VII

Comme bien des fois déjà lorsqu’il s’éveillait, Niun était dans l’hébétude. Ses yeux se fixèrent d’abord sur Duncan… Duncan assis contre la couchette, et qui attendait patiemment. Ses idées flottèrent. Un vague souvenir le troublait.

« Je croyais que tu étais parti… »

Les doigts de Duncan effleurèrent son épaule – et Niun voulut remuer, mais sa faiblesse le trahit. « Es-tu réveillé ? » disait Duncan. « Il faut te réveiller, Niun. »

Réveillé… Oui, il voulait se réveiller, il le pouvait, du moment que c’était Duncan qui… Mais le peigne oblitérait à moitié sa vision, estompant l’image… une image floue… Puis, à nouveau le noir, et il préféra le noir, il y était plus à l’aise…

Des doigts effleuraient ses cheveux… Le geste d’une mère… seule une mère vous caresse les cheveux… les doigts effleuraient maintenant sa joue, et la peau était rugueuse. De quoi l’intriguer, l’empêcher de sombrer encore…

« Bois… » Une voix amie. Quelqu’un le souleva. Duncan. Duncan le soulevait, approchait un gobelet de ses lèvres. Il but, une gorgée d’un liquide frais… une autre… et une autre… et le liquide alourdit son estomac.

Duncan éloigna le gobelet, adossa Niun aux oreillers pour qu’il ne retombe pas, qu’il ne se rendorme pas, et cette position assise fit tout basculer autour du mri. Vertige d’un instant. Niun était désormais certain qu’il lui faudrait supporter un endroit sinistre d’où il n’aurait plus la moindre chance de fuir. Et il flairait une odeur de cuisine… une mauvaise odeur.

Il put remuer ses jambes, ses doigts. Un prodige. Il remuait, se réintégrait aux mouvements, au passé, au présent.

Les bombes, les flammes, la nuit… Un régul, un jeune qui, croyait-il, l’avait tué.

Et Niun était là, sur un lit, telle une Kath, sans voile, corps nu qu’un simple drap couvrait. Hébété, plus faible qu’une Kath.

Un « là » qui n’était pas l’Edun Kesrithun, un « là » qui ne donnait nulle envie de s’éveiller.

Pourtant, une idée s’emparait de lui, l’idée qu’il lui restait quelque chose à faire, une chose urgente.

On le lui avait dit. Qui le lui avait dit ?

Il voulut se lever, et ne put que s’asseoir, avant d’être saisi d’un tremblement incoercible. Duncan le soutint avec douceur. Il se recoucha.

Allongé, il aurait moins de mal pour sombrer à nouveau dans les Ténèbres, où on ne pense plus, où on oublie. Mais Duncan ne le lâchait pas. Un linge baigna son front, ses joues, un linge qui lui rendait conscience.

« Bien… très bien… » Duncan n’arrêtait pas de dire « Très bien ». Une fois de plus il soulevait la tête de Niun, faisait couler un peu d’eau entre ses lèvres. Suivit un bouillon. Trop de sel. Écœurant.

Il l’avala quand même. « À boire… » Et il but. Quelques gouttes. Tout ce qu’il put ingurgiter.

Il repartit à la dérive, reprit conscience. Un ronron familier emplit ses oreilles, le pénétra… Un frottement… un contact tiède… Rêvait-il ? Un dus était là, dans cette chambre. La bête pesa de tout son poids, et le fer du lit grinça, puis le dus s’accroupit, pour inonder son maître de bonheur.

Et Duncan réapparut presque aussitôt. Duncan portant une tenue humaine. Première fois que Niun le remarquait… première fois qu’il remarquait que Duncan avait rejoint ceux de sa race. Normal. Cette chambre était une chambre pour humains… Et première fois que Niun voyait vraiment Duncan : non plus comme un phantasme, mais comme un être réel, dont la place logique était avec les tsi’mri.

Duncan dont les motifs étaient certainement humains, donc inquiétants.

Inquiet lui-même, le dus lorgna Duncan, puis s’accroupit à nouveau. Un vague soupir ponctua le mouvement. Ce dus tolérait un tsi’mri ! Niun en fut ébahi. Et effrayé. Effrayé de voir que les dusei eux-mêmes, ces bêtes irréductibles – supposées irréductibles – pouvaient se laisser amadouer par un humain. Quelle sauvegarde lui restait-il ?

Une image sombre assaillit ses pensées, une image dont Niun n’aurait plus voulu ; image de tours qui s’écroulaient… et une autre, celle d’une she’pan morte.

Le dus broncha, gémit, colla son museau aux doigts de Niun.

« Melein… » Il se raccrochait à Duncan, à la surface blanche des cloisons. Ne fallait-il pas qu’il sache ? Niun s’était fié à Duncan, et il eut un regain d’espoir. Le nom de Melein n’amenait aucune gêne dans les yeux de l’homme.

Duncan vint contre la couchette, tapota l’échine du dus, parfaitement à l’aise, eût-on dit. Néanmoins… néanmoins, il le craignait. Une crainte tangible. « Melein est ici, Niun. Elle va bien, comme toi. »

— « Elle ne va donc pas bien, » bougonna Niun dont les lèvres se crispèrent. Mais tout n’en était pas moins vrai – la chambre, les cloisons, cette voix humaine. Pas le produit d’un rêve. Il n’osa plus fermer les paupières. Il ne voulait pas que ses larmes coulent. Les larmes sont la honte des guerriers. Il observa Duncan, caressa le dus, le poil épais et chaud du dus.

— « Vous êtes libres. » Duncan parlait lentement, ainsi que l’on parle à un enfant. « Melein et toi, vous êtes libres. Nous avons un vaisseau, nous quittons Kesrith, et je suis le seul humain à bord. J’ai voulu être le seul humain à bord, car je vous fais confiance. Peux-tu me faire confiance toi- même ? »

Incroyable ! Les dires de Duncan sonnaient francs. D’ailleurs, son regard était sincère. Quoique ébahi, Niun n’en douta pas – puis il imagina un vaisseau d’escorte… deux, trois vaisseaux d’escorte, et un voyage au bout duquel ils ne trouveraient qu’une geôle humaine. Il imagina mille et mille trahisons. Oui… mais Duncan ?

Duncan, l’espoir, le seul de tous les humains, de tous les tsi’mri, qui eût traité avec noblesse les vaincus. Duncan, le guerrier au noble cœur, l’égal d’un kel’en chez les humains.

Niun plia ses doigts, s’aperçut que son engourdissement diminuait, libérait son corps, sa tête. L’effet des drogues, l’engourdissement – vous vous sentiez lucide. De plus en plus lucide. Duncan le fit boire encore. Et encore cet infect bouillon, qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas vomir.

La she’pan vivait ! Melein, sa petite sœur, Melein la Mère du Peuple, celle que Niun défendrait. Il était kel’en, guerrier, et les drogues l’avaient privé de ses moyens – réflexes, promptitude des mouvements, pour sauver une deuxième vie, cette vie que Niun consacrait à la she’pan.

Inutile de se plaindre. Le tout était de pouvoir marcher à nouveau, rejoindre Melein, où qu’elle fût.

D’ici là, il voulait bien supporter le régime que lui imposait Duncan.

 

 

Ténèbres – et Duncan réapparut, avec un ballot de toile noire qu’il posa sur une chaise.

« Ton costume ! Si tu le veux, je t’aiderai. »

Duncan aida donc Niun, il l’aida même à ne pas tomber, le temps que sa tête ne lui tourne plus. Et Niun était ragaillardi, habillé comme un kel’en, son dos calé par les oreillers.

Duncan patienta, jusqu’au moment où son souffle fut redevenu normal. « La she’pan va bien. Elle a mangé, elle m’a demandé ses robes et a voulu que je sorte. J’ai obéi. »

Niun glissa une main le long de ses côtes. Une cicatrice barrait son flanc. Une telle cicatrice… il eût dû mourir ! Lui et Melein auraient dû mourir. « Les docteurs tsi’mri… » grommela-t-il. Un outrage pour eux, les docteurs tsi’mri, les soins des docteurs tsi’mri. Mais on a beau vous les interdire, il y a des soins qui vous sauvent, et force était à Niun de conclure qu’il ne voulait pas mourir. Il avait vingt-cinq ans, et s’était attendu à disparaître plus tôt. Presque tous les kel’ein disparaissaient jeunes, mais presque tous étaient chargés d’honneurs. Pour Niun, rien de tel, rien dont un mri pût être fier quand il s’enfonce dans les Ténèbres. Au moment de gagner l’honneur, il avait échoué, il avait laissé les humains capturer sa she’pan. Non, il n’aurait pas dû vivre.

Mourir ? Soit, mais pas ici, pas de cette façon.

— « Ce n’est pas ta faute, » dit Duncan.

— « J’ai vécu trop longtemps. » Trop longtemps, c’était vrai.

Niun et Melein survivaient au Peuple – simple et sombre réalité. Que choisirait Melein ? Quel ordre lui donnerait-elle ? Et Duncan ? Est-ce que les premiers ordres de Melein concerneraient Duncan ? Duncan fatigué – comme sa vareuse froissée… l’air d’un homme qui n’a pas dormi, et, pour l’instant, l’air d’un homme ému.

— « Les régul vous auraient pris, » dit-il d’une voix sourde. « J’avais une occasion de vous remettre aux humains… une occasion de vous sauver. Je l’ai saisie. Le she’pan n’a pas refusé. Elle a su où je vous menais, et elle n’a pas refusé. »

Cette assertion ébranla la confiance que Niun attachait aux grands principes du Peuple. Il regarda fixement Duncan, puis, oubliant tout amour-propre, lui adressa le genre de question qu’un guerrier eût posée à son frère kel’en.

— « Où se trouvent mes armes ? »

— « À bord. Je te les apporterai tout de suite si tu insistes. Tu étais mal en point, et j’ai eu peur que tu ne me reconnaisses pas, que tu ne comprennes pas. Je n’aurais pas voulu être victime d’une méprise. »

Logique. Niun exhala un filet d’air, se souvenant que Duncan n’avait pas une âme de menteur. Un phénomène dans les relations Peuple/tsi’mri. « Je ne suis plus mal en point, » dit-il.

— « Veux-tu que je t’apporte tes armes ? »

Les armes… ? Niun observa le visage nu de Duncan. Il l’avait provoqué… Duncan avait répondu par une offre, bien que sa bonne foi eût été mise en doute – une insulte. « Non… » Il se calmait, au prix d’un effort. « Tu me les apporteras quand tu reviendras. »

— « Je préférerais attendre que tu tiennes debout. À ce moment, je te les apporterai. »

Niun détourna son regard. Sans voile, sans forces, il ne pouvait qu’accepter la situation. Le dus broncha, percevant cette idée noire de son maître, et Niun le caressa.

« Je t’ai apporté un repas. Il faut que tu manges. »

— « Oui, je peux manger. »

Assis sur le lit, tandis que Duncan allait chercher la table roulante dans la coursive, Niun retrouva tout son calme. Il voulut même manger sans aide, quoique sa main tremblât en prenant le bol.

Menu copieux. Fruits crus, d’un autre monde, le genre de friandise qu’un mri ne connaissait que par ouï-dire. Du pain chaud, trop mou pour son goût, et trop épais, mais qu’il mâchait facilement. Et le bol de soï. Grand amateur de soï, Niun ! Soupe aigre-douce, seule nourriture kesrithienne (régul, plus exactement), donc bonne pour lui. Et comme il s’était gonflé l’estomac, il s’allongea, meilleur moyen de tout garder.

Duncan posa le plateau au bord de la table, où le dus l’inventoria incontinent. « Si le régime te va, tu seras bientôt guéri, » dit-il. Et il remporta le plateau, suivi du traître dus, un dus morose qui espérait une aubaine.

Niun ferma les yeux. Des bruits venaient de l’autre bout du couloir. Bruits d’assiettes heurtées, mais pas de voix, sauf les grognements brefs du dus, grognements dont seule la bête savait le motif.

Il calcula la longueur du couloir.

Melein… Ses armes ? Il les avait demandées, et Duncan avait dit non. Une fois suffisait. Il ne laisserait pas voir une deuxième fois son anxiété. N’oublie pas : Duncan est un tsi’mri, un ennemi.

Duncan revint plus tard, alors que la digestion s’était faite. L’estomac moins lourd, Niun écouta les propos du tsi’mri. Duncan lui montra comment régler l’éclairage, comment l’avertir s’il y avait urgence, l’emplacement des sanitaires. Et lui déconseilla de quitter seul la chambre.

L’œil fixé sur Duncan, Niun se bornait à enregistrer ces renseignements.

« Dors donc, » suggéra Duncan qui, à la longue, notait sa mauvaise grâce. Il gagna la porte, se retourna. « La cambuse est à ta disposition. Tu as besoin, tu sonnes. »

Niun ne répondit pas, et Duncan s’en alla. Il laissait porte ouverte et éclairage en veilleuse, une pleine lumière arrivant du couloir.

Dès qu’il eut perçu le bruit d’une autre porte – que Duncan bouclait hermétiquement – Niun fit jouer ses muscles, jusqu’à en être moulu. Il souffla, dormit – et trouva le dus contre son lit. Le dus était revenu ! Niun lui parla, prit appui sur la bête, et réussit à marcher – quelques pas – malgré des jambes flageolantes. Au bout d’un moment il retomba en travers du lit, hors d’haleine. Et il lui fallut un certain temps pour ramener ses jambes.

Mais, reposé, il marcha à nouveau avec l’aide du dus. Un pas, deux pas, trois.

 

 

Un long sommeil – une journée peut-être : le temps, les heures n’avaient plus cours, Niun vivant au rythme des bols de soï et des exercices qui rendaient leur force à ses muscles.

Une deuxième journée (?). Il s’éveilla de lui-même, bras et jambes raides du traitement auquel il les soumettait. Seule compagnie : le dus. Duncan n’avait pas encore jugé bon de lui apporter ses armes. Il resta immobile dans la pénombre, fouillant des yeux le couloir éclairé.

Puis il se leva, sans l’aide du dus cette fois, gagna le coin-toilette, prit une douche, et s’habilla. Il termina par la coiffe, le zaidhe, muni d’une visière fumée qui vous protégeait de l’aveuglante lumière d’Arain (mais il ne l’abaisserait pas). Et outre le zaidhe, son voile, le mez, enroulé et noué sous son menton. Pas besoin du voile à présent, pas besoin d’être pudique, puisque Duncan connaissait déjà son visage. Ainsi vêtu de la longue robe noire des Kel, il redevenait lui-même. Malgré quoi, il eut un serrement de cœur en touchant les petits objets d’or, les plaques honorables chères à un kel’en : l’emblème de l’Edun Kesrithun – une main offerte – médaille et chaîne, car cette médaille avait été, des années, pendue au cou d’Intel, la she’pan morte ; une bague – souvenir atroce celui-là, souvenir de la Mère d’Elag recevant Niun, l’envoyé d’Intel, dans la rotonde du croiseur Ahanal ; et, autre souvenir douloureux, un porte-chance : une feuille d’arbre comme on n’en aurait jamais trouvée sur Kesrith, planète des déserts. Le porte-chance était le cadeau du vieux kel’en Pelazi, frère guerrier de Niun ; Pelazi, son maître ès-armes, et gardien de la Loi. Il y avait eu Pelazi ; Debas, Eddan…

Une médaille, un porte-chance et une bague qu’un humain lui restituait.

Il fit une longue pause, appuyé à la paroi, le museau du dus inquiet collé à sa jambe. Son vertige dissipé, il franchit le seuil. Personne. Il marcha.

Structure insolite. Couloir étroit et rectangulaire, alors que Niun avait l’habitude des murs inclinés de l’Edun, et des murs concaves du Nom. Structure tsi’mri ! Et une atmosphère lourde, chargée d’odeurs chimiques. Tel fut son malaise qu’il dut s’arrêter, non sans que le dus l’ait poussé jusqu’à la cloison – et soudain, en bout de couloir, il vit un deuxième dus, dans un entrebâillement. Un deuxième dus, que le sien rejoignit d’un trot guilleret.

Niun l’avait sentie, cette présence, du fond du sommeil, cette présence amie. Deux dusei ! Et le deuxième était avec Melein, qui, ayant appartenu à la caste des guerriers, pouvait donc encore toucher un dus.

Le couloir… un couloir long, le plus long chemin que Niun eût jamais parcouru. Il réussit à atteindre la porte, se cramponna, regarda.

Melein, she’pan.

Melein saine et sauve – aucun doute ! Melein dormant, Melein dans la robe frangée d’or de la Caste Sen. Comme elle était frêle, comme elle était pitoyable ! Qu’on ait maltraité un kel’en, qu’on l’ait drogué, soit. Mais Melein ? La colère empoigna le guerrier, la colère le rendit aveugle, et les dusei se réfugièrent dans un coin.

Puis il franchit le seuil et s’agenouilla près de Melein. Elle reposait sur le flanc, la tête au creux du bras. Les dusei revinrent, pour se serrer contre lui. Ses doigts effleurèrent la main inerte.

Et les yeux d’ambre s’ouvrirent, des yeux que voilà un moment le peigne des mri. Réflexe dû à l’inquiétude. Puis elle leva sa main, toucha le front de Niun, telle une enfant qui craint d’être le jouet d’un rêve.

« Niun… C’est toi, Niun… »

— « Que faut-il que je fasse, she’pan ? » Niun tremblait en posant cette question. Simple kel’en, il ne pouvait décider. Il était la Main du Peuple, alors que Melein en était l’Esprit et le Cœur.

Si elle choisissait la mort, il tuerait Melein et se tuerait lui-même. Mais il vit son regard ferme, le regard d’une she’pan qui veut vaincre.

— « Je t’attendais, Niun. »

 

 

Niun emmena les dusei. Ils marchaient en tête, l’un derrière l’autre, trop gros pour rester côte à côte dans le couloir dont leurs griffes faisaient sonner le métal sur un rythme lent. Grâce à leur sixième sens, ils savaient qui Niun cherchait. Et ils savaient que ce n’était pas vraiment un gibier, une proie. Ils n’en montraient pas moins un certain trouble, peut-être parce qu’ils avaient accompagné une fois l’homme traqué.

Ils n’eurent d’ailleurs pas besoin de le traquer : ils le rencontrèrent dès le tournant du couloir passé.

Duncan venait-il s’occuper de Niun et de la she’pan, fidèle à son habitude ? Il n’était pas armé — il n’était jamais armé, et une gêne nouvelle se mêla brusquement à la colère du guerrier. Peut-être était-ce une manœuvre tsi’mri, une tentation ? Il semblait tout saisir, planté face aux bêtes, face aux premiers mots que dirait Niun, au premier geste que ferait Niun, face au péril que l’humain ne pouvait ignorer.

« Nous sommes seuls à bord, » rappela Niun – ce qui était le narguer, lui renvoyer ses propres termes.

— « Oui, seuls. Je ne t’ai jamais menti. »

Duncan avait peur. Peur des dusei – et il ne voulait pas y céder, car cette peur l’aurait tué.

— « Yai ! » Niun les réprimanda, les arracha à cette dangereuse fixation. Ils grondèrent sourdement, et l’influx qu’ils expédiaient à l’homme cessa. Ils ne braveraient pas le mri.

« Duncan ? » Attaque directe, d’un kel’en à un autre. « Qu’espérais-tu obtenir de nous ? »

Duncan leva les épaules, geste d’humain, et un pli amer contracta ses lèvres. Amertume, ou fatigue ? Visage nu, il avait l’air d’un homme fatigué, au physique et au moral. Naïf, Duncan, mais bien capable de se garder, donc sachant qu’il eût dû se garder. Et Niun jugea que la violence était inutile — dans l’immédiat.

— « Ce que j’espérais ? Je n’ai eu d’autre espoir que de vous tirer des pattes des régul. »

— « Ah, oui ? Tu es allé trouver tes grands chefs humains, et ils t’ont donné un vaisseau, pour te faire plaisir ? Es-tu donc si influent, chez les tsi’mri ? »

Duncan ne s’émut pas du sarcasme. Son expression était toujours celle d’un homme fatigué. Il haussa à nouveau les épaules. « Je suis seul. Et je ne cherche nullement à te disputer les commandes du vaisseau. Prends-les. Mais je dois te préciser que le Fennec n’est pas un croiseur, que nous ne sommes pas armés – et un dernier point : il se peut que nous soyons déjà en train de faire ce que tu voudrais que nous fassions. Quant aux commandes, tu ne pourras pas les prendre vraiment : c’est une bande qui nous pilote. »

Niun fronça les sourcils. Une bande ! Et lui, novice… Il jaugea Duncan. Ses forces le trahiraient. Niun pouvait lâcher les dusei, s’emparer du vaisseau, mais cette bande expliquait le calme de Duncan. Ni l’un ni l’autre ne pouvait diriger l’astronef.

— « Où allons-nous ? »

— « Je n’en sais rien. Absolument rien. Viens avec moi dans le poste. Je te montrerai. »

 

 

L’ovoïde – sur un lit de mousse synthétique, objet merveilleux, objet d’adoration. Pas la moindre trace de choc, bien qu’il eût dégringolé parmi les roches du Sil’athen, et subi… les Dieux seuls pourraient dire quoi, avant de se retrouver à bord d’un vaisseau tsi’mri. Oubliant Duncan, Niun s’agenouilla, tendit une main respectueuse pour effleurer le métal lisse, comme il eût effleuré une chair vivante.

L’âme des mri, cet objet – le Pan’en que Niun avait porté tant que ses jambes le portaient lui-même. Niun qui serait mort pour qu’il ne tombe pas entre les mains des tsi’mri.

Et c’était d’entre les mains des tsi’mri qu’il revenait à Niun et à Melein, profané.

L’œuvre de Duncan.

Niun se releva, les yeux opaques à cause d’un réflexe gênant du peigne. Face à un vulgaire étranger, il aurait montré sa fureur en mettant son voile. Mais Duncan avait été beaucoup plus près de lui que beaucoup d’hommes de Kesrith. Il ignorait d’ailleurs quel bon procédé, ou quelle sombre menée, traduisait cette restitution. Le bord d’une table toucha ses reins. Une table, un appui… une chance : ses jambes pliaient. Le dus le rejoignit, toujours aussi pataud dans une pièce exiguë pleine d’instruments fragiles dont il ne fallait heurter aucun.

« Tu connais suffisamment les mri, » dit Niun, « pour comprendre que tes mains n’auraient jamais dû tenir cet objet. »

— « Cet objet est à toi. À toi et à la she’pan. Je vous le restitue. Aimeriez-vous mieux qu’il soit abandonné n’importe où ? »

Niun regarda encore une fois le Pan’en, encore une fois Duncan, essaya encore une fois de déchiffrer ce visage nu. Et il mit son voile. Geste d’avertissement – en admettant que Duncan le sache – geste qui tranchait net tous liens d’ordre personnel. « La curiosité est la folie des tsi’mri. Mes vieux maîtres me l’ont toujours dit, et je les crois. Cet objet… vos chercheurs n’ont pas pu ne pas s’y intéresser, n’ont pas pu ne pas découvrir ce qu’il est, peut-être ? Moi, je ne suis qu’un kel’en, je n’ai pas à savoir. Est-ce que tu sais ? Moi, je ne veux pas. »

— « Tes craintes sont fondées. »

— « Tu es un humain, tu savais donc que vos chercheurs s’intéresseraient à cet objet dès que tu le leur confierais. »

— « J’ignorais ce que c’était. Je ne pouvais pas imaginer qu’ils y verraient autre chose qu’un simple objet fabriqué. »

— « Or, c’est bien autre chose, » soupçonna Niun. Et, comme Duncan se taisait : « Est-ce pour ça que nous sommes ici ? Voilà un objet que les mri avaient perdu, un objet qui est pour eux une relique précieuse, et il est là, et tu es là, seul, et tout à coup on nous comble de bienfaits, on nous libère, on nous donne un vaisseau équipé à grands frais. Pourquoi tant de largesses, kel Duncan ? Aurions-nous tellement servi les humains au cours d’une bataille qui a duré un demi-siècle ? »

—  « La bataille est finie. La guerre est morte. »

— « Oui, ainsi que les mri, » gronda Niun. Rancœur tenace. La générosité d’un tsi’mri, il n’en voulait pas, il ne voulait pas de ce qu’exigeait cette générosité, de ce qu’elle impliquait. Et ses muscles le lâchaient à nouveau, ses bras, ses jambes : il avait trop forcé. Il s’appuya à la table, aspira une ample gorgée d’air, retrouva une image plus nette de Duncan. « Je ne sais pas pourquoi tu es le seul humain à bord. L’un d’entre nous ne comprend pas l’autre, kel Duncan. »

Duncan évalua cette mise en garde loyale. « On ne saurait mieux parler. Je me suis peut-être abusé, mais j’ai cru qu’un mri – toi – comprendrait que j’ai essayé d’agir dans l’intérêt de son peuple. Tu es libre. »

Niun jeta un coup d’œil autour d’eux. Écrans, pupitres, touches – rien qui ressemblât à des machines régul, et même, il ne connaissait les machines régul qu’en théorie. Un filet de sueur le mouilla sous sa robe. « Sommes-nous escortés ? »

— « Jusqu’à présent, oui. On nous surveille. On me fait confiance, on nous fait confiance, mais pas plus qu’il ne faut. Et ni toi ni moi ne pouvons changer de cap : c’est une bande qui nous guide. Tu peux utiliser… certains moyens, mais je ne doute pas que le Fennec s’autodétruira. »

C’était la voix de la raison, une raison dont Niun pesa la force, tout en caressant lentement le dus immobile à ses pieds.

— « Je dois rapporter tes paroles à la she’pan, » conclut-il, et, se faisant précéder des dusei, il laissa Duncan maître du poste. Duncan pouvait le tuer, et tuer Melein, mais, s’il l’eût voulu, il aurait mis son projet à exécution depuis longtemps. Il aurait pu les boucler dans leurs chambres, mais le vaisseau lui-même n’était-il pas une geôle coupée du monde extérieur ? Dernière question : pourquoi Duncan avait-il choisi d’accompagner les mri ? Était-ce par souci de l’honneur ? Honneur d’une forme insolite, différent de l’honneur du Peuple, et qui néanmoins semblait exister.

Ou bien cela n’avait peut-être rien à voir avec le code d’honneur humain. Duncan ne voyait peut-être que lui et Niun, tous deux kel’ein, tous deux assujettis aux mêmes lois, aux mêmes règles. Dès que s’offrait un libre choix, il se réjouissait. Niun admettait qu’un homme soit l’ami d’un kel’en, d’un guerrier qu’il aurait peut-être un jour l’ordre d’abattre.

Jamais une chose heureuse, ces amitiés en dehors de votre Edun ! Elles tournaient mal, car l’honneur exigeait que le kel’en serve d’abord l’Edun, qu’il obéisse d’abord à la she’pan.