit qu'à remplir sa panse, et lâchoit bien quelquefois quelque parole pour l'obliger à en faire de même, mais elle vouloit qu'il l'en pressât davantage. Enfin, après qu'il eut rassasié sa grosse faim, il fut plus galant et eut plus soin d'elle. Elle fit mine de se rendre à ce qu'il vouloit, et quoique cela fût capable de lui faire mal, elle recommença à manger.
Chacun se récria là-dessus, et dit qu'on voyoit bien ceux qui avoient du pouvoir sur elle. Cela faisoit rire sous cape le maréchal, et il donna si bien dans le panneau, qu'il ne fit que marcher sur les pieds de sa dame, en signe d'amitié. On poussa la débauche jusqu'à l'excès, et, après avoir médit de tout le genre humain, ils médirent d'eux-mêmes. Le maréchal dit au duc de Sault qu'il ne falloit pas s'étonner s'il étoit si gros et si gras, et le marquis de Ragni[200], son frère, si mince et si maigre; qu'il avoit été fait entre deux portes, au lieu que l'autre avoit été fait dans un lit; que les coups fourrés étoient toujours mieux fournis que les autres, et qu'il l'avertissoit, s'il ne le savoit pas, qu'il étoit obligé de porter respect au duc de Roquelaure[201], comme à son propre père. Le duc de Sault, pour lui rendre le change, lui dit qu'il ne pouvoit pas lui parler si précisément du sien, parce que sa mère[202] avoit eu tant de galans, qu'il étoit impossible de dire auquel il devoit sa naissance; que c'étoit dommage que les filles du maréchal de Grancey n'eussent été élevées de la main d'une si habile femme; qu'elles ne seroient pas si glorieuses; que cependant il n'y avoit point de différence entre leur tempérament et celui de leur grand'mère, sinon qu'elles avoient deux princes pour galans, au lieu qu'elle avoit toujours le premier venu; que cependant le bruit étoit qu'elles n'avoient pas eu toujours le cœur si relevé; que, si l'on en croyoit la médisance, elles n'avoient pas haï un de leurs domestiques; qu'il n'en falloit pas parler de peur de leur faire tort, et que même il étoit prêt de signer, pour leur faire plaisir, que ce n'étoit qu'un conte inventé par quelque médisant.
Le maréchal de Grancey jura que c'étoit une fausseté; qu'il étoit bien vrai que ce domestique leur étoit plus agréable que les autres, parce qu'il étoit bien fait de sa personne, qu'il se mettoit bien et qu'il avoit de l'esprit; mais que, voyant qu'on en parloit dans le monde, il l'avoit chassé pour couper racine à toutes ces médisances. Pour autoriser ce qu'il venoit de dire, il demanda du vin, et dit qu'il vouloit boire encore quatre coups d'une main et autant de l'autre; qu'après cela il jureroit la même chose, et que c'étoit une preuve qu'il n'avoit rien dit contre la vérité, puisqu'on savoit bien que les ivrognes n'avoient pas l'esprit de la déguiser. On n'eut garde de lui contester une chose si authentique, et l'on se retrancha sur l'amour de Monsieur[203], pour mademoiselle de Grancey, et sur celui de monsieur le Duc[204] pour la comtesse de Maré sa sœur[205]. Cela donna lieu à un de la compagnie de faire cette chanson, qu'il chanta à l'heure même, sur l'air d'un Noël: