- Pas en détail. Je me suis contenté de parcourir le rapport avant de vous le transmettre.
- Dommage, dit Prevlov d'un ton hautain. Pensez-y, Lieutenant. Un submersible capable de parcourir quinze cents milles en suivant le fond de l'océan sans faire surface une seule fois en près de deux mois. Les savants soviétiques seraient bien avisés de se montrer à moitié aussi imaginatifs.
- À dire vrai, Capitaine, j'ai trouvé le rapport plutôt assommant.
- Assommant ! Si vous l'aviez étudié durant l'un des rares moments où vous vous consacrez vraiment à votre travail, vous auriez remarqué un étrange changement de route durant les derniers jours de l'expédition.
- Je ne vois aucun sens caché dans un simple changement de route.
- Un bon agent de renseignement cherche à tout un sens caché, Marganine. »
Ainsi remis à sa place, Marganine jeta un regard nerveux à sa montre et tourna la tête en direction des toilettes.
« J'estime que nous devrions tâcher de savoir ce que les Américains trouvent de si intéressant au large des Grands Bancs de Terre-Neuve, reprit Prevlov. Depuis cette affaire de la Nouvelle-Zemble, je voudrais un examen attentif de toutes les opérations entreprises par l'Agence Nationale de Recherches Océanographiques depuis six mois. Mon intuition me souffle que les Américains mijotent quelque chose qui risque de créer des ennuis à notre mère patrie. » Prevlov héla un serveur qui passait et lui désigna son verre vide. Il se renversa en arrière en soupirant. « Les choses ne sont jamais ce qu'elles paraissent, vous ne trouvez pas?
Nous exerçons un métier étrange et bien déconcertant lorsque l'on songe que chaque virgule, chaque point sur un bout de papier peut renfermer des renseignements d'une importance vitale sur un secret extraordinaire. C'est dans la direction la moins évidente que l'on trouve les réponses. »
Le garçon revint avec le cognac de Prevlov et ce dernier vida son verre, savourant l'eau-de-vie avant de l'avaler d'un trait.
« Voulez-vous m'excuser un moment, Capitaine ? »
Prevlov leva les yeux et Marganine de la tête désigna les toilettes.
« Bien sûr. »
Marganine entra dans la salle carrelée, haute de plafond, et se planta devant l'urinoir. Il n'était pas seul. Une paire de pieds, le pantalon enroulé autour des chevilles, apparaissait sous la porte des cabinets. Il resta là, prenant son temps, jusqu'au moment où il entendit le bruit de la chasse d'eau. Alors il s'approcha du lavabo et se rinça les mains avec soin, tout en regardant dans la glace le même gros homme qu'il avait déjà rencontré sur un banc du parc resserrer sa ceinture et venir l'aborder.
« Pardonnez-moi, matelot, dit le gros homme, vous avez laissé tomber ça par terre. » II remit à Margarine une petite enveloppe.
Marganine la prit sans hésitation et la glissa dans la poche intérieure de sa tunique. « Oh, que je suis négligent. Je vous remercie. »
Le gros homme se pencha alors sur le lavabo tandis que Marganine allait prendre une serviette. « Vous avez dans cette enveloppe des renseignements explosifs, chuchota le gros homme. Ne traitez pas cela à la légère.
- Ce sera l'objet de tous mes soins. »
La lettre était posée bien au milieu de la table de travail de Seagram, dans son bureau. D
alluma la lampe, se laissa tomber dans le fauteuil et se mit à lire. Cher Gène,
Je t'aime. Ça doit sembler une façon bien banale de commencer, mais c'est vrai. Je t'aime encore de tout mon coeur.
J'ai désespérément essayé de te comprendre et de te réconforter durant ces mois de tension. Comme j'ai souffert d'attendre que tu acceptes mon amour et mes attentions, sans rien espérer en retour sauf un petit signe d'affection. Je suis forte à bien des égards, Gène, mais je n'ai pas le courage ni la patience de lutter contre l'indifférence. Aucune femme n'en est capable. J'ai la nostalgie de nos premiers jours, de cette douce époque où la sollicitude que chacun portait à l'autre l'emportait de loin sur les exigences de nos vies professionnelles. Tout était plus simple en ce temps-là. Nous donnions nos cours à l'université, nous riions et nous faisions l'amour comme si chaque fois c'était la dernière. C'est peut-être moi qui ai commencé
à détériorer les choses entre nous en ne voulant pas d'enfant. Peut-être qu'un fils ou une fille nous aurait liés davantage. Je ne sais. Je ne peux que regretter ce que je n'ai pas fait. Tout ce que je sais c'est qu'il vaut mieux pour nous deux que pour quelque temps nous nous séparions car pour l'instant notre coexistence sous le même toit me paraît faire ressortir une méchanceté et un égoïsme qu'aucun de nous à ma connaissance ne possédait.
Je suis allée m'installer chez Marie Sheldon, une géologue des fonds marins à l'ANRO. Elle a eu la gentillesse de me prêter une chambre d'amis dans sa maison de Georgetown jusqu'à ce que je mette un peu d'ordre dans mes idées. Je t'en prie, n'essaie pas de me joindre. Cela n'aboutirait qu'à d'autres paroles désagréables. Laisse-moi le temps de voir un peu clair, Gène. Je t'en supplie.
On dit que le temps guérit toutes les blessures. Prions le ciel qu'il en soit ainsi. Je n'ai pas l'intention de t'abandonner, Gène, au moment où tu as l'impression que tu as le plus grand besoin de moi. Mais je suis convaincue que cela fera un poids de moins sur tes épaules au milieu de tes soucis actuels.
Pardonne ma fragilité féminine, mais d'un autre côté, pour moi, c'est un peu comme si tu m'avais repoussée. Espérons que l'avenir permettra à notre amour de survivre. Encore une fois, je t'aime Dana.
Seagram relut la lettre quatre fois, ses yeux refusant de se détourner des pages à l'écriture soignée. Puis il finit par éteindre la lumière pour rester assis là dans l'obscurité.
Dana Seagram était plantée devant sa penderie et s'adonnait au rite bien féminin de décider ce qu'elle allait mettre quand on frappa à la porte de la chambre.
« Dana? Tu es prête?
- Entre, Marie. »
Marie Sheldon ouvrit la porte et s'appuya au chambranle. « Bonté divine, mon chou, tu n'es même pas habillée. »
Marie avait une voix très basse qui semblait lui venir du fond de la gorge. C'était une petite femme mince, pleine de vie, avec des yeux bleus pétillants, un petit nez retroussé et une masse de cheveux blonds décolorés relevés en un énorme chignon. Elle aurait pu être très provocante sans son menton un peu carré.
« Tous les matins, c'est la même chose, fit Dana, agacée. Si seulement je pouvais m'organiser et préparer mes affaires la veille au soir, mais j'attends toujours la dernière minute. »
Marie s'approcha de Dana. « Si tu mettais ta jupe bleue? »
Dana décrocha la jupe du cintre, puis la jeta sur-la moquette. « La barbe ! J'ai envoyé le corsage qui va avec chez le teinturier.
- Si tu ne fais pas attention, tu vas avoir l'écume à la bouche.
- Je n'y peux rien, fit Dana. Depuis quelque temps, tout semble aller mal.
- Tu veux dire : depuis que tu as plaqué ton mari.
- La dernière chose dont j'aie besoin maintenant, c'est un sermon.
- Calme-toi, mon chou. Si tu veux lâcher ta colère sur quelqu'un, alors plante-toi devant une glace. »
Dana restait là, tendue comme une poupée mécanique dont on a trop remonté les ressorts. Marie sentait venir une crise de larmes et opéra un repli stratégique.
« Calme-toi. Prends ton temps. Je vais descendre faire tourner le moteur. »
Dana attendit que le bruit léger des pas de Marie se fût éloigné avant de passer dans la salle de bains et d'avaler deux comprimés. Dès que le tranquillisant commença à faire son effet, elle passa calmement une robe de toile turquoise, se donna un coup de peigne, chaussa une paire de mocassins et descendit l'escalier.
Pendant le trajet jusqu'aux bureaux de l'ANRO, Dana paraissait gaie et pleine d'entrain tandis que son pied battait la mesure aux accents de la radio de la voiture.
« Un comprimé ou deux? demanda Marie.
- Hein?
- J'ai dit un comprimé ou deux? On peut toujours parier quand, d'un instant à l'autre, de garce tu te transformes en ange, que tu as pris des tranquillisants.
- C'est vrai ce que je disais à propos du sermon.
- D'accord, mais je te préviens, ma vieille. Si jamais je te trouve un soir allongée par terre avec une overdose, je reprendrai tranquillement mes petites affaires et je disparaîtrai dans la nuit. Je ne peux pas supporter les scènes mortuaires spectaculaires.
- Tu exagères. »
Marie la regarda. « Tu crois ? Tu prends ça comme d'autres gobent des vitamines.
- Je vais très bien, fit Dana d'un ton de défi.
- Tu parles. Tu es le cas classique de la femme déprimée et frustrée. Et, permets-moi d'ajouter, de la pire espèce.
- Il faut du temps pour émousser la peine.
- La peine, mon oeil. Tu veux dire que ça émousse tes remords.
- Je ne me ferai pas l'illusion de croire que ce que j'ai fait de mieux c'est de quitter Gène. Mais je suis convaincue que c'était la chose à faire.
- Tu ne crois pas qu'il a besoin de toi?
- J'espérais toujours qu'il ferait un geste dans ma direction, mais chaque fois que nous sommes ensemble, nous nous bagarrons comme des chats de gouttière. Il m'a chassée de sa vie, Marie. C'est toujours la même histoire : quand un homme comme Gène devient un esclave de son travail, il élève autour de lui un mur infranchissable. Et la raison stupide, d'une stupidité
incroyable, c'est parce qu'il s'imagine que partager ses problèmes me précipite automatiquement en première ligne aussi. Un homme peut accepter le fardeau ingrat des responsabilités. Mais pas nous autres femmes. Pour nous, la vie est un jeu que nous jouons au jour le jour. Nous ne faisons jamais de projets d'avenir comme les hommes. » Elle avait un air triste et las. « Je ne peux qu'attendre et rentrer quand Gène tombera, accablé par ses blessures, dans la guerre qu'il mène tout seul. Alors, et seulement alors, j'aurai la certitude qu'il accueillera mon retour avec plaisir.
- JJ sera peut-être trop tard, dit Marie. D'après la description que tu fais de lui, Gène me paraît un candidat de choix pour une dépression nerveuse ou un bel infarctus. Si tu avais un rien de cran, tu tiendrais le coup avec lui. »
Dana secoua la tête. « Je ne peux pas supporter d'être repoussée. Tant que nous ne pourrons pas vivre de nouveau en paix tous les deux, j'ai l'intention de mener une autre existence.
- Est-ce que ça comprend aussi d'autres hommes ?
- Rien que des amours platoniques, fit Dana avec un sourire un peu forcé. Je ne m'en vais pas jouer la femme libérée et sauter sur tous les pantalons qui traversent mon chemin. »
Marie eut un sourire narquois. « C'est une chose de prendre des grands airs et de professer de nobles idéaux, mon chou, mais dans la pratique, c'est une autre paire de manches. Nous sommes à Washington, tu l'oublies. Nous sommes huit femmes pour un homme. Ce sont eux, les veinards, qui peuvent se permettre de choisir.
- S'il arrive quelque chose, eh bien, on verra. Je ne m'en vais pas chercher une aventure. D'ailleurs, j'ai perdu l'entraînement. Je ne sais plus comment flirter.
- Séduire un homme, c'est comme la bicyclette, dit Marie en riant. Une fois qu'on a appris, on n'oublie plus jamais. »
Elle se gara dans le vaste parking à ciel ouvert de l'ANRO. Elles montèrent le perron qui menait dans le hall, où elles rejoignirent le flot de leurs collègues qui se hâtaient dans les couloirs et vers les ascenseurs.
« On se retrouve pour déjeuner? dit Marie.
- Parfait.
- J'amènerai deux copains sur qui tu pourras exercer tes charmes latents. »
Sans laisser à Dana le temps de protester, Marie s'était perdue dans la foule. Quand elle se retrouva dans l'ascenseur, Dana nota avec un étrange sentiment, tout à la fois de plaisir et de détachement, que son cour battait très fort.
Sandecker gara sa voiture dans le parc de stationnement du Collège d'Océanographie d'Alexandrie, ouvrit sa portière et s'approcha d'un homme qui attendait auprès d'un petit chariot de golf électrique.
« Amiral Sandecker?
- Oui.
- Docteur Murray Silverstein. » Le petit homme rond et chauve lui tendit la main. Heureux que vous ayez pu venir, Amiral. Je crois que nous avons quelque chose qui va se révéler utile.
»
Sandecker s'installa dans le chariot. « Nous sommes reconnaissants du moindre élément utile que vous pouvez nous fournir. »
Silverstein prit la barre en main et les guida le long d'un petit chemin goudronné. « Depuis hier soir nous avons procédé à toute une série de tests. Je ne peux rien vous promettre qui soit mathématiquement exact, attention, mais le moins qu'on puisse dire, c'est que les résultats sont intéressants.
- Des problèmes ?
- Quelques-uns. Le principal inconvénient qui fait basculer nos projections du précis à
l'approximatif, c'est l'absence de faits concrets. Par exemple, on n'a jamais établi la direction dans laquelle pointait l'étrave du Titanic quand il a coulé. Ce facteur inconnu à lui seul pourrait ajouter environ mille hectares à la zone de recherche.
- Je ne comprends pas. Est-ce qu'un navire d'acier de quarante-cinq mille tonnes ne coulerait pas à pic?
- Pas nécessairement. Le Titanic est descendu en vrille et a sombré suivant un angle d'environ 78° ; à mesure qu'il coulait, le poids de l'eau de mer emplissant ses compartiments avant l'a déplacé de ce côté à une vitesse de quatre ou cinq nouds. Il nous faut ensuite tenir compte de la force vive provoquée par son énorme masse, et du fait qu'il a parcouru plus de deux milles et demi avant de toucher le fond. Non, je crois malheureusement qu'il s'est arrêté à
l'horizontale, et assez loin du point où il a commencé à sombrer. »
Sandecker regarda l'océanographe. « Comment pouvez-vous connaître l'angle précis suivant lequel le Titanic a coulé ? Dans l'ensemble on ne peut pas se fier aux descriptions des survivants. »
Silverstein désigna une haute tour de ciment sur sa droite. « Les réponses sont là-dedans, Amiral. » II arrêta le chariot devant l'entrée du bâtiment. « Venez, je vais vous faire une démonstration pratique de ce que je suis en train de vous expliquer. »
Sandecker le suivit dans un petit couloir et jusqu'à une salle qui se terminait par une grande fenêtre en plastique acrylique. Silverstein fit signe à l'amiral d'approcher. Un plongeur avec masque et bouteille lui fit signe derrière la vitre. Sandecker répondit par un geste de la main.
« Un réservoir de plongée, expliqua Silverstein. Les parois intérieures sont en acier et s'élèvent à une hauteur de soixante mètres sur un diamètre de neuf mètres. Il y a une chambre principale de pression pour entrer et sortir au niveau inférieur, et cinq sas disposés à diverses hauteurs sur le côté, pour nous permettre de suivre nos expériences à des profondeurs différentes.
- Je vois, murmura Sandecker. Vous avez pu simuler la chute du Titanic jusqu'au fond de l'océan.
- Oui, permettez-moi de vous montrer. » Silverstein décrocha un téléphone sur une console disposée devant la vitre d'observation. « Owen, faites-moi une chute en trente secondes.
- Vous avez une maquette du Titanic ?
- Oh, ce n'est pas tout à fait une pièce dont pourrait s'enorgueillir un musée de la Marine, bien sûr, dit Silverstein, mais, pour une réduction à l'échelle de la configuration générale, du poids et du déplacement du navire, c'est une réplique quasi parfaite. Le potier a fait un excellent travail.
- Le potier?
- C'est de la céramique, dit Silverstein. Nous pouvons mouler et cuire vingt maquettes dans le temps qu'il nous faudrait pour en fabriquer une en métal. » II posa une main sur le bras de Sandecker et l'attira vers la vitre. « Tenez, la voici. »
Sandecker leva les yeux et vit une forme oblongue d'environ un mètre vingt de longueur qui s'enfonçait lentement dans l'eau, précédée par ce qui semblait être une pluie de billes. Il put constater qu'on n'avait fait aucun effort pour recréer le détail authentique. La maquette ressemblait à une masse lisse d'argile non vernie : arrondie à une extrémité, effilée à l'autre, et surmontée de trois tuyaux, représentant les cheminées du Titanic. À travers la vitre d'observation, il entendit un cliquetis distinct lorsque l'étrave de la maquette toucha le fond du réservoir.
- Est-ce que vos calculs ne risquent pas d'être faussés par une erreur dans la configuration du modèle? demanda Sandecker.
- Certes, une erreur pourrait faire une différence. »
Silverstein le regarda droit dans les yeux. « Mais je vous assure, Amiral, nous n'avons rien omis ! »
Sandecker désigna la maquette. « Le vrai Titanic avait quatre cheminées; le vôtre n'en a que trois.
- Juste avant que le Titanic sombre, dit Silverstein, sa poupe s'est soulevée jusqu'à être perpendiculaire à la mer. La tension a été trop forte pour les haubans qui soutenaient la cheminée numéro un. Bs ont claqué et elle a basculé à tribord. »
Sandecker hocha la tête. « Mes compliments, Docteur. J'aurais dû savoir qu'il n'était pas question de mettre en doute la minutie de votre expérience.
- Ça n'est rien. Cela me donne l'occasion d'étaler mes connaissances. » II se tourna et fit à
travers la fenêtre un geste de la main, pouce levé. Le plongeur attacha la maquette à un câble qui le remonta vers le haut du réservoir. « Je vais recommencer l'expérience et vous expliquer comment nous sommes arrivés à cette conclusion.
- Vous pourriez commencer par m'expliquer la présence des billes.
- Elles jouent le rôle des chaudières, répondit Silverstein.
- Des chaudières?
- Là aussi, c'est une parfaite simulation. Voyez-vous, alors que la poupe du Titanic était braquée vers le ciel, ses chaudières se sont détachées de leur berceau d'ancrage et ont traversé
les cloisons en fonçant vers l'avant. C'étaient d'énormes machines : il y en avait vingt-neuf en tout, certaines avaient près de cinq mètres de diamètre sur six de long.
- Mais vos billes étaient à l'extérieur de la maquette.
- Oui, nos calculs indiquent qu'au moins dix-neuf des chaudières ont fracassé tous les compartiments jusqu'à l'étrave et sont tombées au fond séparément de la coque.
- Comment pouvez-vous en être sûr?
- Parce que si leur chute avait été arrêtée, le formidable déplacement de ballast causé par leur trajet depuis le milieu jusqu'aux compartiments avant du navire aurait entraîné le Titanic suivant un angle droit de 90°. Mais les rapports des survivants observant la scène depuis les canots - et pour une fois presque tous sont d'accord là-dessus - leurs rapports indiquent que peu après que se fut tu le fracas assourdissant des chaudières glissant à travers les compartiments, le navire s'est un peu incliné sur l'arrière avant de couler. Ce fait signifie, en tous les cas pour moi, que le Titanic a expulsé ses chaudières et que, une fois libéré de cette surcharge, il s'est légèrement redressé pour prendre l'angle de 78° que je vous ai cité tout à
l'heure.
- Et les billes viennent soutenir cette théorie ?
- Au pied de la lettre. » Silverstein décrocha de nouveau le téléphone. « Quand vous voudrez, Owen. » II raccrocha le combiné. « Owen Dugan, mon assistant, est là-haut. En ce moment, il doit être en train de disposer la maquette dans l'eau juste au-dessus de ce fil à plomb que vous apercevez dans l'eau sur un côté du réservoir. À mesure que l'eau commence à pénétrer par des trous percés à des endroits stratégiques de l'étrave de la maquette, celle-ci va commencer à plonger la tête en avant. À un certain angle, les billes vont rouler jusqu'à l'étrave et une porte à ressort va leur permettre de poursuivre librement leur chute. »
Comme si c'était la réplique qu'elles attendaient, les billes commencèrent à tomber au fond du réservoir, suivies de près par la maquette. Celle-ci toucha le fond à environ trois mètres cinquante du fil à plomb. Le plongeur fit une petite marque au fond du réservoir et leva le pouce et l'index, indiquant une distance d'un peu plus de deux centimètres.
« Voilà, amiral, cent dix expériences et la maquette a toujours touché le fond dans un rayon de dix centimètres autour du même point. »
Sandecker considéra un long moment le réservoir, puis se tourna vers Silverstein. « Alors, où
cherchons-nous ?
- Après quelques éblouissants calculs effectués par notre département de physique, dit Silverstein, leur estimation est à treize cents mètres au sud-est du point où le Sappho I a découvert le cornet, mais ce n'est, bien sûr, qu'une estimation.
- Comment pouvez-vous être certain que le cornet n'est pas tombé suivant un angle différent de la verticale, lui aussi ? »
Silverstein prit un air peiné. « Vous sous-estimez mon génie de la perfection. Amiral. Nos estimations seraient sans valeur si nous n'avions pas un dessin exact du trajet du cornet jusqu'au fond de l'océan. Vous trouverez parmi mes notes de frais un reçu de Moe, prêteur sur gages, pour deux cornets. Après une série d'essais dans le réservoir, nous les avons emportés à
deux cent milles au large du Cap Hatteras, où nous les avons laissés tomber dans trois mille six cents mètres d'eau. Je peux vous montrer le tracé relevé d'après notre sonar. Chacun d'eux s'est arrêté à cinquante mètres de la verticale de leur point de chute.
- Vous êtes tout excusé, fit Sandecker en riant. J'ai la triste impression que mon scepticisme va me coûter une caisse de Chardonnay Robert Mondavi 1984.
- 1981, corrigea Silverstein en souriant.
- S'il y a une chose que je ne peux pas supporter, c'est un schnock qui a du goût.
- Songez à quel point le monde serait vulgaire sans nous. »
Sandecker ne répondit pas. Il s'approcha de la vitre et contempla dans le réservoir la maquette en céramique du Titanic. Silverstein vint le rejoindre. « Pas de doute, c'est un sujet fascinant.
- Ce qu'il y a d'étrange, à propos du Titanic, murmura Sandecker, c'est que, dès l'instant où
vous êtes sensible à son charme, vous ne pensez à rien d'autre.
- Mais pourquoi ? Qu'y a-t-il dans ce navire qui saisit l'imagination et ne veut pas lâcher prise
?
- Parce que c'est l'épave qui fait pâlir toutes les autres, dit Sandecker. C'est le trésor le plus légendaire, et pourtant le plus insaisissable, de l'histoire contemporaine. Une simple photo du navire suffit à faire battre le coeur plus vite. Connaître son histoire, l'équipage qui le manoeuvrait, les gens qui ont arpenté ses ponts durant les quelques jours de son existence, c'est cela qui enflamme l'imagination, Silverstein. Le Titanic, ce sont les immenses archives d'une époque que nous ne reverrons jamais. Dieu seul sait s'il est en notre pouvoir de ramener à la lumière du jour ce noble vieillard. Mais je vous assure que nous allons essayer. »
Vu de l'extérieur, le submersible Sea Slug avait un air lisse et d'un aérodynamisme parfait, mais pour Pitt qui tournait dans tous les sens sa carcasse d'un mètre quatre-vingt-cinq coincée dans le fauteuil du pilote, l'intérieur semblait un cauchemar de canalisations hydrauliques et de circuits électriques propres à engendrer la claustrophobie. Le sous-marin avait six mètres de long et une forme tubulaire, avec les extrémités arrondies qui lui avaient valu son nom de Sea Slug, Limace des Mers. Il était peint en jaune et avait quatre grands hublots disposés par paires à l'avant, alors que le surmontaient comme de petites calottes de radar deux puissants projecteurs à haute intensité.
Pitt termina la liste de contrôle et se tourna vers Giordino, qui était assis dans le siège à sa droite.
« On plonge ? »
Giordino eut un grand sourire qui découvrit ses dents. « Allons-y.
- Qu'est-ce que tu en dis, Rudi ? »
Gunn, allongé derrière les hublots inférieurs, leva les yeux et hocha la tête. « Quand vous voudrez. »
Pitt parla dans un microphone et regarda sur le petit écran de télévision de contrôle au-dessus du tableau de bord la grue du Modoc soulever le Sea Slug de son berceau et le faire pivoter avec précaution avant de le descendre dans l'eau. Dès qu'un plongeur eut débranché le câble, Pitt ouvrit la valve de ballast et le submersible commença à s'enfoncer lentement sous les vagues.
« Mise en marche du système d'oxygénation, annonça Giordino. Une heure jusqu'au fond, dix heures pour les recherches, deux heures pour remonter, ce qui nous laisse une réserve de cinq heures pour les impondérables.
- Nous utiliserons le temps de réserve pour les recherches », dit Pitt. Giordino connaissait bien tous les éléments de la situation. Si l'impensable se produisait, un accident par trois mille six cents mètres de fond, il n'y aurait aucun espoir de sauvetage. Une mort rapide serait tout ce qu'ils pourraient souhaiter plutôt que l'abominable souffrance d'une lente asphyxie. Il se surprit même à songer avec amusement qu'il aurait bien voulu se retrouver à bord du Sappho I, à savourer le confort de l'air libre et la sécurité de son système de régénération de l'atmosphère capable de fonctionner huit semaines. Il se renversa en arrière et regarda l'eau s'assombrir à mesure que le Sea Slug enfonçait sa coque dans les profondeurs, ses pensées revenant au personnage énigmatique qui pilotait l'appareil.
Giordino revoyait Pitt au temps du collège, lorsqu'ils conduisaient et pilotaient tous les deux des voitures bricolées sur les petites routes désertes, derrière Newport Beach, en Californie. Il connaissait mieux Pitt que n'importe quel homme au monde ; que n'importe quelle femme aussi, d'ailleurs. Pitt avait en fait deux identités séparées : il y avait le Dirk Pitt bon vivant, qui s'éloignait rarement de la norme, qui était plein d'humour, sans prétention, et qui avait des contacts faciles avec tous ceux qu'il rencontrait. Et puis il y avait l'autre Dirk Pitt, la machine d'une froide efficacité, qui ne commettait pour ainsi dire jamais d'erreur et qui souvent se repliait dans un silence hautain. S'il y avait une clef ouvrant la porte séparant ces deux personnalités, Giordino ne l'avait pas encore trouvée.
Giordino tourna les yeux vers l'indicateur de plongée. Son aiguille marquait trois cent soixante mètres. Ils eurent bientôt franchi le seuil des six cents mètres et pénétrèrent dans un monde de nuit éternelle. D'où il était, pour l'oeil humain, ce n'était que pures ténèbres. Giordino abaissa une manette et les projecteurs extérieurs s'allumèrent, découpant dans l'obscurité un chenal rassurant.
« À ton avis, quelles sont nos chances de trouver l'épave à la première tentative ? demanda-til.
- Si les calculs de l'ordinateur que nous a envoyés l'amiral Sandecker sont justes, le Titanic devrait se trouver quelque part dans un arc de 110°, à treize cents mètres au sud-est de l'endroit où tu as repéré le cornet.
- Oh, formidable, marmonna Giordino, sarcastique. Au lieu de chercher un bout d'ongle dans les dunes de Coney Island, il ne s'agit que de retrouver un charançon albinos au milieu d'un champ de blé.
- Le voilà qui recommence avec son pessimisme indécrottable, dit Gunn.
- Peut-être que si nous ne faisons pas attention à lui, fit Pitt riant, il va s'en aller. »
Giordino fit une grimace et désigna le vide insondable derrière les hublots.
« Oh, bien sûr, vous n'avez qu'à me déposer au prochain coin de rue.
- On va retrouver l'épave », dit Pitt avec résolution. Il désigna la pendule éclairée du tableau de bord. « Voyons, il est maintenant 6 h 40. Je prédis que nous serons au-dessus du pont du Titanic avant le déjeuner, disons à 11 h 40. »
Giordino lui lança un regard en coulisse. « Le grand prophète a parlé.
- Un peu d'optimisme ne fait jamais de mal », fit Gunn. Il régla l'objectif de la caméra et déclencha le projecteur stroboscopique. Il brilla un instant d'un éclair aveuglant, reflétant dans son faisceau des millions de créatures planctoniques en suspension dans l'eau. Trois mille mètres et quarante minutes plus tard, Pitt signala au Modoc leur profondeur et la température de l'eau : deux degrés. Les trois hommes regardèrent, fascinés, un petit poisson affreux et boursouflé qui passait lentement devant les hublots; le petit bulbe lumineux qui faisait saillie sur sa tête brillait comme un phare esseulé.
À trois mille sept cents mètres, le fond de l'océan apparut, s'approchant à la rencontre du Sea Slug comme si celui-ci était immobile. Pitt mit en marche les moteurs et régla l'angle d'altitude, arrêtant en douceur la descente du Sea Slug et le mettant sur une route parallèle au lit d'argile rouge qui tapissait le fond de la mer.
Peu à peu, le silence inquiétant fut rompu par le bourdonnement rythmé provenant des moteurs électriques du Sea Slug. Tout d'abord Pitt eut quelques difficultés à discerner les accidents de terrain du fond : rien n'indiquait un paysage à trois dimensions. Ses yeux ne voyaient qu'une plaine qui s'étendait au-delà de la portée des projecteurs.
Pas trace visible de vie. Et pourtant, les preuves ne manquaient pas : les traces des habitants des profondeurs sinuaient et zigzaguaient dans toutes les directions sur la couche de sédiments. On aurait pu croire qu'elles étaient récentes, mais la mer peut vous induire en erreur. Les empreintes des araignées de mer des profondeurs, des concombres marins ou des étoiles de mer auraient pu être faites quelques minutes ou quelques centaines d'années plus tôt, car les restes microscopiques d'organismes animaux et végétaux qui constituent la vase du fond de l'océan ne filtrent vers le bas qu'au rythme d'un ou deux centimètres tous les mille ans.
« Oh, la ravissante créature », fit Giordino en montrant quelque chose. Le regard de Pitt suivit le doigt de Giordino et aperçut un étrange animal d'un bleu-noir, qui semblait un croisement entre un calmar et une pieuvre. Il avait huit tentacules reliés entre eux comme le pied palmé d'un canard, et il contemplait le Sea Slug par deux gros yeux globulaires qui occupaient près d'un tiers de tout son corps.
« C'est un calmar vampire, leur annonça Gunn.
- Demande-lui s'il a des parents en Transylvanie? ricana Giordino.
- Tu sais, fit Pitt, cette chose là-bas me rappelle un peu ta petite amie.
- Tu veux dire celle qui n'a pas de nichons ? Renchérit Gunn.
- Tu la connais ?
- Bavez toujours, racaille envieuse, grommela Giordino. Elle est folle de moi et son père m'entretient en alcools de qualité.
- Qualité extra, ricana Pitt. Du Bourbon Vieille Chiotte, du Gin Attila, de la Vodka Merdanska. Tu connais ces étiquettes-là? »
Durant les quelques heures suivantes, plaisanteries et sarcasmes s'échangèrent entre les parois du Sea Slug. En fait, c'était une attitude, un mécanisme de défense pour remédier à l'ennui corrosif de la monotonie. Contrairement à ce qu'on lit dans les romans, la chasse aux épaves en profondeur peut être une tâche épuisante et fastidieuse. Ajoutez à cela l'inconfort d'un bathyscaphe encombré d'instruments, le degré d'humidité élevé et la température frisquette qui règne à l'intérieur, et vous avez tout ce qu'il faut pour que l'erreur humaine provoque un accident qui pourrait se révéler tout à la fois coûteux et fatal.
Les mains de Pitt restaient impassibles sur les commandes, pilotant le Sea Slug à moins d'un mètre cinquante au-dessus du fond. Giordino concentrait toute son attention sur le système d'oxygénation, alors que Gunn gardait les yeux fixés sur le sonar et le magnétomètre. Les longues heures de préparation étaient terminées. C'était maintenant une affaire de patience et d'obstination, mêlée à cette forme particulière d'éternel optimisme et d'amour de l'inconnu que partagent tous les chercheurs de trésor.
« On dirait un tas de pierres droit devant », dit Pitt.
Giordino regarda par les hublots. « Ils sont plantés là dans la vase, je me demande d'où ils sont venus.
- Peut-être du ballast jeté par-dessus bord d'un vieux voilier.
- Ça doit plutôt venir d'un iceberg, dit Gunn. Il y a pas mal de pierres, de boue et de débris qui sont emportés sur la mer et puis qui tombent au fond quand les icebergs fondent... » Gunn s'interrompit au milieu de sa conférence. « Attendez... j'ai une violente réaction sur le sonar. Et voilà que le magnétomètre repère quelque chose aussi.
- Où ça? demanda Pitt.
- Cap 137.
- Cap au 137 », répéta Pitt. Il fit décrire au Sea Slug un gracieux virage, comme si c'était un avion, et prit la route indiquée. Giordino regardait pardessus l'épaule de Gunn les cercles de lumière verte sur le sonar scope. Un petit point à l'éclat vibrant indiquait la présence d'un objet solide à trois cents mètres au-delà de leur champ de vision.
« Ne vous excitez pas, dit Gunn avec calme. Ça m'a l'air trop petit pour un navire.
- Qu'est-ce que tu penses que c'est ?
- Difficile à dire. Ça n'a pas plus de six ou sept mètres de long, environ cinq mètres de haut. Ça peut être n'importe quoi...
- Ça pourrait être une des chaudières du Titanic, intervint Pitt. Le fond de l'océan devrait en être parsemé.
- Tu prends la tête du peloton, fit Gunn, l'excitation maintenant perceptible dans sa voix. J'ai un signal identique au cap 115. Et en voici un autre au cap 160. Celui-ci a une longueur approximative de vingt mètres.
- On dirait une de ses cheminées, dit Pitt.
- Seigneur! murmura Gunn. Ça commence à ressembler à une décharge publique par ici. »
Soudain, dans la pénombre au bord extérieur des ténèbres, un objet arrondi devint visible, cerné d'un halo de lumière fantastique comme une immense pierre tombale. Bientôt les trois paires d'yeux à l'intérieur du bathyscaphe purent distinguer les grilles du fourneau de la grande chaudière, et puis une rangée après l'autre de rivets, le long des soudures et les tentacules arrachés de ce qui restait des tuyauteries.
« Ça t'aurait plu d'avoir été chauffeur en ce temps-là, et d'avoir ce bébé à nourrir? murmura Giordino.
- J'en ai repéré une autre, dit Gunn. Non, attendez... La pulsation devient plus forte. Voici la longueur. Trente mètres... soixante...
- Approche, approche, mon joli, pria Pitt.
- Cent cinquante... Deux cents... Deux cent quarante mètres. Ça y est ! On l'a !
- Quel cap ? fit Pitt, la bouche sèche comme le sable.
- Cap 97 », répondit Gunn dans un souffle.
Pendant les quelques minutes suivantes, ils n'échangèrent plus un mot tandis que le Sea Slug parcourait la distance. Ils avaient le visage pâle et tendu. Le coeur de Pitt battait à tout rompre dans sa poitrine, il avait l'impression d'avoir un grand poids dans l'estomac et qu'une énorme main le broyait de l'extérieur. Il se rendit compte qu'il laissait le bathyscaphe s'approcher trop près de la vase. Il tira sur les commandes, tout en gardant les yeux fixés sur le hublot. Qu'allaient-ils trouver? Une liasse de ferraille rouillée, impossible à renflouer? Une coque brisée, fracassée et enterrée jusqu'à ses superstructures dans la vase? Et puis son regard aperçut une ombre massive qui se dressait menaçante dans l'obscurité.
« Bonté divine ! fit Giordino d'un ton de respect. Nous sommes tombés droit sur son étrave. »
Comme ils approchaient à moins de quinze mètres, Pitt ralentit les moteurs et fit pivoter le Sea Slug sur une route parallèle à la ligne de flottaison de l'infortuné paquebot. Les dimensions mêmes de l'épave, lorsqu'on la voyait de côté, offraient un spectacle stupéfiant. Même au bout de près de quatre-vingts ans, le navire coulé se révélait étonnamment exempt de corrosion; la bande de peinture dorée qui ceignait les deux cent soixante-cinq mètres de sa coque noire luisait dans le faisceau des projecteurs. Pitt fit remonter le bathyscaphe le long de l'ancre de huit tonnes de bâbord, jusqu'au moment où ils purent tous clairement distinguer les lettres dorées de près d'un mètre de haut qui proclamaient encore fièrement que c'était le Titanic.
Fasciné, Pitt décrocha le microphone et appuya sur le bouton d'appel. « Modoc, Modoc. Ici, Sea Slug... Vous me recevez? »
L'opérateur radio du Modoc répondit presque aussitôt. « Sea Slug, ici Modoc. Je vous reçois. Terminé. »
Pitt régla le volume pour diminuer les bruits de fond.
« Modoc, signalez au Q.G. de l'ANRO que nous avons découvert le Grand T. Je répète, nous avons découvert le Grand T. Profondeur 3 702 mètres. Heure, Ilh42.
- 11 h 42 ? répéta Giordino. Vantard ! Tu t'es trompé de deux minutes. »
RENAISSANCE
Le Titanic gisait, enveloppé dans l'immobilité fantomatique des noires profondeurs, et portait encore les sinistres cicatrices de sa tragédie. La déchirure provoquée par sa collision avec l'iceberg s'étendait de l'extrémité avant tribord jusqu'à la chambre de chauffe n° 5, sur près de cent mètres le long de la coque, cependant que les trous béants dans l'étrave au-dessous de la ligne de flottaison révélaient le choc formidable des chaudières, lorsqu'elles s'étaient arrachées aux entrailles du navire pour fracasser une cloison après l'autre et plonger enfin dans la mer. Le navire reposait lourdement dans la vase, avec une légère gîte à bâbord, le gaillard d'avant tourné vers le sud, comme s'il cherchait dans un effort pathétique à atteindre les eaux d'un port qu'il n'avait jamais connues. Les faisceaux lumineux provenant du bathyscaphe dansaient sur ses superstructures fantomatiques, jetant de longues ombres spectrales en travers de ses interminables ponts de teck. Ses hublots, les uns ouverts, les autres fermés, s'alignaient en rangées ordonnées le long de ses larges flancs. Il offrait un aspect élancé, presque moderne, maintenant que ses cheminées avaient disparu ; les trois cheminées avant n'existaient plus, deux sans doute ayant été emportées lors de la plongée jusqu'au fond, alors que la n° 4 gisait en travers du pont des embarcations arrière. Et, à l'exception des bouts de haubans rouillés qui serpentaient par-dessus le bastingage, le pont des embarcations n'offrait au regard que quelques énormes manches à air montant une garde silencieuse au-dessus des bossoirs vides, qui abritaient jadis les canots de sauvetage du grand paquebot.
Il y avait dans tout cela une beauté morbide. Les hommes à l'intérieur du bathyscaphe croyaient presque voir ses salons et ses cabines inondés de lumière et grouillant de centaines de passagers joyeux. Ils imaginaient ses bibliothèques bourrées de livres, ses fumoirs emplis de la brume bleutée des cigares, ils croyaient entendre la musique de son orchestre jouant le dernier ragtime. Les passagers arpentaient ses ponts : des hommes riches et célèbres aux plastrons d'habit immaculés, des femmes en robes du soir colorées, des nurses avec des enfants cramponnés à leur jouet favori, les Astor, les Guggenheim et les Strauss en première classe, les bourgeois, les professeurs, les pasteurs, les étudiants, les écrivains en seconde classe; les immigrants, les fermiers irlandais et leur famille, les menuisiers, les boulangers, les tailleurs et les mineurs de lointains villages de Suède, de Russie et de Grèce dans l'entrepont. Et puis, il y avait les membres de l'équipage, près de neuf cents personnes, depuis les officiers jusqu'aux gens des cuisines, aux stewards, aux garçons d'ascenseur et aux hommes de la salle des machines.
Une fantastique opulence gisait dans l'obscurité par-delà les portes et les hublots. À quoi ressemblaient aujourd'hui la cuisine, le court de tennis, les bains turcs? Restait-il quelques vestiges pourrissants de cette immense tapisserie encore pendue dans le grand salon? Et l'horloge de bronze du grand escalier, et les lustres de cristal de l'élégant Café parisien, et le plafond délicatement décoré de la salle à manger des premières classes? Peut-être les ossements du commandant Edward J. Smith reposaient-ils quelque part dans les ombres de la passerelle? Quels mystères y avait-il à découvrir dans ce qui avait jadis été un colossal palace flottant, si jamais il revoyait la lumière du soleil ? Les éclairs des projecteurs stroboscopiques du bathyscaphe semblaient jaillir sans trêve tandis que le minuscule intrus contournait la coque immense. Un grand poisson d'une soixantaine de centimètres, avec une queue de rat, des yeux énormes et une tête lourdement caparaçonnée, folâtrait au-dessus des ponts inclinés, sans se soucier le moins du monde de ces explosions de lumière.
Après ce qui parut des heures, le bathyscaphe, avec son équipage le nez toujours rivé au hublot, s'éleva au-dessus du toit du salon des premières classes, s'y attarda quelques instants, puis déposa une petite capsule émettant un signal électronique. Ses émissions à basse fréquence fourniraient désormais un repère tangible pour les futures plongées vers l'épave. Le bathyscaphe effectua alors un virage vers le haut, ses projecteurs s'éteignirent et il se fondit dans les ténèbres d'où il avait émergé.
À part les rares étincelles de vie sous-marine qui avaient réussi à s'adapter à la survie dans ces ténèbres glacées, le Titanic une fois de plus était seul. Mais bientôt d'autres engins sousmarins viendraient et il sentirait les outils de l'homme travailler de nouveau sur sa peau d'acier, comme bien des années auparavant sur la grande cale de lancement des chantiers de constructions navales Harland et Wolff à Belfast.
Alors, peut-être, peut-être après tout arriverait-il pour la première fois au port.
QUATRIÈME PARTIE
LE TITANIC
Mai 1988
Avec des gestes précis et mesurés, le Secrétaire de l'Union soviétique, Georgi Antonov, alluma sa pipe et examina les autres hommes assis autour de la longue table de conférence en acajou.
À sa droite siégeaient l'amiral Boris Sloyouk, directeur des Services de Renseignement de la Marine soviétique, et son adjoint, le capitaine Prevlov. En face d'eux, Vladimir Polevoï, chef de la Direction des Secrets étrangers du KGB, et Vassily Tilevitch, maréchal de l'Union soviétique et directeur en chef de la Sécurité soviétique.
Antonov en vint droit au fait : « Alors, il semble que les Américains soient décidés à ramener le Titanic à la surface. » II regarda quelques instants les documents étalés devant lui avant de poursuivre :
« Ils ont l'air d'y mettre le paquet : deux navires auxiliaires, trois ravitailleurs, quatre submersibles pour plongées à grande profondeur. » II leva les yeux vers l'amiral Sloyouk et Prevlov. « Avons-nous un observateur dans les parages ? »
Prevlov acquiesça de la tête. « Le navire de recherches océanographiques Mikhaïl Kourkov, sous le commandement du capitaine Ivan Parotkine, croise dans le périmètre.
- Je connais personnellement Parotkine, ajouta Sloyouk. C'est un bon marin.
- Si les Américains dépensent des centaines de millions de dollars pour tenter de renflouer une épave vieille de soixante-seize ans, dit Antonov, il doit y avoir une motivation logique.
- Il y a une motivation, dit gravement l'amiral Sloyouk. Une motivation qui menace notre sécurité même. » II fit un signe de tête à Prevlov, qui fit passer à Antonov et aux hommes assis autour de la table un dossier rouge intitulé « Projet Sicile ». « C'est pourquoi j'ai demandé la convocation de cette réunion. Mes services ont découvert l'esquisse d'un plan pour un nouveau système de défense américain tout à fait secret. Je crois que vous en trouverez l'étude stupéfiante, sinon terrifiante. »
Antonov et les autres ouvrirent le dossier et se mirent à lire. Pendant peut-être cinq minutes, le Secrétaire général lut, s'interrompant par instant pour jeter un coup d'oeil en direction de Sloyouk. Sur le visage d'Antonov se succédèrent tour à tour diverses expressions, allant de l'intérêt professionnel à l'étonnement non dissimulé, à la surprise, et enfin, à la stupéfaction la plus totale.
« C'est incroyable, amiral Sloyouk, absolument incroyable.
- Un tel système de défense est-il concevable? demanda le maréchal Tilevitch.
- J'ai posé la même question à cinq de nos savants les plus éminents. Ils sont tous convenus qu'en théorie un tel système est réalisable à condition qu'on dispose d'une source d'énergie assez forte.
- Et vous supposez que cette source se trouve dans les cales du Titanic ? lui demanda Tilevitch.
- Nous en sommes certains, camarade maréchal. Comme je l'ai mentionné dans le rapport, l'ingrédient essentiel nécessaire à la réalisation du Projet Sicile est un élément peu connu appelé byzanium. Nous savons aujourd'hui que, voilà soixante-seize ans, les Américains ont arraché au sol russe les seules réserves connues au monde de ce minerai. Par bonheur pour nous, ils ont eu la malchance de transporter ce minerai sur un navire condamné. »
Antonov secoua la tête d'un air déconcerté. « Si ce que vous dites dans votre rapport est vrai, alors les Américains ont la possibilité d'abattre nos missiles intercontinentaux sans plus de mal qu'un berger tue des mouches. »
Sloyouk acquiesça de la tête. « Je crois que c'est malheureusement la triste vérité. »
Polevoï se pencha sur la table, son visage exprimant une consternation teintée de méfiance. «
Vous déclarez dans ce document que votre contact est un personnage haut placé au Département de la Défense des États-Unis.
- C'est exact, fit Prevlov avec respect. Il a été déçu par le gouvernement américain lors de l'affaire du Watergate, et depuis lors il m'envoie tout le matériel qui lui semble important. »
Antonov regarda Prevlov droit dans les yeux. « Estimez-vous qu'ils .puissent y arriver, capitaine Prevlov?
- À renflouer le Titanic ? »
Antonov hocha la tête.
Prevlov soutint son regard. « Si vous voulez bien vous rappeler la brillante récupération par la Central Intelligence Agency d'un de nos sous-marins nucléaires par plus de cinq mille mètres de fond au large de Hawaï en 1974 -je crois que la CIA appelait cela le projet Jennifer - il ne fait guère de doute que les Américains possèdent les capacités techniques de ramener le Titanic en rade de New York. Oui, camarade Antonov, je suis convaincu qu'ils y parviendront.
- Je ne partage pas votre opinion, fit Polevoï. Un navire de la taille du Titanic, c'est autre chose qu'un sous-marin.
- Je dois me ranger aux côtés du capitaine Prevlov, déclara Sloyouk. Les Américains ont l'agaçante habitude de réussir ce qu'ils entreprennent.
- Et ce Projet Sicile? Insista Polevoï. Le KGB n'a reçu aucun élément précis concernant son existence, à l'exception du nom de code. Comment savons-nous que les Américains n'ont pas inventé un projet mythique pour pouvoir bluffer lors des négociations pour la limitation des armements nucléaires stratégiques ? »
Antonov tapota sur la table. « Les Américains ne bluffent pas. Le camarade Khrouchtchev s'en est aperçu il y a vingt-cinq ans, lors de la crise des missiles de Cuba. Nous devons tenir compte de toute possibilité, si lointaine qu'elle soit, qu'ils sont sur le point de rendre ce système de défense opérationnel dès qu'ils auront récupéré le byzanium dans la coque du Titanic. » II s'interrompit pour tirer sur le tuyau de sa pipe. « Je suggère que nous songions dès maintenant aux mesures que nous devons prendre.
- De toute évidence, nous devons nous attacher à ce que le byzanium n'arrive jamais aux États-Unis », dit le maréchal Tilevitch.
Les doigts de Polevoï pianotaient sur Je dossier du Projet Sicile. « Le sabotage. Nous devons saboter l'opération de renflouement. Il n'y a pas d'autre méthode.
- Il ne doit y avoir aucun incident susceptible d'avoir des répercussions internationales, dit Antonov d'un ton ferme. Il ne saurait être question d'intervenir par une action militaire ouverte. Je ne veux pas voir les relations américano-soviétiques compromises alors que cette année encore la récolte sera mauvaise. Est-ce clair?
- Nous ne pouvons rien faire d'autre que pénétrer dans la zone de renflouement », insista Tilevitch.
Polevoï regarda Sloyouk. « Quelles mesures les Américains ont-ils prises pour protéger l'opération?
- Le croiseur atomique porte-missiles Juneau patrouille vingt-quatre heures sur vingt-quatre en vue des navires de renflouement.
- Puis-je parler? » Demanda Prevlov d'un ton presque condescendant. Et sans attendre la réponse, il poursuivit : « Avec toutes les précautions nécessaires, camarades, la pénétration a déjà eu lieu. »
Antonov leva les yeux. « Veuillez vous expliquer, Capitaine. »
Prevlov jeta un regard de côté à son supérieur. L'amiral Sloyouk lui répondit par un petit signe de tête affirmatif.
« Nous avons deux agents clandestins qui travaillent comme membres de l'équipe de renflouement de l'ANRO, expliqua Prevlov. Deux garçons remarquablement doués. Cela fait deux ans qu'ils nous transmettent d'importants renseignements recueillis par les océanographes américains.
- Bon, bon. Vos gens ont bien travaillé, Sloyouk », fit Antonov, mais il n'y avait aucune chaleur dans sa voix. Son regard revint à Prevlov. « Nous faut-il supposer, Capitaine, que vous avez conçu un plan?
- En effet, camarade. »
Marganine était dans le bureau de Prevlov lorsque celui-ci revint, installé avec nonchalance derrière le bureau du capitaine. Il y avait quelque chose de changé chez lui. Ce n'était plus l'adjoint falot et lèche-bottes que Prevlov avait laissé à peine quelques heures auparavant. Il y avait chez le personnage quelque chose de plus sûr, de plus assuré. On aurait dit que c'était dans son regard. Ces yeux hésitants reflétaient maintenant l'air sûr de soi d'un homme qui savait où il en était.
« Comment s'est passée la conférence, Capitaine ? demanda Marganine sans se lever.
- Je crois pouvoir dire sans crainte de me tromper que le jour ne tardera pas où vous pourrez m'appeler amiral.
- Je dois avouer, dit Marganine avec calme, que votre imagination fertile n'est surpassée que par votre vanité. »
Prevlov se trouva pris à l'improviste. La rage fit pâlir son visage, et lorsqu'il parla, on n'avait aucun mal à déceler l'émotion dans sa voix.
« Vous osez m'insulter ?
- Pourquoi pas? À n'en pas douter, vous avez persuadé le camarade Antonov que c'est votre génie qui vous a fait découvrir le but du Projet Sicile et de l'opération de renflouement du Titanic, alors qu'en réalité, c'est ma source à moi qui a transmis le renseignement. Je ne doute pas que vous leur ayez parlé aussi de votre merveilleux plan pour arracher le byzanium aux mains des Américains. Là encore, un plan dont je suis l'auteur. En bref, Prevlov, vous n'êtes qu'un voleur sans talent.
- Ça suffit », fit Prevlov d'un ton glacial en braquant un doigt sur Marganine. Brusquement, il se crispa; de nouveau il se maîtrisait, il était suave et précis, le vrai professionnel. «
Marganine, dit-il d'une voix douce, vous me paierez votre insubordination. Je veillerai à ce que vous me la payiez de mille morts d'ici à la fin de ce mois. »
Marganine ne dit rien. Il se contenta d'afficher un sourire aussi froid qu'une tombe. 38
« Et voilà pour le secret, fit Seagram, en laissant tomber un journal sur le bureau de Sandecker. C'est le journal de ce matin. Je l'ai acheté dans un kiosque il n'y a pas un quart d'heure... »
Sandecker le déplia et le regarda à la première page. Il n'eut pas à chercher loin, cela s'étalait en gros caractères.
« L'ANRO VA RENFLOUER LE TITANIC », lut-il tout haut. Eh bien, au moins nous n'aurons plus besoin de marcher sur la pointe des pieds. "Une opération de plusieurs millions de dollars pour sauver l'infortuné paquebot." Il faut le reconnaître, ça se lit bien. "Des sources autorisées affirmaient aujourd'hui que l'Agence Nationale de Recherches Océanographiques est en train de préparer une opération de sauvetage pour renflouer le paquebot Titanic, qui avait heurté un iceberg et coulé en plein Atlantique le 15 avril 1912, coûtant la vie à plus de quinze cents personnes. Cette formidable entreprise annonce une aube nouvelle dans le sauvetage en eau profonde qui est sans parallèle dans l'histoire de la chasse au trésor." »
« Une chasse au trésor de plusieurs millions de dollars, fit Seagram, l'air sombre. Le Président va être ravi.
- Il y a même une photo de moi, fit Sandecker. Pas très bonne, d'ailleurs. Ça doit être une photo d'archives, prise il y a cinq ou six ans.
- Ça n'aurait pas pu tomber à un plus mauvais moment, dit Seagram. Encore trois semaines... Pitt a dit qu'il allait essayer de le renflouer d'ici trois semaines.
- Ne retenez pas votre souffle. Pitt et ses hommes sont au travail depuis neuf mois; neuf mois épouvantables à lutter contre toutes les tempêtes que l'Atlantique a pu lancer sur eux, à
triompher de tous les retards, de tous les obstacles techniques à mesure qu'ils se présentaient. C'est miracle qu'ils en aient accompli tant en si peu de mois. Et malgré cela, mille et une choses peuvent encore mal se passer. JQ peut y avoir des fissures cachées, susceptibles de briser tout net la coque quand on l'arrachera au lit de l'océan, ou bien encore, l'énorme force de succion qu'exercé la vase entre la cale et le fond ne lâchera peut-être jamais sa prise. Si j'étais vous, Seagram, je ne me réjouirais pas avant d'avoir vu le Titanic passer en remorque devant la statue de la Liberté. »
Seagram semblait blessé. L'amiral sourit de son expression et lui offrit un cigare. Il essuya un refus.
« D'un autre côté, fit Sandecker, pour le consoler, peut-être que le Titanic va remonter à la surface comme un rien.
- C'est ce que j'aime chez vous, Amiral, votre optimisme syncopé.
- J'aime me préparer aux désillusions. Ça aide à faire passer les choses. »
Seagram ne répondit pas. Il resta silencieux une minute. Puis il dit : « Nous nous ferons donc du souci pour le Titanic quand le moment sera venu. Mais nous avons encore à examiner le problème de la presse. Comment opérons-nous ?
- C'est très simple, fit Sandecker d'un ton détaché. Nous faisons ce que fait n'importe quel politicien quand des journalistes avides de scandales exposent son douteux passé.
- C'est-à-dire? demanda Seagram avec prudence.
- Nous donnons une conférence de presse.
- C'est de la folie. Si le Congrès et le public apprennent jamais que nous avons englouti dans cette opération trois quarts d'un milliard de dollars, ça va être une vraie tempête.
- Alors, nous jouons au poker menteur et, pour la publication, nous coupons les frais de renflouement en deux. Mais qui ira le savoir? Il n'y a aucun moyen de découvrir le vrai chiffre.
- Quand même, fit Seagram, je n'aime pas ça. Ces reporters de Washington sont des maîtres chirurgiens lorsqu'il s'agit de disséquer un orateur à une conférence de presse. Ils vous découpent comme une dinde de réveillon.
- Je ne pensais pas à moi, murmura Sandecker.
- Alors qui? Sûrement pas moi. Moi, je suis le petit homme que personne ne connaît, vous vous rappelez ?
- Je songeais à quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui n'est pas au courant de nos tours de passepasse en coulisse. Quelqu'un qui fait autorité en matière d'épaves et que la presse traiterait avec le maximum de courtoisie et de respect.
- Et où allez-vous trouver ce parangon de vertu?
- Je suis très heureux que vous ayez employé le mot vertu, fit Sandecker d'un ton narquois. Voyez-vous, c'est à votre femme que je pensais. »
Dana Seagram, plantée d'un air assuré derrière son pupitre de conférencière, répondait avec habileté aux questions que lui posaient les quelque quatre-vingts journalistes assis dans le grand auditorium de l'ANRO. Elle souriait sans cesse, avec l'air ravi d'une femme qui s'amuse bien et qui sait qu'on l'approuvera. Elle portait une jupe portefeuille couleur terre brûlée et un chandail au décolleté en V profond, que venait fort bien rehausser un petit collier en acajou. Elle était grande, séduisante et élégante; une image qui lui donnait aussitôt l'avantage sur ses inquisiteurs.
Une femme à cheveux blancs, sur le côté gauche de la salle, se leva, la main tendue. «
Docteur Seagram? »
Dana eut un gracieux hochement de tête.
« Docteur Seagram, les lecteurs de mon journal, le Chicago Daily, aimeraient savoir pourquoi le Gouvernement dépense des millions de dollars pour sauver un vieux navire rouillé. L'argent ne serait-il pas mieux dépensé, par exemple, pour l'assistance sociale ou pour des travaux d'urbanisation bien nécessaires ?
- Je serai très heureuse de vous éclairer sur ce point, fit Dana. Tout d'abord, renflouer le Titanic n'est pas un gaspillage d'argent. Il a été prévu un budget de deux cent quatre-vingt-dix millions de dollars, et pour l'instant, nous sommes très en dessous de ce chiffre; et, permettezmoi d'ajouter, en avance sur notre programme.
- Vous ne considérez pas cela comme beaucoup d'argent ?
- Pas quand on songe aux gains possibles. Voyez-vous, le Titanic est un véritable entrepôt bourré de trésors. Les estimations dépassent le chiffre de trois cents millions de dollars. Il reste à bord un grand nombre de bijoux et d'objets de valeur appartenant aux passagers : dans une seule cabine, il y en a pour deux cent cinquante mille dollars. Et puis, il y a l'équipement du navire, ainsi que le mobilier et la décoration, dont une partie a peut-être survécu. Un collectionneur serait prêt à payer de cinq cents à mille dollars pour une pièce de porcelaine ou pour un verre de cristal provenant de la salle à manger des premières classes. Non, mesdames et messieurs, c'est un cas où un projet fédéral ne risque pas, si vous voulez bien me pardonner l'expression, de claquer inutilement l'argent du contribuable. Quand nous ferons nos comptes, nous présenterons un bénéfice en dollars et un bénéfice en témoignages historiques sur une époque disparue, sans parler de la prodigieuse richesse de renseignements recueillis pour la science et la technologie marines.
- Docteur Seagram? » Cette fois, c'était un homme de haute taille, au visage émacié, tout au fond de l'auditorium. « Nous n'avons pas eu le temps de lire le communiqué que vous nous avez fait distribuer il y a quelques instants, alors pourriez-vous nous donner quelques explications sur le mécanisme des opérations de sauvetage?
- Je suis heureuse que vous me posiez cette question. » Dana éclata de rire. « Sérieusement, je suis navrée de ce vieux cliché, mais votre intervention, monsieur, me donne l'occasion d'une brève séance de projection qui devrait vous expliquer nombre de mystères concernant ce projet. » Elle se tourna vers les coulisses. « Lumières, je vous prie. »
L'éclairage diminua et la première diapositive apparut sur un grand écran disposé au-dessus et derrière le pupitre.
« Nous commençons par un montage effectué à partir de plus de quatre-vingts photographies pour montrer le Titanic reposant sur le lit de l'océan. Par chance, il est à l'horizontale, avec une légère gîte à bâbord qui place de façon fort commode la brèche de cent mètres ouverte le long de ses flancs par l'iceberg dans une position accessible pour qu'on puisse la boucher.
- Comment est-il possible de boucher une ouverture de cette dimension à une profondeur aussi énorme ? »
La diapositive suivante apparut, montrant un homme tenant ce qui semblait être une grosse boule de plastique liquide.
« Pour répondre à cette question, fit Dana, voici le docteur Amos Stannford montrant une substance qu'il a mise au point et appelée "Aquacier". Comme son nom l'indique, l'Aquacier, s'il est malléable à l'air, acquiert la rigidité de l'acier quatre-vingt-dix secondes après être entré
en contact avec l'eau, et il peut s'attacher à un objet métallique comme s'il était soudé. »
Cette dernière déclaration provoqua dans la salle une longue rumeur.
« Des réservoirs en aluminium en forme de boule, de trois mètres de diamètre et contenant de l'Aquacier, ont été disposés à des emplacements stratégiques autour de l'épave, poursuivit Dana. Ils sont conçus de façon qu'un submersible puisse s'ancrer aux réservoirs suivant une procédure qui rappelle l'arrimage d'une fusée à un laboratoire de l'espace et qu'il puisse ensuite gagner l'endroit du chantier où l'équipage puisse expulser l'Aquacier à l'aide d'une lance spécialement conçue.
- Comment pompe-t-on l'Aquacier du réservoir?
- Pour utiliser une autre comparaison, l'énorme pression qui règne à cette profondeur comprime le réservoir d'aluminium un peu comme un tube de pâte dentifrice, et cela pousse le produit comprimé dans la lance et de là dans l'ouverture à boucher. »
Elle fit signe qu'on passe une nouvelle diapositive.
« Nous voyons ici un dessin en coupe de l'océan, montrant les ravitailleurs en surface et les submersibles groupés au fond autour de l'épave. Il y a quatre engins sous-marins qui participent à l'opération de renflouement. Le Sappho I, qui, vous vous en souvenez peut-être, était l'engin utilisé dans l'Expédition de Dérive du Courant Lorelei, est actuellement occupé à
réparer les dégâts causés par l'iceberg au flanc tribord de la coque ainsi qu'à l'étrave dont les cloisons ont été fracassées par les chaudières du Titanic. Le Sappho H, un bathyscaphe plus récent et plus perfectionné, est en train de sceller les ouvertures plus petites, telles que manches à air et hublots. Le sous-marin Sea Slug a pour tâche de couper les débris inutiles, c'est-à-dire les mâts, les haubans et la cheminée arrière qui est tombée en travers du pont des embarcations arrière. Et enfin, le Deep Fathom, un submersible appartenant à la Compagnie pétrolière Uranus, installe des soupapes de sûreté sur la coque et les superstructures du Titanic.
- Pourriez-vous, je vous prie, expliquer la raison de ces soupapes de sûreté, docteur Seagram?
- Certainement, répondit Dana. Lorsque la coque commencera à remonter à la surface, l'air qui aura été pompé dans son intérieur commencera à se dilater à mesure que la pression de la mer se fera moins forte sur son extérieur. Si l'on ne diminue pas de façon continue cette pression interne, le Titanic risquerait fort d'éclater en morceaux. Les soupapes de sûreté sont là pour prévenir cette catastrophe.
- Alors, l'ANRO compte utiliser de l'air comprimé pour soulever l'épave ?
- Oui, le navire auxiliaire Capricorne a deux compresseurs capables de déplacer l'eau dans la coque du Titanic avec assez d'air pour le soulever.
- Docteur Seagram ? fit une autre voix, je représente Science d'Aujourd'hui et il se trouve que je sais que la pression de l'eau là où gît le Titanic est supérieure à quatre cent cinquante kilos par centimètre carré. Je sais aussi que le compresseur le plus puissant ne peut donner qu'une pression de trois cents kilos par centimètre carré. Comment comptez-vous surmonter cette différence ?
- L'unité principale à bord du Capricorne pompe l'air de la surface par une canalisation renforcée jusqu'à la pompe secondaire, qui est installée au milieu de l'épave. En apparence, cette pompe secondaire ressemble à un moteur d'avion en étoile avec une série de pistons dépassant d'un noyau central. Là encore, nous avons utilisé les formidables pressions des grands fonds sous-marins pour actionner la pompe, qui est assistée également par l'électricité
et l'air sous pression venant de la surface. Je regrette de ne pouvoir vous donner une description détaillée, mais je suis une archéologue sous-marine, et pas un ingénieur naval. Toutefois, l'amiral Sandecker sera à votre disposition tout à l'heure pour répondre plus en détail à vos questions techniques.
- Et la succion? Insista la voix de Science d'Aujourd'hui. Après être resté enchâssé dans la vase toutes ces années, est-ce que le Titanic ne sera pas solidement collé au lit de l'océan?
- Bien sûr que si. » Dana fit signe de rallumer. Elle resta à clignoter quelques instants jusqu'au moment où elle put distinguer la personne qui l'interrogeait : c'était un homme entre deux âges, aux longs cheveux bruns, avec de grandes lunettes à monture d'acier.
« Lorsqu'on aura calculé que le navire a assez d'air pour soulever sa masse vers la surface, on débranchera de la coque la canalisation d'arrivée d'air qu'on utilisera pour injecter un produit chimique d'électrolyse, fabriqué par la Société Myers-Lentz, dans le sédiment entourant la quille du Titanic. La réaction qui s'ensuivra brisera les molécules du sédiment et provoquera un coussin de bulles qui supprimeront la friction statique et permettront à l'énorme carcasse de se libérer de la succion. »
Un autre homme leva la main.
« Si l'opération réussit et que le Titanic commence à flotter vers la surface, n'y a-t-il pas de gros risques qu'il chavire ? Trois milles et quelques mètres, c'est un long trajet pour qu'un objet sans équilibre de quarante-cinq mille tonnes reste droit.
- Vous avez raison. Il y a toujours le risque de voir le navire chavirer, mais nous comptons laisser assez d'eau dans les cales inférieures pour jouer le rôle de ballast et supprimer ce problème. »
Une jeune femme aux airs masculins se leva, le bras tendu.
« Docteur Seagram ! Je suis Connie Sanchez, du Female Eminence Weekly, et mes lectrices aimeraient savoir quel mécanisme de défense vous avez pour votre part mis au point pour supporter à votre avantage la concurrence quotidienne dans une profession dominée par des mâles chauvinistes et égoïstes. »
Les journalistes accueillirent la question dans un silence gêné.
Allons, se dit Dana, ça devait venir tôt ou tard. Elle revint vers le pupitre et s'y accouda en une attitude négligente et pleine de séduction.
« Ma réponse, Mrs Sanchez, ne regarde que moi.
- Alors, vous vous dégonflez, dit Connie Sanchez avec un sourire supérieur.
- Tout d'abord, fit Dana sans relever l'accusation, je trouve qu'un mécanisme de défense n'est guère nécessaire. Mes collègues masculins respectent assez mon intelligence pour accepter mes opinions. Je n'ai pas besoin de jeter mon soutien-gorge aux orties ni d'écarter les jambes pour avoir leur attention. Ensuite, je préfère rester sur mon terrain et être en concurrence avec des membres de mon propre sexe, attitude qui n'a rien d'étrange lorsqu'on considère le fait que sur cinq cent quarante chercheurs appartenant à l'ANRO, cent quatorze sont des femmes. Et troisièmement, Mrs Sanchez, les seules têtes de bois que j'ai eu le malheur de rencontrer dans ma vie n'étaient pas des hommes mais appartenaient plutôt à l'espèce femelle. »
Pendant quelques instants, un silence stupéfait régna sur la salle. Puis, tout d'un coup, rompant le silence embarrassé, une voix retentit dans l'auditoire. « Bien envoyé, Docteur, lança la petite dame aux cheveux blancs du Chicago Daily. Voilà qui lui rabat le caquet. »
Des applaudissements déferlèrent dans la salle. Les correspondants de Washington, tout endurcis qu'ils fussent, lui exprimèrent leur respect en applaudissant debout. Connie Sanchez, elle, resta assise, pétrifiée par la rage. Dana vit les lèvres de Connie esquisser le mot « garce » et elle y répondit par le petit sourire narquois dont seules les femmes ont le secret. Ah, songea Dana, que c'est doux l'adulation.
Depuis le début de la matinée, le vent soufflait avec constance du nord-est. Vers la fin de l'après-midi, c'était devenu une bourrasque soufflant à trente-cinq nouds, qui à son tour soulevait des vagues monumentales sur lesquelles les navires renfloueurs dansaient comme des gobelets de papier dans une machine à laver la vaisselle. La tempête apportait avec elle un froid qui engourdissait et qui arrivait des étendues désertes au nord du cercle arctique. Les hommes n'osaient pas s'aventurer sur les ponts verglacés. En outre, le vent rendait le froid plus pénible encore : on pouvait souffrir bien plus du froid par moins six avec un vent de trente-cinq nouds qu'à moins seize sans vent. Le vent absorbe la chaleur corporelle aussi rapidement que l'organisme la fabrique : situation désagréable qu'on appelle le coup de froid. Joël Farquar, le météorologue du Capricorne, prêté par l'Administration fédérale des Services météorologiques, ne semblait guère se soucier de la tempête qui faisait rage autour de la salle des opérations; il examinait les instruments reliés aux satellites météorologiques qui fournissaient toutes les vingt-quatre heures quatre clichés de l'Atlantique Nord pris de l'espace.
« Qu'est-ce que votre petit cerveau de pronostiqueur voit pour notre avenir? demanda Pitt, se carrant sur ses pieds pour compenser le roulis.
- Ça va se calmer d'ici une heure, répondit Farquar. Demain matin à l'aube, le vent devrait être tombé à dix nouds. »
Farquar ne levait pas les yeux quand il parlait. C'était un petit homme roux à l'air studieux, dépourvu de tout sens de l'humour et chez qui on ne décelait aucune trace de chaleur humaine. Malgré cela, tous les hommes engagés dans l'opération de renflouement le respectaient en raison de son dévouement total à sa tâche et du fait que ses prédictions étaient exactes jusqu'à
un point miraculeux.
« Les plans les mieux conçus..., murmura Pitt, se parlant tout seul. Encore une journée de perdue. Cela fait quatre fois en une semaine que nous devons larguer les amarres et accrocher la canalisation d'air comprimé à une bouée.
- Seul Dieu peut faire une tempête », fit Farquar d'un ton indifférent.
II désigna du menton les deux rangées d'écrans de télévision de contrôle qui occupaient la cloison avant de la salle des opérations du Capricorne. « Eux, au moins, ça ne les gêne pas. »
Pitt regarda les écrans qui montraient les submersibles travaillant paisiblement sur l'épave à
trois mille six cents mètres au-dessous de la mer déchaînée. Le grand mérite du projet, c'était leur indépendance par rapport à la surface. À l'exception du Sea Slug, qui n'avait une autonomie de plongée que de dix-huit heures et qui était pour l'instant fixé au pont du Modoc, les trois autres submersibles pouvaient rester en bas à travailler sur le Titanic cinq jours d'affilée avant de remonter à la surface pour changer d'équipage. Pitt se tourna vers Al Giordino, qui était penché sur une grande table des cartes.
« Quelle est la disposition des navires de surface? »
Giordino désigna les petites maquettes de cinq centimètres de long répandues sur la carte. «
Le Capricorne occupe sa position habituelle au centre. Le Modoc est droit devant et le Bomberger est à trois milles par l'arrière. »
Pitt contempla la maquette du Bomberger.' C'était un nouveau navire, construit tout exprès pour les sauvetages en eau profonde. « Dis au commandant de se rapprocher jusqu'à un mille.
»
Giordino tourna la tête vers l'opérateur radio au crâne chauve qui était solidement sanglé sur son siège devant ses appareils. « Curly, vous avez entendu le monsieur. Dites au Bomberger de venir à un mille par l'arrière.
- Et les ravitailleurs ? demanda Pitt.
- Là, pas de problèmes. Pour des gros rafiots comme ça, ce temps-là n'est rien du tout. L'Alhambra est en position à bâbord et le Monterey Park est juste là où il est censé être, à
tribord. »
Pitt désigna de la tête une petite maquette rouge. « Je vois que nos amis russes sont toujours avec nous.
- Le Mikhaïl Kourkov ? » Fit Giordino. Il prit une petite maquette bleue d'un navire de guerre et la posa auprès de la maquette rouge. « Oui, mais il n'en profite pas beaucoup. Le Juneau, ce croiseur lance-missiles, colle à lui comme son ombre.
- Et la bouée avec l'émetteur relié à l'épave ?
- Elle fait tranquillement son bip-bip à vingt-cinq mètres au-dessous de toute cette agitation, annonça Giordino. À douze cents mètres, à un cheveu près, au cap quatre-vingt-quinze sudouest.
- Heureusement que la tempête ne nous a pas trop éloignés, soupira Pitt.
- Détends-toi, fit Giordino avec un sourire rassurant. Chaque fois qu'il y a un peu de brise, tu as l'air d'une mère dont la fille n'est pas encore rentrée après minuit.
- Mon complexe de mère poule s'aggrave à mesure que nous approchons du but, reconnut Pitt. Encore dix jours, Al. Pour peu que nous ayons dix jours de calme, ce sera liquidé.
- Ça dépend de notre oracle des tempêtes. » Giordino se tourna vers Farquar. « Qu'est-ce que vous en dites, Grand Sorcier de la Sagesse météorologique ?
- Des prévisions sur douze heures, c'est tout ce que vous aurez de moi, marmonna Farquar sans même lever les yeux. Ici, c'est l'Atlantique Nord, le plus imprévisible de tous les océans du monde. Il n'y a guère deux jours de suite pareils. Ah, si votre cher Titanic avait sombré
dans l'océan Indien, je pourrais vous faire des prévisions sur dix jours avec quatre-vingts pour cent de chance d'exactitude.
- Des excuses, toujours des excuses, répondit Giordino. Je parie que quand vous faites l'amour à une femme, vous lui dites qu'il y a quarante pour cent de chances pour qu'elle jouisse.
- Quarante pour cent, c'est mieux que rien », dit Farquar sans se démonter. Pitt surprit un geste de l'opérateur sonar et s'approcha de lui. « Vous avez quelque chose ?
- Des petits sifflements irréguliers sur l'amplificateur », répondit l'opérateur sonar. C'était un homme au visage pâle, qui avait la taille et la silhouette d'un gorille. « Ça fait deux mois que je capte ça de temps en temps, un bruit bizarre, un peu comme si quelqu'un envoyait des messages.
- Et vous les avez déchiffrés ?
- Non, monsieur. J'ai fait écouter à Curly, mais il m'a dit que c'était du pur charabia.
- C'est sans doute un objet quelconque sur l'épave qui est ballotté par le courant.
- Peut-être que c'est un fantôme, dit l'opérateur.
- Vous ne croyez pas aux fantômes, mais ça vous fait peur, c'est ça ?
- Quinze cents âmes ont sombré avec le Titanic, répondit l'homme. Ça n'aurait rien d'extraordinaire qu'au moins une soit revenue hanter le navire.
- Le spiritisme, dit Giordino depuis sa table des cartes, ça n'est pas ça qui m'intéresse : moi, ce serait plutôt les spiritueux...
- La caméra à l'intérieur de la cabine du Sappho II est en panne d'image. » C'était l'homme aux cheveux roux assis devant les écrans de contrôle qui avait annoncé cela. Pitt fut aussitôt derrière lui, regardant l'écran tout noir. « Ça vient d'ici ?
- Non, monsieur. Tous les circuits ici et sur le tableau de relais de la bouée sont en état de marche. Le problème doit venir du Sappho IL On aurait dit que quelqu'un avait jeté un tissu sur l'objectif de la caméra. »
Pitt se tourna vers l'opérateur radio. « Curly, contactez le Sappho II et demandez-leur de vérifier le fonctionnement de leur caméra télé dans la cabine. »
Giordino prit une feuille et consulta la liste des équipages. « En ce moment, c'est Omar Woodson qui commande le Sappho II. »
Curly appuya sur le bouton émission. « Sappho II, allô Sappho II, ici Capricorne. Répondez. »
Il se pencha en avant, serrant son casque contre ses oreilles. « Le contact est faible, monsieur, plein de parasites. La transmission est très hachée. J'ai du mal à comprendre.
- Branchez le haut-parleur », ordonna Pitt.
Une voix retentit dans la salle des opérations, un peu étouffée par des parasites.
« II y a quelque chose qui brouille l'émission, dit Curly. Le relais fixé sur la bouée de la canalisation d'air devrait la renforcer.
- Mettez le volume à plein. Peut-être que nous arriverons quand même à comprendre quelque chose de la réponse de Woodson.
- Sappho II, pouvez-vous répéter ? Je ne vous reçois pas. Terminé. »
Dès que Curly eut branché le haut-parleur, le crépitement assourdissant des parasites fit sursauter tout le monde.
« ... corne. Nous... vons... ix... su... dix... miné. »
Pitt s'empara du microphone. « Omar, ici Pitt. Votre caméra télé de cabine est en panne. Pouvez-vous réparer? Nous attendons votre réponse. Terminé. »
Tous les regards dans la salle des opérations étaient fixés sur le haut-parleur, comme si celuici était vivant. Cinq interminables minutes s'écoulèrent tandis qu'ils attendaient patiemment le rapport de Woodson. Puis la voix hachée de Woodson retentit de nouveau dans le hautparleur.
« Hen... Munk... ande per... ion... sur... »
Giordino avait l'air perplexe. « Quelque chose à propos de Henry Munk. Le reste est trop brouillé.
- La télé de contrôle marche de nouveau. » Tous les yeux n'étaient pas braqués sur le hautparleur : le jeune technicien installé devant ses écrans de contrôle n'avait jamais détourné son regard de l'écran du Sappho II. « L'équipage a l'air d'être groupé autour de quelqu'un allongé
sur le pont. »
Comme des spectateurs à un match de tennis, toutes les têtes se tournèrent à l'unisson vers l'écran de contrôle. Des silhouettes allaient et venaient devant la caméra, tandis qu'au fond on distinguait trois hommes penchés sur un corps allongé dans une position grotesque sur le fond de l'étroite cabine du bathyscaphe.
« Omar, écoutez-moi, lança Pitt dans le microphone. Nous ne comprenons pas vos émissions. La télé de contrôle est maintenant en état de marche. Je répète, la télé de contrôle est en état de marche. Écrivez votre message et tenez-le devant la caméra. Terminé. »
Ils virent une des silhouettes se détacher du groupe et rester quelques instants penchée sur une table à écrire, puis revenir vers la caméra de télévision. C'était Woodson. Il brandit un bout de papier sur lequel on pouvait lire en gros caractères : « Henry Munk mort. Demande permission faire surface. »
« Bon sang ! fit Giordino abasourdi. Henry Munk mort ? Ça n'est pas possible.
- Omar Woodson n'est pas du genre plaisantin », dit Pitt d'un ton grave. Il se remit à émettre. «
Négatif, Omar. Vous ne pouvez pas faire surface. Il souffle ici une tempête de trente-cinq nouds. La mer est très agitée et très forte. Je répète, vous ne pouvez pas faire surface. »
Woodson de la tête fit signe qu'il comprenait. Puis il écrivit autre chose, tout en jetant de temps en temps un coup d'oeil furtif par-dessus son épaule. Le mot disait : « Je soupçonne que Munk a été assassiné ! »
Même le visage d'ordinaire impénétrable de Farquar avait pâli.
« Vous allez être obligé de les laisser faire surface, murmura-t-il.
- Je ferai ce que j'ai à faire. » Pitt secoua la tête. « Ce ne sont pas mes sentiments que je dois écouter. Il y a cinq hommes encore vivants et qui respirent à l'intérieur du Sappho II. Je ne vais pas prendre le risque de les faire remonter pour les perdre tous sous une vague de douze mètres. Non, Messieurs, nous devons attendre le lever du jour pour voir ce qu'il y a à voir à
l'intérieur du Sappho II »
Dès que le vent fut tombé à vingt nouds, Pitt ramena le Capricorne au-dessus de la bouéerelais. Une fois de plus on relia la canalisation allant du compresseur du navire jusqu'au Titanic, puis on attendit que le Sappho H réapparût des profondeurs. Le ciel à l'est commençait à s'éclairer tandis qu'on procédait aux derniers préparatifs pour accueillir le bathyscaphe. Des plongeurs étaient prêts à prendre position autour du Sappho II pour fixer des câbles qui l'empêcheraient de chavirer dans la mer encore grosse ; les treuils étaient prêts à le hisser hors de l'eau et à le faire glisser vers la trappe qui s'ouvrait à l'arrière du Capricorne. Dans la cambuse, le cuistot commençait à préparer son café et un solide petit déjeuner pour accueillir l'équipage du bathyscaphe lorsqu'il arriverait. Quand tout fut prêt, savants et techniciens attendirent sur le pont, sans un mot, frissonnant dans le froid du petit matin et s'interrogeant sur la mort d'Henry Munk.
Il était 6 h 10 quand le bathyscaphe apparut entre les creux des vagues, à une centaine de mètres à bâbord sur l'arrière du Capricorne, On fixa aussitôt un câble et, vingt minutes plus tard, le Sappho II était hissé sur la rampe arrière de son ravitailleur. Dès que le bathyscaphe fut bien bloqué en place, on ouvrit l'écoutille et Woodson se glissa dehors, suivi par les quatre membres survivants de son équipage.
Woodson monta sur le pont supérieur où Pitt l'attendait. Il avait les yeux rougis par l'insomnie, son visage hérissé de barbe avait une teinte grisâtre, mais il parvint à esquisser un pâle sourire lorsque Pitt lui fourra dans la main une grande tasse de café fumant. « Je ne sais pas ce qui me fait le plus plaisir à revoir, vous ou le café, dit-il.
- Votre message parlait de meurtre », dit Pitt, sans se perdre en formules d'accueil. Woodson but une gorgée de café et se tourna vers les hommes qui soulevaient avec douceur le corps de Munk par le panneau du bathyscaphe. « Pas ici », dit-il simplement. Pitt désigna sa cabine. Une fois la porte refermée, il dit aussitôt : « Bon, allons-y. »
Woodson se laissa tomber sur la couchette de Pitt et se frotta les yeux. « II n'y a pas grandchose à dire. Nous flottions à une vingtaine de mètres au-dessus du lit de l'océan, occupés à
obturer les hublots tribord du pont C quand j'ai reçu votre message à propos de la caméra de télé. Je suis allé à l'arrière voir ce qui se passait et j'ai trouvé Munk écroulé sur le pont, la tempe gauche enfoncée.
- Pas trace de ce qui avait causé le choc?
- C'était aussi évident que le nez sur le visage de Pinocchio, répondit Woodson. Des fragments de peau, du sang et des cheveux étaient encore collés au coin du capot de l'alternateur.
- Je ne connais pas assez bien l'équipement du Sappho I. Comment est monté l'alternateur?
- Sur le côté tribord, à trois mètres environ de l'arrière. Le capot est fixé à une quinzaine de centimètres du pont si bien que par en dessous l'alternateur est facilement accessible pour l'entretien.
- Alors, c'aurait pu être un accident. Munk a pu trébucher et tomber, en se cognant la tête contre le bord.
- Il aurait pu ; seulement ses pieds étaient tournés du mauvais côté.
- Qu'est-ce que ses pieds viennent faire là-dedans ?
- Ils étaient tournés vers l'arrière.
- Et alors?
- Vous ne comprenez pas? fit Woodson avec impatience. Munk devait se diriger vers l'avant lorsqu'il est tombé. »
L'image dans l'esprit de Pitt se fit plus claire. Et il vit la pièce du puzzle qui n'était pas à sa place. « Le capot de l'alternateur est à tribord, c'aurait donc dû être la tempe droite de Munk qui aurait pris et non pas la gauche.
- Voilà.
- Qu'est-ce qui a provoqué la panne de la caméra de télé ?
- Il n'y a pas eu de panne. Quelqu'un a jeté une serviette sur l'objectif.
- Et l'équipage ? Où se trouvait chaque membre de l'équipage?
- Je travaillais à la lance pendant que Sam Merker pilotait. Munk avait quitté le tableau de bord pour aller aux toilettes, lesquelles sont installées à l'arrière. Nous formions le second quart. Le premier quart comprenait Jack Donovan...
- Un jeune type blond, l'ingénieur de l'École de Technique marine?
- Exact. Il y avait aussi le lieutenant Léon Lucas, le technicien du renflouement prêté par la Marine, et Ben Drummer. Ces trois hommes dormaient dans leurs couchettes.
- Il ne s'ensuit pas nécessairement qu'aucun d'eux n'ait tué Munk, dit Pitt. Mais pour quelle raison? On ne tue quand même pas quelqu'un dans un lieu sans issue à trois mille six cents mètres au-dessous de la surface de la mer sans un fichtrement bon mobile. »
Woodson haussa les épaules. « Vous n'aurez qu'à convoquer Sherlock Holmes. Je ne sais que ce que j'ai vu. »
Pitt continuait à chercher : « Munk aurait pu se retourner en tombant.
- Pas à moins d'avoir un cou en caoutchouc, capable de pivoter de cent quatre-vingts degrés vers l'arrière.
- Ça n'est pas tout. Comment vous y prenez-vous pour tuer un homme de plus de quatre-vingtdix kilos en lui cognant la tête contre un coin métallique qui n'est qu'à quinze centimètres audessus du plancher? Vous le faites basculer par les pieds comme un marteau de forgeron? »
Woodson eut un geste d'impuissance. « Bon, peut-être que je me suis laissé emporter par mon imagination et que je me suis mis à voir des maniaques criminels là où il n'en existe pas. Dieu sait, au bout d'un moment, cette épave finit par vous impressionner. C'est étrange. Il y a des moments où j'aurais pu jurer que j'avais même vu des gens marcher sur les ponts, accoudés au bastingage et en train de nous regarder. » II bâilla et, de toute évidence, il luttait pour garder les yeux ouverts.
Pitt se dirigea vers la porte, puis se retourna. « Vous feriez mieux de dormir un peu. On reparlera de tout cela plus tard. »
Woodson ne se le fit pas dire deux fois. Pitt n'était pas à mi-chemin de l'infirmerie qu'il dormait du sommeil du juste.
Le docteur Cornélius Bailey était un homme éléphantesque, aux épaules larges, et il avait un visage carré et énergique. Ses cheveux roux descendaient jusqu'à son col et la barbe qui couvrait sa large mâchoire était élégamment taillée à la Van Dyck. Il était très populaire parmi les équipages de renflouement et, quand il se sentait d'humeur à le prouver, il était capable de boire plus que cinq d'entre eux réunis. Ses mains semblables à des jambons retournaient le corps d'Henry Munk sur la table d'examen sans plus d'effort que s'il s'agissait d'une poupée, et c'était d'ailleurs presque le cas, compte tenu du stade avancé de rigidité cadavérique.
« Pauvre Henry, dit-il. Dieu merci, il n'avait pas de famille. Un homme en parfaite santé. Tout ce que j'ai pu faire pour lui lors de sa dernière visite médicale, c'a été de lui ôter un peu de cérumen des oreilles.
- Que pouvez-vous me dire sur la cause du décès ? demanda Pitt.
- C'est évident, fit Bailey. Premièrement, la mort est due à une lésion massive du lobe temporal...
- Comment ça : premièrement ?
- Mais oui, mon cher Pitt. Cet homme a en fait été tué deux fois. Regardez ça. » II écarta parderrière la chemise de Munk révélant la nuque. Il y avait à la base du crâne une grande meurtrissure violacée. « Le cordon médullaire, juste au-dessous de la medulla oblongata, a été
écrasé. Selon toute probabilité par un instrument contondant.
- Alors, Woodson avait raison ; Munk a bien été tué.
- Tué, dites-vous ? Oh, mais bien sûr, ça ne fait aucun doute, fit Bailey d'un ton calme, comme si un homicide était un incident quotidien à bord.
- Il semble alors que le meurtrier a frappé Munk par-derrière, puis il a heurté la tête contre le capot de l'alternateur pour faire croire à un accident.
- C'est une hypothèse qui se tient. » Pitt posa une main sur l'épaule de Bailey. « Je vous serais reconnaissant, Toubib, si vous ne parliez pas pour l'instant de votre découverte.
- Muet comme la tombe; mes lèvres sont scellées et tout le tremblement. N'y pensez plus. Mon rapport et mon témoignage seront à votre disposition quand vous en aurez besoin. »
Pitt sourit au docteur et quitta l'infirmerie. Il se dirigea vers l'arrière où le Sappho H était ancré, dégoulinant d'eau salée sur la rampe arrière, puis il souleva le panneau d'écoutille et se glissa à l'intérieur. Un technicien était occupé à vérifier la caméra de télé.
« Comment ça se présente ? demanda Pitt.
- Elle tourne comme une horloge, cette caméra, répondit le technicien. Dès que l'équipe de construction aura vérifié la coque, vous pourrez faire replonger le bathyscaphe.
- Le plus tôt sera le mieux », dit Pitt. Il passa devant le technicien pour gagner la partie arrière du submersible. Les traces de sang provenant de la blessure de Munk avaient été déjà
nettoyées sur le pont et sur le coin du capot de l'alternateur. Les idées tourbillonnaient dans l'esprit de Pitt. Seule une pensée se détacha enfin des autres. Pas une pensée à proprement parler, plutôt une certitude irraisonnée que quelque chose désignerait le meurtrier de Munk. Il estimait que cela lui prendrait une heure ou davantage, mais les dieux lui étaient favorables. Il trouva ce qu'il savait qu'il devait découvrir lors des dix premières minutes.
« Voyons un peu si je vous comprends bien, fit Sandecker en foudroyant son interlocuteur du regard à travers la largeur du bureau. Un des membres de mon équipe de renflouement a été
froidement assassiné et vous me demandez de rester tranquille sans rien faire tout en laissant le meurtrier libre ? »
Warren Nicholson s'agita d'un air gêné dans son fauteuil en évitant le regard flamboyant de Sandecker. « Je me rends compte que c'est difficile à accepter.
- C'est le moins qu'on puisse dire, ricana Sandecker. Imaginez qu'il se mette en tête de tuer une nouvelle fois?
- C'est un risque calculé que nous avons envisagé.
- Que nous avons envisagé? répéta Sandecker. Oh, c'est simple pour vous, bien à l'abri dans votre bureau de la CIA, de dire ça. Vous n'êtes pas là-bas, Nicholson, enfermé dans un submersible sous des milliers de mètres d'eau, en vous demandant si l'homme qui est à côté de vous ne va pas vous fracasser le crâne.
- Je suis certain que cela ne se reproduira pas, fit Nicholson, impassible.
- Qu'est-ce qui vous en rend si sûr?
- Parce que des agents russes professionnels ne tuent pas à moins que ce ne soit absolument nécessaire.
- Des agents russes..., fit Sandecker, en dévisageant Nicholson d'un regard parfaitement incrédule. Au nom du ciel, de quoi parlez-vous ?
- De ça. Henry Munk a été tué par un agent travaillant pour le Service de Renseignement de la Marine soviétique.
- Vous ne pouvez pas l'affirmer. Il n'y a pas de preuve...
- À cent pour cent, non. Ça aurait pu être quelqu'un d'autre qui en voulait à Munk. Mais les indices désignent un agent à la solde des Soviétiques.
- Mais pourquoi Munk? demanda Sandecker. C'était un spécialiste des instruments. Quelle menace potentielle aurait-il pu représenter pour un espion?
- Je pense que Munk a vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir et qu'il a fallu le réduire au silence, fit Nicholson. Et, si j'ose m'exprimer ainsi, nous n'en avons encore vu que la moitié. Vous comprenez, Amiral, il se trouve qu'il n'y a pas un, mais deux agents russes qui ont infiltré votre opération de renflouement.
- Allons donc.
- L'espionnage, c'est notre métier, Amiral. Nous découvrons ces choses-là.
- Qui sont-ils ? » Interrogea Sandecker.
Nicholson eut un haussement d'épaules impuissant. « Je suis désolé, c'est tout ce que je peux vous dire. Nos sources nous révèlent qu'ils opèrent sous les noms de code d'Argent et d'Or. Mais quant à leurs véritables identités, nous n'en avons aucune idée. »
Sandecker avait l'oeil sombre. « Et si mes gens découvrent qui ils sont ?
- J'espère que vous voudrez bien coopérer, du moins pour l'instant, en leur donnant l'ordre de rester silencieux et de ne rien faire.
- Ces deux hommes pourraient saboter toute l'opération de renflouement.
- Nous tablons beaucoup sur l'hypothèse que leurs ordres n'incluent pas la destruction.
- C'est de la folie, de la pure folie, murmura Sandecker. Avez-vous une idée de ce que vous me demandez?
- Le Président m'a posé la même question il y a quelques mois, et la réponse est toujours la même. Non, je n'en ai aucune idée. Je me rends compte que vos efforts dépassent une simple opération de renflouement, mais le Président n'a pas jugé bon de me confier la véritable raison de votre entreprise. »
Sandecker serrait les dents. « Supposons que je marche avec vous ? Alors ?
- Je vous tiendrai au courant de tout nouveau développement. Et, le moment venu, je vous donnerai le feu vert pour mettre sous bonne garde les agents soviétiques. »
L'amiral resta quelques instants silencieux, et lorsqu'il parla, Nicholson fut frappé de la gravité de son ton.
« Bon, Nicholson, je marche. Mais que Dieu vous protège s'il y a un tragique accident ou encore un autre meurtre là-bas. Les conséquences seront plus terribles que vous ne pouvez l'imaginer. »
Mel Donner franchit la porte d'entrée de la demeure de Marie Sheldon, son costume tout éclaboussé par une averse printanière.
« Je pense que ça m'apprendra à avoir un parapluie dans la voiture », dit-il en prenant un mouchoir pour s'essuyer un peu.
Marie referma la porte et le considéra avec curiosité. « Tous les havres sont bons en cas de tempête. N'est-ce pas, mon joli?
- Je vous demande pardon?
- À vous regarder, dit Marie, d'une voix douce et un peu rauque, vous avez besoin d'un toit en attendant que la pluie cesse, et le destin dans sa bonté vous a conduit sous le mien. »
Le regard de Donner se durcit un instant, mais rien qu'un instant, puis il sourit. « Pardonnezmoi, je m'appelle Mel Donner. Je suis un vieil ami de Dana. Elle est là?
- Je savais bien qu'un inconnu frappant à ma porte, c'était trop beau pour être vrai. » Elle sourit. « Je suis Marie Sheldon. Asseyez-vous et mettez-vous à l'aise pendant que j'appelle Dana et que je vous donne une tasse de café.
- Merci. Le café me paraît tout indiqué. »
Donner apprécia Marie vue de dos tandis qu'elle repartait vers la cuisine. Elle portait une courte jupe de tennis blanche, un corsage en tricot sans manches et elle était pieds nus. Le balancement rythmé de ses hanches agitait la petite jupe d'une façon espiègle et séduisante. Elle revint avec une tasse de café. « Pendant les week-ends, Dana est paresseuse. Elle se lève rarement avant 10 heures. Je vais monter presser un peu le mouvement. »
Tout en attendant, Donner inspecta les livres sur les rayonnages tout près de la cheminée. C'était un jeu qu'il pratiquait souvent. C'était bien rare quand les titres de livres ne révélaient pas la personnalité et les goûts de leur possesseur.
Il y avait l'assortiment habituel de la célibataire : plusieurs recueils de poésies, le Livre de cuisine du « New York Times », et le dosage habituel de romans historiques et d'ouvrages à
succès. Mais c'était l'arrangement qui intéressa Donner. Entre Physique des Écoulements de Lave intercontinentaux et Géographie des Canyons sous-marins, il découvrit Explication des Phantasmes sexuels de la Femme et l'Histoire d'O. Il tendait la main vers ce dernier ouvrage lorsqu'il entendit des pas qui descendaient l'escalier. Au moment où il se retournait, Dana entrait dans la pièce.
Elle s'approcha et le prit dans ses bras. « Mel, c'est merveilleux de te voir.
- Tu as l'air en pleine forme », dit-il. Les mois de tension et d'angoisse semblaient effacés. Elle paraissait plus à l'aise et avait un sourire, détendue.
« Comment va notre sémillant célibataire ? demanda-t-elle. Quel rôle est-ce que tu utilises en ce moment pour détourner du droit chemin de pauvres filles innocentes ? Le chirurgien du cerveau ou l'astronaute ? »
II tapota son embonpoint. « J'ai renoncé au coup de l'astronaute en attendant de perdre quelques kilos. À vrai dire, en raison de la publicité que vous autres vous faites avec le Titanic, ça ne peut pas faire de mal de raconter aux petites mignonnes qui traînent dans les bars de Washington que je suis plongeur sous-marin.
- Pourquoi ne leur dis-tu pas simplement la vérité ? Après tout, tu n'as pas à avoir honte d'être un des premiers physiciens des États-Unis.
- Je sais, mais jouer mon vrai rôle, ça perd de son sel. D'ailleurs, les femmes adorent qu'on leur raconte des histoires. »
Elle désigna sa tasse. « Tu veux encore du café?
- Non, merci. »
II sourit, puis son expression se fit sérieuse. « Tu sais pourquoi je suis ici.
- J'ai deviné.
- Je me fais du souci pour Gène.
- Moi aussi.
- Tu pourrais rentrer... »
Dana soutint le regard de Mel. « Tu ne comprends pas. Quand nous sommes ensemble, c'est encore pire.
- Sans toi, il est perdu. »
Elle secoua la tête. « Sa maîtresse, c'est son travail. Je ne servais que de cible à ses frustrations. Comme la plupart des épouses, je ne suis pas faite pour supporter l'anxiété qui va de pair avec l'insensibilité d'un mari lorsqu'il est accablé de travail et surmené. Tu ne comprends pas, Mel? Il a fallu que je quitte Gène avant que nous ne nous détruisions l'un l'autre. »
Dana se retourna en se prenant le visage à deux mains, puis elle se reprit très vite. « Si seulement il pouvait donner sa démission et revenir à l'enseignement, les choses seraient différentes.
- Je ne devrais pas te dire ça, fit Donner, mais, si tout se passe suivant les plans prévus, le projet sera terminé d'ici un mois. Gène n'aura alors rien pour le retenir à Washington. Il sera libre de rentrer à l'université.
- Mais et vos contrats avec le gouvernement?
- Terminés. Nous sommes venus pour un projet précis, et une fois ce projet terminé, on n'a plus besoin de nous. Alors nous saluons tous bien poliment et nous regagnons notre université
d'origine.
- Il ne voudra peut-être plus de moi.
- Je connais Gène, fit Donner. C'est l'homme d'une seule femme. Il attendra... à moins, bien sûr, que tu ne t'intéresses à un autre homme. »
Elle le regarda d'un air surpris. « Pourquoi dis-tu ça?
- Je dînais par hasard au restaurant Webster mercredi dernier. »
Oh, mon Dieu! Songea Dana. Voilà qu'un des rares hommes avec qui elle était sortie depuis qu'elle avait quitté Gène lui valait déjà des histoires. C'avait été un dîner à quatre avec Marie et deux biologistes des laboratoires de l'ANRO, une agréable soirée amicale. C'était tout, il ne s'était rien passé. Elle se leva en foudroyant Donner du regard. « Toi, Marie, même le Président, mais oui, vous vous attendez tous à me voir revenir me traîner aux pieds de Gène comme une vieille poupée rassurante dont il a besoin pour dormir. Mais personne de vous ne s'est jamais donné le mal de demander comment je réagis, moi. À quelles émotions, à quelles déceptions je suis confrontée ? Eh bien, allez vous faire voir, tous autant que vous êtes. Je suis ma propre maîtresse et je fais de ma vie ce que bon me semble. Je reviendrai auprès de Gène si et quand l'envie m'en prendra. Et si je me sens d'humeur à aller me faire sauter par d'autres, ainsi soit-il. »
Elle tourna les talons et laissa Donner abasourdi et très gêné. Puis elle monta l'escalier et se précipita dans sa chambre où elle se jeta sur le lit. Tout ça ce n'était que des mots. Il n'y aurait jamais d'autre homme dans sa vie que Gène Seagram, et un jour, bientôt, elle était certaine qu'elle lui reviendrait. Mais pour l'instant c'étaient les larmes qui lui montaient aux yeux jusqu'au moment où il n'en resta même plus.
Au creux d'un des murs en miroir, sous la surveillance attentive d'une jeune femme, un disque projetait un fracas de tonnerre par quatre énormes haut-parleurs quadriphoniques. La piste de danse, grande comme un timbre-poste, était encombrée, et une épaisse brume de fumée de cigarettes venait filtrer les lumières aux couleurs vives qui explosaient au plafond de la discothèque. Donner était assis seul à sa table, à suivre d'un oeil nonchalant les couples qui se démenaient aux accents fracassants de la musique.
Une blonde menue s'approcha de lui et s'arrêta. « Le faiseur de pluie ? »
Donner leva les yeux. Il éclata de rire et se leva. « Miss Sheldon.
- Marie, dit-elle d'un ton avenant.
- Vous êtes seule?
- Non, je suis la troisième roue d'un couple marié. » Les yeux de Donner suivirent son geste, mais c'était impossible de savoir qui elle voulait dire au milieu des corps qui s'entassaient sur la piste de danse. Il lui avança un fauteuil. « Considérez que vous avez un cavalier. »
Une serveuse passa et Donner cria une commande au-dessus du vacarme. Il se retourna pour trouver Marie Sheldon qui le scrutait d'un air approbateur. « Vous savez, M. Donner, pour un physicien, vous n'êtes pas mal.
- Flûte alors ! J'espérais être un agent de la CIA ce soir. »
Elle sourit. « Dana m'a parlé de quelques-uns de vos numéros. Détourner du droit chemin de pauvres filles innocentes. Quelle honte !
- Ne croyez pas tout ce qu'on vous raconte. En fait, avec les femmes, je suis timide et introverti.
- Ah oui ?
- Parole de scout. » II lui alluma sa cigarette. « Où est Dana ce soir?
- Très habile. Vous essayez de me tirer les vers du nez.
- Non, pas du tout. Je...
- Bien sûr, ça ne vous regarde absolument pas, mais Dana se trouve actuellement à bord d'un navire quelque part au milieu de l'Atlantique Nord.
- Des vacances lui feront du bien.
- Vous êtes vraiment très fort, dit Marie. Pour votre gouverne et pour que vous puissiez renseigner votre copain, Gène Seagram, elle n'est pas en vacances, elle joue la mère poule pour tout un régiment de correspondants de presse qui ont demandé à être sur les lieux lorsque le Titanic sera renfloué la semaine prochaine.
- Bien fait pour mes pieds.
- Très bien. Je suis toujours favorablement impressionnée par un homme qui reconnaît la stupidité de ses méthodes. » Elle le regarda en penchant la tête d'un air amusé. « Maintenant que ce point est réglé pourquoi ne me faites-vous pas des propositions ? »
Donner fronça les sourcils. « N'est-ce pas la vierge timide qui est censée dire : "Mais, monsieur, je vous connais à peine" ? »
Elle lui prit la main et se leva. « Alors, venez.
- Puis-je demander où?
- Chez vous, fit-elle avec un sourire espiègle.
- Chez moi? » Les événements allaient trop vite pour Donner.
- Bien sûr, il va bien falloir qu'on fasse l'amour, non? Sinon, comment deux êtres destinés à se marier feraient-ils connaissance ? »
Pitt, affalé sur la banquette de son compartiment, regardait d'un oeil vague le paysage du Devon défiler derrière la vitre. La voie ferrée suivait la côte depuis Dawlish. Sur la Manche, il apercevait une flottille de chalutiers qui partaient pour la pêche matinale. Une petite bruine vint bientôt strier la fenêtre et brouiller la vue; il se replongea alors dans le magazine posé sur ses genoux et se mit à en feuilleter les pages sans vraiment les voir. Si on lui avait dit deux jours plus tôt qu'on allait lui accorder une permission, cette idée lui aurait parue stupide. Et si on lui avait dit qu'il serait à Teignmouth, dans le Devonshire, population : 12 200 habitants, une pittoresque petite station balnéaire sur la côte sud-est de l'Angleterre, afin d'y rencontrer un vieillard mourant, il aurait pensé que c'était de la pure folie.
C'était à l'amiral James Sandecker qu'il devait ce pèlerinage et c'était le terme exact qu'avait employé l'amiral lorsqu'il avait fait revenir Pitt aux bureaux de l'ANRO à Washington. Un pèlerinage au chevet du dernier membre survivant de l'équipage du Titanic.
« Inutile de discuter plus longtemps, dit Sandecker d'un ton sans réplique. Vous partez pour Teignmouth.
- Tout ça ne rime à rien. »
Pitt arpentait la pièce d'un pas nerveux, son sens de l'équilibre luttant pour oublier les mois de tangage et de roulis sans fin sur les ponts du Capricorne. « Vous me faites revenir à terre à un moment crucial du renflouement et vous m'expliquez que j'ai deux agents russes, d'identité
inconnue, qui ont carte blanche pour s'en aller massacrer mon équipage sous la protection personnelle de la CIA, et dans le même souffle, vous m'ordonnez tranquillement d'aller jusqu'en Angleterre recueillir sur son lit de mort le témoignage d'un vieux loup de mer anglais.
- Ce « vieux loup de mer anglais » se trouve être le seul membre de l'équipage du Titanic qu'on n'ait pas encore enterré.
- Mais et l'opération de renflouage ? Insista Pitt. D'après les indications des ordinateurs, la coque du Titanic pourrait s'arracher du fond d'un moment à l'autre au cours des soixantedouze heures à venir.
- Détendez-vous, Dirk. Vous devriez vous retrouver sur le pont du Capricorne demain soir. Ça vous laissera largement le temps avant le clou du spectacle. En attendant, Rudi Gunn peut très bien régler tous les problèmes susceptibles de se poser durant votre absence.
- Vous ne me laissez pas beaucoup de choix, dit Pitt.
- Je sais ce que vous pensez, fit Sandecker avec un sourire bienveillant. Que vous êtes indispensable. Eh bien, j'ai des nouvelles pour vous. C'est la meilleure équipe de renflouement du monde qui se trouve là-bas. Je suis persuadé que d'une façon ou d'une autre ils tiendront le coup sans vous pendant trente-six heures. »
Pitt sourit à son tour, mais d'un sourire sans gaieté. « Quand est-ce que je pars ?
- Il y a un jet qui vous attend au hangar de l'ANRO à Dulles. Il vous conduira à Exeter. De là
vous pourrez prendre un train pour Teignmouth.
- Ensuite, faudra-t-il que je vienne vous faire mon rapport à Washington ?
- Non, vous pourrez me le faire à bord du Capricorne.
- Du Capricorne ? fit Pitt surpris.
- Bien sûr. Vous ne croyez tout de même pas que, sous prétexte que vous prenez du bon temps dans la campagne anglaise, je m'en vais manquer la renaissance du Titanic, au cas où il déciderait de remonter en avance sur l'horaire prévu ? »
Sandecker eut un sourire satanique. Il pouvait se le permettre, car sinon il aurait éclaté de rire devant l'expression dépitée et consternée de Pitt.
Pitt prit un taxi à la gare et suivit une route de campagne qui longeait l'estuaire de la rivière jusqu'à une petite maison qui dominait la mer. Il régla la course, franchit une barrière couverte de vigne vierge et remonta une allée bordée de rosiers. Lorsqu'il frappa, ce fut une jeune fille aux yeux violets fascinants, aux cheveux roux peignés avec soin qui lui répondit d'une voix douce, avec un soupçon d'accent écossais.
« Bonjour, monsieur.
- Bonjour, fit-il avec un petit salut. Je m'appelle Dirk Pitt, et...
- Oh, oui, le câble de l'amiral Sandecker annonçait votre arrivée. Voulez-vous venir? Le commodore vous attend. »
Elle portait un corsage blanc bien repassé, avec un chandail de laine vert et une jupe assortie. Il la suivit dans la salle de séjour, une pièce vaste et confortable; un bon feu brûlait dans la cheminée, et si Pitt n'avait pas su que le propriétaire était un marin retraité, il n'aurait pas eu de mal à le deviner d'après le décor. Des maquettes de bateaux occupaient toutes les étagères, et des estampes encadrées de célèbres vaisseaux à voiles ornaient les quatre murs. Un grand télescope en cuivre était monté devant la fenêtre face à la Manche, et une barre de navire, au bois devenu luisant après des heures de minutieux encaustiquages, se dressait dans un coin de la pièce, comme si elle attendait un geste d'un timonier depuis longtemps oublié.
« On dirait que vous avez passé une bien mauvaise nuit, dit la jeune fille. Voudriez-vous un petit déjeuner?
- La courtoisie me pousse à refuser, mais mon estomac gronde trop fort pour que je n'accepte pas.
- Les Américains sont connus pour leur bon appétit. J'aurais été déçue si vous aviez détruit ce mythe.
- Alors, je vais faire de mon mieux pour maintenir la tradition yankee, Miss...
- Pardonnez-moi, je vous prie. Je suis Sandra Ross, l'arrière-petite-fille du commodore.
- Je présume que c'est vous qui vous occupez de lui.
- Quand je le peux. Je suis aussi hôtesse aux Bristol Airlines. Une dame du village le soigne quand j'ai un vol. » Elle lui désigna un couloir. « Pendant que je vous prépare un petit morceau, vous feriez mieux de parler à grand-père. Il est très, très vieux, et il meurt d'envie... il a hâte de tout savoir de vos efforts pour renflouer le Titanic. »
Elle frappa avec douceur sur une porte et l'entrebâilla. « Commodore, M. Pitt aimerait te voir.
- Eh bien, qu'il entre, fit une voix râpeuse, avant que je sombre sur le récif. »
Elle s'écarta et Pitt entra dans la chambre.
Le commodore Sir John L. Bigalow, Chevalier de l'Empire britannique, Retraité de la Marine de Sa Majesté, était assis bien droit dans un lit fait comme une couchette et scrutait Pitt de ses yeux d'un bleu profond, des yeux qui avaient comme des reflets d'un autre âge. Les quelques mèches de cheveux qu'il avait encore étaient d'un blanc de neige, tout comme sa barbe, et son visage avait le teint boucané des marins. Il portait un vieux chandail à col roulé par-dessus ce qui semblait être une chemise de nuit à la Dickens. Il tendit à son visiteur une main desséchée, mais solide comme un roc.
Pitt la prit et s'émerveilla de sa ferme poignée de main. « Je suis très honoré, Commodore. J'ai souvent lu le récit de la façon héroïque dont vous vous êtes échappé du Titanic.
- Foutaises, grommela-t-il. J'ai été torpillé et foutu à la baille au cours des deux guerres et on ne parle jamais que de la nuit du Titanic. » II désigna un fauteuil. « Ne restez pas planté là
comme un moussaillon avant son premier voyage. Asseyez-vous. Asseyez-vous. »
Pitt obéit.
« Alors, parlez-moi du navire. De quoi a-t-il l'air après toutes ces années? J'étais un gamin quand j'ai servi sur le Titanic, mais je me souviens encore de chaque pont. »
Pitt plongea la main dans la poche de poitrine de son manteau et tendit à Bigalow une enveloppe bourrée de photographies. « Peut-être ces clichés vous donneront-ils une idée de son état actuel. Ils ont été pris par un de nos submersibles il y a quelques semaines. »
Le commodore Bigalow chaussa une paire de lunettes et se mit à examiner les photos. Plusieurs minutes s'écoulèrent sur une horloge marine posée auprès du lit pendant que le vieil homme se perdait dans les souvenirs d'une autre époque. Puis il leva un regard plein de nostalgie. « C'était vraiment un navire à part, vous savez. Moi, je le sais. Je les ai tous connus: l'Olympic, l'Aquitania... le Queen Mary. Bien sûr, ils étaient perfectionnés et modernes pour leur temps, mais aucun n'arrivait à la cheville du soin et du talent qu'on a mis à faire l'ameublement du Titanic : ses superbes panneaux lambrissés et ses merveilleuses cabines. Ah, il est encore impressionnant, vous savez.
- Il devient de plus en plus envoûtant avec les années, reconnut Pitt.
- Tenez, tenez, dit Bigalow en désignant tout excité une photo, auprès de la manche à air bâbord, sur le toit au-dessus du carré des officiers. C'est là que j'étais quand il a coulé sous moi et que j'ai été entraîné à la mer. » Les longues décennies semblaient fondre sur son visage. « Oh, que la mer était froide cette nuit-là. L'eau était à moins deux. »
Durant les dix minutes suivantes, il raconta ce que c'était que de nager dans l'eau glacée ; de trouver miraculeusement un cordage qui l'avait mené à un canot de sauvetage chaviré ; il évoqua la masse horrible des gens qui se débattaient; les cris pitoyables qui perçaient la nuit et puis qui s'éteignaient lentement ; les longues heures passées à se cramponner à la quille du canot, en faisant le gros dos contre le froid avec trente autres rescapés ; leur excitation quand le Carpathia, de la Compagnie Cunard, avait surgi pour procéder au sauvetage. Il soupira enfin et regarda Pitt par-dessus les verres de ses lunettes. « Je vous ennuie, M. Pitt ?
- Pas le moins du monde, répondit Pitt. Écouter quelqu'un qui a vécu tout cela me donne presque l'impression de vivre moi-même les événements.
- Alors, je m'en vais vous raconter une autre histoire, dit Bigalow. Jusqu'à maintenant je n'ai jamais parlé à âme qui vive des dernières minutes que j'ai passées avant que le bateau sombre. Je n'en ai jamais parlé dans aucun de mes interrogatoires ; pas plus que devant la commission d'enquête du Sénat des États-Unis ni devant le Tribunal britannique. Non, je n'en ai jamais soufflé mot aux journalistes ni aux reporters qui n'en finissaient pas d'écrire des livres sur cette tragédie. Vous, monsieur, vous êtes le premier et vous serez le dernier à l'entendre de ma bouche. »
Trois heures plus tard, Pitt était dans le train qui le ramenait à Exeter, et il n'éprouvait ni lassitude ni fatigue, mais plutôt une sorte d'excitation. Le Titanic avec cette mystérieuse énigme enfermée dans le coffre de la cale numéro 1, Pont G, l'attirait plus que jamais. Southby, se demanda-t-il, qu'est-ce que Southby venait faire dans le tableau ? Pour la cinquantième fois peut-être, il regarda le paquet que lui avait donné le Commodore Bigalow. Et il ne regrettait pas d'être venu à Teignmouth.
Le docteur Ryan Prescott, chef du Centre des Ouragans de l'ANRO à Tampa, en Floride, avait l'intention pour une fois de rentrer chez lui et de passer une soirée tranquille à jouer au gin avec sa femme. Mais à minuit moins dix, il était toujours à son bureau, à inspecter d'un air las les photos prises par satellite étalées devant lui.
« Juste au moment où nous croyons que nous savons tout ce qu'il y a à savoir sur les tempêtes, fit-il avec agacement, en voilà une qui jaillit d'on ne sait où et qui vient bouleverser toutes les règles.
- Un ouragan au milieu de mai, répondit son assistant entre deux bâillements. C'est à marquer d'une pierre blanche.
- Mais pourquoi? La saison des ouragans s'étend en général de juillet à septembre. Qu'est-ce qui a poussé celui-ci à se matérialiser avec deux mois d'avance?
- Je n'en ai aucune idée, répondit la femme. À votre avis, quelle route va prendre notre petit monstre ?
- Il est trop tôt pour le prédire avec certitude, dit Prescott. Sa naissance a suivi sa procédure normale, c'est vrai : une vaste zone dépressionnaire alimentée en air humide donne un tourbillon dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, en raison de la rotation de la terre. Mais c'est là que s'arrête la ressemblance. Il faut le plus souvent des jours, parfois des semaines pour que se constitue une tempête sur un front de quatre cents milles. Ce bébé a réussi son coup en moins de dix-huit heures. »
Prescott poussa un soupir, se leva de son bureau et s'approcha d'une grande carte murale. Il consulta un bloc couvert de chiffres, notant la position connue, les conditions atmosphériques et la vitesse à laquelle se déplaçait l'ouragan. Puis il se mit à tracer une route vers l'ouest à
partir d'un point situé à cent cinquante milles au nord-est des Bermudes, une route qui peu à
peu s'incurvait vers le nord en direction de Terre-Neuve.
« À moins qu'il ne nous donne quelques précisions sur sa trajectoire, voilà le mieux que je puisse faire. » II s'arrêta comme s'il attendait une confirmation. Comme rien ne venait, il demanda : « C'est comme ça que vous le voyez ? »
Ne recevant toujours aucune réponse, il se tourna pour répéter la question, mais les mots s'arrêtèrent sur ses lèvres. Son assistante s'était endormie, la tête dans ses bras repliés sur le bureau. Il la secoua doucement par l'épaule jusqu'au moment où les yeux verts s'ouvrirent en clignotant.
« Nous ne pouvons rien faire de plus ici, murmura-t-il. Rentrons dormir un peu. » II jeta un dernier regard soucieux à la carte murale. « II y a des chances pour que ce soit un de ces caprices météorologiques qui se dissipent avant le matin pour donner une petite tempête localisée. » II y avait une certaine autorité dans sa voix, mais guère de conviction.
Ce qu'il ne remarqua pas, c'était que le tracé sur la carte représentant la route prévue pour l'ouragan passait très précisément par 41 46' nord et 52 14' ouest.
Le commandant Rudi Gunn était sur la passerelle du Capricorne et regardait un minuscule point bleu très loin à l'ouest apparaître dans le ciel clair comme un diamant. Pendant quelques minutes, il parut rester là, sans changer de forme ni grossir : un point bleu sombre, suspendu au-dessus de l'horizon, puis, presque aussitôt, il parut plus grand et prit la forme d'un hélicoptère.
Gunn se dirigea vers l'appontement aménagé à l'arrière des superstructures et attendit cependant que l'appareil approchait et se fixait au-dessus du navire. Trente secondes plus tard, les patins effleurèrent le pont, le gémissement des turbines s'éteignit et les pales peu à peu s'immobilisèrent.
Gunn s'approcha tandis que la porte s'ouvrait et que Pitt sortait de la cabine.
« Bon voyage ? demanda Gunn
- Intéressant », répondit Pitt.
Pitt lut la tension sur le visage de Gunn. Des plis soucieux se creusaient autour de ses petits yeux et il avait le visage crispé. « Tu as l'air d'un gosse qui vient de se faire piquer ses cadeaux de Noël, Rudi. Qu'est-ce qui se passe ?
- Le bathyscaphe d'Uranus OEil, le Deep Fathom : il est coincé sur l'épave. »
Pitt resta silencieux un moment. Puis il demanda simplement : « L'amiral Sandecker?
- Il a installé ses quartiers sur le Bomberger. Comme c'était le navire ravitailleur du Deep Fathom, il a pensé que mieux vaudrait diriger de là les opérations de sauvetage en attendant ton retour.
- Tu dis était, comme si le bathyscaphe était perdu.
- Ça n'est pas brillant. Viens là-haut, je vais te donner les détails. »
II régnait une atmosphère de tension et de désespoir dans la salle des opérations du Capricorne. Giordino, en général plutôt sociable, se contenta de saluer d'un signe de tête l'arrivée de Pitt, se dispensant de toute phrase de bienvenue. Ben Drummer était au micro, s'adressant à l'équipage du Deep Fathom, qu'il encourageait avec un entrain et un optimisme forcés que trahissait l'appréhension de son regard.
Rick Spencer, l'ingénieur responsable du matériel de sauvetage, contemplait sans rien dire les écrans de contrôle de télé. Les autres hommes dans la salle vaquaient sans un mot à leurs affaires, le visage pensif.
Gunn entreprit d'expliquer la situation. « Deux heures avant de remonter pour le changement d'équipage, le Deep Fathom, ayant à son bord les techniciens Joe Kiel, Tom Chavez et Sam Merker...
- Merker était avec toi dans l'Expédition du Courant Lorelei, l'interrompit Pitt.
- Munk aussi. » Gunn hocha la tête. « On dirait que nous sommes un équipage maudit.
- Continue.
- Ils étaient en train d'installer une soupape de sûreté sur le côté tribord des cloisons du gaillard d'avant du Titanic lorsque leur arrière a effleuré un mât de charge. Les supports corrodés par l'eau de mer ont lâché, et le haut du mât de charge est tombé en travers des réservoirs de ballast du bathyscaphe, en les écrasant. Plus de deux tonnes d'eau se sont engouffrées par l'ouverture et ont coincé sa coque contre l'épave.
- C'est arrivé il y a combien de temps? demanda Pitt.
- H y a environ trois heures et demie.
- Alors, pourquoi ces airs lugubres? À vous voir, on croirait qu'on n'a même plus le temps de prier. Le Deep Fathom emporte assez d'oxygène dans son système de réserve pour permettre à
un équipage de trois membres de tenir plus d'une semaine. Ça laisse largement le temps au Sappho I et au Sappho II de réparer les réservoirs de ballast et de refouler l'eau qui les a envahis.
- Ce n'est pas aussi simple, dit v Gunn. Nous n'avons que six heures.
- Comment arrives-tu à une marge de six heures ?
- J'ai gardé le pire pour la fin, fit Gunn en regardant Pitt droit dans les yeux. Le choc du mât de charge qui tombait a fait craquer une soudure sur la coque du Deep Fathom. C'est minuscule comme un trou d'épingle, mais la formidable pression qui règne à cette profondeur fait entrer la mer dans la cabine au rythme de près de vingt litres à la minute. C'est un miracle que la soudure n'ait pas éclaté complètement, provoquant l'affaissement de la coque et réduisant ces pauvres types en bouillie. » II leva la tête vers la pendule au-dessus de l'ordinateur. « Six heures, c'est tout ce que nous avons avant que l'eau n'emplisse la cabine et ne les noie... Et nous ne pouvons absolument rien faire.
- Pourquoi ne pas boucher la voie d'eau à l'extérieur avec de l'Aquacier ?
- C'est plus facile à dire qu'à faire. Nous ne pouvons pas y accéder. La partie de la coque où il y a la voie d'eau est coincée contre la cloison du gaillard d'avant du Titanic. L'amiral a fait plonger les trois autres bathyscaphes dans l'espoir que leur puissance combinée pourrait déplacer le Deep Fathom juste assez pour qu'on puisse accéder à la brèche et la réparer. Rien à
faire. »
Pitt s'assit sur un tabouret, prit un crayon et se mit à griffonner sur un bloc. « Le Sea Slug est équipé de matériel à découper. S'il pouvait attaquer le mât de charge...
- Négatif. » Gunn secoua la tête. « Lors de l'opération de remorquage, le Sea Slug a cassé son bras manipulateur. On l'a ramené sur le pont du Modoc et les types de la Marine disent qu'il est impossible de réparer le bras à temps. » Gunn frappa du poing sur la table des cartes. «
Notre dernier espoir, c'était le treuil du Bomberger. Si on pouvait y attacher un câble, on aurait pu libérer le bathyscaphe.
- Fin du sauvetage, conclut Pitt. Le Sea Slug est le seul submersible que nous ayons à être équipé d'un bras manipulateur de grande puissance, et sans lui, pas moyen d'utiliser le câble. »
Gunn se frotta les yeux d'un geste las. « Après des milliers d'heures de travail passées à
concevoir et à construire tous les systèmes de sécurité imaginables, après avoir calculé des procédures d'urgence pour tous les accidents prévisibles, voilà que l'imprévu s'est produit et nous a assené un coup bas, au-dessous de tous les seuils de probabilité, le pépin sur un million dont les ordinateurs n'ont pas tenu compte.
- Les ordinateurs ne valent que ce que représentent les informations qu'on leur fournit », dit Pitt.
Il s'approcha de la radio et prit le micro de la main de Drummer. « Deep Fathom, ici Pitt. Terminé.
- Ravi d'entendre de nouveau votre voix joyeuse, fit Merker d'un ton aussi tranquille que s'il était en train de téléphoner de chez lui dans son lit. Si vous descendiez faire un quatrième au bridge ?
- Je ne bridge pas, répondit Pitt sans se démonter. Combien vous reste-t-il de temps avant que l'eau n'atteigne vos batteries ?
- Au niveau où elle monte, sans doute encore quinze à vingt minutes. »
Pitt se tourna vers Gunn pour lui dire ce qui allait sans dire :
« Quand leurs batteries lâcheront, plus de communication.
- Le Sappho II, fit Gunn en hochant la tête, reste à côté pour leur tenir compagnie, c'est à peu près tout ce qu'on peut faire. »
Pitt pressa de nouveau le bouton du micro. « Merker, comment marche le système de régénération de l'oxygène ?
- Quel système de régénération ? Il a pété il y a une demi-heure. Nous survivons sur nos mauvaises baleines.
- Je vais vous faire descendre un carton de pastilles de menthe.
- Faudrait pas traîner. Chavez pue vraiment du bec. » Une trace de doute passe dans la voix de Merker. « Si le pire se produit et qu'on ne vous revoie pas, les gars, au moins on sera en bonne compagnie en bas. »
La brutale allusion de Merker aux morts du Titanic fit pâlir un peu tous les hommes qui se trouvaient dans la salle des opérations; tous les hommes, sauf Pitt. Il actionna de nouveau le bouton d'émission. « Veillez en tout cas à laisser un bateau propre. On peut vouloir s'en resservir. Terminé. »
C'était intéressant de voir les réactions à la remarque apparemment dure de Pitt. Giordino, Gunn, Spencer et les autres se contentèrent de le regarder. Seul, Drummer eut une expression de colère.
Pitt posa la main sur l'épaule de Curly, l'opérateur radio. « Branchez-moi sur l'amiral à bord du Bomberger, mais utilisez une fréquence différente. »
Curly leva les yeux. « Vous ne voulez pas que les gars du Deep Fathom vous entendent ?
- Ce qu'ils ne savent pas ne leur fera pas mal, dit Pitt d'un ton froid. Grouillez-vous. »
Quelques instants plus tard, la voix de Sandecker retentit dans le haut-parleur. « Capricorne, ici l'amiral Sandecker. Terminé.
- Ici Pitt, Amiral. »
Sandecker ne perdit pas de temps en mondanités. « Vous vous rendez compte du problème qui se pose?
- Gunn m'a expliqué, répondit Pitt.
- Alors vous savez que vous avez épuisé toutes les solutions. Par quelque bout que vous le preniez, cette fois, l'ennemi, c'est le temps. Si nous pouvions retarder l'inévitable dix heures de plus, nous aurions une chance de les sauver.
- Il y a une autre solution, fit Pitt. Les probabilités sont faibles, mais mathématiquement c'est acceptable.
- Je suis ouvert à toutes les suggestions. »
Pitt hésita. « Pour commencer, nous laissons tomber pour l'instant le Deep Fathom et nous tournons nos efforts dans une autre direction. »
Drummer s'approcha. « Qu'est-ce que vous dites, Pitt? Qu'est-ce qui se passe? On laisse tomber le Deep Fathom, répéta-t-il les lèvres crispées, vous êtes fou? »
Pitt eut un sourire désarmant. « Le dernier coup de dés du désespoir, Drummer. Vous avez échoué, et échoué lamentablement. Vous êtes peut-être la crème du renflouage, mais en tant que sauveteurs, vous n'êtes qu'une bande d'amateurs. La malchance a grossi vos erreurs, et maintenant vous restez assis à geindre en disant tout est perdu. Eh bien, tout n'est pas perdu, messieurs. Nous allons modifier les règles du jeu et remonter le Deep Fathom à la surface avant les six heures fatidiques sur lesquelles, si mon chronomètre fonctionne bien, il ne reste plus maintenant que cinq heures et quarante-trois minutes. » .
Giordino regarda Pitt. « Tu crois vraiment que c'est faisable ?
- Je crois vraiment qu'on peut le faire. »
Les ingénieurs et les océanographes étaient groupés en petit cercle, marmonnant tous seuls en même temps qu'ils actionnaient avec frénésie leurs règles à calcul. De temps en temps, l'un d'eux quittait le groupe et se dirigeait vers les ordinateurs pour vérifier une donnée. L'amiral Sandecker, qui venait d'arriver du Bomberger, était assis derrière un bureau devant une tasse de café fumant et secouait la tête.
« On ne trouvera jamais ça dans les manuels de renflouage, murmura-t-il. Arracher une épave au fond à coups d'explosifs. Mon Dieu, c'est de la folie.
- Quel autre choix avons-nous ? fit Pitt. Si nous pouvons dégager le Titanic de la vase, le Deep Fathom remontera avec lui.
- Toute cette idée est insensée, marmonna Gunn. Le choc ne va faire qu'étendre la brèche dans la coque du bathyscaphe et provoquer une implosion immédiate.
- Peut-être que oui. Peut-être que non, dit Pitt. Mais même si ça arrive, il vaut probablement mieux que Merker, Kiel et Chavez meurent sur le coup, écrasés par l'océan, plutôt que de subir l'interminable agonie d'une lente asphyxie.
- Et le Titanic ? Insista Gunn. On risque de faire sauter tout ce sur quoi on travaille depuis des mois au fond des eaux.
- Disons que c'est un risque calculé, fit Pitt. Le Titanic est construit de façon bien plus robuste que la plupart des navires d'aujourd'hui. Ses baux, ses membrures, ses cloisons et ses ponts sont aussi solides que la nuit où il a coulé. Ce vieux rafiot peut tenir le coup. Ne vous trompez pas là-dessus.
- Vous croyez sincèrement que ça va marcher? demanda Sandecker.
- Je le crois.
- Je pourrais vous ordonner de ne pas faire ça. Vous le savez.
- Je le sais, répondit Pitt. Je compte sur vous pour me garder dans la partie jusqu'à ce qu'on ait marqué le dernier but. »
Sandecker se frotta les yeux, secoua la tête d'un geste lent, comme pour s'éclaircir les idées. Puis il finit par dire : « D'accord, Dirk, à vous de jouer. »
Pitt acquiesça et tourna les talons.
Il restait tout juste cinq heures et dix minutes.
Trois mille six cents mètres plus bas, les trois hommes du Deep Fathom, gelés et esseulés dans un environnement hostile, regardaient l'eau monter, centimètre par centimètre, le long des parois de la cabine jusqu'au moment où elle envahit les circuits électriques, mettant hors d'usage les instruments et plongeant dans l'obscurité l'intérieur de la cabine. Ils commencèrent alors à sentir la morsure de l'eau glacée qui tourbillonnait autour de leurs jambes. Plantés là, frissonnant dans la perspective d'une mort certaine, ils nourrissaient encore une faible étincelle de survie.
« Dès qu'on sera remonté, murmura Kiel, je prends un jour de congé, et tant pis pour ceux à
qui ça ne plaira pas.
- Ça te reprend? dit Chavez dans le noir.
- Qu'ils me foutent à la porte s'ils veulent, mais demain je fais la grasse matinée. »
Chavez chercha à tâtons le bras de Kiel, le trouva, et le secoua sans douceur. « Qu'est-ce que tu déconnes ?
- Ne t'énerve pas, dit Merker. Comme le système de régénération d'air ne marche pas$, le taux d'oxyde de carbone commence à lui faire de l'effet. Je commence à me sentir un peu étourdi moi aussi.
- Et en plus, de l'air vicié, marmonna Chavez. Si on ne se noie pas, on va être broyé quand la coque pétera, et si on n'est pas broyé comme une coquille d'ouf, on va suffoquer. Ah, on ne peut pas dire que l'avenir se présente sous des couleurs brillantes.
- Tu as oublié le froid, ajouta Merker d'un ton sardonique. Si on ne grimpe pas au-dessus de cette eau glacée, il ne nous restera pas une chance pour les trois autres hypothèses. »
Kiel ne dit rien mais laissa mollement Chavez le pousser jusqu'à la couchette supérieure. Puis Chavez le suivit et s'assit au bord, ses pieds ballant dans le vide.
Merker s'avança dans l'eau qui lui atteignait presque la ceinture jusqu'au hublot avant pour regarder. Il ne voyait que la silhouette du Sappho II, baigné d'un halo dans l'éclat aveuglant de ses projecteurs. L'autre appareil avait beau n'être qu'à moins de trois mètres, il ne pouvait rien faire, entourés qu'ils étaient tous les deux par l'impitoyable pression des eaux. Tant qu'il reste là, songea Merker, c'est qu'on n'a pas perdu tout espoir pour nous. C'était quand même une consolation de ne pas être seuls. Ce n'était pas grand-chose, mais c'était tout ce qu'ils avaient. À bord du ravitailleur Alhambra, les équipes de reportage des trois principaux réseaux de télévision attendaient dans la fièvre, en s'affairant sur leur matériel pour s'occuper. Tout le long du bastingage tribord, les journalistes avaient leurs jumelles braquées sur le Capricorne qui flottait à deux milles de là, cependant que les photographes ajustaient leurs téléobjectifs sur la surface de l'eau entre les navires. Coincée dans une petite salle de presse improvisée, Dana Seagram, serrant un caban autour de ses épaules, tenait crânement tête à une douzaine de journalistes armés de magnétophones et qui poussaient vers elle des micros comme si c'étaient des sucettes.
« Est-il vrai, Mrs Seagram, que la tentative pour remonter le Titanic avec trois jours d'avance sur le plan prévu est en réalité un dernier effort pour sauver la vie des hommes bloqués au fond ?
- Ça n'est qu'une des diverses solutions, répondit Dana.
- Faut-il comprendre que toutes les autres tentatives ont échoué ?
- Il y a eu des complications », reconnut Dana.
Dans une des poches de son caban, Dana froissait nerveusement un mouchoir jusqu'à en avoir mal aux doigts. Les longs mois de discussion avec les hommes et les femmes de la presse commençaient à faire sentir leur effet.
« Depuis qu'on n'a plus de communications avec le Deep Fathom, comment pouvez-vous savoir avec certitude que l'équipage est encore en vie ?
- Les données de l'ordinateur nous assurent que leur situation ne deviendra critique que dans quatre heures et quarante minutes.
- Comment l'ANRO compte-t-elle remonter le Titanic si le produit chimique d'électrolyse n'a pas été totalement injecté dans la vase qui entoure la coque ?
- Je suis incapable de répondre à cela, dit Dana. Le dernier message de M. Pitt depuis le Capricorne déclarait seulement qu'ils allaient remonter l'épave dans les heures à venir. Il n'a donné aucun détail concernant la méthode utilisée.
- Et s'il est trop tard ? Et si Kiel, Chavez et Merker sont déjà morts ? »
Le visage de Dana se crispa. « Ils ne sont pas morts, dit-elle, le regard flamboyant. Et le premier d'entre vous qui répand une rumeur aussi cruelle et inhumaine avant que ce ne soit un fait établi sera foutu à la porte de ce navire, accrédité ou pas. C'est compris? »
Les reporters restèrent là un moment, muets de surprise devant la brusque explosion de colère de Dana. Puis lentement et en silence, ils commencèrent à abaisser leurs micros et à s'éloigner vers le pont.
Rick Spencer déroula sur la table des cartes une grande bande de papier et la bloqua là au moyen de quelques tasses de café à moitié vides. C'était un croquis qui montrait le Titanic et sa position par rapport au fond de l'océan. Il prit un crayon pour désigner divers points de la coque marqués de petites croix.
« Voici comment ça se présente, expliqua-t-il. Suivant les éléments transmis par l'ordinateur, nous avons placé quatre-vingts charges, chacune contenant trente livres d'explosifs, à ces points stratégiques du sédiment qui s'est déposé le long de la coque du Titanic. »
Sandecker se pencha sur le dessin, son regard examinant les croix. « Je vois que vous les avez posées sur trois rangées de chaque côté.
- C'est exact, amiral, dit Spencer. Les rangées extérieures sont à soixante mètres; les intermédiaires à quarante; et les plus proches ne sont qu'à vingt mètres des tôles du navire. Nous ferons d'abord partir la rangée extérieure à tribord. Huit secondes plus tard, nous faisons sauter la rangée extérieure bâbord. Encore huit secondes et nous répétons la procédure avec les rangées intermédiaires, et ainsi de suite.
- C'est un peu comme quand on secoue d'un côté à l'autre une voiture coincée dans la boue, expliqua Giordino.
- C'est une bonne comparaison, approuva Sandecker.
- Pourquoi ne pas l'arracher à la vase avec une seule violente explosion? demanda Giordino.
- Peut-être qu'un choc brutal y parviendrait, mais les géologues sont partisans d'ondes de choc séparées ou qui se recoupent. Ce que nous recherchons, c'est la vibration.
- Nous avons les explosifs? demanda Pitt.
- Le Bomberger en transporte près d'une tonne pour la recherche sismique, répondit Spencer. Le Modoc en a quatre cents livres dans ses magasins pour les opérations de sauvetages sousmarins.
- Ça suffira?
- C'est limite, reconnut Spencer. Trois cents livres de plus nous auraient donné une marge plus acceptable.
- Nous aurions pu en faire venir du continent par un avion qui nous l'aurait parachuté, proposa Sandecker.
" - Le temps que les explosifs arrivent, fit Pitt en secouant la tête, que nous les ayons chargés dans un bathyscaphe et posés au fond de l'océan, c'aurait été deux heures trop tard.
- Alors, dit Sandecker avec brusquerie, allons-y. Nous n'avons pas de temps à perdre. » II se tourna vers Gunn. « Dans combien de temps les explosifs seront-ils en place ?
- Quatre heures, fit Gunn sans hésiter.
- C'est vraiment calculé au plus juste, dit Sandecker. Ça nous laisse un battement de quatorze minutes.
- On y arrivera, dit Gunn. Mais à une condition.
- Laquelle? fit Sandecker avec impatience.
- Il va falloir utiliser tous les bathyscaphes opérationnels dont nous disposons.
- Ça veut dire retirer le Sappho II de sa position auprès du Deep Fathom, dit-il. Les pauvres diables vont croire qu'on les abandonne.
- Il n'y a pas d'autre solution, dit Gunn. Il n'y en a tout simplement pas d'autre. »
Merker avait perdu toute notion du temps. Il contempla le cadran lumineux de sa montre, mais son regard n'arrivait pas à se fixer sur les chiffres phosphorescents. Depuis combien de temps le mât de charge était-il tombé sur leur réservoir de ballast, se demanda-t-il : cinq heures... dix heures... C'était hier? Il avait l'esprit embrouillé et confus. Il était tout juste capable de rester là, sans remuer un muscle, respirant à petits coups, chaque inspiration lui semblant une éternité. Peu à peu, il prit conscience d'un mouvement. Il tendit la main et rencontra dans l'obscurité les corps de Kiel et de Chavez, mais ils ne réagissaient pas : ils avaient sombré
dans une torpeur léthargique.
Puis il reprit conscience de quelque chose, de quelque chose qui n'était plus là où il était censé
être. Son esprit tournait comme s'il barbotait dans du sirop. Mais il finit par trouver ce qu'il cherchait. À part la montée impitoyable de l'eau, il n'y avait aucun changement, aucune trace de mouvement dans la cabine inondée : c'était l'angle du faisceau lumineux du Sappho II arrivant par le hublot avant qui avait perdu de son intensité.
Il sauta de sa couchette dans l'eau - elle lui arrivait maintenant à la poitrine - et comme dans un cauchemar, il s'avança tant bien que mal vers les hublots supérieurs avant pour scruter les profondeurs de l'océan.
Tout d'un coup, ses sens engourdis furent étreints par une crainte comme il n'en avait encore jamais connue. Ses yeux s'agrandirent, se fixèrent, ses mains se crispèrent de désespoir.
« Oh, mon Dieu ! cria-t-il tout haut. Ils nous laissent tomber. »
Sandecker tripotait le gros cigare qu'il venait d'allumer tout en continuant d'arpenter le pont. L'opérateur radio leva la main et l'amiral s'arrêta pour s'approcher derrière lui.
« Le Sappho I au rapport, Amiral, dit Curly. Il a terminé de placer ses charges.
- Dites-lui de remonter en surface aussi vite que ses réservoirs de ballast le lui permettent. Plus ils seront haut, moins ils sentiront de pression sur leur coque quand les explosifs partiront. » L'amiral pivota vers Pitt qui ne quittait pas des yeux les quatre écrans de contrôle reliés à des caméras et à des projecteurs disposés à des emplacements stratégiques autour des superstructures du Titanic. « Comment ça se présente ?
- Pour l'instant, pas mal, répondit Pitt. Si les obturations à l'Aquacier tiennent le choc, nous avons une bonne chance. »
Sandecker regarda les images couleur et son front se plissa : il apercevait de grandes traînées de bulles qui sortaient de la coque du paquebot. « II y a beaucoup d'air qui sort, dit-il.
- C'est l'excès de pression qui s'échappe par les soupapes de sûreté, dit Pitt. Nous sommes passés des pompes à électrolyse aux compresseurs de façon à insuffler tout le supplément d'air possible dans les compartiments supérieurs. » II s'arrêta pour régler une image et reprit : « Les compresseurs du Capricorne débitent un peu plus de cent soixante mille litres d'air à l'heure, alors il n'a pas fallu longtemps pour augmenter de quelques atmosphères la pression à
l'intérieur de la coque, juste assez pour faire fonctionner les soupapes de sûreté. »
Drummer s'éloigna des ordinateurs pour noter toute une série de chiffres sur une feuille. «
D'après nos estimations, quatre-vingt-dix pour cent des compartiments du navire sont libérés d'eau, dit-il. Le principal problème, à mon avis, c'est que nous avons une puissance ascensionnelle supérieure à ce qui selon les ordinateurs est nécessaire. Et quand la succion va céder, l'épave va monter comme un cerf-volant.
- Le Sea Slug vient de déposer sa dernière charge, signala Curly.
- Demandez-lui de faire un crochet à côté du Deep Fathotn avant de remonter vers la surface, fit Pitt, et voyez s'il peut établir un contact visuel avec Merker et son équipage.
- Encore onze minutes, annonça Giordino.
- Qu'est-ce qui peut bien retarder le Sappho II ? » Demanda Sandecker, sans s'adresser à
personne en particulier.
Pitt se tourna vers Spencer. « Les charges sont prêtes pour la mise à feu ? »
Spencer acquiesça. « Chaque rangée est réglée sur une fréquence différente. Tout ce que nous avons à faire, c'est tourner un cadran et elles partiront dans l'ordre prévu.
- Qu'est-ce que vous pariez qu'on va voir d'abord, la proue ou l'arrière ?
- Pas de problème. La proue est enfoncée six mètres plus profond dans la couche de sédiment que le gouvernail. Je compte que l'arrière va se libérer, et puis, en utilisant son élan, va libérer le reste de la quille. L'épave devrait se soulever à peu près suivant le même angle sous lequel elle a coulé - à condition que le Titanic se montre coopératif et daigne se soulever.
- Dernière charge en place, annonça Curly. Le Sappho II remonte.
- Rien du Sea Slug?
- Pas de contact visuel avec l'équipage du Deep Fathom.
- Bon, dites-lui de remonter dare-dare vers la surface, dit Pitt. Nous mettons à feu la première rangée de charge dans neuf minutes.
- Ils sont morts, s'écria soudain Drummer, sa voix se brisant. Nous arrivons trop tard. Ils sont tous morts. »
Pitt fit deux pas en avant et empoigna Drummer aux épaules. « Pas de crise de nerfs. La dernière chose dont nous ayons besoin, c'est une oraison funèbre prématurée. »
Drummer se voûta, le visage d'une pâleur de cendre, figé dans une expression d'horreur. Puis il hocha la tête sans rien dire et revint d'un pas mal assuré vers la console de l'ordinateur.
« L'eau ne doit être maintenant qu'à une soixantaine de centimètres du plafond de la cabine, dit Giordino, d'une voix qui était bien une demi-octave plus haute que son ton habituel.
- Si on vendait le pessimisme au kilo, vous seriez tous milliardaires, dit sèchement Pitt.
- Le Sappho I a atteint la zone de sécurité à moins mille huit cents mètres, annonça l'opérateur sonar.
- En voilà un de paré, encore deux », murmura Sandecker.
Il ne restait rien d'autre à faire maintenant qu'à attendre que les autres submersibles s'élèvent au-dessus du niveau de danger des ondes de choc. Huit minutes s'écoulèrent, huit minutes interminables durant lesquelles la sueur se mit à perler sur deux douzaines de fronts.
« Le Sappho II et le Sea Slug approchent maintenant de la zone de sécurité.
- État de la mer et météo? interrogea Pitt.
- Creux d'un mètre vingt, ciel clair, brise de nord-est à cinq nouds, répondit Farquar, le météorologue. On ne pourrait pas demander mieux. »
Pendant quelques instants, personne ne dit mot. Puis Pitt a déclaré : « Eh bien, messieurs, le moment est venu. » II avait la voix tranquille et détendue, et on ne percevait dans son attitude aucune trace d'appréhension. « Bon, Spencer, compte à rebours. »
Spencer commença avec une régularité d'horloge : « trente secondes... quinze secondes... cinq secondes... émission... top. » Puis il passa sans hésiter à la mise à feu suivante. « Huit secondes... quatre secondes... émission... top. »
Ils s'étaient tous groupés autour des écrans de contrôle et de l'opérateur sonar, leurs seuls contacts maintenant avec le fond. Ce fut à peine si la première explosion fit passer un frémissement dans les tôles du Capricorne, et le volume du son parvint à leurs oreilles comme celui d'un tonnerre lointain. Il régnait dans la salle des opérations une angoisse à couper au couteau. Tous les regards étaient braqués sur les écrans de contrôle, sur les lignes tremblotantes qui déformaient les images lorsque les charges sautaient. Tendus, crispés, avec l'air d'hommes qui craignaient le pire mais espéraient le mieux, us étaient là immobiles tandis que Spencer égrenait ses comptes à rebours.
Le tremblement des tôles se fit plus prononcé tandis qu'une onde de choc suivait l'autre et arrivait jusqu'à la surface de l'océan. Puis, brusquement, tous les écrans de contrôle montrèrent un kaléidoscope de lumières d'images brouillées et s'éteignirent.
« Merde ! marmonna Sandecker. Nous avons perdu le contact image.
- Les ondes de choc ont dû débrancher le relais principal », supposa Gunn. Leur attention se tourna aussitôt vers l'écran du sonar, mais bien peu d'entre eux pouvaient le voir : l'opérateur était si près de la plaque de verre que sa tête la masquait presque. Spencer enfin se redressa. Il poussa un profond soupir, tira un mouchoir de sa poche revolver et s'essuya le visage et le cou. « Et voilà, fit-il d'une voix rauque.
- Toujours stationnaire, annonça l'opérateur sonar. Le Grand T est toujours stationnaire.
- Allez, petit ! supplia Giordino. Bouge ton gros cul!
- Oh! Mon Dieu, mon Dieu, murmura Drummer. La succion le plaque toujours au fond.
- Allons, bon sang, fit à son tour Sandecker. Soulève-toi... soulève-toi. »
S'il avait été humainement possible pour l'esprit de forcer les quarante-six mille trois cent vingt-huit tonnes d'acier à se libérer de la tombe où elles reposaient depuis soixante-seize longues années pour remonter à la lumière, les hommes groupés autour du sonar scope y seraient sûrement parvenus. Mais il ne devait pas y avoir ce jour-là de phénomènes psycho cinétiques. Le Titanic restait obstinément figé au fond de l'océan.
« Quelle poisse », dit Farquar.
Drummer se prit le visage à deux mains, tourna les talons et sortit en trébuchant.
« Woodson sur le Sappho II demande l'autorisation de descendre voir, dit Curly.
- Permission accordée », fit Pitt en haussant les épaules.
D'un geste lent et infiniment las, l'amiral Sandecker se laissa tomber dans un fauteuil. « Voilà
un échec qui coûte cher », dit-il.
Le goût amer du désespoir envahit la salle, apporté par la grande vague d'une défaite sans rémission.
«Et maintenant? demanda Giordino, en regardant dans le vide.
- On fait ce qu'on est venu faire, répondit Pitt d'une voix fatiguée. On poursuit l'opération de sauvetage. Demain nous recommencerons à...
- Il a bougé ! »
Personne ne réagit aussitôt.
« II a bougé », répéta l'opérateur sonar. Sa voix tremblait un peu.
«Vous êtes sûr? murmura Sandecker dans un souffle.
- Je parierais ma vie dessus. »
Spencer était trop abasourdi pour parler. Il ne pouvait que contempler le sonar scope avec une expression de totale incrédulité. Puis ses lèvres commencèrent à remuer. « Le choc en retour !
dit-il. C'est le choc en retour qui a provoqué une réaction à retardement.
- Il monte, cria l'opérateur sonar en tapant du poing sur le bras de son fauteuil. Ce sacré vieux rafiot s'est libéré. Il remonte. »
Au début, tout le monde était trop ahuri pour faire un geste. L'instant qu'ils avaient réclamé
dans leurs prières, pour lequel ils se battaient depuis huit longs mois, cet instant venait d'arriver comme un voleur et ils n'arrivaient pas à y croire. Et puis, la nouvelle commença à se faire jour dans leurs esprits et ils se mirent tous à crier en même temps, comme les ingénieurs du Centre de Contrôle de Mission au moment du départ d'une fusée.
« Allez, petit, allez ! criait Sandecker, excité comme un collégien.
- Bouge, mon vieux! hurlait Giordino. Bouge, bouge !
- Allons, on t'attend, mon beau palace flottant tout rouillé », murmura Spencer. Soudain Pitt se précipita vers le poste de radio et serra l'épaule de Curly.
« Vite, contactez Woodson à bord du Sappho II. Dites-lui que le Titanic est en train de remonter : qu'il s'éloigne dare-dare avant de se faire écraser.
- Toujours en route vers la surface, dit l'opérateur sonar. La vitesse de remontée s'accélère.
- Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines, dit Pitt. Mille et une choses peuvent tourner mal avant qu'il arrive à la surface. Si seulement...
- Oui, intervint Giordino, par exemple, si seulement l'Aquacier reste étanche, si seulement les soupapes de sûreté peuvent tenir le coup avec la brusque baisse de pression de l'eau, ou si la coque ne se met pas dans l'idée de casser en deux, pop. "Si"... c'est ça le maître mot.
- Il monte toujours et il monte vite, dit l'opérateur sonar en contemplant son écran. Cent quatre-vingts mètres au cours de la dernière minute. »
Pitt se tourna vers Giordino. « Al, trouve-moi le docteur Bailey et le pilote de l'hélicoptère, et décollez tous comme si vous aviez un taureau furieux aux fesses. Dès que le Titanic se stabilise, posez-vous sur la plage avant. Peu m'importe comment vous vous y prenez - une échelle de corde, un treuil avec un siège de sangles - pète-moi l'hélico à l'atterrissage s'il le faut, mais je veux que toi et le bon docteur soyez là tout de suite pour ouvrir le panneau d'écoutille du Deep Fathom et me tirer ces gars de leur enfer !
- C'est comme si on y était. » Giordino sourit. Il était déjà sorti lorsque Pitt lança son ordre suivant à Spencer.
« Rick, soyez prêt à hisser les pompes à diesel portables à bord de l'épave. Plus tôt nous pouvons prévenir la moindre voie d'eau, mieux ça vaut.
- Il va nous falloir des torches à acétylène pour entrer, dit Spencer, les yeux brillants d'excitation.
- Alors occupez-vous-en. »
Pitt se retourna vers le tableau du sonar.
« Vitesse de remontée?
- Deux cent cinquante mètres à la minute, répondit l'opérateur sonar.
- Trop rapide, dit Pitt.
- C'est ce que nous ne voulions pas, marmonna Sandecker derrière son cigare. Ses compartiments intérieurs sont trop pleins d'air et il fonce sans contrôle vers la surface.
- Et, ajouta Pitt, si nous avons mal calculé la quantité d'eau de ballast qui reste dans ses cales intérieures, les deux tiers de sa longueur pourraient pointer hors de l'eau et il chavirerait. »
Sandecker le regarda droit dans les yeux. « Et cela voudrait dire la fin de l'équipage du Deep Fathom. » Puis, sans un mot de plus, l'amiral tourna les talons et, le premier, quitta la salle des opérations pour sortir sur le pont où chacun se mit à scruter le creux des vagues, le coeur battant.
Seul Pitt resta en arrière. « À quelle profondeur est-il ? demanda-t-il à l'opérateur sonar.
- Il passe le niveau moins deux mille quatre cents.
- Woodson au rapport, murmura Curly. Il dit que le Grand T vient de passer comme une fusée auprès du Sappho H.
- Accusez réception et dites-lui de faire surface. Transmettez le même message au Sea Slug et au Sappho I. » II ne restait plus rien à faire là, alors il franchit la porte et grimpa l'échelle qui menait au côté bâbord de la passerelle où il rejoignit Gunn et Sandecker. Gunn décrocha le téléphone de la passerelle. « Sonar, ici la passerelle.
- Ici sonar.
- Pouvez-vous me donner un point approximatif de l'endroit où il va apparaître ?
- Il devrait surgir à environ six cents mètres sur bâbord.
- Quand? »
II y eut un silence.
« Quand? répéta Gunn.
- Commandant, maintenant, c'est assez tôt pour vous ? »
À cet instant précis, une énorme vague de bulles se répandit sur la mer, et l'arrière du Titanic jaillit au soleil de l'après-midi comme une gigantesque baleine. Pendant quelques secondes, on put croire que rien n'arrêterait son envol des profondeurs : son arrière s'élevait toujours plus haut dans le ciel jusqu'à dégager de l'eau les montants de la chaudière, là où se trouvait jadis la cheminée numéro 2. C'était un spectacle fantastique : l'air enfermé à l'intérieur projetait d'énormes torrents d'écume qui giclaient par les soupapes de sûreté, enveloppant le grand navire dans un tourbillon de nuages de vapeurs où se jouaient des arcs-en-ciel. Le Titanic resta quelques instants dressé, comme s'il griffait le ciel d'un bleu de cristal, puis, lentement d'abord, il commença à redescendre et sa quille vint frapper l'eau dans un formidable éclaboussement qui projeta vers la petite flotte qui l'entourait une vague de trois mètres de haut. Il s'enfonça comme s'il n'avait pas l'intention de remonter. Un millier de spectateurs retinrent leur souffle en le voyant se percher encore plus à tribord : 30, 40, 45, 50
de gîte, il resta là pendant ce qui parut une affreuse éternité ; tout le monde s'attendait presque à le voir poursuivre son mouvement de roulis et chavirer. Mais alors, avec une torturante lenteur, le Titanic commença peu à peu à se redresser. Progressivement, mètre par mètre, jusqu'au moment où sa coque atteignit une gîte sur tribord de 12, et il s'immobilisa ainsi. Personne ne pouvait parler. Ils étaient tous là, trop abasourdis, trop fascinés par ce qu'ils venaient de voir pour faire autre chose que respirer. Même en plein soleil, le visage boucané
de Sandecker était d'une affreuse pâleur.
Pitt fut le premier à retrouver sa voix. « II a remonté, parvint-il à dire dans un murmure à
peine audible.
- Il a remonté », murmura Gunn en écho.
Puis le charme fut rompu par la pulsation saccadée des pales de l'hélicoptère du Capricorne qui prenait le vent et se dirigeait vers l'avant encombré de débris du navire ressuscité. Le pilote immobilisa l'appareil à un ou deux mètres au-dessus du pont et, presque aussitôt, on aperçut deux points minuscules qui sautaient par une porte de côté.
Giordino grimpa aussitôt l'échelle latérale et s'arrêta pour examiner le panneau d'écoutille du Deep Fathom. Dieu soit loué : la coque était intacte. Avec précaution, il se glissa sur le haut du pont arrondi et glissant puis essaya le volant. Les barres étaient glacées, mais il les empoigna et donna une violente secousse. Le volant ne bougeait pas.
« Cessez de traîner et ouvrez-moi cette saloperie, tonna derrière lui le docteur Bailey. Chaque seconde compte. »
Giordino prit une profonde inspiration et fit peser sur le volant toute l'énergie que pouvaient contenir les muscles de son énorme carcasse. Le volant céda de quelques centimètres. Il essaya encore, et cette fois le volant fit un demi-tour, puis finit par tourner sans effort tandis que l'air à l'intérieur du bathyscaphe sortait en sifflant et que la pression diminuait sur le joint étanche. Lorsque le volant s'arrêta au bout du pas de vis, Giordino fit basculer le panneau et regarda par l'ouverture. Une odeur d'air renfermé et vicié lui monta aussitôt aux narines. Son cour se serra lorsque, une fois son regard habitué à l'obscurité, il vit l'eau qui clapotait à
seulement quarante centimètres du haut de la cloison.
Le docteur Bailey l'écarta, s'introduisit tant bien que mal par l'écoutille et descendit l'échelle intérieure. L'eau glacée lui mordait la peau. Il s'éloigna de l'échelle et s'avança vers l'arrière du bathyscaphe jusqu'au moment où, dans la pénombre, sa main toucha quelque chose de mou. C'était une jambe. Remontant jusqu'au genou, il tâta en direction du torse. Sa main sortit de l'eau au niveau de l'épaule et rencontra un visage.
Bailey s'approcha jusqu'au moment où son nez ne fut plus qu'à quelques centimètres du visage plongé dans l'ombre. Il essaya de chercher un poids mais il avait les doigts trop engourdis par l'eau froide, et il ne décela rien qui indiquât la vie ou la mort. Puis, soudain, les yeux clignotèrent, les lèvres tremblèrent et une voix murmura :
« Laissez... je vous ai dit... aujourd'hui je ne travaille pas. »
« La passerelle ? fit la voix de Curly dans le haut-parleur.
- Ici la passerelle, répondit Gunn.
- Je suis prêt à vous brancher sur l'hélicoptère.
- Allez-y. »
II y eut un silence, puis une voix étrange retentit sur la passerelle. « Capricorne, ici le lieutenant Sturgis.
- Lieutenant, ici le commandant Gunn; je vous entends cinq sur cinq.
- Le docteur Bailey vient d'entrer dans le Deep Fathom. Veuillez attendre. »
Ce bref répit donna à tout le monde une occasion d'examiner le Titanic. Le navire avait un air tout nu sans la superstructure de ses cheminées et de ses mâts. Les tôles de ses flancs étaient marbrées et tachées de rouille, mais la peinture noire et blanche de sa coque et des superstructures s'apercevait encore. Il était dans un triste état, on aurait dit une vieille prostituée hideuse attardée dans des rêves de jours meilleurs et d'une beauté depuis longtemps envolée. Les hublots et les fenêtres étaient couvertes du vilain gris de l'Aquacier, et ses ponts de teck jadis immaculés étaient pourrissants et encombrés de kilomètres de câbles rouilles. Les bossoirs vides des canots de sauvetage se dressaient comme des bras fantomatiques suppliant le ciel de leur rendre leurs chaloupes depuis longtemps en allées. L'apparition du grand paquebot sur l'eau faisait songer à une toile surréaliste. Et pourtant, il y avait en même temps sur le navire une inexplicable sérénité impossible à décrire.
« Capricorne, ici Sturgis. Terminé.
- Ici Gunn. Je vous écoute.
- Mister Giordino vient de lever trois doigts en faisant le signe O.K. Merker, Kiel et Chavez sont toujours en vie. »
Un silence étrange suivit. Puis Pitt se dirigea vers le tableau de bord de secours et pressa le bouton de la sirène. Le fracas assourdissant retentit sur l'eau.
Le sifflet du Modoc répondit et Pitt vit Sandecker, en général plutôt réservé, éclater de rire en lançant sa casquette en l'air. Le Monterey Park fit chorus ainsi que Alhambra et enfin le Bomberger, jusqu'à ce que tout l'océan autour du Titanic ne fût qu'une vaste cacophonie de sirènes et de sifflets. Pour ne pas être en reste, le Juneau approcha et vint ponctuer tout ce vacarme d'un tonitruant salut de sa pièce de 200.
C'était un moment qu'aucun de ceux qui se trouvaient là ne retrouverait jamais. Et pour la première fois depuis des années, Pitt sentit le ruissellement tiède des larmes sur ses joues.
Le soleil de fin d'après-midi effleurait le haut des arbres tandis que Gène Seagram, affalé sur un banc du parc du Potomac, contemplait le revolver Coït qu'il tenait sur ses genoux. Numéro de série 204783, songea-t-il, tu vas servir à ce pour quoi on t'a fabriqué. Il palpa presque avec tendresse le canon, le barillet et la crosse. Le suicide : ça semblait la solution idéale pour arrêter sa chute dans le trou noir de la dépression. Il s'étonna de ne pas y avoir pensé plus tôt. Finies les crises de larmes incontrôlables au milieu de la nuit, finis cette impression de ne servir à rien, ce sentiment que son existence n'avait été qu'une imposture.
Il repensait à ces derniers mois qui se reflétaient dans le miroir déformant de son désespoir. Les deux choses qu'il avait chéries le plus au monde, c'était sa femme et le Projet Sicile. Dana aujourd'hui était partie, leur mariage était en ruine. Et le Président des États-Unis avait pris ce qui semblait à Seagram un risque mutile en laissant filtrer des informations sur son précieux projet à l'ennemi juré de la démocratie.
Sandecker lui avait révélé la présence des deux agents soviétiques au sein de la flotte de renflouement du Titanic. Et le fait que la CIA eût prévenu l'amiral de ne pas se mêler de leurs activités d'espionnage ne servait, aux yeux de Seagram, qu'à enfoncer un clou de plus dans le cercueil du Projet Sicile. Déjà un des ingénieurs de l'ANRO avait été assassiné, et ce matin encore le rapport quotidien de l'état-major de Sandecker à la Section Méta parlait du bathyscaphe prisonnier et du peu d'espoir qu'on avait, semblait-il, de sauver son équipage. Ça avait dû être du sabotage. Il n'y avait pas de doute là-dessus. Les pièces du puzzle s'emboîtaient de force dans l'esprit confus de Seagram. Le Projet Sicile était mort, et il avait décidé maintenant de mourir avec. Il était sur le point de libérer le cran de sûreté lorsqu'une ombre s'abattit sur lui et qu'une voix s'adressa à lui d'un ton amical.
« II fait bien trop beau pour se liquider comme cela, vous ne croyez pas ? »
L'agent Peter Jones patrouillait sur le sentier qui bordait Ohio Drive lorsqu'il remarqua l'homme assis sur le banc du parc. Au premier abord, Jones crut que Seagram n'était qu'un clochard ivre qui se dorait au soleil. Il songea à l'arrêter, mais se dit que ce serait une perte de temps : un vagabond mis à l'ombre se retrouvait dans les rues moins de vingt-quatre heures plus tard. Jones trouvait que cela ne valait guère l'effort de remplir d'interminables rapports. Et puis quelque chose dans l'aspect de l'homme ne correspondait pas au stéréotype de l'âme perdue. Jones contourna discrètement un grand orme et se rapprocha du banc public. Un examen plus attentif vint confirmer ses soupçons. Certes, les yeux rouges au regard flou, l'air absent de l'alcoolique étaient bien là, tout comme les épaules voûtées, mais il y avait des petits détails qui ne collaient pas : les chaussures étaient bien cirées, le costume de bonne coupe et repassé avec soin, le visage bien rasé et les ongles soignés. Et puis il y avait le revolver.
Seagram leva lentement les yeux et son regard rencontra le visage d'un policier noir. Au lieu de trouver une expression méfiante et hostile, il aperçut un visage qui rayonnait d'une sincère compassion.
« Vous ne croyez pas que vous sautez bien vite à des conclusions? dit Seagram.
- Mon vieux, si jamais j'ai vu un cas classique de dépression suicidaire, c'est bien vous. »
Jones fit le geste de s'asseoir. « Vous permettez que je partage votre banc?
- C'est une propriété municipale », dit Seagram avec indifférence.
Jones s'assit avec prudence à un mètre environ de Seagram, allongea confortablement les jambes et s'accouda au dossier, gardant les mains bien en vue et loin de l'étui qui contenait son pistolet d'ordonnance.
« Moi, vous voyez, je choisirais novembre, murmura-t-il. Avril, c'est quand les fleurs s'ouvrent et que les arbres deviennent verts, mais novembre, c'est quand le temps devient désagréable, que le vent vous glace jusqu'à l'os et que le ciel est toujours triste et nuageux. Oui, c'est le mois que te choisirais pour en finir avec la vie. »
Seagram serrait plus fort le Coït, regardant Jones avec appréhension, en attendant qu'il fît un geste.
« Vous vous considérez sans doute comme une sorte d'expert en matière de suicide ?
- Pas vraiment, dit Jones. En fait, vous êtes le premier que je prenne sur le fait. La plupart du temps, j'arrive sur les lieux longtemps après que tout soit terminé. Par exemple, prenez les noyés : ce sont les pires. Les cadavres tout gonflés et noircis, les yeux en bouillie dans leurs orbites après s'être fait grignoter par les poissons. Et puis il y a ceux qui sautent. J'ai vu un jour un type qui avait sauté d'un immeuble de trente étages. Il a atterri sur les pieds. Les os de ses jarrets lui sortaient par les épaules...
- Je n'ai pas besoin de ça, ricana Seagram. Je n'ai pas besoin d'un nègre de flic pour me raconter des histoires d'horreur. »
La colère brilla un instant dans le regard de Jones, puis s'éteignit aussitôt. Il prit un mouchoir dans sa poche et essuya avec soin la bande de cuir intérieure de sa casquette. « Dites-moi, monsieur...
- Seagram. Autant que vous le sachiez. Ça ne changera rien.
- Dites-moi, M. Seagram, comment comptez-vous vous y prendre ? Une balle dans la tempe, dans le front ou dans la bouche ?
- Qu'est-ce que ça peut faire, le résultat sera le même.
- Pas nécessairement, dit Jones sur le ton de la conversation. Je ne vous recommande pas la tempe ni le front, en tout cas pas avec une arme de petit calibre. Voyons, qu'est-ce que vous avez là? Oui, ça m'a l'air d'un 38. D'accord, ça pourrait faire des dégâts, mais je doute que ça vous tue net. J'ai connu un type qui s'était tiré une balle de 45 dans la tempe. Ça lui a transformé la cervelle en oeufs brouillés et il a perdu l'oeil gauche, mais il n'est pas mort. Il a vécu des années comme un légume. Vous l'imaginez allongé là, les tripes répandues de tous les côtés et en train de supplier qu'on mette un terme à ses souffrances. Oui, si j'étais vous, je m'enfoncerais le canon dans la bouche pour me faire sauter la nuque. C'est le plus sûr.
- Si vous ne la fermez pas, riposta Seagram en braquant le Coït sur Jones, je vais vous tuer aussi.
- Me tuer? fit Jones. Vous n'en avez pas le cran. Vous n'êtes pas un tueur, Seagram. C'est peint sur votre visage.
- Tout homme est capable de commettre un meurtre.
- C'est d'accord, un meurtre, ça n'est pas grand-chose. N'importe qui peut faire ça. Mais seul un psychopathe en ignore les conséquences.
- Voilà que vous commencez à philosopher.
- Nous autres, pauvres nègres de flics, on aime souvent jeter de la poudre aux yeux des Blancs en faisant notre numéro d'intellectuels.
- Pardonnez-moi le mauvais choix que j'ai fait de mes mots. »
Jones haussa les épaules. « Vous croyez que vous avez des problèmes, M. Seagram?
J'aimerais bien avoir les vôtres. Regardez-vous ; vous êtes blanc, de toute évidence un homme qui a les moyens, vous avez sans doute une famille et une jolie situation. Vous aimeriez changer de place avec moi, avoir la peau d'une autre couleur, être un flic noir avec six gosses et une vieille baraque en bois avec une hypothèque de trente ans dessus? Allons, Seagram. Racontez-moi. Racontez-moi combien votre sort est vraiment dur.
- Vous ne pourriez jamais comprendre.
- Qu'est-ce qu'il y a à comprendre ? Il n'y a rien sous le soleil qui vaille qu'on se tue. Oh, bien sûr, au début votre femme versera quelques larmes ; et puis elle donnera vos vêtements à
l'Armée du Salut, et dans six mois elle sera au plumard avec un autre homme pendant que vous ne serez plus rien qu'une photo dans un cadre. Regardez autour de vous. C'est un beau jour de printemps. Bon sang, pensez à ce que vous manquerez. Vous n'avez pas vu le Président à la télé ?
- Le Président ?
- A4 heures, il est venu parler de toutes les grandes choses qui se passaient. Des vols habités vers Mars dans trois ans; une découverte capitale dans le contrôle du cancer; et puis il nous a montré les images d'un vieux rafiot coulé à près de quatre kilomètres au fond de l'océan que le gouvernement a renfloué. »
Seagram fixa Jones d'un regard incrédule. « Qu'est-ce que vous avez dit ? Un navire renfloué
? Quel navire ?
- Je ne me souviens pas.
- Le Titanic ? demanda Seagram dans un murmure. C'était le Titanic ?
- Oui, c'était ce nom-là. Il a heurté un iceberg et a coulé il y a longtemps. Maintenant que j'y pense, je me souviens avoir vu à la télé un film sur le Titanic. Avec Barbara Stanwyck et Clifton Webb... »
Jones s'interrompit en voyant l'expression d'incrédulité, puis de stupeur, puis de désarroi qui se lisait sur le visage de Seagram.
Seagram remit son arme à Jones abasourdi et se renversa en arrière contre le dossier du banc. Trente jours. Trente jours, ce serait tout ce qu'il lui faudrait dès l'instant qu'il aurait le byzanium pour expérimenter le système du Projet Sicile et passer alors à la phase opérationnelle. Il l'avait échappé belle. Si un flic désoeuvré n'était pas intervenu, trente secondes, c'aurait été tout ce qui serait resté à Seagram pour rien voir encore de la vie.
« Je présume que vous avez pesé les terribles conséquences de vos accusations ? »
Marganine regardait le petit homme à la voix douce et aux yeux bleus si froids. L'amiral Boris Sloyouk ressemblait plus au boulanger du coin qu'au chef de la seconde agence de renseignements d'Union soviétique.