DRAGONFISH
« Dix secondes, fit la voix désincarnée du technicien dans le haut-parleur. Sept... Six... »
Parotkine releva la tête, il avait l'air insouciant d'un homme qui vient de recevoir un million de roubles par le courrier.
« Cinq... quatre... trois... »
- Stoppez le compte à rebours, ordonna-t-il d'une voix claire, de façon qu'il n'y eût pas de malentendus, pas d'erreur d'interprétation.
- Stoppez le compte à rebours, répéta le second dans le téléphone de la passerelle, le visage baigné de sueur. Et désarmez le missile.
- Bon », fit seulement Parotkine. Un sourire éclaira son visage. « Ça n'est pas tout à fait ce qu'on m'avait dit de faire, mais je pense que les autorités navales soviétiques comprendront mon point de vue. Après tout, le Mikhaïl Kourkov est le plus beau navire de sa classe au monde. Nous ne voudrions pas le faire aller par le fond à cause d'un ordre absurde et stupide donné par un homme qui à n'en pas douter est mort, vous ne trouvez pas ?
- Je suis absolument d'accord. » Le second lui rendit son sourire. « Nos supérieurs seront heureux d'apprendre aussi que, malgré tous nos appareils de détection sophistiqués, nous n'avons pas réussi à découvrir la présence d'un sous-marin étranger pratiquement à notre porte. Les méthodes américaines de pénétration sous-marine doivent être très perfectionnées.
- Je suis certain que cela intéressera tout autant les Américains d'apprendre que nos navires de recherche océanographique transportent des missiles cachés dans leurs cales.
- Vos ordres, Commandant? »
Parotkine regarda le missile Stoski reprendre place dans son tube. « Faites route vers notre port d'attache. » II se retourna et scruta la mer en direction du Titanic. Qu'était-il advenu de Prevlov et de ses hommes ? Étaient-ils vivants ou morts ? Connaîtrait-il jamais la vérité ?
Au-dessus de leurs têtes, les nuages commençaient à virer du gris au blanc et le vent mollissait. Une mouette esseulée apparut et se mit à tourner autour du navire soviétique. Puis, comme si elle répondait à un appel urgent venu du sud, elle agita les ailes et s'éloigna vers le Titanic.
« Nous sommes faits, dit Spencer d'une voix si sourde que Pitt n'était pas sûr de l'avoir entendu.
- Répétez.
- Nous sommes faits », répéta-t-il en remuant à peine les lèvres. Son visage était barbouillé de cambouis et d'une sorte de vase rouillée. « C'est sans espoir. Nous avons rebouché la plupart des voies d'eau ouvertes par Drummer avec son chalumeau, mais la mer a martelé la coque à
tel point que ce vieux rafiot prend l'eau plus vite qu'une passoire.
- Il faut le maintenir à la surface jusqu'au retour des remorqueurs, dit Pitt. S'ils peuvent ajouter leurs pompes aux nôtres, nous pouvons évacuer l'eau plus vite qu'elle n'entre en attendant que les dégâts puissent être réparés.
- C'est un vrai miracle qu'il n'ait pas coulé depuis des heures.
- Combien de temps pouvez-vous m'accorder? » Demanda Pitt.
Spencer considéra d'un air soucieux l'eau qui lui battait les chevilles. « Les moteurs des pompes fonctionnent en ce moment sur les vapeurs de mazout. Quand leurs réservoirs seront à
sec, les pompes s'arrêteront. Voilà un fait brutal bien triste. » II leva les yeux vers Pitt. « Une heure, peut-être une heure et demie. Je ne peux pas vous promettre plus que ça quand les pompes s'arrêteront.
- Et si vous aviez assez de carburant pour faire fonctionner les diesels ?
- Je pourrais probablement le maintenir à flot sans aide jusqu'à midi, répondit Spencer.
- Combien de fuel vous faudrait-il ?
- Avec mille litres, ce serait bien. »
Ils relevèrent tous les deux la tête en voyant Giordino déboucher d'une coursive et arriver en pataugeant dans l'eau qui couvrait le pont de la salle des chaudières n° 4.
« Vous pouvez parler de déception, gémit-il. Il y a huit avions là-haut à tourner autour du navire. Six chasseurs de la Marine et deux avions de reconnaissance avec radar. J'ai tout essayé sauf de faire les pieds au mur ou de me mettre à poil, et tout ce qu'ils font c'est me faire des signes avec leurs ailerons chaque fois qu'ils passent. »
Pitt secoua la tête en feignant une grande tristesse. « Rappelle-moi de ne jamais jouer aux charades avec toi dans mon équipe.
- Je suis ouvert à toutes les suggestions, dit Giordino. Si tu me disais comment faire comprendre à un type qui passe à plus de six cents kilomètres à l'heure que nous avons besoin d'aide, et vite ? »
Pitt se gratta le menton. « II doit bien y avoir une solution.
- Sûr, fit Giordino d'un ton sarcastique. Appelle l'Automobile Club. »
Pitt et Spencer se regardèrent en ouvrant de grands yeux. La même idée leur était soudain venue au même instant.
« Brillant, dit Spencer. Tout simplement brillant.
- Si nous ne pouvons pas aller à une station service, dit Pitt, alors la station-service doit venir à nous. »
Giordino ne les suivait pas. « La fatigue vous a brouillé l'esprit, dit-il. Où est-ce que vous allez trouver une cabine téléphonique? Qu'est-ce que vous allez utiliser comme radio ? Les Russes ont démoli la nôtre, celle de l'hélicoptère est pleine d'eau et l'émetteur de Prevlov a reçu deux balles durant la bagarre. » II secoua la tête. « Et ne comptez pas sur nos amis pilotes là-haut. Sans un pinceau et un seau de peinture, pas moyen de transmettre un message à ces zozos.
- C'est ton problème, dit Spencer d'un ton hautain. Tu regardes toujours en l'air quand tu devrais regarder en bas. »
Pitt se pencha et ramassa un gros marteau qui gisait au milieu d'un tas d'outils. « Ça devrait faire l'affaire », dit-il d'un ton tranquille, en abattant le marteau contre une des tôles du Titanic, ce qui déclencha une cacophonie d'échos dans la salle des chaudières. Spencer se laissa tomber d'un air las sur la grille d'un foyer. « Ils ne vont pas y croire.
- Oh, je ne sais pas, dit Pitt entre deux coups de marteau. Le télégraphe de brousse. Ça marche toujours au Congo.
- Giordino avait sans doute raison. La fatigue nous a brouillé l'esprit. »
Pitt, sans écouter Spencer, continua à frapper. Au bout de quelques minutes, il s'arrêta un instant pour changer de main. « Prions le ciel qu'un des indigènes ait l'oreille collée au sol », dit-il entre deux halètements. Et il se remit à cogner.
Des deux opérateurs sonar qui étaient de quart à bord du sous-marin Dragonfish, celui qui surveillait le système d'écoute passif était penché sur sa console, la tête de côté, son esprit s'efforçant d'analyser l'étrange battement qui lui parvenait par ses écouteurs. Puis il secoua la tête et passa le casque à l'officier planté derrière lui.
« J'ai cru tout d'abord que c'était un requin marteau, dit l'opérateur. Ils font un drôle de bruit dans ce genre-là. Mais celui-ci a une tonalité nettement métallique. »
L'officier appuya un écouteur contre une oreille. Il parut surpris. « On dirait un SOS.
- C'est ce que j'avais cru comprendre, Lieutenant. Quelqu'un est en train d'émettre un appel de détresse en frappant contre une coque.
- D'où est-ce que ça vient ? »
L'opérateur sonar manoeuvra un petit volant qui fit tourner les palpeurs à l'avant du submersible et regarda l'écran devant lui. « Le contact est par 307°, deux mille mètres nordouest. Ce doit être le Titanic, Lieutenant. Depuis le départ du Mikhaïl Kourkov, c'est le seul navire de surface qui reste dans les parages. »
L'officier lui rendit les écouteurs, s'éloigna et monta par l'escalier en spirale dans le kiosque du sous-marin, le centre nerveux du Dragonfish. Il s'approcha d'un homme de taille moyenne, au visage rond avec une moustache grisonnante et qui portait au parement de son col les feuilles de chêne d'un capitaine de vaisseau.
« C'est bien le Titanic, Commandant. Il envoie un SOS à coups de marteau.
- Pas d'erreur?
- Non, Commandant. Le contact est solide. » L'officier attendit, puis demanda : « Allons-nous répondre ? »
Le commandant resta quelques instants songeur. « Nos consignes étaient d'acheminer les SEALs et d'éloigner le Mikhaïl Kourkov. Nous devions aussi rester cachés au cas où les Russes décideraient de tenter un coup avec un de leurs sous-marins. Nous serions dans une piètre position pour protéger l'épave si nous devions faire surface et quitter notre poste.
- Lors de notre dernier repérage, le Titanic avait l'air en assez mauvaise forme. Peut-être qu'il est en train de couler.
- Si c'était le cas, son équipage crierait à l'aide sur toutes les fréquences de leur émetteur... »
Le commandant hésita, ses yeux se plissèrent. Il se dirigea vers la cabine radio et pencha la tête à l'intérieur.
« À quelle heure a-t-on reçu le dernier message du Titanic ? »
Un des opérateurs radio parcourut une feuille d'un livre de bord. « Quelques minutes avant 18
heures hier, Commandant. Ils demandaient un rapport de dernière minute sur la vitesse et la direction de l'ouragan. »
Le commandant hocha la tête et se retourna vers l'officier. « Ils n'ont pas émis depuis plus de douze heures. Il se pourrait bien que leur émetteur soit en panne.
- C'est bien possible.
- Nous ferions mieux de jeter un coup d'oeil, dit le commandant. Remontez le périscope. »
Le tube du périscope s'éleva lentement dans un bourdonnement de moteur. Le commandant saisit les poignées et regarda par l'oculaire.
« Ça m'a l'air assez calme, dit-il. Il a une assez forte gîte à tribord et il penche à l'étrave, mais ça n'est pas assez accentué pour qu'on puisse considérer ça comme dangereux. Pas de pavillon de détresse. Personne en vue sur le pont... attendez un peu, je retire ce que j'ai dit. Il y a un homme sur le toit de la passerelle. » Le commandant accentua le grossissement. « Bonté
divine ! murmura-t-il, c'est une femme. »
L'officier le regarda d'un air incrédule. « Vous avez bien dit une femme, Commandant.
- Voyez vous-même. »
L'officier vit lui-même. Il y avait bien une jeune femme blonde sur le toit de la timonerie du Titanic. Elle semblait agiter un soutien-gorge.
Dix minutes plus tard, le Dragonfish avait fait surface et mouillait à l'ombre du Titanic. Trente minutes plus tard, le mazout de réserve du moteur diesel auxiliaire du sous-marin déferlait par un tuyau que balayaient encore quelques vagues et s'engouffrait par un trou hâtivement découpé dans la coque du Titanic.
« C'est du Dragonfish, dit l'amiral Kemper, en lisant le dernier d'une longue liste de messages. Son commandant a envoyé une équipe à bord du Titanic pour aider Pitt et son équipe de sauvetage. Il dit que l'épave devrait rester à flot, même avec les nombreuses voies d'eau, durant le remorquage, à condition, bien sûr, de ne pas rencontrer un nouvel ouragan.
- Dieu soit loué, c'est toujours cela, fit Marshall Collins entre deux bâillements.
- Il signale également, reprit Kemper, que Mrs Seagram se trouve à bord du Titanic et que son numéro était très réussi, Dieu sait ce que cela veut dire. »
Mel Donner jaillit de la salle de bains, une serviette encore sur le bras. « Voudriez-vous répéter cela, Amiral?
- Le commandant du Dragonfish dit que Mrs Dana Seagram est vivante et en bonne santé. »
Donner se précipita et secoua Seagram qui sommeillait sur le divan. « Gène ! Réveille-toi !
On a retrouvé Dana ! Elle va bien ! »
Seagram clignota et, pendant de longues secondes, il regarda Donner, la stupéfaction se peignant lentement sur son visage. « Dana... Dana est vivante ?
- Oui, elle devait être sur le Titanic pendant la tempête.
- Mais comment est-elle arrivée là-bas ?
- Nous ne connaissons pas encore tous les détails. Il va falloir attendre. Mais l'important, c'est que Dana est saine et sauve et que le Titanic est toujours à flot. »
Seagram se prit la tête à deux mains et resta là, recroquevillé sur lui-même. Il se mit à
sangloter doucement.
L'amiral Kemper accueillit avec gratitude l'interruption que lui fournit le commandant Keith en entrant, épuisé, et en lui tendant un nouveau message. « Celui-ci est de l'amiral Sandecker, annonça Kemper. Je crois que ce qu'il a à dire va vous intéresser, M. Nicholson. »
Warren Nicholson et Marshall Collins se levèrent tous deux du canapé où ils entouraient Seagram et vinrent se grouper autour du bureau de Kemper.
« Sandecker dit : "Nos parents de passage ont été reçus et logés dans chambres d'amis. Ai reçu quelque chose dans l'oeil au cours de la soirée d'hier mais ai pris du bon temps à chanter de vieux airs comme L'Or et l'Argent. Dites bonjour à cousin Warren et dites-lui que j'ai un cadeau pour lui. Passons de merveilleux moments. Regrette que vous ne soyez pas tous là. Signé : Sandecker. »
- L'amiral me semble avoir une étrange façon de s'exprimer, dit le Président. Que diable essaye-t-il de nous raconter? »
Kemper le regarda d'un air penaud. « Les Russes sont apparemment montés à l'abordage à la faveur de l'oeil de la tempête.
- Apparemment, répéta le Président d'un ton glacial.
- L'Or et l'Argent, fit Nicholson tout excité. L'Or et l'Argent. Ils ont arrêté les deux espions.
- Et votre cadeau, cousin Warren, dit Collins en souriant de toutes ses dents, ce doit être rien moins que le capitaine André Prevlov.
- Il faut absolument que je monte à bord de l'épave le plus tôt possible, dit Nicholson à
Kemper. Dans quels délais pouvez-vous me procurer un transport, Amiral? »
Kemper avait déjà la main sur le téléphone. « Dans trente minutes je peux vous avoir un jet de la Marine qui vous déposera sur le Beecher's Island. De là vous pourrez prendre un hélicoptère jusqu'au Titanic. »
Le Président s'approcha d'une grande baie vitrée et regarda le soleil qui se levait au-dessus de l'horizon à l'est et dardait ses premiers rayons sur les eaux paresseuses du Potomac. Il eut un long bâillement satisfait.
Dana, penchée sur le bastingage de la passerelle du Titanic, fermait les yeux. La brise de l'océan fouettait ses cheveux couleur de miel et colorait la peau du visage qu'elle offrait au vent. Elle se sentait calme, libre et tout à fait détendue. Elle avait l'impression de voler. Elle savait maintenant qu'elle ne pourrait jamais reprendre sa place dans l'enveloppe de la marionnette peinte qui était Dana Seagram encore deux jours auparavant. Sa décision était prise : elle allait divorcer d'avec Gène. Plus rien ne comptait entre eux, du moins pour elle. La femme qu'il avait aimée était morte, pour ne jamais revenir. Elle se réjouissait de cette certitude. C'était sa renaissance. Recommencer, un nouveau départ à zéro.
« Un dollar pour vos pensées. »
Elle ouvrit les yeux et aperçut le visage souriant et rasé de Dirk Pitt.
« Un dollar? Je croyais que c'était un penny.
- L'inflation, tôt ou tard, s'attaque à tout. »
Ils restèrent un moment sans rien dire, à regarder le Wallace et le Morse tirer sur le grand câble qui menait jusqu'à l'étrave du Titanic. Le premier maître Bascom et ses hommes le vérifiaient et ne cessaient de le graisser pour éviter réchauffement. Le premier maître leva la tête et leur fit signe du bras.
« Je voudrais que ce voyage ne se termine jamais, murmura Dana tandis qu'ils lui rendaient son salut. C'est si étrange et en même temps si merveilleux. »
Elle se tourna soudain et posa une main sur celle de Pitt. « Promettez-moi que nous ne verrons jamais New York. Promettez-moi que nous naviguerons à jamais, comme le Hollandais Volant.
- Nous naviguerons à jamais. »
Elle se jeta à son cou et serra son corps contre le sien. « Dirk, Dirk ! murmura-t-elle. Plus rien ne rime à rien. J'ai envie de vous, j'ai envie de vous maintenant, et je ne sais vraiment pas pourquoi.
- C'est à cause de l'endroit où vous êtes », dit Pitt tranquillement. Il la prit par la main et l'entraîna par le grand escalier dans l'un des deux appartements avec salon du pont B. « Vous êtes chez vous, Madame. Le plus bel appartement de tout le navire. Pour un aller simple, cela coûtait plus de quatre mille dollars. Des dollars, bien sûr, de 1912. Toutefois, à cause de la lumière qui brille dans vos yeux, je vais vous faire une belle réduction. »
II la prit dans ses bras et la porta jusqu'au lit. Il avait été débarrassé de toute la vase et de tous les débris et on avait disposé dessus plusieurs couvertures.
Dana regarda le lit d'un air étonné. « C'est vous qui avez préparé ça ?
- Disons simplement que, comme la fourmi du proverbe, je suis prévoyant.
- Vous savez ce que vous êtes ?
- Un salaud, un paillard, un satyre, je pourrais vous trouver une douzaine de descriptions qui conviennent. »
Elle le regarda avec un petit sourire très féminin. « Non, vous n'êtes rien de tout cela. Même un satyre n'aurait pas autant de prévenances. »
II attira les lèvres de la jeune femme vers les siennes et l'embrassa si fort qu'elle gémit. Sa conduite au lit l'abasourdit. Il s'attendait à un corps qui se contenterait de réagir. Au lieu de cela, il se trouva immergé dans des vagues de chair ondulantes et déchaînées, au milieu de hurlements qu'il étouffait avec ses mains, en proie à des ongles qui creusaient des sillons rouges dans son dos et, pour finir, des sanglots doux et humides dans son cou. Il ne put s'empêcher de se demander si toutes les épouses s'épanouissent avec un tel abandon quand elles font l'amour pour la première fois avec quelqu'un qui n'est pas leur mari. La tempête dura près d'une heure, et le parfum humide de la peau en sueur commençait à imprégner l'atmosphère de cette vieille cabine fantomatique et délabrée.
Elle finit par le repousser et se redressa. Elle s'assit en tailleur. « Comment étais-je ?
- Comme une tigresse atteinte de danse de Saint-Guy, dit Pitt.
- Je ne savais pas que ça pouvait être comme ça.
- Si seulement j'avais dix cents pour chaque femme qui a prononcé ces mêmes paroles à
chaque fois qu'elle a joui...
- Tu ne sais pas ce que c'est que de sentir tout ton intérieur bouillonner d'angoisse et de délice en même temps.
- Je dois dire que non. Une femme se libère de l'intérieur. Les sens érotiques de l'homme sont plutôt extérieurs. Mais quelle que soit la façon dont on voit les choses, le sexe est un jeu féminin.
- Qu'est-ce que tu sais du Président? » Demanda-t-elle soudain d'un ton nostalgique. Il la regarda avec une surprise amusée. « Le Président? Qu'est-ce qui t'a fait penser à lui dans un moment pareil ?
- Il paraît que c'est un homme extrêmement viril.
- Je ne pourrais pas te dire. Je n'ai jamais couché avec lui. »
Elle ne releva pas sa remarque. « Si nous avions une femme comme Président et qu'elle voulait faire l'amour avec toi, qu'est-ce que tu ferais ?
- Ma patrie d'abord, dit Pitt. Où est-ce que tu veux en venir?
- Réponds simplement à ma question. Tu coucherais avec elle?
- Ça dépend.
- De quoi?
- Présidente ou pas, je ne pourrais pas me mettre au garde-à-vous si elle avait soixante-dix ans, du ventre et la peau comme un pruneau. C'est pourquoi les hommes ne font jamais de bons prostitués. »
Dana eut un long sourire et ferma les yeux. « Refais-moi l'amour.
- Pourquoi? Pour que tu puisses laisser ton imagination courir et t'imaginer que tu te fais sauter par notre commandant en chef? »
Elle plissa les yeux. » Ça t'ennuie ?
- On peut être deux à jouer à ce petit jeu-là. Je vais simplement faire comme si tu étais Ashley Fleming. »
Prevlov, accroupi sur le plancher de la cabine C-95, leva les yeux en entendant le SEAL qui montait la garde dans la coursive tourner le verrou nouvellement huilé et ouvrir la porte. Le SEAL, son M-24 à la main, inspecta du regard Prevlov puis s'écarta pour laisser entrer un autre homme.
Celui-ci tenait un porte-documents et était vêtu d'un costume bleu marine qui avait grand besoin d'être repassé. Un léger sourire passa sur ses lèvres tandis que Prevlov l'étudiait avec un regard où se peignait soudain la surprise.
« Capitaine Prevlov, je suis Warren Nicholson.
- Je sais, dit Prevlov en se remettant debout et en lui faisant un petit salut très correct. Je n'étais pas préparé à recevoir le directeur en chef de la Central Intelligence Agency en personne. Du moins pas dans ces circonstances un peu gênantes.
- Je suis venu personnellement pour vous escorter jusqu'aux États-Unis.
- Je suis flatté.
- C'est nous qui sommes flattés, capitaine Prevlov. Vous êtes considéré comme une très grosse prise, vous savez.
- Alors ça va être un procès avec publicité internationale, le grand jeu avec graves accusations contre mon gouvernement pour tentative de piraterie en haute mer. »
Nicholson eut un nouveau sourire. « Non, à part quelques membres très haut placés de votre gouvernement et du mien, je crains malheureusement que votre défection ne reste un secret bien gardé. »
Prevlov tiqua. « Défection ? » De toute évidence ce n'était pas ce à quoi il s'attendait. Nicholson hocha la tête sans répondre.
« II n'y a aucune méthode par laquelle vous puissiez de mon plein gré me faire changer de camp, dit Prevlov d'un ton résolu. Je nierai à la moindre occasion.
- Noble geste, dit Nicholson en haussant les épaules. Toutefois, comme il n'y aura ni procès ni interrogatoire, une demande d'asile politique devient votre seule solution.
- Vous avez dit : « pas d'interrogatoire ». Je dois vous accuser de mensonge, M. Nicholson. Aucun bon service de renseignements ne laisserait passer la chance d'arracher à un homme dans ma position les informations qu'il pourrait leur fournir.
- Quelles informations ? fit Nicholson. Vous ne pouvez rien nous dire que nous ne sachions déjà. »
Prevlov ne savait plus où il en était. La perspective, songea-t-il. Il devait retrouver une perspective. Il n'y avait qu'une façon dont les Américains avaient pu entrer en possession de la masse des secrets des Services de Renseignement soviétiques enfermés dans les dossiers de son bureau à Moscou.
Le milieu du puzzle n'était pas terminé, mais les bords se mettaient bien en place. Il soutint le regard ferme de Nicholson et dit d'un ton tranquille : « Le lieutenant Marganine est un de vos gens. » C'était plus une affirmation qu'une question.
« Oui, acquiesça Nicholson. Il s'appelle Harry Koskoski, et il est né à Newark, dans le New Jersey.
- Ça n'est pas possible, dit Prevlov. J'ai personnellement procédé à des vérifications sur toutes les phases de la vie de Pavel Marganine. Il est né et a grandi à Komsomolsk-na-Amure. Une famille de tailleurs.
- Exact, le vrai Marganine était né russe.
- Alors votre homme est un double, un faux?
- Nous avons arrangé cela il y a quatre ans, quand un de vos destroyers lance-missiles de la classe du Kashin a explosé et coulé dans l'océan Indien. Marganine était un des rares survivants. Il a été retrouvé dans l'eau par un pétrolier de l'Exxon, mais il est mort peu après que le navire eut atteint Honolulu. C'était une occasion inespérée et il nous fallait aller vite. De tous nos agents parlant russe, Koskoski était celui qui ressemblait le plus à Marganine. Nous lui avons fait subir une petite opération de chirurgie esthétique au visage pour qu'il ait l'air d'avoir été défiguré par l'explosion, puis nous l'avons expédié dans une petite île perdue à
deux cents milles de l'endroit où votre navire avait coulé. Quand notre faux matelot soviétique a enfin été découvert par des pêcheurs indigènes et rendu aux Russes, il délirait et souffrait d'une crise aiguë d'amnésie.
- Je sais le reste, dit Prevlov. Non seulement nous lui avons fait quelques opérations de chirurgie esthétique pour qu'il retrouve le visage du vrai Marganine mais nous l'avons rééduqué de façon à lui faire retrouver en même temps sa propre histoire.
- C'est à peu près cela.
- Joli coup, M. Nicholson.
- Venant d'un des hommes les plus respectés dans le Renseignement soviétique, je considère cela comme un rare compliment.
- Alors tout ce plan pour m'expédier sur le Titanic a été conçu par la CIA et exécuté par Marganine.
- Koskoski, alias Marganine, était certain que vous accepteriez le plan, et c'est ce que vous avez fait. »
Prevlov contempla le pont. Il aurait pu savoir, il aurait pu deviner, il aurait dû se méfier depuis le début que Marganine, par de lents détours, était en train de lui faire poser la tête sur le billot du bourreau. Il n'aurait jamais dû tomber dans ce piège, jamais ; mais c'était sa vanité
qui l'avait perdu, et il l'acceptait
« Où tout cela nous mène-t-il ? demanda Prevlov.
- À l'heure qu'il est, Marganine a exhibé des preuves solides de vos - si vous voulez bien me pardonner l'expression - activités de traître, et il a prouvé aussi, à l'aide d'indices soigneusement laissés sur place que, depuis le début, vous comptiez voir échouer votre mission à bord du Titanic. Voyez-vous, Capitaine, la piste menant à votre défection est soigneusement tracée depuis près de deux ans. Vous nous avez vous-même beaucoup aidés grâce à votre goût pour les raffinements coûteux. Vos supérieurs ne peuvent tirer qu'une conclusion de votre comportement : vous vous êtes vendu très cher.
- Et si je le nie ?
- Qui vous croirait ? J'oserais me risquer à dire que votre nom est déjà sur la liste de liquidation des Soviétiques.
- Alors que va-t-il advenir de moi, maintenant ?
- Vous avez le choix entre deux solutions. Premièrement, nous pouvons vous libérer après un délai convenable.
- Je ne durerais pas une semaine. Je connais bien le réseau d'assassins du KGB.
- La seconde solution est de coopérer avec nous. » Nicholson marqua un temps, hésita, puis regarda Prevlov droit dans les yeux. « Vous êtes un homme brillant, Capitaine, le meilleur dans votre domaine. Nous n'aimons pas laisser de bons cerveaux se gaspiller. Je n'ai pas besoin de vous faire un tableau de ce que vous représentez pour les Services de Renseignement occidentaux. C'est pourquoi mon intention est de vous mettre à la tête d'un nouveau réseau. Un genre de travail qui devrait vous aller comme un gant.
- Je devrais sans doute vous en être reconnaissant, dit sèchement Prevlov.
- Votre apparence physique va bien entendu être modifiée. Vous allez suivre des cours accélérés d'argot anglais et américain en même temps qu'on vous familiarisera avec notre histoire, nos sports, notre musique, et nos distractions. À la fin, il ne restera plus la moindre trace de votre ancienne coquille que le KGB risque de reconnaître. »
Prevlov commençait à avoir l'air intéressé.
« Votre salaire sera de quarante mille par an, plus les frais et une voiture.
- Quarante mille dollars ? demanda Prevlov, en essayant de prendre un ton nonchalant.
- Ça représente pas mal de bouteilles de gin de Bombay. » Nicholson sourit comme un loup qui s'assied pour dîner avec un lapin prudent. « Je crois que si vous essayez vraiment, capitaine Prevlov, vous pourriez arriver à savourer les plaisirs de notre décadence occidentale. Vous n'êtes pas d'accord? »
Prevlov ne dit rien pendant-quelques instants. Mais le choix était évident. La peur constante ou bien une longue vie de plaisirs. « Vous avez gagné,
Nicholson. »
Nicholson lui serra la main et fut quelque peu surpris de voir des larmes se former dans les yeux de Prevlov.
Les dernières heures du long remorquage se firent par un ciel clair et ensoleillé, avec un petit vent qui poussait doucement les longues houles de l'océan vers la côte et effleurait leurs dos verts et incurvés.
Depuis l'aube, quatre navires des garde-côtes s'affairaient à écarter l'énorme flottille de navires de plaisance qui sillonnaient la mer, cherchant à mieux voir les ponts usés par la mer et les superstructures rouillées de l'épave.
Tournoyant au-dessus des eaux encombrées, des essaims de petits avions et d'hélicoptères grouillaient comme des guêpes, leurs pilotes virevoltant pour donner aux photographes et aux opérateurs de cinéma l'angle parfait sous lequel prendre le Titanic. D'une altitude de quinze cents mètres, le navire qui donnait toujours de la bande avait l'air d'une macabre carcasse attaquée de tous côtés par des armadas de moustiques et de fourmis blanches.
Le Thomas J. Morse fit revenir son câble de remorque de l'étrave du Samuel R. Wattace et prit position à l'arrière de l'épave, où il fixa un câble, puis laissa filer vers l'arrière pour aider à
faire passer l'énorme masse par le chenal de Verrazano et remonter l'East River jusqu'au vieil arsenal de Brooklyn. Plusieurs remorqueurs du port apparurent à leur tour, parés à prêter la main, si besoin en était, lorsque le commandant Butera donna l'ordre de raccourcir à deux cents mètres le maître câble de remorque.
Le bateau pilote se rangea le long du Wallace et le pilote sauta à bord. Puis le petit navire continua et vint cogner contre les tôles rouillées du Titanic, dont il n'était séparé que par des vieux pneus pendus au franc-bord. Une demi-minute plus tard, le chef pilote du port de New York avait accroché une échelle de corde et grimpait sur le pont.
Pitt et Sandecker l'accueillirent et le guidèrent jusqu'au côté bâbord de la passerelle où le chef pilote posa les deux mains sur le bastingage et fit signe de la tête au remorqueur de poursuivre sa route. Pitt agita le bras et Butera répondit par un coup de sifflet. Puis le commandant du remorqueur ordonna « En avant doucement » et dirigea l'étrave du Wallace dans le grand chenal, sous le pont Verrazano qui va de Long Island à Staten Island. Tandis que l'étrange convoi avançait dans la baie de New York, Butera se mit à arpenter la passerelle du remorqueur, inspectant la coque de l'épave, calculant la vitesse du vent et du courant, et surveillant le câble de remorque avec l'attention d'un chirurgien du cerveau sur le point de pratiquer une délicate opération.
Depuis la veille au soir, des milliers de gens attendaient le long des quais. La vie s'était arrêtée dans Manhattan, les rues étaient vides et les bureaux soudain silencieux, tandis que les employés se pressaient aux fenêtres dans une attente muette et regardaient le remorqueur remonter lentement la rade.
Sur la rive de Staten Island, Peter Hull, un reporter du New York Times, commença son article :
« Les fantômes existent. Je le sais, j'en ai vu un dans les brumes de ce matin. Comme un fantôme baroque rejeté par l'enfer, il est passé devant mes yeux incrédules. Entouré de l'invisible linceul d'une tragédie passée, comme enveloppé dans les âmes de ses morts, c'était vraiment une impressionnante relique d'un âge disparu. On ne pouvait pas le regarder sans éprouver tout à la fois de l'orgueil et une poignante tristesse. »
Un commentateur de la CBS s'exprima de façon plus journalistique : « Le Titanic a terminé
aujourd'hui son voyage inaugural, soixante-seize ans après avoir appareillé de Southampton, en Angleterre... » À midi, le Titanic passait devant la statue de la Liberté, sous les regards d'une véritable mer de spectateurs massés sur la Battery. Sur la rive, les gens chuchotaient et la ville baignait dans un étrange silence; seul, de temps en temps, le klaxon d'un taxi donnait un signe d'activités normales. On aurait dit que toute la ville de New York avait été enfermée dans une vaste cathédrale.
Nombre de spectateurs ne retenaient pas leurs larmes. Parmi eux se trouvaient trois des passagers qui avaient survécu à cette nuit tragique jadis. L'air semblait lourd et difficile à
respirer. La plupart des gens décrivant plus tard leurs sentiments, étaient surpris de ne rien se rappeler sauf une étrange sensation d'engourdissement, comme s'ils avaient été
momentanément paralysés. La plupart, sauf un pompier nommé Arthur Mooney. Mooney était le capitaine d'un des bateaux-pompes du port de New York. C'était un grand gaillard d'Irlandais au regard espiègle, né à New York, et marin pompier depuis dix-neuf ans. Il abattit un énorme poing sur l'habitacle et dissipa le sortilège. Puis il cria à son équipage : «
Magnez-vous le train, les gars. Vous n'êtes pas des mannequins de grands magasins. » Sa voix retentit dans chaque recoin du bateau. Mooney n'avait guère besoin d'un porte-voix. « Voici un navire qui arrive pour son voyage inaugural, non? Alors faisons-lui l'accueil traditionnel du port de New York.
- Mais, Capitaine, protesta un membre de l'équipage, ce n'est pas comme si c'était le QEII ou le Normandie remontant le chenal pour la première fois. Ce rafiot n'est qu'un navire délabré, un bateau de morts.
- Navire délabré, mon cul, cria Mooney. Ce bateau que vous voyez là est le plus célèbre de tous les temps. Il est un peu abîmé, et il arrive un peu en retard, et alors? Ouvrez-moi les lances et faites donner la sirène. »
C'était la renaissance du Titanic. Tandis que l'eau jaillissait en grande nappe par-dessus le bateau-pompe de Mooney et que sa sirène retentissait jusqu'aux gratte-ciel de la ville, un autre bateau-pompe suivit son exemple, puis un autre encore. Puis les sirènes des cargos à quai se mirent à hurler. Puis les klaxons des voitures garées le long des rives du New Jersey, de Manhattan et de Brooklyn firent chorus à ce déferlement de bruit, suivi par les cris et les hourras d'un million de voix.
Ce qui avait commencé avec la plainte insignifiante d'une seule sirène grossissait et grossissait, jusqu'à devenir un fracas assourdissant qui ébranlait le sol et faisait trembler toutes les vitres de la ville. Ce fut un instant dont l'écho retentit à travers tous les océans du monde. Le Titanic venait d'arriver au port.
Des milliers de spectateurs encombraient le quai où le Titanic était amarré. Cette masse grouillante comme une fourmilière était faite de journalistes, de personnalités, de cordons de policiers épuisés et d'une multitude de resquilleurs qui essayaient d'escalader la clôture de l'Arsenal. Toute tentative pour endiguer ce flot était inutile.
Une horde de reporters et d'opérateurs prit d'assaut l'appontement et vint entourer l'amiral Sandecker, planté comme un César victorieux sur les marches du grand escalier partant du grand salon du pont D.
C'était le grand moment de Sandecker, et un attelage de chevaux sauvages n'aurait pas pu ce jour-là l'arracher au Titanic. Il ne manquait jamais une occasion de faire de la publicité à
l'Agence Nationale de Recherches Océanographiques, et de celle-là, il allait en tirer le maximum. Il régala les journalistes des exploits hauts en couleur de l'équipe de sauvetage, fit front aux caméras portatives et sourit, sourit, sourit. L'amiral était au paradis.
Pitt se serait bien passé de toutes ces fanfares; son idée du paradis pour l'instant, c'était une douche et un lit propre et douillet. Il parvint à descendre sur le quai et à se mêler à la foule. Il crut qu'il s'en était tiré lorsqu'un commentateur de la télévision se précipita en lui brandissant un microphone sous le nez.
« Eh, mon vieux, vous appartenez à l'équipe de sauvetage du Titanic ?
- Non, je travaille à l'Arsenal », dit Pitt en agitant les bras comme un plouc devant la caméra. Le visage du commentateur s'assombrit. « Coupe, Joe, cria-t-il à son opérateur. Il y a maldonne. » Puis il tourna les talons et repartit vers le navire, criant à la foule de ne pas marcher sur le câble de son micro.
Six blocs et une demi-heure plus tard, Pitt finit par trouver un chauffeur de taxi qui s'intéressait plus à trouver une course qu'à reluquer l'épave.
« Où va-t-on? » demanda le chauffeur.
Pitt hésita, regardant sa chemise crasseuse et tachée de sueur et son pantalon qui dépassait sous son caban déchiré et tout aussi sale. Il n'avait pas besoin d'une glace pour voir ses yeux injectés de sang et sa barbe mal rasée. Il s'imaginait très bien comme le parfait reflet d'un pochard du port. Mais il se dit : Et puis merde, il venait de débarquer de ce qui était jadis le plus prestigieux bateau du monde.
« Quel est l'hôtel le plus luxueux et le plus cher de New York?
- Le Pierre, au coin de la Cinquième Avenue et de la 61e Rue, ça n'est pas donné.
- Alors, va pour le Pierre. »
Le chauffeur jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule, inspecta Pitt et fronça le nez. Puis il haussa les épaules et se lança dans le flot de la circulation. Il mit moins d'une demi-heure à
arriver jusqu'au trottoir devant le Pierre, dominant Central Park.
Pitt régla la course, franchit les portes tournantes et se dirigea vers la réception. L'employé lui lança un regard écoeuré très classique. « Je suis désolé, monsieur, dit-il d'un ton hautain, sans laisser à Pitt le temps d'ouvrir la bouche. Nous sommes complet. »
Pitt savait que s'il donnait son vrai nom, ce serait l'affaire de quelques minutes avant qu'une meute de reporters vînt le dénicher. Il n'était pas encore prêt à affronter les épreuves de la célébrité. Tout ce qu'il voulait, c'était un sommeil ininterrompu.
« Je ne suis pas ce que j'ai l'air d'être, dit Pitt, en essayant de prendre un ton indigné. Il se trouve que je suis le professeur R. Malcom Smythe, écrivain et archéologue. Je débarque de l'avion après quatre mois de fouilles en Amazonie et je n'ai pas eu le temps de me changer. Mon valet de chambre ne va pas tarder à arriver de l'aéroport avec mes bagages. »
L'employé de la réception fut aussitôt tout miel et tout sucre. « Oh, je suis désolé, professeur Smythe, je ne vous avais pas reconnu. Toutefois, nous sommes quand même complet. La ville est pleine de gens qui sont venus assister à l'arrivée du Titanic. Je suis sûr que vous comprenez. »
C'était un numéro exécuté de main de maître. Il ne croyait pas un mot de l'histoire que venait de lui raconter Pitt.
« Je réponds du professeur, dit une voix derrière Pitt. Donnez-lui votre meilleur appartement et mettez cela au compte de cette adresse. »
Une carte fut jetée sur le comptoir. L'employé de la réception la prit, la lut et s'illumina comme une chandelle romaine. Puis, d'un grand geste, il déposa devant Pitt une fiche, et une clef de chambre apparut dans sa main comme par magie. Pitt se retourna lentement et aperçut un visage tout aussi épuisé et hagard que lui. Un sourire de compréhension retroussait les lèvres, mais les yeux avaient l'expression vide et perdue d'un zombie. C'était Gène Seagram.
« Comment m'avez-vous repéré si vite ? » demanda Pitt. Il était allongé dans une baignoire, en train de boire à petites gorgées une vodka. Seagram était assis sur le siège des toilettes.
« Ça n'a pas été un grand exercice d'intuition, dit-il. Je vous ai vu quitter l'Arsenal et je vous ai suivi.
- J'aurais cru que vous seriez en train de danser sur le Titanic à l'heure qu'il est.
- Le navire ne signifie rien pour moi. Tout ce qui m'intéresse, c'est le byzanium qui est dans son coffre, et on m'a dit qu'il faudrait encore quarante-huit heures avant de pouvoir amener l'épave en cale sèche et déblayer les débris dans la cale.
- Alors, pourquoi ne pas vous détendre pendant deux jours et vous amuser un peu ? Dans quelques semaines, vos problèmes seront résolus. Le Projet Sicile aura quitté le tableau noir pour être une réalité concrète. »
Seagram ferma les yeux un moment. « Je voulais vous parler, dit-il calmement. Je voulais vous parler de Dana. »
Oh, mon Dieu, songea Pitt, nous y voilà. Comment demeure-t-on impassible devant un homme quand on a couché avec sa femme? Jusqu'alors il avait péniblement réussi à garder à
la conversation un ton nonchalant. « Comment va-t-elle, après ses épreuves ?
- Très bien, je suppose, fit Seagram en haussant les épaules.
- Vous supposez ? Un hélicoptère de la Marine est venu la prendre à bord du navire, il y a deux jours. Vous ne l'avez pas vue depuis qu'elle a débarqué?
- Elle refuse de me voir... Elle a dit que tout était fini entre nous. »
Pitt contempla la vodka dans son verre. « Et alors ? Si j'étais vous, Seagram, je me trouverais la call-girl la plus chère de New York, je la passerais en note de frais, et j'oublierais Dana.
- Vous ne comprenez pas : je l'aime.
- Mon Dieu, on croirait une lettre du courrier du coeur. »
Pitt tendit le bras jusqu'à la bouteille posée sur le carrelage et emplit de nouveau son verre. «
Écoutez, Seagram, sous vos airs pompeux, vous êtes un type pas mal. Et qui sait, vous passerez peut-être à la postérité comme le grand savant miséricordieux qui aura sauvé
l'humanité d'un holocauste nucléaire. Vous êtes encore assez bel homme pour séduire une femme, et je suis prêt à parier que quand vous quitterez votre bureau de Washington et que vous ferez de tendres adieux au gouvernement, vous serez un homme riche. Alors, ne comptez pas sur moi pour vous prodiguer larmes et violons à propos d'un amour perdu. Vous avez de beaux Jours devant vous.
- À quoi bon si c'est sans la femme que j'aime ?
- Je vois que je ne me fais pas comprendre. » Pitt avait déjà bu un tiers de la bouteille et une plaisante chaleur commençait à lui envahir le corps. « Pourquoi vous plonger dans le désespoir à propos d'une pépée qui s'imagine tout d'un coup qu'elle a trouvé la fontaine de jouvence? Si elle est partie, elle est partie. Ce sont les hommes qui reviennent en rampant, pas les femmes. Elles persévèrent. Il n'y a pas un homme au monde qui puisse battre une femme sur ce point. Oubliez Dana, Seagram. Il y a des millions d'autres poissons dans la rivière. Si vous avez besoin de la fausse sécurité d'une paire de nichons pour vous faire votre lit et vous préparer votre dîner, engagez une femme de chambre ; elles coûtent moins cher et donnent à
la longue fichtrement moins de mal.
- Alors maintenant, vous vous prenez pour Sigmund Freud, dit Seagram, en se levant. Les femmes ne sont rien pour vous. Une relation agréable à vos yeux, c'est une histoire d'amour avec une bouteille. Vous avez perdu tout contact avec la réalité.
- Vraiment? » Pitt se leva dans la baignoire et ouvrit la porte de l'armoire à pharmacie, si bien que Seagram voyait son reflet dans le miroir. « Regardez-vous bien. Voici le visage d'un homme qui a perdu tout contact avec le monde. Derrière ces yeux-là, il y a un homme poussé
par mille démons qu'il a lui-même fait naître. Vous êtes malade, Seagram. Mentalement malade, à cause de problèmes que vous avez grossis au-delà de toute proportion. Le départ de Dana n'est qu'un prétexte pour sombrer dans la dépression. Vous ne l'aimez pas autant que vous le croyez. Elle n'est qu'un symbole, une béquille sur laquelle vous vous appuyez. Regardez votre regard vitreux ; regardez cette mollesse autour de la bouche. Allez donc voir un psychiatre, et ne traînez pas. Pour une fois, pensez à Gène Seagram. Ne pensez plus à
sauver le monde. Il est temps de vous sauver vous-même. »
Seagram était tout rouge. Il serrait les poings et tremblait. Puis le miroir devant ses yeux commença à s'embuer, pas à l'extérieur, mais de l'intérieur, et un autre visage apparut lentement. Un visage étrange avec les mêmes yeux hantés.
Pitt demeura muet et vit l'expression de Seagram passer de la colère à la pure terreur.
« Mon Dieu, non... c'est lui!
- Lui?
- Lui ! s'écria-t-il, Joshua Hays Brewster ! » Là-dessus, Seagram frappa le miroir de ses deux poings, fracassant la glace, et sortit de la chambre en courant.
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Pensive et l'oeil rêveur, Dana, plantée devant un miroir en pied, s'inspectait avec soin. La meurtrissure qu'elle avait sur la tête était habillement masquée par une nouvelle coiffure et, à
part quelques bleus qui s'effaçaient, son corps demeurait aussi lisse et parfait que jamais. De toute évidence, il supportait cet examen impitoyable. Puis elle fixa les yeux qui la regardaient dans la glace. Pas de pattes d'oie supplémentaires, pas de boursouflures. Nulle part on ne voyait trace de cet air soi-disant durci de la femme déchue. Au contraire, ils semblaient briller d'une vibrante attente qu'elle ne leur avait jamais vue. Sa renaissance comme femme libre de toute entrave avait été une totale réussite.
« Petit déjeuner? » lança la voix de Marie Sheldon dans l'escalier.
Dana passa un peignoir de dentelle : « Juste du café, merci, répondit-elle. Quelle heure est-il?
- Un peu plus de 9 heures. »
Quelques instants plus tard, Marie servait le café tandis que Dana entrait dans la cuisine. «
Qu'est-ce qu'il y a de prévu pour aujourd'hui? demanda-t-elle.
- Une occupation typiquement féminine : je crois que je vais aller faire des courses. Déjeuner toute seule dans un petit salon de thé tranquille, et puis passer au club de l'ANRO et tâcher de me trouver une partenaire pour une heure de tennis.
- Ça me paraît charmant, observa sèchement Marie, mais je te conseille de cesser de jouer la garce fortunée que tu n'es pas, pour commencer à te conduire comme une fille avec des responsabilités, ce qui est ton cas.
- Qu'est-ce que ça veut dire ? »
Marie leva les mains dans un geste exaspéré. « Qu'est-ce que ça veut dire ? Tout d'abord, mon chou, tu es la femme du jour. Au cas où tu ne t'en serais pas aperçue, le téléphone n'arrête pas de sonner depuis trois jours. Tous les magazines féminins réclament ton récit exclusif, et j'ai noté au moins huit demandes pour que tu viennes à des émissions de télévision. Que ça te plaise ou non, tu es dans l'actualité. Tu ne crois pas qu'il serait temps de revenir sur terre et de faire face à la meute ?
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- Qu'y a-t-il à dire ? Bon, j'étais la seule femme à bord d'une vieille épave avec vingt hommes. Et après ?
- Tu as failli mourir là-bas en plein océan, et tu traites tout cela comme si tu avais remonté le Nil sur la galère de Cléopâtre. Ça a dû te monter à la tête d'avoir tous ces hommes pour satisfaire tous tes caprices. »
Si seulement Marie savait toute la vérité. Mais Warren Nicholson avait fait jurer le secret à
Dana et à tous ceux qui se trouvaient à bord. Tout le monde devait enfouir et oublier au fond de sa mémoire la tentative des Russes. Mais Dana trouvait une sorte de satisfaction perverse à
savoir que son exhibition sur le Titanic par cette nuit glacée de tempête resterait jusqu'à la fin de leurs jours dans l'esprit des hommes qui y avaient assisté. « II s'est passé trop de choses làbas. » Dana soupira. « Je ne suis plus la même.
- Ça veut dire quoi ?
- Tout d'abord, je demande le divorce.
- C'en est arrivé là?
- C'en est arrivé là, répéta Dana d'un ton ferme. Je vais aussi demander un congé à l'ANRO et profiter un peu de la vie. Dès l'instant que je suis la femme de l'année, autant en profiter. Les récits personnels, les apparitions à la télé, tout cela doit me permettre de faire ce que toute femme rêve de faire toute sa vie.
- C'est-à-dire?
- Claquer de l'argent et m'amuser en le faisant. »
Marie secoua tristement la tête. « Je commence à avoir l'impression d'avoir aidé à créer un monstre. »
Dana lui prit la main avec douceur. « Pas toi, ma chérie. Il m'a fallu côtoyer la mort pour apprendre que je m'étais condamnée à une existence qui ne menait nulle part.
« Ça a commencé, je suppose, avec mon enfance... » La voix de Dana se perdit dans un murmure, tandis que les terribles souvenirs revenaient à sa mémoire. « Mon enfance a été un cauchemar, et j'en ai subi les conséquences pendant toute ma vie adulte. Ça a même empoisonné mon mariage. Gène en a reconnu les symptômes et m'a épousée plus par pitié que par amour. Sans s'en rendre compte, il m'a traitée plutôt en père qu'en amant. « Je ne peux pas me forcer à revenir en arrière maintenant. Les réactions affectives qu'il faut pour bâtir et entretenir une relation durable, je n'ai pas ça en moi. Je suis une louve solitaire, Marie ; je le sais maintenant. Je suis trop égoïste dans mes rapports avec autrui. Désormais, j'irai seule. Comme ça je ne pourrai plus jamais faire de mal à quelqu'un. »
Marie la regarda, les larmes aux yeux. « Eh bien, entre nous deux, ça va faire une compensation. Toi, tu mets un terme à ton mariage et tu redeviens célibataire, tandis que moi, je renonce à la vie de femme seule pour rallier les rangs des bonnes femmes d'intérieur. » Un large sourire éclaira le visage de Dana. « Toi et Mel ?
- Moi et Mel.
- Quand ça?
- Il vaudrait mieux que ce soit bientôt, sinon il faudra que je commande mon trousseau à la Boutique de l'Heureux Événement.
- Tu es enceinte?
- Ça n'est pas seulement la cuisine de restaurant qui me donne cet embonpoint. »
Dana contourna la table et vint serrer Marie dans ses bras. « Toi avec un bébé, je ne peux pas y croire.
- Tu ferais mieux d'y croire. On a essayé le bouche à bouche et des doses massives d'adrénaline, mais rien à faire : la grenouille n'a pas voulu ressusciter.
- Tu veux dire la lapine.
- Tu dates. Ça fait des années qu'on a renoncé aux lapines.
- Oh, Marie, je suis si heureuse pour toi. Dire que nous allons toutes les deux commencer une nouvelle vie, ça ne t'excite pas ?
- Oh, bien sûr que si, fit Marie. Rien de tel que de repartir de zéro avec un grand bang.
- Il y a une autre façon ?
- J'ai choisi la voie facile, mon chou. » Marie embrassa Dana sur la joue. « C'est pour toi que je m'inquiète. Ne va pas trop loin trop vite : tu risquerais de tomber du haut de la falaise.
- La falaise, c'est là où c'est drôle.
- Crois-moi. Apprends à nager là où tu as pied.
- C'est trop simple. » Dana prit un air songeur. « Je m'en vais commencer tout en haut de la vague.
- Et comment vas-tu commencer? » Dana regarda Marie droit dans les yeux. « II me suffit d'un simple coup de téléphone. »
Le Président se leva de derrière son bureau dans le Salon Ovale pour accueillir avec chaleur le leader de la majorité au Sénat, John Burdick.
« John, c'est bon de vous voir. Comment vont Josie et les gosses ? »
Burdick, un homme de haute taille, mince et avec une crinière de cheveux noirs rarement bien peignés, haussa les épaules avec bonhomie. « Josie va bien. Et vous connaissez les enfants. Pour eux, Papa n'est qu'une machine à faire de l'argent. »
Quand ils se furent assis, la conversation débuta sur leurs différentes opinions à propos des programmes de budget. Les deux nommes avaient beau être adversaires politiques et se lancer des pointes en public à chaque occasion, derrière des portes closes, c'étaient des amis très proches.
« Le Congrès commence à penser que vous êtes devenu fou, monsieur le Président. Au cours des six derniers mois, vous avez opposé votre veto à toutes les dépenses proposées par le Capitole à la Maison-Blanche.
- Et je vais continuer à y opposer mon veto jusqu'au jour où je franchirai cette porte pour la dernière fois. » Le Président s'interrompit pour allumer un petit cigare. « Regardons la vérité
en face, John. Le gouvernement des États-Unis est fauché, il est fauché depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et personne ne veut en convenir. Nous continuons joyeusement à
amasser une dette nationale qui défie la compréhension, en nous disant qu'à un moment quelconque le pauvre malheureux qui nous battra à la prochaine élection paiera l'orchestre pour la fête des cinquante dernières années.
- Que comptez-vous que le Congrès va faire? Déclarer l'État en faillite?
- Il pourrait bien y être obligé tôt ou tard.
- Les conséquences sont impensables. La dette nationale est supportée par la moitié des compagnies d'assurances, les emprunts et les obligations et les banques. Tout cela serait balayé du jour au lendemain.
- Et alors?
- Je refuse de l'accepter, dit Burdick en secouant la tête.
- Bon sang, John, vous ne pouvez pas faire jaillir l'argent du sol. Vous vous rendez compte que tout contribuable qui a moins de cinquante ans ne verra jamais un chèque de la Sécurité
Sociale. D'ici douze ans, il sera absolument impossible de payer même le tiers des gens qui auront droit à des pensions. C'est encore une raison pour laquelle je m'en vais sonner l'alarme. Une petite voix dans le désert, j'ai le regret d'en convenir. Mais quand même, durant les quelques mois qui me restent avant la fin de mon mandat, je m'en vais crier casse-cou chaque fois que j'en aurai l'occasion.
- Le peuple américain n'aime pas qu'on lui annonce de mauvaises nouvelles. Ça ne vous rendra pas très populaire.
- Je m'en fous. Je me moque éperdument de ce que les gens pensent. Les sondages de popularité, c'est pour les égoïstes. Dans quelques mois d'ici, je serai sur mon ketch, à naviguer paisiblement quelque part au sud des îles Fidji, et le gouvernement pourra bien aller se faire voir.
- Je suis navré de l'apprendre, monsieur le Président. Vous êtes quelqu'un de bien. Même vos pires ennemis le reconnaissent. »
Mais le Président ne voulait pas se laisser arrêter. « Nous avons eu pendant quelque temps une grande république, John, mais vous et moi et tous les autres avocats, nous avons tout bousillé. Le gouvernement, c'est une grosse affaire, et on ne devrait pas laisser les avocats faire de politique. Ce sont les comptables et les gestionnaires qui devraient être membres du Congrès et Président.
- Il faut bien des avocats pour administrer une législature. »
Le Président haussa les épaules d'un air las. « À quoi bon? Quelles que soient les mesures que je prenne, ça ne changera rien. »
Puis il se redressa dans son fauteuil en souriant. « Pardonnez-moi, John, vous n'étiez pas venu ici pour m'entendre faire un discours. Qu'est-ce qui vous préoccupe ?
- Le projet de loi d'aide médicale aux enfants des familles économiquement faibles. » Burdick regarda le Président droit dans les yeux.
« Vous allez opposer votre veto à ce projet-là aussi ? »
Le Président se renversa dans, son fauteuil et examina son cigare. « Oui, dit-il simplement.
- C'est mon projet, poursuivit Burdick. C'est moi qui l'ai présenté à la Chambre des Représentants, comme au Sénat.
- Je sais.
- Comment pouvez-vous vous opposer à un projet de loi pour des enfants dont les familles n'ont pas les moyens de leur donner les soins médicaux appropriés ?
- Pour la même raison qui m'a fait m'opposer à une augmentation de pension pour les citoyens de plus de quatre-vingts ans, au programme de bourses fédérales pour les minorités, et à une douzaine d'autres projets de ce genre. Il faut bien que quelqu'un les paye. Et la classe ouvrière qui soutient ce pays est acculée au mur avec une augmentation de 500 % des impôts au cours de ces dix dernières années.
- Pour l'amour de l'humanité, monsieur le Président.
- Pour l'amour d'un budget en équilibre, Sénateur. Où comptez-vous trouver les fonds pour financer votre programme ?
- Vous pourriez commencer par réduire le budget de la Section Méta. »
C'était donc ça. Les petits fureteurs du Congrès avaient fini par ouvrir une brèche dans les murs de la Section Méta. Ça devait arriver tôt ou tard. Au moins, ça arrivait tard. Il essaya de jouer l'étonnement. « La Section Méta?
- Un réservoir ultrasecret de grosses têtes que vous entretenez depuis des années. Je n'ai sûrement pas besoin de vous en décrire le fonctionnement.
- Non, fit le Président d'un ton uni. En effet. »
Un silence gêné suivit.
Burdick finit par reprendre : « II a fallu des mois de recherches à mes enquêteurs - vous avez masqué avec beaucoup d'habileté les filières financières - mais ils ont fini par retrouver la source des fonds utilisés pour renflouer le Titanic : une organisation ultrasecrète, opérant sous le nom de Section Méta, et qui en dernier ressort ne dépend que de vous. Mon Dieu, monsieur le Président, vous avez autorisé une dépense de près de trois quarts de milliard de dollars pour sauver cette vieille épave sans intérêt, et puis vous avez menti en affirmant que cela avait coûté moins de la moitié de cette somme. Et me voici qui ne vous demande que cinquante millions pour faire démarrer le projet d'aide médicale aux enfants. Si je puis dire, monsieur le Président, vous avez un bien étrange sens des priorités, c'est presque criminel.
- Que comptez-vous faire, John? Me faire chanter pour que je signe votre projet ?
- Pour être tout à fait sincère, oui.
- Je vois. »
Avant que la conversation ne reprît, la secrétaire du Président entra dans le bureau.
« Pardonnez-moi de vous interrompre, monsieur le Président, mais vous avez demandé à
revoir vos rendez-vous de cet après-midi. »
Le Président eut un geste d'excuse à l'adresse de Burdick.
« Excusez-moi, John, ça ne va me prendre qu'un instant. »
Le Président parcourut son agenda. Il s'arrêta à un nom inscrit au crayon pour quatre heures quinze. Il leva les yeux vers sa secrétaire, haussant les sourcils. « Mrs Seagram ?
- Oui, monsieur le Président. Elle a téléphoné pour dire qu'elle avait retrouvé l'histoire de cette maquette de navire dans la chambre. J'ai pensé que vous seriez peut-être intéressé par ce qu'elle a découvert, alors je l'ai glissée là pour quelques minutes. »
Le Président passa les mains sur son visage et ferma les yeux.
« Appelez Mrs Seagram et annulez le rendez-vous de 4 heures et quart. Demandez-lui de venir dîner avec moi à bord du yacht présidentiel à 7 heures trente. »
La secrétaire prit note et quitta la pièce.
Le Président se retourna vers Burdick. « Voyons, John, si je refuse toujours de signer votre projet, qu'est-ce qui se passe ? »
Burdick leva les bras. « Alors, vous ne me laissez d'autre choix que d'alerter l'opinion sur votre utilisation clandestine de fonds gouvernementaux.
Dans ce cas, je crains que vous ne deviez vous attendre à un scandale auprès duquel l'histoire du Watergate paraîtra une plaisanterie.
- Vous feriez ça?
- Je le ferais. »
Le Président était d'un calme glacial. « Avant de vous précipiter par la porte pour gaspiller davantage des dollars du contribuable en demandant une enquête du Congrès sur mes manipulations budgétaires, je vous propose d'entendre de source autorisée de quoi s'occupe la Section Méta, et ce qu'elle produit pour la défense de ce pays qui puisse justifier nos efforts, les vôtres et les miens.
- J'écoute, monsieur le Président.
- Bon. »
Une heure plus tard, le sénateur John Burdick, tout à fait calmé, était assis dans son bureau, occupé à insérer dans une machine à déchirer le papier son dossier secret sur la Section Méta.
C'était un extraordinaire spectacle que de voir le Titanic installé dans l'énorme canyon d'une cale sèche.
Déjà, le vacarme avait commencé. Des soudeurs s'attaquaient aux coursives bloquées. Des riveteurs martelaient la coque mutilée, consolidant les réparations provisoires faites en mer aux voies d'eau au-dessous de la ligne de flottaison. Au-dessus du navire, deux gigantesques grues plongeaient leurs pinces dans l'obscurité des cales d'où elles réapparaissaient quelques minutes plus tard, serrant dans leurs mâchoires d'acier tout un assortiment de débris. Pitt jeta ce qu'il savait être son dernier coup d oeil au gymnase et aux ponts supérieurs. Comme on dit adieu à une année qui s'en va, il restait là, plongé dans ses souvenirs. Les efforts du sauvetage, le sang et le sacrifice de ses hommes, la fragilité de l'espoir qui finalement les avait soutenus jusqu'au bout. Tout cela allait disparaître. Puis il se secoua de sa rêverie, descendit le grand escalier et finit par trouver son chemin jusqu'à la cale avant du pont G.
Ils étaient tous là, l'air bizarre sous leurs casques argentés. Gène Seagram, émacié et tremblant, marchait de long en large. Mel Donner, essuyant la sueur qui ruisselait sur son menton et sur son cou, et regardant Seagram d'un air nerveux et soucieux. Herb Lusky, un minéralogiste de la Section Méta, attendait là avec son matériel d'analyse. Les amiraux Sandecker et Kemper, blottis dans un coin de la cale obscure, conversaient à voix basse. Pitt contourna avec précaution les montants tordus des cloisons et enjamba les poutrelles d'acier déchiquetées jusqu'au moment où il se trouva derrière un ouvrier de l'Arsenal qui braquait son chalumeau sur un énorme gond de la porte de la chambre forte. La chambre forte, songea Pitt, dans quelques minutes maintenant ils allaient découvrir le secret qu'elle abritait. Il fut parcouru soudain d'un frisson glacé, tout ce qui l'entourait parut devenir tout froid, et il commença à redouter l'ouverture de la porte.
Comme s'ils partageaient son malaise, les autres hommes dans l'humidité de la cale se turent et vinrent se grouper auprès de Pitt, dans une attente pleine d'appréhension. L'ouvrier finit par arrêter le jet d'un bleu ardent de son chalumeau et releva son masque.
« Comment ça se présente ? demanda Pitt.
- On peut dire que c'était de la bonne construction en ce temps-là, répondit l'ouvrier. J'ai découpé au chalumeau le mécanisme de la serrure et j'ai fait sauter les gonds, mais la porte reste bloquée.
- Qu'est-ce qu'on fait ?
- On fait descendre un câble de la grue, on l'attache à la porte, et on fait une prière. »
II fallut près d'une heure à toute une équipe pour descendre un câble de cinq centimètres d'épaisseur dans la cale et pour le fixer à la porte de la chambre forte. Puis, quand tout fut prêt, on prévint grâce à un émetteur radio le grutier, et le câble commença lentement à
remonter et à se tendre. On n'avait eu besoin de dire à personne de se reculer. Ils savaient tous que, si jamais le câble claquait, il balaierait la cale avec assez de force pour couper un homme en deux.
Dans le lointain, on entendait le moteur de la grue qui peinait. Pendant de longues secondes, rien ne se passa : le câble se tendait et frémissait, ses brins gémissant sous l'effort. Pitt, au mépris de toute prudence, s'approcha. Toujours rien. L'obstination de la porte semblait aussi inébranlable que l'acier de ses parois.
Le câble prit du mou, car le grutier relâchait la tension pour monter le régime de son moteur. Puis il embraya une nouvelle fois, et le câble se tendit soudain avec un bruit métallique que tout le monde entendit. Pour les hommes silencieux qui suivaient la scène avec angoisse, il semblait inconcevable que la vieille porte rouillée pût supporter une traction aussi puissante, et pourtant il semblait bien que l'inconcevable était en train de se produire. Et puis une minuscule fissure apparut le long du bord supérieur de la porte de la chambre forte. Ce furent ensuite deux craquelures verticales sur les côtés et, enfin, une quatrième en bas. Brusquement, avec un horrible grincement de protestation, la porte céda à regret et s'arracha du gigantesque cube d'acier.
Pas une goutte d'eau ne sortit des ténèbres béantes. La chambre forte était demeurée étanche durant son long séjour dans les profondeurs de l'océan.
Personne ne fit un geste. Ils étaient là, figés sur place, fascinés par ce trou noir inquiétant. Une puanteur humide déferla de l'intérieur.
Lusky fut le premier à retrouver sa voix. « Mon Dieu, qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est que cette odeur?
- Passez-moi une lampe », ordonna Pitt à un des ouvriers.
Quelqu'un trouva une torche fluorescente. Pitt l'alluma et en promena le faisceau d'un blanc bleuté dans l'intérieur de la chambre forte.
On apercevait dix caisses en bois, solidement fermées par de grosses courroies de cuir. On voyait aussi quelque chose qui les fit tous blêmir : c'étaient les restes momifiés d'un homme.
II gisait dans un coin de la chambre forte, les yeux fermés et enfoncés dans les orbites, la peau aussi noircie que du papier goudronné sur le toit d'un entrepôt. Les tissus s'étaient desséchés sur le squelette et une croissance bactérienne le recouvrait de la tête au pied. On aurait dit un morceau de pain moisi. Seuls les cheveux blancs de sa tête et sa barbe étaient parfaitement préservés. Une flaque d'un fluide visqueux s'étendait autour des restes et humidifiait l'atmosphère, comme si on avait jeté un seau d'eau sur les parois de la chambre forte.
« En tout cas, c'est toujours humide, murmura Kemper, son visage exprimant l'horreur. Comment est-ce possible après si longtemps ?
- L'eau représente plus de la moitié du poids de l'organisme, répondit tranquillement Pitt. Il ne restait tout simplement pas assez d'air enfermé dans le coffre pour l'évaporation de tous les fluides. »
Donner détourna la tête, écoeuré par cette scène macabre. « Qui était-ce ? » parvint-il à dire, luttant contre la nausée.
Pitt regarda la momie d'un air impassible. « Je pense que nous découvrirons qu'il s'appelait Joshua Hays Brewster.
- Brewster? murmura Seagram, les yeux fous de terreur.
- Pourquoi pas? dit Pitt. Qui d'autre connaissait le contenu de la chambre forte ? »
L'amiral Kemper secoua la tête, stupéfait. « Vous vous imaginez, dit-il avec respect, ce que ça a dû être que de mourir dans ce trou noir, pendant que le navire sombrait dans les profondeurs de l'océan ?
- Je préfère ne pas y penser, fit Donner. De toute façon, j'aurai sans doute des cauchemars tous les soirs pendant un mois.
- C'est abominable », articula non sans mal Sandecker. Il regardait l'expression attristée du visage de Pitt. « Vous étiez au courant ? »
Pitt hocha la tête. « J'avais été prévenu par le commodore Bigalow. »
Sandecker le regarda d'un air songeur, mais il n'insista pas et se tourna vers un des ouvriers de l'Arsenal. « Appelez le bureau du coroner et dites-leur de venir retirer ça. Puis évacuez les lieux, et interdisez-en l'accès jusqu'à nouvel ordre. »
Les gens de l'Arsenal n'avaient pas besoin de se le faire dire deux fois. Ils disparurent de la cale comme par magie.
Seagram saisit le bras de Lusky avec une violence qui fit sursauter le minéralogiste. « Allons, Herb, à vous de jouer maintenant. »
D'un pas hésitant, Lusky pénétra dans la cavité, enjamba la momie et ouvrit en la forçant une des caisses de minerai. Puis il brancha son équipement et se mit à en analyser le contenu. Après ce qui parut une éternité aux hommes qui arpentaient le pont devant le coffre, il releva la tête, ses yeux exprimant l'étonnement le plus total. « Tout ça ne vaut pas un clou. »
Seagram s'approcha. « Répétez. - Ça ne vaut rien. Il n'y a même pas la moindre trace de byzanium.
- Essayez une autre caisse », fit Seagram, haletant.
Lusky acquiesça et se mit au travail. Mais il obtint les mêmes résultats avec la caisse suivante, et puis la suivante, jusqu'au moment où le contenu des dix caisses eut été analysé. On aurait dit que Lusky venait d'avoir une attaque. « Rien... absolument rien... balbutia-t-il. Rien que des cailloux, comme on en trouve dans le soubassement de n'importe quelle route. »
La stupéfaction dans la voix de Lusky s'éteignit et un silence lourd et pesant retomba sur la cale du Titanic. Pitt avait la tête basse et regardait les caisses sans comprendre. Tous les regards étaient attirés par cet amas de caillasse entre des caisses brisées, cependant que les esprits engourdis s'efforçaient de prendre conscience de la consternante réalité, de l'horrible et indéniable vérité que tout cela-le sauvetage, le labeur épuisant, les dépenses astronomiques, la mort de Munk et de Woodson - que tout cela avait été pour rien. Le byzanium n'était pas sur le Titanic, il n'y avait jamais été. Ils étaient les victimes d'une plaisanterie, d'une monstrueuse cruauté, jouée soixante-seize ans auparavant.
Ce fut Seagram qui finit par rompre le silence. Dans le dernier embrasement de la folie, il sourit tout seul dans la lumière grise, puis son sourire s'épanouit en un rire tonitruant dont les échos retentirent entre les tôles de la cale. Il se précipita par la porte de la chambre forte, ramassa un caillou et frappa Lusky à la tempe, faisant jaillir un ruisseau rouge sur le bois jauni des caisses de minerai.
Il riait encore, pris dans les griffes de la folie, lorsqu'il tomba sur les restes putréfiés de Joshua Hays Brewster et se mit à cogner la tête momifiée contre la paroi de la chambre forte, jusqu'au moment où elle se détacha du cou et lui resta dans les mains.
Comme il tenait cet horrible reste devant lui, l'esprit torturé de Seagram vit soudain les lèvres noircies et parcheminées s'entrouvrir dans un hideux rictus. La chute fut totale. La dépression de Joshua Hays Brewster l'avait atteint à travers les brumes du temps, léguant à Seagram cet héritage fantomatique qui précipita le physicien dans le gouffre béant d'une folie dont il ne devait jamais revenir.
Six jours plus tard, Donner entra dans la salle à manger de l'hôtel où l'amiral Sandecker prenait son petit déjeuner et s'installa dans un fauteuil vide en face de lui. « Vous avez entendu les dernières nouvelles? »
Sandecker s'interrompit entre deux bouchées de son omelette. « Si ce sont d'autres mauvaises nouvelles, j'aimerais autant que vous les gardiez pour vous.
- Ils m'ont coincé ce matin quand je sortais de mon appartement. » II lança sur la table devant lui un document plié. « Une convocation à comparaître devant une commission d'enquête du Congrès. »
Sandecker prit une nouvelle bouchée d'omelette sans regarder le papier. « Félicitations.
- C'est la même chose pour vous, Amiral. Je vous parie cent dollars contre un sac de cacahuètes qu'un policier en ce moment même rôde dans l'antichambre de votre bureau, en attendant de vous en remettre une.
- Qui est derrière tout ça?
- Un jeune trou du cul de sénateur du Wyoming, qui essaie de se faire un nom avant d'avoir quarante ans. » Donner passa sur son front un mouchoir froissé. « Ce connard insiste même pour faire témoigner Gène.
- Ça, ça m'étonnerait. » Sandecker repoussa son assiette et se carra dans son fauteuil. «
Comment va Seagram ?
- Le mot technique, c'est « psychose maniacodépressive ».
- Et Lusky?
- Vingt points de suture et une vilaine commotion. Il devrait être sorti de l'hôpital d'ici une semaine. »
Sandecker secoua la tête. « J'espère ne jamais avoir à revivre quelque chose de pareil. » II but une gorgée de café. « Quelle attitude adoptons-nous ?
- Le Président m'a appelé personnellement de la Maison-Blanche hier soir. Il a dit de jouer franc jeu. La dernière chose qu'il souhaite, c'est de s'emmêler dans un tissu de mensonges contradictoires.
- Et le Projet Sicile ?
- Il est mort de mort brutale quand nous avons ouvert la chambre forte du Titanic, fit Donner. Nous n'avons pas d'autre choix que de déballer tout notre sac.
- Pourquoi faut-il laver son linge sale devant tout le monde ? À quoi ça avancera-t-il ?
- Ce sont les inconvénients de la démocratie, fit Donner d'un ton résigné. Tout doit se passer au grand jour, même si cela signifie livrer des secrets à un gouvernement étranger inamical. »
Sandecker se prit la tête à deux mains et soupira. « Allons, je pense que je vais chercher une nouvelle situation.
- Pas forcément. Le Président a promis de publier une déclaration expliquant que lui, et lui seul, était responsable de l'échec du projet. »
Sandecker secoua la tête. « Ça n'avance à rien. J'ai plusieurs ennemis au Congrès. Ils bavent de joie à l'idée de me forcer à donner ma démission de l'ANRO.
- On n'en arrivera peut-être pas là.
- Depuis quinze ans, depuis que j'ai atteint le grade d'amiral, j'ai dû manoeuvrer avec les politiciens. Croyez-moi, c'est un sale boulot. Quand tout ça sera terminé, tous ceux ayant eu des rapports même lointains avec le Projet Sicile et le renflouement du Titanic auront de la chance s'ils peuvent trouver un travail de garçon d'écurie.
- Je suis vraiment navré que ça doive finir comme ça, Amiral.
- Croyez-moi, je le suis aussi. » Sandecker termina son café et tapota sa serviette contre ses lèvres. « Dites-moi, Donner, dans quel ordre les exécutions? Qui l'illustre sénateur du Wyoming a-t-il désigné comme principal témoin ?
- À mon avis, il a l'intention de commencer par l'opération de sauvetage du Titanic, et puis de remonter en arrière pour aller jusqu'à la Section Méta et enfin jusqu'au Président. » Donner reprit la convocation et la remit dans la poche de son veston. « Le premier témoin qu'ils vont sans doute citer, c'est Dirk Pitt. »
Sandecker le regarda. « Pitt, avez-vous dit ?
- Oui.
- Intéressant, murmura Sandecker. Fort intéressant.
- Je ne vous suis pas. »
Sandecker replia avec soin la serviette et la posa sur la table. « Ce que vous ne savez pas, Donner, ce que vous ne pouviez pas savoir, c'est qu'aussitôt après que les petits hommes en blouses blanches ont emmené Seagram, Pitt s'est volatilisé. »
Donner fronça les sourcils. « Vous savez sûrement où il est. Des amis ? Giordino ?
- Vous croyez peut-être que nous n'avons pas tous essayé de le retrouver? Ricana Sandecker. Il s'est en allé. Disparu. Comme si la terre l'avait englouti.
- Il a bien dû laisser une trace.
- Il a bien dit quelque chose, mais ça ne rimait à rien.
- Qu'est-ce que c'était?
- Il a dit qu'il allait chercher Southby.
- Et qui est donc Southby?
- Du diable si je le sais, dit Sandecker, diable si je le sais. »
Pitt pilotait avec prudence la Rover de location dans l'étroite petite route de campagne rendue glissante par la pluie. Les grands hêtres qui bordaient les bas-côtés semblaient serrer les rangs pour attaquer la voiture en bombardant son toit d'acier de toute la pluie qui restait sur leurs feuilles.
Pitt était fatigué, mort de fatigue. Il s'était lancé dans son odyssée, sans savoir ce qu'il pourrait trouver, et même s'il trouverait quelque chose. Il avait commencé tout comme Joshua Hays Brewster et son équipe de mineurs, sur les quais d'Aberdeen, en Ecosse, et puis il avait suivi leur route jonchée de morts à travers l'Angleterre, presque jusqu'au vieux quai transatlantique de Southampton, d'où le Titanic avait appareillé pour son voyage inaugural.
Il détourna les yeux du va-et-vient des essuie-glaces sur le pare-brise pour jeter un coup d'oeil au carnet bleu posé à la place du passager. Il était bourré de dates, de noms de lieux, de notes diverses et d'articles de journaux arrachés qu'il avait amassés en chemin. Les poussiéreux dossiers du passé ne lui avaient pas révélé grand-chose.
« DEUX AMÉRICAINS TROUVÉS MORTS »
Voilà ce que le 7 avril 1912 les journaux de Glasgow annonçaient au bas de la page 15. Les articles, avares de détails, étaient aussi profondément enfouis dans le journal que les corps des gars du Colorado, John Caldwell et Thomas Priée dans un cimetière local.
Leurs pierres tombales, découvertes par Pitt dans un petit cimetière, ne portaient pratiquement rien d'autre que leurs noms et leur date de décès. Il en allait de même pour Charles Widney, Walter Schmidt et Warner O'Deming. D'Alvin Coulter, il ne put trouver trace. Et pour finir, il y avait Vernon Hall. Pitt n'avait pas trouvé non plus sa dernière demeure. Où
était-il tombé ? Son sang s'était-il répandu quelque part dans le paysage soigné et ordonné du Hampshire, ou bien peut-être au détour d'une ruelle de Southampton?
Du coin de l'oeil, il aperçut un panneau de signalisation qui annonçait que le grand port se trouvait à vingt kilomètres.
Pitt continuait à rouler comme un automate. La route sinuait, puis suivait le cours ravissant de l'Itchen, célèbre dans le sud de l'Angleterre pour sa pêche à la truite, mais il ne le remarqua pas. Droit devant lui, par-delà les champs vert émeraude de la plaine côtière, une bourgade apparaissait, et il décida de s'arrêter là pour le petit déjeuner.
Une sonnerie d'alarme retentit au fond de l'esprit de Pitt. Il freina, mais beaucoup trop fort. Les roues arrière se bloquèrent, et la Rover décrivit un arc parfait de 360°, pour venir s'arrêter toujours en direction du sud, mais enfoncée jusqu'aux enjoliveurs dans la boue molle d'un fossé.
La voiture ne s'était pas encore tout à fait arrêtée que Pitt avait ouvert la porte et sauta dehors. Ses chaussures s'enfoncèrent dans la boue et se coincèrent là, mais il s'en libéra et regagna la route en courant sur ses chaussettes.
Il s'arrêta devant un petit panneau au bord de la route. Une partie des caractères était masquée par un petit arbre qui avait poussé devant. D'un geste lent, comme s'il craignait de voir ses espoirs brisés par une nouvelle déception, il écarta les branches et soudain tout devint clair. La solution de l'énigme de Joshua Hays Brewster et du byzanium était là, devant lui. Il resta immobile, trempé sous la pluie battante, et il comprit en cet instant que tout avait valu la peine.
Marganine était assis sur un banc auprès de la fontaine de la place Sverlov, en face du théâtre Bolchoï, et lisait un journal. Il sentit un frémissement et comprit sans lever les yeux que quelqu'un était venu s'asseoir à la place vide auprès de lui.
Le gros homme au costume froissé se carra contre le dossier en mâchonnant une pomme. «
Félicitations pour votre avancement, Commandant, marmonna-t-il entre deux bouchées.
- Compte tenu de la tournure des événements, dit Marganine sans abaisser son journal, c'était le moins que l'amiral Sloyouk pouvait faire.
- Et votre situation maintenant? Maintenant que Prevlov est écarté ?
- Avec la défection du bon capitaine, j'étais le choix logique pour le remplacer comme Chef du Département Analyse des Renseignements Étrangers. C'était une conclusion qui s'imposait.
- Il est bon que nos années de labeur aient rapporté d'aussi beaux dividendes. »
Marganine tourna une page. « Nous venons seulement d'ouvrir la porte. C'est maintenant que les dividendes vont venir.
- Vous devez être plus prudent que jamais.
- J'en ai bien l'intention, dit Marganine. Cette affaire Prevlov a causé beaucoup de torts à la crédibilité de la Marine soviétique auprès du Kremlin.
Tous les membres du Service des Renseignements de la Marine ont eu leur accréditation soigneusement revérifiée. Il faudra longtemps avant qu'on me fasse la même confiance qu'au capitaine Prevlov.
- Nous veillerons à ce que les choses aillent un peu plus vite. »
Le gros homme fit semblant d'avaler une grande bouchée de pomme. « Quand vous partirez d'ici, mêlez-vous à la foule à l'entrée du métro, de l'autre côté de la rue. Un de nos hommes qui excelle à piquer les portefeuilles des gens qui ne s'en doutent pas va faire le numéro inverse et glisser discrètement une enveloppe dans votre poche intérieure de veston. Elle contient les minutes de la dernière réunion du chef d'état-major de la marine américaine avec ses commandants de flotte.
- C'est du beau matériel.
- Les comptes rendus ont été censurés. Ils peuvent paraître importants, mais en réalité, la formulation en a été revue avec soin pour égarer vos supérieurs.
- Transmettre des documents truqués ne va pas améliorer ma position.
- Rassurez-vous, dit le gros homme. Demain à cette heure-ci, un agent du KGB obtiendra le même matériel. Le KGB le déclarera authentique. Comme vous aurez fourni vos renseignements avec vingt-quatre heures d'avance sur eux, cela vous fera bien voir de l'amiral Sloyouk.
- Très astucieux, dit Marganine, en regardant toujours son journal. Rien d'autre ?
- C'est un adieu, murmura le gros homme.
- Un adieu ?
- Oui. Je suis votre contact depuis longtemps. Trop longtemps. Nous sommes arrivés trop loin, vous et moi, pour relâcher maintenant nos mesures de sécurité.
- Et mon nouveau contact? »
Le gros homme lui répondit par une nouvelle question.
« Vous habitez toujours à la caserne de la Marine?
- Je vais continuer d'y habiter. Je n'ai pas l'intention de me faire remarquer comme un flambeur, en vivant dans un appartement luxueux comme celui de Prevlov. Je vais continuer à
mener une existence Spartiate sur ma solde d'officier de Marine soviétique.
- Bon. Mon remplaçant est déjà nommé. Ce sera l'ordonnance qui fait le ménage des appartements des officiers dans votre caserne.
- Vous me manquerez, mon vieux, dit lentement Marganine.
- Vous aussi. »
II y eut un long silence. Puis le gros homme reprit dans un souffle : « Dieu vous bénisse, Harry. »
Lorsque Marganine replia son journal et le posa à côté de lui, le gros homme avait disparu.
« Voilà notre destination, là sur la droite, dit le pilote de l'hélicoptère. Je vais me poser dans ce pré, juste de l'autre côté de la route par rapport au cimetière. »
Sandecker regarda par la vitre. C'était un matin gris et couvert, et des bancs de brume flottaient au-dessus des parties basses du petit village. Un sentier tranquille serpentait entre quelques maisons, bordées de chaque côté par de pittoresques murs de pierres sèches... Il se crispa un peu, tandis que le pilote faisait un virage un peu sec autour du clocher de l'église. Il jeta un coup d'oeil à Donner assis à côté de lui.
Donner regardait droit devant lui. À l'avant, occupant le siège voisin de celui du pilote, se trouvait Sid Koplin. On avait rappelé le minéralogiste pour cette dernière mission au service de la Section Méta, car Herb Lusky n'était pas encore assez bien pour faire le voyage. Sandecker sentit le léger choc au moment où les patins d'atterrissage touchèrent le sol et, un instant plus tard, le pilote coupa le moteur et les pales du Rotor peu à peu s'immobilisèrent. Dans le brusque silence après le vol depuis Londres, la voix du pilote semblait étonnamment forte. « Nous sommes arrivés, monsieur. »
Sandecker acquiesça et descendit. Pitt l'attendait et s'avançait vers lui, la main tendue.
« Bienvenue à Southby, Amiral », dit-il en souriant.
Sandecker sourit en serrant la main de Pitt, mais il n'y avait pas trace d'humour sur son visage.
« La prochaine fois que vous prenez la poudre d'escampette sans me prévenir de vos intentions, vous êtes congédié. »
Pitt feignit une expression blessée, puis se tourna pour accueillir Donner. « Mel, content de vous voir.
- Moi de même, fit Donner avec chaleur. Je crois que vous avez déjà rencontré Sid Koplin.
- Une brève rencontre, fit Pitt en souriant. On ne nous a jamais officiellement présentés. »
Koplin serra dans les siennes la main de Pitt. Ce n'était plus le même homme que Pitt avait trouvé mourant dans les neiges de Nouvelle-Zemble. Koplin avait la poignée de main ferme et le regard alerte.
« C'était mon voeu le plus cher, dit-il d'une voix vibrante d'émotion, d'avoir un jour l'occasion de vous remercier personnellement de m'avoir sauvé la vie.
- Je suis heureux de vous voir en bonne santé », fut tout ce que Pitt put trouver à marmonner. Il regarda le sol d'un air nerveux.
Bon sang, se dit Sandecker, c'est vrai qu'il est gêné. Il n'avait jamais rêvé de voir le jour où
Dirk Pitt se montrerait modeste. L'amiral vint à son secours en le prenant par le bras et en l'entraînant vers l'église du village.
« J'espère que vous savez ce que vous faites, dit Sandecker. Les Anglais n'aiment pas beaucoup les coloniaux qui s'en vont creuser dans leurs cimetières.
- Il a fallu un coup de fil direct du Président au Premier ministre, pour éviter toute la paperasserie bureaucratique d'une exhumation, ajouta Donner.
- Vous allez voir, je crois, que cela méritait ces inconvénients », dit Pitt. Us traversèrent la route. Puis ils franchirent une vieille grille en fer forgé et pénétrèrent dans le cimetière qui entourait l'église paroissiale. Ils marchèrent quelques moments en silence, lisant les inscriptions sur les dalles usées par les intempéries.
Puis Sandecker désigna le petit village. « C'est si loin de tout. Qu'est-ce qui vous a amené ici ?
- La pure chance, répondit Pitt. Quand j'ai commencé à suivre les déplacements des gars du Colorado depuis Aberdeen, je n'avais aucune idée de la façon dont Southby pourrait prendre place dans le puzzle. Si vous vous rappelez, la dernière phrase du journal de Brewster était : «
Comme j'aimerais revenir à Southby. » Et, selon le commodore Bigalow, les dernières paroles de Brewster, juste avant de s'enfermer dans la chambre forte du Titanic, étaient : « Dieu soit loué pour Southby. »
« Mon seul indice, et il était bien mince, c'était que Southby avait une consonance anglaise, alors je me suis mis à suivre d'aussi près que je pouvais la piste des mineurs jusqu'à
Southampton...
- En suivant leurs pierres tombales, termina pour lui Donner.
- C'était comme des panneaux indicateurs, reconnut Pitt. Ça et le fait que Brewster dans son journal avait noté la date et le lieu de leurs décès, sauf, je dois dire, pour Alvin Coulter et pour Vernon Hall. La dernière demeure de Coulter reste un mystère, mais Hall repose ici, dans le cimetière du village de Southby.
- Alors vous l'avez trouvé sur une carte.
- Non, le village est si petit que ce n'est même pas un point sur la carte Michelin. J'ai simplement remarqué par hasard un vieux panneau oublié, peint à la main, qu'un fermier avait planté le long de la route il y a des années, pour annoncer qu'il avait une vache laitière à
vendre. Les indications fournies précisaient que la ferme se trouvait à trois kilomètres à l'est sur le chemin suivant menant à Southby. C'est alors que les dernières pièces du puzzle se sont mises en place. »
Ils marchèrent en silence jusqu'à l'endroit où trois hommes attendaient. Deux portaient la tenue habituelle des fermiers des environs, le troisième avait l'uniforme d'un policeman. Pitt fit les brèves présentations, puis Donner remit solennellement au policeman l'ordre d'exhumation.
Ils contemplaient tous la tombe. La stèle se dressait à une extrémité d'une grande dalle de pierre qui reposait au-dessus du défunt. On lisait simplement :