califourchon sur la frontière qui sépare le Wyoming du Montana. Il avait pris la mer à la fin de ses études secondaires et conduit les bateaux de pêche de Kodiak, en Alaska. S'étant pris de passion pour ces mers glaciales, au-dessus du cercle arctique, il avait finalement passé les examens lui permettant de devenir capitaine d'un remorqueur brise-glace de sauvetage. que la mer f˚t déchaînée ou le vent violent, Dempsey n'hésitait jamais à affronter les pires orages du golfe d'Alaska lorsqu'il recevait l'appel à l'aide d'un bateau en détresse. Au cours des quinze dernières années, le courageux sauvetage d'innombrables bateaux de pêche, de six cargos côtiers, de deux pétroliers et d'un destroyer de la Marine américaine avait fait de lui un personnage de légende. Pour illustrer cette reconnaissance, on lui avait élevé une statue de bronze au bord du dock de Seward, ce qui embarrassait fort sa discrétion naturelle. Obligé de prendre sa retraite par la faillite financière de la société de sauvetage, il avait accepté l'offre du directeur de la NUMA, l'amiral James Sandecker : commander le navire de recherches polaires de l'Agence, le Ice Hunter.

La vieille pipe de bruyère ébréchée qui ne quittait jamais Dempsey était, bien s˚r, fichée au coin de sa bouche fermée mais souriante. Il était le type même du marin sauveteur, avec des épaules larges et une taille épaisse, généralement planté dru sur ses jambes écartées, ce qui n'empêchait pas qu'une certaine distinction se dégage‚t de sa personne. Les cheveux gris, les joues rasées de près, il savait raconter de passionnantes histoires de marins. Bref, Dempsey avait la réputation d'être un commandant jovial pendant les croisières de son navire.

Il avança d'un grand pas quand les roues de l'hélicoptère se posèrent sur le pont. Près de lui se tenait le médecin du bord, le Dr Mose Green-La mort venue de nulle part

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berg. Grand et mince, celui-ci portait ses cheveux sombres en queue de cheval. Ses yeux gris-bleu pétillaient de malice et tout en lui indiquait cette indéfinissable loyauté commune à tous les médecins consciencieux et dévoués du monde.

Le Dr Greenberg était accompagné de quatre marins portant des civières au cas o˘ l'un des passagers ‚gés aurait des difficultés pour marcher.

Rassemblés sous les pales en mouvement, ils attendaient que l'on ouvre la porte arrière de Phélico. Dempsey s'approcha du cockpit et fit signe à

Giordino d'ouvrir la fenêtre de son côté. Celui-ci s'exécuta et se pencha pour écouter.

- Pitt est-il avec vous? demanda Dempsey assez haut pour se faire entendre malgré le sifflement des lames. Giordino fit non de la tête.

- Il est resté avec Van Fleet pour examiner un tas de pingouins morts.

- Combien de passagers du navire de croisière avez-vous pu amener ?

- On a réussi à caser six des plus vieilles dames, celles qui avaient le plus souffert. On doit pouvoir les amener tous en quatre voyages de plus.

Trois pour les touristes et un avec Pitt, Van Fleet, le guide et les trois cadavres qu'ils ont mis dans une remise des anciens baleiniers.

Dempsey montra le triste mélange de neige et de bruine qui tombait toujours.

- Pourrez-vous retrouver votre chemin dans cette soupe?

- J'ai l'intention de me faire guider par la radio portable de Pitt.

- Dans quel état sont ces gens?

- Mieux qu'on aurait pu s'y attendre pour des seniors ayant passé trois jours et deux nuits dans une grotte glacée. Pitt m'a chargé d'informer le Dr Greenberg qu'il n'aura sans doute aucune pneumonie à soigner. Le froid a un peu sapé l'énergie des plus ‚gés cependant, et comme ils sont affaiblis, leur résistance n'est pas ce qu'elle aurait pu être.

- Ont-ils la moindre idée de ce qui est arrivé à leur navire ? demanda Dempsey.

- Avant qu'ils n'embarquent sur le canot, le premier maître a averti leur guide que le navire allait remonter la côte sur vingt kilomètres pour débarquer un autre groupe de touristes. C'est tout ce qu'on sait. Le navire ne les a plus jamais recontactés.

Dempsey leva la main et donna une tape amicale à Giordino.

- Dépêchez-vous de repartir et tachez de ne pas vous mouiller les pieds.

Sur quoi il retourna vers la porte de chargement de l'hélico et se présenta aux passagers fatigués du Polar queen qui arrivaient sur le pont.

Il enroula une couverture autour des épaules de la dame de quatre-vingt-trois ans que l'on venait de descendre sur une civière.

- Bienvenue à bord, dit-il avec un chaud sourire. Il y a du potage et 72

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du café bien chauds ainsi qu'un lit douillet dans les cabines de nos officiers.

- Si cela ne vous dérange pas, répondit-elle gentiment, je préférerais du thé.

- Vos désirs sont des ordres, chère madame, assura le capitaine galamment.

Ce sera donc du thé pour vous.

- Dieu vous bénisse, commandant, dit-elle en lui serrant la main.

Dès que le dernier passager eut atteint le pont, Dempsey fit signe à

Giordino qu'il pouvait repartir, ce qu'il fit sans attendre. Le capitaine regarda l'appareil turquoise disparaître dans le rideau blanc de neige fondue. Il ralluma sa pipe et arpenta seul le pont abandonné par les passagers, maintenant à l'abri dans le confort du navire. Il ne s'était pas préparé à une mission de sauvetage, en tout cas pas à une mission de ce genre. Des navires en détresse au milieu d'une mer démontée, ça, il le comprenait. Mais un commandant qui abandonne ses passagers sur une île déserte, dans des conditions incroyablement difficiles, là, ça le dépassait.

Le Polar queen avait couvert beaucoup plus de vingt-cinq kilomètres par rapport à l'ancienne station baleinière. De cela, Dempsey était s˚r. Le radar du Ice Hunter couvrait plus de cent vingt kilomètres et il n'y avait rien vu qui ressembl‚t de près ou de loin à un navire de croisière.

***

La tempête s'était considérablement apaisée quand Pitt, avec Maeve Fletcher et Van Fleet, atteignit la colonie de pingouins. La zoologiste australienne et le biologiste américain étaient tout de suite devenus amis. Pitt marchait en silence derrière eux tandis qu'ils comparaient leurs universités et les collègues travaillant dans leur domaine. Maeve harcelait Van Fleet de questions se rapportant à sa thèse tandis qu'il essayait de la faire parler de ce qu'elle avait brièvement observé à propos de la destruction en niasse de l'oiseau aimé du monde entier.

L'orage avait poussé à la mer les cadavres de ceux qui étaient le plus près de la côte. Mais, d'après les estimations de Pitt, il y en avait au moins quarante mille éparpillés, sans vie, sur les cailloux et les rochers, comme des petits sacs de jute remplis de grain mouillé. Maintenant que le vent et la neige fondue s'étaient un peu calmés, on voyait à près d'un kilomètre.

Des pétrels géants, les vautours de la mer, arrivaient déjà pour se régaler des pingouins morts. Majestueux dans leur vol gracieux, ils étaient d'impitoyables dévoreurs de viande, d'o˘ qu'elle vienne. Sous le regard dégo˚té de Pitt et de ses compagnons, les énormes oiseaux dépecèrent rapidement leurs proies inertes, enfonçant leurs becs dans les carcasses jusqu'à ce que leurs têtes et leurs cous dégoulinent de sang et de viscères.

La mort venue de nulle part

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- Voilà une image que je souhaite oublier très vite, dit Pitt. Van Fleet paraissait sidéré. Il tourna vers Maeve un regard écouré.

- Maintenant que j'ai vu de mes yeux cette tragédie, j'ai du mal à accepter que tant de pauvres bêtes meurent en même temps dans un espace aussi réduit.

- quel que soit le phénomène, dit-elle, je suis s˚re que c'est celui qui a causé la mort de mes deux passagers et du marin qui nous a amenés ici.

Van Fleet s'agenouilla pour étudier l'un des pingouins.

- Aucune blessure apparente, aucun signe de maladie ou de poison. Le corps paraît gras et en bonne santé. Maeve se pencha sur son épaule.

- Tout ce que je remarque d'un peu anormal, c'est une légère saillie des yeux.

- Oui, je vois ce que vous voulez dire. Les orbites paraissent plus larges que d'habitude. Pitt regarda pensivement Maeve.

- Pendant que je vous portais jusqu'à la grotte, vous avez dit que trois personnes étaient mortes dans des circonstances mystérieuses. Elle hocha la tête.

- Nos sens ont été assaillis par des forces étranges, invisibles et certainement pas physiques. Je n'ai aucune idée de ce que c'était. Mais je peux vous assurer que pendant cinq longues minutes, j'ai eu l'impression que nos cerveaux allaient exploser. La douleur était insoutenable.

- D'après la coloration bleutée des corps que vous m'avez montrés dans la remise, dit Van Fleet, je dirais que la mort a eu lieu par arrêt cardiaque.

Pitt regarda le champ d'oiseaux morts.

- Il est impossible que trois êtres humains, des milliers de pingouins et plusieurs phoques soient tous morts d'une crise cardiaque en même temps.

- Il doit y avoir un point commun, dit Maeve.

- Y a-t-il une relation entre ces morts et les énormes colonies de dauphins que nous avons trouvées dans la mer de Weddell ou les cadavres de phoques flottant dans le chenal de l'île Vega, tous plus morts que du bois pétrifié? demanda Pitt à Van Fleet.

Le biologiste haussa les épaules.

- Il est trop tôt pour répondre sans avoir étudié le problème. En tout cas, il semble bien qu'il y ait un lien réel.

- Les avez-vous examinés dans le laboratoire de votre navire? demanda Maeve.

- J'ai disséqué deux phoques et trois dauphins et je n'ai rien trouvé sur quoi fonder une théorie. Le seul point commun semble être une hémorragie interne.

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- Des dauphins, des phoques, des oiseaux et des humains, dit Pitt, songeur.

Tous sont vulnérables à ce fléau. Van Fleet hocha la tête.

- Sans parler de tous les calmars et des tortues marines qui sont venus mourir sur les plages, dans tout le Pacifique et des millions de poissons morts qui flottent depuis deux mois au large du Pérou et de l'Equateur.

- Si ça continue, qui peut dire combien d'espèces sur l'eau et dans l'eau vont disparaître! Pitt leva les yeux vers les nuages en entendant le bruit lointain de

l'hélicoptère.

- que savons-nous exactement ? qu'un fléau mystérieux tue tout ce qui vit dans l'eau et dans l'air sans discrimination.

- Et tout cela en quelques minutes, ajouta Maeve. Van Fleet se remit debout, apparemment très secoué.

- Si nous ne réussissons pas à déterminer si les causes sont d'origine naturelle ou dues à une quelconque action humaine, et cela le plus vite possible, nous pourrions bien nous retrouver devant un océan vidé de toute vie.

- Pas seulement un océan. Vous oubliez que cette chose tue aussi sur terre, rappela Maeve.

- Je ne veux même pas m'attarder sur cette horreur!

Pendant une longue minute, personne ne parla. Chacun essayait d'imaginer la catastrophe éventuelle qui se cachait quelque part, dans la mer ou au-delà.

Enfin Pitt brisa le silence.

- Il semble, dit-il d'un air pensif, que nous ayons du pain sur la planche.

Pitt étudia l'écran d'un récepteur qui affichait l'image satellite, améliorée par ordinateur, de la péninsule antarctique et des îles avoisinantes. S'appuyant au dossier de sa chaise, il se reposa les yeux un instant puis regarda par les vitres teintées du pont de navigation du Ice Hunier le soleil se manifester enfin après la dissipation des nuages. Il était onze heures d'une belle soirée d'été de l'hémisphère Sud et la lumière était

presque constante.

Les passagers du Polar queen avaient dîné et dormaient maintenant La mort venue de nulle part

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dans les cabines confortables que l'équipage et les scientifiques du bord avaient charitablement mises à leur disposition. Le Dr Greenberg avait examiné chacun des rescapés sans trouver ni traumatisme ni dommages permanents. Seulement quelques petits rhumes, sans risque de pneumonie.

Dans le laboratoire de biochimie, deux ponts au-dessus de l'infirmerie du navire, Van Fleet, assisté de Maeve Fletcher, autopsiait les pingouins et les phoques ramenés de l'île Seymour. Les corps des trois touristes morts, entourés de glace, attendaient qu'on puisse les remettre à des médecins légistes professionnels.

Pitt promena son regard sur les deux proues jumelles du Ice Hunter. Il ne s'agissait pas d'un bateau de recherches commun. Entièrement conçu par ordinateur par des ingénieurs de la Marine, il répondait à tout ce que pouvaient désirer les océanographes. Bien haut sur ses coques parallèles qui abritaient ses grands moteurs et ses machines auxiliaires, il avait une superstructure futuriste et toute ronde, bardée de techniques sophistiquées et d'innovations dignes d'un vaisseau spatial. Les quartiers de l'équipage et des spécialistes des techniques de l'océan pouvaient rivaliser avec n'importe quel luxueux navire de croisière. Fin et presque fragile d'aspect, le navire trompait bien son monde. C'était un cheval de trait, créé pour ouvrir sans difficulté les vagues les plus hautes et les mers les plus furieuses. Ses coques radicalement triangulaires pouvaient découper des blocs de glace de quatre mètres d'épaisseur.

L'amiral James Sandecker, l'heureux directeur de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine, avait suivi sa construction depuis la première ébauche informatisée jusqu'à son premier voyage au Groenland. Il était fier de chaque centimètre de sa superstructure d'un blanc éclatant et de ses coques turquoises. Sandecker était passé maître dans l'art de faire cracher des fonds au Congrès, pourtant près de ses sous, et rien n'avait été épargné

pour la construction du Ice Hunter et de son équipement dernier cri. Il était sans conteste le navire de recherches le plus parfait jamais construit.

Pitt reporta son attention sur l'image envoyée par le satellite. Il ne sentait presque pas sa fatigue. Certes, la journée avait été longue mais pleine d'émotions, de joie, de satisfaction d'avoir sauvé la vie de vingt personnes. Mais aussi pleine de tristesse d'avoir vu tant de créatures mortes aussi loin que l'oil pouvait porter. C'était une catastrophe tout à

fait incompréhensible. Il avait vu là-bas quelque chose de sinistre et de menaçant. Une présence hideuse défiant toute logique.

Ses réflexions furent interrompues par l'arrivée de Giordino et du capitaine Dempsey sortant de l'ascenseur reliant la plate-forme d'observation au-dessus du pont de navigation aux salles des machines, quinze ponts plus bas.

- Avez-vous aperçu le Polar queen dans ce que vous ont envoyé les caméras du satellite? demanda Dempsey.

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- Rien que je puisse identifier avec certitude, répondit Pitt. La neige brouille toute vision.

- Pas de contact radio non plus? Pitt fit non de la tête.

- C'est comme si le navire avait été enlevé par des créatures venues de l'espace. La salle de communication n'obtient aucune réponse. Et puisque nous parlons de cela, la radio de la station de recherches argentine a également cessé d'émettre.

- La catastrophe inconnue qui a frappé le navire et la station, dit Dempsey, a d˚ se produire si rapidement qu'aucun de ces pauvres diables n'a eu le temps de lancer un appel de détresse.

- Est-ce que Van Fleet et Mlle Fletcher ont découvert un indice permettant d'expliquer toutes ces morts? demanda Pitt.

- Leurs premiers examens montrent une rupture des artères, à la base du cr

‚ne des bestioles, ayant entraîné une hémorragie. Mais à part ça, je ne peux rien vous dire d'autre.

- On dirait que nous avons un lien menant d'un mystère à une tragédie, à un dilemme et à un puzzle, sans la moindre solution en vue, soupira Pitt.

- Si le Polar queen ne flotte pas dans le coin et s'il n'est pas posé au fond de la mer de Weddell, il va falloir envisager que quelqu'un l'a enlevé, murmura Giordino.

Pitt sourit et regarda son ami d'un air entendu.

- Comme le Lady Flamborough ' ?

- J'y ai pensé.

Dempsey regarda le pont, se rappelant l'incident.

- Le navire de croisière capturé par des terroristes au port de Punta del Este il y a quelques années? Giordino fit un signe affirmatif.

- Il transportait des chefs d'Etat se rendant à une conférence sur l'Economie. Les terroristes lui ont fait traverser le détroit de Magellan jusqu'à un fjord chilien et lui ont fait jeter l'ancre au pied d'un glacier. C'est Dirk qui a retrouvé sa trace.

- En supposant une vitesse de croisière d'environ dix-huit nouds, estima Dempsey, les terroristes éventuels seraient maintenant à mi-chemin de Buenos Aires avec le Polar queen.

- C'est un scénario peu probable, dit Pitt. Je ne vois pas pourquoi des terroristes enlèveraient un navire de croisière dans l'Antarctique.

- Alors, à quoi penses-tu?

- A mon avis, ou bien il dérive, ou bien il tourne en rond à moins de deux cents kilomètres de nous.

1. Cf. Panique à la Maison Blanche, du même auteur. Grasset, 1985.

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Pitt paraissait si s˚r de lui qu'il restait peu de place pour le doute.

Dempsey le regarda.

- Avez-vous une information que nous ignorons?

- Je parierais tout ce que j'ai que le même phénomène qui a frappé les touristes et le marin restés hors de la grotte a également tué tout le monde sur le navire.

- C'est une hypothèse qui fait froid dans le dos, dit Giordino, mais qui expliquerait pourquoi il n'est pas revenu chercher les excursionnistes.

- Et n'oublions pas le deuxième groupe qui devait aller à terre vingt kilomètres plus loin, rappela Dempsey.

- Cette pagaille empire de minute en minute, marmonna Giordino.

- Al et moi allons rechercher ce second groupe par hélicoptère, dit Pitt en regardant l'image de l'ordinateur. Si nous ne découvrons aucun signe de leur présence, nous poursuivrons jusqu'à la station de recherches argentine, pour voir si nous trouvons quelqu'un. Il se pourrait bien qu'ils soient morts aussi.

- Mais bon Dieu, qu'est-ce qui a bien pu causer une telle calamité ? dit Dempsey sans s'adresser à personne en particulier. Pitt fit un geste vague.

- Les causes habituelles d'extermination de toute vie marine ou terrestre ne paraissent pas applicables, cette fois-ci. Les problèmes naturels de destruction massive dans le monde, comme les fluctuations de température à

la surface de l'eau ou le développement d'algues meurtrières, les marées rouges, ne s'appliquent pas non plus. Il n'y a trace d'aucune de ces données.

- Cela laisse la pollution d'origine humaine.

- Mais, là non plus, cela ne peut être le cas, dit Pitt. Il n'y a dans le coin aucune source connue de pollution toxique, en tout cas à des milliers de kilomètres d'ici. Aucune décharge radioactive ou chimique n'aurait pu tuer tous ces pingouins en quelques secondes. Et s˚rement pas ceux qui étaient bien à l'abri dans leurs nids terrestres, loin de l'eau. Je crains que nous n'ayons affaire à une menace nouvelle, encore jamais vue.

Giordino tira un énorme cigare de la poche intérieure de sa veste. C'était un des cigares de la réserve personnelle de l'amiral Sandecker, fabriqués exclusivement pour ce dernier. Et pour Giordino, apparemment, puisque l'amiral n'avait jamais pu découvrir comment l'Italien se les procurait. A moins que, depuis dix ans, il n'ait puisé dans la réserve de son chef sans jamais se faire prendre. Giordino approcha la flamme du tabac épais et en tira un nuage parfumé.

- D'accord, dit-il en appréciant le go˚t. qu'as-tu imaginé? Dempsey plissa le nez pour sentir l'odeur du cigare.

- J'ai contacté les dirigeants de Ruppert & Saunders, la ligne qui exploite le Polar queen. Je leur ai expliqué la situation. Ils n'ont pas 78

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perdu de temps et ont lancé une recherche aérienne importante. Ils nous ont demandé de transporter les survivants de l'excursion jusqu'à l'île King George, o˘ se trouve un aérodrome appartenant à une station de recherche scientifique anglaise. De là, ils feront le nécessaire pour les rapatrier vers l'Australie.

- Avant ou après que nous recherchions le Polar queen ? demanda Giordino.

- Les vivants d'abord, répondit Dempsey à qui appartenait la décision puisqu'il commandait le navire. Vous deux irez fouiller la côte avec votre hélico pendant que je nous dirigerai vers l'île King George avec le Hunter.

quand nos passagers seront à terre, nous commencerons à chercher le navire de croisière.

Giordino sourit.

- Mais alors la mer de Weddell grouillera de tous les bateaux de sauvetage, d'ici à Capetown.

- Ce n'est pas notre problème, dit Dempsey. La NUMA ne travaille pas dans le domaine du sauvetage.

Pitt n'écoutait plus la conversation. Il se dirigea vers une table o˘ était étalée une grande carte de la mer de Weddell. Refusant d'agir par instinct, il s'obligea à réfléchir méthodiquement, avec sa tête et non avec son cour.

Il essaya de s'imaginer à bord du Polar queen au moment o˘ cette malédiction meurtrière avait frappé. Giordino et Dempsey se turent, le regardant avec intérêt. Après une longue minute d'examen, il releva la tête et sourit.

- quand nous aurons programmé les données correctes dans l'analyseur de la table traçante, ça devrait nous donner un terrain de jeu à partir duquel on devrait avoir une chance de marquer des points.

- Bon. Alors que mettrez-vous dans la boîte magique? demanda Dempsey qui appelait ainsi tous les appareils électroniques utilisés avec les systèmes informatiques du navire.

- Tout ce que nous savons sur les vents et les courants de ces derniers trois jours et demi, ainsi que leurs effets sur une masse de la taille du Polar queen. quand nous aurons calculé un modèle de dérive, nous pourrons essayer de calculer si le navire a continué son chemin avec un équipage mort et, si c'est le cas, dans quelle direction.

- Supposez qu'au lieu d'avancer en cercles comme vous le suggérez, son gouvernail l'ait dirigé en ligne droite?

- Alors il devrait être à quinze cents kilomètres d'ici, quelque part au milieu de l'Atlantique sud et hors de portée de tout le système des satellites de surveillance.

- Mais toi, tu ne le crois pas, dit Giordino.

- Non, répondit Pitt. Si la glace et la neige couvrant le bateau après l'orage peuvent servir à notre raisonnement, le Polar queen doit en être tellement couvert que cela doit le rendre pratiquement invisible à tout satellite de surveillance.

- Vous voulez dire qu'il ressemble à un iceberg ? demanda Dempsey.

- Plutôt à un morceau de terrain couvert de neige.

- Je ne comprends plus rien, avoua Dempsey.

- Je parierais ma solde, poursuivit Pitt avec conviction, que nous trouverons le Polar queen collé quelque part contre la côte de la péninsule ou échoué sur une des îles près de la côte.

Pitt et Giordino décollèrent à quatre heures du matin, alors que presque tout l'équipage du Ice Hunter dormait encore. La température était redevenue plus clémente, mer calme et ciel bleu, avec un léger vent de cinq nouds venant du sud-ouest. Pitt aux commandes, ils se dirigèrent vers la vieille station baleinière avant de virer au nord pour chercher le second groupe d'excursionnistes du Polar queen.

Pitt ne put s'empêcher de ressentir une profonde tristesse en survolant le terrain o˘ il avait vu la colonie de pingouins morts. Aussi loin qu'il pouvait regarder, le sol était jonché des corps de ces petits animaux si drôles. Les pingouins de Terre Adélie vivaient sur ce territoire et il n'était pas question que des oiseaux d'autres colonies de la péninsule antarctique viennent migrer dans ce coin précis. Les quelques survivants qui, peut-être, avaient échappé à la malédiction, mettraient au moins vingt ans à reconstituer la population autrefois nombreuse de l'île Sey-mour.

Heureusement, l'hécatombe ne risquait pas de mettre l'espèce trop en danger.

Ayant passé les derniers oiseaux morts, Pitt fit remonter l'hélicoptère à

cinquante mètres et survola la côte, cherchant un signe de campement éventuel des touristes. Giordino, regardant par la fenêtre de son côté, scrutait pour sa part chaque bloc de glace qui aurait pu cacher le Polar queen et portait des inscriptions sur la carte pliée sur ses genoux.

- Si j'avais un dollar pour chaque iceberg de cette fichue mer de Weddell, marmonna-t-il, je pourrais acheter la General Motors.

Pitt regarda au-delà de Giordino, à droite de l'appareil, un grand labyrinthe de masses gelées arrachées à la plate-forme de Larsen et poussées vers le nord-ouest par le vent et le courant, vers des eaux plus froides o˘ elles éclataient et se brisaient en milliers de petits icebergs.

Trois d'entre elles avaient la taille de petits continents. D'autres, avec leurs trois cents mètres de large, s'élevaient au-dessus de l'eau aussi haut qu'un immeuble de trois étages. Ils étaient tous d'un blanc éblouissant, avec des touches

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de bleu et de vert. La glace de ces montagnes mobiles appartenait autrefois à des masses compactes de neige qui s'étaient défaites au cours des ‚ges et qui, peu à peu, lentement, finiraient par fondre dans la mer.

- Je crois que tu pourrais aussi avoir Ford et Chrysler.

- Si le Polar queen s'est cogné contre n'importe lequel de ces milliers d'icebergs, il a d˚ couler en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

- C'est une idée que j'ai repoussée de mon mieux.

- Rien de ton côté? demanda Giordino.

- Rien que le gris des rochers informes pointant sous une couverture de neige. Une monotonie stérile, c'est tout ce que je peux te dire.

Giordino fit une nouvelle marque sur sa carte et vérifia la vitesse de l'appareil d'après sa montre.

- On a couvert vingt kilomètres depuis la station baleinière et on n'a toujours pas trouvé trace des passagers du navire de croisière. Pitt hocha la tête.

- En tout cas, rien qui ressemble à un être humain.

- Maeve Fletcher a dit que le deuxième groupe devait visiter une colonie de phoques.

- Les phoques sont bien là, dit Pitt en montrant le sol. Il y en a au moins huit cents et ils sont tous morts.

Giordino se souleva pour regarder par la fenêtre du côté de Pitt, qui inclina doucement l'appareil pour lui permettre de mieux voir. Les corps brun clair des gros éléphants de mer jonchaient la côte sur près d'un kilomètre. De là-haut, on aurait pu penser qu'ils dormaient mais on voyait bien qu'aucun ne bougeait.

- On dirait que le second groupe n'a pas quitté le navire, constata Giordino. Il n'y avait plus rien à voir et Pitt fit virer l'appareil le long de la côte.

- Prochaine étape, la station de recherches argentine.

- On ne devrait pas tarder à l'apercevoir.

- Je n'ai aucune h‚te d'apercevoir quoi que ce soit, dit Pitt d'une voix troublée.

- Regarde le bon côté des choses, tenta de plaisanter Giordino. Peut-être que tout le monde en a eu marre et est rentré à la maison.

- Tu es gentil de chercher à nous remonter le moral, mais la station est très importante pour les travaux qu'on y poursuit dans le domaine atmosphérique. C'est l'une des cinq stations de surveillance occupées en permanence pour mesurer le comportement et les fluctuations du trou de la couche d'ozone antarctique.

- Et quelles sont les dernières nouvelles de la couche d'ozone?

- Elle diminue salement dans les deux hémisphères, répondit sérieusement Pitt. Depuis qu'une grande cavité s'est ouverte au-dessus du Pôle Nord, le trou en forme d'amibe au sud, qui pivote dans le sens des aiguilles d'une montre à cause des vents polaires, est passé au-dessus du La mort venue de nulle part

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Chili et de l'Argentine jusqu'au quarante-cinquième parallèle. Il est également passé au-dessus de l'île sud de Nouvelle-Zélande jusqu'à Christ-church. Les plantes et les animaux de cette région ont reçu une dose très dangereuse de rayons ultraviolets, la plus nuisible jamais enregistrée.

- Ce qui signifie que nous allons devoir nous inonder de lotion solaire, dit Giordino.

- C'est la partie la moins grave du problème. De petites overdoses de rayons ultraviolets abîment gravement les produits de l'agriculture, des pommes de terre aux pêches. Si les valeurs de l'ozone chutent encore un peu, on risque des pertes désastreuses de récoltes dans le monde entier.

- Tu peins un tableau bien gris des choses.

- Et ce n'est que la toile de fond. Ajoute à cela l'activité volcanique en augmentation et le réchauffement du globe. L'humanité pourrait bien assister à une montée du niveau des mers de trente à quatre-vingt-dix mètres au cours des deux cents prochaines années. Le problème est que nous avons abîmé la terre de façon terrifiante, à un point que nous n'avons pas encore réalisé et...

- Là! cria soudain Giordino en montrant quelque chose. Ils arrivaient au-dessus d'un éperon rocheux descendant en pente douce vers la mer.

- «a ressemble plus à une frontière qu'à une base scientifique.

La station argentine d'observation et de recherche comprenait une dizaine de b‚timents, avec des structures d'acier supportant des toits en forme de dômes. Les murs creux avaient été isolés contre le vent et le froid mordant. Tout un réseau d'antennes, par lequel on rassemblait les données scientifiques concernant l'atmosphère, courait sur les toits arrondis comme les branches nues des arbres en hiver. Giordino essaya une dernière fois de joindre quelqu'un par radio tandis que Pitt faisait avec l'hélico le tour des b‚timents.

- Ils sont aussi muets que la sonnette d'un ermite, dit Giordino mal à

l'aise, en enlevant ses écouteurs.

- Pas une main tendue pour nous accueillir, remarqua Pitt.

Sans rien ajouter, il posa l'hélicoptère à côté du plus grand des six b

‚timents. Les lames du rotor hachèrent la neige en un jet de cristaux de glace. Deux scooters des neiges et un tracteur tout-terrain paraissaient abandonnés, à demi enterrés dans la neige. On ne voyait aucune empreinte sur le sol immaculé, aucune fumée ne sortait des conduits. Et cette absence de fumée, ou du moins de vapeur blanche, indiquait qu'il n'y avait là

personne, personne de vivant en tout cas. L'endroit paraissait désert et peu rassurant. Pitt se dit que cette couverture blanche était en effet de mauvais augure.

- Je pense que nous ferions bien de prendre les pelles dans le coffre à

outils, dit-il. quelque chose me dit qu'il va falloir nous creuser un chemin pour entrer là-dedans.

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Inutile d'avoir beaucoup d'imagination pour envisager le pire. Ils sortirent de l'appareil et avancèrent, de la neige jusqu'aux cuisses, avant d'atteindre l'entrée du b‚timent principal. Deux mètres de neige au moins étaient collés contre la porte. Il leur fallut vingt minutes pour l'entrouvrir.

Giordino s'inclina vers Pitt, un sourire tendu sur les lèvres.

- Après toi.

Pitt ne pensa pas une seconde que son ami avait peur. Ce sentiment était pratiquement inconnu de l'Italien. Mais c'était comme un jeu qu'ils avaient souvent pratiqué. Pitt ouvrait la voie et Giordino le couvrait de tout danger éventuel sur ses flancs et ses arrières. L'un derrière l'autre, ils s'engagèrent dans un court tunnel donnant sur une porte intérieure, autrement dit une barrière de plus contre le froid. Passé cette porte, un autre couloir, beaucoup plus long, ouvrait sur une pièce servant à la fois de salle à manger et de salle de jeu. Giordino s'approcha d'un thermomètre pendu au mur.

- Il fait nettement en dessous de zéro, là-dedans, marmonna-t-il.

- quelqu'un a d˚ oublier de charger la chaudière, répondit Pitt. Ils n'eurent pas à aller bien loin pour découvrir le premier locataire.

Curieusement, à première vue, rien n'indiquait que l'homme était mort. A genoux sur le sol, il se cramponnait au plateau d'une table et regardait Pitt et Giordino, les yeux ouverts, sans ciller, comme s'il les attendait.

Il y avait quelque chose de tragique, quelque chose d'injuste et de bizarre dans son immobilité. L'homme était grand, chauve à part une petite couronne sombre autour de la tête. Comme la plupart des scientifiques qui passent des mois, voire des années dans des lieux éloignés de tout, celui-ci ignorait le rite quotidien du rasage mais sa barbe élégante était bien brossée et tombait sur sa poitrine. Hélas, la barbe magnifique était souillée de vomissure.

Ce qui le rendait effrayant et qui fit frissonner Pitt, c'était l'expression de peur abominable, l'agonie peinte sur son visage glacé par le froid en un masque de marbre blanc. Il était si hideux qu'aucune parole n'aurait pu décrire une pareille horreur.

Ses yeux paraissaient jaillir de sa tête et sa bouche restait bizarrement tordue comme pour un dernier cri de terreur. Il était évident que l'homme était mort dans des souffrances indicibles. Les ongles de ses doigts morts enfoncés dans le plateau de la table s'étaient fendus et trois d'entre eux avaient laissé la trace de petites gouttes de sang cristallisé.

Pitt n'était pas médecin et n'avait jamais envisagé de l'être mais il savait d'instinct que ce n'était pas la raideur de la mort qui avait tendu ce corps. Il était tout simplement gelé.

Giordino contourna un comptoir et pénétra dans la cuisine. Il en sortit au bout de trente secondes.

- Il y en a deux autres là-dedans.

La mort venue de nulle part

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- Nos pires craintes sont confirmées, dit Pitt. Si une seule personne avait survécu, elle aurait fait fonctionner le générateur de secours pour avoir électricité et chaleur.

Giordino jeta un coup d'oil vers les corridors qui menaient aux autres b

‚timents.

- Je n'ai pas le courage de m'attarder ici. Je propose que nous quittions ce palais de glace et de mort et que nous contactions le Ice Hunter depuis l'hélico.

Pitt le regarda en fronçant les sourcils.

- Tu veux dire qu'on refile le bébé au capitaine Dempsey et qu'on lui laisse la t‚che d'informer les autorités argentines qu'un groupe d'émi-nents scientifiques de leur principale station de recherches polaires a mystérieusement rejoint l'au-delà?

Giordino haussa innocemment les épaules.

- Il me semble que c'est la chose à faire, non?

- Tu ne pourrais plus jamais te regarder dans une glace si tu quittais les lieux sans vérifier qu'il n'y a vraiment aucun survivant.

- qu'y puis-je si je ne me sens dans mon assiette qu'avec des gens qui vivent et qui respirent?

- Trouve la salle des générateurs, mets du fioul dans les moteurs auxiliaires, fais-les repartir et rallume l'électricité. Ensuite, file au centre de communication et fais un rapport à Dempsey. Pendant ce temps-là, je vais fouiller le reste de la station.

Pitt trouva les scientifiques argentins à l'endroit même o˘ ils étaient morts. Tous portaient sur le visage la même expression de tourment extrême.

Plusieurs s'étaient écroulés dans le laboratoire, au milieu des instruments. Trois d'entre eux, groupés autour d'un spectrophotomètre, mesuraient l'ozone. Pitt compta seize cadavres en tout, dont ceux de quatre femmes, éparpillés dans les diverses pièces de la station. Tous avaient les yeux exorbités, le regard fixe et la bouche ouverte et tous avaient vomi.

Ils étaient morts dans la terreur et la douleur, gelés dans leur agonie. En les voyant, Pitt pensa aux cadavres de Pompéi, pris dans la lave. Leurs positions étaient bizarres et peu naturelles. Aucun n'était par terre, comme tombé naturellement. La plupart semblaient avoir soudain perdu l'équilibre et s'être désespérément retenus à quelque chose pour rester debout. Certains paraissaient empoigner la moquette. Un ou deux se tenaient la tête à deux mains. Pitt fut intrigué par ces positions étranges et tenta d'écarter les mains serrées pour voir s'il y avait des traces de blessures ou de maladie, mais elles étaient si rigides qu'on aurait pu les croire greffées à la peau des oreilles et des tempes.

Le fait que tous avaient vomi pouvait indiquer que leur mort résultait d'une maladie virulente ou d'une nourriture contaminée. Et pourtant, ces causes-là ne semblaient pas coller avec ce que pensait Pitt. Aucune maladie, aucun empoisonnement alimentaire n'a jamais tué en quelques secondes.

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Onde de choc

II marcha en réfléchissant vers la salle de communication et, peu à peu, une théorie commença à s'imposer à lui. Ses pensées furent brusquement interrompues quand il entra dans la pièce et se trouva nez à nez avec un cadavre perché sur un bureau comme une statue grotesque.

- Comment diable est-il entré ici ? demanda Pitt sans élever la voix.

- C'est moi qui l'ai mis là, répondit Giordino sans lever les yeux de la radio. Il était assis sur la seule chaise de la pièce et je crois que j'en avais plus besoin que lui.

- Avec lui, ça fait dix-sept.

- Leur nombre ne cesse d'augmenter.

- Tu as pu joindre Dempsey?

- Il est en ligne. Tu veux lui parler?

Pitt se pencha sur l'épaule de Giordino et parla dans l'appareil qui, par satellite, le reliait à presque tous les points du monde.

- Ici Pitt. Vous êtes là, commandant?

- Allez-y, Dirk, je vous écoute.

- Al vous a-t-il dit ce que nous avons trouvé ici?

- En résumé, oui. Dès que vous serez s˚rs qu'il n'y a pas de survivant, j'alerterai les autorités argentines.

- Considérez que c'est fait. A moins que je n'en ai oublié un ou deux dans un placard ou sous un lit, j'ai compté dix-sept cadavres.

- Dix-sept ! répéta Dempsey. Bien compris. Avez-vous pu déterminer la cause de ces morts?

- Négatif, répondit Pitt. Les symptômes ne ressemblent à rien de ce qu'on peut trouver dans nos précis médicaux. Il faudra attendre le rapport des légistes.

- Il vous intéressera sans doute d'apprendre que Miss Fletcher et Van Fleet ont éliminé les infections virales et les contaminations chimiques comme causes possibles de la mort des pingouins et des phoques.

- Ici, tous ont vomi avant de mourir. Demandez-leur d'expliquer cela.

- Je le note. Pas de nouvelles de la seconde expédition?

- Rien. Elle doit être restée à bord.

- C'est très étrange!

- Alors, que nous reste-t-il? Dempsey poussa un soupir fatigué.

- Un immense puzzle auquel il manque des tas de pièces.

- En venant ici, nous avons survolé une colonie de phoques. Ils étaient tous morts. Avez-vous pu déterminer jusqu'o˘ s'étend cette calamité?

- La station britannique, à deux cents kilomètres au sud de l'endroit o˘

vous êtes, sur la péninsule japonaise, ainsi qu'un navire de croisière américain ancré au large de la baie de Hope, n'ont signalé aucun événement inhabituel ni aucune destruction en masse. Si l'on tient compte de la zone de la mer de Weddell o˘ l'on a découvert les dauphins morts, je La mort venue de nulle part

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dirais que le cercle mortel est d'environ quatre-vingt-dix kilomètres autour de la station baleinière de l'île Seymour.

- Bon, on va y aller, maintenant, dit Pitt. Nous allons essayer de trouver le Polar queen.

- Veillez à garder assez de carburant pour rentrer,

- On y pensera, le rassura Pitt. Je me passerai volontiers d'une baignade de santé dans l'eau glacée.

Giordino coupa la communication et Pitt et lui se h‚tèrent de sortir. On pourrait même dire qu'ils coururent jusqu'à l'hélicoptère. Ni l'un ni l'autre ne tenait à passer une minute de plus sur cette tombe de glace.

Pendant qu'ils décollaient, Giordino reprit la carte de la péninsule antarctique.

- O˘ allons-nous?

- La première chose à faire est de fouiller la zone choisie par l'ordinateur du Ice Hunter, dit Pitt. Giordino lui lança un regard dubitatif.

- Tu te rappelles, bien s˚r, que l'analyseur de données de notre navire n'était pas d'accord avec ton idée que le Polar queen serait quelque part sur les côtes de la péninsule ou sur une île toute proche?

- Oui, je sais bien que la boîte magique de Dempsey voit le Polar queen en train de tourner en rond du côté de la mer de Weddell.

- Ai-je raison de croire que tu n'es pas d'accord avec elle?

- Disons qu'un ordinateur ne peut analyser que les données qu'on lui fournit avant de proposer son avis électronique.

- Alors o˘ allons-nous?

- Nous allons survoler les îles au nord jusqu'à Moody Point, à l'extrémité

de la péninsule. Ensuite, nous virerons vers l'est et nous fouillerons la mer jusqu'à ce que nous croisions à nouveau la route du Ice Hunter.

Giordino savait bien qu'il était en train d'avaler le plus gros hameçon que ce filou de Pitt lui ait jamais tendu, mais il l'avala néanmoins.

- En somme, tu ne suis pas précisément l'avis de l'ordinateur?

- Pas à cent pour cent, non. Giordino sentit Pitt le ferrer.

- J'aimerais tout de même avoir une petite idée de ce qui se passe dans ton esprit tordu.

- Nous n'avons trouvé aucun cadavre humain à la colonie de phoques. Nous savons donc que le navire ne se préparait pas à l‚cher des touristes par là. Tu me suis?

- Jusque-là, ça va.

- Imagine ce navire qui s'éloigne vers le nord de la station baleinière.

L'épidémie, la peste, le machin, comme tu voudras l'appeler, frappe avant que l'équipage ait le temps d'envoyer les passagers à terre. Dans ces eaux, avec des blocs de glace qui flottent partout comme des glaçons dans un bol de punch, il est évident que le commandant n'a pas enclen-86

Onde de choc

ché le pilotage automatique. Il y aurait trop de risques de collision. Il a d˚ prendre la barre lui-même et diriger le navire avec l'un des gouvernails électroniques installés sur les ponts de b‚bord et tribord.

- Pour l'instant, je suis d'accord, dit mécaniquement Giordino. Et ensuite ?

- Le navire longeait la côte de l'île Seymour quand l'équipage a été

frappé, poursuivit Pitt. Maintenant, prends la carte et tire un trait un peu au nord-est sur deux cents kilomètres et coupe-le par un arc de trente kilomètres. Dis-moi o˘ tu es et quelle est l'île qui se trouve sur ce point ?

Avant d'avoir fini le croquis, Giordino leva les yeux vers Pitt.

- Pourquoi l'ordinateur n'est-il pas arrivé aux mêmes conclusions?

- Parce qu'en tant que commandant de navire, Dempsey s'est davantage occupé

des vents et des courants. Il a également supposé, ce qui est normal pour un commandant, que le dernier geste d'un capitaine avant de mourir était de sauver son navire. Ce qui aurait voulu dire éloigner le Polar queen d'une collision possible avec une côte rocheuse et de le faire filer vers la sécurité relative de la haute mer en souhaitant qu'aucun iceberg ne se mette sur son chemin.

- Et tu ne crois pas que c'est ce qu'il a fait?

- Pas depuis que j'ai vu les cadavres de la station argentine. Ces pauvres types n'ont même pas eu le temps de réagir, à plus forte raison de prendre une décision raisonnable. Le commandant du navire de croisière a d˚ mourir en vomissant pendant que son bateau suivait une course parallèle à la côte.

Comme le reste de l'équipage, des officiers aux mécaniciens, a d˚ être frappé en même temps, le Polar queen a continué sa route jusqu'à ce qu'il s'échoue sur une île ou qu'il se ccgne contre un iceberg et coule ou encore jusqu'à ce que, à bout de carburant, il flotte comme une épave loin des voies maritimes connues.

Giordino ne réagit pas aux conclusions de Pitt. C'était comme s'il s'y était attendu.

- Tu n'as jamais songé à t'installer comme devin?

- J'y pense depuis cinq minutes.

Giordino soupira et dessina sur la carte le chemin demandé par Pitt. Puis il l'accrocha sur le tableau de bord pour que son ami le voie.

- Si ton intuition mystique ne se trompe pas, le seul endroit o˘ le Polar queen pourrait se cogner contre la terre ferme entre ici et l'Atlantique, c'est sur une des trois petites îles, ici, à peine plus grosses qu'une colline de roche nue.

- Comment s'appellent-elles?

- Les îles du Danger.

- «a a l'air de sortir d'une histoire de pirates pour adolescents. Giordino feuilleta le manuel de navigation.

- On conseille aux bateaux de passer bien au large, dit-il. Ce sont de grandes murailles de basalte perpendiculaires à des eaux toujours agitées.

Après, on donne la liste des navires qui s'y sont brisés.

La mort venue de nulle part

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II leva les yeux de la carte et du manuel pour regarder Pitt en fronçant les sourcils.

- Ce n'est pas exactement l'endroit rêvé comme terrain de jeu pour des gamins, dit-il.

De l'île Seymour au continent, la mer était aussi calme qu'un miroir et tout aussi réfléchissante. Les montagnes de rochers se dressaient au-dessus de l'eau et leurs manteaux neigeux se reflétaient dans l'eau avec tous leurs détails. A l'ouest des îles, la mer était calmée par une vaste armée d'icebergs se dressant hors de l'eau bleu marine, comme autant de très anciens voiliers gelés. Pas un vrai navire en vue, pas une ouvre humaine ne souillait l'incroyable beauté du paysage.

Ils passèrent l'île Dundee, non loin de l'extrémité de la péninsule. Droit devant eux, Moody Point s'enroulait vers les îles du Danger comme le doigt osseux de la Faucheuse faisant signe à sa prochaine vie-tune. Les eaux calmes s'arrêtaient au bout. Ce fut comme s'ils sortaient d'une pièce chaude et confortable pour pénétrer, de l'autre côté de la porte, dans un violent orage. La mer s'était transformée en une masse solide de rouleaux bordés de blanc, arrivant avec violence de la passe de Drake. Un vent cinglant s'était levé en même temps, de sorte que l'hélicoptère se mit à

osciller comme un modèle réduit de locomotive passe en trombe sur le circuit qu'on lui a construit.

Les pics des trois îles du Danger pointèrent bientôt à l'horizon, leurs escarpements rocheux sortant d'une mer qui se tordait et fouettait leur base. Leurs parois étaient si escarpées que même les oiseaux de mer ne réussissaient pas à y nicher. Ils surgissaient de l'eau au mépris des vagues qui se brisaient contre les rochers inflexibles en rapides explosions d'écume et de brume. La masse de basalte était si solide qu'un million d'années de gifles d'une mer folle l'avaient à peine éraflée. Les murs lisses s'élevaient en pics verticaux o˘ la plus grande surface plane n'excédait pas la taille d'une table à thé.

- Aucun navire ne pourrait rester longtemps dans ce chahut, dit Pitt.

- Il n'y a apparemment pas de bas-fonds par ici, observa Giordino. On dirait que ça tombe à deux cents mètres directement, dès la base des falaises.

- D'après la carte, le fond tombe à plus de mille mètres en moins de trois kilomètres.

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Onde de choc

Ils firent le tour de la première des trois îles. C'était une masse déplaisante, menaçante, de pierre sans gr‚ce, installée dans un environnement de violence bouillonnante. On ne voyait aucun signe d'épave sur la mer tourmentée. Ils traversèrent le chenal séparant cette île de la suivante, survolant la houle déchaînée encapuchonnée de blanc qui rappelait à Pitt les cascades immenses dévalant le Grand Canyon, jaillissant du Colorado. Aucun commandant de navire ne serait assez fou pour jeter son bateau dans cette antichambre de l'enfer.

- Tu vois quelque chose? demanda Pitt en luttant pour stabiliser l'hélicoptère dans les vents imprévisibles qui essayaient de l'écraser contre les falaises imposantes.

- Rien d'autre qu'une masse liquide bouillonnante que seul un amateur d'émotions fortes en canoÎ-kayak pourrait apprécier.

Pitt boucla le cercle et dirigea l'appareil vers la troisième île, la plus excentrée. Celle-là paraissait encore plus sombre et plus menaçante que les autres. Il ne fallait pas beaucoup d'imagination pour voir que ce pic était taillé en forme de visage levé, assez diabolique, avec de petits yeux fendus, deux rochers au sommet figurant des cornes et une barbe en pointe sous des lèvres grimaçantes.

- Voilà ce que j'appelle un endroit répugnant, dit Pitt. Je me demande comment on l'a baptisé.

- Il n'y a aucun nom particulier sur la carte, répondit Giordino.

quelques minutes plus tard, Pitt mit l'hélicoptère sur une route parallèle aux parois balayées par les embruns et commença à faire le tour de l'île aride. Soudain Giordino se raidit et regarda attentivement par le pare-brise.

- Tu as vu ça?

Pitt détourna brièvement les yeux de la lutte sans fin entre rochers et eau et regarda la mer.

- Je ne vois pas d'épave.

- Pas sur l'eau. Regarde au-delà de ce sommet, droit devant nous.

Pitt observa l'étrange formation rocheuse qui se détachait de la masse principale et plongeait vers la mer comme une digue construite de la main des hommes.

- Cette tache de neige blanche, au-delà du faîte?

- Ce n'est pas une tache de neige, affirma Giordino. Pitt comprit soudain de quoi il s'agissait.

- «a y est, j'y suis, dit-il en sentant monter en lui l'enthousiasme.

C'était lisse et blanc, triangulaire, avec un angle supérieur coupé. Le bord était noir et on distinguait une sorte de blason peint sur le côté.

- C'est la cheminée d'un navire! Et là, il y a le m‚t du radar qui pointe quarante mètres plus avant. Tu as mis dans le mille, mon vieux.

- Si c'est le Polar queen, il a d˚ percuter les falaises de l'autre côté de cet éperon.

La mort venue de nulle part

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II ne s'agissait pas d'une illusion. quand ils eurent passé la jetée naturelle s'avançant dans la mer, ils constatèrent que le navire de croisière flottait sans dommage à quelque cinq cents mètres de l'île.

C'était incroyable mais le navire n'avait pas une égratignure.

- Pas de bobo! cria Giordino.

- «a ne va pas durer, dit Pitt qui avait saisi la situation en une seconde.

Le Polar queen décrivait de larges cercles et, chaque fois, sa proue serrait fortement vers tribord. Ils étaient arrivés à temps : dans moins de trente minutes, il allait se cogner contre les rochers abrupts, écrasant sa quille et envoyant tout ce qui était à bord au fond de l'eau glacée.

- Il y a des cadavres sur le pont, remarqua Giordino.

En effet, des corps gisaient sur la passerelle de commandement. quelques-uns étaient tombés sur le pont supérieur, près de l'arrière. Un Zodiac, encore attaché à la passerelle d'embarquement, était battu par la houle avec deux corps étendus au fond. Il était évident que personne n'avait survécu : tous étaient couverts d'une fine pellicule de neige et de glace.

- Encore deux tours et il va se cogner contre le rocher, dit Giordino.

- Il faut qu'on se pose et qu'on trouve un moyen pour le redresser.

- Pas avec ce vent! dit Giordino. Le seul espace disponible est le rouf, au-dessus du quartier des officiers. C'est un atterrissage difficile que je ne voudrais pas tenter. quand on aura réduit la vitesse et qu'on sera en planeur pour se poser, on aura autant de contrôle qu'une feuille morte. Un coup de vent brutal et on s'écrase dans cette pagaille.

Pitt défit son harnais de sécurité.

- Alors conduis le bus pendant que je descends par le treuil.

- Il y a des gens en camisole de force dans des chambres capitonnées qui sont moins fous que toi ! Tu vas être balancé comme un yoyo sur un fil.

- Tu vois un autre moyen d'aller à bord?

- Un seul. Mais il n'a pas reçu l'approbation du Journal des Dames et des Demoiselles.

- Le cuirassé dans l'affaire Vixen, lui rappela Pitt.

- Encore une fois o˘ tu as eu une sacrée veine, rétorqua Giordino.

Il n'y avait pas de doute pour Pitt. Le navire allait s'écraser contre les rochers. Dès que sa quille serait déchirée, il coulerait comme une brique.

Or, il y avait toujours la possibilité que quelqu'un ait survécu à cette hécatombe inconnue, comme Maeve et ses excursionnistes l'avaient fait dans la grotte. La réalité dure et froide obligeait à l'examen des corps pour essayer de comprendre la cause de ces morts. Et s'il y avait la moindre chance de sauver le Polar queen, il devait la saisir.

Pitt regarda Giordino avec un petit sourire.

- Il est temps de donner le signal du départ au courageux jeune homme sur son trapèze volant!

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Onde de choc

Pitt portait déjà des sous-vêtements thermiques faits de lourdes fibres de nylon pour retenir la chaleur de son corps et le protéger aussi des températures polaires. Il enfila par-dessus sa combinaison étanche, spécialement isolée pour plonger au milieu des glaces. Ce costume de plongée avait deux buts : d'abord, le protéger du vent pendant qu'il serait suspendu au treuil de l'hélicoptère en mouvement. Ensuite, le garder en vie dans l'eau glacée assez longtemps pour attendre d'être hélitreuillé, au cas o˘ il sauterait trop tôt ou trop tard et manquerait le bateau.

Il attacha le harnais à dégrafage rapide et resserra la mentonnière du casque lourd antichoc qui contenait son équipement radio. Il fouilla le compartiment dans lequel était rangé le matériel de laboratoire de Van Fleet et le cockpit.

- Tu m'entends correctement ? demanda-t-il à Giordino par le minuscule micro devant ses lèvres.

- Un peu flou sur les bords mais ça devrait s'arranger quand tu seras hors de l'interférence du moteur. Et toi, tu m'entends bien?

- Chacune de tes syllabes sonne comme un cristal, plaisanta Pitt.

- Etant donné que le haut de la superstructure est encombré par la cheminée, le m‚t de misaine et un tas d'équipement électronique de navigation, je ne peux pas risquer de te larguer au milieu de tout ça. Il faudra choisir entre le pont ouvert de l'avant ou celui de l'arrière.

- Choisissons le pont supérieur à l'arrière. Il y a trop de machines à

l'avant.

- Je vais commencer la course de tribord à b‚bord dès que le navire commencera à tourner et que le vent viendra par le travers, l'informa Giordino. J'arriverai de la mer et je tenterai de profiter des conditions plus calmes sur le côté sous le vent des falaises.

- Compris.

- Tu es prêt?

Pitt abaissa le masque de son casque et enfila ses gants. Il prit l'unité

de télécommande du moteur du treuil dans une main et ouvrit l'écoutille latérale d'entrée. S'il n'avait pas été vêtu pour affronter le coup de vent soudain de ce froid polaire, il aurait été aussi gelé qu'un esquimau en quelques secondes. Penché à la porte, il regarda le Polar queen.

Le bateau traçait des cercles de plus en plus serrés, se rapprochant chaque fois de sa mort. Cinquante mètres le séparaient encore de la destruction sur ce passage. Les murailles de roc de l'île du Danger la plus éloignée semblaient lui faire signe d'approcher. Pitt se dit qu'il ressemblait à un papillon sans souci, glissant sereinement vers une araignée noire. Il ne lui restait guère de temps. Le bateau entamait son dernier cercle, celui qui devait s'achever par une collision contre la falaise immuable. Le navire aurait coulé depuis un moment déjà si les vagues, qui s'écrasaient sur les rochers et y revenaient sans cesse, n'avaient pas retardé son voyage vers le fond.

La mort venue de nulle part

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- Je mets le ralenti, annonça Giordino, donnant ainsi le départ de sa traversée du bateau.

- Je sors maintenant, l'informa Pitt en pressant le bouton qui devait permettre au c‚ble de se dérouler.

Dès qu'il eut assez de mou pour dégager la porte, il sauta dans le vide. La vitesse du vent le saisit et poussa son corps vers le ventre de l'hélicoptère. Les pales du rotor faisaient un bruit sourd au-dessus de lui et le vrombissement des turbines perçait son casque et ses écouteurs.

Balancé dans l'air glacial, Pitt comprit ce que devait ressentir le sauteur à l'élastique après le premier rebond. Il concentra toute son attention sur le navire qui ressemblait à un jouet flottant sur une couverture bleue, pas très loin de lui. La superstructure du navire envahit bientôt tout son champ de vision.

- Tu arrives, dit la voix de Giordino dans ses écouteurs. Attention de ne pas te flanquer dans les balustrades, tu serais découpé en tranches.

Il parlait aussi calmement que s'il garait sa voiture mais il y avait néanmoins dans sa voix une certaine tension tandis qu'il se battait pour garder stable l'hélicoptère en vitesse réduite, malgré la poussée frénétique des vents contraires.

- Et toi, ne vas pas mettre ton vilain nez dans ces rochers, rétorqua Pitt du tac au tac.

Ce furent les dernières paroles qu'ils échangèrent. A partir de cet instant, tout se fit au pif et à l'instinct. Pitt s'était laissé descendre sur près de quinze mètres, à l'arrière de l'hélico. Il dut se battre contre la traction et la force d'impulsion qui se combinaient pour le faire tourner sur lui-même, étendant les bras comme les ailes et les ailerons d'un avion. Il se sentit descendre de quelques mètres encore quand Giordino réduisit la vitesse.

Il semblait à celui-ci que le Polar queen battait l'eau de ses hélices comme si rien ne s'était passé et qu'il promenait des touristes sous les tropiques en une croisière de plaisance. Il redressa la manette des gaz autant qu'il l'osa. Un cran de plus et tous les contrôles ne dépendraient plus que du vent. Il mettait dans son pilotage toute l'expérience qu'il avait acquise au cours de ses milliers d'heures de vol, pour autant que cette lutte inégale contre les vents capricieux puisse s'appeler du pUo-tage. Malgré les rafales, s'il réussissait à maintenir sa course actuelle, il pourrait l‚cher Pitt en plein milieu du pont supérieur. Plus tard, il jura qu'il avait été ballotté par des vents venant de six directions différentes. De sa position au bout du c‚ble, Pitt s'émerveillait de ce que Giordino gard‚t l'appareil en ligne droite.

Les falaises noires se dressaient, menaçantes, au-delà du navire, sinistres, effrayantes. Leur vue seule avait de quoi intimider le plus hardi navigateur, comme elle intimida Giordino. Il ne manquerait plus qu'il aille s'écraser de façon spectaculaire contre les rochers, ou que Pitt se 92

Onde de choc

trompe et aille se cogner contre les flancs du navire o˘ il se casserait les

os.

Ils se dirigeaient vers le côté sous le vent de l'île et les vents se calmèrent légèrement. Pas beaucoup, mais assez pour que Giordino sente à

nouveau qu'il avait retrouvé le contrôle de l'hélicoptère et de son destin.

Un instant, le navire de croisière s'étendait sous ses yeux, l'instant d'après, la superstructure blanche et la quille jaune avaient disparu derrière lui. Il n'y avait plus soudain que la roche glacée, surgie comme par magie. Il ne put qu'espérer que Pitt avait sauté avant qu'il soit obligé de lancer l'appareil dans une brusque ascension verticale. Les falaises, humides de la brume tourbillonnante dont l'aspergeaient les vagues en perpétuel mouvement, paraissaient l'attirer comme un aimant.

Soudain il fut au-dessus de la crête glacée et saisi par toute la force du vent qui lança l'hélico nez en l'air, les pales du rotor en position perpendiculaire. Sans chercher à piloter en finesse, Giordino redressa et fit demi-tour pour revenir au-dessus du navire, cherchant à apercevoir son ami par la fenêtre.

Bien s˚r, il ne savait pas, il n'aurait pas pu savoir, que Pitt avait détaché son harnais et sauté de trois mètres seulement, directement au centre du pont supérieur, en plein dans la piscine. Même de cette hauteur, elle paraissait à peine plus grande qu'un timbre-poste mais, pour Pitt, elle était aussi attirante que le confort d'une meule de foin. Il plia les genoux et étendit les bras pour ralentir sa vitesse. La piscine n'avait que deux mètres de profondeur dans sa partie la plus profonde et il y fit une gerbe, projetant une grande quantité d'eau sur le pont. Ses pieds, enfermés dans des bottes de plongée, frappèrent rudement le fond et il s'arrêta net, tout debout dans l'eau.

Avec une appréhension grandissante, Giordino survola la superstructure du navire, cherchant à repérer Pitt. Comme il ne le vit pas tout d'abord, il hurla dans son micro :

- Est-ce que tu as pu sauter? Fais-toi entendre, vieux! Pitt agita les bras et répondit.

- Je suis là, dans la piscine. Giordino n'en crut pas ses oreilles.

- Tu es tombé dans la piscine?

- J'ai bien envie d'y rester, répondit Pitt d'un ton joyeux. Le chauffage fonctionne et l'eau est bonne...

- Je te conseille de mettre tes fesses sur le pont vite fait, dit Giordino, très sérieux. Le bateau est en tram de rentrer dans le dernier virage. Je ne te donne pas plus de huit minutes avant d'entendre un grand bruit de ferraille.

Pitt n'eut pas besoin d'encouragements. Il sortit de la piscine et courut à

toute vitesse le long du pont jusqu'à l'escalier des cabines avant.

La passerelle de commandement n'était qu'un pont plus haut. Il monta La mort venue de nulle part

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les marches quatre à quatre, ouvrit d'un coup d'épaule la porte de la timonerie et se précipita à l'intérieur. Un des officiers était étendu là, mort, les bras accrochés au pied de la table des cartes. Pitt jeta un rapide coup d'oil au système de navigation automatique. Il perdit quelques précieuses secondes à chercher l'écran de contrôle numérique. La lumière jaune indiquait que le contrôle électronique annulait le contrôle manuel.

Fiévreusement, il se précipita sur le pont de l'aile tribord. Il était vide. Faisant demi-tour, il traversa à nouveau la timonerie et courut vers le pont de b‚bord. Là, deux autres officiers gisaient dans des positions bizarres, blancs et froids. Un autre corps, couvert de glace, était courbé

au-dessus du tableau de contrôle extérieur du navire, à genoux, les bras gelés autour de son point d'appui. Il portait une veste fourrée sans aucun galon mais sa casquette avait assez de tresses dorées pour indiquer qu'il était probablement le commandant.

- Peux-tu jeter les ancres? demanda Giordino.

- C'est plus facile à dire qu'à faire, s'énerva Pitt. En plus, il n'y a pas de fond plat par ici, les falaises s'enfoncent dans la mer à un angle de presque quatre-vingt-dix degrés sur dix-huit cents mètres. La roche est trop lisse pour que les ancres s'accrochent.

Pitt vit d'un seul coup d'oil pourquoi le navire avait maintenu une ligne droite sur deux cents kilomètres avant d'entamer un virage sur b‚bord. Une chaîne d'or avec une médaille étaient sorties de l'épaisse jaquette du commandant et pendaient au-dessus du tableau de contrôle. Chaque coup de vent les poussait à droite ou à gauche et, au bout de chaque mouvement de pendule, elles frappaient contre l'un des leviers à genouillère contrôlant le mouvement du navire, un des systèmes électroniques que presque tous les commandants de navires modernes utilisent pour se mettre à quai au port. A la fin, la médaille avait heurté le levier de direction pour le placer à

mi-course sur b‚bord, engageant le Polar queen dans une série de virages en tire-bouchon qui l'avaient rapproché peu à peu des îles du Danger.

Pitt prit la médaille et regarda l'inscription et l'image gravées d'un côté. C'était Saint François de Paul, le saint patron des marins et des navigateurs. Saint François était révéré pour ses sauvetages miraculeux de marins qui, autrement, reposeraient au fond de l'eau.

" Dommage qu'il n'ait pas pu sauver le capitaine ", pensa Pitt.

Mais il y avait encore une chance de sauver le navire.

Si Pitt n'était pas arrivé au bon moment, cette chose toute simple, un petit morceau de métal tapant sur un levier, un navire de deux mille cinq cents tonnes et tous ses occupants, marins et passagers, morts ou vivants, se seraient écrasés contre un îlot rocheux impavide et auraient coulé au fond de la mer froide et sans ‚me.

- Tu ferais bien de te presser, fit la voix inquiète de Giordino dans les écouteurs de Pitt.

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Celui-ci se maudit d'avoir perdu du temps et jeta un rapide coup d'oeil aux murailles sinistres qui paraissaient se dresser là-haut, au-dessus de sa tête. Elles étaient si plates et si bien lissées par une éternité d'érosion qu'on aurait dit qu'une main géante avait poli leur surface. Les brisants surgissant des eaux mugissaient en frappant la falaise, à moins de deux cents mètres de là. A mesure que le Polar queen réduisait l'intervalle, la houle frappait par le travers, rapprochant peu à peu sa quille du désastre.

Pitt estima qu'il allait accrocher par tribord dans quatre minutes.

Sans rien pour les arrêter, les vagues impitoyables s'arrachaient des profondeurs de l'océan et se jetaient sur la falaise, explosant là comme d'énormes bombes. L'eau blanche bouillonnait comme dans le grand chaudron plein d'eau bleue et d'écume d'une sorcière. Elle bondissait vers le sommet de l'île déchiquetée, paraissait y rester un instant puis retombait, créant un retour de vague. C'était ce remous qui empêchait pour le moment le Polar queen de s'écraser contre le mur naturel qu'il longeait.

Pitt essaya de pousser le corps du capitaine qui bloquait le tableau de commandes mais ne réussit pas. Les mains refermées autour de la base refusaient de l‚cher prise. Pitt saisit le corps aux aisselles et tira de toutes ses forces. Il y eut un abominable bruit de déchirement lorsque la peau gelée collée au métal céda. Pitt poussa de côté le capitaine soudain libéré, trouva le levier chromé contrôlant le gouvernail et le poussa jusqu'à l'encoche marquée " b‚bord " pour augmenter l'angle de virage et éviter la collision.

Pendant presque trente secondes, il sembla qu'il ne se passait rien puis, avec une lenteur angoissante, la proue commença à s'extraire du ressac bouillonnant. Ce ne fut pas tout à fait assez rapide. Un navire ne peut virer sous le même angle qu'un gros semi-remorque. Il lui faut au moins un kilomètre pour s'arrêter complètement, à plus forte raison pour prendre un virage interne aigu.

Il songea un instant à faire machine arrière avec les hélices de b‚bord pour faire tourner le navire sur son axe, mais il avait besoin de toute la vitesse pour maintenir le cap à travers la houle venant de tous les côtés.

Et puis il y avait le risque de voir l'arrière virer trop loin sur tribord et s'écraser contre la falaise.

- On ne va pas y arriver ! cria Giordino. Le navire est pris dans les lames de houle. Tu ferais mieux de filer pendant qu'il est encore temps. Pitt ne répondit pas. Il scruta ce panneau qu'il ne connaissait pas, repérant les leviers contrôlant les propulseurs avant et arrière. Il y avait aussi une manette des gaz reliant le panneau aux moteurs. Retenant son souffle, il poussa le levier des propulseurs en position b‚bord et la manette des gaz sur " en avant toute ". La réponse fut presque instantanée. Tout en bas, au fond du navire, comme guidées par une main invisible, les révolutions des moteurs augmentèrent. Pitt ressentit un

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immense soulagement en entendant vibrer les moteurs sous ses pieds.

Maintenant, il ne lui restait qu'à croiser les doigts et prier pour que tout se passe bien.

Au-dessus du navire, Giordino se sentait couler. De là-haut, il n'avait pas l'impression que le bateau virait. Il ne voyait pas comment Pitt pourrait s'échapper quand le b‚timent aurait percuté l'île. Sauter dans l'eau bouillonnante ne servirait qu'à lutter vainement contre l'incroyable puissance de la mer houleuse.

- Je viens te chercher, cria-t-il à Pitt.

- Reste au large, ordonna Pitt. Tu ne t'en rends pas compte d'o˘ tu es mais la turbulence aussi près du précipice est affreusement dangereuse.

- C'est suicidaire d'attendre davantage. Si tu sautes maintenant, je pourrai te ramasser.

- Tu parles!

Pitt se tut, horrifié, tandis qu'une crête géante parut saisir le Polar queen par le travers en retombant sur toute sa longueur comme une avalanche. Pendant un long moment, il parut glisser vers la falaise, près du tourbillon frénétique tournant autour du rocher. Puis il retrouva sa course en avant, sa poupe en brise-glace s'enfouissant sous les vagues, une crête d'écume frisant aussi haut que le pont, les embruns flottant comme la crinière d'un pur-sang dans la brise.

Le navire avançait en s'enfonçant dans les flots, comme s'il continuait un voyage vers le fond, loin en dessous de lui.

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Le torrent roulait avec un bruit de tonnerre. Il jeta Pitt sur le pont.

Instinctivement, celui-ci retint son souffle alors que l'eau glacée arrivait de partout autour de lui. Il s'agrippa désespérément au pied de la console de contrôle pour éviter d'être projeté par-dessus bord par le maelstrôm. Il avait l'impression de dégringoler d'une cascade haute comme une montagne. Tout ce qu'il put distinguer à travers la vitre de son masque fut un tourbillon de bulles et d'écume. Malgré sa combinaison de plongée "

spéciale Arctique ", il ressentait les millions de piq˚res du froid sur sa peau. Il eut l'impression qu'on arrachait ses bras de leurs articulations tant il étreignait son appui avec force.

Puis le Polar queen, dans un immense effort, s'arracha des vagues, sa poupe gagnant encore dix mètres sur b‚bord. Le navire refusait de mou T

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rir, décidé à affronter la mer jusqu'à ses dernières forces. L'eau se retira du pont en une multitude de rigoles, jusqu'à ce que la tête de Pitt se retrouve enfin à l'air libre. Il respira profondément et essaya de distinguer ce qui se cachait derrière les cascades liquides qui rebondissaient sur les rochers noirs de la falaise. Seigneur ! Ils avaient l'air si proches qu'il aurait pu cracher dessus. Si proches que la mousse projetée par l'horrible collision entre l'eau et la roche rebondissait et tombait sur le navire comme une trombe d'eau.

Le mastodonte, à la perpendiculaire du chaos, se redressa doucement sur son propulseur arrière pour tenter de se dégager de la lame de fond.

Le propulseur avant s'enfonça et tenta de se frayer un chemin dans le flot tandis que les hélices arrière battaient l'eau en la faisant mousser et poussaient la masse du navire, l'éloignant de la face verticale de la falaise. Imperceptiblement et par la gr‚ce de Dieu, il se dirigea peu à peu vers le large.

- Il s'en sort! hurla Giordino de là-haut. Il se détourne de l'île!

- On n'est pourtant pas encore sortis de l'auberge! Pour la première fois depuis l'inondation, Pitt avait le loisir de répondre. Il regarda d'un air épuisé la nouvelle série de vagues rouler

vers lui.

Mais la mer n'en avait pas fini avec le Polar queen. Pitt enfonça sa tête dans ses épaules quand un immense drap d'écume s'écrasa sur le pont. La vague suivante frappa comme un train express avant de se heurter au reflux de la première.

Matraqué des deux côtés, le navire fut soulevé au point que sa coque sortit de l'eau jusqu'à la quille. Ses hélices jumelles tournèrent dans le vide, hachant une eau blanche o˘ se reflétait le soleil, comme un bouquet d'étincelles. Il parut demeurer un instant suspendu jusqu'à ce qu'un nouveau rouleau le frappe. La poupe fit un bond vers tribord mais le propulseur remit le géant sur le droit chemin.

Encore et encore, le navire de croisière se fraya un chemin au milieu des vagues battant sa quille. Plus rien ne pourrait l'arrêter maintenant. Il avait surmonté le pire et paraissait secouer les flots incessants qui l'agressaient comme un chien secoue l'eau de son pelage. La mer affamée tenterait peut-être à nouveau de le saisir mais il tiendrait sans aucun doute une trentaine d'années encore avant de finir dans un chantier de démolition. En tout cas, ce jour-là, il dominait toujours les eaux sauvages.

- Tu l'as sauvé ! Tu l'as vraiment tiré d'affaire ! cria Giordino qui n'en croyait pas ses yeux.

Pitt se hissa contre le bastingage du pont et sentit soudain toute sa fatigue. Il prit également conscience d'une douleur à la hanche droite. Il se rappela avoir heurté un étançon auquel était accrochée une lanterne au moment o˘ il avait été englouti par la vague géante. Il ne voyait rien à

cause du costume de plongée mais savait qu'il devait avoir là un bleu magnifique. Ce n'est que lorsqu'il eut réglé les contrôles de navigation sur une course en droite ligne vers la mer de Weddell qu'il put enfin regarder attentivement le pylône de rocher dominant la mer comme une colonne noire et irrégulière. La face glacée du précipice paraissait peu engageante, comme frustrée d'avoir laissé échapper sa dernière victime.

L'île aride, à mesure que le Polar queen s'éloignait, se réduisait à un tas de rochers ravagés par la mer.

Pitt leva les yeux vers l'hélicoptère turquoise qui survolait la timonerie.

- O˘ en sommes-nous avec le carburant? demanda-t-il.

- On en a suffisamment pour rentrer sur le Ice Hunter avec quelques litres de réserve, répondit Giordino.

- Alors tu ferais bien de faire demi-tour.

- As-tu réfléchi que si tu abordes un navire abandonné et que tu le conduis au port le plus proche, tu peux recevoir quelques millions des assurances au titre du sauvetage?

Pitt se mit à rire.

- Crois-tu que l'amiral Sandecker et le gouvernement des Etats-Unis autoriseraient un fonctionnaire, pauvre mais honnête, à garder la récompense sans hurler à la mort?

- Probablement pas. Puis-je faire quelque chose pour toi?

- Donne ma position à Dempsey et dis-lui que je me rendrai là o˘ il me donnera rendez-vous.

- A bientôt, dit Giordino.

Il eut envie de faire une plaisanterie sur le fait que Pitt avait tout le navire à sa disposition mais la réalité de la situation l'en dissuada. Il n'y a rien de drôle à savoir qu'on est le seul vivant dans un navire plein de cadavres. Il n'enviait pas son ami. Il fit demi-tour avec l'hélicoptère et reprit le chemin du Ice Hunter.

Pitt enleva son casque et regarda l'appareil turquoise filer à basse altitude au-dessus de l'eau glacée jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un petit point sur l'horizon bleu et or. Il ressentit un léger pincement de solitude en regardant le bateau vide autour de lui. Il ne sut jamais combien de temps il resta là, à contempler les ponts déserts, immobile, l'esprit vide.

Il attendait un son autre que la gifle des vagues contre la coque et le martèlement régulier des machines. Peut-être attendait-il quelque chose qui indiqu‚t une présence humaine, des voix ou des rires. Peut-être un mouvement autre que celui d'un drapeau claquant dans la brise. Plus vraisemblablement, il était saisi d'un pressentiment concernant ce qu'il allait très probablement découvrir. Déjà se rejouait la scène de la station de recherches argentine. Les passagers et l'équipage morts, trempés et étalés sur les ponts supérieurs, n'étaient qu'un exemple de ce qu'il devait s'attendre à trouver dans les quartiers et les cabines de luxe, en bas.

Enfin il se reprit et entra dans la timonerie. Il régla les moteurs sur une 98

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vitesse moyenne et calcula une course approximative vers un point de rencontre avec le Ice Hunter. Puis il entra les coordonnées dans l'ordinateur de navigation et engagea le système de pilotage automatique le reliant au radar, pour que le navire évite de lui-même d'éventuels icebergs. S˚r maintenant que le bateau ne courait plus aucun danger, il sortit de

la timonerie.

Plusieurs corps gisaient sur les ponts extérieurs, sans doute ceux de marins morts pendant qu'ils entretenaient le navire. Deux peignaient des cloisons, d'autres travaillaient sur des canots de sauvetage. Huit passagers étaient morts en admirant la côte sauvage.

Pitt descendit un passage jusqu'à l'infirmerie du bord. Elle était vide, tout comme la salle de gymnastique. Empruntant un escalier recouvert d'un tapis, il gagna le pont des passagers, d'o˘ s'ouvraient les six salons du navire. Ils étaient tous vides sauf un. Là, une dame ‚gée paraissait dormir. Il lui toucha le cou. Elle était glacée. Il gagna le pont promenade.

Pitt commençait à se sentir comme le " Vieux Marinl " sur un vaisseau de fantômes. Il ne lui manquait qu'un albatros autour du cou. Les générateurs fournissaient toujours électricité et chaleur, de sorte que tout était en ordre. La chaleur intérieure du bateau était bien agréable après l'inondation d'eau glacée du pont. Il fut à peine surpris de constater qu'il s'était en quelque sorte immunisé aux cadavres. Il ne se fatiguait plus à les examiner dans l'espoir de découvrir une hypothétique étincelle de vie. Maintenant, il connaissait la tragique vérité.

Cependant, bien que mentalement préparé, il trouvait difficile de croire qu'il n'exist‚t plus rien de vivant à bord. La mort était passée partout comme un courant d'air et il n'avait jamais connu de situation semblable.

Il lui devint presque insupportable de se comporter comme un intrus dans la vie d'un navire qui avait connu des instants plus heureux. Il se demanda ce que penseraient les futurs passagers et les marins à venir quand ils navigueraient sur un bateau ayant subi une telle malédiction. Etait-il possible que personne ne voul˚t plus jamais le faire naviguer ou au contraire, la tragédie allait-elle attirer des foules en quête d'aventures morbides ?

Soudain il s'arrêta, tendit l'oreille et écouta. Le son d'un piano lui parvenait de quelque part sur le navire. Il reconnut la mélodie, un air de jazz ancien appelé Sweet Lorraine. Puis, aussi soudainement qu'elle avait commencé, la musique s'arrêta. Il commençait à transpirer dans son costume de plongée. Il resta immobile un instant puis l'enleva.

" Les morts ne s'offusqueront pas si je me promène en sous-vêtements thermiques ", se dit-il.

1. Allusion à l'ouvre du poète anglais Coleridge The Rime ofthe Ancient Mariner (1797). Le marin, vers le Pôle Sud, est poursuivi par un vaisseau fantôme pour avoir tué un albatros.

Il se dirigea ensuite vers les cuisines. Tout autour des fours et des tables de préparation, les cadavres des cuisiniers, des aides et des serveurs s'empilaient quelquefois à deux ou trois. Une froide horreur se dégageait de ce lieu. Il n'y avait ici que des formes sans vie, glacées et paraissant accomplir éternellement le dernier geste qu'ils avaient ébauché, les doigts refermés sur quelque chose de tangible qu'une force invisible semblait vouloir leur arracher. Pitt se détourna, écouré, et monta à la salle à manger par l'ascenseur des cuisines.

Les tables étaient mises pour un repas jamais servi. Les couverts en argent, éparpillés par les mouvements violents du bateau, brillaient toujours sur les nappes immaculées. La mort avait d˚ s'abattre là juste avant que les convives ne se mettent à table pour le déjeuner. Il ramassa un menu et regarda les entrées. Loup de mer, poisson des glaces de l'Antarctique, morue et carpaccio de veau pour ceux que le poisson ne tentait pas.

Il reposa le menu sur la table et allait sortir quand il aperçut quelque chose qui lui parut déplacé. Il enjamba le corps d'un serveur et s'approcha d'une table près d'une fenêtre.

quelqu'un avait mangé là. Pitt regarda les plats dans lesquels restaient des morceaux de nourriture. Il y avait une soupière presque vide de ce qui avait d˚ être une soupe aux praires, des croissants effrités encore beurrés et une tasse de thé, maintenant glacé, à demi consommé. C'était comme si le mangeur venait d'achever de déjeuner puis était parti faire une promenade sur le pont. Avait-on ouvert la salle à manger plus tôt pour un passager?

Pitt essaya de ne rien imaginer et surtout pas que quelqu'un avait déjeuné

là après que la mort eut frappé. Au contraire, il essaya de trouver une douzaine d'explications logiques à cette découverte déconcertante. Mais, sans qu'il en prît conscience, la peur s'insinuait en lui. Machinalement, il commença à regarder derrière lui de temps à autre. Il quitta la salle à

manger, longea la boutique de cadeaux et se dirigea vers l'un des salons.

Un piano Steinway dominait la petite piste de danse parquetée. Autour, on avait disposé en fer à cheval des chaises et des tables. A côté de la serveuse, tombée en portant un plateau chargé de verres, huit personnes, hommes et femmes, d'environ soixante-dix ans, probablement installés autour d'une grande table, reposaient maintenant sur le tapis comme de grotesques marionnettes. Pitt vit des couples, probablement maris et femmes, serrés en une dernière étreinte.

Il en ressentit un mélange de tristesse et d'angoisse. Ecrasé par un sentiment d'impuissance, il maudit la cause inconnue d'une aussi terrible tragédie. Puis il remarqua un autre corps. C'était celui d'une femme, assise sur le tapis dans un coin du salon. Le menton sur les genoux, elle semblait protéger sa tête dans ses bras. Vêtue d'une élégante veste de cuir à manches courtes et d'un pantalon de lainage, elle n'avait pas cette position tordue des autres corps et ne paraissait pas avoir vomi. Les nerfs T

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de Pitt réagirent en le secouant d'un long frisson glacé. Son cour battit plus vite. Il s'obligea à reprendre son calme, traversa lentement la pièce et s'arrêta devant elle. Il tendit la main et lui toucha la joue, doucement, du bout des doigts. Une incroyable vague de soulagement le parcourut en sentant la chaleur de sa peau. Il la secoua doucement par les épaules et vit ses paupières frissonner et s'ouvrir. Elle le regarda d'abord sans comprendre, comme assommée, puis ses yeux s'agrandirent, elle lança les bras autour de son cou et murmura :

- Vous êtes vivant!

- Vous n'imaginez pas combien je suis heureux de voir que vous l'êtes aussi, répondit Pitt d'une voix douce, un sourire aux lèvres. Soudain elle le repoussa.

- Non, non, ce n'est pas possible, vous êtes tous morts.

- N'ayez pas peur de moi, dit-il d'un ton apaisant.

Elle tourna vers lui ses grands yeux bruns que les larmes avaient bordés de rouge. Son regard était triste et énigmatique. Elle avait une peau parfaite mais extrêmement p‚le et le visage à peine émacié. Ses cheveux avaient la couleur du cuivre rouge. Les pommettes hautes, les lèvres pleines et bien dessinées auraient pu être celles d'un mannequin vedette. Ils se regardèrent un long moment sans parler puis Pitt abaissa le regard sur le reste du corps de la jeune femme. Elle avait sans conteste l'allure d'un mannequin. Ses bras nus étaient assez musclés pour une femme. Ce n'est que lorsqu'elle baissa les yeux pour le regarder aussi que Pitt se sentit embarrassé de se tenir en sous-vêtements devant une dame.

- Pourquoi n'êtes-vous pas habillé? demanda-t-elle enfin. Elle avait posé

la question machinalement, plus parce qu'elle était traumatisée de peur que par curiosité. Pitt ne prit pas la peine de lui expliquer.

- Dites-moi plutôt qui vous êtes et comment vous avez survécu alors que tous les autres sont morts.

Elle paraissait sur le point de tomber. Pitt se pencha vivement et, entourant de ses bras la taille de la jeune femme, la souleva et l'installa sur un fauteuil de cuir près d'une table. Il alla vers le bar, s'attendant à y trouver le cadavre du barman. Il ne s'était pas trompé. Il prit une bouteille de whisky Jack Daniel's Old No. 7 Tennessee sur une étagère de glace et en servit un verre.

- Buvez ça, dit-il en approchant le verre de ses lèvres.

- Je ne bois jamais, protesta-t-elle d'un ton faible.

- Considérez qu'il s'agit d'un médicament. Juste quelques gorgées.

Elle réussit à avaler le contenu du verre sans tousser mais fit la grimace quand le whisky, doux comme un baiser pour un habitué, enflamma sa gorge.

Elle chercha sa respiration un moment puis, plongeant son regard dans les yeux verts de Pitt, y lut de la compassion.

- Je m'appelle Deirdre Dorsett, murmura-t-elle nerveusement.

- Allez, dit-il, c'est un bon début. Faites-vous partie des passagers? Elle secoua la tête.

- Je suis animatrice. Je chante et je joue du piano au salon.

- Alors, c'est vous qui jouiez Sweet Lorraine il y a un moment?

- Appelez ça une réaction au choc. Choc de voir que tout le monde est mort, choc de penser que ce sera bientôt mon tour. Je n'arrive pas à croire que je sois encore vivante.

- O˘ étiez-vous quand la tragédie s'est produite? Elle regarda les quatre couples étendus non loin d'elle avec une fascination morbide.

- La dame à la robe rouge et l'homme aux cheveux gris célébraient leur cinquantième anniversaire de mariage avec des amis qui faisaient la croisière avec eux. La nuit avant leur grande soirée, l'équipe des cuisiniers avait sculpté un petit Cupidon et un cour en glace, qu'on devait leur apporter au milieu d'un saladier de punch au Champagne. Pendant que Fred, c'est... (elle se reprit) c'était le barman, ouvrait le Champagne et que Martha, la serveuse, allait chercher un bol de cristal à la cuisine, j'ai proposé d'aller chercher la glace dans la chambre froide.

- Vous étiez dans la chambre froide? Elle hocha la tête sans rien dire.

- Vous rappelez-vous si vous aviez verrouillé la porte derrière vous ?

- Elle se ferme automatiquement.

- Vous ne pouviez pas soulever et porter la sculpture de glace toute seule ?

- Elle n'était pas très grande. A peu près la taille d'un petit pot de fleurs.

- qu'avez-vous fait ensuite?

Elle ferma les yeux, serra les paupières, pressa ses mains dessus et murmura :

- Je ne suis restée là-dedans que quelques minutes. quand je suis ressortie, tout le monde était mort sur le bateau.

- A votre avis, combien de minutes êtes-vous restée dans la chambre froide ? Elle bougea la tête d'avant en arrière et parla à travers ses mains.

- Pourquoi me posez-vous toutes ces questions?

- Je ne voudrais pas avoir l'air d'un commissaire de police mais je vous en prie, répondez, c'est important.

Lentement, elle baissa les mains et regarda sans le voir le dessus de la table.

- Je ne sais pas, je n'ai aucun moyen de le savoir exactement. Tout ce dont je me souviens, c'est que ça m'a pris du temps pour mettre des serviettes autour de la sculpture, pour pouvoir la prendre et la porter sans me geler les doigts.

- Vous avez eu beaucoup de chance, dit Pitt. Vous illustrez parfaite-102

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ment l'adage " être au bon endroit au bon moment ". Si vous étiez sortie de la chambre froide deux minutes plus tôt, vous seriez morte comme les autres. Et vous avez eu doublement de la chance que je sois monté sur ce bateau quand je l'ai fait.

- Faites-vous partie de l'équipage ? Votre visage ne m'est pas familier.

Pitt se rendit compte qu'elle ignorait totalement que le Polar queen avait failli s'écraser sur les îles du Danger.

- Je suis désolé, j'aurais d˚ me présenter. Je m'appelle Dirk Pitt. Je fais partie d'une expédition de recherches. Nous avons trouvé certains de vos touristes en excursion abandonnés sur l'île Seymour et nous sommes partis à

la recherche de votre navire quand, ne recevant pas de réponse à nos appels radio, nous avons compris qu'il se passait quelque chose.

- «a devait être le groupe de Maeve Fletcher, dit-elle d'une voix calme. Je suppose qu'ils sont tous morts?

- Deux passagers sont morts ainsi que le marin qui les a conduits à terre, répondit-il. Miss Fletcher et les autres sont vivants et se portent bien.

Pendant un court instant, son visage refléta divers sentiments dont une actrice de Broadway aurait pu être fière. Après le choc, la colère, qui fit place lentement à une expression de bonheur. Ses yeux brillèrent et elle se détendit visiblement.

- Gr‚ce à Dieu, Maeve va bien!

La lumière du soleil, entrant par les fenêtres du salon, faisait briller ses cheveux longs balayant ses épaules et il sentit son parfum. Pitt se rendit compte d'un étrange changement d'humeur en elle. Elle n'était pas une gamine mais une femme équilibrée, d'environ trente ans, avec de solides qualités innées. Il ressentait en même temps un étrange désir d'elle qui le mettait mal à l'aise.

" Pas maintenant, pensa-t-il, pas dans ces circonstances. "

II se tourna afin qu'elle ne vit pas l'expression de désir qui devait se lire sur son visage.

- Pourquoi...? demanda-t-elle d'une voix apeurée. Pourquoi ont-ils tous d˚

mourir?

Pitt regarda le groupe des huit amis venus passer ici une soirée très spéciale et à qui on avait si cruellement volé la vie.

- Je ne puis rien affirmer avec certitude, dit-il d'une voix contenue o˘

l'on sentait la rage et la pitié. Je n'en suis pas s˚r mais je crois que j'ai une vague idée de la réponse.

Pitt luttait contre la fatigue quand le Ice Hunter apparut sur l'écran radar, par tribord avant. Après avoir parcouru tout le reste du Polar queen pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'autre rescapé - et il n'en trouva pas, hélas - il se permit une courte sieste pendant que Deirdre Dorsett montait la garde, prête à le réveiller si le navire risquait d'entrer en collision avec un malheureux chalutier péchant la morue de l'Antarctique.

Certaines personnes se sentent en pleine forme après un bref repos. Ce n'était pas le cas pour Pitt. Vingt minutes au pays des rêves ne suffirent pas à remettre en état son corps et son esprit épuisés par vingt-quatre heures de stress et de fatigue. Il se sentit même plus mal qu'avant. Il devenait trop ‚gé pour sauter d'un hélicoptère et pour se battre contre des mers déchaînées. quand il avait vingt ans, il était assez fort pour sauter d'un seul bond par-dessus de grands immeubles. A trente ans, il aurait probablement pu sauter une ou deux maisons d'un étage. Combien de temps y avait-il ? A en croire ses muscles et ses articulations douloureuses, il se dit que c'était s˚rement quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans plus tôt.

Il travaillait depuis trop longtemps pour l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine et pour l'amiral Sandecker. Il était temps de changer de métier, de trouver quelque chose de moins rigoureux, des heures de travail plus courtes. Peut-être devrait-il choisir de tresser des chapeaux de palmes sur les plages de Tahiti ou quelque chose qui stimulerait son esprit, comme par exemple de faire du porte à porte pour vendre des pilules contraceptives. Il repoussa ces pensées idiotes dues à la fatigue et mit le pilote automatique sur " Stopper tout ".

Après un rapide appel radio à Dempsey à bord du Ice Hunter pour l'informer de ce qu'il arrêtait les moteurs, et demander que quelques membres de l'équipage de la NUMA viennent prendre en main la manouvre du navire, Pitt appela l'amiral Sandecker sur une ligne par satellite, afin de lui résumer la situation.

Le standardiste du quartier général de la NUMA lui passa la ligne personnelle de Sandecker. Bien qu'il y eut entre eux un tiers du globe, Pitt était sur un fuseau horaire dans l'Antarctique qui n'avait qu'une heure d'avance sur l'heure de Washington D.C.

- Bonsoir, amiral.

- Il était temps!

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- Les choses se sont plutôt mal passées.

- Dempsey m'a raconté comment Giordino et vous avez trouvé puis sauvé le navire de croisière.

- Je serai heureux de vous donner les détails qui vous manquent.

- Avez-vous pris rendez-vous avec le Ice Hunterl demanda Sandec-ker, pas vraiment porté sur les échanges de politesses.

- Oui, monsieur. Le capitaine Dempsey n'est qu'à quelques centaines de mètres sur b‚bord du b‚timent o˘ je me trouve. Il envoie un canot avec une partie de l'équipage pour ramener le navire et le seul passager survivant.

- Combien de morts? demanda Sandecker.

- Après une fouille du navire, je dirais tout l'équipage sauf cinq personnes. Et d'après la liste des passagers que j'ai prise dans le bureau du commissaire de bord et un tableau de l'équipage dans celui de l'officier en second, ça nous fait vingt passagers et deux marins vivants sur un total de deux cent deux.

- Ce qui revient à dire cent quatre-vingts morts.

- C'est en effet ce que j'ai compté.

- Etant donné que le navire lui appartient, le gouvernement australien lance une enquête approfondie sur cette tragédie. Il y a une station de recherches britannique avec un aérodrome pas très loin, au sud-ouest d'o˘

vous vous trouvez, à Duse Bay. J'ai demandé au capitaine Dempsey de s'y rendre et de transporter les survivants sur le continent. Les armateurs du navire de croisière, Ruppert & Saunders, ont affrété un jet quantas pour les ramener à Sydney.

- Et pour les corps des passagers et membres d'équipage?

- On les mettra dans la glace à la station de recherches et ils seront transportés en Australie par avion militaire. Dès leur arrivée, des enquêteurs du gouvernement lanceront des recherches officielles tandis que les médecins légistes dirigeront les autopsies de tous les morts.

- A propos du Polar queen... dit Pitt.

Il raconta à l'amiral comment Giordino et lui l'avaient retrouvé, comment ils lui avaient évité de justesse de s'écraser dans les féroces brisants au pied des îles du Danger. A la fin, il demanda :

- que faisons-nous du navire?

- Ruppert & Saunders envoient aussi, pour le ramener à AdélaÔde, une équipe accompagnée d'enquêteurs nommés par le gouvernement australien qui l'examineront de la quille au haut des cheminées avant qu'il n'arrive au port.

- Vous devriez revendiquer le sauvetage. La NUMA a probablement droit à

vingt millions de dollars au moins pour avoir évité un désastre certain au navire.

- que nous y ayons droit ou non, nous ne demanderons pas un centime pour ce sauvetage. (Pitt nota un certain ronronnement satisfait dans la voix de Sandecker.) Je préfère toucher la somme que vous mentionnez en récompense et surtout en coopération de la part du gouvernement australien pour de futurs projets de recherches dans leurs eaux territoriales et alentour. Personne ne pourrait jamais accuser l'amiral de sénilité.

- Vous auriez pu donner des leçons à Nicolas Machiavel, soupira Pitt.

- Cela vous intéressera peut-être d'apprendre que la destruction de la vie marine dans votre zone est en diminution. Des pêcheurs et des marins appartenant aux stations de recherches assurent ne pas avoir trouvé de nouveaux poissons ou mammifères marins morts au cours des dernières quarante-huit heures. quel que soit le tueur, il a déménagé. Pour l'instant, c'est autour des îles Fidji que l'on entend parler de quantités massives de poissons et d'un nombre inhabituellement élevé de tortues marines rejetés sur les plages.

- On dirait bien que cette plaie a une vie propre.

- Elle ne reste pas en place, admit gravement Sandecker. L'enjeu est important. A moins que nos chercheurs réussissent à en éliminer les causes éventuelles et à trouver le responsable en un temps record, nous risquons de voir disparaître un énorme pan de la vie sous-marine qu'on ne pourra jamais remplacer, même en une vie entière.

- Du moins est-il satisfaisant de savoir qu'il ne s'agit pas d'une nouvelle marée rouge due à la pollution chimique transportée par le fleuve Niger '.

- C'est en effet impossible depuis que nous avons fermé l'usine d'incinération de déchets radioactifs qui en était responsable au Mali, ajouta Sandecker. Nos postes de contrôle, en amont et en aval du fleuve, n'ont indiqué aucune altération de l'acide aminé synthétique ni du cobalt qui avaient créé le problème.

- Est-ce que nos petits génies de laboratoire ont trouvé un suspect ?

demanda Pitt.

- Pas de notre côté. Nous espérons que les biologistes à bord du Ice Hunter auront découvert quelque chose.

- Si c'est le cas, ils ne m'ont rien dit.

- Avez-vous une idée de ce qui s'est passé ? demanda Sandecker. (Sa voix se fit cauteleuse et prudente.) quelque chose de bien juteux que je puisse lancer à la meute des journalistes rassemblés dans notre vestibule et forte d'environ deux cents personnes.

L'ombre d'un sourire fit briller les yeux de Pitt. Il était tacitement entendu entre eux que rien d'important ne devait jamais être discuté au téléphone par satellite. Les appels traversant l'atmosphère étaient aussi vulnérables aux écoutes indiscrètes qu'un message transmis par tam-tam.

- Ils bavent d'envie d'une belle histoire, n'est-ce pas?

1. Voir Sahara, Grasset, 1993.

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- Les journaux parlent déjà des morts du triangle antarctique.

- Vous plaisantez?

- Si vous voulez, je vous faxe les articles.

- J'ai peur que mon hypothèse ne les déçoive.

- Puis-je en avoir la primeur? Il y eut un silence.

- Je pense qu'il peut s'agir d'un virus inconnu porté par les courants aériens.

- Un virus! répéta machinalement Sandecker. J'avoue que ce n'est pas très original.

- Je me rends bien compte que ça sonne mal, dit Pitt et que c'est à peu près aussi logique que de compter les trous dans un plafond acoustique quand on est dans le fauteuil du dentiste.

Si Sandecker fut désarmé par les divagations de Pitt, il n'en laissa rien paraître. Il se contenta de pousser un soupir résigné, comme s'il avait l'habitude de ces élucubrations.

- Je pense qu'il vaut mieux laisser l'enquête aux scientifiques. Ils semblent avoir la situation mieux en main que vous.

- Pardonnez-moi, amiral, je me suis laissé aller.

- Vous avez l'air d'un homme errant dans le brouillard. Dès que Dempsey aura envoyé des marins à bord, foncez vers le Ice Hunter et prenez un bon repos.

- Merci pour tant de compréhension.

- Je sais apprécier une situation quand il le faut. Nous parlerons plus tard. Il y eut un déclic. L'amiral Sandecker avait raccroché.

Deirdre Dorsett sortit sur le pont et fit de grands gestes des bras quand elle reconnut Maeve Fletcher appuyée au bastingage du Ice Hunter. Soudain libérée de l'angoisse d'être la seule personne vivante sur un navire rempli de morts, elle se mit à rire de soulagement et sa voix traversa l'espace sans cesse plus étroit entre les deux bateaux.

- Maeve! cria-t-elle.

Maeve scruta le navire, cherchant de quel pont venait cette voix féminine qui criait son nom. Puis son regard accrocha la silhouette qui, sur le pont promenade, lui faisait signe. Pendant quelques secondes, elle ouvrit de grands yeux, sidérée. Puis elle reconnut Deirdre et son visage prit l'expression de terreur de celui qui, marchant la nuit dans un cimetière, sent soudain une main se poser sur son épaule.

- Deirdre? cria-t-elle d'un ton incrédule.

- Est-ce ainsi que l'on doit accueillir quelqu'un qui revient du royaume des morts?

- Tu... es... vivante?

- Oh ! Maeve ! Tu ne peux pas savon" combien je suis heureuse de te savoir en vie.

- C'est un choc pour moi aussi de te voir en chair et en os, dit Maeve en retrouvant peu à peu son calme.

- As-tu été blessée sur l'île? demanda Deirdre, comme si cela lui importait vraiment.

- J'ai juste eu un peu froid, rien de plus.

Maeve montra les marins du Ice Hunter qui mettaient un canot automobile à

l'eau.

- Je vais monter à bord et t'attendre au pied de la passerelle.

- A tout à l'heure.

Deirdre eut un petit sourire entendu et rentra dans la timonerie o˘ Pitt parlait à la radio avec Dempsey. Il lui fit un signe de tête et un sourire avant de couper la communication.

- Dempsey m'a dit que Maeve venait à notre rencontre. Deirdre hocha la tête.

- Elle a été surprise de me voir.

- Une heureuse coÔncidence, dit Pitt en remarquant pour la première fois que Deirdre était presque aussi grande que lui. Deux amies qui sont les deux seules survivantes de l'équipage.

Deirdre haussa les épaules.

- On ne peut pas vraiment dire que nous soyons amies. Il regarda avec curiosité les yeux bruns que faisaient ciller les rayons de soleil à

travers la fenêtre avant.

- Vous vous détestez?

- Juste une question de mauvais sang, dit-elle sur le ton de la conversation. Voyez-vous, malgré nos noms de famille différents, Maeve Fletcher est ma sour.

10

La mer était heureusement calme quand le Ice Hunter, tracté par le Polar queen, glissa sous le bras protecteur de la baie de Duse et jeta l'ancre juste en face de la station de recherches britannique. Depuis le pont, Dempsey ordonna aux marins qu'il avait envoyés sur le navire de croisière de l'amarrer à bonne distance, afin que les deux b‚timents puissent tourner sur leurs ancres avec les marées sans risquer de s'abîmer l'un l'autre.

Toujours éveillé et tenant à peine sur ses pieds, Pitt n'avait pas obéi 108

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aux ordres de Sandecker qui lui avait recommandé de se reposer. Il tenait à

régler mille et un détails avant de remettre entre les mains de l'équipage le reste des opérations. D'abord, il avait mis Deirdre Dorsett dans le canot avec Maeve et les avait renvoyées sur le Ice Hunter. Puis il avait passé une bonne partie de la nuit polaire pleine de lumière à fouiller le navire de fond en comble, trouvant les morts qu'il avait manques lors de ses premières et trop rapides recherches. Il coupa le chauffage afin de préserver les cadavres pour une autopsie ultérieure et ce n'est que lorsque le Polar queen fut ancré dans la baie qu'il passa le commandement à

l'équipage et retourna à bord du b‚timent de la NUMA. Gior-dino et Dempsey l'attendaient dans la timonerie et le félicitèrent. Ayant remarqué au premier coup d'oil l'extrême fatigue de son ami, Giordino lui servit une tasse de café, toujours disponible dans cette pièce qui était le cour du navire. Pitt l'accepta avec reconnaissance, en but une gorgée et contempla par-dessus le bord de sa tasse le petit canot qui se h‚tait vers le navire.

Presque au moment o˘ les ancres du Ice Hunter mordaient le fond, les représentants de Ruppert & Saunders quittaient leur avion et s'embarquaient sur un Zodiac pour atteindre le navire de la NUMA. quelques minutes plus tard, ils montaient à bord et gagnaient le pont o˘ les attendaient Pitt, Dempsey et Giordino. L'un des arrivants grimpa les marches quatre à quatre et s'arrêta net devant les trois hommes debout devant lui. Grand et rougeaud, il arborait un sourire jusqu'aux oreilles.

- Capitaine Dempsey? demanda-t-il. Dempsey avança d'un pas et tendit la main.

- C'est moi.

- Capitaine lan Ryan, chef des opérations pour Ruppert & Saunders.

- Bienvenue à bord, commandant. Ryan semblait tendu.

- Mes officiers et moi-même sommes ici pour prendre possession du Polar queen.

- Il est à vous, commandant, dit aimablement Dempsey. Si cela ne vous dérange pas, vous pouvez nous renvoyer notre équipage dès que vous serez à bord.

Le visage de Ryan exprima un immense soulagement. La situation aurait pu devenir délicate. Légalement, Dempsey était maître du navire puisqu'il l'avait récupéré. C'est comme si le capitaine décédé lui en avait confié le commandement.

- Dois-je comprendre, monsieur, que vous renoncez au commandement en faveur de Ruppert & Saunders ?

- La NUMA n'est pas une entreprise de sauvetage en mer, commandant. Nous ne déposons aucune revendication sur le Polar queen.

- Les directeurs de ma compagnie m'ont chargé de vous exprimer leurs plus sincères remerciements et leurs félicitations pour les efforts que vous avez déployés afin de sauver nos passagers et notre navire.

Dempsey se tourna vers Pitt et Giordino qu'il présenta.

- Ce sont ces messieurs qui ont découvert les survivants sur l'île Sey-mour et qui ont empêché votre navire de s'écraser contre les rochers des îles du Danger.

Ryan leur serra vigoureusement la main.

- C'est une action remarquable, absolument remarquable. Je vous assure que Ruppert & Saunders sauront se montrer généreux. Pitt secoua la tête.

- Notre supérieur au quartier général de la NUMA, l'amiral James Sandecker, nous a priés de n'accepter aucune récompense sous quelque forme que ce soit.

Ryan le regarda avec incrédulité.

- quoi? Rien? Rien du tout?

- Pas un centime, assura Pitt qui luttait pour garder les yeux ouverts.

- C'est rudement chic de votre part, bégaya Ryan. On n'a jamais rien vu de pareil dans les annales de la marine de sauvetage en mer. Je ne doute pas que nos assureurs boiront à votre santé chaque année, au jour anniversaire de cette tragédie.

Dempsey indiqua le passage menant à sa cabine.

- A propos de boire, commandant Ryan, puis-je vous offrir un verre dans ma cabine? Ryan montra ses officiers, groupés derrière lui.

- Est-ce que votre invitation inclut mon équipage?

- Bien entendu, dit Dempsey avec un sourire amical.

- Vous sauvez notre navire, vous ramenez nos passagers et ensuite vous nous offrez à boire. Excusez mon franc-parler, dit Ryan d'une voix qui semblait venir de ses bottes, mais vous autres Yankees, vous êtes de drôles de gens!

- Pas vraiment, dit Pitt, ses yeux verts brillant malgré la fatigue. En fait, nous ne sommes que des opportunistes invétérés.

Agissant tout à fait machinalement, Pitt prit une douche et se rasa pour la première fois depuis que Giordino et lui étaient partis à la recherche du Polar queen. Il faillit tomber à genoux et s'endormir sous le massage chaud et apaisant de l'eau. Trop fatigué pour se sécher les cheveux, il s'enroula une serviette de bain autour de la taille et se laissa tomber sur son grand lit - pas de couchettes étroites sur ce bateau - tira les couvertures, s'étira, posa la tête sur l'oreiller et s'endormit.

Son esprit inconscient n'enregistra pas les coups frappés à la porte de sa cabine. Normalement en alerte au moindre petit bruit anormal, il ne s'éveilla pas et ne répondit pas quand les coups recommencèrent. Il était mort pour le monde, au point que sa respiration ne changea même pas de rythme. Ses paupières ne battirent pas non plus quand Maeve ouvrit dou-110

Onde de choc

cément la porte, jeta un coup d'oeil hésitant dans la petite entrée et l'appela doucement. - Monsieur Pitt? Vous êtes là?

Elle avait envie de partir mais la curiosité la poussa à rester. Elle se déplaça sans faire de bruit, portant sur un plateau deux verres et une bouteille de cognac Rémy Martin XO, que Giordino avait prélevé sur sa réserve personnelle de voyage. Son excuse pour faire irruption comme cela chez Pitt, c'était qu'elle tenait à le remercier comme il convenait de lui avoir sauvé la vie.

Etonnée, elle vit son reflet dans un miroir au-dessus d'un bureau pliant attaché au mur. Elle était aussi rouge qu'une jeune fille à son premier rendez-vous au bal du lycée. Jamais elle n'avait ressenti une chose pareille. Maeve tourna la tête, furieuse contre elle-même. Comment avait-elle pu entrer dans la chambre d'un homme sans y avoir été invitée ? Après tout, elle connaissait à peine ce Dirk Pitt. C'était presque un étranger pour elle. Mais Maeve avait l'habitude de suivre ses intuitions. Son père, le très riche propriétaire d'une société internationale de mines, avait élevé Maeve et ses sours comme des garçons, non comme des filles. Pour elles, pas de poupées, pas de robes à frou-frou, pas de bal des débutantes.

Feue sa femme lui avait donné trois filles au lieu des garçons qui auraient d˚ continuer l'empire financier de la famille. Il avait donc décidé

d'ignorer le destin et les avait élevées pour qu'elles soient aussi solides que lui. A dix-huit ans, Maeve pouvait shooter aussi fort et aussi loin que tous les garçons de sa classe au collège. Une fois, elle avait fait une randonnée de Camberra à Perth, c'est-à-dire la traversée de tout l'arrière-pays australien, avec un chien pour toute compagnie, un dingo apprivoisé.

Son père l'avait récompensée en la retirant de l'école pour la faire travailler dans les mines familiales, avec les mineurs et les dynamiteurs endurcis. Elle s'était rebellée. Ce n'était pas une vie pour une femme qui avait d'autres aspirations. Elle s'était alors enfuie à Melbourne et avait travaillé pour payer ses études de zoologie à l'université. Son père n'avait rien fait pour la ramener au sein de la famille. Il avait seulement rayé son nom de toutes les affaires familiales et prétendu qu'elle n'avait jamais existé après qu'elle eut donné naissance à des jumeaux, hors des liens du mariage, six mois après une merveilleuse année passée avec un garçon de sa classe. Il était le fils d'un éleveur de moutons, magnifiquement bronzé par le soleil et le grand air, avec un corps solide et des yeux gris très tendres. Ils avaient ri, ils s'étaient aimés et battus sans arrêt. quand ils s'étaient séparés, ce qui était inévitable, elle ne lui avait pas dit qu'elle était enceinte.

Maeve posa la bouteille et les verres sur le bureau et considéra les affaires de Pitt jetées au hasard, au milieu des papiers et des cartes marines. Elle regarda rapidement le portefeuille de cuir contenant des cartes de crédit, des cartes de membres d'associations diverses, deux chèques en blanc personnels et cent vingt-trois dollars en espèces.

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" C'est curieux, s'étonna-t-elle, il n'y a pas de photos. " Elle reposa le portefeuille sur le bureau et regarda les autres objets éparpillés un peu partout. Elle vit une montre de plongée Doxa au cadran orange, visiblement beaucoup portée, avec un bracelet en acier, un ensemble de clés de voiture et d'appartement. Et c'était tout.

S˚rement pas suffisant pour se faire une idée du propriétaire.

D'autres hommes étaient entrés et sortis de la vie de Maeve, parfois à sa demande, parfois de leur propre choix. Mais tous avaient laissé quelque chose d'eux-mêmes. L'homme qui dormait là semblait suivre un chemin solitaire, ne laissant rien derrière lui.

Elle passa dans son cabinet de toilette. Le miroir au-dessus du lavabo était couvert de vapeur, ce qui prouvait que l'occupant avait récemment pris une douche. Elle renifla une bouffée d'après-rasage et ressentit un petit frisson au creux de l'estomac.

- Monsieur Pitt, appela-t-elle encore doucement. Etes-vous là?

Puis elle vit le corps allongé sur le lit, les bras croisés sur sa poitrine comme s'il dormait dans un cercueil. Elle soupira de soulagement en voyant la serviette de bain qui couvrait ses reins.

- Je suis désolée, murmura-t-elle. Excusez-moi de vous déranger.

Pitt continuait à dormir, sans répondre.

Son regard alla de la tête aux pieds du dormeur. La masse sombre de ses cheveux frisés était encore humide et emmêlée. Ses sourcils épais se rejoignaient presque au-dessus du nez droit.

Elle se dit qu'il devait approcher de la quarantaine, bien que les traits taillés à la serpe, la peau tannée et m˚rie par les vents, la ligne de la m

‚choire inflexible le fassent paraître plus ‚gé. Les petites rides autour des yeux et des lèvres, dirigées vers le front, indiquaient l'homme qui sourit sans cesse. Le visage était fort, comme ceux qui attirent les femmes. C'était sans doute un homme solide et déterminé, un homme qui a vu le pire et le meilleur mais n'a jamais tenté d'échapper à ce que la vie lui jetait.

Le reste de son corps était ferme et lisse à l'exception d'une touffe de poils sur la poitrine, les épaules larges, le ventre plat, les hanches étroites. Il avait des muscles bien formés, ni épais ni protubérants. Son corps n'était pas vraiment puissant mais plutôt nerveux. Il paraissait tendu comme un ressort n'attendant qu'une occasion pour se détendre. Et puis il y avait les cicatrices. Maeve n'avait aucune idée de leur origine.

Cet homme n'était pas fait sur le même moule que ceux qu'elle avait connus.

Elle n'en avait vraiment aimé aucun, ne couchant avec eux que par curiosité

et pour se rebeller contre son père, beaucoup plus que par passion. Même quand elle avait attendu l'enfant d'un ami étudiant, elle avait refusé

d'avorter, rien que pour ennuyer son père. Et c'est ainsi qu'elle avait accouché de jumeaux.

Maintenant, en regardant l'homme endormi sur le lit, elle ressentait un 112

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étrange plaisir et une sorte de puissance à dominer sa nudité. Elle souleva le bord de la serviette, eut un petit sourire diabolique et la laissa retomber.

Maeve trouvait Pitt terriblement attirant et le désirait, oui, elle le désirait fiévreusement et sans honte.

- Est-ce que l'article te plaît, petite sour? fit une voix calme et un peu enrouée derrière elle.

Chagrinée, Maeve se retourna et croisa le regard de Deirdre, négligemment appuyée au chambranle, une cigarette à la main.

- qu'est-ce que tu fais là? demanda-t-elle dans un murmure.

- Je t'empêche d'avoir les yeux plus grands que le ventre.

- Très drôle !

D'un geste maternel, Maeve tira la couverture sur le corps de Pitt et le borda. Puis elle se retourna et poussa littéralement Deirdre dans l'entrée avant de refermer doucement la porte de la chambre.

- Pourquoi me suis-tu ? Pourquoi n'es-tu pas retournée en Australie avec les autres passagers?

- Je pourrais te poser la même question, ma chère sour.

- Les scientifiques du bateau m'ont demandé de rester à bord pour faire un rapport de mon expérience avec la vague de morts.

- Et moi, je suis restée dans l'espoir qu'on pourrait s'embrasser et faire la paix, dit Deirdre en tirant sur sa cigarette.

- Il fut un temps o˘ j'aurais pu te croire, mais c'est fini.

- J'admets que j'ai eu d'autres raisons.

- Comment as-tu fait pour que je ne te voie jamais pendant les semaines que nous avons passées en mer?

- Me croirais-tu si je te disais que je suis restée dans ma cabine parce que j'avais le mal de mer?

- Non, je ne te croirais pas, répliqua Maeve. Tu as toujours été forte comme un bouf. Je ne t'ai jamais vue malade.

Deirdre chercha du regard un cendrier et, n'en voyant pas, ouvrit la porte de la cabine et jeta son mégot par-dessus le bastingage.

- N'es-tu pas au moins surprise de voir que j'ai miraculeusement survécu?

Maeve la regarda dans les yeux, confuse et incertaine.

- Tu as dit à tout le monde que tu étais dans la chambre froide,

- J'ai bien choisi mon moment, tu ne trouves pas?

- Tu as eu une chance incroyable.

- La chance n'a rien à y voir, contra Deirdre. Et toi? T'es-tu demandé

comment tu as fait pour être dans les grottes de la station baleinière juste au bon moment?

- qu'est-ce que tu insinues?

- Tu ne comprends pas, n'est-ce pas ? dit Deirdre comme si elle grondait un enfant rétif. Crois-tu que Papa allait te pardonner et tout oublier après que tu as quitté son bureau en claquant la porte et en jurant de ne plus jamais parler à l'un d'entre nous? Il a vraiment été fou de rage quand il a appris que tu avais fait légalement changer ton nom pour prendre celui de notre aÔeule. Fletcher! Je t'en ficherais, moi! Depuis que tu es partie, il t'a fait surveiller en permanence, de la minute o˘ tu es entrée à

l'université de Melbourne jusqu'à ce que tu sois engagée par Ruppert & Saunders.

Maeve la considéra avec colère et une incrédulité qui disparut bientôt lorsqu'elle commença à comprendre.

- Il avait donc si peur que je parle de ses opérations malhonnêtes à des oreilles ennemies?

- quels que soient les moyens plus ou moins orthodoxes que Papa a employés pour asseoir l'empire familial, tu en as autant profité que Bou-dicca et moi.

- Boudicca! cracha Maeve. Ce n'est pas une sour mais le diable incarné.

- Pense ce que tu veux, répondit Deirdre, impassible. Boudicca prend toujours tes intérêts à cour.

- Si tu crois ça, tu es encore plus folle que je ne le pensais.

- C'est pourtant Boudicca qui a persuadé Papa d'épargner ta vie en insistant pour que je fasse le voyage en même temps que toi.

- Epargner ma vie ? répéta Maeve qui ne comprenait rien. Ce que tu racontes n'a aucun sens.

- A ton avis, qui s'est débrouillé pour que le commandant du navire t'envoie à terre avec la première expédition?

- Toi?

- Oui, moi.

- C'était mon tour d'aller à terre. Les autres guides et moi avions établi un roulement. Deirdre secoua la tête.

- Si les autres s'en étaient tenus au programme, on t'aurait confié le second groupe, celui qui n'a jamais quitté le bord.

- Mais comment as-tu fait cela?

- Une question de minutage, dit Deirdre d'un ton soudain très froid. Les employés de Papa ont calculé que le phénomène se produirait pendant que le premier groupe de touristes serait bien à l'abri dans les caves de la station baleinière.

Maeve eut l'impression que le pont se mettait à tanguer sous ses pieds et ses joues devinrent blanches.

- Il n'y avait aucun moyen de prédire une pareille tragédie, murmura-t-elle.

- C'est un type très bien, notre père, dit Deirdre aussi calmement que si elle bavardait avec une amie au téléphone. Si ce n'était pas lui qui me l'avait dit, comment crois-tu que j'aurais su quand m'enfermer dans la chambre froide du bateau?

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- Mais comment aurait-il pu savoir o˘ et quand cette horreur allait frapper? demanda-t-elle, sceptique.

- Notre père, dit Deirdre en découvrant ses dents en un sourire de fauve, est loin d'être un imbécile. Maeve sentit la fureur se répandre dans tout son être.

- S'il savait quelque chose, il aurait d˚ prévenir les gens et éviter ce massacre, cracha-t-elle.

- Papa a des choses plus importantes à faire que de s'inquiéter pour un chargement de touristes sans intérêt.

- Je jure devant Dieu que je ferai tout ce que je pourrai pour vous faire payer à tous votre insensibilité.

- Tu trahirais la famille ? demanda Deirdre en haussant les épaules. Oui, tout compte fait, je crois bien que tu le ferais.

- Tu peux y compter.

- Tu n'en feras rien, du moins si tu veux revoir un jour tes précieux gamins.

- Sean et Michael sont dans un lieu o˘ Père ne pourra jamais les trouver.

- Tu peux faire de l'esbroufe si ça te chante, mais cacher les jumeaux chez ce professeur à Perth, ce n'était pas tellement malin.

- Tu bluffes !

- Ta chère sour Boudicca, il lui a suffi de persuader le professeur et sa femme, les Hollenders si je ne me trompe, de lui permettre d'emmener les jumeaux faire un pique-nique.

Maeve se mit à trembler et crut qu'elle allait vomir devant l'énormité de ce qu'elle venait d'apprendre.

- Vous les avez?

- Les garçons? Bien s˚r.

- Les Hollenders, si vous avez touché un seul de leurs cheveux...

- On n'a pas eu à le faire.

- Sean et Michael, qu'est-ce que vous en avez fait?

- Papa s'en occupe très bien sur notre île privée. Il leur enseigne même le commerce des diamants. Allez ! Souris ! Le pire qui puisse leur arriver, c'est un accident inattendu. Tu sais mieux que quiconque les risques que courent les enfants quand ils jouent dans les tunnels des mines. Le bon côté de la chose, c'est que, si tu restes aux côtés de la famille, tes fils seront un jour des hommes incroyablement riches et puissants.

- Comme Papa ? cria Maeve, écourée et terrorisée. Je préférerais les voir morts.

Elle se retint de sauter sur sa sour et se laissa tomber sur une chaise, brisée et abattue.

- Il pourrait leur arriver pire, dit Deirdre, ravie de voir l'impuissance de Maeve. Eloigne tes amis de la NUMA quelques jours et pas un mot sur tout ce que je t'ai dit. Ensuite nous prendrons un avion pour rentrer à

la maison.

Elle se dirigea vers la porte et se tourna vers sa sour.

- Je pense que tu trouveras Papa prêt à pardonner, à condition que tu demandes pardon et que tu montres ta loyauté envers la famille.

Sans rien ajouter, elle passa sur le pont et disparut de la vue de sa sour.

DEUXI»ME PARTIE

D'o˘ viennent les rêves?

KOMANDORSKIE

AMERIqUE

OC…AN PACIFIqUE NORD

OC…AN PACIFIqUE

ILE DE

P¬qUES

( île orientale )

LE DU GLADIATEUR

NOUVELLE-ZELANDE

11

L'amiral Sandecker utilisait rarement la grande salle de réunion pour les conférences. Il la réservait aux membres du Congrès, hommes et femmes, visitant la NUMA et aux savants réputés, américains ou étrangers. Pour les réunions internes, il préférait une salle de travail plus petite, juste à

côté de son bureau. C'était une pièce extrêmement confortable, à sa seule disposition, une sorte de refuge o˘ il pouvait recevoir pour des réunions confidentielles, quoique informelles, les divers directeurs de la NUMA.

Sandecker l'utilisait aussi souvent comme salle à manger directoriale, o˘

ses collaborateurs et lui-même se détendaient, installés sur des chaises de cuir disposées autour d'une table de conférence de trois mètres de long, construite dans une coque de bois provenant d'une goélette récupérée au fond du lac Erié, posée sur un épais tapis turquoise, devant une cheminée au manteau victorien.

Contrairement au décor moderne des autres bureaux de l'immeuble qui servait de quartier général à l'Agence, aux murs élancés de verre teinté, cette pièce semblait appartenir à un très ancien club privé londonien. Les murs et le plafond étaient recouverts de panneaux de teck satiné que décoraient des peintures richement encadrées représentant des hauts faits de la Marine des Etats-Unis.

Il y avait, entre autres, un très beau tableau montrant la bataille épique que s'étaient livrée John Paul Jones sur le Bonhomme Richard tristement armé et la Serapis, une frégate anglaise, toute nouvelle à l'époque, avec ses cinquante canons. A côté, la vénérable frégate américaine Constitution dém‚tait le Java britannique. Sur le mur d'en face, les cuirassés de la guerre de Sécession, le Monitor et le Virginie, plus connu sous le nom de Merrimac, se livraient bataille. Le Commodore Dewey détruisant la flotte espagnole dans la baie de Manille voisinait avec une escadrille de 120

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D'o˘ viennent les rêves?

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bombardiers décollant du porte-avions Enterprise pour aller écraser la flotte japonaise pendant la bataille de Midway. Seul le panneau surmontant la cheminée ne comptait pas de scène de bataille navale. On y voyait un portrait de Sandecker en uniforme ordinaire, avant la promotion qui avait fait de lui un homme important. Au-dessous du portrait, dans un coffret de verre, était conservé un modèle réduit du dernier b‚timent qu'il ait commandé, le croiseur lance-missiles Tucson.

Après que Sandecker eut été mis à la retraite de la Marine, un ancien président des Etats-Unis l'avait choisi pour organiser et diriger une agence gouvernementale nouvellement fondée, destinée à la recherche marine.

Commençant tout petit dans un entrepôt en location, avec moins de douze employés dont Pitt et Giordino, Sandecker avait fait de la NUMA une très importante organisation qu'enviaient les instituts océanographiques du monde entier, employant deux mille personnes et disposant d'un énorme budget, rarement surveillé et presque toujours approuvé par le Congrès.

Sandecker luttait vigoureusement contre la vieillesse. Agé de soixante ans, il s'adonnait au jogging, levait des poids et exécutait toutes sortes d'exercices physiques pourvu qu'ils le fassent transpirer et qu'ils accélèrent les battements de son cour. Le résultat de tous ces efforts et de son régime draconien se lisait dans sa silhouette aff˚tée et soignée. A peine un peu plus petit que ce qu'il est convenu d'appeler la moyenne, il avait des cheveux épais, d'un roux flamboyant, coupés court et bien brossés, partagés, à gauche, par une raie mince comme le fil du rasoir. La forme tendue et étroite de son visage était encore accentuée par le regard perçant de ses yeux noisette et une barbe à la Van Dyke dont le roux était exactement celui des cheveux.

Le seul vice de Sandecker était ses cigares. Il aimait en fumer une dizaine par jour, énormes et impressionnants, spécialement choisis et fabriqués à

son go˚t personnel.

Il entra dans la salle de conférence au milieu d'un nuage de fumée, comme un magicien surgissant d'un rideau de brouillard.

Il alla directement au bout de la table et adressa un sourire bienveillant aux deux hommes assis à droite et à gauche.

- Désolé de vous obliger à rester aussi tard, messieurs, mais je ne l'aurais pas fait si ce n'était pas important.

Hiram Yaeger, chef du réseau informatique de la NUMA, disposait de la plus énorme base de données du monde sur tout ce qui concernait les sciences marines. Il s'appuya au dossier de sa chaise, qu'il poussa jusqu'à se balancer sur deux pieds et fit un signe de tête à Sandecker. Chaque fois qu'un problème exigeait une solution, Sandecker commençait par questionner Yaeger. Sans complexes, en salopette, les cheveux tirés en queue de cheval, Yaeger vivait avec sa femme et ses enfants dans un quartier chic de la capitale et conduisait une BMW hors série.

- Ou bien je répondais à votre convocation, dit-il avec un clin d'oil, ou je devais accompagner ma femme voir un ballet.

- Dans les deux cas, tu étais perdant, dit en riant Rudi Gunn, directeur général de la NUMA et second personnage de l'agence.

Si Dirk Pitt était l'expert numéro un que Sandecker appelait en cas de crise, Gunn était son magicien de l'organisation. Mince, les hanches et les épaules étroites, plein d'humour et d'esprit, il regardait le monde au travers de lunettes à épaisse monture en écaille qui lui donnaient l'air d'une chouette guettant un mulot sous son arbre.

Sandecker se glissa sur une des chaises de cuir, fit tomber la cendre de son cigare dans un cendrier en coquillage et posa sur la table une carte de la mer de Weddell et de la péninsule antarctique. Il désigna un cercle fait d'une série de petites croix rouges et numérotées.

- Messieurs, vous connaissez bien la situation tragique de la mer de Weddell, o˘ se situent les derniers points connus des sites mortels. Ici, marquée numéro un, nous avons la position o˘ le Ice Hunter a découvert les dauphins morts. En deux, les phoques tués au large des Orcades du Sud. En trois, l'île Seymour, o˘ ont massivement trouvé la mort des hommes, des femmes, des pingouins et des phoques. Enfin, en quatre, la position approximative du Polar queen quand le fléau a frappé.

Yaeger étudia le périmètre du cercle.

- A mon avis, ça fait environ quatre-vingt-dix kilomètres de diamètre.

- Erreur, dit Gunn, le front plissé d'une ride profonde. «a fait deux fois la taille de la dernière zone de massacre, près de l'île Chirikof, au large des Aléoutiennes.

- On a compté plus de trois mille otaries et cinq marins tués dans ce désastre, dit Sandecker.

Il prit un petit boîtier de télécommande, le dirigea vers un panneau sur le mur en face de lui et appuya sur un bouton. Un vaste écran descendit lentement du plafond. Il pressa un autre bouton et une grande carte de l'océan Pacifique, émise par un ordinateur, apparut en trois dimensions, en hologramme. Plusieurs globes, semblables à des boules de néon bleu et figurant les poissons et les mammifères marins, parurent venir de l'extérieur de l'écran et se placèrent en diverses zones de la carte. Le globe au-dessus de l'île Seymour, au large de la péninsule antarctique, et un autre globe près de l'Alaska, incluaient des silhouettes humaines.

- Jusqu'à il y a trois jours, poursuivit Sandecker, toutes les zones mortelles se trouvaient dans le Pacifique. Maintenant, avec la mer entourant l'île Seymour, nous en avons une dans l'Atlantique Sud.

- Cela porte à huit le nombre des apparitions de cette épidémie inconnue au cours des quatre derniers mois, remarqua Gunn. Et il semble que cela s'intensifie.

Sandecker parut étudier son cigare.

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- Et pas un indice pour en trouver la source.

- Je ne vous dis pas à quel point je me sens frustré, dit Yaeger avec un geste d'impuissance. J'ai essayé des centaines de projections générées par ordinateur. Rien ne semble répondre au mystère. Aucune maladie connue, aucune pollution ne peut traverser des milliers de milles, frapper soudain sans raison et tuer tout ce qui vit dans une zone déterminée avant de disparaître sans laisser de trace.

- J'ai mis trente chercheurs sur le problème, dit Gunn, et pas un n'a trouvé le moindre indice pouvant mener à la source du problème.

- quelles nouvelles des médecins légistes qui ont examiné les cinq marins que les garde-côtes ont trouvés morts sur leur bateau, au large de l'île Chirikof? demanda Sandecker.

- Les premiers examens, à l'autopsie, n'ont montré aucun tissu endommagé

par un poison, inhalé ou ingéré, aucune trace de maladie connue. Dès que le colonel Hunt, du centre médical Walter Reed de l'armée, aura achevé son rapport, je lui demanderai de vous appeler.

- Nom de Dieu ! éclata Sandecker. Il y a bien quelque chose qui les tue !

Le commandant est mort dans la timonerie, les mains serrées sur la barre, tandis que son équipage est tombé sur le pont alors qu'on allait jeter les filets. On ne meurt pas ainsi sans raison, surtout quand il s'agit d'hommes en pleine santé, ‚gés de vingt à trente ans!

Yaeger approuva d'un hochement de tête.

- Peut-être ne cherchons-nous pas dans la bonne direction. Il doit s'agir d'une chose à laquelle nous n'avons pas pensé.

Sandecker regarda monter la fumée de son cigare. Il mettait rarement toutes ses cartes sur la table, préférant les abattre lentement, l'une après l'autre.

- J'ai parlé à Dirk juste avant notre réunion.

- Il a quelque chose de son côté? demanda Gunn.

- Les biologistes du Ice Hunter n'ont rien trouvé, mais Dirk a une théorie dont il admet qu'elle est tirée par les cheveux mais à laquelle aucun d'entre nous n'a pensé.

- J'aimerais bien la connaître! dit Yaeger. Gunn lança à Sandecker un regard sceptique.

- quelle sorte de pollution peut-il bien suggérer que nous ayons oubliée? Sandecker eut un sourire tendu.

- Le bruit, répondit-il brièvement.

- Le bruit? répéta Gunn. quel type de bruit?

- Il pense qu'il peut s'agir d'ondes de choc mortelles qui voyagent dans l'eau sur des centaines, voire des milliers de milles, avant de faire surface et de tuer tout ce qu'elles rencontrent dans un rayon donné.

Sandecker se tut et attendit de voir comment réagissaient ses subordonnés.

Yaeger n'était pas un cynique mais il pencha la tête et rit.

- J'ai peur que ce vieux Pitt n'ait abusé de sa tequila préférée.

Curieusement, le visage de Gunn ne refléta pas le moindre doute. Il regarda intensément l'image en trois dimensions de l'océan Pacifique.

- Je crois que Dirk a soulevé un lièvre, dit-il enfin. Yaeger fronça les sourcils.

- Tu crois?

- Oui, répondit franchement Gunn. Une saleté d'onde acoustique sous-marine pourrait bien être l'assassin que nous cherchons.

- Je suis heureux que vous soyez d'accord, dit Sandecker. quand il a commencé à m'en parler, j'ai d'abord cru que Dirk avait le cerveau ramolli par la fatigue. Mais plus je repense à sa théorie et plus je suis tenté d'y croire.

- On raconte, dit Yaeger, qu'il a empêché à lui tout seul le Polar queen de s'écraser contre les rochers. Gunn hocha la tête.

- C'est vrai. Après que Al l'a fait descendre de l'hélicoptère sur le navire, il est allé régler le gouvernail et sauvé le bateau d'une destruction certaine.

- Pour en revenir aux pêcheurs morts, dit Sandecker en reprenant le sujet, dans combien de temps devrons-nous renvoyer leurs corps aux autorités de l'Alaska?

- Un quart d'heure, quand elles sauront que nous les avons, dit Gunn. Les garde-côtes qui ont trouvé leur bateau en train de dériver dans le golfe d'Alaska vont s˚rement tout raconter dès qu'ils rentreront à leur station de Kodiak et qu'ils mettront le pied à terre.

- Même si leur commandant leur ordonne de garder le silence? ajouta Sandecker.

- Nous ne sommes pas en guerre, amiral. Les garde-côtes sont très respectés dans les eaux du nord. Ils n'apprécieront guère qu'on les oblige à taire ce qu'ont fait leurs camarades au risque de leur vie. Un verre ou deux au Yukon Saloon et ils raconteront la nouvelle à quiconque voudra les écouter.

Sandecker soupira.

-

Je suppose que vous avez raison. Le commandant Maclntyre n'a pas apprécié

que je lui demande le secret. Il n'a accepté de se taire que lorsqu'il en a reçu l'ordre formel du ministre de la Défense et qu'il a remis les corps aux scientifiques de la NUMA.

Yaeger regarda Sandecker d'un air entendu.

- Je me demande qui a bien pu contacter le ministre de la Défense...

Sandecker répondit d'un sourire rusé.

- quand je lui eus expliqué le sérieux de la situation, il s'est montré

extrêmement coopératif.

- «a va faire du bruit, prophétisa Yaeger, quand la communauté des 124

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pêcheurs et les familles des marins morts découvriront qu'on a trouvé et autopsié les cadavres avant même qu'ils ne soient informés de leur décès.

- Surtout, ajouta Gunn, quand ils apprendront que nous avons embarqué les corps à Washington pour faire les autopsies.

- Nous nous sommes lancés bien trop tôt dans la chasse pour que les médias s'amusent à raconter des histoires folles du genre " comment tout l'équipage et son perroquet fétiche ont trouvé la mort sur un bateau dans des circonstances mystérieuses ". Nous n'avons pas besoin d'une nouvelle attaque tant que nous naviguons encore dans le brouillard.

Gunn haussa les épaules.

- De toute façon, la vérité est sortie du puits, maintenant. On ne peut plus cacher le désastre du Polar queen. A partir de ce soir, ça va faire la une de tous les journaux et le centre des commentaires des TV du monde entier. Sandecker fit signe à Yaeger.

- Hiram, plongez-vous dans vos données et sortez-moi tout ce que vous avez sur l'acoustique sous-marine. Cherchez la moindre expérience, commerciale ou militaire, dans laquelle on trouve des ondes acoustiques de haute énergie se propageant dans l'eau, leurs causes et leurs effets sur les humains et sur les mammifères sous-marins.

- Je m'y mets tout de suite, assura Yaeger.

Gunn et lui se levèrent et quittèrent la salle de conférence. Sandecker resta assis, affalé sur sa chaise et tirant sur son cigare. Son regard alla d'une bataille navale à l'autre, s'attardant quelques minutes sur chacune avant de passer à la suivante. Puis il ferma les yeux et fit le point de ses

réflexions.

Ce qui l'exaspérait surtout, c'était l'incertitude du problème. Après un moment, il rouvrit les yeux et fixa la carte de l'océan Pacifique en trois dimensions.

- Et maintenant, o˘ est-ce que ça va frapper ? dit-il à haute voix. qui est-ce que ça va tuer?

* *

Le colonel Leigh Hunt était à son bureau du rez-de-chaussée - il détestait les bureaux plus officiels occupant les étages supérieurs de Walter Reed -

et contemplait une bouteille de Cutty Sark. Par la fenêtre, il vit que l'obscurité était tombée sur le District de Columbia, que les lampadaires s'étaient allumés et que la circulation perdait déjà de son intensité. Il avait fini les autopsies des cinq pêcheurs remontés des eaux glaciales du nord-ouest et s'apprêtait à rentrer chez lui retrouver son chat. Il hésitait entre boire un verre ou passer un dernier coup de téléphone avant de

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partir. Il décida de faire les deux en même temps.

Il pianota d'une main les chiffres sur son téléphone et, de l'autre, versa

le scotch dans une tasse à café. Après deux sonneries, une voix bourrue répondit.

- Colonel Hunt, j'espère que c'est vous.

- En effet, répondit Hunt. Comment le saviez-vous?

- quelque chose au fond de mon estomac m'a fait penser que vous étiez sur le point de m'appeler.

- C'est toujours un plaisir de s'adresser à la Marine, dit aimablement Hunt.

- qu'est-ce que vous pouvez me dire? demanda Sandecker.

- D'abord, êtes-vous s˚r qu'on ait trouvé ces cadavres sur un bateau de pêche au milieu de la mer?

- J'en suis s˚r.

- Ainsi que les deux marsouins et les quatre phoques que vous m'avez envoyés?

- Et o˘ vous attendiez-vous à ce qu'on les trouve?

- Je n'avais jamais pratiqué d'autopsie sur des créatures aquatiques, vous savez!

- Les humains, les marsouins et les phoques sont tous des mammifères, non?

- Cher amiral, je crois que vous avez un drôle de problème sur les épaules.

- De quoi sont-ils morts?

Hunt resta silencieux le temps d'avaler la moitié de la tasse.

- Cliniquement, les morts ont été causées par une rupture de la chaîne des osselets des oreilles, comprenant le marteau, l'enclume et l'étrier de l'oreille moyenne, dont vous avez sans doute entendu parler à l'école. La plaque de base de l'étrier était également fracturée, ce qui a entraîné un vertige très affaiblissant et un acouphène violent, autrement dit un énorme bourdonnement d'oreilles. Le résultat de tout cela a été une rupture de l'artère antérieure inférieure du cervelet, entraînant une hémorragie dans les fosses cr‚niennes antérieure et moyenne, à l'intérieur de la base du cr

‚ne.

- Vous pouvez me redire tout ça en langage courant?

- Connaissez-vous le terme " infarcissement " ?

- On dirait de l'argot!

- L'infarcissement est une grappe de cellules mortes dans des organes ou des tissus, qui provoque une obstruction, telle que, disons une bulle d'air et qui coupe ou plutôt interrompt la circulation du sang.

- Mais ces choses se sont-elles passées dans les corps ? demanda Sandecker.

- Il y a eu gonflement du cervelet avec compression de la tige au cerveau.

J'ai aussi trouvé que le labyrinthe vestibulaire...

- Le quoi?

- Cela signifie en général des cavités du corps humain mais, dans le cas présent, il s'agit de la cavité centrale du labyrinthe osseux de l'oreille.

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- Continuez, je vous en pne.

- Le labyrinthe vestibulaire semble avoir été endommagé par un "--- "

"

ovpmnle. une chute en eaux profondes,

pan

externe.

- Comment êtes-vous arrivé à cette conclusion?

- En appliquant à mon enquête un ensemble de règles standard. J'ai utilisé

l'image par résonance magnétique et la tomographie assistée par ordinateur, une technique de diagnostic qui utilise les photos par rayons X et qui élimine les ombres de structures devant et derrière la section examinée. Je l'ai également utilisée pour l'évaluation des études hématologiques et sérologiques et pour les ponctions lombaires.

- quels étaient les symptômes, au début du désordre?

- Pour les marsouins et les phoques, je l'ignore, expliqua Hunt. Mais le schéma sur les humains s'est révélé constant. D'abord un vertige soudain et intense, une spectaculaire perte d'équilibre, des nausées avec vomissements, une céphalée paroxystique, enfin des convulsions pendant moins de cinq minutes, le tout entraînant un évanouissement puis la mort.

Vous pourriez comparer ça à une crise cardiaque de proportions monstrueuses.

- Et pouvez-vous me dure ce qui a causé tout cela?

Hunt hésita.

- Je ne peux rien affirmer.

Sandecker ne pouvait se contenter d'une telle excuse.

- Alors, disons un avis au hasard.

- Puisque vous me mettez au pied du mur, je dirais qu'on pourrait supposer que vos pêcheurs, vos marsouins et vos phoques sont morts d'avoir été

exposés à un son d'une très forte intensité.

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22 janvier 2000, Près de l'île Howland, dans le Pacifique Sud.

Aux yeux de l'équipage aligné le long du bastingage du Mentawai, un cargo indonésien venant d'Honolulu et allant à Jayapura, sa prochaine escale en Nouvelle-Guinée, la vue d'un b‚timent aussi étrange au milieu de l'océan était tout à fait inhabituelle, pour ne pas dire incroyable.

Pourtant, la jonque chinoise imaginée par le chantier de Ningpo naviguait tranquillement à travers des rouleaux d'un mètre de haut qui frappaient sa proue en venant de l'est. Le bateau était magnifique avec ses voiles brillamment colorées, gonflées par une brise de sud-ouest, son bois verni luisant sous les rayons orangés du soleil levant. Deux grands yeux peints de part et d'autre de la proue illustraient une ancienne croyance qui voulait qu'ils pénètrent le brouillard et les mers orageuses.

Le Ts'eu-hi, baptisé du nom de la dernière impératrice douairière de Chine, était en quelque sorte le second appartement de l'acteur d'Hollywood Garret Converse, jamais nommé aux Academy Awards mais l'un des meilleurs résultats au box-office des héros du petit écran. La jonque mesurait vingt-quatre mètres de long avec une baume de six mètres et était entièrement faite de cèdre et de teck. Converse n'avait pas lésiné sur le confort de son équipage et la technologie la plus récente pour sa navigation. Rien n'avait été trop cher. Peu de yachts étaient aussi luxueusement installés.

Aventurier dans la lignée d'Errol Flynn, Converse avait fait naviguer le Ts'eu-hi depuis Newport Beach en une croisière autour du monde dont il achevait la dernière étape en traversant le Pacifique, passant à 50

kilomètres de l'île Howland o˘ aurait d˚ arriver Amelia Earhart, l'aviatrice disparue en 1937.

Tandis que la jonque et le cargo se croisaient, Converse appela le cargo par radio.

- Salut de la jonque Ts'eu-hi. quel navire êtes-vous? L'opérateur radio du cargo répondit.

- Le cargo Mentawai en provenance d'Honolulu. O˘ allez-vous, Ts'eu-hil

- A l'île Christmas, puis en Californie.

- Je vous souhaite bon vent.

- Bon vent à vous aussi, répondit Converse. Le commandant du Mentawai suivit des yeux la jonque qui glissait vers l'arrière et fit un signe de tête à son second.

- Je n'aurais jamais pensé voir une jonque aussi loin dans le Pacifique!

Le second, un marin d'origine chinoise, hocha la tête en signe de désapprobation.

- J'ai servi sur une jonque quand j'étais gamin. Ils prennent un gros risque à naviguer dans ces zones o˘ naissent les typhons. Les jonques ne sont pas faites pour affronter le gros temps. Elles naviguent trop haut et ont tendance à rouler dangereusement. Leurs énormes gouvernails se cassent facilement quand la mer est grosse.

- Ou bien ils sont très braves, ou bien ils sont très fous de tenter ainsi le sort, dit le capitaine en tournant le dos à la jonque qui, peu à peu, disparaissait au loin. En ce qui me concerne, je me sens plus à l'aise sur une quille d'acier, avec de grosses machines sous le pont.

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Dix-huit minutes après que le cargo et la jonque se furent croisés, le porte-conteneurs américain Rio Grande, en route vers Sydney, en Australie, avec un chargement de tracteurs et d'équipement agricole, intercepta un appel de détresse. La salle radio était juste à côté de la vaste passerelle de commandement et l'opérateur n'eut qu'à tourner la tête pour s'adresser à

l'officier en second qui avait pris le quart du matin.

- Monsieur, je reçois un signal de détresse du cargo indonésien Mentawai.

L'officier George Hudson décrocha le téléphone de bord, appuya sur une touche et attendit qu'on lui réponde.

- Commandant, nous avons intercepté un signal de détresse. Le capitaine Jason Kelsey allait commencer son petit déjeuner dans sa cabine quand l'appel lui parvint du pont.

- Très bien, monsieur Hudson, j'arrive. Essayez de noter la position.

Kelsey avala rapidement ses oufs et son jambon avec une demi-tasse de café

et franchit le petit couloir qui menait à la passerelle de commandement. Il entra directement dans la salle radio.

L'opérateur leva les yeux, l'air étonné.

- C'est un signal bizarre, commandant.

Il tendit le carnet de notes à Kelsey. Celui-ci l'étudia puis regarda l'opérateur.

- Vous êtes s˚r que c'est bien ce qu'ils ont transmis?

- Oui, monsieur. Je l'ai reçu fort et clair. Kelsey relut le message à

haute voix.

- A tous les navires, venez vite. Cargo Mentawai quarante kilomètres au sud de l'île Howland. Venez vite. Nous sommes tous en train de mourir.