C'étoit un homme non-seulement d'une ancienne maison, mais qui étoit encore distingué par un gouvernement de province et par une grande charge. Il étoit premier gentilhomme de la chambre, gouverneur du Boulonnois, et duc et pair; si bien que c'eût été un parti extrêmement avantageux, s'il n'eût eu un fils de son premier lit, avec quelques filles[313]. Il avoit épousé en premières noces, comme nous avons dit, la sœur du marquis de Louvois[314], qui étoit morte bien misérablement, ce qui faisoit présumer qu'il ne se chargeroit jamais de femme. Cette dame, à qui rien ne manquoit du côté de la magnificence, avoit un chapelet de diamants de grand prix, et un jour qu'il y avoit chez elle beaucoup de personnes de qualité, on le lui prit sur une table. Ce chapelet se trouvant perdu, elle ne sut sur qui faire tomber son soupçon; et comme elle avoit une curiosité inconcevable de savoir qui l'avoit dérobé, elle écouta volontiers quelques propositions qu'on lui fit d'aller au devin[315]. Elle y fut donc, et le devin la renvoya à un prêtre de la paroisse de Saint-Severin, qui nourrissoit des pigeons au haut de sa maison, qu'il fit parler devant elle, après qu'elle eut fait un pacte avec lui par lequel elle lui promit, dit-on, d'étranges choses. Ces pigeons lui dirent qu'elle retrouveroit son chapelet à son retour; mais elle n'étoit guère en état de se réjouir de leurs promesses: elle avoit été tellement saisie de frayeur qu'elle se mit au lit en arrivant, et, soit que Dieu la voulût punir de sa curiosité, ou que le mal d'enfant lui prît, comme on le publia dans le monde pour empêcher qu'on ne glosât sur son aventure, elle expira dans des douleurs plus aisées à concevoir qu'à décrire.

Une catastrophe si extraordinaire fut l'entretien de tout Paris pendant quelques semaines; mais, comme il renaît à tout moment dans cette grande ville des choses qui font oublier celles qui se sont passées peu auparavant, on ne s'en ressouvint plus que dans sa famille, à qui ce malheureux accident devoit avoir fait aussi plus d'impression. Son mari, entre autres, en fut si touché, qu'on crut qu'il alloit renoncer au monde; mais, comme c'étoit un grand pas à faire à un homme de sa condition, il se contenta de vivre d'une autre manière qu'il n'avoit fait, et ce fut si exemplairement, que chacun en fut édifié. Cela fit présumer, comme j'ai dit ci-devant, qu'il ne songeroit point à un autre mariage, et en effet il auroit parié lui-même qu'il n'y auroit jamais songé, principalement ayant un fils pour soutenir sa maison; mais à peine eut-il vu mademoiselle de Toussi que ses résolutions s'en allèrent en fumée. Il la fit demander en mariage aussitôt, et la maréchale de La Mothe la lui accorda volontiers, parce que la garde d'une telle marchandise est toujours dangereuse.

Ce ne fut pas pourtant par les avantages qu'elle y trouva, car, quoiqu'il eût toutes les charges dont nous avons parlé ci-dessus, elles ne regardoient que son fils aîné, et point du tout ceux qui pouvoient venir de sa fille. Mademoiselle de Toussi ne fit aucun effort pour s'opposer à ce mariage, quoiqu'elle aimât Caderousse et qu'elle se fût jusque-là flattée de l'épouser si sa femme venoit à mourir. Cependant, pour lui montrer que, toute prête à changer de condition, elle ne changeoit point de sentiment, elle lui écrivit de se hâter de venir s'il vouloit recueillir le fruit de ses promesses.

Caderousse, qui avoit fait son argent, prit la poste aussitôt avec ses lettres de change dans sa poche; il trouva que le mariage n'étoit pas encore achevé, et la première chose qu'il fit fut de voir sa maîtresse, à qui il tâcha de persuader de lui donner la préférence par-dessus le duc d'Aumont, c'est-à-dire qu'il pût passer devant lui quand ce viendroit le moment de la posséder. Mais, soit qu'elle eût peur que, les vestiges étant encore si récents, le duc d'Aumont ne vînt à s'en apercevoir, ou qu'elle fît conscience de lui ôter en même temps et le cœur et ce que les maris sont bien aises de trouver, elle le blâma de sa délicatesse, et lui dit qu'il devoit être plus que content de ce qu'elle faisoit. Caderousse ne demeura pas sans réplique pour lui prouver que ces morceaux étoient des ragoûts d'un amant, et point du tout d'un époux; mais tout ce qu'il put dire ne fut pas capable de la persuader, et à deux jours de là le duc d'Aumont l'épousa[316].

Le Roi leur fit l'honneur non-seulement de signer à leur contrat de mariage, en faveur duquel il fit un présent considérable à la mariée, mais assista encore à la bénédiction nuptiale. Cependant, quoique la dame eût été affamée d'homme, elle ne trouva pas avec son mari les mêmes plaisirs qu'elle avoit goûtés, quoique imparfaitement, avec Caderousse, ni même ceux qu'elle s'étoit figurés de goûter avec d'Hervieux. C'est pourquoi elle ne se vit pas plutôt en liberté, qu'elle écrivit un billet à son amant pour voir la différence qu'il y avoit de l'un à l'autre. Mais ce fut l'embarras de trouver quelqu'un à qui se pouvoir fier pour le lui remettre entre les mains. Après y avoir bien songé, elle s'avisa d'écrire à Catherine, femme de chambre de madame de Bonnelle, et lui manda qu'elle devoit de l'argent du jeu à M. de Caderousse, et qu'elle la prioit de lui donner en main propre la lettre qu'elle trouveroit dans la sienne, par laquelle elle lui faisoit excuse si elle ne le payoit pas sitôt.

Elle envoya ces deux lettres par un de ses laquais; et Catherine, croyant de bonne foi que celle qu'elle devoit rendre ne contenoit autre chose que ce qu'elle lui mandoit, elle la donna à Caderousse, qui ne manquoit pas de venir jouer toutes les après-dînées chez madame de Bonnelle. Il fut fort surpris d'abord, ne pouvant comprendre comment la duchesse se servoit d'une personne si suspecte; mais, ayant vu ce que la lettre contenoit, il changea son étonnement en admiration, et jugea qu'une femme qui avoit l'esprit si présent dans les commencements seroit admirable si elle pouvoit jamais joindre à un si grand naturel une expérience de quelques années. Cependant, comme cette lettre étoit conçue en termes fort amoureux, il est bon que le lecteur n'en soit pas privé.

Lettre de la duchesse d'Aumont
au duc de Caderousse.

Ne vous étonnez pas si je me sers de Catherine pour vous faire savoir de mes nouvelles. Elle croit ne vous rendre qu'une lettre de compliment sur une affaire que je lui ai inventée à plaisir, au lieu qu'elle vous en rendra une où je vous ouvre tout mon cœur. Bon Dieu, la pauvre chose qu'un mari qu'on n'aime point, et qu'il y a de différence entre un homme et un homme! Mais n'est-ce point que je m'abuse, et que ce plaisir est plus grand en imagination qu'en effet? Car enfin, j'en ai plus seulement à me souvenir de vos folies, que de toutes les caresses qu'on a tâché de me faire depuis deux jours. Si cela est, ne m'approchez jamais de plus près que vous avez fait; mais si vous êtes assuré du contraire, déguisez-vous ce soir, comme l'amour vous l'inspirera; mon mari sera à Versailles, et c'est un temps trop favorable pour vous et pour moi pour ne le pas employer comme il faut.

Caderousse n'eut garde de manquer au rendez-vous. Il ne se déguisa pas autrement, sinon qu'il prit un habit fort commun, et, montant à cheval comme s'il fût revenu de Versailles, il s'en vint à l'hôtel d'Aumont[317] et dit au suisse[318] que c'étoit un des vingt-cinq violons du Roi, qui venoit de sa part trouver le duc pour quelque bagatelle qui regardoit l'Opéra. Or, c'étoit une chose assez ordinaire que ces sortes de commissions, car le duc, à cause de sa charge de premier gentilhomme de la chambre, avoit la surintendance sur tous les divertissements[319]. Le suisse lui répondit que son maître étoit allé à Versailles. De quoi feignant n'être pas content, il demanda à parler à la duchesse. On le fit monter, sans qu'on se doutât de rien, et il lui parla à l'oreille, comme s'il avoit eu quelque chose de particulier à lui dire. Après cela, il feignit de s'en retourner; mais, au lieu de traverser la cour, il entra dans une salle basse, où il se mit à un coin jusqu'à ce que la duchesse se fût défaite adroitement de ses laquais, sous prétexte de message. Etant alors remontée en haut, elle le cacha dans un cabinet, où elle lui donna du pain et des confitures, de peur qu'il ne mourût de faim. Cependant on avoit emmené par son ordre le cheval sur lequel il étoit venu; et le suisse, qui alloit et venoit dans la cour, s'imagina que le maître étoit sorti sans qu'il s'en fût aperçu. La duchesse eut grande impatience que la nuit fût venue pour contenter ses désirs amoureux, et encore plus le pauvre prisonnier, qui n'osoit presque se remuer. Elle arriva enfin, au grand contentement de l'un et de l'autre, et après que la duchesse fut au lit et que ses femmes se furent retirées, elle se releva pour lui aller ouvrir la porte. A peine lui donna-t-il le temps de se recoucher pour en venir aux prises; ce qui lui plut extrêmement, étant persuadée que c'étoit là la plus grande marque d'amitié qu'un homme puisse donner à une femme.

Comme il vit que le jeu lui plaisoit, il fit tout son possible pour la contenter. Mais sur les quatre à cinq heures du matin, c'est-à-dire lorsqu'ils commençoient d'avoir envie de dormir tous deux, ils entendirent un carrosse à six chevaux s'arrêter à la porte, et l'on commença à heurter comme il faut. Elle jugea incontinent que c'étoit son mari et se crut perdue. Elle n'eut le temps que de faire rentrer Caderousse dans le cabinet, qui se crut pareillement en grand péril. Mais leur inquiétude ne fut pas de longue durée: comme elle s'étoit jetée en bas du lit pour voir ce que c'étoit au travers des vitres, elle vit aussitôt que c'étoit un ami de son mari qui venoit pour le prendre, le duc lui ayant dit qu'il n'iroit à Versailles que ce jour-là. Sa crainte s'étant évanouie par ce moyen, elle fut tirer une seconde fois son amant de prison, et le trouva tremblant d'autre chose que de froid. Il lui fallut plus de temps qu'à elle pour se rassurer, et, quoiqu'elle fît tout son possible pour le réchauffer entre ses bras, sa chaleur naturelle étoit si bien éteinte qu'elle ne put la rallumer.

Cependant comme il faisoit déjà grand jour, il fallut songer à le faire sortir; mais ce fut la difficulté, et ils trouvèrent que ce seroit hasarder beaucoup, de sorte qu'ils aimèrent mieux attendre jusqu'à la brune. Mais le duc d'Aumont revint de Versailles une demi-heure auparavant et rompit leurs mesures. Je laisse à penser si son arrivée eut de quoi augmenter le froid du pauvre amoureux transi. Le duc d'Aumont voulut se faire un grand mérite auprès de sa femme d'être revenu sitôt, et ne manqua pas de lui dire que ce n'étoit que pour l'amour d'elle. Mais elle lui auroit bien répondu, si elle eût osé, qu'elle lui eût été bien plus obligée s'il eût demeuré où il étoit. Cependant, comme il n'y avoit que peu de jours qu'ils étoient mariés et qu'il étoit d'un bon tempérament, il se mit à la caresser; ce qui fut un surcroît d'accablement pour le pauvre prisonnier, qui étoit justement au chevet du lit. Mais ce qui le toucha le plus, fut que la duchesse ne put s'empêcher de soupirer amoureusement dans le temps qu'il étoit aux prises avec elle; ce qui lui fit dire en lui-même que toutes les femmes étoient des carognes, et que, quelque mine qu'elles fassent, tout leur est bon, soit d'un mari ou d'un amant. Le duc d'Aumont, qui savoit ce que c'étoit que de vivre, ne jugea pas à propos de s'enivrer de son vin, et, s'étant couché de bonne heure, il laissa sa femme en repos toute la nuit, pendant que Caderousse faisoit le pied de grue dans le cabinet, roulant dans sa tête mille imaginations que la jalousie lui inspiroit aussi bien que la peur; car enfin, comme il étoit amoureux, ce qu'il avoit entendu lui revenoit à tout moment à la pensée, et toute la consolation qu'il avoit, c'est qu'il préparoit des reproches à la duchesse sur le peu de caresses que son mari lui faisoit, et où elle avoit néanmoins paru si sensible. Mais, quelque forte que fût sa passion, tout son sang se glaçoit quand il venoit à faire réflexion où il étoit, et le peu de chose qu'il falloit pour le perdre.

Il est aisé de concevoir que la nuit lui dura mille ans dans de si funestes pensées; cependant, quoiqu'il n'eût mangé que des confitures et bu un doigt de vin, la faim étoit ce qui lui faisoit le moins de peine, tant il est vrai que le corps ne songe guère à ses fonctions quand l'âme se trouve abattue. Pour comble de malheur, le jour étant venu, le duc d'Aumont ne songea ni à se lever, ni à sortir, tellement que toute son espérance fut remise après dîner; mais il survint compagnie qui arrêta le duc jusqu'au soir, et s'étant amusé ensuite à causer avec sa femme, qui n'avoit guère néanmoins l'esprit libre pour lui répondre, le temps se passa insensiblement, de sorte qu'il entendit qu'on demandoit à souper. Je ne sais si cela le fit ressouvenir qu'il y avoit deux jours qu'il faisoit une grande abstinence, mais enfin la faim commença à le presser si fort, qu'il sentit une grande foiblesse; il lui fallut néanmoins essuyer non-seulement tout ce temps-là, mais encore tout le lendemain, le duc n'étant sorti que sur le soir pour s'en retourner à Versailles.

D'abord la duchesse vint pour se jeter à son cou; mais il la repoussa avec un air de mépris, dont étant tout étonnée, elle lui demanda d'où venoit ce traitement, et si c'étoit la récompense de ce qu'elle faisoit pour lui. «Vous ne faites rien pour moi, répondit froidement Caderousse, que vous ne fassiez pour votre mari, qui cependant ne vous a pas donné trop de marques de son amitié. Je vous ai entendu soupirer, perfide que vous êtes, et vous n'en avez pas fait davantage lorsque je vous ai témoigné tout ce que je sentois pour vous; mais je suis assez vengé du peu de cas qu'il faisoit de vos caresses; et n'avez-vous point de honte d'aimer déjà qui vous aime si peu?» La duchesse fut surprise de ces reproches, et voulut lui nier ce qu'il avoit entendu; mais il sut bien qu'en juger, et, après en avoir été témoin lui-même, il n'eut pas la complaisance de vouloir lui accorder ce qu'elle disoit.

Cette petite querelle fit qu'il ne voulut ni boire ni manger, quoi qu'elle lui pût dire; et, voulant s'en aller, il se laissa tomber au milieu de la chambre, soit de foiblesse, ou qu'il eût trouvé quelque chose sous les pieds qui en fût cause. Cependant, il n'auroit peut-être jamais eu la force de se relever si la duchesse ne fût accourue à son secours; mais, s'étant jetée à son cou, elle lui demanda si, après toutes les alarmes qu'elle venoit d'avoir, il étoit encore résolu de la désespérer. «C'est vous qui me désespérez, Madame, répondit Caderousse, et je croyois que, vous ayant donné mon cœur, je ne devois pas partager le vôtre avec un mari qui, comme je vous ai déjà dit, vous aime si peu, qu'il y a deux jours tout entiers qu'il est avec vous, et cependant....» Elle ne lui donna pas le temps d'achever, et, s'étant emportée à des caresses tout à fait touchantes, non-seulement elle le fit relever, mais elle lui fit sentir encore qu'il n'étoit pas tout à fait mort. Il voulut lui en donner des marques à l'heure même, à quoi s'opposant foiblement, sous prétexte qu'il n'étoit pas en état de cela après un si long jeûne, il la jeta sur un lit, où elle n'eut jamais tant de plaisir. Elle fit un grand nombre de soupirs, dont ce pauvre amant fut si charmé qu'il oublia ceux qu'elle avoit faits avec le duc.

Un si doux moment pensa être cependant le dernier de sa vie; la foiblesse où il étoit le fit évanouir lorsqu'il ne pensoit être que pâmé, et la duchesse s'apercevant que cela duroit trop longtemps pour être naturel, elle se débarrassa le mieux qu'elle put pour courir au secours. Elle fut promptement chercher une bouteille d'eau de Hongrie, et lui en ayant frotté le creux des mains, les tempes et les narines, il revint enfin à lui, mais si foible qu'il avoit de la peine à se soutenir. Quoiqu'elle l'eût déjà voulu voir dehors, elle ne le voulut pas laisser sortir néanmoins qu'il n'eût pris quelque chose; et ce qui venoit de se passer l'ayant rendu plus traitable qu'auparavant, il prit un bouillon, qui lui fit beaucoup de bien. Il mangea outre cela tout au moins pour quatre sous de pain[320], un grand pot de confitures, une douzaine de noix confites, et but une bouteille de vin. Avec ce secours il prit des forces pour pouvoir s'en aller; mais, de peur que le suisse ne l'aperçût, il fit une station dans la salle en bas, comme il avoit fait en arrivant, pendant laquelle la duchesse d'Aumont fit monter le suisse, sous prétexte de lui dire ceux qu'elle vouloit qu'il laissât entrer et ceux qu'elle ne vouloit pas qui entrassent.

L'embarras où ils s'étoient trouvés fut cause qu'ils ne songèrent pas à prendre des mesures pour se revoir sitôt. Mais la maison de madame de Bonnelle étant un lieu propre à se donner rendez-vous, quoiqu'elle ne le crût pas, ils s'imaginèrent tous deux qu'y pouvant aller quand ils voudroient, il leur seroit aisé de se parler et de se dire tout ce qu'ils auroient sur le cœur. Cependant la femme de Caderousse, qui n'avoit point eu de ses nouvelles depuis trois jours, en étant en peine, envoya partout où il avoit coutume d'aller pour voir si on ne lui en apprendroit point; et n'en pouvant savoir d'aucun endroit, le bruit courut à la cour et à la ville qu'il falloit qu'il se fût allé battre. S'il avoit eu la moindre affaire, c'en étoit assez pour le perdre, les ordonnances ne pouvant être plus rigoureuses qu'elles l'étoient à cet égard[321]. Mais comme on savoit qu'il étoit sage, ce bruit s'évanouit bientôt pour faire place à un autre, qui fut qu'il falloit qu'il se fût engagé au jeu. Le changement qui parut sur son visage, lorsqu'il fut revenu chez lui, donna encore plus de couleur à ce faux bruit.

On s'imagina donc qu'il avoit fait quelque perte considérable, et sa femme n'osoit presque lui demander d'où il venoit, de peur de l'affliger. Elle lui lâcha pourtant quelques paroles qui firent voir son soupçon, et cela fournit un prétexte à Caderousse, qui ne savoit presque où en trouver après une si longue absence. Il parut dès le lendemain chez madame de Bonnelle, où l'on fut surpris de le voir si changé. La marquise de Rambures[322], qui, avec la passion du jeu, avoit encore celle de l'amour jusqu'à l'excès, entendant dire à tout le monde qu'il falloit qu'il eût été bien piqué pour jouer trois jours entiers, sans que ses amis l'eussent pu voir: «C'est, dit-elle, qu'il n'avoit que faire de témoins au jeu qu'il jouoit.» Chacun se prit à rire de cette saillie; mais Caderousse en rougit, ce qui fut remarqué particulièrement du marquis de Fervaques[323], fils de madame de Bonnelle.

Ce n'étoit pas néanmoins un homme qui fût sorcier; au contraire, il avoit extrêmement à se plaindre de la nature, qui lui avoit donné un fort grand corps, mais un fort petit esprit. Sur ces entrefaites, la duchesse d'Aumont entra, et après que celles qui ne l'avoient pas encore été voir lui eurent fait compliment sur son mariage, Fervaques se mit auprès d'elle, lui demanda si ce n'étoit point elle qu'on devoit accuser de la disparition de Caderousse? Comme il n'y a rien qui soit à l'épreuve de la vérité, elle ne se put empêcher de rougir, et, pour peu d'esprit qu'il eût eu, il eût bientôt reconnu qu'il l'avoit touchée sensiblement; mais il avoit dit cela à tout hasard, tellement que, ne faisant point de réflexion à l'intérêt qu'elle y prenoit, il se contenta de lui dire que, quelque mérite qu'eut Caderousse, il seroit trop heureux si une pareille fortune lui arrivoit; que, comme il n'y avoit personne qui en connût le prix si bien que lui, cela l'obligeoit à ne la désirer que pour lui-même; qu'il y avoit déjà plus de deux ans qu'il en étoit amoureux, sans lui en avoir jamais osé parler; mais que venant d'épouser un homme qui avoit beaucoup plus d'âge qu'elle, il avoit cru que, s'il manquoit ce temps-là, il manqueroit une occasion qui ne se rencontreroit peut-être jamais si favorable. La duchesse d'Aumont avoit toujours cru son cousin[324] un peu fou; mais, comme elle ne le croyoit ni assez hardi ni assez spirituel pour lui oser faire jamais une déclaration comme celle-là, elle en fut toute surprise, et lui demanda s'il avoit appris ce qu'il lui venoit de dire depuis qu'il voyoit la comtesse d'Olonne[325]. Fervaques rougit à ce discours et se trouva bien embarrassé, car il étoit vrai qu'il sacrifioit depuis plusieurs mois à cette vieille médaille. Néanmoins, quoique la chose fût publique, il prit le parti d'abord de la nier; mais, voyant que la duchesse étoit trop bien instruite pour prendre le change, il crut avancer grandement ses affaires en lui sacrifiant deux ou trois de ses lettres qu'il avoit dans sa poche. C'est pourquoi, ne se retranchant plus sur la négative, mais sur ce qu'il n'avoit aucun dessein en la voyant, il les lui montra aussitôt, et voulut l'obliger à les lire malgré elle. La duchesse, qui ne prenoit aucun intérêt à cette vieille idole, s'en défendit; mais Fervaques, ne cessant de l'importuner, lui en présenta une tout ouverte, où elle ne se put empêcher de lire ces paroles:

Lettre de Madame d'Olonne
au Marquis de Fervaques.

Il y a si longtemps que je suis séparée du commerce du monde, que je vaux bien une fille de ce temps-ci. Vous m'en pouvez croire sur ma parole, moi qui ai assez d'expérience pour juger de toutes choses. Cependant il ne tiendra qu'à vous de vous en éclaircir, et vous me dites hier trop de douceurs, jusqu'à m'offrir votre bourse, pour ne pas faire tous les pas qui me peuvent faire paroître reconnoissante. Ne jugez pas que ce que j'en fais soit pour avoir lieu d'accepter vos offres. Quoique vous soyez plus riche que moi, j'ai encore mille pistoles à votre service; mais il me semble qu'entre gens comme nous on se doit aimer but à but, et qu'à moins que d'être dans le besoin, on ne doit jamais faire des démarches, ni l'un ni l'autre, qui puissent faire croire qu'on soit plus intéressé qu'amoureux.

La duchesse d'Aumont avoit voulu d'abord rendre la lettre, ne croyant pas qu'après ce qu'elle contenoit à l'ouverture, une honnête femme pût la lire sans s'attirer quelque reproche. Mais enfin la curiosité l'avoit emporté par-dessus toute sorte de considération, de sorte qu'elle ne rebuta point la seconde que Fervaques lui présenta, et qui étoit du même style. Voici ce qu'elle contenoit:

Lettre de Madame d'Olonne
au Marquis de Fervaques.

Pour un homme qui va à la guerre, et qui est même capitaine dans la gendarmerie, vous avez bien peu de hardiesse. Attendez-vous que je vous aille prier, et pour vous avoir dit que j'avois des mesures à garder dans le monde, est-ce vous dire que vous n'avez rien à espérer? J'enrage que vous m'obligiez malgré moi à faire un personnage que j'ai toujours haï, c'est-à-dire à vous morigéner comme un jeune homme. Venez pourtant tout présentement, l'on vous apprendra à vivre, puisque vous ne le savez pas; mais apportez du moins plus de courage que vous n'en aviez hier au soir.

«Ah! la folle! dit en même temps la duchesse d'Aumont; et quand prétend-elle devenir sage, si ce n'est à l'âge qu'elle a?—Elle n'est point encore si âgée, ma cousine, dit Fervaques, et elle n'a pas plus de trente-cinq ans.—J'en suis bien ravie, mon cousin, lui répondit la duchesse, et que vous la trouviez à votre gré.—Moi? point du tout», répliqua Fervaques, qui s'avisa, mais un peu tard, qu'il venoit de dire une sottise; et pour lui prouver qu'il la voyoit sans attachement, il lui fit confidence qu'elle le vouloit marier avec mademoiselle de la Ferté, sa nièce, à qui elle donneroit tout son bien[326]. Cette conversation interrompit celle qu'il avoit commencée; mais, comme il y vouloit revenir à toute heure, la duchesse lui dit qu'on voyoit bien qu'il avoit beaucoup profité sous une si bonne maîtresse, et qu'il n'étoit plus besoin de l'accuser de timidité.

Cependant Caderousse s'étoit mis au jeu; mais, voyant que leur conversation duroit si longtemps, il étoit sur les épines, et faisoit mille fautes qu'il n'avoit pas accoutumé de faire. La marquise de Rambures, qui étoit auprès de lui, y prit garde, et que de temps en temps il jetoit des œillades à l'endroit où étoit la duchesse. Quand elle eut remarqué cela deux ou trois fois: «Voulez-vous parier, lui dit-elle à l'oreille, que je vous dis maintenant pourquoi nous ne vous avons point vu depuis trois jours, et pourquoi vous ne prenez pas garde à votre jeu?» Il ne fit que sourire à ce discours, comme s'il eût voulu dire qu'elle y seroit bien empêchée; mais elle se rapprocha en même temps de lui, et lui dit que la duchesse d'Aumont en étoit cause. Cela le déconcerta encore plus qu'auparavant; il ne sut que lui répondre, et c'en fut assez à cette dame, qui étoit habile dans le métier, pour lui faire juger que ce qu'elle en pensoit étoit véritable. «Vous voyez, lui dit-elle en même temps, que je suis mieux informée que vous ne pensez; mais que cela ne vous alarme pas; j'en userai bien, et je veux commencer à vous rendre service.» En même temps, elle dit à la duchesse d'Aumont que cela étoit bien vilain de quitter la compagnie pour être si longtemps tête à tête avec un homme; qu'elle s'en scandalisoit toute la première, et que, si elle ne venoit auprès d'elle, elle ne lui pardonneroit jamais.

Cela défraya la conversation quelques moments, et la duchesse ne pouvant plus demeurer auprès de Fervaques après ce reproche, elle se vint mettre à côté d'elle, c'est-à-dire auprès de Caderousse. S'il eût osé, il lui eût dit de n'en rien faire après ce qui venoit de se passer; mais, comme c'eût été donner trop de marques de leur intelligence, il se contenta de garder un certain sérieux, qui fit encore juger à la marquise de Rambures que leurs affaires étoient en meilleur état qu'elle ne croyoit. La duchesse d'Aumont, qui ne savoit point ce qui s'étoit dit tout bas, fut surprise du peu d'accueil que lui faisoit Caderousse, et s'en trouva si piquée, qu'elle s'en alla beaucoup plus tôt qu'elle n'auroit fait. Cependant, elle avoit trop de choses sur le cœur pour en rien témoigner, de sorte qu'elle lui écrivit un billet. Mais, faisant réflexion que si elle se servoit encore de Catherine, elle pourroit se douter à la fin de la vérité, elle le mit dans sa poche, résolue de le mettre elle-même le lendemain dans celle de son amant, quand elle le trouveroit chez sa tante. En effet, elle le fit si adroitement que personne ne s'en seroit aperçu, si la marquise de Rambures, qui avoit quelque dessein sur Caderousse, ne les eût observés de si près, qu'il étoit impossible que rien lui échappât. Elle vit donc tout ce manége; mais, devant que Caderousse sut ce qui étoit arrivé, elle fouilla dans sa poche sous prétexte de prendre son peigne, et prit la lettre qu'elle cherchoit. Par malheur pour la duchesse, elle étoit alors dans un coin avec Fervaques, qui lui contoit des folies et ne put prendre garde à ce qui se passoit. Elle affectoit même de ne pas regarder de ce côté-là, et d'être fort attachée à la conversation, pour se venger de Caderousse, qui, en effet, s'en désespéroit. Enfin, le jeu étant fini, chacun prit de son côté, et Caderousse s'étant offert à ramener les dames, elles le prirent au mot, si bien que la marquise de Rambures, qui ne s'en étoit pas encore allée de peur que ces deux amants ne se parlassent, n'ayant plus rien qui l'arrêtât, monta promptement en carrosse, et ne fut pas plus tôt arrivée chez elle qu'elle ouvrit sa lettre. Elle étoit conçue en ces termes:

Lettre de la Duchesse d'Aumont
au Duc de Caderousse.

Je ne croyois pas être si dégoûtante qu'on se dût rebuter de moi dès la première fois; mais je sais ce que j'en dois croire après votre procédé, et me fuir comme vous me fuyez est assez m'en dire pour me repentir toute ma vie d'avoir été folle, et pour me rendre sage à l'avenir. Dans le dépit où je suis, je croirois que je ne vous aime plus, si je n'avois un peu trop de penchant à la vengeance. Je n'ai jamais tant souhaité d'être aimable que je le fais maintenant, pour vous donner un peu de jalousie. Mais, hélas! que je suis simple! on n'est jaloux que de ce qu'on aime, et, si je ne m'abuse, vous me verriez entre les bras de toute la terre sans en avoir aucun chagrin.

Cette lettre parloit trop bon françois pour laisser aucun lieu de douter de la vérité. Ainsi, la marquise de Rambures, voyant tout ce qui en étoit, conçut fort peu d'espérance de son dessein, ayant à brouiller des gens qui étoient si bien ensemble; néanmoins, comme elle étoit malicieuse jusqu'à être méchante, elle résolut d'y faire tout de son mieux, quand même elle n'en devroit pas profiter. Pour cet effet, elle fit écrire une lettre comme si c'eût été Caderousse, et, ayant travesti un de ses laquais, qu'elle employoit dans ses affaires les plus secrètes, elle l'envoya à l'hôtel d'Aumont, avec ordre de rendre cette lettre en main propre à la duchesse. Le laquais s'acquitta fort bien de sa commission, et la duchesse, qui n'avoit jamais vu de l'écriture de Caderousse, s'étant méprise aisément au caractère, elle y lut ces paroles, qui l'accablèrent de désespoir:

Lettre du Duc de Caderousse
à la Duchesse d'Aumont.

Je vous ai aimée parce que j'ai eu de l'estime pour vous; mais je ne vous aime plus maintenant parce que je cesse de vous estimer. Cela ne vous doit pas surprendre dans le procédé que vous tenez aujourd'hui. Tout vous est bon, jusqu'à votre cousin Fervaques, et il vous importe peu que vous trouviez de l'esprit, pourvu que vous trouviez un corps qui vous rende service. Prenez garde néanmoins à vous méprendre, quoique ce soit parler contre moi que de vous parler contre les gens de grande taille: la sienne ne promet pas qu'il puisse durer longtemps; d'ailleurs, c'est avoir trop d'affaires que d'être obligé de contenter en même temps la comtesse d'Olonne et une femme de votre appétit.

Il est aisé de concevoir quel fut le désespoir de la duchesse à la lecture d'une lettre si crue, et, ne doutant point qu'elle ne vînt de Caderousse, non-seulement elle le haït mortellement, mais, si elle en eût cru sa passion, elle auroit été encore de ce pas lui arracher le cœur. Elle n'eut garde, avec des sentiments si envenimés, de se trouver à son ordinaire chez madame de Bonnelle; et Caderousse, n'y voyant point Fervaques, s'imagina qu'ils étoient ensemble, ce qui le jeta dans une jalousie inconcevable. Pour achever son désespoir, il arriva que le duc d'Aumont, qui étoit revenu de la cour, voyant sa femme dans une mélancolie surprenante, crut la divertir en la menant lui-même à l'Opéra[327], et, le hasard ayant voulu que Fervaques s'y fût trouvé, il se mit dans sa loge, où il lui dit mille pauvretés. Tout cela fut rapporté le soir même à Caderousse, ce qui fut suffisant pour lui persuader que ces soupçons n'étoient que trop véritables. Epris de dépit et de jalousie, il la chercha partout pour lui pouvoir dire ce qu'il avoit sur le cœur; mais, comme elle le fuyoit avec beaucoup de précaution, il lui fut difficile de trouver ce qu'il cherchoit; il la rencontra néanmoins un jour chez la Reine, et se préparoit à lui faire tous les reproches qu'il croyoit être en droit de lui faire, quand la duchesse, le regardant avec un mépris et une colère qui étoient capables de glacer l'homme du monde le plus amoureux: «Ne m'approchez jamais, lui dit-elle, si vous ne voulez que je vous dévisage.» Elle s'esquiva au même temps, et il ne la put jamais joindre, parce qu'elle avoit pris tout exprès la duchesse de Créqui[328] par-dessous le bras, avec qui elle s'en alloit.

Un traitement si extraordinaire eut de quoi le surprendre, lui qui croyoit que tous les sujets de plainte étoient de son côté. Cependant la marquise de Rambures, après avoir si bien réussi dans le projet qu'elle avoit fait de les brouiller ensemble, fit son possible pour venir à bout du reste: c'est pourquoi elle le pria de venir chez elle, où on devoit jouer, et, afin qu'il y fût attiré par la bonne compagnie, elle dit la même chose à tous les gens de la cour. L'assemblée fut bientôt des plus nombreuses, mais non pas des mieux choisies. La marquise de Rambures, qui s'encanailloit aisément, y souffrit de certaines gens qui n'avoient point d'autre caractère que celui de joueurs, et à qui l'on imputoit même de savoir jouer avec adresse. Cela rebuta bien d'honnêtes gens d'y aller, et à plus forte raison d'avoir quelque pensée pour elle: car, d'ailleurs, bien loin d'avoir quelques charmes, on pouvoit dire qu'elle étoit des plus laides; avec toutes ces méchantes qualités, elle avoit encore celle d'être déjà vieille[329], ce qui n'étoit pas un ragoût pour un homme qui venoit tâter d'une jolie femme comme étoit la duchesse d'Aumont. Aussi Caderousse étoit bien éloigné de songer à ce qu'elle songeoit, et si ce n'est que madame de Bonnelle s'en étoit allée en Normandie après avoir perdu tout son argent, et qu'il n'y avoit point d'autre endroit où l'on jouât à Paris, il n'auroit pas seulement mis le pied chez elle.

Comme il n'en venoit point à ce qu'elle vouloit, qu'elle étoit impatiente de son naturel, elle lui dit un soir, comme il venoit de quitter le jeu, qu'il vînt dîner le lendemain avec elle et qu'elle avoit quelque chose à lui dire. Il le lui promit, ne se doutant point de la vérité, et il trouva qu'elle s'étoit parée extraordinairement, ce qui l'obligea à lui demander si c'est qu'elle se marioit ce jour-là. «Je n'en sais rien, lui dit-elle. Je ne suis pas une si méchante fortune que vous croyez: j'ai eu quatre cent mille francs en mariage, j'ai un bon douaire, et, quelque dégoûté que vous soyez, il y en a bien qui voudroient m'avoir qui ne m'auront pas. Je ne dis pas cela pour vous, continua-t-elle, en faisant encore plus de minauderies qu'elle n'en avoit fait auparavant. Je voudrois avoir dix millions; ils seroient à votre service, aussi bien que tout ce que j'ai.» Et se jetant à son cou en même temps, pour lui montrer qu'elle étoit de bonne foi, elle le surprit assez pour être quelques moments sans lui rien dire.

Cependant, comme il n'étoit pas un de ces héros de roman qui se font un scrupule de regarder seulement une autre personne que leur maîtresse, il reçut ses caresses avec dessein d'y répondre; mais, ayant à l'heure même repassé en son esprit qu'il n'alloit avoir que les restes d'une infinité de monde, les forces qu'il sentoit un moment auparavant commencèrent à l'abandonner. Il fit ce qu'il put pour rappeler sa vigueur; mais, quoiqu'il se dît qu'il y alloit de son honneur à ne pas demeurer en si beau chemin, tout ce qu'il se put dire fut inutile. Il se crut obligé, dans un si grand abandonnement de la nature, de faire des excuses proportionnées à la faute qu'il commettoit malgré lui; mais, ne sachant par où s'y prendre, il se fut jeter de désespoir sur un lit de repos. La marquise de Rambures, qui, bien loin de se défier de son malheur, croyoit toucher au doux moment qu'elle désiroit depuis si longtemps, s'y en fut en même temps avec lui, et, le prenant entre ses bras, elle lui fit connoître qu'elle ne vouloit rien lui refuser; mais, comme elle vit qu'il ne répondoit que par des baisers languissants à l'ardeur qui la consumoit, le cœur lui dit qu'elle étoit encore éloignée de ses espérances, et, pour en être plus sûre, elle chercha à s'en éclaircir par un attouchement qui lui fût sensible. D'abord qu'elle eut porté la main où elle vouloit, elle se repentit d'avoir été si curieuse, et n'y trouvant rien qui ne lui fit connoître son malheur: «A quoi dois-je attribuer ce que je vois? lui dit-elle, et êtes-vous insensible pour moi, pendant que vous êtes si sensible pour les autres? Ne sortez-vous point d'avec la duchesse d'Aumont, et faut-il qu'elle vous réduise au pitoyable état où vous êtes?» Ce discours le surprit, lui qui ne savoit pas qu'elle fût si bien instruite de ses affaires. Aussi, étant bien éloigné de croire qu'elle en pût parler si affirmativement: «Vous avez tort, lui dit-il, de m'accuser de penser à d'autres qu'à vous. Si la duchesse d'Aumont a quelque intrigue, ce n'est pas moi, et tout ce que je vous puis dire, c'est que, si vous me voyez en l'état où je suis, c'est vous qui en êtes cause, et qui...» Elle ne lui laissa pas le temps d'achever, et reprenant la parole avec véhémence, et même avec quelque sorte d'aigreur: «Quoi donc! lui dit-elle, ce n'est pas assez de l'outrage que vous me faites si vous n'y joignez le plus sanglant reproche qui se puisse faire à une femme? Enfin, c'est donc manque de charmes que vous vous trouvez aujourd'hui impuissant, et vous avez si peu de considération pour moi que de me l'oser dire à moi-même?—C'est mal expliquer ma pensée, répondit Caderousse, et ce que j'ai voulu dire n'est pas ce que vous dites. C'est la jalousie qui fait l'effet que vous voyez, et vous n'auriez pas à l'heure qu'il est à me reprocher mon impuissance, si, lorsque je me sentois prêt à vous donner des marques d'un assez bon tempérament, je ne me fusse ressouvenu d'une certaine robe de chambre qu'on m'a montrée à l'armée, et que le prince de Courtenay[330] m'a fait voir comme venant de vous.—Que voulez-vous dire par là? interrompit la marquise de Rambures.—Qu'en amour comme en ambition, répondit Caderousse, on ne souffre pas volontiers de concurrent. Vous ne lui avez fait présent de cette robe de chambre que parce que vous l'aimiez; et le moyen de croire que vous l'ayez oublié, lui qui a de si belles parties pour les dames? Gros, large, robuste, bien fait; au lieu que je suis menu, effilé, foible, et enfin n'ayant aucune de ses belles et bonnes qualités.» Il ne voulut pas encore conter mille histoires qu'il savoit bien, de peur que le grand nombre ne lui fît connoître qu'on ne pouvoit estimer une femme qui en avoit tant. Cependant, la marquise ne voulant pas tomber d'accord de cette vérité, elle lui nia tout ce qu'il disoit; mais lui n'en voulut rien rabattre. Elle fut obligée de lui dire que quand même cela seroit, qu'est-ce que cela concluoit si fort contre elle? qu'à l'âge qu'elle avoit, et ayant toujours été du monde, ce n'étoit pas une chose extraordinaire qu'elle eût été aimée d'un honnête homme et d'un homme de qualité: que le prince de Courtenay étoit tel, et que, quand elle auroit eu quelque reconnoissance pour lui, c'étoit une chose trop vieille pour en garder encore le souvenir; que, si cette intrigue se passoit de son temps, elle ne trouveroit pas à redire à sa délicatesse; mais que, ne le connoissant pas seulement dans le temps dont il vouloit parler, c'étoit proprement lui vouloir faire une querelle d'Allemand.

La raison étoit fort bonne, et tout ce qu'il eut à dire fut qu'il en convenoit, mais que, comme on n'étoit pas maître de ses réflexions, ce n'étoit pas sa faute si elles avoient produit un accident si funeste. Au même temps, pour lui faire connoître qu'il ne tenoit pas à lui que les choses n'allassent mieux, il se remit à la caresser; ce qui faisant croire à la marquise qu'il falloit qu'il se sentît, elle oublia la querelle, pour ne pas perdre une si bonne occasion. Mais, quelque aide qu'elle lui donnât, elle ne put jamais faire passer une partie de sa vigueur dans le corps de ce pauvre paralytique. Cependant, le voyant de bonne volonté, elle chercha à l'encourager, lui disant qu'il ne falloit pas chercher à forcer la nature; que toutes choses avoient leurs temps; qu'il se porteroit peut-être mieux après dîner, et pour le réchauffer elle fut chercher des truffes, dont son cabinet étoit toujours rempli, quoiqu'elle en eût moins besoin que personne du monde. Il en mangea plutôt par complaisance que pour croire qu'elles pussent produire l'effet qu'elle espéroit.

Cependant, la marquise ayant ouï dire que d'agréables idées rappeloient souvent un homme de mort à vie, elle lui parla des charmes de la duchesse d'Aumont, lui disant qu'elle avoit cru qu'il en avoit été touché. Il s'en défendit comme de beau meurtre; à quoi elle ne voulut pas contredire, quoiqu'elle en fût si bien instruite. Ainsi elle ne continua cette conversation qu'en tant qu'elle lui pouvoit être utile; elle lui fit donc un détail de tout ce que cette aimable personne avoit de beau, et s'arrêta longtemps sur sa gorge et sur le reste de son corps, qu'elle disoit avoir vu plusieurs fois à découvert. Cette conversation ne manqua pas de ressusciter le pauvre défunt, de quoi il ne se fut pas plus tôt aperçu qu'il s'approcha d'elle pour tâcher de réparer sa réputation. Quoiqu'il n'y eût rien de plus outrageant que cela pour la marquise, elle résolut néanmoins de n'y pas prendre garde de si près, et, pour se faire faire l'application du mérite de la duchesse, elle embrassa de nouveau ce pauvre convalescent; mais, son imagination n'étant pas assez forte pour soutenir à la réalité d'un squelette l'idée du plus beau corps du monde, son feu s'éteignit en même temps, et, quoiqu'elle y mît la main pour le rattiser, les cendres étoient déjà si froides, qu'on eût dit qu'il n'y en avoit point eu depuis huit jours. Si elle n'avoit espéré quelque changement après le dîner, elle avoit assez de sujet de se mettre en colère pour lui dire bien des choses; mais, ne voulant rien précipiter, elle résolut de se donner patience jusque-là.

Cependant l'on servit à manger, et elle prit soin de lui mettre sur son assiette tout ce qu'il y avoit de meilleur. Elle eut soin aussi de ne l'entretenir que de choses agréables, ne sachant néanmoins si tout cela seroit capable de produire un bon effet. Et, à la vérité, quoiqu'il parût réjoui de la conversation, et que d'ailleurs il mît quantité de bons morceaux dans son ventre, il n'y avoit que lui qui s'enflât, et le reste étoit toujours si languissant que c'étoit grand'pitié.

Comme on étoit près d'apporter le dessert, et qu'il étoit plus embarrassé que jamais par la conclusion du repas qui s'approchoit, un de ses laquais entra, qui lui dit que sa femme étoit extrêmement mal, et que, s'il la vouloit voir encore avant de mourir, il se devoit hâter de venir au logis. Quoique cette nouvelle l'affligeât, comme elle le tiroit d'un grand embarras, il n'y fut pas si sensible qu'il l'auroit été le matin. Il se leva en même temps, et, priant la marquise de l'excuser s'il la quittoit si brusquement, il monta en carrosse et s'en fut chez lui, où il trouva que les choses n'étoient pas tout à fait si désespérées que le laquais les avoit faites. Sa femme, qui avoit eu une grande foiblesse, en étoit revenue, et son mal, qui étoit à proprement parler une certaine langueur, que les médecins appellent phthisie, donnant lieu de croire que son heure n'étoit pas encore si proche, il eut de quoi se consoler. Je ne saurois dire au vrai s'il en rendit grâces au Ciel; mais toujours le remercia-t-il de ce que cet accident avoit servi à le tirer d'affaire. Cependant, comme il se doutoit bien que la marquise ne manqueroit pas d'envoyer savoir des nouvelles de sa femme, il donna ordre non-seulement qu'on dît à ceux qui viendroient de sa part qu'elle étoit toujours bien malade, mais qu'il l'étoit aussi lui-même. Pour cet effet, il s'empêcha de sortir de quelques jours, pendant lesquels elle l'envoya visiter, et elle y seroit encore venue elle-même si elle n'eût craint d'apprêter un peu trop à parler dans le monde.

Un contre-temps si fâcheux donna beaucoup de chagrin à cette dame, qui étoit pleine de vivacité, comme je crois déjà l'avoir dit, et qui de plus n'avoit point de repos jusqu'à ce qu'elle eût exécuté le dessein qu'elle pouvoit avoir conçu une fois. Elle se dit néanmoins, pour se consoler, que l'abattement où elle avoit vu Caderousse étoit un commencement de la maladie qui venoit de le saisir, et cela servit à lui ôter quelque soupçon qu'elle avoit eu que c'étoit peut-être par quelque dégoût qu'il avoit pris pour sa personne.

Tels étoient les sentiments de l'un et de l'autre, lorsque la maladie de la duchesse de Caderousse, empirant tout d'un coup, fit songer sérieusement à son mari qu'il en seroit délivré avant deux jours. En effet, elle rendit l'esprit vingt-quatre heures après[331], entre ses bras, le priant, s'il l'avoit jamais aimée, d'avoir soin de leurs enfants[332], et de ne se jamais remarier. Il le lui promit, résolu de lui tenir parole, et il fut même bien aise qu'elle eût exigé cela de lui, prévoyant que la marquise de Rambures, se fondant sur son bien plutôt que sur son mérite, pourroit le solliciter de l'épouser.

D'abord que le grand deuil fut passé, ou, pour mieux dire, qu'il se fut écoulé quelques jours, pendant lesquels c'est la coutume de contrefaire l'affligé d'une chose dont on a souvent beaucoup de joie, il parut dans le monde comme auparavant, et tâcha d'avoir quelque conversation avec la duchesse d'Aumont, pour savoir d'où venoit sa colère. Mais elle eut encore plus de soin de le fuir qu'il n'en eut de la chercher, tellement que ses peines furent inutiles. Il retourna aussi chez madame de Rambures, qui le reçut plus froidement qu'à l'ordinaire; de quoi il ne s'étonna pas grandement, parce qu'il la savoit bizarre et fantasque. Il alla donc toujours son chemin, c'est-à-dire que, se sentant plus homme qu'il n'avoit fait l'autre fois, il voulut lui en donner des marques à l'heure même. C'étoit quelque chose de bien touchant pour une femme de son humeur, et peut-être qu'elle ne s'étoit jamais fait violence que cette fois-là sur l'article; mais, s'étant mise en tête de l'épouser, elle lui dit que ce n'étoit plus le temps; «que la force de l'amitié qu'elle avoit pour lui lui avoit fait passer autrefois par-dessus toute sorte de considération; mais que, si ses feux étoient aussi ardents qu'il le vouloit faire paroître, il en pouvoit chercher l'accomplissement par des désirs légitimes, et non pas par où il en vouloit venir.» Ce retour auroit eu de quoi l'affliger, s'il eût été fort amoureux; mais, y ayant plus de débauche à son fait que de passion, il prit la chose en raillerie, et lui dit qu'il étoit sûr que ce qu'elle en faisoit n'étoit que pour l'éprouver; qu'elle savoit à quoi sa femme l'avoit obligé en mourant, et qu'elle vouloit voir, sans doute, s'il seroit homme de parole. «A quoi vous a-t-elle donc obligé, Monsieur? lui répliqua-t-elle.—A ne me jamais remarier, Madame, lui répondit-il, et vous ne voudriez pas que je faussasse mon serment.» Je ne sais si elle avoit connoissance ou non de cette circonstance; quoi qu'il en soit, elle traita cela de bagatelle, et, pour lui rendre le change, elle lui dit que M. de Rambures l'avoit priée de même, en mourant, d'être sage; que son exemple la remettoit dans le bon chemin, dont elle n'étoit sortie que pour l'amour de lui, et qu'elle lui en auroit obligation toute sa vie.

Elle disoit tout cela d'un si grand sang-froid, que son air valoit encore mieux que ses paroles; cependant Caderousse ne la pressa qu'autant qu'il se crut obligé de le faire pour son honneur, et il fut même ravi de son refus quand il fit réflexion que cela l'eût mis en concurrence avec plusieurs gens d'épée, un conseiller, deux hommes de finance, et même quelques bourgeois. La marquise, qui avoit coutume de succomber à la première tentation, se fit un grand mérite en elle-même de sa résistance; elle crut que cela lui feroit faire réflexion à ce qu'il auroit à faire, et que vingt-cinq mille livres de rente, jointes à une si grande vertu, étoient capables de le rembarquer, quelque répugnance qu'il eût à un second mariage. Sur ce pied-là, elle alla tête levée partout, et, pour commencer à faire la réformée, elle se mit à médire de tout le monde.

Cependant l'on continuoit toujours à jouer chez elle, et Caderousse ne laissoit pas d'y venir; mais il ne lui disoit plus rien, ce qui la faisoit enrager. Elle n'étoit pas plus heureuse au jeu qu'en amour, et, si elle gagnoit une fois, elle en perdoit quatre, ce qui la désespéroit pareillement. Tous ces sujets de chagrin la rendoient plus bizarre qu'à l'ordinaire, et par conséquent encore plus désagréable; tellement que, bien loin que Caderousse songeât à se mettre bien avec elle, tout son but ne fut que de lui gagner son argent. Le jeu de la bassette[333] étoit alors extrêmement en vogue à Paris; les femmes voloient leurs maris pour y jouer, les enfants leur père, et jusques aux valets: ils venoient regarder par-dessus l'épaule des joueurs, et les prioient de mettre une année de leurs gages sur une carte. Madame de Rambures y étoit encore plus chaude que tous les autres, et, quoiqu'on lui vînt donner tous les matins des leçons pour savoir la suite des cartes, ou elle ne l'avoit pas bien retenue jusque-là, ou son malheur étoit plus grand que sa science.

Un jour donc que Caderousse étoit venu de meilleure heure que les autres, comme la saison n'étoit plus de parler d'amour, elle lui parla de jouer, et, en étant tombé d'accord, elle se mit à tailler tête à tête. D'abord elle gagna quelque chose; mais, la fortune changeant tout à coup, il lui fit un nombre infini d'Alpiou et de Va-tout, tellement qu'en moins de rien il lui gagna non-seulement tout l'argent comptant qu'elle avoit, mais encore trois mille pistoles sur sa parole. Une si grosse perte lui ôta le mot pour rire, qu'elle avoit au commencement du jeu; et, entendant venir du monde, elle n'eut le temps que de dire à Caderousse qu'elle le paieroit le lendemain, et qu'elle le prioit seulement de n'en point parler.

La compagnie étant entrée, et tous les joueurs étant venus les uns après les autres, on demanda des cartes; mais la marquise, qui n'avoit plus d'argent, s'excusa de jouer sur un grand mal de tête. Le chevalier Cabre[334], petit homme de Marseille, qu'on avoit vu arriver à Paris sans chausses et sans souliers, mais qui par son savoir-faire étoit alors plus opulent que les autres, s'offrit de tailler à sa place. Chacun le prit au mot, et, ayant choisi des croupiers, l'après-dînée se passa dans l'exercice ordinaire.

Comme Caderousse sortoit, la marquise l'arrêta et lui dit qu'il trouveroit le lendemain son argent prêt, mais qu'il vînt de bonne heure, parce qu'elle vouloit avoir sa revanche. Il lui répondit que la chose ne pressoit pas, et qu'elle ne devoit pas s'incommoder; mais elle lui fit promettre qu'il viendroit à deux heures, et, pour lui tenir parole, elle sortit dès huit heures du matin et fut mettre des pierreries et de la vaisselle d'argent en gage chez Alvarès[335], fameux joaillier, pour quatre mille pistoles. Caderousse ne manqua pas au rendez-vous, et fut payé d'abord; après quoi elle se fit apporter des cartes, et mit les mille pistoles qui lui restoient dans la banque. Elles ne lui durèrent pas longtemps: la fortune ayant continué de favoriser Caderousse, il les lui gagna en deux ou trois tailles; et, lui demandant à jouer sur sa parole, elle perdit encore vingt mille écus.

Ce fut alors qu'elle commença à faire réflexion sur sa folie, et, les cartes lui tombant des mains, elle s'assit, se mit à pleurer, et enfin à faire toutes les grimaces qu'une femme extrêmement affligée est capable de faire. Caderousse la regardoit de tous ses yeux, pour voir à quoi cela aboutiroit, car, enfin, il prétendoit n'avoir pas joué pour rien; aussi, après avoir serré l'argent qu'il avoit déjà touché: «Au moins, Madame, lui dit-il, il vous souviendra, s'il vous plaît, que vous me devez vingt mille écus.—Je le sais bien, Monsieur, lui répondit-elle, mais je ne suis pas en état de vous les payer de sitôt. L'argent que vous emportez vient de ma vaisselle d'argent et de mes pierreries; et, à moins que nous ne nous accommodions, je ne sais que devenir. Quoi! Madame, lui repartit Caderousse, est-ce que vous prétendez quelque diminution?—Ce n'est pas ce à quoi je pense, répliqua la marquise: entre gens comme nous, cela n'est guère en usage; mais, si vous vouliez écouter une proposition, j'ai ma fille aînée[336], qui sera un bon parti: je me lierai les mains, et vous y trouverez bien autant votre compte qu'à vous faire payer de ce que je vous dois.» Caderousse, qui ne se souvenoit de ce qu'il avoit promis à sa femme qu'à l'égard de madame de Rambures, c'est-à-dire qu'à l'égard de sa personne, qui étoit perdue de réputation, étant bien éloigné d'être dans les mêmes sentiments pour sa fille, qui n'avoit pas encore été en état de se laisser corrompre, lui répondit que c'étoit une chose à quoi il falloit qu'elle pensât plus sérieusement, et à quoi il devoit penser aussi lui-même; que la nuit leur porteroit conseil à l'un et à l'autre, et qu'il la verroit le lendemain. Elle eut de la peine à le laisser aller, ou plutôt à lui laisser emporter son argent.

Aussi lui dit-elle que, s'il se résolvoit d'accepter la proposition, il se donnât bien de garde d'en faire un méchant usage; qu'elle s'attendoit qu'il le lui rendît, et qu'à moins que de cela il n'y auroit rien à faire.—Caderousse lui dit qu'elle dormît en repos là-dessus, et, faisant réflexion à la chose, il la trouva si avantageuse, qu'il fut dès le lendemain matin dire à madame de Rambures que, si elle avoit parlé de bonne foi, il étoit prêt de passer le contrat.

Madame de Rambures, qui n'avoit pas dormi de toute la nuit, de crainte qu'il ne la rebattît encore de la dernière volonté de sa femme, fut ravie de se voir à la veille de ravoir son argent, et, envoyant quérir à l'heure même son notaire, le contrat fut dressé sans y appeler aucuns parents. En effet, il n'y avoit guère d'apparence qu'ils eussent consenti à une chose si désavantageuse pour mademoiselle de Rambures, laquelle étoit une grosse héritière et d'une des meilleures maisons de Picardie.

La chose étant arrêtée de la sorte, madame de Rambures lui dit que c'étoit au moins à condition qu'il seroit fidèle à sa fille, et qu'il ne reverroit plus la duchesse d'Aumont. Et comme il vouloit toujours lui nier qu'il eût jamais été bien avec elle, elle lui dit qu'elle ne parloit point sans savoir; que, sans rappeler le passé, elle avoit pris assez d'intérêt en lui pour s'éclaircir de leur intrigue; et là-dessus, lui contant tout ce que nous avons rapporté ci-devant, elle le mit dans un si grand étonnement qu'il eut peine à croire ce qu'il entendoit.

Il falloit qu'elle prît ce temps-là pour lui faire un tel aveu, car dans un autre il ne lui auroit jamais pardonné cette tromperie. Cependant il lui demanda si elle avoit encore la lettre de la duchesse, et, ayant su que oui, il la pria de la lui rendre, lui promettant, moyennant cela, et moyennant aussi qu'elle gardât le secret, de ne lui en jamais rien témoigner.

La marquise lui promit l'un et l'autre, et, lui ayant rendu la lettre, il s'en fut trouver la duchesse d'Aumont, à qui, après avoir fait un récit sincère de tout ce qui s'étoit passé, il dit qu'il étoit sur le point d'épouser mademoiselle de Rambures, qui étoit un mariage avantageux; que néanmoins le procédé de la mère étoit si cruel, qu'il romproit toutes choses, si cela la satisfaisoit; qu'elle venoit de lui rendre sa lettre, qu'il lui rapportoit avec protestation qu'il n'avoit jamais été homme à lui faire une réponse pareille à celle qu'elle avoit reçue, que, bien loin de là, il l'avoit toujours autant aimée et autant estimée que quand elle avoit eu de la bonté pour lui; qu'il ne disoit point cela par intérêt, étant à la veille d'épouser une femme avec laquelle il s'efforceroit de bien vivre, mais pour lui faire seulement connoître la vérité. Madame d'Aumont trouva ce procédé fort sincère, mais fort peu galant. Faisant mine néanmoins d'en être la plus contente du monde, elle lui répondit qu'elle seroit au désespoir de s'opposer à son bonheur; qu'elle souhaitoit qu'il eût toute sorte de contentement dans son mariage; qu'elle le prioit seulement d'épargner la réputation de celles qui avoient eu de la considération pour lui.

Madame d'Aumont étoit en l'état que nous venons de dire quand le marquis de Biran fit dessein de l'aimer. Son entreprise n'étoit pas difficile dans le fond, puisqu'elle avoit déjà été sensible; cependant, à bien examiner toutes choses, elle l'étoit plus qu'on ne pensoit: car, soit que cette dame eût du chagrin de l'affaire de Caderousse, ou qu'elle voulût plaire à son mari, qui continuoit dans sa dévotion, elle s'y étoit jetée elle-même, ou du moins elle en faisoit semblant; de sorte que les dames de la Cour la citoient à leurs filles, les maris à leurs femmes, comme un exemple de vertu. Biran, qui avoit eu plusieurs commerces qui lui avoient appris qu'il n'y avoit rien si de trompeur que les apparences, ne s'étonna point des discours qu'elle lui tint à la première entrevue, non plus que de lui voir un habit à grandes manches[337], tel qu'en portent toutes les femmes qui sont bien aises de faire accroire qu'elles sont dévotes. Elle lui dit qu'elle ne savoit si elle le devoit voir, lui qui étoit perdu de réputation dans le monde; qu'il aimoit également le vin et les femmes, et que, pour un homme de condition, il menoit une vie si débordée, qu'il n'y en avoit point de pareille; qu'elle avoit ouï faire mille histoires de lui, mais toutes si désavantageuses, qu'elle ne pouvoit s'en ressouvenir sans horreur; que c'étoit dommage qu'il employât si mal son esprit, lui qui en avoit tant, et qui auroit pu se procurer quelque bonne fortune; que toutes les dames le devoient fuir comme la peste, lui qui n'en voyoit pas une qu'il n'allât dire aussitôt tout ce qu'il savoit et tout ce qu'il ne savoit pas; que l'indiscrétion étoit la plus méchante qualité qu'un homme pût avoir, et que tous ceux, comme lui, qui en étoient entachés, n'étoient bons qu'à pendre.

Biran la laissa dire tout ce qu'elle voulut; mais, après qu'elle eut déchargé son petit cœur, il lui dit qu'il ne s'étonnoit pas que la médisance l'eût si peu épargné; qu'il ne vouloit pas nier qu'il eût fait de petits tours de jeunesse; mais que ce qui les avoit fait éclater, c'est qu'il étoit en compagnie de gens qui faisoient trophée de leurs débauches; que, s'ils l'eussent voulu croire, elles n'auroient pas passé les murailles où elles avoient été faites; mais que, pour son malheur, ils ne s'étoient pas trouvés de son sentiment; qu'il vouloit dorénavant se séparer d'eux, et mener une vie plus conforme à son inclination; qu'il lui avouoit que son penchant étoit pour les dames, et même pour la pluralité; mais qu'il ne vouloit plus avoir d'attache que pour une seule personne, c'est pourquoi il la choisiroit telle qu'elle en vaudroit la peine.

Biran crut en avoir assez dit de ce premier coup, et, la retournant voir fort souvent, il l'accoutuma peu à peu à la laideur de son visage: car, pour être fils d'une femme qui avoit passé en son temps pour une fort belle personne[338], et d'un père qui avoit eu bonne mine, il avoit un nez si épouvantable, qu'un chien de Boulogne[339] qui en auroit un pareil seroit regardé avec admiration. Quoi qu'il en soit, son esprit suppléa bientôt à ce défaut[340]. La duchesse, qui se faisoit un plaisir merveilleux de ses saillies, oublia dans un moment sa dévotion, et, quoiqu'elle se fût fait un grand mérite auprès de son mari de courre souvent les églises, elle n'eut plus de soin de lui donner ce contentement. Comme Biran étoit homme à découvrir bientôt les sentiments d'une femme, il s'aperçut dans un moment de ce qui se passoit dans son cœur, et, ne voulant pas être longtemps sans voir ce qu'il avoit à espérer de ses services, il lui écrivit cette lettre:

Lettre du Marquis de Biran
à la Duchesse d'Aumont.