TROISIÈME PARTIE
I
A la fabrique, pourtant, il y avait quelque chose de changé. On y sentait fermenter un sourd mécontentement, grandir comme une oppression. Il était rare que Leo fît encore entendre son mugissant «Oooo … uuuuu … iiiii …» et Feelken son agaçant «Fikandouss-Fikandouss». C'était un événement rare, quand Ollewaert demandait à M. Triphon une goutte aux puces de Kaboul, ou que le malicieux Free se payait la tête de cette espèce de veau qu'était Miel. Leo et Feelken montraient souvent des visages renfrognés et sombres; de même que Berzeel qui n'oubliait pas, certes, de se saouler chaque dimanche, mais, en reparaissant le lundi matin à la fabrique, montrait moins souvent un visage ensanglanté ou tuméfié. Les autres aussi étaient devenus plus silencieux et renfermés. Et Justin-la-Craque avait bien moins de succès que jadis lorsqu'il venait maintenant, suivi de Komèl, débiter, avec une obstination d'ivrogne, son sinistre O Pépita.
Dans la «fosse aux femmes» le phénomène était à peu près analogue. On n'y entendait plus que rarement leurs voix nasillardes et traînantes égrener les airs mélancoliques par quoi elles essayaient de tromper les heures interminables de leur fastidieux travail; et c'était plutôt à voix basse qu'elles s'entretenaient, et de sujets qui paraissaient toujours sérieux et graves. On chuchotait, et même on soupirait beaucoup, depuis quelque temps dans la «fosse aux femmes»; et lorsque Sefietje venait à dix heures et à six, avec sa bouteille de genièvre, il était bien rare qu'elle s'assît quelques instants pour bavarder, comme elle faisait jadis.
Sefietje et sa bouteille étaient pourtant le seul événement qui parvînt encore à tirer les ouvriers de leur humeur morose, les femmes aussi bien que les hommes. Lorsqu'elle avait passé, les conversations se faisaient plus animées et il arrivait même qu'on entendît un bout de chanson; mais cela durait bien peu. La tristesse renfrognée reprenait le dessus; surtout vers le soir, lorsque la rouge lueur du couchant pénétrait en larges barres d'or dans les ateliers sombres, l'accablement et la fatigue descendaient sur les hommes et les femmes comme une grande douleur silencieuse, désespérante.
La cause de ce changement, c'était Pierken, parmi
les hommes; et
Victorine, sa fiancée, parmi les femmes.
Pierken, avec son petit journal socialiste qu'il lisait chaque jour, de la première ligne à la dernière, n'avait pas encore digéré ni oublié le meeting manqué de l'automne précédent devant la porte de La Belle Promenade. Cette réunion avait raté, parce que insuffisamment préparée; mais elle pouvait réussir une seconde fois. D'ailleurs, même si on n'organisait pas un second meeting au village, on pouvait tenter autre chose, une action circonscrite et directe, parmi les ouvriers de la fabrique. C'était à quoi pensait Pierken, jour et nuit; et il estimait que le moment d'agir était venu.
A diverses reprises, à la suite du fameux meeting, il s'était rendu en ville et entretenu avec les chefs du parti. Il avait visité leurs grandioses installations; il avait compris et admiré ce que peuvent l'union et la coopération. De plus en plus il était devenu un travailleur informé, conscient des droits, de la force, la dignité de la classe ouvrière. Un jour, il y avait rencontré le grand chef du Parti Ouvrier, qui s'était entretenu pendant quelques instants avec lui. Le chef l'avait questionné sur la situation du prolétariat des campagnes et avait prêté une attention soutenue à ses explications. C'était un petit homme au visage pâle et aux traits énergiques. Lorsqu'il parlait, il semblait mordre ses mots, durs comme acier; et ses poings se crispaient machinalement, comme s'il pressait et pétrissait continuellement quelque chose.
—Ce sont des conditions telles qu'au moyen-âge; il faut que ça change! répondit-il d'un ton cassant aux renseignements fournis par Pierken.
Il se recueillit un instant, les poings serrés et les sourcils froncés; puis il dit:
—Nous reviendrons l'un de ces jours dans votre village et nous dicterons nos conditions.
Pierken, hésitant, doutait du succès.
—Quelles conditions, monsieur? demanda-t-il timidement.
—Pas de «monsieur»! Nous sommes tous camarades! reprit le chef avec rudesse.
Et, d'un ton catégorique:
—Journée de huit heures; assurance contre les accidents; retraites ouvrières; et, d'abord et avant tout, sérieuse augmentation de salaire et participation aux bénéfices.
Pierken sentait la tête qui lui tournait. Il était ébloui. Tant de choses à la fois! C'était trop. Ça n'irait pas.
—Ça doit aller et ça ira! dit le chef en frappant du poing sur la table.
Mais il n'avait pas le temps aujourd'hui de traiter plus longuement ce sujet d'ordre secondaire; et, en quelques mots hachés, il traça à Pierken sa ligne de conduite.
—Retournez à votre village. Convoquez tous les ouvriers de la fabrique. Arrêtez vos conditions. Communiquez-les à votre exploiteur et venez m'apporter sa réponse. Nous nous chargeons du reste.
Rapidement, il serra la main de Pierken et disparut, appelé ailleurs.
II
Depuis ce jour, Pierken ne songeait plus à autre chose. Il y avait des semaines que les ouvriers se réunissaient en conciliabule deux fois par jour, aux repos de huit heures et de quatre heures, et ils n'avaient plus d'autre conversation.
Tous vibraient d'émotion passionnée devant l'image du bonheur entrevue, mais ils n'étaient nullement d'accord sur la possibilité et les moyens de l'atteindre. Une chose dont ils étaient tous convaincus, c'était l'impossibilité absolue de faire accepter les conditions telles que les avait posées pour eux le grand chef. Cela pouvait peut-être réussir dans les gros centres industriels avec leurs puissantes organisations de travailleurs; ici, au village, où personne n'avait l'esprit préparé, il n'y fallait même pas songer. Mais on pourrait peut-être, c'était assez probable, obtenir «quelque chose». La grande question était à présent de savoir et de décider en quoi cela consisterait.
Après bien des palabres, Pierken présenta un programme concret. L'assurance contre les accidents, les retraites et la participation aux bénéfices, c'étaient des points du programme qu'il fallait mettre de côté, provisoirement. Le prolétariat rural n'était pas mûr pour ces conquêtes. Mais on pouvait exiger une augmentation de salaire et une diminution des heures de travail. Pierken proposa qu'une députation composée de trois ouvriers, deux hommes et une femme, se rendît auprès de M. de Beule, afin d'obtenir que la journée de travail fût limitée à dix heures au lieu de douze, avec une augmentation de salaire de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Si M. de Beule refusait, alors c'était la grève. Qu'est-ce que les camarades en pensaient?
—Que nous ne l'obtiendrons pas, dit Free avec un petit sourire désenchanté.
—Évidemment, nous ne l'obtiendrons pas, dit à son tour Ollewaert.
Leo et Poeteken se montraient tout aussi pessimistes. Pee, le meunier, Bruun, le chauffeur, et les deux «cabris» ne disaient rien. Les femmes, pareillement, restaient muettes, hormis Victorine, qui protesta violemment: ce serait une honte si on n'obtenait pas ça. Feelken, qui était devenu très sombre et renfermé ces derniers temps, hocha la tête en soupirant. On ne savait quelle dépression, quelle tristesse semblait détruire leurs illusions.
—Des foutaises, tout ça! De la m….. de chien! Rien du tout! lança brusquement Berzeel avec des yeux furieux.
—Et alors? Quoi? Tu es content de ton sort! s'écria Pierken indigné.
—Contents ou non, nous n'avons pas le choix, dit Berzeel d'un ton indifférent. Tout ce que je demande, c'est du genièvre de meilleure qualité et des verres plus grands. Pour le reste, je m'en fous!
—Ivrogne! lui jeta Pierken, trépignant de colère.
Mais les paroles de Berzeel avaient trouvé un écho chez plusieurs autres. Quelques visages s'animèrent, les yeux brillants.
—Haaa!… Si c'était possible! dit Free, qui s'en pourléchait les lèvres avec gourmandise.
—Mais oui, nom de nom, dit à son tour Ollewaert.
Oui; demandons ça!
Miel, espèce de veau, qu'est-ce que tu en penses?
—Ha!… je ne pense rien, répondit Miel ahuri.
Tous éclatèrent de rire, sauf Pierken, qui se leva, outré. Il se carra, en imitant sans le savoir le grand chef socialiste de la ville; et, comme lui, il dit, en paroles brèves et mordantes, en promenant des regards étincelants autour de lui:
—Bon. Si c'est là tout ce que vous désirez, vous n'avez plus besoin de moi. Adieu. Arrangez-vous avec le patron. Moi, j'ai autre chose à faire.
Il voulait partir et tous eurent peur qu'il ne les laissât en plan. Quelques mains se tendirent comme pour le retenir et à nouveau une ombre de mélancolie envahit les visages. «Attends une minute, Pierken; pas si vite», dit Leo. Et il demanda encore une fois à Pierken ce qu'il voulait exactement.
—Comme j'ai dit, répéta Pierken d'un ton bref et décidé: envoyer une députation au patron; moins d'heures de travail et salaire supérieur; s'il refuse, la grève!
Les ouvriers redevinrent graves.
—Nous serons fichus à la porte. Il nous fera tous valser, dit Leo craintif.
—Bon. Alors tous en grève.
—Ça va de soi, s'il nous flanque tous à la porte. Il en trouvera d'autres, opposa Leo.
—Non pas! Les socialistes de la ville interviendront, répliqua Pierken.
Les ouvriers hésitaient.
—Qui veut y aller avec moi? demanda Pierken, pour trancher l'affaire.
—Moi! répondit Fikandouss.
Ébahis, tous le regardèrent. Qu'est-ce qui se passait donc chez Fikandouss? On ne le reconnaissait plus! Son regard avait quelque chose de fixe, de fanatique, et toute sa figure montrait une expression de volonté violente et farouche.
—Oui; moi … moi! répéta-t-il avec une sorte d'énergie jalouse, parce que les autres montraient leur grand étonnement.
—Et moi pour les femmes! s'écria à son tour Victorine, très animée.
Ollewaert eut un geste énergique comme pour protester au nom de l'autorité paternelle, mais le regard ferme et décidé de Pierken le retint. Il retourna sa chique et cracha de colère, sans dire mot.
Pierken se déclara satisfait. Il eût préféré un autre délégué que Feelken, mais il ne fit pas d'observation. Il était satisfait. C'était un jeudi. Il fut décidé qu'on attendrait jusqu'au samedi, au repos de quatre heures. Alors, à eux trois, ils iraient trouver M. de Beule chez lui.
Les ouvriers s'étaient levés pour retourner à leur travail. A ce moment apparut Justin-la-Craque suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Justin était ivre. Il se planta en une attitude raidie devant les hommes et se mit à bourdonner d'une voix sombre: «Ooooooooooo…» Mais pas un ne prit garde à lui et tous lui tournèrent le dos avec mépris.
Des choses autrement sérieuses les occupaient à présent.
III
A quatre heures tapant, sans avoir mangé leur tartine, Pierken, Fikandouss et Victorine se tenaient prêts. Cette question d'importance avait été débattue, s'ils ne feraient pas mieux de manger leur tartine d'abord, vu qu'après ils n'auraient peut-être plus le temps. Pierken, toutefois, l'avait déconseillé, disant que le cerveau était plus lucide avant le repas et, d'ailleurs, on pouvait bien s'imposer une légère privation pour la cause. Vérités qu'il tenait des chefs socialistes en ville. Les autres s'inclinèrent. Dans leur vêtement de travail, ils se firent aussi propres que possible, pour ne pas faire figure de mendiants devant ces capitalistes; puis ils se dirigèrent à travers le jardin vers la maison. Pierken, malgré sa volonté farouche, se sentait tout de même un peu ému; Fikandouss avait une face contractée et sombre; Victorine riait nerveusement, par petites saccades, répétant sans cesse, avec une insistance superflue qui dénotait son trouble, qu'elle n'avait pas peur le moins du monde. Sefietje, du seuil de son arrière-cuisine, les vit venir de loin. Aussitôt elle disparut dans la maison; mais, lorsque les sabots des trois ouvriers clapotèrent sur les dalles de la cour, elle reparut sur le seuil et demanda, surprise et méfiante:
—Qu'est-ce qu'il y a?
—Nous voudrions parler à monsieur, répondit Pierken d'un ton aussi calme que possible.
—Parler à monsieur! répéta Sefietje machinalement, les yeux épouvantés, comme en présence d'une chose inouïe. Pourquoi voulez-vous parler à monsieur?
—Peu importe, dit Pierken, légèrement, impatienté. Est-ce que monsieur est chez lui?
—Je vais aller voir, répondit Sefietje.
Et, les pommettes rouges, elle disparut en hâte.
—Est-ce moi qu'il vous faut? demanda tout à coup une voix dure derrière les ouvriers qui attendaient.
C'était M. de Beule, qui revenait de faire un tour dans son jardin.
Un instant, tous trois perdirent contenance devant ce brusque face à face inattendu. Mais Pierken se remit bien vite et dit:
—Oui, monsieur, nous voudrions vous parler un moment.
—Pourquoi? demanda-t-il, méfiant, comme Sefietje.
—Nous vous le dirons, monsieur. Pourrions-nous avoir quelques minutes d'entretien chez vous?
—Vous pouvez parler ici, répondit sèchement M. de Beule.
—Ça n'est pas bien facile, monsieur, dit Pierken hésitant et déçu.
Brusquement, M. de Beule se fâcha.
—Vous ne prétendez pourtant pas me dicter la loi dans ma maison! s'écria-t-il.
—Il n'est pas question de dicter la loi; il ne s'agit que de causer un peu sérieusement, répondit Pierken qui se contenait.
—Je n'ai pas à causer avec vous, absolument pas!
Mais pas du tout! cria
M. de Beule s'empourprant de colère.
—Eh bien, monsieur, répondit Pierken, perdant patience à son tour et enflant la voix, si vous n'avez pas à causer avec nous, nous avons à causer avec vous! Nous venons vous demander, au nom de tous les ouvriers et de toutes les ouvrières de la fabrique, si vous êtes d'accord avec nous pour ramener notre journée de travail de douze heures à dix, et augmenter nos salaires de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Voilà, monsieur, ce que nous avions à vous dire!
Et, sans peur, les bras croisés, Pierken regarda son terrible patron en plein dans les yeux.
M. de Beule sursauta, puis regarda de tous côtés, comme s'il cherchait un objet, une arme quelconque qui lui eût permis d'assommer l'audacieux trio. Il eut un geste de fureur désespérée et presque comique; puis, relevant la tête, il aperçut sur le seuil de l'arrière-cuisine sa femme et son fils, accourus au bruit des éclats de voix, visages inquiets.
—As-tu entendu ce qu'ils viennent d'exiger? cria-t-il à sa femme. Deux heures de travail en moins et cinquante centimes d'augmentation par jour!
—Pour les hommes … et vingt-cinq centimes pour les
femmes, corrigea
Pierken d'une voix posée mais résolue.
—Seigneur Dieu! s'écria Mme de Beule en levant les mains au ciel.
M. Triphon ne disait rien. Le regard à terre, il tortillait sa courte moustache. Kaboul et Muche, qui s'étaient rencontrés il n'y avait pas cinq minutes, se flairaient, tournaient, procédaient à un minutieux examen l'un de l'autre, comme s'ils se voyaient pour la première fois. Derrière un des carreaux de la cuisine, on apercevait confusément les figures consternées de Sefietje et d'Eleken.
—Seigneur Dieu, répéta Mme de Beule au comble de l'angoisse.
Brusquement, M. de Beule fut pris comme d'une attaque de folie furieuse.
—Voyous! Mendiants! Canailles! hurlait-il hors de lui, en toisant les trois ouvriers à tour de rôle de ses yeux flamboyants. «Crève-la-faim!» rugit-il comme suprême insulte, les poings serrés. «Hors d'ici, nom de Dieu! sinon….»
Il n'acheva pas, bondit vers eux, comme s'il allait les assommer.
—Prenez garde, monsieur! dit Pierken extraordinairement calme. «Prenez garde, vous pourriez le regretter!» Mais tout à coup, s'animant, la voix stridente et des deux poings se frappant la poitrine: «Des crève-la-faim! Oui, nous sommes des crève-la-faim. Et c'est parce que nous ne voulons pas rester des crève-la-faim, que nous venons réclamer un sort meilleur. Nous voulons devenir des êtres humains, monsieur, non plus des bêtes de somme. Oui, des êtres humains, madame!» jeta Pierken en se tournant vers Mme de Beule … «des êtres humains, M. Triphon, vous qui savez comme nous peinons, du matin au soir, pour vous et vos parents! Dites-nous donc, M. Triphon, ce que vous pensez de nos revendications! Dites-nous ce que vous feriez si….»
—Hors d'ici, propre-à-rien! Vagabond! hurla soudain M. de Beule, au paroxysme de la fureur, en se tournant vers son fils, comme si celui-ci eût été la cause de tout.
—Qu'est-ce que ça veut dire, nom de Dieu! s'écria M. Triphon colère et ahuri, pendant que sa mère avait une crise de larmes.
—Je le tuerai … je le tuerai …, gueulait M. de Beule se démenant comme un fou.
Et, ne sachant plus ce qu'il faisait, il alla donner des coups de pied contre un tronc d'arbre.
Un brusque silence tomba. Les ouvriers, stupéfaits, ne comprenaient plus. Ils se regardaient entre eux, absolument déconcertés. M. Triphon était parti, en grommelant et jurant, humilié jusqu'au fond de l'âme de cet affront subi devant leurs ouvriers. Mme de Beule n'était que gémissements, pleurs et supplications. Sefietje et Eleken avaient complètement disparu derrière les carreaux de la cuisine.
—Donc, monsieur, vous refusez? conclut, au bout d'un instant, Pierken redevenu très calme.
—Je fermerais plutôt boutique mille fois! clama M. de Beule avec un juron retentissant.
—Vous n'en aurez pas la peine; nous nous en chargeons, répondit Pierken en regardant son maître bien en face. «Venez les amis», dit-il en se tournant vers ses camarades. «Nous n'avons plus rien à faire ici. Allons manger notre tartine».
Sans un mot, ils s'en retournèrent tous les trois, à travers le jardin, comme ils étaient venus.
IV
Vive et amère fut l'impression sur les ouvriers de l'affront brutal fait à leurs délégués. Ils le ressentaient chacun comme une insulte personnelle. Longtemps ils avaient hésité avant de demander la moindre chose; mais à présent, ils étaient armés de volonté, ils exigeaient.
Jusqu'aux plus serviles d'entre eux, ils se révoltaient à la fin, prêts à une farouche résistance. L'injustice subie pendant toute leur existence remontait et bouillonnait en eux. Pierken, dont ils s'étaient tant de fois moqués, était maintenant leur plus ferme soutien, leur guide incontesté, leur grand homme, celui qu'ils voulaient suivre et dont ils attendaient le salut. Ils ne demandaient qu'à obéir à ses ordres. Plus personne—les femmes pas plus que les hommes—ne craignait les fureurs du patron. Et lorsque Pierken eût décrété que la grève commencerait le lundi suivant, pas une seule voix d'opposition ne se fit entendre. Au contraire: ce fut une sensation de délivrance; un poids qu'on leur enlevait du coeur, une joie de l'acte enfin accompli. Ils se concertèrent un moment sur la question de savoir si on communiquerait la décision au patron. Oui, disait Pierken. Il trouvait cela mieux, plus digne, plus fort; il fallait y mettre des formes. Mais tous les autres, du coup plus agressifs et plus intolérants que leur chef, estimaient que ce serait politesse absolument superflue. Il (il, c'était M. de Beule) s'apercevrait bien qu'il y avait grève, lorsqu'il ne verrait aucun de ses ouvriers à la fabrique, le lundi matin. Pierken n'insista point. Au fond, cela lui était bien égal. L'important, c'était que l'on fît grève.
Le dimanche, au cours de l'après-midi, le village offrit un spectacle insolite. Sefietje, par hasard, fut la première à le remarquer. Attachée aux de Beule par plus de quarante années de servage, Sefietje considérait les intérêts de cette famille comme les siens. De plus elle possédait un instinct spécial, qui lui faisait pressentir les dangers menaçant ses maîtres. Donc Sefietje, qui regardait machinalement par la fenêtre donnant sur la rue, vit avec la plus grande stupéfaction passer Berzeel. Elle n'en revenait pas. Jamais Berzeel ne passait son dimanche au village où il travaillait: il le consacrait invariablement à se saouler et se battre dans son village à lui. Aujourd'hui, du reste, il était aussi saoul que les autres dimanches; en plus de sa patte folle, il titubait et parlait fort et faisait de grands gestes en compagnie d'Ollewaert, le petit bossu, qui semblait également fort éméché. A eux deux, le bossu et le bancal, ils formaient un couple peu ordinaire.
—Qu'est-ce que ça veut dire? s'écria Sefietje s'adressant à Eleken.
L'anormal n'était pas que Berzeel fût saoul, mais qu'il se fût saoulé ici, et non là-bas, dans son village. Une lueur de fièvre colora brusquement ses pommettes osseuses. Eleken non plus n'y comprenait rien. Mais Eleken ne disait jamais grand'chose; elle préférait ne pas être mêlée à ces histoires. Servante en second, elle se trouvait, vis-à-vis de la servante en chef, dans la même situation que celle-ci; Sefietje vivait sous la férule de la famille de Beule, personnifiée surtout en monsieur, tandis qu'Eleken subissait la tyrannie de Sefietje, parfois fort acariâtre.
—Il y a peut-être quelque chose qui les retient par ici: un concours de joueurs de cartes ou de boules, risqua-t-elle avec prudence.
—Plus souvent! trancha Sefietje, en secouant la tête. Il ne viendrait pas de si loin pour ça.
Et elle se mit à radoter et se torturer l'esprit en creusant ce sujet passionnant.
Un peu avant huit heures, au crépuscule, une autre scène anormale, inquiétante, se déroula sous les yeux de Sefietje, qui l'observait. C'était toujours Berzeel, encore plus saoul, mais non plus accompagné du seul petit bossu: c'était Berzeel à la tête de toute une bande, parmi lesquels Leo, Free, Poeteken et le «Poulet Froid», accompagnés de Justin-la-Craque et de Komèl, que suivaient de quelques pas Fikandouss et Pierken, ayant Victorine à son bras. Berzeel conduisait la troupe au cabaret du Petit Sabot, où ils entrèrent tous, en défilant devant Justin-la-Craque qui, planté près de l'entrée, dans l'attitude raide d'un factionnaire rendant les honneurs, «opépitait» d'une voix sombre en roulant de gros yeux.
—Mais que se passe-t-il aujourd'hui? Qu'est-ce qui leur prend, aux ouvriers de la fabrique! s'exclama Sefietje dans les transes.
Les maîtres avaient fini de souper; Eleken alla desservir. Sefietje, qui, pour quelques instants, n'avait plus rien à faire, jeta un fichu sur ses épaules et courut à travers le jardin, vers la fabrique. Elle était prise d'un pressentiment sinistre. Il entrait dans les attributions de «Poulet Froid», chaque dimanche, de donner à manger aux chevaux; puis il devait coucher dans le petit grenier au-dessus de l'écurie. Elle venait de le voir passer dans la rue avec la bande de saoulards. N'aurait-il pas négligé de soigner ses chevaux?
Sefietje alla par derrière à l'écurie et en ouvrit la porte. Les quatre chevaux y occupaient leur place habituelle et tournèrent la tête lorsqu'elle entra. Sefietje vit leurs beaux grands yeux qui avaient des reflets verdâtres. Ils ne mangeaient pas et elle constata que leurs auges étaient vides. Ils étaient là comme en attente d'une chose qui va venir. Sefietje avait de la tendresse pour les bêtes. «Avez-vous eu à manger, mes bonnes bêtes?» dit-elle à mi-voix, comme à des êtres humains. Le feu de l'inquiétude colorait ses joues et elle était très perplexe. Les chevaux n'étaient pas en train de manger, mais cela voulait-il dire qu'ils n'avaient pas eu leur ration? C'était vers six heures, ordinairement, que le «Poulet Froid» venait la leur apporter; il était maintenant plus de huit heures. Rien d'étonnant à ce que les auges fussent vides. Tout de même, Sefietje n'était nullement rassurée. Si elle n'avait pas vu le «Poulet Froid» avec les autres bambocheurs, elle n'aurait eu aucun soupçon. Mais, à présent….
Immobiles, les chevaux continuaient à regarder Sefietje et il y avait comme une prière muette dans leurs yeux. Machinalement, Sefietje se dirigea vers le coffre à avoine et en souleva le couvercle. Aussitôt les quatre chevaux se mirent à hennir en piétinant nerveusement leur litière, dans le bruit de chaîne des anneaux de licol.
Elle remplit à moitié une mesure d'avoine et s'approcha du premier cheval. La bête y alla si vivement qu'elle faillit renverser Sefietje. Les autres s'agitaient d'impatience; et la vieille servante leur donna à chacun un picotin. Elle hésitait pourtant, inquiète et angoissée. Était-ce bien, ce qu'elle faisait là? Évidemment, des chevaux bien portants ne refusaient jamais l'avoine. Ils en dévoreraient des boisseaux, si on ne les retenait pas. «Ah! si vous pouviez parler, mes bonnes bêtes!» soupirait Sefietje. Elle aurait bien voulu aussi leur donner une botte de foin, mais elle n'osait. Ce serait peut-être trop. Que dirait M. de Beule si le lendemain ses quatre chevaux étaient malades? Toute perplexe et attendrie dans sa pitié pour les bêtes, elle quitta l'écurie, après leur avoir parlé encore comme à des êtres humains.
Un peu avant neuf heures, lorsque les volets furent fermés et les lampes allumées, des chants braillards tout à coup éclatèrent dans la rue. Sefietje, occupée à laver la vaisselle avec Eleken, quitta aussitôt son ouvrage. Les chants s'élevaient en une clameur sauvage. On eût dit un bruit d'émeute.
—Les revoilà! Ils sortent du Petit Sabot, dit Sefietje.
Et elle colla l'oreille contre le volet fermé. «Tu entends?» murmura-t-elle alarmée. «C'est la voix de cet ivrogne de Berzeel. Écoute donc; il jure comme un païen!»
La porte de la salle à manger s'ouvrit et M. de Beule parut sur le seuil de la cuisine.
—Qu'est-ce qui se passe dans la rue? demanda-t-il d'un air rogue.
—Mais je ne sais pas, monsieur, mentit Sefietje tremblante.
Eleken, quittant précipitamment la cuisine, monta l'escalier quatre à quatre, comme si quelque besogne urgente l'appelait en haut. M. de Beule la suivit d'un regard irrité, traversa le vestibule, le couloir et ouvrit la porte d'entrée. La clameur des chants entra en coup de vent dans la maison. Par-ci par-là des portes s'ouvraient dans la rue sombre.
—Qu'est-ce qu'il y a? demanda à son tour Mme de Beule, sortant de la salle à manger.
—Je ne distingue pas bien, mais je crois qu'il y a de nos gens parmi eux, répondit M. de Beule.
—Seigneur Jésus! s'exclama Mme de Beule.
—Qu'il y en ait un seul à se présenter saoul demain matin à la fabrique et je le mets dehors sur-le-champ! cria M. de Beule dans un brusque accès de fureur.
—Ce n'est pas sûr qu'il y en ait des nôtres, risqua Mme de Beule pour le radoucir.
M. de Beule grommela encore quelques vagues menaces et les époux rentrèrent dans la salle à manger. Selon son habitude, M. Triphon était sorti. Les clameurs sauvages se perdirent dans le lointain.
Cependant Sefietje n'avait pas de repos. Elle ne cessait de guetter l'heure à la pendule; et, lorsqu'il fut dix heures moins un quart, elle dit à Eleken, redescendue à la cuisine après le départ de M. de Beule:
—Il faut quand même que je retourne voir à l'écurie.
—Mais tu n'as donc pas peur, comme ça toute seule dans l'obscurité! objecta la timide Eleken.
—Je ne m'y fie pas; ces pauvres bêtes n'ont pas eu à manger, pour sûr, gémit Sefietje, presque en larmes.
Elle alluma une petite lanterne à huile et disparut dans le noir du jardin. En approchant de l'écurie elle entendit les chevaux s'agiter et le bruit de chaîne de leur licol; et dès qu'elle eût ouvert la porte, hennissements et piaffements l'accueillirent. Ils bouleversaient leur litière et leurs beaux grands yeux anxieux étaient tous tournés vers la lumière que Sefietje portait à la main.
—Guust, es-tu là! cria-t-elle, s'avançant vers l'échelle de la soupente.
Pas de réponse.
Guust—autrement dit le «Poulet Froid»—avait l'ordre d'être rentré au plus tard à neuf heures et demie. C'était une consigne formelle donnée par M. de Beule et que le «Poulet Froid» ne se serait jamais risqué à enfreindre. A présent il était dix heures—Sefietje les entendit avec horreur, ces dix coups, tomber, lents et lugubres, du clocher de l'église—et le «Poulet Froid» n'avait pas rejoint son poste. «Guust, es-tu là?» demanda-t-elle encore une fois. Mais, de réponse, pas davantage. Sefietje, grimpant à l'échelle et passant la tête par la trappe, put constater que le galetas était vide et le lit point défait. Le «Poulet Froid» n'avait donc pas paru, plus aucun doute; et il n'était pas venu donner l'avoine aux chevaux. Aux yeux de Sefietje, ce manquement renversait tout; au point qu'elle se mit à sangloter, comme brisée de douleur, en descendant avec sa lanterne l'échelle de la soupente.
Elle alla au coffre à avoine et, cette fois, remplit bien la mesure. Elle n'hésita pas non plus à donner toute une botte de foin à chacun des chevaux. Les bêtes mangeaient: on entendait un bruit sourd et continu, comme de meules qui broient. Et Sefietje hésitait, avec un gros soupir. Elle craignait de mal faire. Tout de même, elle remplit un seau à la pompe et le hissa jusqu'aux auges. C'était presque au-dessus de ses forces. L'eau ruisselait et lui mouillait les pieds. Deux des chevaux burent avec avidité; les autres ne s'arrêtèrent pas de manger. En buvant ils aspiraient le liquide comme une pompe: on voyait le niveau baisser. Les autres n'y trempaient qu'un moment le naseau, comme si cette eau les dégoûtait. Inconsolée, Sefietje ferma la porte de l'écurie et retourna à la maison.
V
De toute la nuit, elle ne put dormir. La tragédie des chevaux la hantait ainsi qu'un cauchemar. Que s'était-il passé? Qu'allait-il se passer demain? A cinq heures du matin Sefietje était sur pieds. C'était l'heure où le «Poulet Froid» devait donner aux chevaux leur ration du matin. Qui sait? Il était peut-être rentré tard dans la nuit. Frissonnante dans l'air froid, un fichu jeté en hâte sur la tête et les épaules, Sefietje retourna vers l'écurie.
Rien! Pas l'ombre de «Poulet Froid»! Sefietje courut à la chambre des machines; Bruun devait déjà s'y trouver, pour mettre ses chaudières sous pression. Pas plus de Bruun que de «Poulet Froid». Elle ouvrit la porte de fer du fourneau. Le feu était éteint, noir, et la chaudière n'avait qu'un faible sifflement, telle une chose qui est en train de rendre l'âme. Alors Sefietje fut prise d'épouvante. Elle retourna en courant à la maison, d'une voix entrecoupée y raconta ses aventures à Eleken, qui venait de descendre, puis elle se laissa tomber sur une chaise, les yeux hagards et les mains jointes, à bout de forces. La deuxième servante, avec de sourdes exclamations, se mit aussitôt à courir de-ci de-là d'un air effaré.
A six heures, au moment où la besogne quotidienne aurait dû commencer, la fabrique gardait un silence de tombe. Sefietje n'osait même plus y aller voir; on eût dit qu'il y allait de sa vie. Mais elle dépêcha Eleken vers la «fosse aux femmes». Au bout de trois minutes, celle-ci revint avec la nouvelle consternante que ni dans la «fosse aux femmes», ni dans la «fosse aux huiliers», ni nulle part dans toute la fabrique, il n'y avait âme qui vive.
—C'est la grève, soupira Sefietje d'une voix blanche.
A six heures et demie, son heure habituelle, M. de
Beule descendit.
Avant d'avoir quitté sa chambre, il avait été frappé par le
silence
insolite qui régnait dans la fabrique et, tout de suite, il demanda
à
Sefietje:
—D'où vient que ça ne tourne pas?
—Monsieur, dit Sefietje, hoquetante, la respiration coupée, il n'y a personne à la fabrique!
—Comment ça! s'écria M. de Beule.
Et il se précipita dans le jardin. Sefietje courut en toute hâte à l'étage pour avertir Mme de Beule et M. Triphon. Ils descendaient au moment même où M. de Beule, fou de rage, revenait de la fabrique.
—Veux-tu savoir maintenant ce qu'il en est de ces voyous?… hurla-t-il du plus loin qu'il vit sa femme.
Mme de Beule ne devait rien savoir. Elle n'en savait que trop. Mains jointes, elle soupira:
—Quelle affaire, mon Dieu! Quelle affaire!
—Ces voyous! Ces saligauds! Ces vauriens! Ces
mendiants! rugit M. de
Beule. Plus un seul d'entre eux ne remettra les pieds à la
fabrique.
D'autres ouvriers! Tout de suite!
—Où les prendre? demanda anxieusement Mme de Beule.
Cette simple question partit surexciter au plus haut point M. de Beule.
—Tu ne t'imaginés pourtant pas que ça m'embarrasse? dit-il.
Se tournant vers Sefietje il ordonna:
—Va d'abord et avant tout demander à Justin-la-Craque s'il veut soigner les chevaux.
La fureur s'étranglait dans sa gorge. Il tonna:
—Les sales individus! Ils ont laissé ces pauvres bêtes sans nourriture!
—Pardon, monsieur, moi je leur ai donné hier soir du foin et de l'avoine, dit Sefietje d'une voix qu'on entendait à peine.
Et elle s'empressa de courir chez Justin. Ce qu'il fallait avant tout, c'était un chauffeur. Qui prendrait-on pour remplacer Bruun? Ils cherchèrent, sans trouver personne qui eût les aptitudes requises.
—Doorke Pruime, peut-être, risqua timidement Mme de Beule.
Agacé, M. de Beule haussa rageusement les épaules.
—Soyons sérieux, hein! grommela-t-il.
Mme de Beule se tint coite.
—Moi, je puis le faire, dit brusquement M. Triphon sans regarder son père.
Oh! oui, mon garçon, fais-le! s'écria Mme de Beule en regardant son fils avec une admiration attendrie.
Par rancune invétérée, M. de Beule ne souffla mot, mais son silence même voulait dire qu'il acceptait l'offre.
Comme «huiliers», poursuivit-il quelque peu radouci, nous pourrions prendre Doorke Pruime, Sies van Lierde et Vloaksken. Comme «cabris», Peetse Fnieze; comme meunier, Soarlewie Soarels.
Mme de Beule approuvait tout d'un hochement de tête. M. Triphon, conscient de la responsabilité qu'il allait assumer, prenait un air sérieux, concentré, énergique. Il estima rapidement que son travail comme chauffeur ne l'empêcherait pas d'aller parfois chez Sidonie. Et puis, il avait le dimanche. L'affaire, en somme, ne se présentait pas trop mal; ils se remettaient de leur émotion. Ils avaient presque une lueur de triomphe et même de provocation dans le regard.
—Et les femmes? demanda Mme de Beule.
A ce seul mot, M. de Beule rebondit au paroxysme de la fureur.
—Plus de femmes … nom de nom! tonna-t-il. Plus de ces roulures ici!
Et ses yeux lançaient des éclairs vers M. Triphon comme pour l'anéantir.
Mme de Beule n'insista pas. Elle se replia peureusement sur elle-même; et, de son côté, M. Triphon fit semblant de ne pas saisir l'allusion haineuse. Il alluma sa pipe et s'intéressa un instant à Kaboul et Muche, qui s'entr'étudiaient avec le soin le plus minutieux, comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis des années. La porte s'ouvrit et Sefietje reparut. Elle était rouge et suait d'avoir tant couru.
—Justin soignera les chevaux. Il leur a déjà donné l'avoine, et il est en train de les étriller, dit-elle.
Il y eut un murmure de satisfaction. M. de Beule témoigna son contentement par un geste approbatif, et dit:
—Parfait. Déjeune maintenant, Sefietje; puis tu
iras chez Doorke
Pruime, chez Sies van Lierde et chez Vloaksken, pour leur demander
de
venir travailler à l'huilerie. Après, tu iras chez Peetse Fnieze et
chez
Soarlewie Soarels, pour les engager comme «cabris» et
meunier.
—J'ai déjà déjeuné; j'y vais tout de suite, répondit Sefietje d'un air soumis.
Et, aussitôt, elle repartit. Alors M. et Mme de Beule allèrent aussi prendre leur petit déjeuner que leur servit Eleken, avec de la fièvre dans ses mouvements et les jupes battantes.
—Pourquoi cette fille est-elle toujours si agitée? demanda M. de Beule agacé.
Mme de Beule tâcha de lui faire comprendre qu'elle avait double besogne, pendant que Sefietje était en course. Kaboul et Muche, selon leur habitude, allaient de l'un à l'autre, quêtant avec des yeux de convoitise, leur part du déjeuner.
Les maîtres ne s'étaient pas encore levés de table que Sefietje était déjà de retour. Essoufflée, le visage moite, son visage osseux aux pommettes avivées d'une flamme, elle avait un air presque tragique; elle rapportait des nouvelles désolantes.
—Monsieur, dit-elle de sa voix éteinte et angoissée, tous ces gens ont du travail. Seul Vloaksken pourrait venir.
—Sacré tonnerre de…! jura M. de Beule en assénant sur la table un coup de poing qui fit sauter les tasses dans les soucoupes.
Sefietje avait les yeux pleins de larmes. Mme de Beule semblait épouvantée. M. Triphon sentait vaciller en lui sa force de résolution.
—Est-ce que l'on ne pourrait pas en trouver
d'autres? glissa Mme de
Beule.
—Je n'en veux plus, sacré tonnerre de nom … je ne veux plus personne! hurla M. de Beule avec un nouveau coup de poing sur la table. Je ferme la boîte, j'arrête tout le tremblement et nous verrons un peu qui, d'eux ou de moi, tiendra le plus longtemps!
Il se leva d'un bond, sortit, pour courir, gonflé de fureur, vers la fabrique.
—Mon Dieu! Mon Dieu! Que va-t-il se passer? gémit Mme de Beule en joignant les mains.
Accablée, comme si elle eût reçu le coup de grâce, Sefietje rentra en larmoyant dans sa cuisine.
VI
M. de Beule tint parole avec un entêtement farouche. Il alla lui-même fermer à clef toutes les portes de la fabrique, se rendit compte que Justin-la-Craque et son aide Komèl s'occupaient des chevaux; et lorsque Vloaksken, le seul ouvrier qui eût consenti à venir travailler à la fabrique, se présenta au cours de la matinée, il le renvoya sans façons, en lui déclarant d'une voix rageuse qu'il fermait boutique et n'avait pas l'intention de la rouvrir de sitôt.
Quelques jours se passèrent. M. de Beule, avec sa colère froide et concentrée, allait et venait, sans but. M. Triphon, qui à présent n'avait plus rien du tout à faire, déambulait de même, mettant tous ses soins à éviter le nez à nez avec son père; et Mme de Beule ne cessait de gémir, se lamenter, cependant qu'à la cuisine régnait un silence de mort. Seule, Eleken persistait à courir en tous sens, l'air affairé. Cela agaçait M. de Beule à tel point qu'un jour il l'arrêta et lui demanda avec véhémence:
—Mais, sacredieu! qu'est-ce que tu as à toujours courir ainsi?
—Mais … pour mon ouvrage … monsieur, répondit la servante, blême d'effroi.
—Fais donc ton ouvrage un peu plus tranquillement, nom d'un tonnerre, ragea M. de Beule.
Eleken ne dit plus rien et partit dans un envol de jupes plus sourd, mais, pendant tout le reste de la journée, on lui vit les yeux pleins de larmes. Et le soir, Sefietje, les pommettes en feu, vint annoncer à Mme de Beule que, très probablement, Eleken quitterait son service à la fin du mois.
Des bruits divers circulaient touchant les ouvriers et leurs dispositions. Selon les uns, ils étaient fermement décidés à maintenir leurs revendications jusqu'au bout. Selon d'autres, les femmes des grévistes se montraient beaucoup moins enthousiastes qu'eux; elles commençaient à récriminer et insistaient pour que leurs hommes reprissent le travail.
On les voyait assez souvent, la pipe au bec, les mains dans les poches, par les rues du village, et passer volontiers, comme en manière de protestation et de provocation, devant la demeure des de Beule. Certains d'entre eux tenaient à la main le petit journal socialiste et le lisaient ostensiblement: on pouvait les voir de la maison du patron. Il y avait déjà eu un ou deux articles sur la grève de la fabrique de Beule; naturellement, on y prenait parti pour les ouvriers, et M. de Beule, dont le nom prêtait aux allusions faciles par le son qu'il avait en flamand, M. le Bourreau, y était traité de négrier. Régulièrement, le patron trouvait ces numéros du journal dans sa boîte aux lettres.
C'était Pierken qui menait la bande et, parfois, il faisait en pleine rue quelque allocution brève et violente, Victorine marchait à son côté, le plus souvent la seule femme dans le groupe, parfois accompagnée de Lotje ou de Zulma, Free, Poeteken, Leo, Fikandouss-Fikandouss, Bruun, le chauffeur, Pol et le «Poulet Froid», Pee, le meunier et Miel, cette espèece de veau, suivaient, tous l'air plus ou moins perdu et ahuri; ils trouvaient le temps long, déconcertés par ces journées à ne rien faire, auxquels ils n'étaient pas habitués, dans l'attente continuelle d'une solution qu'ils avaient escomptée très rapide et qui semblait s'éterniser. Quant à Berzeel, il demeurait invisible. On le disait retourné à son village, mais personne ne savait au juste. Les gens, au passage des grévistes, venaient regarder curieusement sur le seuil de leur porte; et tout le village était soudain retombé à un calme et un silence extraordinaires, depuis qu'on n'y voyait plus fumer la haute cheminée de la fabrique, et n'entendait plus le tonnerre incessant des pilons.
Parfois Justin-la-Craque et Komèl faisaient un bout de conduite auc chômeurs. La première fois que M. de Beule les vit, ce fut un drame. Il bondit de fureur et voulut incontinent leur interdire l'accès de l'écurie. Les supplications de sa femme, et surtout l'idée assez peu réjouissante d'avoir à soigner lui-même les chevaux, modérèrent sa fougue. Il résolut d'avoir une explication avec les deux forgerons. Il se rendit à l'écurie vers l'heure où il était sûr de les y trouver, et, maîtrisant à grand peine la colère et l'indignation qui bouillonnaient en lui:
—Justin, je t'ai vu ce matin en compagnie des gouapes!
—Oui, m'sieu, dit Justin comprenant aussitôt de quoi s'agissait et admettant l'ignominieuse épithète; oui, m'sieu, j'ai été avec eux et je voudrais bien que ça finisse, cette blague-là.
—Pour moi ça peut durer dix ans! fanfaronna M de Beule avec hauteur.
Pour moi pas, m'sieu, pour moi pas! répondit Justin avec force. Quand la fabrique ne marche pas, moi non plus je n'ai pas grand'chose à faire. Je voudrais que vous vous entendiez avec eux, m'sieu.
Justin-la-Craque, avec ses bêtises quand il avait bu un verre de trop et qu'il «opépitait», faisait parfois preuve, à jeun, d'un jugement assez sensé, de même qu'il était un excellent ouvrier quand il voulait bien s'en donner la peine. En outre aucune timidité ne le retenait et, lorsque sa conviction était faite, nulle crainte ne l'arrêtait de l'exprimer avec grande franchise. Il regarda M. de Beule bien en face et poursuivit:
—J'ai causé avec tous, m'sieu, et il y en a des bons et des mauvais parmi eux. Pierken demande trop et c'est lui qui excite les autres, Victorine va naturellement de son côté et Fikandouss aussi. Je ne leur ai pas mâché la vérité. Je leur ai dit qu'ils demandaient trop et qu'ils avaient tort. Mais les autres, m'sieu, si les autres obtenaient quelque satisfaction, si peu que ce soit, ils seraient contents et reprendraient le travail.
—Bien; pas un centime! cracha M. de Beule.
—Vous avez tort, m'sieu. Vous avez grandement tort,
dit posément
Justin.
—Le «Poulet Froid» a laissé mes chevaux sans manger ni boire! cria M. de Beule, rouge de colère.
—Il le regrette, m'sieu, il ne le ferait plus, affirma Justin. Et Komèl répéta d'un ton convaincu:
—Non … non … il ne le ferait plus.
—Si vous leur accordiez quelque chose, insista Justin. Par exemple, chaque fois deux gouttes au lieu d'une; et le soir, s'ils pouvaient finir à sept heures et demie au lieu de huit heures. Je crois que tous, ou à peu près, seraient contents. Je réponds de Free, de Pee, d'Ollewaert et de Berzeel. Et je suis presque certain que les autres suivraient.
—Oui … oui …, deux gouttes au lieu d'une, répéta Komèl en écho. Et son grand nez bougea dans sa face de suie, comme s'il dégustait déjà le royal cadeau.
—Rien, rien! réitéra durement M. de Beule. Et il quitta l'écurie pour en briser là.
VII
C'était chose curieuse, et personne ne savait ni ne comprenait comment cette rumeur s'était propagée; mais elle courait avec persistance, par tout le village. Les ouvriers, disait-on, se montreraient satisfaits et la grève prendrait fin, si M. de Beule consentait à diminuer la journée de travail d'une demi-heure et à doubler la ration de genièvre.
Sefietje en avait entendu parler, ainsi qu'Eleken, qui, après tout, ne quitterait pas son service à la fin du mois. Mme de Beule et son fils étaient également au courant. Cela flottait dans l'air, et on avait parfois l'impression, à voir les gens sur le pas de leur porte ou par groupes, le nez au vent, aux coins des rues, qu'ils humaient les émanations volatilisées de l'alcool réconciliateur. On était vers la fin de la première semaine de grève et on sentait venir le dimanche comme un jour de crise décisive, où, de deux choses l'une: le conflit serait résolu, ou bien prendrait des proportions inquiétantes.
Ce dimanche-là, de fort bonne heure dans la matinée, on put voir Pierken, l'air soucieux et affairé, passer et repasser dans la rue; et à dix heures, après la grand'messe, des camelots distribuer la petite feuille socialiste. Elle contenait un article où l'on disait violemment leur fait aux faux frères qui oseraient trahir la cause commune et vendre leurs droits les plus sacrés, leur dignité d'hommes libres, pour un immonde verre d'alcool empoisonneur.
A onze heures Justin-la-Craque vint sonner à la porte de M. de Beule. Il était légèrement éméché, avec des yeux aqueux et fixes, prêt à fredonner l'O Pepita. Il n'en fit rien pourtant, mais insista pour avoir un moment d'entretien avec M. de Beule; et lorsque celui-ci, averti par Sefietje, parut enfin, non sans une répugnance marquée:
—Puis-je, monsieur? Puis-je? demanda Justin, sans plus de précision.
—Quoi? dit M. de Beule, bourru et méfiant.
—Leur dire qu'ils auront double ration et pourront finir à sept heures et demie?…
—Pour l'amour de Dieu, accepte! supplia Mme de Beule, intervenant dans la conversation.
—Mais ne te mêle donc pas de ces affaires-là! dit M. de Beule, se retournant agacé.
Avec un soupir Mme de Beule s'éloigna. Fixement, de ses yeux vitreux d'alcoolique Justin regardait M. de Beule. Il crut sentir qu'il hésitait, fléchissait.
—Je vais le leur dire! Je vais le leur dire! s'écria-t-il brusquement dans un transport d'enthousiasme, en faisant un mouvement vers la porte.
—A tes risques et périls, Justin! Ça vient de toi! cria M. de Beule d'un ton sévère.
—Oui … oui … ça vient de moi! cria Justin.
Et d'un saut il fut dans la rue.
—Ils vont revenir! jubila Mme de Beule avec un soupir de soulagement.
Mais M. de Beule la toisa d'un regard courroucé et répliqua:
—Qu'en sais-tu? Et d'ailleurs, qui te dit que je les laisserai rentrer?
Mme de Beule préféra ne rien répondre. Et elle se rendit à la cuisine auprès de Sefietje, pour parler du dîner.
VIII
Le dimanche s'écoula, exceptionnellement tranquille. Ce calme absolu donnait au village un air morne; on l'eût dit abandonné. M. Triphon, en rentrant vers cinq heures, apporta cette étrange nouvelle: il avait rencontré Berzeel dans la rue, et il n'était pas ivre.
—Il n'était pas ivre! s'écria Sefietje, stupéfaite et presque alarmée.
—Non; absolument pas! Aussi frais que je suis! affirma M. Triphon.
Sefietje n'en revenait pas. Ses pommettes se colorèrent du rouge des grandes agitations intérieures.
—Est-ce qu'il y a du nouveau? demanda Mme de Beule en s'approchant, l'air inquiet.
—Non, maman, sauf que Berzeel se promène dans le village et qu'il n'est pas ivre, répéta M. Triphon.
—Oh! ça, c'est bien! dit Mme de Beule satisfaite.
M. de Beule, occupé à écrire dans son bureau, parut également au bruit des voix et, d'un air rogue, demanda ce qui se passait. Mme de Beule lui communiqua l'étonnante nouvelle, ajoutant que cela lui semblait de très bon augure.
—Était-il seul? demanda M. de Beule à sa femme, évitant, selon sa hargneuse habitude, d'adresser directement la parole à son fils.
—Tout seul, répondit M. Triphon d'un ton mat, affectant, de son côté, de ne pas regarder son père.
—Ça peut encore venir. Il n'est pas trop tard pour se saouler, ricana M. de Beule.
Tout de même, il n'était pas de trop méchante humeur, ce jour-là. Au contraire. On aurait presque pu lui trouver un soupçon d'air enjoué, si le mot n'eût juré avec son caractère. Il ralluma un bout de cigare, ce qui était généralement bon signe, et rentra dans son bureau. Kaboul et Muche, qui s'étaient un instant flairés comme deux étrangers, suivirent chacun leur maître.
Lorsque six heures eurent sonné à l'église, M. de Beule ressortit de son bureau et s'en alla, par vieille habitude, faire un tour à la fabrique, suivi de Muche. Arrivé non loin de l'écurie, il vit, à peu de distance, trois hommes en conversation animée. Il reconnut Justin-la-Craque, son aide Komèl et … non sans une vive émotion … le «Poulet Froid»! M. de Beule eut un sursaut violent et un mouvement instinctif pour se précipiter sur l'individu qui avait si odieusement négligé ses chevaux. Une seconde impulsion, tout aussi spontanée et machinale, le retint. Le trio lui tournait le dos et on ne l'avait pas vu venir. Il rappela Muche, revint en arrière et se tint caché, derrière un pan de mur. Il lui venait un bruit de voix sans qu'il lui fût possible de comprendre ce qui se disait. Mais il vit le «Poulet Froid» sortir de l'écurie avec le crible pour l'avoine et l'entendit qui secouait le grain, d'où s'envolait dans la cour un petit nuage de fine poussière. Le «Poulet Froid» avait donc repris le travail, sans rien dire. Le «Poulet Froid» ne se considérait plus comme étant en grève.
M. de Beule se retira en douceur et rentra tout droit à la maison. Mme de Beule, qui l'avait vu traverser le jardin d'un pas agité, lui demanda anxieusement ce qu'il y avait.
—Ce qu'il y a! dit M. de Beule haletant. Il y a que je me retiens pour ne pas flanquer des coups de pied à un voyou là-bas!
—Qui donc, mon Dieu! dit Mme de Beule, prise de peur.
—Le «Poulet Froid»! Il est auprès des chevaux!
—Oh! non, non! fit Mme de Beule suppliante.
—Ne l'aurait-il pas mérité, peut-être? ragea M. de Beule.
—Si … si … mais pourtant tu ne peux pas!
—Oh!… si je ne me retenais!… gronda M. de Beule menaçant.
—Oh! je t'en conjure! Je t'en conjure! gémit Mme de Beule, les mains jointes.
M. de Beule fit comme si ce n'était pas chose facile de le fléchir, et finit tout de même par acquiescer à contre-coeur. Mais il jura qu'il assommerait le «Poulet Froid» au moindre reproche qu'il aurait à lui faire dans son service à l'avenir.
—Rien ne clochera plus; il a eu une rude leçon; tous ont eu une rude leçon, dit Mme de Beule conciliante.
Et elle l'entraîna doucement vers la salle à manger, Eleken venait de servir le repas. Il y avait du poulet avec de la salade, un plat que M. de Beule aimait beaucoup. Il en mangea goulûment et avec abondance, s'il se repaissait de la chair d'un ennemi.
Après le souper M. Triphon se retira discrètement
et se rendit chez
Sidonie.
—Mon Dieu! dit en soupirant Mme de Beule à Sefietje, il aurait bien pu rester à la maison un soir comme celui-ci.
—Ah! oui, madame, mais quand on est entre les mains d'une pareille créature!… répondit Sefietje d'un air entendu et peu encourageant.
Sans insister, Mme de Beule rentra dans la salle à manger où elle tâcha de distraire son mari.
Heureusement M. Triphon ne fut pas longtemps absent. A neuf heures et demie, il était de retour avec un renseignement curieux, qui les étonna tous très fort: Pierken, à cette heure-ci, déambulait en état d'ivresse par le village. Parfaitement, Pierken; lui, qui autrement ne buvait jamais, courait maintenant en compagnie de Fikandouss, d'un cabaret à l'autre, en faisant du boucan et cherchant querelle à tout le monde. Berzeel ne le quittait pas d'une semelle. Oui, Berzeel, parfaitement à jeun, absolument maître de lui, veillait sur Pierken comme un père sur son enfant, en faisant tous ses efforts pour le calmer et le ramener à leur logement commun. Ils venaient de quitter la Bonne Espérance et se dirigeaient vers le Petit Sabot.
—Mais, mais, mais! s'exclama Mme de Beule en joignant les mains de stupéfaction. M. de Beule eut un petit rire haineux et bref.
—Le monde renversé, quoi! ricana-t-il.
M. Triphon, l'air satisfait de lui-même, se dirigea vers la cuisine. Il y trouva Sefietje inquiète, rouge, et Eleken qui allait et venait, les jupes battantes.
—Bruun, le chauffeur, est venu ici, murmura Sefietje.
—Bruun, le chauffeur! Pour quoi faire? demanda M. Triphon ébahi.
—Pour prendre les clefs.
—Les clefs de la fabrique?
Sefietje fit signe que oui.
—Et tu les lui as données?
—Il les a prises, dit Sefietje.
—Est-ce que tu l'as dit à papa?
—Mais non!
M. Triphon prit sa casquette et se hâta, dans l'obscurité, vers la fabrique. Il secoua toutes les portes, qu'il trouva fermées. Dans la chambre au-dessus de l'écurie, il aperçut un mince filet de lumière: le «Poulet Froid» était à son poste. M. Triphon se retira sur la pointe du pied. Avec un sentiment d'espoir mêlé d'incertitude, il retourna à la maison, où il ne dit mot.
IX
Quatre heures du matin: Sefietje était déjà éveillée. Il lui sembla, dans son sommeil léger, avoir entendu des pas feutrés sous sa fenêtre. Les yeux ouverts et fixes dans le crépuscule de l'aube à peine naissante, elle resta immobile sur le dos à écouter et n'entendit plus rien. Mais l'inquiétude couvait en elle; elle se leva, écarta le petit rideau de sa lucarne, regarda dans le jardin, tâchant d'en sonder les profondeurs vagues.
Une exclamation sourde lui échappa. Au-dessus des frondaisons grises et brouillées, la haute cheminée de la fabrique dardait son cierge rose et du bout noirci sortait un mince filet de fumée fauve, qui allait se perdre dans le vide du ciel. Alors Bruun était déjà à ses chaudières, la grève était finie et, tout à l'heure, le travail allait reprendre à la fabrique. Une joie immense emplit son âme ingénue d'esclave ayant fait siens les intérêts de la famille qui l'exploitait depuis près d'un demi-siècle. Elle se précipita vers le lit où dormait Eleken et la secoua.
—Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qui se passe? sursauta la jeune servante apeurée.
—Pscht! La cheminée de la fabrique qui fume! Elle fume! Elle fume! répétait Sefietje jubilante.
—Ah!… dit Eleken, dont la tête lourde de sommeil retomba sur l'oreiller.
A six heures très exactement, Sefietje, qui attendait depuis trois quarts d'heure, en une agitation croissante, dans sa cuisine déserte, entendit un bourdonnement bien connu sortir de la fabrique. Quelques instants après, les pilons se mirent à rebondir, comme en un pas de danse joyeuse. Aussitôt M. et Mme de Beule, ainsi que M. Triphon, quittèrent leurs chambres et descendirent. La joie du triomphe illuminait leur visage et M. de Beule s'exclama:
—Haha!… Ils reconnaissent donc qu'ils ne sont pas les plus forts, les petits bonshommes!
—Les femmes sont-elles aussi rentrées? demanda Mme de Beule.
Eleken fut dépêchée à la fabrique. Elle revint au bout de trois minutes et dit:
—Toutes les femmes sont à leur ouvrage, excepté Victorine.
—Celle-là n'a pas à revenir … Je ne veux plus la voir à la fabrique! cria M. de Beule en un accès de colère subite.
Pendant le déjeuner on tint conseil sur l'attitude à prendre.
—Il faudrait d'abord y aller voir, opina M. Triphon.
M. de Beule eut un geste d'impatience. Il persistait hargneusement à ne pas vouloir adresser la parole à son fils. Se tournant vers sa femme il dit:
—Si j'y vais, je les flanquerai tous dehors à coups de pied. Il vaudrait peut-être mieux que tu….
—J'irai, j'irai! s'empressa d'approuver Mme de Beule.
—Mais dis-leur surtout, insista M. de Beule, reprenant du coup tout son aplomb, que s'ils recommencent jamais ou si j'ai à me plaindre d'eux le moindrement à l'avenir, c'est la porte, immédiatement.
Mme de Beule ne dit mot. Elle se hâta de finir son déjeuner et, se levant:
—Est-ce que tu m'accompagnes? demanda-t-elle, hésitante, à son fils.
Elle craignait que son mari ne s'y opposât: mais il ne dit rien. Bien que M. Triphon n'existât plus pour lui, il ne trouvait pas mauvais qu'il se chargeât à sa place de cette corvée. La mère et le fils quittèrent la salle à manger et gagnèrent le jardin en fleurs. La matinée d'été était merveilleuse. L'herbe se couvrait comme d'un transparent argenté et l'air semblait une chose qu'on pouvait boire, une source pure qui vous revivifiait tout entier. Les grands arbres achevaient leur calme rêve de la nuit. Leurs cimes vaporeuses fumaient, à peine traversées par les flèches d'or du soleil levant. On croyait humer du bonheur.
Ils arrivèrent devant la chambre des machines et ouvrirent la porte sans brusquerie. La gueule rouge de la fournaise était toute large ouverte et Bruun y jetait à grandes pelletées du menu charbon mouillé. Son visage en sueur se cuivrait aux reflets de la flamme et les poils frisottants de sa barbe noire semblaient du fil métallique incandescent. Il se rangea très vite lorsqu'il vit entrer Mme de Beule avec son fils et salua, poliment, à la façon habituelle, comme si rien d'extraordinaire n'était arrivé:
—Bonjour, madame. Bonjour, Monsieur Triphon.
—Bonjour, Bruun, répondirent-ils tous deux.
Un bref silence. Bruun s'était remis à activer ses feux, mais Mme de Beule, sentant bien que l'on ne pouvait en rester là et qu'il fallait dire quelque chose, rassembla tout son courage.
—Alors, Bruun, commença-t-elle, qu'est-ce qui vous a donc pris à tous de nous laisser en plan comme ça?
Bruun toussa. Il cherchait à répondre, semblait-il, mais les paroles ne venaient pas. Il toussa encore et regarda dans son feu avec une attention extrême, comme si la réponse, vraiment, devait sortir de là.
—Il ne faudrait pas que ça se répète, poursuivit Mme de Beule avec calme. Cette fois-ci monsieur ferme les yeux, mais à la prochaine occasion, il n'en serait plus de même, soyez sûr.
Bruun cessa d'activer son foyer et regarda un instant Mme de Beule bien en face. Décidément, il voulait dire quelque chose et commençait déjà à émettre des sons. Mais ça ne sortait encore pas. Il semblait ne pas pouvoir trouver les mots pour exprimer ses sentiments. Du reste, Mme de Beule n'insista point. Elle lui avait dit ce qu'elle voulait lui dire et, accompagnée de M. Triphon, passa dans la «fosse aux huiliers» où les pilons menaient leur danse infernale.
Il y avait deux places vides aux établis. M. Triphon le remarqua du premier coup d'oeil: celle de Pierken et celle de Fikandouss. Il s'empressa de le glisser à l'oreille de sa mère, avant qu'elle et lui passent lentement devant la rangée des ouvriers, en répondant d'un mouvement de tête à leur salut silencieux. Tous les autres étaient à leur poste. Berzeel y était, parfaitement de sang-froid, sérieux et même grave, comme s'il sentait peser sur lui une responsabilité inhabituelle. Leo y était, Free y était, Poeteken y était, et Ollewaert aussi, tous à l'envi posés et graves, absorbés dans leur travail, comme s'il n'existait nul autre intérêt au monde. Pee était déjà tout blanc, tel un bonhomme de neige, à côté de ses moulins rageurs, et Miel, cette espèce de veau, avec l'autre «cabri» se démenait autour des énormes meules verticales. Miel resta une minute bouche bée lorsqu'il vit paraître Mme de Beule avec M. Triphon et ses épais sourcils rejoignirent presque ses cheveux, faisant disparaître le doigt de front qu'il possédait. Visiblement, il n'avait rien compris à tout ce qui s'était passé et attendait encore la solution de l'énigme.
Les hommes semblaient de plus en plus absorbés dans leur travail et les pilons tapaient avec une telle furie que Mme de Beule et son fils se sentaient dans l'impossibilité matérielle d'entamer le moindre colloque. D'ailleurs, il n'y avait rien d'autre à dire que ce qu'ils venaient de signifier à Bruun, qui, certes, ne manquerait pas de leur en faire part; mais ils auraient bien voulu savoir pourquoi Pierken et Fikandouss n'étaient pas revenus et ce qu'ils avaient l'intention de faire. M. Triphon, profitant d'une brève accalmie dans l'ouragan des pilons, s'approcha de Berzeel et lui demanda:
—Est-ce que Pierken ne revient plus?
—Mais si, mais si, m'sieu; seulement il est un peu malade; il a un fort mal de tête, répondit Berzeel.
—Et Fikandouss?
—Ça, je ne sais pas, m'sieu, dit Berzeel de son air grave et absorbé.
Les pilons recommençaient à bondir, les hommes s'affairaient autour des presses. Sans s'attarder davantage, Mme de Beule et M. Triphon quittèrent la «fosse aux huiliers» pour se diriger vers la «fosse aux femmes». Au moment de sortir de l'huilerie, comme ils se retournaient sans penser à mal, ils aperçurent de loin Bruun, le chauffeur, qui épiait leur départ, par la porte entr'ouverte de la chambre des machines.
Dans la «fosse aux femmes», plus rien qui les empêchât de dire tout ce qu'ils voulaient. Là aussi tout le monde était à son poste, hormis Victorine. Dès que Mme de Beule et son fils eurent fait leur entrée, Mietje, Lotje et «La Blanche» firent une sortie violente contre Pierken et Victorine qui, disaient-elles, avaient entraîné à la grève tous les autres, contre leur gré. La vieille Natse pleurait comme une Madeleine; et elles étaient unanimes à jurer leurs grands dieux que jamais plus pareille chose n'arriverait et qu'elles chasseraient Victorine à coups de pied quelque part, si elle osait reparaître dans leur atelier.
—Mais comment avez-vous pu vous laisser monter la
tête ainsi? s'exclama
Mme de Beule, levant les bras d'indignation.
—Eh oui, bien notre bêtise, notre folie! s'écria Lotje.
Et, à son tour, brusquement elle éclata en larmes.
—Ah! mon Dieu, madame, quelle affaire! Quelle
terrible affaire! geignit
Natse, les mains jointes.
—Qu'ils essayent donc d'y revenir! Je mordrais, je
grifferais! glapit
«La Blanche» hors d'elle.
Cette violence unanime des femmes rendait les reproches superflus. Aussi Mme de Beule se borna-t-elle à leur donner de bons conseils pour l'avenir, en les avertissant une fois pour toutes qu'une récidive équivaudrait au renvoi général et sans rémission.
—N'ayez pas peur, madame! firent-elles à l'unisson.
Et Mietje Compostello, de sa voix caverneuse, ajouta:
—S'il fallait me traîner à genoux d'ici jusqu'à l'église, je le ferais volontiers pour que ça ne soit pas arrivé.
Mme de Beule et son fils s'en allèrent. Dans la «fosse aux femmes» il n'avait pas prononcé un mot. A la maison, M. de Beule, triomphant, fielleux, ricanait d'aise en écoutant sa femme narrer la lamentable histoire.
X
A dix heures, le moment venu de faire sa tournée avec la bouteille de genièvre, une agitation violente s'empara de Sefietje. Que faire? Verser deux gouttes ou seulement une? Le rouge aux pommettes, elle vint demander à Mme de Beule quels étaient les ordres.
Mme de Beule n'en savait rien. Il n'y avait pas eu d'accord positif. Tout s'était manigancé par l'entremise de Justin-la-Craque, qui avait pris la responsabilité sur lui. Elle alla consulter son mari.
—Ils ne le méritent pas du tout, répondit M. de Beule sur un ton chagrin.
Comme il arrivait souvent chez lui, son humeur, l'instant d'avant victorieuse et fanfaronne, était brusquement redevenue, sans aucune cause apparente, morose et sombre. Écarlate, gonflé de colère et de rancune, il était assis au milieu des paperasses à son bureau.
—Si on leur en donnait tout de même deux pour avoir la paix, proposa timidement Mme de Beule.
Il refusa de se prononcer.
—Tu vois comme je suis surchargé de besogne… On ne peut donc pas me laisser une minute tranquille! grommela-t-il.
Mme de Beule s'en retourna auprès de Sefietje qui attendait, sa bouteille pleine sur le bras.
—Il ne veut pas se prononcer! soupira-t-elle.
—Mais que dois-je faire? soupira Sefietje à son tour.
—Donnez-leur en deux, dit Mme de Beule après une brève hésitation.
Sefietje partit, commença par la chambre des
machines, s'approcha de
Bruun. Ils échangèrent un salut banal, comme si rien ne s'était
passé et
Sefietje remplit le verre. Bruun le lampa d'un trait, garda le
verre à
la main, regarda Sefietje.
—Encore? demanda-t-elle d'une voix blanche.
Sur un signe que oui, elle remplit à nouveau le verre qu'il vida comme si c'était de l'eau, et le rendit à la servante. Sans un mot, elle passa dans la «fosse aux huiliers».
Berzeel était le premier à servir. Avec la figure toujours grave de quelqu'un qui sent tout le poids de sa responsabilité, il regarda vivement et à la dérobée la bouteille, comme s'il en jaugeait d'un seul coup d'oeil le contenu. Sefietje remplit le petit verre. Il le vida d'un trait, comme Bruun. Alors il hésita. Ses doigts tremblaient légèrement; il semblait vouloir donner et prendre à la fois. Sefietje ne comprit pas très bien; elle crut d'abord qu'il n'en désirait pas davantage. Le petit verre et la bouteille eurent chacun un mouvement de oui et non, d'abord l'un vers l'autre puis en sens inverse, jusqu'à ce que Sefietje eût enfin compris très clairement et versât une seconde rasade. Berzeel eut un rictus de satisfaction, avec un sourire de ses petits yeux vifs. «Merci», dit-il en rendant le verre vide.
Tous les autres avaient suivi la petite scène avec une curiosité tendue à l'extrême, arrêtant une minute leurs pilons pour n'en pas perdre un détail. Free et Leo sourirent comme Berzeel et se pourléchèrent machinalement les lèvres. Le petit Poeteken couvait le verre de ses yeux rayonnants et candides, pareil à un ange qui assiste à une révélation. Ollewaert eut un grand soupir de soulagement, comme brusquement délivré d'un poids énorme. Il enleva sa chique et la posa sur l'établi, pour la reprendre après qu'il aurait bu. Pee, tout blanc de farine, quitta ses moulins, et la figure de Miel, cette espèce de veau, s'épanouit en un large rire muet et figé. Il semblait enfin comprendre quelque chose à tout ce qui s'était passé et ce quelque chose le bouleversait de joie. Ils burent avec des grognements de plaisir et, du coup, Leo lança, sur un ton encore un peu timide, son «Ooooo … uuuu … iiii …» qu'on n'avait plus entendu depuis des semaines. Sefietje, bouche close, sans prononcer un mot, s'acquittait machinalement de sa tâche, le visage renfrogné, murée dans une hostilité sourde. Elle y mettait toute la diligence possible; dès qu'elle en eut fini avec les «huiliers», elle se hâta vers l'atelier des femmes. Mais avant qu'elle eût eu le temps de disparaître Justin-la-Craque vint se planter devant elle, suivi de Komèl qui portait une barre de fer, et lui demanda d'un air triomphant ce qu'elle pensait de la façon dont il avait mis fin à la grève.
—Ce que j'en pense?… Que vous êtes tous de fameux
ivrognes! s'écria
Sefietje indignée.
—Mais, Sefie! Mais, Sefie! Comment peux-tu dire!… protesta Justin avec force.
A vrai dire, il avait déjà une jolie pointe; ses yeux étaient vitreux et fixes; et il se mit à fredonner en mode mineur: «Ooooooooooo…»
—Va-t'en! Laisse-moi passer! gronda Sefietje.
—Pepita…—peeeeee … pepepepepita … pepita-pepita! poursuivit Justin avec un entêtement d'ivrogne. Mais, brusquement, changeant de ton: «Sefie, donne-nous aussi une goutte.»
—Il me semble que vous en avez déjà assez, grommela Sefietje.
—Nous! s'exclama Justin, feignant l'indignation la plus profonde. Rien qu'un bol de café froid; pas vrai, Komèl?
Komèl affirma que pas une goutte d'alcool n'avait encore humecté leurs lèvres; et, malgré elle, Sefietje, des larmes de rage aux yeux, fut forcée de leur remplir deux fois le verre, tout comme aux ouvriers de la fabrique.
Dans la «fosse aux femmes», lorsque Sefietje y entra, régnait encore la plus vive effervescence. Aussitôt qu'elle aperçut la servante, Natse eut une nouvelle crise de larmes; Lotje et «La Blanche», d'habitude si douces et si timides, ne décoléraient pas, en calculant âprement ce que cette grève idiote leur faisait perdre d'argent. Et, avec Sefietje, de nouveau elles éclatèrent violemment sur le compte de Pierken et surtout de Victorine, qui, d'après leurs dires, valait encore moins cher que lui. Leur exaltation était telle que Sefietje en oubliait de leur servir la goutte.
—Eh bien, Sefie, et la ration, qu'est-ce que ça devient? demanda enfin la noire Mietje avec un drôle de sourire mystérieux.
—Deux gouttes au lieu d'une, répondit Sefietje.
Et elle se mit en devoir de verser. Tout de suite, une transformation s'opéra dans l'atelier.
—On a tout de même obtenu quelque chose, dit Lotje en sirotant son petit verre.
Elle le vida à menus coups brefs, mais le deuxième ne glissa pas aussi facilement. Elle eut des petits frissons et fit la grimace.
—L'un sur l'autre comme ça, c'est un peu court, mais bon tout de même, dit-elle, en passant le verre à «La Blanche».
Du reste, toutes prirent, comme Lotje, leurs deux petits verres, moins parce qu'elles en avaient envie que parce qu'elles y avaient droit. Et, seule, la vielle Natse eut un hoquet devant le deuxième verre et fit mine de le refuser. Les autres trouvèrent cela très mal. M. de Beule pourrait en déduire que pour les femmes un seul verre suffisait. Elles forcèrent la vieille à boire et celle-ci se reprit aussitôt à gémir et pleurer: toutes ces révolutions lui coûteraient la vie, geignait-elle d'un air tragique.
Alors il y eut une bonne petite heure de joie et d'entrain dans la fabrique. L'alcool faisait son effet, effaçait les tristesses, suscitait les pensées joyeuses et amusantes. Des quolibets partaient dans le vacarme des pilons et, dans la «fosse aux femmes», on chanta des romances avec des voix aiguës et nasillardes, comme au bon vieux temps. Vers onze heures, un silence retomba, mélancolique, morose. Les nerfs se détendaient et l'alcool creusait son trou, où s'installait la faim. Au dehors le splendide soleil d'été illuminait la terre. Lorsqu'on venait du beau jardin fleuri, pour entrer dans une des «fosses» sombres, on avait l'impression de descendre dans un caveau. Les ouvriers ne chantaient plus, ne parlaient plus, accomplissaient leur besogne d'automates avec des yeux las et ternes. Il y régnait une atmosphère de désenchantement, de leurre, de duperie. C'était peut-être parce que le trou creusait si fort, vous rongeait l'estomac. Il aurait fallu un brin à manger avec ce deuxième verre. Enfin tintait dans la chambre des machines la méchante petite sonnette de délivrance; tous se précipitaient au dehors, dans un claquement de sabots, prenant à peine le temps de rabattre sur les poignets leurs manches retroussées.
Beaucoup de monde était aux portes pour les voir passer. Il y avait des gens qui ricanaient, avec un mauvais: «Eh bien, c'est vite fini, leur grève!» Les ouvriers faisaient semblant de ne pas entendre. Ils allaient vers le repas et, à une heure, ils seraient de retour à la fabrique. De une à quatre, ils redevenaient des automates, des nerfs et des muscles sans âme. Ils peinaient dans une vague somnolence. Leurs yeux mornes regardaient parfois les poires dorées et les pommes rouges qui mûrissaient par-delà l'enclos dans le verger de Justin-la-Craque, ou bien ils contemplaient de loin, à travers les baies de la chambre des machines, les frondaisons majestueuses dans le jardin de M. de Beule.
Au repos de quatre heures, ils allèrent tous casser la croûte en plein air, accroupis en ligne contre le mur de la cour intérieure. Cela les ranimait, rappelant un peu le bon temps jadis où des rêves irréalisables ne les tourmentaient pas et où ils étaient contents de leur sort. Somme toute, ils ne regrettaient pas le départ de Pierken et de Fikandouss. Ils n'en voulaient pas à Pierken; mais à quoi avaient abouti tous ces mirages de bonheur qu'il leur avait fait entrevoir? Quant à Victorine et aux autres femmes, elles avaient leur mépris. Ils ricanaient en haussant les épaules parce qu'elles leur tournaient le dos avec une hostilité hargneuse, affectant de laisser un espace vide entre elles et les «huiliers». Elles étaient stupides, ces femmes. Elles ne savaient que récriminer et pleurnicher. Il valait mieux, à l'avenir, n'avoir plus rien de commun avec elles.
De tout le jour, ils n'avaient pas encore vu M. de Beule et en éprouvaient un vague malaise. Est-ce que l'accord était fait ou faudrait-il encore causer? Soudain, comme ils étaient retournés à l'ouvrage, ils virent passer la queue de Muche, devant la porte d'entrée. M. de Beule suivait, rouge et gros, les épaules gonflées. Allait-il entrer en coup de vent et «partir»? Non; il passa, se dirigeant vers l'écurie. Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'il revînt. Muche s'arrêta sur le seuil et regarda son maître d'un air interrogateur. Les ouvriers, plongés dans leur besogne, se sentaient devenir petits. Mais, pour la deuxième fois, rouge et gros, M. de Beule passa sans s'arrêter et Muche le rattrapa. Les hommes respirèrent. Décidément leur maître et tyran, tout en bouillonnant de rage intérieure, acceptait le nouvel état de choses. Et ils se sentirent soulagés d'un grand poids.
A six heures, Sefietje revint pour la tournée du soir. Muette et renfrognée, elle versa à chacun les deux gouttes. Les «huiliers» ne firent aucune remarque, mais dès qu'elle fut partie des chants éclatèrent et on échangea des quolibets. Les yeux étaient rieurs et des pipes brasillaient. Ollewaert se bourra le bec d'une chique énorme. On eût dit qu'un gros abcès lui gonflait la joue droite. Miel en était ébahi et bayait au petit bossu comme il eût considéré un phénomène. Ollewaert s'en aperçut. Il regarda le «cabri» avec un sourire narquois et lui lança à la face un sonore «espèce de veau!» Leo fit entendre un rugissant «Ooooooo … uuuuu … iiiii …» et, par une fente de porte, Bruun, de son oeil de mouchard, observait la scène. A distance nasillaient les voix aiguës des femmes dans leur «fosse». C'était tout à fait comme au bon temps jadis.
Mais, vers la fin de la longue journée de labeur, revint l'accablante dépression. Il en était toujours ainsi; la lourde fatigue les matait. Les yeux devenaient torves; les mouvements se ralentissaient, s'ankylosaient. C'était le soir qui tombait sous les poutres sombres et s'appesantissait sur eux comme un fardeau. Dehors, la radieuse soirée d'été resplendissait; les pommes et les poires dans le verger du forgeron semblaient se dilater, s'amplifier, devenir des fruits fantastiques de terre promise; les frondaisons imposantes dans le jardin de M. de Beule s'ourlaient et se teintaient de pourpre et d'or; et dans le ciel limpide aux profondeurs verdâtres des troupes d'hirondelles prestes se poursuivaient, tournoyaient en poussant de longs cris perçants d'allégresse.
Quelques minutes avant la demie de sept heures, Bruun s'approcha des «huiliers» et leur demanda ce qu'il fallait faire: continuer de «tourner» jusqu'à huit heures comme jadis, ou arrêter à la demie?
—Arrêter!… Arrêter! firent-ils tous.
Bruun rentra dans la chambre des machines et arrêta. En un souffle dernier, pareil à un profond soupir, la machine expira. Aussitôt Bruun sortit et, caché derrière un pan de mur, épia ce qui se passait du côté de la maison. Il vit la porte du jardin s'ouvrir et M. et Mme de Beule paraître sur le seuil. Ils restèrent là un moment, immobiles, les yeux tournés vers la fabrique, humant l'air du soir. Lentement, ils firent demi-tour et rentrèrent. Bruun comprit qu'ils acceptaient tacitement.
Tout le monde à la fabrique, hommes et femmes, était déjà parti. Leurs sabots claquaient, lourds et lents, sur les pavés sonores. Sur l'or du couchant on voyait leurs silhouettes qui se détachaient en noir. Les femmes marchaient à part, avec leur rancune. Il n'y avait plus que quelques rares curieux sur le pas des portes pour les voir passer.
XI
Ce fut le troisième jour seulement que Pierken et Fikandouss revinrent à la fabrique. Victorine ne reparut pas. Ollewaert, furieux et brouillé à mort avec sa fille, l'avait chassée de la maison. Elle s'était réfugiée chez des voisins et travaillait à faire de la dentelle.
Les deux hommes avaient la mine sombre et renfrognée. Pierken dit bonjour aux camarades, sans plus; puis, de toute la journée, ne desserra pas les dents. Fikandouss ne dit même pas bonjour. Les autres aussi, d'ailleurs, demeuraient silencieux. Le tonnerre des pilons avait seul la parole.
A dix heures, lorsque Sefietje parut avec la bouteille, Pierken refusa sa goutte. Les autres le regardaient, stupéfaits. Quoi! Pas même un seul petit verre! « Non, pas même un», répondit Pierken, buté. Chez Fikandouss, même jeu. D'un geste décisif, il écarta la bouteille.
—Est-ce qu'on peut les boire, vos gouttes? demanda Ollewaert en retournant dans la bouche son énorme chique.
—Non! répondit Pierken d'un ton cassant et net.
Et Fikandouss répéta comme un écho:
—Non!
Les autres les regardaient de travers. L'irritation était vive surtout chez Berzeel et Leo.
—Mais, nom de nom, qui en profite alors! grogna Berzeel en toisant son frère avec indignation.
—Vous tous, qui êtes déjà assez abrutis par l'alcool, répondit Pierken d'un ton acerbe.
Les autres ne dirent plus rien, renfermés dans leur
silence vindicatif.
Les pilons rebondissaient et tonnaient.
L'après-midi, au repos de quatre heures, Pierken et Fikandouss allèrent se mettre à l'écart des autres. Pierken sortit son petit journal de sa poche et en lut un passage à mi-voix, pour Fikandouss. C'était un article sur l'échec de la grève. On y tançait la population ouvrière rurale, esclave de la boisson, qui avait perdu tout sentiment de dignité, et assez abjecte pour troquer ses droits les plus sacrés contre un verre d'alcool. Heureusement il existait encore quelques hommes parmi ce vil troupeau; et l'on citait par leur nom Pierken et Fikandouss, et on les offrait en exemple comme les futurs sauveurs de leurs frères dégénérés et malheureux. Fikandouss était tout oreille, approuvait de la tête. Oui, oui, c'était bien ça, exactement comme c'était imprimé dans le petit journal.
Voilà que s'avançait Justin-la-Craque, suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Dès qu'il aperçut Pierken il vint à lui en jubilant:
—Eh bien! Qu'est-ce que tu en dis? Est-ce que je n'ai pas bien arrangé ça?
Pierken lui jeta un coup d'oeil glacial et ne dit mot.
—Quoi? Tu n'es pas content? insista Justin.
—Je dis …, répondit enfin Pierken avec un regard coupant, je dis que tu es un foutu ivrogne et une sale crapule.
—Hein! glapit Justin, les poings serrés.
—Que tu es un ivrogne et une crapule, répéta froidement Pierken.
—Berzeel! Leo! Free! vous avez entendu ça! hurla Justin hors de lui.
Berzeel, qui pendant deux dimanches consécutifs ne s'était ni saoulé ni battu, se précipita comme un fou furieux sur son frère.
—Canaille, qui nous fous dans le malheur! hurla-t-il.
Pierken évita le coup et Fikandouss, qui s'était élancé à son secours, sauta à la gorge de Berzeel avec une violence inouïe et le terrassa. D'une main il le tenait empoigné par la peau du cou, de l'autre il lui martelait la figure à coups de poing. Berzeel, surpris par la brusquerie de l'attaque et incapable de se défendre, râlait. Komèl se précipita à son secours, tapant à tour de bras avec sa barre de fer sur le dos de Fikandouss. Et la bataille devenait générale, quand tout à coup la queue de Muche pointa à courte distance, suivi presque immédiatement de son maître. D'une secousse, M. de Beule s'arrêta, comme cloué au sol, puis il bondit vers Justin et Komèl et hurla:
—Qu'est-ce que vous avez à vous battre ici, tous deux, sacré nom de!…
Comme par enchantement, la rixe cessa.
—C'est la faute de Pier, m'sieu! glapit Justin, les yeux flamboyants.
—Je vous défends de venir à la fabrique quand vous n'y avez rien à faire! «partit» furieusement M. de Beule.
—Mais m'sieu! protesta Justin avec véhémence.
—Foutez le camp! beugla M. de Beule sans vouloir rien entendre. Foutez le camp ou je fais appeler les gendarmes!
D'un mouvement brusque, Justin fit demi-tour. Outré, dégoûté, de rage les bras battant l'air, comme une image de l'innocence injustement persécutée, il déguerpit, suivi de Komèl, qui grognait comme un ours noir. Muche aboyait à leurs trousses et M. de Beule les suivait à pas pressés et colères, pour les chasser plus vite. Frémissantes de peur, les femmes s'étaient hâtées de rentrer dans leur «fosse» et les hommes s'empressèrent d'en faire autant, sentant très bien que toute cette fureur exagérée était dirigée contre eux plutôt que contre le forgeron et son aide.
Pour le reste du jour, de nouveau la parole fut exclusivement aux lourds pilons rebondissants. Les hommes étaient silencieux et boudeurs. A six heures, de même que le matin, Pierken et Fikandouss refusèrent obstinément leur goutte, mais personne, cette fois, ne fit mine de la leur demander. Tous regardaient avec des yeux de profond mépris les deux abstinents.
Un peu avant la fin de la journée une ombre noire parut dans l'embrasure de la porte d'entrée et Justin-la-Craque, qui représentait cette ombre, s'y tint tout un temps immobile comme pour une inspection sévère des lieux. Brusquement, il quitta le seuil et s'avança dans la «fosse», se dirigeant tout droit vers Fikandouss et Pierken, qu'il regardait de ses yeux fixes. Les deux copains faisaient semblant de ne pas le voir; les autres, secrètement amusés, ricanaient en silence.
—Y a quelque chose, Justin? demanda Free d'un ton badin.
Comme un fantoche mû par un ressort, Justin-la-Craque se retourna vers Free. Ses yeux étaient vitreux et fixes; il était ivre. «Ooooooooooo…» commença-t-il en un long trémolo sombre. Tout à coup, un sac à tourteau imbibé d'huile, parti on ne savait d'où, vint le frapper en plein visage, pendant que Fikandouss se précipitait vers lui en hurlant:
—Fous-moi le camp, sacré nom, ou je t'assomme!
Justin ne se le fit pas dire deux fois. Sursautant de peur, il repassa le seuil de l'huilerie en s'essuyant avec sa manche, qui lui barbouillait la joue en noir. Les autres se mirent à rire, mais du bout des lèvres, ne voulant pas faire un succès à Fikandouss. Ils le regardaient à la dérobée, méfiants, déroutés par cet énorme changement qui s'était opéré en lui, les derniers temps. Il n'avait jamais été tout à fait d'aplomb. Qui sait s'il n'était pas en train de devenir complètement toctoc?
XII
Quelques jours se passèrent. La situation à la fabrique ne se modifiait pas. Pierken et Fikandouss restaient absolument à l'écart des autres ouvriers. Ils continuaient de refuser obstinément leurs gouttes et persistaient dans leur attitude distante et hostile. Ils semblaient plongés en des réflexions profondes. On eût dit que Pierken méditait l'exécution d'un plan secret, que Fikandouss n'était pas encore tout à fait disposé à suivre. Parfois ils tenaient de longs et mystérieux conciliabules, où Fikandouss disait à peine quelques mots. Il avait mauvaise mine et maigrissait à vue d'oeil. Sauf le moment où il s'entretenait avec Pierken, il n'échangeait mot avec qui que ce fût et passait des journées entières sombrement absorbé dans ses pensées: «Ça y est; il est maboul!» disaient les autres. De toute son excitation fébrile, et souvent exagérée, de jadis, il ne restait plus rien. Il ne riait plus, ne criait plus, n'effarouchait plus les ouvrières, et jamais plus on n'entendait son obsédant et agaçant «Fikandouss-Fikandouss!» Du reste, sur toute la fabrique semblait peser une lourde et accablante tristesse. Seules, les tournées de Sefietje avec sa bouteille amenaient une passagère détente.
XIII
Ce jour-là, un peu avant une heure, au moment où son père allait mettre la machine en marche, Miel grimpa au grenier, au-dessus de l'huilerie, pour remplir, comme d'habitude, les réservoirs à grains des meules verticales. Il était à peine en haut de l'escalier, qu'en trois bonds il redégringola, criant, affolé, les yeux écarquillés:
—Vite! Vite! Là-haut! Fikandouss!
—Qu'est-ce qu'il y a? s'exclamèrent les hommes.
—Là-haut! Fikandouss! clama Miel, comme un fou, incapable d'articuler un autre son.
Leo et Pierken se précipitèrent en haut de l'escalier et, tout de suite, dans la pénombre, ils aperçurent Fikandouss pendu à une poutre, la corde au cou. Une petite échelle, qu'il avait escaladée, se trouvait encore à côté de lui; et sa figure semblait noire, avec une langue pendante, qu'il avait l'air de vomir.
—Un couteau! Un couteau! hurla Pierken fouillant dans ses poches et grimpant à l'échelle avec l'agilité d'un chat.
Leo lui passa un couteau. Rapidement Pierken trancha la corde et Fikandouss tomba sur le plancher avec un bruit sourd, comme un sac plein. Pierken sauta de l'échelle, desserra le noeud coulant, s'effondra en sanglotant sur le corps de son camarade. Fikandouss était mort, déjà froid.
Instantanément, tous les ouvriers de la fabrique, avec des lamentations, entourèrent le mort. Il y avait de l'horreur dans leurs yeux et, chaque fois que l'un d'eux touchait le corps du pendu, tous les autres reculaient avec terreur. Pierken, agenouillé près du cadavre, pleurait à chaudes larmes. Et, en paroles heurtées, il disait ce qui, selon lui, avait dû se passer. Fikandouss, trop faible d'esprit, n'avait pu surmonter la déception de la grève manquée. Lui, Pierken, avait vainement essayé, tous ces derniers jours, de lui remonter le moral: le coup avait été trop rude pour le pauvre bougre. Pierken lui avait proposé d'aller ensemble chercher de l'ouvrage en ville, où leur sort serait moins triste; il ne voulait pas. Il était, malgré tout, trop attaché à son village; c'était là et pas ailleurs qu'il voulait vivre … et mourir.
Avec une rapidité incroyable, l'atroce nouvelle s'était déjà partout répandue; et, en un rien de temps, M. de Beule fut sur les lieux, ainsi que M. Triphon, Mme de Beule, Sefietje et Eleken. Les femmes n'osaient pas aller voir au grenier et se tenaient, angoissées, au pied de l'escalier. Mais M. de Beule s'avança tout de suite avec autorité et décréta que M. le bourgmestre et M. le curé devaient être immédiatement avertis. Leo, qui avait de bonnes jambes, fat expédié au château et Lotje alla quérir le curé. En attendant, défense formelle, par ordre de M. de Beule, de toucher au cadavre.
Le bourgmestre fut le premier sur les lieux. Il monta péniblement l'escalier, en évitant avec soin de se salir. M. de Beule, avec son respect inné de tout ce qui était fortune et titre, adressa la parole en français à «Monsieur le baron». M. Triphon, fort impressionné, par cette auguste présence, salua avec une gaucherie timide et se tint à l'écart, à distance respectueuse. M. le bourgmestre examina vaguement le cadavre et constata sobrement:
—Il est mort.
—Oui, monsieur le baron; on l'a trouvé pendu à
cette poutre, répondit
M. de Beule.
Le bourgmestre regarda la poutre, où pendait encore le bout de la corde tranchée par Pierken, et M. Triphon, les ouvriers, suivirent son regard. Sans faire attention à l'important et officiel personnage, Pierken s'abandonnait à toute sa douleur sur le corps de son pauvre ami.
—Il faudra dresser procès-verbal, dit enfin le bourgmestre. Est-ce que M. le curé est prévenu? Il faudra aussi faire constater le décès par le médecin.
—Oui, monsieur le baron; j'attends M. le curé d'un moment à l'autre, mais je n'ai pas encore fait appeler le docteur, répondit M. de Beule.
Au bas de l'escalier, un mouvement se fit et des pas accélérés montèrent les degrés. C'était M. le curé. Sans égard pour sa soutane, déjà tachée de poussière, il sauta sur le plancher du grenier, serra lestement la main du baron et de M. de Beule, se dirigea tout droit vers le cadavre, dont il toucha de ses mains blanches la face violacée.
—Le corps est déjà froid, murmura-t-il en regardant les autres d'un air grave.
Il lançait des coups d'oeil autour de lui, comme si la présence de tout ce monde le gênait.
—Voulez-vous être seul, M. le curé? demanda M. de Beule prévenant.
—Cela vaudrait mieux, avoua l'ecclésiastique.
M. de Beule se tourna vers les ouvriers:
—Allons, les gars, tout le monde en bas! ordonna-t-il.
Les hommes se pressèrent vers la trappe. Seul, Pierken manifesta quelque hésitation, mais il s'en alla tout de même.
—Vous pouvez rester, dit le curé à ces messieurs.
—Bah! … nous n'avons plus rien à faire ici, opina le bourgmestre.
Il tendit la main au prêtre et se dirigea avec précaution, les jambes raides, vers l'escalier.
—Attention, M. le baron, ne vous faites pas de mal,
s'empressa M. de
Beule, plein d'attentions.
—C'est que … je ne suis pas … habitué … à un escalier aussi raide, haletait le bourgmestre en descendant les degrés avec des précautions infinies.
—Est-ce que vous n'avez besoin de rien, M. le curé?
demanda encore
M. de Beule.
—Merci, j'ai tout ce qu'il me faut.
A leur tour, M. de Beule et M. Triphon quittèrent le grenier et le prêtre resta seul avec le suicidé.
En bas, les ouvriers se tenaient en un petit groupe compact, pâles, les yeux anxieux. Les femmes restaient à distance; elles pleuraient, apeurées.
—Faut-il mettre en marche, m'sieu? vint demander
Bruun à voix basse à
M. de Beule.
—Attendez que M. le curé soit parti, répondit du même ton M. de Beule.
Il donna un pas de conduite au bourgmestre à travers le jardin.
—Quelle est la raison de ce suicide? demanda ce dernier.
—Ça, M. le baron, c'est l'esprit du temps, l'infiltration du venin socialiste, grommela M. de Beule d'une voix qui tremblait d'indignation.
—Il faudra des mesures énergiques, très très énergiques, pour combattre ce fléau. Le gouvernement se montre bien trop faible envers ces malfaiteurs, dit le bourgmestre.
Il tendit la main à M. de Beule et s'en fut en tirant la jambe vers son château.
XIV
Le bruit courait,—et les bonnes gens craignaient bien que ce ne fût vrai: Fikandouss, suicidé, mort en état de péché mortel, allait être enterré, avec les réprouvés, dans le coin du cimetière qu'on appelait le «trou aux chiens».
Heureusement, il n'en fut rien. On raconta ensuite que M. le curé, seul au grenier en présence du cadavre, y avait encore surpris un atome de vie et avait pu lui donner l'absolution. Pierken eut un ricanement de mépris devant une aussi flagrante imposture; mais, tout de même, Fikandouss fut enseveli comme un bon chrétien, en terre consacrée.
Tous les ouvriers de la fabrique assistèrent aux obsèques. M. de Beule et M. Triphon se montrèrent un instant à l'église et, le cierge à la main, firent le tour du catafalque. Sidonie était également présente. Elle se tenait discrètement derrière un pilier, non loin des autres ouvrières. Dans un coin se trouvaient Justin-la-Craque et Komèl. Le service fut rapidement bâclé. La cloche se dépêcha de sonner le glas; et les porteurs, Pierken, Leo, Free, Berzeel s'avancèrent lentement avec la bière devant la tombe, où déjà attendaient le curé et ses acolytes, avec la croix et les bannières.
En un petit groupe serré, les camarades entouraient la fosse. Ils étaient pâles et, dans leurs habits du dimanche, ils paraissaient plus hâves, plus minables que dans leur tenue de travail. Le cercueil était recouvert d'un drap de velours noir avec une grande croix jaune. Ce drap décoloré avait pris un ton roussâtre qui semblait la nuance assortie à la mort des pauvres. Le sacristain l'enleva et apparut le simple bois blanc. Le prêtre psalmodiait; les gens s'agenouillèrent. Lentement, avec un son creux sur les cordes, le cercueil descendait. Les hommes regardaient fixement, la face contractée. On aurait dit qu'ils se voyaient eux-mêmes descendre dans la fosse. Dans les yeux vitreux de Justin il y avait des larmes. Komèl avait l'air de mâchonner quelque chose. Les soeurs du défunt et quelques-unes des ouvrières pleuraient doucement, la tête cachée sous le lourd capuchon de leur longue mante noire. M. le curé aspergea d'eau bénite les fidèles agenouillés et rentra dans l'église avec ses aides. En chocs sourds les premières mottes de terre tombèrent sur les planches sonores. On eût dit de brefs coups de tambour voilés. Ou des pilons qui s'enfoncent. Très vite le bois fut recouvert en entier. Il ne restait plus qu'un tout petit coin qui s'obstinait à apparaître, comme un bout de papier blanc qu'on aurait jeté là.
Alors, les camarades partirent…. C'était une douce et radieuse matinée de septembre, avec des parfums dans l'air. Les maisons du village reluisaient et riaient, comme lavées et repeintes à neuf au tiède soleil. Le coq de cuivre au haut du clocher semblait d'or. Tout doucement, les derniers oiseaux de l'été chantaient….
XV
Pendant la matinée, la fabrique n'avait pas «tourné». A une heure, la machine fut remise en marche et les pilons tonnèrent. Deux établis manquaient de servants: celui de Fikandouss et celui de Pierken.
A quatre heures, Pierken parut dans la fabrique, mais point pour y reprendre son travail. Il avait gardé ses habits du dimanche mis pour l'enterrement, et venait dire adieu à ses camarades. Pierken quittait le village, sans esprit de retour, afin d'aller en ville se refaire une existence neuve. Les chefs socialistes lui avaient trouvé de l'ouvrage. Victorine, qu'il allait bientôt épouser, l'accompagnait.
Les camarades ne disaient pas grand'chose. Ils considéraient Pierken avec des regards fixes et étonnés. A son égard, il n'y avait plus chez eux aucune animosité. On eût dit qu'il était déjà devenu un étranger à leurs yeux et ne faisait plus partie de leur entourage. Tout de même, ils regrettaient son départ.
—Plus tard, vous ferez tous comme moi, dit Pierken.
Ils ne savaient. Ils étaient tristes, mornes, abattus. Ils voulaient dire des choses et ne trouvaient pas les mots. Il leur serra la main à tous. Berzeel était assez ému et dans ses quelques mots d'adieu il y eut un chevrotement. Ollewaert pinça une larme, Free eut un sourire doux et triste, Miel, planté comme un piquet à côté de ses énormes meules qui lui frôlaient presque la tête, semblait ne pas comprendre. Alors se présentèrent Justin-la-Craque et son aide Komèl. Sans rancune, Pierken leur tendit la main. Justin n'en revenait pas; ce départ soudain et définitif de Pierken…. Il se frappait les cuisses et ouvrait de grands yeux blancs dans sa face noire. Komèl ne dit rien, mais son long nez rouge parlait pour lui.
Pierken partit…. Il y avait dans son attitude et son allure on ne savait quelle fierté d'homme qui se connaît soi-même. Il semblait déjà appartenir à une autre sphère, plus élevée. Les camarades sentirent cette sorte de supériorité. Ils le suivirent du regard aussi loin qu'ils purent, le virent traverser la cour, entrer dans la «fosse aux femmes», pour faire, là aussi, ses adieux.
Les pilons s'étaient remis à bondir après le repos de quatre heures et les hommes, avares de paroles, accomplissaient machinalement leur travail. Pierken devait déjà être loin; peut-être apercevait-il à l'horizon, par-dessus la verte campagne, les hautes tours grises de la ville.
A six heures vint Sefietje avec sa bouteille. Tous burent leurs deux gouttes qui parurent les ranimer un peu. Mais il n'y eut ni chant, ni rire, ni aucune parole superflue. Ils demeuraient pensifs et graves. Ils songeaient à Fikandouss, à Pierken, à tout ce qui était passé….
Au dehors, le jour était devenu lourd et terne, et le crépuscule tendit, plus tôt que de coutume, des ombres grises dans la «fosse» lugubre. Les pilons y rebondissaient comme des monstres captifs dans un antre; les silhouettes, les formes des hommes devenaient celles de gnomes tourmentés. Bientôt la pluie tomba, douce, égale, monotone. L'été splendide touchait à sa fin; on sentait le premier frôlement du frileux automne.
Un peu avant l'heure de la fermeture, M. de Beule passa, comme toujours précédé de son fidèle Muche. Il était gros et rouge et avait l'air furieux, mais il s'en alla sans rien dire. Du reste, les ouvriers ne s'inquiétaient plus du tout de ce qu'il leur pouvait dire. Ils le voyaient avec indifférence. La crainte était morte. Après M. de Beule vint M. Triphon, accompagné de Kaboul. Ils n'avaient aucun ressentiment contre M. Triphon. Sans malveillance, ils le virent passer.
La pluie tombait plus drue, en lourdes nappes. La terre buvait; les arbres ruisselaient et les hommes pensaient à Pierken, qui cheminait à présent solitaire vers son avenir, et à Fikandouss, descendu pour toujours dans la fosse humide et sombre où tous devaient finir. Et dans l'incertitude de leur propre existence désormais, dans l'immense et vague tristesse qui emplissait leur âme, le peu qu'ils avaient obtenu comme amélioration à leur sort avait maintenant un goût si dur, si amer.
En un long soupir d'épuisement, la machine rendit son dernier souffle de vapeur et, sous la pluie, dans la grisaille du soir, la troupe en sabots reprit le chemin de ses masures….
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