XIV

Cette fois, ils passèrent très près des planètes du Système, dangereusement près. Leur course les avait d’abord menés en direction de l’étoile-soleil, la jaune. Désormais, ils voyaient droit devant la plus grosse planète intérieure, une masse qui occupait une bonne partie de l’écran.

Chez nous ? Niun se posa tout de suite la question, et comme Melein ne disait rien, il garda l’espoir pour lui seul. Chez nous… L’aurait-elle cru, Melein eût été la première à le crier. Or, au fil des jours, l’inquiétude marquait son visage. Inquiétude – et peur, quand elle se tournait vers l’écran. On n’avait plus l’impression d’un trajet du Fennec approchant de la planète, mais du contraire : l’illusion d’un monde tombant sur eux. Une moitié de planète d’abord – donc, songeait Niun, une chance que le Fennec passerait à côté. Ils échapperaient de peu. Mais, bientôt, le disque entier remplit le champ du radar.

Ils étaient pris, comme dans le trou d’un fouisseur des hautes terres. Comparaison lugubre pour Niun planté face à l’écran que Melein avait placé chez elle, afin d’observer en permanence la planète. Qu’aurait-il fait, lui, simple kel’en ? Il ne connaissait qu’en théorie les manœuvres spatiales. Et la she’pan n’était pas plus savante que lui, elle n’avait jamais utilisé un pupitre de contrôle.

Connaissait-elle du moins le nom de ce monde ? Peut-être… mais ça ne freinerait pas leur chute.

Finir en miettes. Sottement. Impossible ! Il y aurait un miracle, Melein ferait un miracle, les Dieux ne les avaient pas conduits jusque-là pour qu’ils meurent.

Un mot de Melein ! Et Melein ne disait rien.

Le jour où l’image emplit totalement l’écran, il n’y tint plus. « Tu as deux kel’ein ! »

Pas de réponse.

« Parle à Duncan ! »

Les lèvres de Melein se serrèrent.

Têtue, la she’pan. Niun le savait ; ils étaient l’un et l’autre d’un même sang. Bon. À têtue, têtu et demi. « Eh bien, mourons. Je ne Sais quoi faire, et ton point de vue ne change pas. »

Long silence immobile – puis la réponse : « Mourir nous assurerait déjà qu’un danger ne menacerait plus le monde où nous devons aller. Mais cela n’empêcherait pas le deuxième danger, l’arrivée du croiseur. Tu le sais comme moi. »

Niun fut cloué. Il était rabaissé, lui qui ne songeait qu’à leur propre vie. « Excuse-moi, she’pan. Tu as pesé les choses, tu as vu ce qu’il faut faire. » « Va parler à Duncan. »

Il parla à Duncan, mais pas tout de suite. Cette brusque volte-face étourdissait le mri autant qu’une heure de saut… et puis, l’idée que la question dépendrait purement et simplement de l’humain n’était pas pour calmer ses nerfs.

Il se leva, appela son dus et sortit.

 

 

Assis sous leur écran, Duncan façonnait une épée mri. Dans un segment de tige. In petto, Niun jugea cette épée mal équilibrée. Mais ça occupait Duncan. Et le petit dus ne perdait pas un geste de l’homme.

« Duncan… » La lime continua son travail régulier. « Duncan ? »

Pause, Duncan se tourna vers Niun, le toisa avec une froideur nouvelle.

« Le Fennec est très près de ce monde, et la she’pan s’inquiète. »

Les yeux de Duncan restèrent glacés. « Je ne vous suis pas indispensable. Et quand même le serais-je, je ne doute pas que vous trouviez un moyen de vous passer de moi – non ? »

Niun s’accroupit, présenta ses paumes en signe de paix. « Je conçois tes griefs. Mais tu dois bien savoir que tu ne peux t’en prendre à ce monde qui nous attire. Nous mourrons sans le moindre profit pour toi. Tes griefs, je n’en discuterai pas maintenant. Je ne veux pas d’affrontement à bord, je ne veux pas y inclure les dusei. Écoute, Duncan : j’ai fait l’impossible pour que tu aies, toi, un moyen honorable d’oublier ces griefs. Mais si tu menaces la she’pan, je ne serai plus patient. Et tu la menaces. »

Duncan revint à son limage. Niun dominait mal sa colère. Faire violence au tsi’mri ? Non, il ne prévoyait que trop la suite. Un dus plus ou moins miukko, un vaisseau en détresse – dans un tel cas, on ne cherche pas la guerre. L’homme n’avait sûrement pas plus de raison que le dus, il subissait l’emprise d’une bête malade, et si la bête sombrait, le seul cerveau qui pouvait contrôler le Fennec sombrerait également.

Chef-d’œuvre de Melein ! Niun serra ses genoux. Un mot… un mot susceptible d’émouvoir l’homme.

« Le temps presse, Duncan. »

— « Oui ? (riposte soudaine). Si vous avez un problème maintenant, vous ne pourrez pas vous poser au terme du voyage. Je ne crois pas que vous songiez à me liquider. Je vous suis nécessaire, à toi et à la she’pan. Elle le sait. Donc elle te laisse agir. Le reste ? Simple moyen de me rendre moins gênant, de forcer ma garde, de me faire dire ce qu’elle voulait. Je n’ai rien contre toi, Niun. Tu as foi en Melein. Tout comme j’ai eu foi en elle. Melein a eu satisfaction. Et voilà que je vous suis nécessaire, on dirait… ? Deviens un mri. Deviens des nôtres. Oh, vous avez essayé ! Mais vous comptiez sans cette bête. Du coup, il vous est moins aisé de me manœuvrer. Le dus et moi – ça crée un facteur nouveau à bord. »

— « Tu te trompes. » Ces paroles navraient Niun. « Tu te trompes entièrement. Il y a la bande-pilote. Et la she’pan ne ment pas, pas plus, à moi qu’à toi. Une she’pan ne ment jamais. »

Les yeux de Duncan exprimèrent un étonnement cynique. « Ah bah ? Vive l’automation régul, supérieure à l’automation humaine ? Peut-être – mais le Fennec est un astronef humain, et si j’avais le choix, je me méfierais. Vous risquez de tomber n’importe où. Et puis, sauriez-vous le détourner ? J’ai idée que la she’pan est une petite naïve. Je vous suis nécessaire, kel Niun. Dis-le-lui bien. »

Réponse qui sonnait juste et qui diminuèrent la belle assurance de Niun. Melein ? Non, Melein ne pouvait pas tout connaître. Melein ne pouvait pas tout connaître des machines tsi’mri, des techniques tsi’mri. Malgré quoi elle s’en tenait à sa Vue. Niun ne demandait qu’à y croire.

Il supplia Duncan. « Viens. »

— « Non. »

Il n’insista pas, le cœur battant la chamade. La lime allait, allait toujours, serrée par les doigts qu’un tel effort blanchissait. Duncan ne céderait pas. Près de lui, le dus gémit.

Niun se leva d’un bloc pour sortir dignement, et rendre compte à Melein.

« Duncan refuse, » dit-il. Sans ôter son voile.

La she’pan garda les yeux fixés sur l’écran. Il vint s’asseoir à droite du fauteuil, arracha mez et zaidhe qu’il roula en boule.

Le mutisme de Melein. Pas un mot. Rien. Somme toute, ne voyait-elle pas les conséquences de ses actes, et ses réflexions n’étaient-elles pas un peu tardives ?

 

 

Au milieu de la nuit, l’écran montrait une image détaillée de cette planète : surface brune et atmosphère tourmentée.

Tout à coup, une sirène mugit, mais plus aiguë que l’autre, et tous les écrans flamboyèrent, rectangles rouges terrifiants pour ce qu’ils impliquaient.

Niun était déjà à genoux, à guetter Melein dont le calme olympien paraissait battu en brèche.

« Va voir Duncan. Insiste. »

Il obéit. Sans mettre son voile, cette fois. Quand on doit supplier un tsi’mri, on laisse la honte derrière soi.

Pénombre dans la salle kel, dont l’unique éclairage était fourni par l’écran passant et repassant du rouge à la mappemonde brune tachetée de blanc. Duncan y était assis, comme d’habitude. On entendait le même bruit de râpe, à croire qu’il n’arrêterait jamais. L’écran, Duncan, sa lime – et les deux dusei, qui s’éloignèrent lorsque le kel’en approcha.

« Si tu sais quoi faire à ce stade, fais-le. Je crains que nous tombions un peu trop vite. »

Lèvres serrées, Duncan donna un dernier coup de tiers-point. Il parut réfléchir, puis posa son travail, s’essuya les mains à sa robe, regarda l’écran. « Oui, je sais, » dit-il d’un ton égal. Je pourrais aux pupitres. »

Niun se leva, et Duncan dont les mouvements étaient moins souples, et tous deux enfilèrent le couloir. Les dusei voulurent suivre, mais Niun les cloua d’une brève injonction. Il verrouilla une porte pour mieux leur barrer le chemin et mena Duncan à Melein qui les accueillit dans le corridor.

« Il veut bien, she’pan. »

Elle ouvrit le poste de commande, y pénétra la dernière. Duncan était déjà assis au pupitre principal.

Il ne s’occupait plus des mri, ne voyait plus que les écrans, touchait un bouton, un deuxième, faisait s’inscrire des chiffres, des données télémétriques. Un à un, les écrans cessaient d’être au rouge, montraient l’image de la planète en teintes crues.

« Tu nous amuses, » dit Melein.

Il se tourna à moitié, revint à son pupitre. « Exact. Il y a plusieurs jours que j’observe cette planète. Elle m’intrigue. Les défenses du Fennec vont peut-être agir dès que nous atteindrons la limite absolue… mais, et j’ignore pourquoi, l’astronef ne respecte pas la marge de sécurité. Comme la masse de la planète nous piège, un saut n’est plus possible. Voyons… » Duncan souleva un capot qui protégeait d’autres contrôles, pressa un bouton, et des ampoules rouges, jaunes, vertes, clignotèrent tout le long en guirlandes folles. Presque aussitôt, le Fennec changea de route – changement perceptible sur les écrans. Duncan remit le capot en place. « Un vieil astro, le Fennec. Il peine. Un circuit a lâché, qui a dû s’être réparé à présent. Il évitera, et nous reprendrons notre route. Solution du problème, je pense. Mais si la cause en est une erreur de la bande-pilote, nous sommes bons. »

Il disait cela avec cynisme. Il quitta le fauteuil, et, regardant toujours l’écran : « Un monde mort ? C’est vraiment étrange, compte tenu d’autres éléments que m’a fourni le radar. »

— « Tu te trompes, » rétorqua Melein d’un ton acerbe. « Interroge mieux tes instruments, tsi’mri. Cette planète a un nom : Nhequuy, et son soleil est Nyr. Et elle est habitée, ainsi que toutes les planètes voisines. Une race qui peut aller de monde en monde : les treu. »

— « Regarde l’infrarouge. Regarde la surface. Pas de végétaux. Aucune vie. Rien. Une planète morte. Des gens capables de bâtir des astronefs ne nous laisseraient pas venir aussi près d’eux, ils s’inquiéteraient. Or, personne ne se montre. Nulle part. Vrai, ou faux ? Vous n’auriez jamais pu faire front contre leurs croiseurs. Vous auriez eu besoin de moi, vous deux. Les mondes défilent, mais toujours rien. Qu’en dis-tu, she’pan ? Pas une âme… Pourquoi ? »

Melein toisa Duncan avec une expression de colère vaine. Et comme elle ne répondait pas, Niun se sentit glacé.

« Les mri sont des nomades et des mercenaires, ils ont loué leurs épées partout où ils sont allés, de planète en planète, cherchant toujours la guerre. Et vous avez oublié. Chaque fois, vous coupez les ponts derrière vous. Vos Kel n’ont pas de mémoire, ils ne doivent pas se rappeler. Mais les anciens employeurs du Peuple, she’pan ? Où sont-ils, à présent ? Pourquoi ne trouvons-nous aucune vie là où vous étiez ? »

Aucune vie… Niun regarda les écrans, les images d’une planète morte, puis les diagrammes, les courbes qu’il ne pouvait lire, puis à nouveau Melein. Il espérait l’entendre s’insurger.

— « Laisse, » dit-elle. « Remmène-le. »

Duncan eut un bref coup d’œil circulaire, et, dans le moment où Niun hésitait, il tourna les talons et partit à grands pas en direction de la salle kel.

Niun resta face à Melein, les yeux fixés sur son visage blanc, ses prunelles dilatées. Jamais il ne lui avait vu une telle expression d’effroi, jamais, pas même quand régul et humains les traquaient.

— « She’pan… ? » Il espérait encore.

— « Je ne sais pas… » Et elle pleura de honte, la honte d’une she’pan obligée d’admettre son ignorance. Elle s’assit, d’un mouvement accablé. Elle ne voulait plus voir Niun, plus rien voir.

À la fin, il la ramena chez elle, dans cette chambre où le cliquetis des machines ne pouvait la poursuivre. Il y retrouva le bonheur de caresser ses longs cheveux d’or, comme au temps qu’ils n’étaient que des kath’dai’ein, essuya ses larmes avec son mez. Il la calmait.

Il comprenait le désarroi de Melein, il comprenait que les pupitres étaient trop pour elle – et Melein elle-même savait que Niun comprenait. Agenouillé devant elle, il lui saisit les mains, l’interrogea muettement d’un œil limpide, s’offrant de tout cœur à la she’pan.

— « Repose-toi. Oui, repose-toi. Tes actes de miséricorde eux-mêmes ont été bien inspirés. N’est-il pas vrai que les she’panei, même les she’panei, n’ont pas toujours conscience de la Vue quand elle les guide ? On me l’a dit, du moins. Tu as épargné Duncan et tu as eu raison. Ne sois pas irritée contre cet homme, je te le demande. Je m’arrangerai de lui. »

— « Duncan voit l’évidence. Niun, je…, je ne peux imaginer ce que nous avons fait. »

Elle songeait à ces mondes morts. Et puis ? Qu’y pouvaient-ils ?

« Nous n’y sommes pour rien, nous. »

— « Nous sommes les héritiers du Peuple. »

—  « Es-tu seulement certaine que Duncan voie juste ? »

— « Il sait, Niun, il sait ! Et toi, n’as-tu pas encore compris ce qui crève les yeux… ce qui jalonne notre route, là route du Peuple ? Tant de mondes auraient dépéri d’eux-mêmes – et toujours après notre passage ? »

— « Je ne sais pas. Je ne suis qu’un kel’en. » Les doigts fuselés caressèrent sa joue, et il en eut le réconfort que Melein souhaitait donner. Melein s’excusant d’avoir dit trop de mots. Ils se turent un moment. Autrefois, un autrefois incroyablement loin, semblait-il, Niun s’était trouvé dans la chambre d’une autre she’pan, dans la chambre d’Intel, dans l’Edun Kesrithun. Et la tête de Niun s’était appuyée au fauteuil d’Intel, et, du fond des rêves que provoquait la drogue, Intel avait effleuré sa joue d’une caresse, pour le sentir là, présent. Et, à son tour, Melein le trouvait là, présent. Melein caressait sa joue, ses cheveux. Contact léger des doigts de Melein, Elle ne dormait pas, elle. Melein songeait, et Niun demeurait immobile, ne faisait plus un geste, incapable de participer, incapable d’imaginer vers quoi allaient les pensées de la she’pan sauf qu’elles erraient dans les Ténèbres, dans les Arcanes du Peuple.

Elle eut un frémissement, et Niun ne respira plus, craignant une saute d’humeur.

— « Intel… Nous sommes toujours sous l’emprise d’Intel. Toi, Niun, kel’en de la she’pan : elle t’a gardé, contre ta volonté, au point que je me demandais pourquoi tu n’en tombais pas fou. Et elle t’a passé à moi – pour faire en sorte que moi, son Élue, moi qui lui succéderais, je sache m’imposer à l’Edun Kesrithun, oui, mais, de plus, m’imposer un jour à tout le Peuple. C’était son choix : survivre. Elle aurait marché dans le sang pour suivre sa route, marché dans le sang de quiconque lui eût barré le chemin. Elle, la she’pan. Mère Vénérée, vieille – mais son grand âge ne peut la sanctifier, ne peut blanchir sa mémoire. Elle était si dure, Niun, si dure… »

Quoi répondre ? Dure… ? Niun revoyait la Mère de Kesrith, la douceur de ses yeux, la douceur de ses doigts, lors même que cette femme était trop souvent victime de la drogue. Première image d’Intel. Mais il y avait la deuxième. L’autre Intel, l’autre she’pan. Et il revoyait ses colères de jeune guerrier, face à une femme possessive, à une volonté que rien ne brisait. Mais elle était morte. Paix aux morts.

Melein continuait, d’une voix sourde : « Elle aurait pris l’espace, et les Dieux savent ce qu’Intel aurait fait avant de partir. Nous n’étions plus à la solde des régul, nous étions libres. Elle voulait que je m’abrite sous terre, elle voulait me rejoindre, je pense. Ça, je ne le saurai jamais. Jamais non plus je ne saurai les choses qu’elle n’a pas eu le temps de m’enseigner. Elle parlait d’un retour, d’un assaut contre les ennemis du Peuple. Les ennemis. Toujours les ennemis. Elle ne songeait qu’à les tuer, qu’à les détruire. Elle aurait détruit les régul et nous aurait ramenés chez nous. Le grand, l’improbable rêve d’Intel : que ces Ténèbres soient les dernières, que nous retournions chez nous, car nous n’étions déjà plus qu’une poignée… Et elle était peut-être folle d’y croire. »

Niun fuyait les yeux de Melein, à présent. Melein voyait juste, et cette vision les torturait l’un comme l’autre.

— « Que ferons-nous ? Permettras-tu aux Kel de te poser la question ? »

— « Je n’ai pas les moyens d’arrêter le vaisseau. Je le voudrais. Duncan dit qu’il ne le peut pas, et je crois qu’il est sincère. Il est… »

Niun se garda de rompre le long silence qui suivit. À quoi bon ? Puis, Melein eut un soupir.

« Duncan… »

— « Je te laisserai hors de ta vue. »

— « Tu l’as armé contre nous. »

— « Je m’arrangerai de lui, she’pan. »

Melein s’essuya les yeux.

Les dusei venaient. Niun perçut leur venue sans même les voir. Le sien d’abord, cette bête énorme dont la présence vous réchauffait. L’air morose comme d’habitude, il se coucha aux pieds de Melein, irradiant la consolation d’un être simple.

Et plus tard, l’autre… oui, l’autre, le petit, qui se coucha près du gros. Étonnant !

Melein hasarda une caresse, et le petit ne montrait pas la moindre hostilité face à la main de tant de peines pour lui. Mais quelque part ailleurs dans l’astronef, il y aurait le contrecoup. Niun songea à Duncan l’exilé, Duncan tout seul. Le dus de Duncan recherchait donc une personne que l’humain haïssait ?

Incroyable – à moins que Duncan l’ait houspillé, ou que les pensées de Duncan aient conduit le dus vers Melein.

— « Va voir, » dit-elle.

Elle lui rendit le mez. Il le noua à son épaule, jugeant qu’il n’en aurait pas besoin. Il gagna la porte, mais lorsque son dus voulut le suivre, il lui fit faire demi-tour. Sa place était avec Melein.

Et Niun trouva Duncan là où il s’y attendait : dans la salle kel.

 

 

Dans l’aube artificielle de leur salle. Immobile. Inerte. Niun eut beau faire, se mettre à genoux contre Duncan, il resta inerte. Il s’était voilé. Niun, non.

« Tu nous blesses. N’est-ce pas suffisant, kel Duncan ? »

Le tsi’mri leva les yeux, les braqua sur l’écran où on ne voyait plus l’image d’un monde jadis nommé Nhequuy.

« Qu’exigerais-tu encore de nous, Duncan ? »

Le petit dus chez Melein, le petit dus abandonnant Duncan. Une trahison. Quand ses yeux fixèrent Niun, tout à coup, ils ne traduisaient plus que chagrin.

— « Exiger ? J’ai tenu tête à mes chefs – pour vous. Je me suis battu – pour vous. Pour vous – et pour quoi ? Où est la réponse ? Melein l’a-t-elle, cette réponse ? Elle connaissait le nom de la planète. Où sont passés les habitants ? »

— « Nous l’ignorons. »

— « Et les habitants des autres mondes ? »

— « Je te le dis : nous l’ignorons. »

Les yeux rougis flottèrent. « Des tueurs ! Les mri ne sont que des tueurs-nés ! »

Niun serra les poings. « Te voici toutefois avec nous, kel Duncan. »

— « Et je me demande bien ce qui m’y pousse. » Duncan regarda à nouveau le kel’en, puis il arracha Voile et tubant, mettant en évidence son physique humain. « Je me le demande. Peut-être que je vous suis utile. »

— « Tu nous es utile, Duncan. Mais je ne le comprenais pas. Nous ne le comprenions pas. »

L’argument faisait mouche : une petite flamme éclaira les yeux de l’homme. Vite éteinte, d’ailleurs. Et Duncan, inquiet, se tourna vers le couloir.

Une onde de sensations dus. Sensations dont Niun eut sa part avant même d’entendre le clic clac dès griffes sur le sol. Un brouillage qui rendait difficile de se rappeler vos griefs.

— « Non ! », hurla Duncan lorsque son dus entra. La bête hésita, leva une patte menaçante, puis se risqua, le museau légèrement de côté. Plus près, encore plus près, encore… Duncan la toucha… L’autre dus arriva, d’un pas tranquille, pour aller derrière Niun – et Niun le caressa, mais son cœur battait, battait, sous l’effet de cette peine, de cette onde de peine émise par le dus de Duncan. L’homme toujours loin de la bête, la bête ne pouvant toujours pas joindre l’homme ; une odeur de drame dont l’air était chargé.

« Il souffre. Cède un peu. Rien qu’un peu. »

—  « Oh, nous sommes camarades, lui et moi. Je ne le pousse pas, et il ne me pousse pas non plus. Sauf quelquefois, quand il approche trop vite ; il oublie où se trouve la ligne. »

« Les dusei n’ont pas de souvenirs. Ils ne connaissent que maintenant. »

— « Heureuses créatures… » grommela Duncan.

« Cède-lui un peu. Tu ne perds rien. »

— « Non. Je ne suis pas mri. Et moi, je ne peux pas oublier. »

Il y avait une grande fatigue dans ces mots, et, à nouveau, il y eut pour Niun l’homme demeuré longtemps absent, loin de Melein et de son kel’en. Et Niun serra l’épaule de Duncan, marque d’amitié d’un guerrier pour un frère d’armes. « Je n’ai cherché qu’à t’aider, Duncan. J’ai toujours essayé de t’aider. »

Duncan ferma les yeux, les rouvrit. Ses doigts firent un petit geste d’acquiescement. « Oui : là, du moins, tu dis vrai. »

« Nous ne mentons jamais. Les dusei sont là : nous ne pouvons pas mentir. »

— « Je vois. » Duncan pinça ses lèvres, qui formèrent un mince trait blanc, les décontracta presque aussitôt.

— « Ne crois pas que je rejouerai au shonai avec un homme plongé dans l’humeur où tu es, » appuya Niun. Il voulait le titiller. Cela faisait des semaines qu’ils ne jouaient plus au shonai.

Le dus manifestait son plaisir à mesure que les doigts de Duncan caressaient sa nuque. Plaisir simple. Il en soupirait, tout au bonheur présent. Son chagrin était le passé, et il oubliait le passé.

Duncan mit son front contre l’énorme tête du dus, puis se tourna vers Niun, et Niun vit ses yeux, leurs cernes, leur fatigue extrême, les yeux d’un homme qui a longtemps cherché en vain le sommeil. « Il n’a pas une vie plus belle que la mienne, » dit-il. « Je ne peux pas lui donner ce qu’il veut, et il ne peut pas faire de moi un mri. »

Niun aspira une ample gorgée d’air, pour mieux échapper à certaines images. « Moi, je peux le tuer… » proposa-t-il tout bas. L’homme au contact de la bête trembla, et ses doigts calmèrent la brusque inquiétude du dus. Niun n’insista pas. Il se sentait souillé d’avoir proposé un tel moyen – parfois nécessaire, quand un dus privé de son kel’en n’entendait plus raison. Celui-ci n’avait jamais obtenu le kel’en qu’il cherchait.

— « Non, » répondit enfin Duncan. « Non ! »

Il écarta l’animal qui s’en fut somnoler plus loin. Le dus irradiait une paix nouvelle. C’était une nette amélioration.

« J’aimerais que tu présentes des excuses à notre she’pan, » hasarda Niun.

Duncan fut un moment silencieux, puis il acquiesça de la tête, doublant d’ailleurs son geste d’un autre, pur style mri.

« Quand elle aura besoin de moi, je viendrai. Dis-le-lui. »

— « Je le lui dirai. »

— « Dis-lui que je m’excuse. »

Duncan se leva, adressa à son dus un petit sifflement. Une réponse lui arriva tout de suite, sous forme d’un wouf ! favorable, et la bête rejoignit l’homme dans le coin où étaient les matelas…

… et où l’humain fut une longue heure à communier avec le dus, des doigts et des mots, au grand plaisir de l’animal. Doigts qui caressent, mots qui apaisent.

Le dus s’endormit le premier – et Duncan, enfin.

 

 

Trois jours plus tard, la sirène mugit. Le Fennec s’éloignait de Nhequuy et de Nyr, son soleil. Nouvelle étape, dont le terme fut un autre monde mort.