VII

M. de Beule savait … Il savait l'histoire de «La Blanche» avec
Poeteken; et il savait aussi l'histoire de son fils avec Sidonie.

Il y avait eu des scènes d'une violence extrême, à la maison. Pour le cas de «La Blanche» et Poeteken, M. de Beule s'était montré catégorique: ou bien le mariage, dans le plus bref délai légalement possible, ou bien le renvoi immédiat de la fabrique. M. de Beule ne tolèrerait pas une minute que sa fabrique, tant au point de vue moral que commercial, acquît un fâcheux renom. Sefietje fut expédiée vers la «fosse aux huiliers», avec la mission de ramener incontinent Poeteken; dès qu'il fut à la maison, sale et graisseux, en tenue de travail, elle l'introduisit dans le petit parloir auprès de Mme de Beule, qui le reçut avec un visage chagrin et ennuyé.

Ce n'était pas la première fois que pareil événement se produisait à la fabrique, et, en pareil cas, M. de Beule se faisait toujours remplacer par sa femme, pour régler l'affaire. Non pas qu'il craignît de s'en occuper lui-même, mais il s'emportait trop, disait-il; il se mettait dans une telle colère qu'il serait capable de faire un malheur si le coupable se rebiffait.

—Voyons, Poeteken, mon garçon, à quoi avez-vous pensé pour faire des choses pareilles! lui reprocha la bonne Mme de Beule, en faisant un effort sur elle-même pour se donner un air sévère.

—Ah! oui, à quoi pense-t-on dans ces moments-là! répondit Poeteken d'un air contrit et niais.

—Vous saviez pourtant bien que ça finirait mal, reprit Mme de Beule.

La question n'était point directe, Poeteken se dispensa d'y répondre.

—Mais comment est-ce arrivé, Poeteken! Où avez-vous fait cela? insista
Mme de Beule.

—Au grenier, quand elle allait faire le lit du garçon d'écurie, confessa Poeteken.

Mme de Beule hocha la tête d'un air profondément consterné.

—Oh! Monsieur est si fâché! répéta-t-elle avec un air de terreur.

Poeteken pensa que le patron n'était peut-être pas moins fâché pour l'aventure de M. Triphon avec Sidonie, mais il se garda prudemment d'exprimer cette idée à haute voix. Il regardait Mme de Beule d'un air interrogateur, comme pour lire sur ses traits ce qu'en réalité elle attendait de lui. Mme de Beule le lui apprit: se marier avec «La Blanche» ou quitter tous deux la fabrique. Les yeux de Poeteken se remplirent de larmes.

—Moi, je ne demande pas mieux, Madame, mais ma mère ne veut pas. Elle dit que nous crèverions de faim avant trois mois, répondit Poeteken d'un air soumis et triste.

—Il faut que votre mère veuille! dit Mme de Beule d'un ton très décidé. Dites à votre mère, Poeteken, que c'est moi qui l'ai dit et venez m'apporter demain matin sa réponse.

—C'est bien, Madame.

Et, penaud, Poeteken quitta le parloir. Il retrouva ses sabots qu'il avait quittés sur la natte devant la porte vitrée; il se regarda un instant dans les carreaux qui miroitaient et lui rendaient son image brouillée, avec les loques graisseuses et luisantes qui le couvraient, comme s'il eût été enduit de savon brun et vert. A travers le jardin dénudé par l'hiver, il rentra en frissonnant à la fabrique.

VIII

Pour M. Triphon et la belle Sidonie, l'événement avait pris une tournure bien différente.

M. de Beule, au comble de la fureur, avait commencé par faire une scène violente à sa femme. C'était une manie chez lui de rendre sa femme responsable de chaque contrariété que leur causait M. Triphon.

—Tout ça, c'est uniquement ta faute! s'écria-t-il. Si tu l'avais autrement élevé, cela ne serait pas arrivé!

Madame de Beule pleurait.

—Qu'y puis-je faire! gémit-elle.

M. de Beule eût été bien en peine de le dire. Et parce qu'il ne trouvait pas de réponse plausible à cette question si simple, il eut un nouvel accès de rage et rugit:

—Je le flanquerai à la porte, ce voyou, ce vaurien! Je ne veux plus le voir ici! Je l'assommerais!

Madame de Beule poussa un cri de désespoir.

—Oh! ne fais pas ça, je t'en supplie! Que dirait le monde! gémit-elle.

Elle touchait là une corde sensible, qu'elle connaissait bien. Ses paroles calmèrent immédiatement la grande colère de M. de Beule. S'il y avait une chose au monde qu'il redoutait par-dessus tout, c'était le qu'en-dira-t-on, l'opinion des gens du village. Pour faire taire les mauvaises langues, il avait imposé le mariage à Poeteken et à «La Blanche»; dans le même but, il résolut, après une délibération plus calme avec sa femme, non pas que M. Triphon épouserait Sidonie, mais que Sidonie serait éloignée de la fabrique, aussi vite que possible, et sans esclandre. Derechef Sefietje fut expédiée vers la «fosse aux femmes», cette fois, pour faire venir Sidonie; et, à la nuit tombante, où personne ne la verrait, elle vint à la maison et fut reçue, de même que pour Poeteken, dans le petit parloir, par Mme de Beule.

Mme de Beule avait pris une figure de circonstance, sévère et attristée.

—Sidonie, commença-t-elle froidement, nous avons reçu des plaintes extrêmement graves sur votre compte.

La jolie fille, à moitié morte de honte, baissa les yeux et ne trouva rien à répondre.

—Vous comprenez bien, n'est-ce pas, Sidonie, continua Mme de Beule sur le même ton, qu'il nous est maintenant impossible de vous garder plus longtemps à la fabrique.

Sidonie eut une crise de larmes violentes. Ses épaules étaient secouées par des hoquets.

—Comment est-il possible, Sidonie, que vous ayez fait pareille chose? Vous deviez pourtant savoir qu'un mariage était impossible. Pourquoi n'êtes-vous pas restée avec les gens de votre monde?

Sidonie sanglotait … sanglotait … sans pouvoir rien répondre.

—Dès demain, vous resterez chez vous, Sidonie, conclut Mme de Beule. Mais, par pitié, nous nous occuperons de vous. Voici déjà quelque chose pour commencer.

Et Mme de Beule lui glissa dans la main un billet de vingt francs.

—Merci, Madame, dit Sidonie d'une voix éteinte, en faisant un mouvement vers la porte.

—Sidonie … ajouta Mme de Beule à voix basse, vous ne ferez pas d'esclandre, n'est-ce pas? Vous n'ennuyerez pas M. Triphon … Vous ne l'accosterez pas dans la rue … ni rien de semblable?

Muette, Sidonie secoua la tête.

—Voici, ajouta plus doucement Mme de Beule, il ne faut pas que vous retourniez par la fabrique, sortez par ici, par la porte de la maison.

—Bonsoir, Madame, murmura Sidonie.

—Bonsoir, Sidonie, répondit Mme de Beule, après qu'elle eut regardé avec précaution de chaque côté de la rue sombre et déserte.

Dans l'obscurité les sabots légers de la jeune fille clapotèrent un instant sur les pavés raboteux. Puis le bruit s'éteignit peu à peu et la silhouette indécise se fondit dans la nuit. M. de Beule qui, pendant la séance, s'était tenu enfermé dans son bureau, parut dans le couloir et demanda à mi-voix à sa femme comment l'entrevue s'était passée.

IX

Un silence inaccoutumé, pendant plusieurs jours, s'appesantit sur la fabrique….

Depuis l'événement comme un voile invisible semblait s'étendre sur les êtres et les choses. Les visages avaient une expression grave et concentrée; plus aucun éclat de gaîté. On eût dit que tout cédait à l'unique préoccupation du travail; et les poulies ronflaient, les meules tournaient, les pilons rebondissaient, du matin au soir, sans que la moindre variation vînt apporter d'autres impressions, d'autres idées.

De même, dans la «fosse aux femmes» régnaient oppression et découragement. C'était comme s'il y avait eu, on ne savait où dans l'atelier, une morte qui avait emporté toute animation, toute joie de vivre. Les femmes restaient penchées sur leur ouvrage, sans plus chanter; lorsqu'elles devisaient encore, c'était à voix basse, avec des regards apeurés, comme si elles racontaient des choses qu'il valait mieux ne pas entendre. Ce qu'elles disaient était d'ailleurs dénué d'intérêt, des allusions vagues, des banalités. Elles terminaient d'habitude par une réflexion qui pouvait s'appliquer à tout et à rien: le monde était «une drôle de paroisse» et on n'était jamais sûr la veille de ce qui vous attendait le lendemain. Surtout la jeune fille qui avait remplacé Sidonie se sentait mal à l'aise dans ce milieu. On eût dit qu'en prenant sa place, elle avait pris une part de la faute de celle qui l'avait précédée. C'était une enfant aux cheveux blonds et aux joues roses, toute fraîche venue de la nature, maintenant emprisonnée dans la fabrique sombre comme un oiseau dans une cage. Elle s'appelait Liezeken. Mme de Beule, très sévère, lui avait notifié que, sous peine de renvoi immédiat, elle ne devait avoir les moindres rapports avec les ouvriers; cette menace la rendait si timide, si craintive, qu'elle n'osait même regarder les «huiliers» et moins encore M. Triphon, dont elle savait l'aventure avec la belle Sidonie, sans que Mme de Beule lui en eût rien dit. Quant à «La Blanche», elle était plutôt réconfortée. Poeteken avait fini par vaincre l'opposition de sa mère et le mariage aurait lieu au commencement de janvier.

M. Triphon, lui, était loin de se sentir à l'aise. Durant les premiers jours on l'avait à peine aperçu à la fabrique. Il se promenait beaucoup dans le jardin, avec Kaboul, à qui il faisait faire des tours. Si quelqu'un le surprenait à ce jeu innocent, aussitôt il cessait et s'en allait un peu plus loin. Il essayait autant que possible d'éviter son père; en réalité, il ne le voyait qu'aux repas, qui étaient lugubres de silence haineux et concentré. M. de Beule, chargé de rancune, mettait une obstination farouche à ne pas adresser la parole à son fils. S'il avait besoin de lui communiquer telle chose concernant les affaires, il le faisait par l'intermédiaire de sa femme ou de Sefietje, et même par des billets crayonnés, brefs comme des ordres, qu'il épinglait sur son pupitre. Et toute sa conversation, pour autant qu'il parlât, était semée d'allusions désobligeantes et fielleuses, qui ne visaient personne, paraît-il, mais, en réalité, étaient dirigées uniquement contre son fils.

L'heure la plus pénible était celle où l'on montait se coucher. M. Triphon essayait toujours de s'en tirer en profitant de la présence d'un tiers, Sefietje ou Eleken, pour souhaiter bonne nuit. Il se levait alors avec hésitation, disait «bonsoir papa, bonsoir maman» et se dirigeait vers la porte. La bonne Mme de Beule répondait toujours d'un ton aimable, quoique peu enjoué, «bonne nuit, Triphon», mais M. de Beule, sans lever les yeux de son journal, se contentait d'un grognement indistinct, ou même ne répondait pas, lorsque son humeur était par trop massacrante. La rancune persistait, sourde, invincible.

X

C'étaient ainsi des jours bien tristes et qui semblaient interminables à M. Triphon: doublement tristes et sans issue en cette saison d'hiver où, avant quatre heures, le soir tombait. Il n'avait jamais eu grand'chose à faire à la fabrique, mais à présent, depuis que son père le boudait, c'était l'absolu désoeuvrement. Le peu de prestige qu'il avait eu jusque-là aux yeux des ouvriers, il le sentait et voyait complètement perdu; aussi ne se montrait-il plus que très rarement dans la «fosse aux huiliers», où des regards moqueurs et méprisants s'attachaient à lui; et dans la «fosse aux femmes» il ne paraissait plus du tout. On eût dit que sa vie y courait des dangers.

Les premiers jours qui suivirent la malheureuse aventure, il ne se risqua pas davantage à paraître au coin de la rue, pour voir passer les demoiselles Dufour, lorsqu'elles se rendaient à l'église. Il n'osait pas. Elles devaient tout savoir et il redoutait leur mépris. Il ne s'y aventura qu'après plus d'une semaine, dans l'espoir vague que, peut-être, elles ne savaient rien, ou ne croiraient ce qu'on racontait, ou encore qu'elles n'y attacheraient pas une telle importance.

Il les vit venir toutes les trois, raides comme des échalas, sur le trottoir, le long des maisons. Il s'effaça derrière l'angle du mur; puis, quand il perçut le bruit de leurs pas, réapparut. Il les salua d'un coup de chapeau. Les trois vierges sèches en devinrent toutes rouges. Mlle Pharaïlde et Mlle Caroline baissèrent les yeux subitement et inclinèrent légèrement la tête, droit devant elles, comme si elles saluaient les pavés; mais Mlle Joséphine pinça ses lèvres prudes et détourna si ostensiblement la tête que M. Triphon en eut froid dans le dos. Elles savaient donc; elles savaient tout; et elles le méprisaient pour son dévergondage, avec toute l'horreur, l'aversion que des vierges impeccables et pieuses devaient ressentir pour le péché. Sa seule vue désormais était une offense à leur pudeur.

A La Pomme où, depuis la fâcheuse histoire, il n'avait non plus remis les pieds, l'accueil, lorsqu'il y revint, fut différent, mais guère plus agréable. La jolie Fietje était seule derrière son comptoir quand il entra; et tout de suite elle feignit d'éprouver une folle gaîté. Les yeux brillants, elle lui demanda ce qu'il avait bien pu faire pendant tout ce temps: peut-être avait-il été malade, ou en voyage. Elle fut impitoyable au point que M. Triphon, désemparé, ne savait que répondre. Il essaya de riposter par des plaisanteries, mais il le faisait bêtement, avec un rire lourd et gêné. Agacé et allumé, il la rejoignit derrière le comptoir, où il essaya de l'embrasser, comme il faisait autrefois, lorsque l'occasion était propice. Mais il tombait mal. Fietje, prenant soudain son expression la plus sérieuse, revêtue d'une dignité calme et froide, lui dit sur un ton glacial:

—Vous vous trompez, M. Triphon, vous vous trompez. Ce n'est pas ici, c'est chez Sidonie qu'il faut aller.

Ses anciens camarades, le jeune notaire, le jeune médecin, le fils du brasseur, d'autres encore entrèrent; tous le saluaient d'un petit sourire narquois et risquaient quelque allusion grivoise qui les faisait se tordre, ainsi que Fietje, qui roucoulait derrière son comptoir et excitait leur verve par sa malice pointue et nourrie. M. Triphon les sentait unanimement ligués contre lui: sa grosse tête rouge suait sous les efforts impuissants qu'il faisait pour riposter et se défendre; mais, il n'y arrivait pas. Il était littéralement débordé, et il finit par s'enfuir sous une bordée de rires et de huées, qui lui partait dans le dos. Il n'alla plus à La Pomme. Et dès lors, son existence fut d'une monotonie végétative d'animal ou de plante en proie à la torpeur de l'hiver.

La vieille pendule peu confortable de la salle à manger égrenait avec une lenteur d'agonie toutes les longues, lourdes heures de cette vie morne et incolore. Les jours avaient encore diminué; sous la lampe, sa mère s'occupait à un ouvrage de couture ou de broderie, tandis que son père travaillait avec mauvaise humeur à son bureau, de l'autre côté du couloir. Tristement accoudé à la table, M. Triphon parcourait d'un oeil distrait un journal ou un livre. La maison entière était plongée dans le silence. Sefietje et Eleken besognaient sans bruit dans la cuisine et, au dehors, on n'entendait que le tapage cadencé et assourdi des lourds pilons dans la fabrique. Une impression d'esseulement et de mélancolie envahissait M. Triphon. Il se sentait là comme le pécheur, le coupable, repoussé et abandonné de tous. L'été, il aurait fait des promenades avec Kaboul dans le jardin ou dans les champs. Mais que faire de ces désespérantes soirées d'hiver, dans cette brume glaciale, le long de ces noirs chemins boueux, où les cimes dépouillées des arbres laissaient tomber leurs gouttes tristes comme des pleurs!

Alors, il se remettait à penser à la pauvre jolie fille abandonnée et à tout ce qui s'était passé entre eux. Ces jours si heureux d'autrefois, ces moments de passion ardente, qui avaient fait leur malheur à tous deux, comme tout cela semblait lointain, évanoui…. Son coeur en était tout oppressé et des larmes lui mouillaient les yeux. Où était-elle à cette heure? Que faisait-elle? Depuis qu'elle avait été ignominieusement chassée de la fabrique, il ne l'avait pas revue. Il avait promis à ses parents qu'il ne la reverrait point. Mais il ne pouvait s'empêcher de penser toujours à elle. Une pitié torturante et un grand désir de la revoir l'obsédaient. L'ardeur sensuelle de jadis devenait en lui amour profond et véritable.

Où était-elle? Que faisait-elle? A mesure que les longues journées désespérantes traînaient leur monotonie par les tristesses de l'hiver, cette incertitude et ce grand désir de savoir tournaient à l'obsession. Il savait bien où elle habitait: là-bas, cette petite maison dans les champs, au sortir du village, non loin du vieux moulin de bois. Son père était jardinier, et l'été il y avait toujours de si jolies fleurs sous leurs petites fenêtres: de magnifiques roses mousseuses, des lis blancs, des pieds-d'alouette d'un bleu intense. A présent tout cela était mort, autant que sa joie à lui. A présent elle était peut-être assise près d'une petite lampe, tristement penchée sur son coussin de dentellière, la pécheresse et l'ennemie dans la maison de ses parents, comme lui était l'ennemi et le coupable dans la sienne.

Il songeait, songeait…. Ses pensées l'entraînaient vers elle; en imagination il se levait et se dirigeait vers la petite maison. Pourquoi pas? Serait-ce donc un crime s'il allait un jour errer par là, s'il allait voir, ne fût-ce que de loin, la petite maison?… Pourquoi pas?… Oh! la tentation se faisait parfois si forte! Il y avait en lui une force, qui le poussait et l'attirait irrésistiblement; quelque chose qui lui faisait souffrir le martyre! Un soir, enfin, n'y tenant plus de nostalgie et de douleur, il s'en alla….

C'était un soir brumeux et froid de fin novembre. La rue était déserte; les rares lanternes se nimbaient d'un brouillard laiteux, autour d'une méchante petite flamme, qui n'éclairait presque rien. Il n'entendit que l'écho d'un passant solitaire dans le lointain, entre les maisons sombres. Il ne vit qu'une vieille femme, encapuchonnée de noir, comme une ombre, qui rentrait chez elle, dans un bruit caverneux de sabots. A la fabrique les pilons retombaient en cadence. Six heures sonnaient.

Il se glissa sous la remise et attendit que Sefietje eût passé avec sa bouteille. Si par hasard quelqu'un à la maison demandait après lui, Sefietje pourrait dire qu'elle l'avait vu à la fabrique. Kaboul l'accompagnait, comme toujours, mais il n'avait nulle envie de l'emmener. Aussitôt qu'il eût vu Sefietje disparaître avec sa bouteille dans la trépidante «fosse aux huiliers», il se tourna vers le petit chien, agita un doigt menaçant et à mi-voix:

—Non … Non!

Kaboul, tout prêt à accompagner son maître, le regarda fixement, de ses yeux bruns intelligents. Il ne bougeait pas. Il comprenait. Il demandait. Il attendait. «Non … non…», répéta M. Triphon à voix basse, comme en réponse à une question posée, pendant qu'il reculait pas à pas, intimant l'ordre d'un geste catégorique. Kaboul, les oreilles dressées, demeurait immobile. On eût dit un petit chien de granit noir. M. Triphon continuait de marcher à reculons, jusqu'à ce qu'il fût hors de la remise. Mais le petit chien, tout seul dans le grand espace vide sous la lueur d'une lanterne pendue à une poutre, de loin attirait tellement le regard que son maître eut peur et, d'un léger sifflement, le rappela près de lui. Fou de joie, Kaboul bondit, les oreilles couchées et la queue tournoyante. «Non … non …», reprit aussitôt M. Triphon. Et il répéta son geste sévère. Kaboul, interdit, se pétrifia. M. Triphon partit à vive allure.

En face du chemin d'accès à la fabrique, de l'autre côté de la grand'rue, s'ouvrait une ruelle noire, entre deux pans de murs sombres. Quelques maisons ouvrières et tout de suite il fut dans les champs.

Il marchait aussi vite que ses jambes pouvaient le porter, il avait des ailes. L'air piquant du soir lui gonflait les poumons et sa fraîcheur le réconfortait. Il se sentait vigoureux et brave. Il ne comprenait pas comment il avait pu hésiter si longtemps. La route, pleine d'ornières, montait en pente douce à travers les champs nus. Il avait peine à éviter les flaques de boue et dut ralentir le pas. Soudain, il eut un sursaut et s'arrêta net, le coeur martelé de grands coups. Quelque chose avait remué derrière lui, comme si on le suivait. M. Triphon était jeune et fort, mais nullement bravache, surtout le soir, dans l'obscurité et la solitude. Pris de peur, il fut sur le point de fuir éperdûment. Ses genoux fléchissaient, ses jambes se dérobaient sous lui. Brusquement il vit l'objet de sa terreur. C'était Kaboul qui, malgré la défense, l'avait suivi, par fidèle habitude. Il était là, petit et noir, vaguement visible dans la brume, comme un gnome, avec ses oreilles pointées, qui semblaient demander avec instance d'être de la promenade. «Sale bête!» gronda M. Triphon, furieux surtout d'avoir été effrayé pour si peu. Il se baissa, ramassa une motte de terre et la lança, avec un juron, vers le petit chien: Kaboul coucha ses oreilles et disparut dans l'ombre.

M. Triphon poursuivit sa route. Ses yeux s'habituaient peu à peu à l'obscurité; et, à travers le voile du brouillard, il vit vers la droite, au delà des champs, à peu de distance, vaguement scintiller de petites lumières. C'était là, dans une de ces maisonnettes. De l'endroit où il se trouvait, impossible de reconnaître parmi les habitations celle des parents de Sidonie, mais s'il avait coupé tout droit à travers champs, peut-être se serait-il trouvé devant sa porte. La tentation était violente; pourtant il résista. Il marcha jusqu'à la butte du vieux moulin, où le chemin bifurquait à angle aigu et passait devant les maisonnettes.

Son coeur battait nerveusement, à coups précipités. Oserait-il …, si près de chez elle? Et que ferait-il si quelqu'un le voyait, si par hasard une porte s'ouvrait juste au moment où il passerait! Il hésitait. Machinalement, il gravit la butte du moulin et s'y arrêta un instant, immobile sous l'énorme carcasse avec l'ossature de ses ailes croisées, dont les extrémités se perdaient dans la ténèbre nébuleuse. Il tendait l'oreille, perplexe et agite. La face tournée vers le village, il y vit de loin clignoter quelques lumières. Il perçut le cahotement lourd d'une charrette sur le pavé et la danse tumultueuse des pilons dans la fabrique. Il entendit aussi plus près, venant d'une des maisonnettes, le ronron monotone d'une roue d'écoussoir. Peut-être le père de Sidonie, qui teillait encore du lin après sa journée de travail, afin de pourvoir à l'entretien de sa nombreuse famille, privée du salaire que Sidonie gagnait jadis à la fabrique. Un sentiment profond d'injustice et de remords le pénétra vivement dans ce pesant silence du soir d'hiver, au sein de cette morne et mélancolique solitude. La dure existence des pauvres gens lui apparut, et il sentit douloureusement sa part de culpabilité. C'était sa faute à lui. S'il avait laissé Sidonie en paix, son père n'aurait pas eu à fournir ce rude labeur. Il se mordait les lèvres en y songeant et son désir de la revoir s'en aviva. Oui, il irait; il voulait savoir! Et d'un pas décidé, il descendit la butte du moulin, quand, pour la deuxième fois, un bruit mystérieux le fit tressauter d'angoisse. «Nom de Dieu!» ragea-t-il. C'était encore Kaboul…. Il se tenait là, au pied de la butte, à peine distinct dans la brume, immobile et les oreilles pointées. M. Triphon frémissait de colère et en même temps se sentait touché par une fidélité si tenace. Il comprit l'inutilité de le renvoyer désormais et l'appela; fou de joie, le petit chien accourut et fit des cabrioles devant lui. Précédant son maître dans le chemin de terre, il avait l'air de le guider vers l'endroit où il désirait aller; et M. Triphon le suivit, sans plus lutter ni hésiter.

Il se trouva bien vite près des petites maisons. La roue d'écoussoir ronflait plus fort, comme un bourdon puissant; et M. Triphon se rendit compte que le bruit ne venait pas de chez Sidonie, mais d'à côté. Ceci le consola un peu et il sentit moins lourdement le poids de sa faute. Il lui sembla qu'ils étaient moins pauvres et malheureux qu'il n'avait cru. Il s'était arrêté, haletant d'émotion, dans le chemin sombre, devant la petite grille entr'ouverte. Immobile, il regardait, écoutait. En des contours imprécis il voyait la maisonnette, avec son pignon pointu, crépi à la chaux blanche. Devant, il y avait une haie basse et, derrière, un petit verger; la porte d'entrée était sur le côté, entre deux petites fenêtres aux volets clos.

Il regardait, écoutait. Kaboul s'était arrêté avec lui, satisfait et tranquille maintenant qu'il avait rejoint son maître. Que faire? Entrer? Passer? La tentation était presque surhumaine. Il se sentait attiré comme par des câbles et ses pieds restaient cloués au sol. Des rais de lumière filtraient, comme des flèches d'or, par les fentes des volets et, à l'intérieur il percevait une vague rumeur de besogne ménagère.

Il écoutait, les sens tendus, un peu gêné par le ronflement intermittent de l'écoussoir à côte. Il croyait entendre par intervalles un bruit monotone de petites bobines tombant sur du papier glacé. Oui, il entendait bien. C'était un bruit de bobines dentellières. Cela semblait ruisseler comme des gouttes de pluie sur une toiture de zinc, s'arrêter, recommencer. Parfois, en abondance, comme une ondée; parfois, goutte à goutte comme d'une gouttière percée. Il comprit que Sidonie et ses soeurs étaient encore en plein travail. Comme le voisin à sa roue d'écoussoir, elles peinaient sans relâche, et cette assiduité à la besogne, dans le silence du soir qui semblait plutôt inviter au repos et au recueillement, le remplissait d'une sorte de vénération craintive pour l'existence digne et probe de ces humbles.

Il hésitait; il n'osait pas aller plus loin. En lui pénétrait la conscience obscure qu'il n'avait pas le droit de troubler leur quiétude. De nouveau il se sentait le coupable, le malfaiteur. Il recula de quelques pas, dans l'ombre brumeuse. L'émotion et la tristesse lui étreignaient le coeur, mais il sentit d'instinct qu'il ne pouvait rester là, qu'il fallait partir. Sur la pointe du pied, il s'en alla, précédé de Kaboul. Son coeur battit moins fort; ses poumons oppressés respirèrent. Il comprit qu'il avait bien fait; une paix légère descendit en son âme. Dans la petite grange du voisin, dont la porte était ouverte et où une lampe fumeuse épandait une sorte de halo jaunâtre, il vit le teilleur, qui lui tournait le dos, se mouvoir avec diligence sur les planches à bascule. L'homme était tout saupoudré de gris, comme un gros hanneton, la roue faisait un bruit de cheval qui s'ébroue, les palettes de bois hachaient menu les fibres, et dans le ronflement continu le petit bonhomme fredonnait un bout de chanson, comme s'il travaillait uniquement par plaisir. Dans un coin s'empilaient de larges écheveaux de lin teille, comme des belles chevelures luisantes et blondes.

D'un pas pressé, M. Triphon retourna au village. Il se sentait rompu, comme après une dépense de forces excessive. Par la remise il rentra à la fabrique où les pilons dansaient et bondissaient toujours; et, à travers le jardin sombre, il regagna la maison, où Eleken s'apprêtait à mettre le couvert pour le repas du soir. Sa mère rangeait sa corbeille à ouvrage et prononça quelques paroles banales. M. de Beule entra. Il n'avait pas l'air enjoué; sa figure était gonflée et rouge. Il parla un moment des affaires, sur un ton chagrin. Mme de Beule entreprit de le remonter; mais l'optimisme de sa femme l'irritait: il était facile de voir tout en rose, quand on ne se sentait aucune responsabilité. Mme de Beule n'insista pas. Il ne s'occupa pas plus de son fils que si celui-ci n'eût pas existé.

Eleken entra et servit le souper. Ils mangèrent en silence. Au loin, dans la fabrique, les pilons battirent encore quelques instants, puis la machine s'arrêta lentement, comme une chose qui expire. Lorsqu'il eut achevé son repas, M. de Beule prit son journal et s'installa près du feu, dans son fauteuil. Muche se roula en boule à ses pieds et s'endormit. Mme de Beule reprit sa corbeille à ouvrage. M. Triphon n'avait plus rien à faire….

XI

Après tout, son escapade nocturne lui avait laissé une impression bienfaisante. Il éprouvait presque la satisfaction d'avoir accompli une bonne action; et cette pensée consolante le soutint, pendant plusieurs jours. Il se sentait réconcilié avec lui-même, grandi dans sa propre estime. Il y songeait, il en rêvait la nuit, il y trouvait une sorte d'appui moral, tout en ayant peur à l'idée de recommencer l'entreprise.

Il vécut ainsi toute une semaine, tiraillé en sens contraires. Alors le désir, le mécontentement, l'inquiétude le reprirent plus fort. Si désespérément vide et morne était sa vie, si totalement insignifiant et insipide son travail à la fabrique et au bureau—le peu que la mauvaise volonté rancunière de son père lui laissait faire—si mortellement ennuyeuses les interminables soirées d'hiver, qu'il aurait fait n'importe quoi pour y échapper. Il lutta jusqu'à l'extrême limite de ses forces. Il passa des jours et des nuits comme enterré vivant dans un sépulcre. Puis tout d'un coup il n'y tint plus, la démence le secouait. Un soir enfin il repartit, ivre d'amour et de douleur, prêt à tout, prêt à la catastrophe et à la mort.

Kaboul l'accompagnait et il n'essaya même pas de le renvoyer. Il allait, il allait, tout droit devant lui à perdre haleine; il courbait la tête contre le vent, ses pieds mouillés faisaient gicler les flaques de boue avec un bruit de choses qui éclatent, ses dents claquaient. Mais il ne sentait rien, ne voyait rien; il n'avait qu'une vision, une hantise: être auprès d'elle, la revoir, la serrer entre ses bras….

De loin, il vit clignoter les lumières des maisonnettes et il entendit le ronflement de l'écoussoir dans la petite grange du voisin. Il vit l'homme, pareil à un fantoche grisâtre, gambader sur ses planches à bascule et perçut le fredonnement de sa chanson, comme l'autre soir qu'il avait passé par là. Il s'arrêta, la respiration coupée; et, devant lui, s'arrêta aussi Kaboul, noir et immobile dans la clarté vague de la lampe à huile, comme un petit chien de boîte à jouets. Et, de même que la première fois, M. Triphon eut une hésitation avant d'aller plus loin. Là tout semblait si digne, si tranquille, si probe. Personne n'y paraissait songer à mal; tout y parlait de bon travail et de devoir; lui seul venait s'y glisser comme un rôdeur, un malfaiteur. Une sorte d'envie le mordit au coeur. Il jalousait cette pauvreté, cet humble bonheur dans le devoir accompli, ce dur labeur du bon petit teilleur de lin, qui trouvait encore assez de charme dans son existence pour fredonner une chanson. Que fallait-il de plus au monde que le contentement! Ce petit bonhomme-là n'était-il pas mille fois plus heureux que lui qui, matériellement, vivait dans l'abondance et ne travaillait que lorsqu'il en avait envie? Sa vie à lui ne serait-elle pas bien plus heureuse s'il réparait le mal qu'il avait fait à la pauvre Sidonie, s'il l'épousait et allait vivre avec elle humblement? M. Triphon était dans des dispositions sentimentales, tous ces temps-là; le remords, quelquefois, lui montait par bouffées à la gorge. Ses yeux se remplirent de larmes d'attendrissement et il n'hésita plus. D'un pas ferme, il passa devant la petite grange, vit, entr'ouverte, la grille du verger de Sidonie, la poussa, suivit la sente vers la maison et s'arrêta devant la porte. Dans l'obscurité il avança la main pour lever le loquet. Il ne le trouva pas tout de suite. Ses doigts tâtonnaient sur le, bois rugueux; et il se sentait là comme un voleur, qui va s'introduire par effraction. A l'intérieur, derrière la porte fermée, il entendait le clapotement monotone des bobines retombant sur le carton glacé des coussins de dentellière. Il percevait aussi un bruit de sabots qui marchaient avec lenteur sur les dalles et la résonance d'un tisonnier avec lequel on attisait le feu. N'arriverait-il donc pas à empoigner ce sacré loquet! Soudain il eut un sursaut. Quelque chose de blanchâtre lui passait entre les jambes en soufflant, suivi d'une ombre noire, qui jappait. «Kaboul!… nom de Dieu!» cria-t-il, d'une voix sourde. C'était Kaboul donnant la chasse au chat de la maison. Il y eut une vive escalade après un tronc de pommier, contre lequel le chien s'arc-bouta de ses pattes de devant. Cependant, à l'intérieur de la maisonnette, c'était tout à coup le silence complet. Le tisonnier ne tisonnait plus, les bobines cessèrent de clapoter sur le carton glacé, les sabots étaient muets. Alors une voix s'éleva, une voix de femme qui demandait d'un ton troublé:

—Qui est là?

—C'est moi, la patronne, n'ayez pas peur, répondit-il machinalement, la gorge serrée d'émotion.

—Qui, vous? répéta la voix, plus pressante.

—Moi, la patronne, M. Triphon, murmura-t-il d'une voix étranglée, au trou de la serrure.

Il y eut une vague rumeur. Il lui sembla entendre des cris d'effarement étouffés; puis, pendant quelques secondes, de nouveau un silence de mort régna. Derrière lui, dans l'obscurité, il entendait le chat sur le pommier cracher sa colère et le glapissement aigu de Kaboul, qui pleurait du nez. Lentement les sabots s'avancèrent vers la porte, qui s'ouvrit avec prudence.

—Puis-je entrer? demanda-t-il, haletant et presque suppliant.

Il avait en face de lui la mère de Sidonie. C'était une femme d'une cinquantaine d'années, maigre, avec de grands yeux clairs. Elle devait avoir été jolie dans sa jeunesse, comme sa fille. «Tiens, c'est vous, Monsieur Triphon», dit-elle simplement, en le faisant entrer. Kaboul se faufila entre leurs jambes et elle ferma doucement la porte.

Une sorte de paravent en planches masquait à moitié la cuisine; il s'arrêta sur le seuil, avança la tête et demanda d'une voix timide, comme il eût fait dans n'importe quelle maison étrangère: «Je ne vous dérange pas?» En même temps il entra. Trois jeunes filles étaient assises autour d'une table basse près de la fenêtre à menus carreaux, avec leur coussin de dentellière sur les genoux. Une lampe les éclairait, dont trois bocaux remplis d'eau grossissaient les rayons clairs sur la finesse délicate et compliquée de leur ouvrage.

—Bonsoir, tout le monde, dit M. Triphon d'une voix qui tremblait.

Six beaux yeux clairs s'étaient levés; quatre restèrent fixés sur lui avec persistance, deux se baissèrent aussitôt, regardant, mouillés, le métier à dentelle. Et deux voix douces répondirent timidement: «Bonsoir, Monsieur Triphon», tandis que la troisième gardait le silence. C'étaient Sidonie et ses deux jeunes soeurs. Une vive rougeur avait coloré ses joues, qui lentement s'atténuait. De ses doigts tremblants elle agita ses bobines et se remit machinalement au travail. Les deux petites soeurs ne bougeaient pas, muettes de curiosité et d'émotion angoissée. La mère jeta quelques brindilles sur le feu, qui crépita, et dit dans son trouble:

—Ah! mon Dieu, mon Dieu, quelle affaire!

—Je suis venu …, commença M. Triphon d'une voix sourde.

Mais aussitôt il s'arrêta, suffoqué, ne trouvant plus les mots. Tout son corps tremblait. Maintenant qu'il était là, il ne savait plus que faire ni que dire. Il était venu pour la revoir, dans un élan de tendresse et de remords irrésistible et il n'avait pas une parole, pas un geste, pour exprimer le tumulte de ses sentiments. Il considérait Sidonie, qui gardait un mutisme farouche, et ses lèvres frémissaient, sans articuler un son. Enfin, d'un effort violent, il put bégayer:

—Sidonie … puis-je encore venir te voir?

Elle ne dit rien, les bobines tambourinaient sur le carton glacé, mais elle inclina la tête, comme en signe d'acquiescement. La mère se tenait droite et figée devant le feu; les petites soeurs demeuraient immobiles, leurs beaux yeux clairs fixés sur lui.

—Sidonie …, reprit-il avec angoisse, je ne peux plus vivre ainsi, il me faut te revoir.

De nouveau elle inclina la tête, sans répondre. Elle aussi semblait incapable de parler. Elle releva ses yeux mouillés de larmes, les tint longuement fixés sur lui. Il se précipita, lui prit les mains, les serra convulsivement. Un sanglot brusque s'échappa de sa gorge. La mère vint vers lui, avança une chaise et dit:

—Asseyez-vous, monsieur Triphon.

Il s'assit…. Il s'assit tout près de Sidonie et la regarda avec tendresse. Sa respiration était oppressée et haletante. La sueur perlait sur son front. La présence importune des deux petites soeurs ébahies et curieuses le gênait. Il les regardait avec impatience, comme pour les faire partir. Intimidées, elles baissèrent la tête et se remirent machinalement au travail. Les bobines tapotaient doucement. Peut-être, si elles n'avaient pas été là, les mots qu'il fallait dire lui seraient-ils venus. Maintenant, il ne trouvait que cette banalité, qui sonnait, discordante, à ses propres oreilles:

—Comment vas-tu, Sidonie?

Elle se remit à pleurer. Aussi, cette question! Il n'aurait rien pu lui demander de plus maladroit ni de plus stupide: il le sentait.

—Comment voulez-vous que j'aille! répondit-elle enfin, profondément navrée.

Il la regarda à la dérobée. Ses joues tendres avaient conservé de leur fraîcheur et le profil était resté fin et pur, un peu aminci sous les beaux cheveux bruns ondulés. La taille s'alourdissait…. Il essaya de se ressaisir, mais son esprit demeurait agité et troublé. Il sentait des lacunes dans son cerveau. Que venait-il faire? Quel était son but? Il l'ignorait lui-même. Les choses ne se précisaient pas en lui. Venait-il la consoler et la réconforter d'une promesse solennelle de l'épouser? Il s'effraya à cette idée, qui le glaçait. Mais, quoi alors? Pourquoi restait-il là à ne rien dire? Que devaient-ils penser? Qu'attendaient-ils de lui? Il lui fallait s'expliquer—dire, faire quelque chose!

Dans sa détresse, il ouvrit son veston et sortit son portefeuille. Il avait de l'argent sur lui et déplia d'une main tremblante trois billets. Timidement, il fit signe à la mère et lui remit l'argent. «Voilà, dit-il, c'est pour vous… c'est pour vous autres, pour vous aider». Il baissa la tête, s'attendant à de durs reproches.

A la vue d'une telle somme la mère eut presque peur et le regarda bouche bée, avec de grands yeux. Elle en oublia de le remercier et ne sut rien dire. Les petites soeurs, les joues en feu, se remirent nerveusement à remuer leurs bobines. Les traits de Sidonie se contractèrent en une douloureuse amertume et soudain ses larmes coulèrent. Son émotion fut aussitôt contagieuse. La mère à son tour se prit à pleurer; de même les jeunes soeurs, qui se levèrent et quittèrent la pièce. M. Triphon lui-même était si profondément bouleversé qu'il enlaça Sidonie en gémissant et la tint longuement embrassée. Inquiété par la scène, Kaboul se mit à aboyer.

Cette voix les ramena au sens de la réalité. M Triphon lança un coup de botte à Kaboul, et Sidonie, séchant ses larmes, appela le petit chien auprès d'elle pour le caresser. Il la reconnut bien dès qu'il entendit sa voix, lui lécha la main et remua la queue.

—C'est une bonne petite bête fidèle, monsieur Triphon, dit la mère en passant son tablier sur ses joues.

—Oui, mais il fait trop de bruit, répondit M. Triphon.

Ce banal colloque suffit à dégager l'atmosphère, alourdie de peine et de contrainte. Le tragique de la situation cédait à une appréciation plus saine et plus modérée. A quoi bon se désoler en pure perte! Les choses étaient ce qu'elles étaient et les larmes n'y changeraient rien. La mère ne fit entendre nul reproche et les beaux sentiments généreux dont M. Triphon était tout gonflé refluèrent vers les profondeurs de son âme impressionnable. Comme d'un accord mutuel et tacite, ils ne parlèrent plus du passé; et M. Triphon se sentit un moment à l'aise, tel un simple ami venu faire une cordiale visite de politesse. Les soeurs rentrèrent et furent s'asseoir devant leur ouvrage que toutes les trois reprirent, comme si rien n'était arrivé. Les petites bobines clapotantes voletaient affairées, abeilles diligentes, au-dessus du carton glacé des coussins.

—Comment ça va-t-il à la fabrique? demanda Sidonie au bout d'un instant, d'une voix blanche.

—Oh! il y fait bien tranquille …, bien triste …, bien ennuyeux, répondit-il sur le même ton.

Son air désenchanté semblait dire que pour lui tout charme en avait disparu depuis qu'elle ne s'y trouvait plus. Nouveau silence. Les bobines tambourinaient; la mère préparait le repas du soir près de l'âtre.

—Est-ce vrai que vous allez vous marier avec mademoiselle Dufour? demanda Sidonie tout à coup.

Il sursauta violemment et un afflux de sang lui monta aux joues.

—Des mensonges! des mensonges! des mensonges! s'écria-t-il avec force.
Qui vous a dit ça?

Elle sourit, surprise et contente. Ses beaux yeux le remercièrent d'un long regard pour sa violente explosion de franchise. Mais lui se sentait humilié, mécontent. L'évocation brusque de l'avanie subie le mordait amèrement au coeur et, durant quelques instants, il éprouva un regret aigu d'être revenu vers Sidonie. Il mesura l'abîme social qui les séparait: il ressentit une déchéance morale, vit l'impossibilité de se relever. Il avait lui-même fixé son sort; un recul n'était plus possible.

Les jeunes soeurs, qui d'émotion avaient laissé choir leurs bobines, les relevèrent et recommencèrent doucement à tambouriner; la mère, qui avait prêté la plus vive attention à sa réponse, se remettait lentement à tourner avec une grosse cuiller de bois la soupe au lait qui mijotait dans le grand chaudron pendu sur l'âtre. Agacé, M. Triphon haussa les épaules comme pour chasser une pensée importune. Tant pis; il l'avait dit; le sort en était jeté. Il prit sa pipe et la bourra.

—Marie, une allumette! commanda la mère à l'une des petites.

Marie se leva, courut à la cheminée, frotta une allumette et vint la présenter à M. Triphon.

—S'il vous plaît, monsieur Triphon, dit-elle humblement, avec un joli sourire.

M. Triphon alluma sa pipe, en regardant la petite avec aménité. C'était une jolie enfant de seize ans, bientôt jeune fille, fraîche, avec des yeux bleus très tendres. Elle deviendrait, à sa façon, une aussi belle fille que sa soeur, pensa M. Triphon. Il en éprouva comme une sensation de vanité et de bien-être. Il tira quelques bouffées gourmandes de sa pipe et sourit voluptueusement, comme un pacha dans son harem.

Dehors, devant la porte, il y eut tout à coup un bruit de sabots qu'on secoue. Troublé dans sa béatitude, M. Triphon leva des yeux inquiets.

—Oh! ce n'est rien, dit la mère d'un ton rassurant. C'est le père et
Maurice qui reviennent.

M. Triphon devint tout pâle. Le père et le frère! Il n'y avait plus du tout pensé. Il se sentit envahir comme d'une coulée froide. Qu'allait-il se passer? Le père outragé ne lui montrerait-il pas la porte en un geste d'indignation? Est-ce que le fils ne le prendrait pas à la gorge pour le flanquer dehors? Machinalement, comme pour se mettre en état de défense, il s'était levé.

—N'ayez pas peur; restez assis, monsieur Triphon, lui dit la mère avec conviction.

Et, à leur tour, les filles hochèrent la tête en signe de tranquillité. La porte s'ouvrit et les deux hommes entrèrent. Un moment ébahi, le père regarda fixement le visiteur inattendu. Durant une seconde, il y eut comme un éclair de colère et de menace dans ses yeux. Mais il ne dit rien, regarda sa femme d'un oeil rond, puis M. Triphon, toucha le bord de sa casquette, murmura «bonsoir», d'une voix à peine perceptible, et, le pas pesant, s'avança vers l'âtre. Le fils aussi, un long garçon dégingandé, s'arrêta un moment, interdit, toucha le bord de sa casquette, murmura «bonsoir», et se dirigea, les bras ballants, vers l'âtre.

—Père Neyrinck …, commença M. Triphon d'une voix étranglée. Mais il ne put continuer; il s'arrêta, suffoqué, les traits contractés et d'une pâleur livide. «Père Neyrinck …», reprit-il au bout d'un instant, raidi et presque tragique, «père Neyrinck, je suis ici … et vous pouvez me mettre à la porte, si vous voulez … mais je suis ici … je suis ici … parce que je veux revoir Sidonie … parce que je ne veux pas la laisser seule … dans le malheur.»

Il s'arrêta encore et dut reprendre haleine. Un sanglot s'étouffa dans sa gorge. Il n'en pouvait plus. Sidonie avait baissé la tête et pleurait; et les deux jeunes soeurs, rouges et immobiles d'émotion, regardaient tour à tour M. Triphon et leur père. Le père avait l'air plutôt gêné que méchant. Le fils considérait fixement le feu, comme si la chose ne le concernait pas. La mère, un peu nerveuse, se baissa vers son mari et lui dit à mi-voix, d'un ton confidentiel:

—Il a été bon pour nous. Il m'a donné beaucoup d'argent.

Le père hocha la tête; il ne dit rien. Il était là comme un étranger dans sa propre maison. Visiblement, il ne se rendait pas un compte exact de la portée d'un tel événement; et il regardait sa femme d'un oeil interrogateur, comme pour lire sur ses traits ce qu'il devrait bien répondre. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, au visage affable qui avait la couleur uniforme et terreuse de ses vêtements de travail. Il paraissait fatigué et jetait machinalement des regards obliques vers le chaudron fumant, comme si là se trouvait pour le moment ce qui l'intéressait le plus. Maurice continuait à garder le silence, l'air hypnotisé par la flamme crépitante du foyer.

—Il ne faut pas partir à cause de moi, monsieur Triphon, dit enfin le père avec effort, tout en regardant sa fille aînée.

D'un geste ému, M. Triphon exprima sa gratitude pour ces paroles conciliantes. La gêne devenait moins pesante; un certain rapprochement semblait vouloir s'établir. Il tâta dans sa poche, prit son étui à cigares et l'ouvrit.

—Un cigare, père Neyrinck? demanda-t-il en s'approchant de lui.

—Oh! ça n'est pas nécessaire, monsieur Triphon, répondit le père avec un sourire de convoitise vers l'étui.

—Si fait, si, si, insista M. Triphon, qui lui donna trois beaux cigares.

—Je vous remercie beaucoup, monsieur Triphon; j'en fumerai un après que j'aurai mangé, dit le père.

Et il prit le cadeau avec précaution, entre ses gros doigts tremblants.
M. Triphon se tourna vers Maurice, qui sourit en rougissant légèrement.
En recevant, lui aussi trois cigares il regarda ses soeurs, d'un air
presque triomphant. Tout de suite il en alluma un.

—Est-ce qu'on mange bientôt? demanda doucement le père à sa femme.

—C'est prêt; dans cinq minutes, répondit-elle.

Elle défit le lourd chaudron de son crochet au-dessus de l'âtre et versa le contenu dans une large terrine de grès rouge. Une bonne odeur de soupe au lait de beurre se répandit dans la cuisine. Les jeunes filles rangeaient leurs coussins. M. Triphon se leva pour partir. Kaboul, qui en avait envie depuis longtemps, d'impatience fit entendre un long baillement sonore et sautilla en dansant vers les genoux de son maître.

—Kaboul, un bout de susucre? dit Maurice en caressant le petit chien.

M. Triphon tendit la main à Sidonie:

—Eh bien, Sidonie, à un de ces jours, n'est-ce pas?

—Vous reviendrez? demanda-t-elle en le regardant avec des yeux tendres.

Les deux petites soeurs, muettes et immobiles d'émotion attentive, ne perdaient pas un geste des adieux.

—C'est permis? sourit-il.

—Vous savez bien que oui, dit-elle en baissant les yeux et rougissant.

—Merci, dit-il, en lui serrant encore les mains avec ferveur.

—Quand viendrez-vous? insista-t-elle, malgré tout vaguement méfiante.

Il hésita une seconde. La conséquence inéluctable de son premier pas déjà s'imposait, impérieusement.

—Dès que je pourrai; après-demain, je pense, promit-il.

—Bien vrai? Vous ne l'oublierez pas?

—Soyez tranquille.

Sur un rapide bonsoir à toute la famille, qui le lui rendit avec politesse, il quitta la maisonnette et se trouva dehors, dans la nuit froide.

Le sentiment de la réalité reprit possession de lui. Il vit au passage le petit teilleur se mouvoir comme un pantin désarticulé sur ses planches à bascule et l'entendit fredonner sa chanson dans l'ébrouement de la roue tournoyante. Il eut à nouveau l'impression de quelque chose d'honnête et de digne, très au-dessus des préoccupations égoïstes qui l'avaient amené là. Il se sentait allégé d'un grand poids et néanmoins il n'était pas content de lui. Il ne savait pas encore clairement ce qu'il voulait. Il craignait le désenchantement pour soi-même et pour les autres. Son esprit demeurait trouble et un vague remords continuait de lui ronger l'âme. Il avait bien agi, certes; oui et non. Il venait d'oser un acte d'honnêteté et de franchise; mais tout à l'heure, en rentrant, il allait encore simuler, mentir. Il entrevoyait la lutte inévitable et longue qui l'attendait.

Par un détour il rentra au village et passa devant la demeure cossue des trois demoiselles Dufour. Il songea à l'existence de ces trois vierges revêches qui, elles aussi, menaient une existence incolore et ratée. Elles étaient là, demeuraient là, isolées dans la monotonie mortelle du milieu villageois. Que diraient-elles de moi si elles savaient d'où je viens? pensa-t-il. En imagination, il voyait les lèvres prudes se contracter, et le rouge de la pudeur offensée se répandre sur leurs joues pâles. N'avaient-elles donc jamais une révolte des sens? N'éprouvaient-elles jamais le besoin éperdu d'enlacer un homme, de lui plaquer les lèvres sur la bouche, comme il faisait avec Sidonie? Il resta planté un moment, immobile, les yeux fixés sur la belle maison. Les murs blancs se teintaient vaguement d'une clarté lunaire entre le noir des sapins environnants et, derrière les stores baissés de deux fenêtres, se dessinaient dans la nuit deux rectangles de lumière. M. Triphon se dit que, sans doute, elles se tenaient là, réunies toutes les trois autour d'une table. A quoi faire? Lire? Coudre? Bavarder? Il sentait avec une intensité cuisante l'inutilité totale de ces trois existences dévoyées autant que la sienne. Pourquoi ses parents n'avaient-ils jamais fait une tentative pour le rapprocher de ces jeunes filles? N'étaient-ils pas faits pour se comprendre, dans leur isolement réciproque? Si ses parents s'y étaient pris à temps, la regrettable aventure avec Sidonie ne serait probablement jamais arrivée. A présent c'était trop tard. Elles savaient tout et elles le méprisaient. Elles avaient horreur de lui.

Découragé, M. Triphon poursuivit sa route dans le silence de la rue déserte. Dans la fabrique, tassée comme une bête sombre, les lourds pilons dansaient et bombardaient; la machine à vapeur faisait entendre des gémissements et des soupirs. M. Triphon baissait la tête. C'était comme si tout ce bruit et toute cette tristesse lui retombaient sur le coeur. La silhouette noire de Kaboul, qui le précédait, dessinait sa taille de gnome à la lueur de la lanterne dans la haute remise; et le petit chien s'arrêta une seconde, tourné vers son maître, pour voir s'il entrerait dans la «fosse aux femmes». Elles y chantaient, derrière les vitres troubles, avec des voix nasillardes, de mélancoliques chansons flamandes. M. Triphon n'eut pas la moindre envie d'entrer. Il passa devant l'atelier, sans même y jeter un regard et s'arrêta près de l'écurie, où il entendait le bruit d'une querelle entre Pol et le «Poulet Froid». Pol était pris de boisson, selon son habitude; et, sur un ton menaçant, il rabrouait le «Poulet Froid», qui ne répondait que par monosyllabes, en jetant de la paille fraîche sous les pieds des chevaux.

M. Triphon passa. Ils n'avaient qu'à se débrouiller. Il entra dans le vacarme de la «fosse aux huiliers», où les six hommes, luisants d'huile, se démenaient devant les pilons trépidants. Ils s'amusaient de Feelken, qui faisait «Fikandouss-Fikandouss!» et de Leo, poussant tout à coup son rugissement féroce, son terrible «Oooo … uuuu … iiii …», qui faisait tant enrager M. de Beule, lorsqu'il l'entendait du fond de la maison. La joue gauche d'Ollewaert était bossuée par une chique énorme; et Pee et Miel s'en vinrent en souriant, d'un pas traînant, vers les huiliers: Pee tout blanc de farine comme un saint Nicolas couvert de neige, et Miel, l'air plus bête que nature avec ses cheveux épais bas sur le front, ses petits yeux trop rapprochés et bigles. Free le considéra une seconde d'un oeil fixe, puis lui cria à la face un «espèce de veau!» qui fit rire les autres à se tordre. Berzeel, qui s'était encore battu le dimanche précédent, portait au menton une cicatrice noirâtre, plaquée là comme une sangsue; et Pierken se tenait près de lui, lèvres closes et sourcils froncés, absorbé comme toujours dans les questions sociales et ses idées nourries par son petit journal.

M. Triphon s'empressa de filer par une porte de communication intérieure. Il y surprit Bruun, le chauffeur, qui espionnait par une fente; mais, sans faire autrement attention à l'incorrigible mouchard, il passa et, par le jardin sombre, rentra à la maison. Lorsqu'il ouvrit la porte du vestibule il entendit les pilons se ralentir et la machine à vapeur expirer dans un dernier soupir.

Le souper était prêt. M. de Beule, l'air maussade, déjà se dirigeait vers la salle à manger, suivi de sa femme, qui l'observait d'un air inquiet. Eleken vint servir et ils prirent leur repas en échangeant de rares paroles.

Encore un jour qui s'achevait, semblable à tant d'autres jours en leur invariable monotonie.

XII

Cela devint très vite une habitude…. D'abord deux fois par semaine, puis trois fois et bientôt quatre à cinq fois, M. Triphon se rendait le soir, dans l'obscurité, à la maisonnette du jardinier.

Il y trouvait un chaleureux accueil, un bien-être, dont la douceur lui manquait tant à la maison. Il avait sa place désignée, à la petite table des dentellières, à côté de Sidonie; il y était tout à fait à l'aise, reçu par tous comme s'il était de la famille. De temps en temps il régalait la mère et les jeunes filles de punch ou de limonade, qu'il apportait enfouis dans les poches de son pardessus. Alors la joie était grande, les joues s'empourpraient, les yeux brillaient. Parfois, il avait envie d'être seul un moment avec Sidonie; mais, comme il y avait là ses soeurs, il allait quelques instants avec elle dans la petite chambre à coucher près de la cuisine. D'abord, la mère s'y était résolument opposée. S'ils désiraient être seuls, ils n'avaient qu'à sortir. Ce qu'ils firent au début; mais Kaboul les gênait, en jappant et donnant la chasse au chat; ou bien il pleuvait ou neigeait; ils avaient peur aussi d'être vus par les voisins. En vérité, c'était presque impossible par ce temps d'hiver; et en fin de compte la mère se résigna, bien qu'à contre-coeur, à leur céder la petite chambre. Dès lors ce fut réglé: dès qu'il entrait, Sidonie quittait sa chaise et son coussin et le suivait dans la chambrette. Les petites soeurs continuaient à travailler avec diligence: on entendait sans interruption tambouriner les petites bobines sur le papier glacé des coussins. Sitôt qu'elles s'arrêtaient, ne fût-ce qu'une seconde, la maman, bourrue, leur ordonnait de continuer. Elle était fort irascible dans ces moments-là, et quand M. Triphon et Sidonie s'attardaient un peu trop à son gré, elle se mettait à faire du tintamarre avec les pelles et pincettes et ses casseroles autour de l'âtre. Même après qu'ils étaient rentrés dans la cuisine, sa mauvaise humeur persistait quelque temps; elle allait et venait à pas fébriles qui maugréaient. Les petites soeurs alors n'osaient plus lever la tête et s'absorbaient, les yeux brillants et fixes, dans leur besogne. Lorsque le père ou Maurice se trouvaient par hasard à la maison, les visites à la chambrette n'avaient pas lieu.

Quant à ses projets d'avenir, M. Triphon n'en parlait pas, et personne, du reste, ne l'interrogeait là-dessus. De part et d'autre, on paraissait satisfait de la situation présente; plus tard elle se dénouerait d'elle-même. Il y avait entre eux une sorte d'accord tacite: M. Triphon continuerait à venir chez eux et s'occuperait de Sidonie et plus tard de l'enfant. Savoir s'il l'épouserait, cela demeurait dans le vague. Il fallait voir, attendre. Tout ce qu'il avait promis, solennellement, un soir de vive effusion et de tendresse, c'est qu'il n'en épouserait jamais d'autre. Cela suffisait. Ils étaient contents. Ils acceptaient la chose. La mère n'y avait mis qu'une seule condition: pas d'autre enfant, avant de l'avoir épousée. Il en avait fait la promesse formelle.

Le père et Maurice non plus ne voyaient pas d'inconvénients graves à ses visites répétées. Le père avait bien dit qu'il fallait se tenir sur ses gardes, se méfier des voisins jaloux et de leurs commérages; mais il n'avait pas autrement insisté. Il ne comptait pas pour beaucoup dans la maison, le père. Généralement, on le mettait au courant des choses après qu'elles étaient arrivées; et il s'en arrangeait. Maurice signifiait moins encore. D'habitude on ne lui disait rien et il n'en demandait pas plus. On lui laissait simplement le loisir de constater le fait accompli, si ça l'intéressait. En fait, les deux hommes ne savaient pas que M. Triphon venait si fréquemment chez eux. Par ces longues soirées d'hiver, il pouvait arriver de bonne heure et être reparti avant l'heure de leur retour. Et, lorsqu'ils ne trouvaient pas M. Triphon chez eux en rentrant, la plupart du temps ils ne s'informaient pas de sa visite; les femmes, de leur côté, s'étaient entendues pour n'en rien dire, si les hommes ne posaient aucune question. Lorsque M. Triphon y était encore au moment où père et fils rentraient, les choses se passaient à peu près comme la première fois: on se saluait avec un peu de gêne; on échangeait quelques banalités sur le temps et la prochaine moisson; puis, distribution généreuse de cigares, qui étaient toujours acceptés avec le plus vif empressement. Après quoi, M. Triphon prenait bien vite congé, pour ne pas les gêner pendant qu'ils prenaient leur modeste repas. Père et fils étaient résignés aussi bien que la mère et les soeurs; ils se sentaient trop las pour se tourmenter l'esprit à des histoires. Le mal était fait. Évidemment, il eût mieux valu que cela ne fût pas arrivé; mais elle n'était ni la première ni la dernière qui se trouvait dans le même cas. Et il y avait du moins une consolation: il serait riche plus tard et toujours à même de prendre généreusement soin d'elle et de l'enfant. Du reste, il avait déjà fait preuve de grande générosité. Il donnait à Sidonie et à sa mère à peu près tout l'argent dont il disposait. Vraiment, il ne pouvait pas faire mieux pour le moment. L'accident qui arrivait à Sidonie aurait pu tout aussi bien être l'oeuvre d'un garçon sans le sou, et alors les conséquences auraient été infiniment plus graves. Cette idée était plutôt réconfortante. Et, sans en convenir entre eux, le père et le fils souhaitaient parfois que M. Triphon vînt un peu plus fréquemment les voir, à cause des bons cigares….

XIII

Ainsi se passa l'hiver. Il y eut d'abord des jours sombres, avec de lourds nuages, qui flottaient bas, comme s'ils étaient chargés de boue; puis vinrent la neige et la gelée; puis le dégel, puis encore de très fortes gelées, suivies d'une neige abondante par un vent glacial. Toute la contrée était ensevelie sous l'immense nappe blanche, les maisonnettes semblaient plus petites et prenaient des tons décolorés au milieu de tout ce blanc. La fumée des cheminées était fauve et bistre dans le gris opaque du ciel.

Les gens restaient chez eux, s'acagnardaient aux coins de l'âtre, dans un besoin d'intimité et de bien-être. Les grandes chambres des maisons cossues restaient glacées et sombres; la bonne chaleur vivifiante se gardait sous les solives basses et enfumées des humbles chaumines; et chaque fois que M. Triphon entrait dans la maisonnette de Sidonie, il y goûtait une sorte d'intimité douillette qui n'existait pas chez ses parents et qui l'y retenait comme une longue et douce caresse. Il aurait bien voulu y rester toujours, la pipe aux lèvres, Kaboul roulé en boule à ses pieds, les jambes allongées vers la flamme dansante de l'âtre, où ses yeux suivaient des pensées pleines de charme, l'esprit bercé par le tambourinage léger des bobines, qui rebondissaient sur le carton glacé des coussins de dentellière. Il eût voulu y vivre, toujours, toujours, simplement et humblement, comme eux vivaient; il eût voulu partager leur frugal repas du soir, s'amuser doucement au bavardage des jolies filles, puis y dormir devant le feu, avec Sidonie dans ses bras. Pourquoi cela ne se pouvait-il pas? Pourquoi ne pouvait-il rester là, simplement et naturellement, comme Kaboul et Minou, d'abord des ennemis farouches, et maintenant des amis inséparables, enroulés ensemble sur les dalles, devant la bonne chaleur du feu? Ils s'y endormaient comme des êtres humains et M. Triphon contemplait ce spectacle en souriant, presque avec une pointe de jalousie.

La vieille horloge, droite et raide comme une aïeule desséchée dans son coin, comptait de son tic-tac lent et monotone ces instants de reposant bonheur qui s'égrenaient dans le néant. Le rouge de la flamme se reflétait en danses capricieuses sur les cuivres luisants et les étains ternis le long des murs; le plafond bas aux solives brunes était comme une cuirasse de protection et de sécurité, qui ne laissait rien entrer de l'inclémence du dehors, ne laissait rien échapper du charme et des délices du dedans. Parfois il se sentait là comme sur une île bienheureuse, seule au milieu d'une mer mauvaise, gonflée de périls.

Car, chaque fois, il y avait risque pour lui à s'y rendre, et risque aussi à s'en retourner. La neige rendait les nuits trop claires; chaque silhouette se détachait avec une inquiétante netteté. Il était presque impossible qu'on ne l'aperçût pas quelque soir. Avec les jours plus longs, le danger grandissait. Comment s'arrangerait-il lorsque, le printemps et l'été venus, les gens restaient parfois, jusque tard dans la nuit, à prendre le frais devant leur porte? Problème qui lui paraissait insoluble et auquel il préférait ne pas penser encore.

XIV

Un soir qu'il était assis là, comme de coutume à fumer sa pipe, auprès des dentellières, des pas lents résonnèrent au dehors, sur le dallage de briques le long du mur. Puis quelqu'un secoua la neige de ses sabots et des doigts discrets frappèrent doucement à la porte.

—Mon Dieu! Qui ça peut-il être! s'écrièrent les jeunes filles inquiètes.

Bien sûr, ni le père, ni Maurice. Ce n'était pas encore leur heure et ils ne frappaient pas à la porte pour entrer.

—Continuez votre travail; j'irai voir, dit la mère, elle-même troublée.

Elle alla vers la porte. Les bobines, un instant arrêtées, recommençaient à tambouriner tout doucement.

—Qui est là? cria-t-elle d'une voix aigre.

—C'est moi, Ivo, répondit du dehors une voix enjouée.

—Mon Dieu! C'est Ivo, notre voisin. Vite, M. Triphon, cachez-vous dans la chambre! dit Sidonie à voix basse.

M. Triphon se leva d'un bond, entra dans là chambre. Mais il en ressortit aussitôt, pour prendre Kaboul, qui était resté endormi devant le feu. Au même moment, la mère ouvrait la porte et Ivo, en entrant, se trouva nez à nez avec M. Triphon. Les yeux de la mère s'écarquillèrent d'angoisse et les jeunes filles ne purent réprimer un léger cri.

Ivo, qui entrait en souriant, était le petit teilleur de lin d'à côté, que M. Triphon voyait chaque soir en passant, dans son réduit poussiéreux, en train de se démener sur sa planche à bascule en fredonnant une chanson, comme s'il ne travaillait que pour son plaisir. Ainsi que tout le monde au village, il connaissait bien M. Triphon, et une stupéfaction profonde, mêlée de gêne, parut sur ses traits, quand il le vit là, d'une façon aussi soudaine et inattendue. Un instant, il se figea dans une immobilité complète, bouche bée et les yeux ronds, puis il eut un mouvement comme pour déguerpir. Il se ressaisit néanmoins, prononça d'une voix timide un «Je ne dérange pas», puis s'avança d'un pas hésitant. Des flocons de neige restaient collés à sa casquette et ses épaules; et, à le voir là, saupoudré de blanc par-dessus la couche de poussière jaunâtre qui le couvrait des pieds à la tête, avec ses petits yeux bleus rieurs et sa barbe jaune où la neige fondante faisait scintiller de menues étoiles d'argent, il faisait penser à un drôle de bon petit saint Nicolas pour rire, descendu, au grand plaisir des enfants, des froids nuages sur la terre. Après un «Bonsoir, tout le monde», il refusa de s'asseoir, parce qu'il n'avait pas le temps. Il sortit une petite bouteille de sa poche et demanda à la mère Neirynck si elle ne voulait pas lui prêter un peu d'huile. Il n'en avait plus et il lui fallait absolument teiller ce soir encore une ou deux bottes de lin.

—Mais oui, mon gars Ivo, mais oui, répondit la mère Neirynck, contente de pouvoir lui rendre service et d'acheter peut-être ainsi sa discrétion.

Elle lui prit des mains la petite bouteille et fut la remplir à la jarre, dans l'arrière-cuisine.

—Je crois qu'il neige, dit M. Triphon, sentant qu'il devait dire quelque chose. Je crains que ça ne recommence à tomber dru, ajouta-t-il avec un regard inquiet vers les volets fermés.

—Oui, n'est-ce pas, m'sieu Triphon, répondit aussitôt le petit teilleur. C'est trop, pas vrai? Faudrait du temps sec à présent.

Les jeunes filles, les joues en feu et agitant fiévreusement leurs bobines, se mêlèrent à la conversation.

—Le pire, c'est pour les labours de printemps, dit Sidonie.

—Oui, surenchérit M. Triphon; et les charretiers donc, avec leurs gros chariots le long des routes. Chaque jour je suis étonné de voir rentrer les nôtres.

—Oui mais, et quand le dégel viendra!… ajouta Ivo d'un ton important.

Les petites soeurs hochaient la tête d'un air grave et tout le monde était d'accord qu'un temps pareil, s'il durait, c'était la ruine. La conversation tournait aux plus sombres pronostics, comme de vieilles gens avec leur crainte enfantine de malheurs imaginaires. On eût dit que M. Triphon était venu chez les Neirynck uniquement pour épiloguer sur ce chapitre sans fin et que tout le reste était sans intérêt pour lui. La mère rentra avec la fiole remplie et la tendit au petit teilleur. Il sourit largement dans sa barbe blonde et se confondit en remerciements, promettant de rendre l'huile sous peu. Ça ne pressait pas, assura la mère Neirynck; et M. Triphon, sortant son étui, lui demanda s'il désirait fumer un cigare.

—Ah! m'sieu Triphon, ça n'est pas de refus, vous savez! répondit le petit teilleur, dont toute la physionomie s'épanouit d'une joie gourmande.

Il riait d'aise, comme un tournesol radieux, dans sa barbe blanche, M. Triphon lui donna trois beaux cigares, avec lesquels il disparut dans la nuit neigeuse, riant tout haut et titubant de joie.

—Il ira raconter qu'il vous a vu; c'est un petit bavard, dit la mère d'un air anxieux en revenant de fermer la porte.

—Je le crains aussi, répondit M. Triphon, la mine très abattue.

Les jeunes filles n'étaient pas aussi pessimistes.

—Il se taira à cause des cigares, pour en avoir encore à l'occasion, dit Sidonie.

Ses petites soeurs étaient du même avis. Il avait intérêt à se taire. Mais la mère demeurait méfiante. «C'est un tel petit bavard!» répétait-elle en hochant la tête; et, pour la première fois depuis qu'il venait là, M. Triphon, inquiet, eut l'impression d'un grand danger immédiat qui menaçait son tranquille et doux bonheur. Il ne s'attarda pas ce soir-là. Il ne se sentait plus en sécurité. Ses adieux à Sidonie eurent quelque chose de triste et d'oppressé, comme s'il ne devait plus la revoir.

Il neigeait à gros flocons quand il se retrouva dehors; et aussitôt il entendit, dans le ronron de l'écoussoir, fredonner le petit teilleur qui s'était déjà remis à l'ouvrage. Un instant il s'arrêta, se demandant s'il ne ferait pas bien d'entrer dire un mot au bonhomme. Après une minute d'hésitation, il résolut de n'en rien faire. Moins on le voyait, mieux cela valait. Il passa sur la pointe du pied, en risquant un regard furtif dans la petite baraque où Ivo, sur la planche à bascule, se démenait dans le bruit et la poussière, en chantant comme s'il trépignait de joie. M. Triphon sourit. Les flocons de neige avaient l'air de voltiger comme des papillons blancs vers la lumière de la grangette; il eut l'impression que là-haut, dans le ciel sombre, travaillaient d'autres teilleurs innombrables. Ils étaient animés par la chanson d'Ivo; et tout cela se fondait en une harmonie étrange, où il y avait de l'allégresse et aussi de la douleur.

XV

Ce fut peu de jours après cette aventure que M. Triphon crut remarquer un changement dans l'attitude des ouvriers de la fabrique à son égard. Ils l'observaient parfois avec un sourire bizarre, énigmatique et Feelken prit pour habitude, chaque fois qu'il l'apercevait, de lancer son «Fikandouss-Fikandouss», à quoi Leo répondait par un «Oooo … uuuu … iiii» rugissant. Les autres riaient: Free, immobile, perdu dans ses pensées, devant les pilons rebondissants; Berzeel, parfois bruyant et violent. Ollewaert s'enfonçait dans la bouche une chique énorme, comme s'il allait l'avaler; et même ce Poeteken, d'ordinaire si tranquille et si timide et qui avait fini par épouser «La Blanche», s'oubliait à regarder M. Triphon avec des yeux brillants et vifs, qui semblaient receler un monde de sensations intimes. Pee, tout blanc comme un bonhomme de neige, quittait volontiers ses meules cliquetantes pour se mêler aux choses mystérieuses qui se manigançaient près des pilons et Bruun était constamment derrière l'une ou l'autre porte, à écouter et espionner. Seul, Pierken, comme toujours absorbé par les graves problèmes sociaux qu'il étudiait dans son petit journal, ne s'occupait de rien; et Miel, cette espèce de veau, qui ne comprenait goutte à ce qui se passait, restait là, bouche bée et immobile, à regarder auprès des autres.

M. Triphon devenait chaque jour plus méfiant. Il avait l'impression qu'il se tramait quelque chose contre lui et s'inquiétait de ne rien découvrir. Son instinct l'avertissait de bien se tenir sur ses gardes. Le petit teilleur avait-il bavardé, comme le craignait la mère Neirynck? Savait-on, à la fabrique, qu'il continuait à fréquenter Sidonie et allait chez elle? M. Triphon, désespérant d'élucider le mystère dans la «fosse aux huiliers», chercha à s'enquérir dans la «fosse aux femmes». Il y apprendrait peut-être davantage. Mais là aussi lui fut opposée une attitude à laquelle il ne s'attendait pas. Dès que les ouvrières apercevaient seulement le bout de la queue de Kaboul, les conversations, qui allaient grand train jusqu'à ce moment-là, s'arrêtaient net. Au moment où il entrait, plus un mot; ou bien, ce qu'elles disaient alors était d'une telle banalité que l'on n'aurait pas eu l'idée d'écouter ou de se mêler à la conversation dans le fallacieux espoir d'apprendre rien de sérieux. De même, la façon d'être des charretiers avait changé. Pol faisait de drôles d'allusions lorsqu'il était ivre; et le «Poulet Froid» parlait avec une emphase bruyante de toutes sortes de bonnes choses que pouvaient se permettre les gens riches dans ce monde. Assez souvent Justin-la-Craque et son aide Komèl venaient se mêler à l'entretien; et alors cela devenait fou. Justin racontait des histoires à tomber à la renverse; Komèl y ajoutait un mot de temps en temps, avec ses yeux aqueux d'ivrogne fixés avec un intérêt étrange sur M. Triphon, et son long nez rouge qui semblait rire tout seul dans sa face de suie.

Enfin, à la maison aussi, M. Triphon put s'apercevoir d'un changement, qui y rendait l'atmosphère encore beaucoup plus pesante qu'elle n'était déjà. M. de Beule rôdait par les couloirs et les pièces, gros de rage concentrée, et on voyait bien que sa femme était dans l'abattement et souvent ne savait comment s'y prendre pour n'être pas rabrouée méchamment par son mari. Une sourde irritation suintait des murs; et Sefietje qui, tel un baromètre, annonçait toujours avec exactitude les variations d'humeur de la famille, allait et venait en silence avec des soupirs. Quant à la deuxième servante, Eleken, on ne la voyait presque plus. Dès que son ouvrage était fini, elle allait se cacher on ne savait où; c'est à peine si on entrevoyait parfois un bout de sa jupe, en fuite derrière un mur ou une porte. Quelque chose de très angoissant couvait partout; et, sans rien savoir de précis, M. Triphon ne doutait pas que l'orage ne fût près d'éclater sur sa tête.

XVI

Il éclata, et, bien qu'attendu, plus brusquement et avec plus de violence que M. Triphon n'eût pensé. Il éclata un dimanche soir, au moment où M. Triphon sortait pour aller voir Sidonie.

Accompagné de Kaboul, il avait déjà la main sur le bouton de la porte, quant tout à coup M. de Beule, surgissant de son bureau, lui demanda d'un ton bref:

—Où allez-vous?

M. Triphon perdit la tête. Depuis des mois son père ne lui adressait plus la parole, ne s'occupait pas de lui, répondait à peine, par un grognement hargneux, à son salut matin et soir. M. Triphon fut tellement interloqué par ce changement soudain qu'il resta quelques instants immobile, la main sur le bouton de la porte, sans trouver de réponse.

—Eh bien? Vous n'avez pas compris? Je vous demande où vous allez? répéta M. de Beule d'un ton acerbe.

—Faire un petit tour, dit à la fin M. Triphon en regardant son père d'un air mal assuré.

—Un tour chez les garces! tonna M. de Beule avec fureur.

Et, d'une voix menaçante, autoritaire:

—Vous resterez ici, nom de nom! Ou bien vous ne remettrez plus les pieds à la maison!

—Comme vous voudrez, répondit M. Triphon sans se fâcher ni demander aucune explication.

Et, lentement, il rebroussa chemin.

Mais la colère de M. de Beule ne s'apaisait pas devant pareille humilité; il bouillonnait intérieurement; tout son être frémissait. Sa femme, qui de loin l'avait entendu «partir» en face de son fils, accourut en larmes, avec des gémissements. M. Triphon comprit nettement qu'ils savaient tout et qu'une scène violente devait avoir eu lieu déjà entre les deux époux. M. de Beule, se retournant contre sa femme, à nouveau l'abreuva de violents reproches, comme si elle seule était la cause de tout. C'était elle qui l'avait ainsi élevé; elle qui toujours s'était montrée faible, beaucoup trop faible pour ce fils aux mauvais penchants; elle qui en avait fait un fainéant; elle qui avait introduit dans la fabrique cette fille … cette … cette roulure, cause unique de toute leur honte et de tous leurs malheurs. M. de Beule, «partait» comme un dément; il ne se possédait plus; sa femme ne cessait de pleurer et de gémir, tandis que M. Triphon, devant cette violente sortie, demeurait stupéfait de les voir ne rien ignorer, jusqu'aux moindres détails, de ses escapades réitérées. Evidemment, ils étaient renseignés depuis longtemps; et cela avait dû fermenter et bouillonner en eux, alors que lui vivait dans la douce et trompeuse illusion qu'ils ignoraient tout. Le nom de Sidonie ne fut même pas prononcé. C'était du reste bien superflu. Tous comprenaient parfaitement, encore que M. de Beule, eh laissant déborder sa rage et son mépris, employât parfois le pluriel dans ses invectives, comme si son fils se fût compromis avec une ribambelle de femmes perdues. Enfin, en quelques mots secs, hachés, il dicta ses conditions: Rompre sur-le-champ avec cette femme et retourner à une existence convenable, ou quitter la maison immédiatement, sans rémission ni retour. «C'est la fable de toute la commune!» rugit-il. «Je n'ose plus me montrer dans la rue! Les honnêtes gens me tournent le dos!»

M. Triphon sentit comme un froid glacial qui le pénétrait jusqu'aux moëlles, ainsi qu'une faiblesse étrange qui lui coupait les jambes. Il avait bien eu certaines craintes, cette sensation vague et angoissante que l'aventure ne pouvait pas durer ainsi, indéfiniment. Mais il n'aurait jamais cru, non, jamais, en être déjà à ce point d'avoir à choisir sans plus feindre ni tergiverser; choisir, comme on choisit entre la vie et la mort….

Que faire maintenant? Où aller, que devenir, à présent que le fil était si brusquement, si brutalement tranché entre elle et lui? C'était le fil même de l'existence. On venait de lui enlever soudain tout … tout ce qui valait la peine de vivre. Son esprit chancelait; il était étourdi par ce vide immense, cet abîme de néant qu'il sentait tout à coup en lui, là même où, l'instant auparavant, s'entassaient encore des trésors de joie. Il aurait voulu s'indigner, défendre son bonheur, se révolter avec rage contre les obstacles et il n'en avait plus la force. Il ne sentait plus que sa faiblesse: son infinie, son impuissante et désespérante faiblesse.

—C'est bien, dit-il soumis; c'est bien.

Et il le répéta encore comme si, dans sa noire désolation, il ne trouvait plus d'autres mots: «C'est bien; c'est bien!» Tout de même, en une révolte soudaine, il se fâcha. Il lança un regard mauvais à son père et gronda, tout frémissant:

—Pas besoin de faire tant de boucan.

M. de Beule ne répondit pas. Sans doute estimait-il en avoir assez dit. Les épaules gonflées, il rentra dans son bureau, pendant que sa femme, les mains jointes, implorait des yeux M. Triphon. Sefietje, les pommettes rouges d'agitation, parut dans le couloir pour demander un détail à Mme de Beule concernant le souper; le bout de la jupe d'Eleken disparut en coup de vent derrière une porte. Kaboul, surpris que son maître n'eût pas ouvert la porte d'entrée, d'impatience se mit à bailler tout haut. Muche, qui était resté dans le couloir, vint flairer méticuleusement son collègue, comme si c'était un chien étranger qu'il rencontrait là pour la première fois. Rassuré par son examen, il se mit à gratter à la porte du bureau de M. de Beule. Celui-ci l'entr'ouvrit, le petit chien se faufila par l'ouverture en frétillant de la queue et la porte se referma avec un bruit sec, au son hostile dans l'oppressant silence.

On eût dit que la maison même grondait, menaçante et hargneuse.

XVII

Les jours qui suivirent furent sinistres. M. Triphon avait l'impression qu'il était surveillé, espionné, suivi, partout où il allait. Il n'avait plus confiance en personne; et sa haine contre le petit teilleur était féroce, car il ne doutait pas un seul instant que celui-ci n'eût tout ébruité.

Il n'avait plus revu Sidonie. Il n'osait y retourner. Mais il lui avait tout expliqué dans une lettre et, surexcité par tant d'obstacles, fait le serment solennel que jamais, quoiqu'il arrivât, il ne la quitterait. Il jurait de la revoir malgré tout, de même que rien au monde ne l'empêcherait de s'occuper d'elle et de l'enfant qui allait naître; seulement, il lui fallait prendre patience, attendre que les circonstances devinssent plus favorables. Il lui disait comme il était désolé de ne plus aller chez elle, de ne plus avoir de ses nouvelles; mais cela aussi reviendrait, avec le temps, quand l'orage se serait peu à peu apaisé.

Dans l'usine, sur les physionomies et dans la façon d'être des ouvriers à son égard, il pouvait observer, et presque lire, l'effet produit par la scène à la maison. Évidemment, ils étaient au courant de tout et ils le narguaient en silence, parfois avec de vagues allusions, le plus souvent d'un simple regard ou d'un sourire et toujours avec une joie maligne. Feelken, par exemple, avait maintenant un petit ton spécial et agaçant pour prononcer son «Fikandouss-Fikandouss», lorsqu'il apercevait M. Triphon; de même que Leo mettait on ne sait quel insupportable sous-entendu moqueur et sournois lorsqu'il lançait, en nuance quelque peu atténuée, son odieux «Oooo … uuuu … iiii». Il supportait mal le regard fixe et le sourire muet de Free, Berzeel et Ollewaert; et, un jour, sa fureur éclata devant la face stupide de Miel, qui était là à bayer devant lui, immobile, comme s'il considérait une bête curieuse.

—Espèce de veau! Qu'est-ce que tu as à me bayer ainsi à la figure! s'écria-t-il d'une voix tonnante, avec des yeux furibonds.

—Ha … ha … sais pas, moi! s'effara Miel, abasourdi.

—Occupe-toi de ton travail, nom de Dieu! grogna M. Triphon en lui tournant le dos.

Cette sortie inattendue ne manqua pas de faire impression. Les visages des ouvriers devinrent tout à coup sérieux et ils n'eurent plus d'attention que pour leur besogne. Un bref instant M. Triphon sentit en lui la force et le prestige d'une victoire remportée. Tout plein de lui-même, fier, il quitta la «fosse aux huiliers» et s'achemina à travers la cour vers la «fosse aux femmes». Mais avant d'en atteindre la porte, il s'arrêta, l'oreille tendue, les sourcils froncés de colère. Derrière son dos, dans l'huilerie, retentissait un vacarme de possédés. Leo rugissait à tue-tête son abominable «Oooo … uuuu … iiiii …» et le «Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss» de Feelken faisait rage, pendant que les autres riaient, gueulaient, chahutaient, comme en une folie d'émeute.

—Nom de nom de nom de Dieu! répétait M. Triphon en trépignant de fureur.

Dans la cour arrivait Justin-la-Craque avec une barre de fer, suivi de son aide Komèl, qui portait une pince et un marteau. Tous deux étaient visiblement sous l'influence de la boisson. Justin se planta devant M. Triphon, le regarda fixement de ses yeux vitreux, et commença à fredonner en sourdine son obsédant O Pepita. Il s'arrêta net, grinça des dents et, comme en un accès de rage concentrée:

—Ooooo … Monsieur Triphon! Oooo … monsieur Triphon, si vous saviez ce que moi je sais!

—Qu'est-ce que vous savez, Justin? demanda M. Triphon agacé.

—Oooo … Pepita! Pepita! Pepita! gronda l'ivrogne en sourdine.

Puis, brusquement, très haut, avec une petite voix d'enfant:

—Ooooo … Pepita! Pepita! Pepita!

—Et puis, qu'est-ce que vous savez? insista M. Triphon impatienté.

Justin-la-Craque secoua la tête avec véhémence et ne dit plus rien. Il se hâta vers la fabrique, comme s'il n'avait plus une minute à perdre; et Komèl le suivit, hochant la tête en souriant, avec un drôle de frétillement de son long nez rouge, qui faisait penser à un bec de dindon. Tous deux disparurent dans le vacarme assourdissant de la «fosse aux huiliers».

Soudain apparut la queue en trompette de Muche, suivi de M. de Beule, gonflé, cramoisi, terrible. Il fronça comme un ouragan dans l'huilerie et aussitôt M. Triphon l'entendit «partir» avec frénésie; les perturbateurs avaient leur compte. Le bruit de ses éclats de voix dominait le tonnerre trépidant des pilons. Il hurlait, comme toujours, qu'il flanquerait tout le monde à la porte, et, hoquetant de rage, il revint avec Muche dans la cour, bouscula M. Triphon en jurant et se précipita dans la «fosse aux femmes», où il recommença à «partir» avec ardeur, bien qu'elles ne fussent pour rien dans l'affaire.

M. Triphon s'en alla prudemment avec Kaboul faire un tour au jardin.

XVIII

Le cher printemps allait venir….

Les derniers vestiges de la neige, qui traînaient encore, des semaines après le dégel, ça et là sur l'herbe des prés, comme des loques blanches oubliées, avaient enfin fondu. Toute la terre délicieusement reverdissait, dégageait ses arômes grisants au tiède soleil d'avril. Les coucous jaunes et les anémones blanches fleurissaient déjà le long des ruisseaux redevenus limpides; et l'herbe, par places encore mouillée et imbibée comme une éponge, s'étoilait d'innombrables pâquerettes. Le ciel, devenu bleu, paraissait très haut, très haut; et les alouettes, invisibles ou pas plus grosses en apparence que des moucherons, y chantaient … chantaient, partout … partout … comme si la terre et le ciel se mettaient à chanter. Aux branches des peupliers se gonflaient les bourgeons; de loin on eût dit de grandes perruques blondes, avec des papillottes. Et déjà on voyait des papillons, blancs ou jaune-citron, avec des ailes toutes fraîches, toutes neuves, dépliées pour la première fois.

M. Triphon était d'humeur mélancolique. Son état d'âme et le renouveau accusaient la discordance. Il pensait à Sidonie et une émotion attristée le serrait à la gorge. Il songeait aussi à l'amour en général et sentait lui peser sa solitude. Cela aurait été si bon, dans ces premiers beaux jours de printemps, d'avoir à côté de soi une femme aimée. Si bon de ne pas aller son chemin tout seul et perdu de par le monde, alors que tous les êtres vivants se rejoignaient irrésistiblement dans l'amour. Si bon, à l'heure douce et mystérieuse du crépuscule, où la terre s'estompait en gris-fauve et le ciel prenait des teintes verdâtres, d'être assis auprès de Sidonie devant sa petite porte à regarder les étoiles naissantes et à respirer l'odeur des champs. Et il eût été bon aussi, sans doute, de se promener dans le beau grand jardin familial avec Joséphine Dufour en faisant ensemble de beaux projets d'avenir: longs voyages en des pays lointains et fabuleux, ou calme bonheur au foyer, dans le confort et le bien-être. Le printemps, c'était quelque chose de riche et de bienheureux, quelque chose qui voulait jouir, et jubiler, et chanter, voulait palpiter, étreindre! Le printemps était comme une porte étincelante et sublime, toute large ouverte sur un horizon de féerie où rutilait la grande fête de l'existence: la longue et riche fête du voluptueux été, dont chacun devait avoir goûté avant de pouvoir dire qu'il avait réellement vécu.

M. Triphon n'avait pas vécu et ne vivait pas. Il le sentait avec une si vive amertume à cette heure! Il sentait la veulerie de son existence, seul au monde dans la monotonie de sa jeunesse, à côté d'un père tyran et d'une mère tyrannisée. Il sentait cet esseulement avec une acuité torturante; il en souffrait jusqu'à la démence; et il lui faisait horreur, comme à un égaré ou un aveugle à qui l'on dirait de retrouver sa route dans un désert sans bornes. Le cher printemps, qui devait rendre les gens heureux, lui faisait mal et il fuyait son douloureux enchantement. Il aimait encore mieux la lugubre fabrique, où d'autres malheureux passaient les radieuses journées; sa lourde tristesse y était en harmonie avec l'atmosphère ambiante, tel un oiseau habitué à sa cage.

Un jour qu'il y rôdait ainsi, contrôlant machinalement l'ouvrage, le rectangle de soleil qu'y dessinait la porte d'entrée s'obscurcit brusquement comme au passage d'un nuage, et il vit la silhouette d'un homme, debout sur le seuil, qui lentement s'avança vers lui, un sac plié en deux sous le bras. M. Triphon allait déjà à sa rencontre pour lui demander ce qu'il désirait, quand tout à coup ses sourcils se froncèrent, et il se retint à peine de le chasser d'un geste catégorique. L'homme devant lequel il se trouvait n'était autre qu'Ivo, le petit teilleur de lin, voisin des Neirynck, celui que M. Triphon accusait d'avoir jasé.

Le petit bonhomme, cependant, ne semblait nullement se douter du sentiment qu'il éveillait. Souriant d'un air mystérieux il s'approcha de M. Triphon, avec un bonjour aimable, et lui demanda s'il pourrait avoir un petit sac de farine. M. Triphon, haineux et vindicatif, fit signe à Pee le meunier de s'en occuper, tourna les talons et s'en alla sans faire autrement attention à l'individu. Ivo, un moment interloqué, le suivit d'un pas hésitant; et, brusquement dans le tapage des pilons, pendant que Pee remplissait le sac, il chuchota à l'oreille de M. Triphon ces mots qui le firent frissonner:

—J'ai des nouvelles pour vous, monsieur Triphon; une lettre.

—Ah! dit machinalement M. Triphon, pendant qu'il considérait le petit homme d'un regard stupéfait.

Et, lorsqu' Ivo eût pris le petit sac rempli des mains de Pee, il le suivit dehors, à travers la cour, jusque sous la grande porte charretière.

—Voilà, dit Ivo, dans un coin sombre, en lui mettant vivement l'enveloppe dans les mains.

M. Triphon dit merci à voix basse, donna un pourboire à l'homme et s'en fut à grands pas vers le jardin. A l'écart, à l'ombre des sapins soupirants sous la brise, il déchira le pli, le coeur battant à grands coups précipités. D'un rapide regard il parcourut les lignes, qui lui semblaient incohérentes et troubles. Il retourna le papier d'une main fébrile et lut la signature tracée d'une main hésitante et inexpérimentée:

Votre dévouée Élisa NEIRYNCK.

Il s'arrêta oppressé, le regard trouble, comme si un voile flottait devant ses yeux. D'un geste machinal de la main à son front il essaya d'éloigner quelque chose. Puis il reprit la lettre aux premières lignes et lut ces mots, qui furent comme autant de soufflets: «Un si joli petit mignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout à fait et Sidonie veut qu'il porte votre petit nom comme nom de baptême».

Effaré, ahuri, M. Triphon regarda autour de lui. Était-ce un rêve, ou y avait-il là, caché quelque part, un esprit moqueur qui s'amusait de lui? Comment! Un enfant était né dont il était le père et qui porterait son nom! Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Comment ne l'avait-on pas prévenu, consulté! Était-ce possible de donner à un enfant le nom de quelqu'un sans autorisation préalable! M. Triphon avait l'impression qu'on se jouait de lui: l'impatience et la colère l'envahissaient. La lettre à la main, il marcha quelques instants d'un pas agité sous les sapins murmurants, dans un piétinement farouche de bête en cage. Il agirait, il lui fallait agir, empêcher cela; mais que faire? Ce qu'il avait tenu secret durant de longs mois se trouvait brusquement jeté en pâture à la curiosité malsaine et à la malveillance publique…. «Ah! non! Ah! non!» dit-il tout haut en se démenant sous les sapins. «Ah! non! pas ça, pas ça!» Mais d'abord il fallait lire la lettre en entier; et, le dos contre un sapin, les sourcils froncés et les nerfs tendus, il lut:

«MONSIEUR TRIPHON,

«Je prends la plume en main pour vous faire savoir que cette nuit Sidonie a mis au monde un enfant et que tout s'est très bien passé. C'est un petit garçon et un si joli petit mignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout à fait et Sidonie veut qu'il porte votre petit nom comme nom de baptême. Il sera déjà baptisé quand vous recevrez cette lettre et Maurice sera parrain et moi marraine. Et maintenant, monsieur Triphon, c'est le plus grand désir de Sidonie que vous venez voir le plus vite possible votre joli petit bébé et la consoler. Elle désire tellement vous voir, monsieur Triphon, vous ne pouvez pas vous figurer ça et vous pouvez avoir entière confiance en Ivo; nous lui avons donné un bon pourboire et il a promis de ne pas bavarder et il montera la garde pendant que vous êtes chez nous et il viendra nous prévenir s'il y avait quelque chose. Venez donc aussi vite que possible, monsieur Triphon, vous pouvez très bien le faire car il fait encore sombre d'assez bonne heure et vous serez très fier de votre beau bébé quand vous le verrez.

«Dans l'attente de votre visite, avec bien des compliments de Sidonie et de nous tous, je signe

                                Votre dévouée
                                      «ÉLISA NEIRYNCK,
                                         soeur de Sidonie».

M. Triphon respira profondément, avec effort. Un poids immense semblait l'oppresser et lui couper la respiration. Ses mains étaient moites ainsi que son front. Il eut l'impression d'avoir beaucoup vieilli tout à coup, accablé qu'il était d'une responsabilité jusque-là inconnue. Il était pris entre les mailles d'un filet, il essayait en vain de se dégager.

Glissant la lettre dans sa poche il recommença à marcher de long en large sous les sapins. Sa colère était tombée, mais toute son angoisse demeurait. Il étouffait sous les arbres, ce murmure l'exaspérait. L'envoûtement des branches noires lui devenait insupportable; il avait besoin de mouvement et d'espace, de recueillement solitaire, pour réfléchir à ce qui lui arrivait, se tracer une ligne de conduite ferme et inébranlable.

Il passa le petit pont jeté sur le ruisseau, la porte dans la haie, et se trouva avec Kaboul dans les champs. Comme tout y était divinement calme et reposant! Comme tout y semblait bon, tout au bonheur d'exister, exempt de soucis! Les paysans étaient occupés à leur saine besogne et dans le ciel léger les alouettes chantaient avec allégresse la douceur bénie du printemps. Une fraîche odeur de sève et de renouveau montait de la terre.

M. Triphon secoua énergiquement la tête, comme pour se débarrasser d'un joug insupportable. «Je n'irai pas! Je n'irai pas!» se dit-il à voix haute, à lui-même. Non; il n'irait pas voir Sidonie et son enfant. Il ne voulait pas; cela ne se pouvait pas. Il en prévoyait les suites inévitables: l'orage violent à la maison, le scandale public, son existence désormais impossible au village. Comme un trait de feu, l'image de la pudibonde Joséphine Dufour passa dans son esprit et il rougit de honte. Que dirait-elle lorsqu'elle apprendrait l'événement! Que ferait-elle lorsqu'elle le rencontrerait? A cette heure il devait être tombé si bas dans son estime qu'en réalité il n'existait plus pour elle; cette pensée humiliante le faisait horriblement souffrir. De nouveau, il secoua violemment la tête pour écarter cette idée intolérable. Ne plus songer à tout cela. C'était mort. C'était une chose que de ses propres mains il avait tuée.

Mais alors quoi? Que lui restait-il dans l'avenir? Rien. Il n'y avait plus d'avenir pour lui. Plus d'illusion, d'idéal, d'espoir: plus rien que la monotonie rampante des années, avec le fantôme de sa faute, qui lui fermait toutes les issues. Alors c'était là son seul recours? Plus que ça, Sidonie et rien d'autre, comme unique et suprême refuge? Il ne savait pas, sa tête bourdonnante se perdait, ses mains tremblaient, il se sentait faible et désemparé comme un petit enfant. Brusquement, il s'affaissa par terre et éclata en larmes de désespoir. Les pleurs le soulagèrent. Un peu de clarté se fit dans son esprit et quelque apaisement dans son âme. Il s'essuya les yeux et se remit debout. La terre féconde que son corps venait de presser exhalait une si bonne odeur et le chant des alouettes tant de bonheur, comme s'il n'y avait que joie et bonté généreuse ici-bas. Serait-ce donc un tel crime d'aller la voir? N'était-ce pas, au contraire, tout naturel? N'était-ce pas un devoir, oui, un devoir pour lui, ne fût-ce que pour consoler Sidonie, comme la petite Élisa lui avait demandé dans sa lettre?… Il pouvait le faire!… Il pouvait, s'il voulait. Surtout maintenant, sans retard, avant que la nouvelle sensationnelle se fût répandue dans le village. Jusque-là il avait obéi; après la scène violente avec son père, il n'avait plus essayé de revoir Sidonie, et l'active surveillance qui le persécutait s'était peu à peu relâchée. L'atmosphère semblait moins hostile à la maison, ces derniers temps. Il pouvait se risquer une fois, en tout cas.

Cette pensée le réconforta, lui rendit quelque courage. Lentement, il revint à travers champs vers la fabrique, mûrissant son plan…. Eh bien, oui, il irait. Tout au moins il le tenterait, ce soir même. Sitôt après le souper. La journée promettait une belle soirée printanière; il y aurait un peu de lune; cela pourrait sembler tout naturel qu'il fît un petit tour au jardin avec Kaboul, avant de monter se coucher. Il filerait par le jardin et, en faisant un détour, pour éviter le village, il arriverait chez elle. Il ne resterait qu'un tout petit moment, quelques minutes à peine, tout juste le temps d'embrasser Sidonie et de lui donner courage. On ne s'apercevrait de rien à la maison.

Il regarda sa montre. Six heures. Le soleil s'inclinait sur l'horizon, rouge dans des buées oranges, derrière le feuillage des arbres qui ressemblait à de fines dentelles d'un vert transparent et tendre. Silencieuses les alouettes redescendaient de l'azur vers leurs nids; les paysans rentraient avec leurs attelages; à la cime d'un peuplier, petite tache noire dans la verdure légère, chantait un merle, le bec tourné vers l'occident, qui racontait sans fin, de sa voix monotone et un peu rauque, toutes les merveilles qu'il voyait de là-haut.

M. Triphon rentra dans la fabrique. Une agitation sourde faisait battre plus rapidement son coeur. Déjà le plan lui semblait moins facile. La petite porte du jardin était fermée à clef, la nuit, et la clef restait à la maison. Il eût été risqué de la mettre dans sa poche sans rien dire. Mieux valait se glisser par une brèche de la haie. Il retourna au jardin, inspecta les lieux, découvrit la brèche qu'il cherchait, derrière des buissons, dans un coin, près du ruisseau. C'était parfait. Il se sentait ragaillardi. Derechef, le plan lui apparut d'une exécution facile.

A la fabrique, dans le vacarme des pilons, Sefietje circulait avec la goutte du soir. M. Triphon la vit entrer dans la «fosse aux huiliers», suivie à pas de loup par Bruun, le chauffeur, qui resta à l'épier par une fente de la porte. M. Triphon haïssait cet homme pour sa constante habitude de ruse et d'espionnage. Il le détestait doublement, maintenant qu'il avait lui-même quelque chose d'important à cacher. Toute manoeuvre secrète l'inquiétait, par le rapport qu'elle pouvait avoir à l'événement sensationnel que le petit teilleur de lin était venu annoncer. Il bouscula sans ménagement l'espion et pénétra dans l'huilerie. Sefietje se trouvait avec sa bouteille au milieu des «huiliers», qui l'entouraient pendant qu'elle remplissait le verre; les pommettes rouges, signe indubitable chez elle de grande agitation intérieure, elle semblait leur raconter des choses qui les intéressaient prodigieusement. L'inusité de ceci frappa M. Triphon. D'ordinaire, Sefietje parlait le moins possible avec ces hommes qu'elle détestait violemment. Saurait-elle déjà la grosse nouvelle et était-elle en train d'en parler? M. Triphon, faisant un effort sur lui-même, s'approcha des «huiliers», comme si de rien n'était.

Aussitôt le groupe se dispersa et Sefietje continua sa tournée avec son verre et sa bouteille. Les pilons rebondissaient et cognaient; le soleil couchant tendait en diagonale, à travers les vitres de la chambre des machines, une poutre d'or transparente dans le trou sombre; M. Triphon ne s'attarda pas plus que d'habitude: il observa de côté le visage des «huiliers» et se dirigea vers la «fosse aux femmes». Mais à peine avait-il fermé la porte derrière lui qu'une clameur sauvage s'éleva. Feelken répétait avec une obstination agaçante son insupportable «Fikandouss-Fikandouss», Leo mugissait son effarant «Oooo … uuuuu … iiiii» et les autres riaient d'un rire énorme dans le tonnerre des pilons. «Sacredieu! Ils savent!» ragea M. Triphon. D'un mouvement brusque, il fit demi-tour, prêt à rentrer dans l'huilerie pour demander des explications. Une seconde de raisonnement plus calme le retint. Il étouffa un juron de fureur et entra chez les femmes.

Il y retrouva Sefietje avec sa bouteille et son verre, entourée cette fois par les ouvrières qui buvaient ses paroles. Leurs yeux brillaient, les bouches étaient ouvertes d'étonnement, tout travail semblait arrêté. Mais dès qu'on l'aperçut, fini! toutes s'occupaient exclusivement de leur ouvrage, tandis que Sefietje, les joues en feu, se hâtait de remplir le verre pour quitter l'atelier, sitôt servie la dernière ouvrière. M. Triphon bourra sa pipe et les regarda toutes d'un coup d'oeil circulaire plein de méfiance. Mais rien ne trahissait leurs pensées; elles parlèrent un moment du temps, qui était vraiment extraordinaire pour la saison; et, comme M. Triphon ne répondait rien, toutes gardèrent pareillement le silence: un silence gênant, qui dura deux ou trois minutes, jusqu'à ce qu'il comprît l'inutilité d'une attente plus longue et, la mine renfrognée, quittât l'atelier.

XIX

A la maison régnait un état d'esprit bizarre, obscur et incertain. Dans la cuisine, décidément, il n'était point normal. Sefietje se trahissait par une agitation insolite. Eleken semblait ne point connaître une seconde de repos; ses allées et venues étaient continuelles, et sans cesse ses jupes passaient et repassaient en coup de vent derrière les portes. L'attitude de sa mère inspirait des doutes. Savait-elle? Ne savait-elle pas? Il hésitait. Parfois elle le regardait avec une tristesse grave; l'instant d'après, rien ne lui semblait changé, et elle avait son visage de toujours. En tout cas, son père ne savait rien, c'était certain. Il montrait à table son humeur habituelle, sans aucune aménité, mais aussi sans hostilité apparente. Il était même plus communicatif que de coutume; il parla longuement de ses affaires—naturellement—sous un jour qui n'était pas trop sombre.

M. Triphon, qui sentait venir l'heure de son entreprise hasardeuse, mangeait, le coeur battant, avec effort. Les morceaux lui restaient dans la gorge, mais il les avalait tout de même, pour ne pas éveiller de soupçons. Sa mère s'en aperçut pourtant et lui demanda, avec une sollicitude débonnaire:

—Tu n'es pas bien, mon garçon?

—Oh! si, si, dit-il, je n'ai pas grand'faim, voilà tout.

Et il posa sa fourchette. M. de Beule leva les yeux dans la direction de son fils et ses sourcils se contractèrent d'un air revêche. M. Triphon tressaillit. «Saurait-il tout de même quelque chose?» se demanda-t-il. Mais il se remit promptement. M. de Beule, son assiette garnie pour la seconde fois, se remit à parler de l'état de ses affaires, et M. Triphon pensa: «Ce n'est rien, c'est sa mauvaise humeur naturelle, qui, sans raison, se manifeste tout à coup».

Eleken, croyant que la famille avait fini de souper, entra pour desservir; mais, à la vue de M. de Beule qui mangeait encore, elle se hâta de déguerpir avec une sorte d'effroi, sans même entendre ce que Mme de Beule lui demandait. M. de Beule, dérangé par ce va-et-vient rapide, leva des yeux chagrins et bougonna:

—Qu'y a-t-il donc? Pourquoi court-elle ainsi!

Sans attendre la réponse, il reprit, en appuyant sur d'infimes détails, ses longues considérations d'ordre commercial. Il s'adressait exclusivement à sa femme, qui écoutait, les traits fatigués.

Eleken rentra pour servir le dessert. A nouveau elle avait presque disparu avant que Mme de Beule eût eu temps de lui expliquer ce qu'elle désirait. M. de Beule lui lança un mauvais regard, mais sans rien dire. M. Triphon mastiquait un morceau de tarte, s'efforçant de manger très lentement. Quand il eut fini il se leva et, d'un air aussi calme, aussi naturel que possible, comme il faisait chaque soir, il quitta la salle à manger.

Kaboul, selon son habitude, l'attendait derrière la porte, pour faire un tour. Dehors, il ne faisait pas encore tout à fait sombre. Une belle lumière dorée, limpide éclairait la baie vitrée donnant sur le jardin et M. Triphon excita à voix basse son petit chien, qui se mit aussitôt à japper d'une voix perçante, en sautant sur la porte. M. Triphon la lui ouvrit et ensemble ils gagnèrent le jardin.

D'abord il n'alla pas plus loin. Il avait ramassé une pomme de terre; il la lançait sur le gazon et Kaboul la rapportait, très animé par le jeu. Les servantes pouvaient le voir par les fenêtres de la cuisine, et ses parents, de même, par les baies vitrées de la vérandah. Et ainsi, petit à petit, imperceptiblement, suivant chaque fois de quelques pas la pomme de terre lancée et rapportée, il avançait tout doucement dans le jardin crépusculaire jusqu'au moment où il fut hors de vue. Alors, brusquement, de toute la vitesse de ses jambes, il se mit à courir. Il passa en trombe le petit pont du ruisseau, s'élança le long de la rive, piqua dans la brèche de la haie. Kaboul l'avait suivi, comme il faisait toujours; mais, devant ce passage insolite par une brèche, il se rebiffa, arc-bouté des quatre pattes, et refusa d'aller plus loin. «Kaboul!… Nom de Dieu!» rugit M. Triphon d'une voix sourde. Au lieu d'obéir et de suivre son maître, Kaboul tout à coup se mit à aboyer d'une voix stridente. M. Triphon, terrifié, d'un bond regagna le jardin. Il saisit des deux mains l'odieux cabot et le serra à l'étouffer. Il haletait de rage; pour un peu il l'aurait tué. Replongeant dans la brèche, il courut quelques pas, lâcha son petit chien qui, heureusement, le suivit en frétillant de joie.

Le soir était d'une splendeur idéale, un peu frais et figé, comme il arrive au printemps, mais d'une pureté et d'une sérénité incomparables, avec des teintes profondes d'un vert lumineux semé de pâles étoiles, comme si le ciel même devenait un champ immense de couleurs printanières où frissonnaient doucement de blanches floraisons. Les rossignols chantaient dans le noir des jardins et les chauves-souris voletaient en silence, pareilles à des ombres inquiètes.

M. Triphon courait … courait à perdre baleine. Il fallait lutter de vitesse avec le temps, qui pressait terriblement. Pourvu qu'il ne rencontrât personne, qui le forçât à ralentir, à s'arrêter! C'était une question de vie ou de mort pour lui. Mais, chance inespérée, personne. La sueur lui coulait le long des joues, ses jambes se dérobaient sous lui, bientôt il n'en pourrait plus. Des ailes pour aller plus vite, pour atteindre, frémissant de désir, ce que, peu d'heures auparavant, il voulait éviter à tout prix….

Toujours accompagné de Kaboul qui gambadait à ses côtés, il arriva au chemin de terre, où les maisonnettes s'estompaient vaguement sous le ciel encore limpide. Il s'arrêta une seconde, pour reprendre haleine. Il haletait, il était ruisselant. Il s'épongea avec son mouchoir. En son coeur battait comme un marteau. Ses joues brûlaient. Il passa devant la grange du petit teilleur. Il s'étonna, s'inquiéta presque, de ne point l'y trouver au travail. Qu'est-ce que cela signifiait? Était-ce un mauvais présage? Il s'arrêta encore, à fouiller du regard, l'oreille aux écoutes. Il se sentait ému et faible comme un enfant. Il en aurait pleuré. Ce ne fut qu'un instant. Il se ressaisit, poussa la grille du jardinet, suivit le petit sentier, s'arrêta devant la porte et cogna doucement du doigt.

—Qui est là? demanda-t-on aussitôt du dedans.

—Moi… monsieur Triphon, répondit-il d'une voix sourde.

La porte vivement s'ouvrit et il entra. Devant lui, dans le petit couloir, se trouvait Lisatje.

—Comment va?… Comment va?… demanda-t-il tout de suite d'une voix entrecoupée.

—Oh! très bien, très bien, monsieur Triphon. C'est un si joli bébé! répondit Lisatje attendrie.

Ses tempes bourdonnaient. Il avait l'impression baroque qu'il devait y avoir chez lui quelque chose de ridicule, il ne savait quoi. Il entra. Marie était assise devant son coussin de dentellière et le père Neirynck et Maurice fumaient calmement leur pipe, assis de chaque côté de l'âtre éteint. M. Triphon s'attendait de leur part à un accueil plutôt frais. Des paroles dures de leur part lui eussent paru logiques et naturelles. Mais rien de pareil n'arriva. Au contraire. Le joli et frais visage de Marie rayonnait de bonheur et ses yeux caressants souriaient; le père Neirynck et son fils touchèrent très poliment le bord de leur casquette et dirent à leur tour, l'un après l'autre:

—Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous félicite!

M. Triphon n'en revenait pas. Est-ce qu'il rêvait? Il ne savait plus comment se tenir, de quel côté se tourner. Cela frisait l'invraisemblable. On eût dit qu'il avait accompli quelque acte glorieux. Un instant il se demanda si décidément on se moquait de lui. Mais non. D'un air soumis ils l'invitèrent à s'asseoir, pendant que Lisatje allait voir s'il pouvait entrer dans la chambre de Sidonie. La mère Neirynck parut sur le seuil de la chambrette.

—Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous félicite! dit-elle, tout comme les autres.

Et, avec un geste discret:

—Voulez-vous venir voir?

M. Triphon se leva. Ses jambes tremblaient et un voile flottait devant ses yeux. A présent, sur le point de la revoir, il eût presque mieux aimé être loin. Il redoutait l'inconnu derrière cette porte entr'ouverte et craignait de ne pouvoir maîtriser son émotion. Machinalement, d'un pas de somnambule, il se dirigea vers la chambre. Il lui fallut baisser la tête sous la voûte basse pour franchir le seuil. La mère ferma doucement la porte derrière lui. Kaboul, qui voulait aussi entrer, reçut la porte sur le nez et poussa un glapissement.

Une petite lampe à pétrole, posée sur une armoire, éclairait faiblement la chambrette basse aux murs grisâtres et au plafond sombre. Comme dans un rêve M. Triphon vit deux couchettes, avec un berceau entre elles. Dans l'une, Sidonie était allongée sur le dos, très pâle, ses beaux cheveux sombres épars sur l'oreiller blanc. A côté du berceau se tenait Lisatje, penchée et souriante, avec des yeux humides d'attendrissement.

M. Triphon ne voyait que Sidonie. Il la regardait, avec toute la tension de son esprit, comme s'il se trouvait en présence d'un prodige inconcevable. Remué jusqu'au plus profond de son être, il était en proie à une sensation nouvelle et inconnue: une sorte de respect religieux devant l'émouvant mystère de la maternité.

Elle lui sourit très doucement et lui tendit une main pâle et amaigrie. Il l'étreignit avec passion, y appuya ses lèvres, éclata brusquement en larmes violentes. Elles coulaient comme d'une fontaine: il pleurait comme un pauvre petit enfant, que les réalités de la vie accablent. Il disait des choses incohérentes, noyées de remords et d'amour; il tomba à genoux et demanda pardon pour tout le mal qu'il lui avait fait. Sidonie se mit aussi à pleurer et gémir. Mais la mère intervint avec autorité: ces émotions ne valaient rien pour Sidonie. Que M. Triphon garde son calme et aille voir l'enfant dans son berceau.

M. Triphon fut consterné. L'enfant! C'est vrai, il y avait un enfant. Il l'avait totalement oublié! Les paroles de la mère Neirynck tombèrent sur lui comme une douche froide. Il se leva et s'approcha en hésitant, presque avec angoisse, du berceau, dont Lisatje bien doucement écartait les rideaux.

M. Triphon vit quelque chose: une figure grosse comme le poing, d'un rouge violacé sous un minuscule bonnet blanc, et qui faisait d'affreuses grimaces. La bouche, contractée de spasmes, laissait suinter des bulles baveuses, les yeux étaient fermés avec effort, comme s'ils ne devaient jamais s'ouvrir et deux menottes, pas plus grosses que des noix, semblaient se cramponner à quelque objet précieux et invisible, qu'elles s'obstinaient à ne pas lâcher.

—Petit Triphon … Petit Triphon …, répétait Lisatje d'une voix émue en caressant doucement les petites joues.

Puis se retournant vers M. Triphon, les yeux brillants:

—N'est-ce pas que c'est un beau bébé, monsieur Triphon? Le joli petit mignon! Il vous ressemble comme deux gouttes d'eau.

M. Triphon regardait, immobile, comme figé. Il trouvait l'enfant si hideux qu'il lui était impossible d'articuler un son. Est-ce que vraiment cela lui ressemblait, cette horreur, ce monstre? Il ne pouvait le croire, s'y refusait. Cette idée le révoltait. Il en était dégoûté et il en avait peur. Il jetait des regards anxieux autour de lui, comme s'il avait eu envie de prendre la fuite. Mais les femmes ne remarquaient rien de son effarement; la mère était aussi attendrie que sa fille; et Lisatje prit l'enfant dans son berceau et le présenta à M. Triphon, pour qu'il le tînt un instant dans ses bras. Il n'osa refuser. Ses mains tremblaient en le tenant et, sans le regarder, à bout de bras, il alla le porter à Sidonie, qui le coucha sur son coeur, comme un trésor inestimable, et lui dit des choses que seule une mère sait dire.

M. Triphon pensa soudain au temps qui pressait. D'un geste nerveux, il tira sa montre et constata avec effroi qu'il était près de neuf heures. Il lui fallait partir au plus vite; on le chercherait à la maison; on ne comprendrait pas ce qu'il était devenu. Une ombre de tristesse passa sur le visage de Sidonie.

—Déjà …, gémit-elle.

—Il faut, il faut! répondit-il avec abattement.

—Est-ce que vous reviendrez bientôt?

—Aussitôt que j'en aurai l'occasion.

Il se pencha sur elle et l'embrassa tendrement.

—Et votre enfant, vous ne lui donnez pas aussi un baiser …, dit-elle.

Miséricorde! Cet enfant! Il l'avait encore oublié! Elle le tendit vers lui à bout de bras; et lui réapparut, cette fois tout près, l'horrible petite figure grimaçante, avec cette peau qui semblait cuite, ratatinée, écorchée, ces yeux spasmodiquement fermés, cette bouche baveuse qui soufflait des bulles. Comment était-il possible de dire que cela ressemblait à un être humain et à lui, surtout! Ces femmes étaient folles, avec leurs ressemblances! Il tendit ses lèvres frémissantes vers l'enfant et lui donna un baiser, les yeux clos, pour ne pas voir.

—On dirait que vous en avez peur, ricana la mère Neirynck.

Il eut une surprise. La peau tendre de l'enfant, sous ses lèvres, était d'une douceur si duvetée, si veloutée qu'il ne put maîtriser une émotion soudaine et profonde. Il aurait voulu l'embrasser encore et encore, mais une fausse honte le retint. Il en avait les larmes aux yeux. Il pressa longuement la main de Sidonie; il reviendrait au plus vite, c'était promis, et elle, de son côté, lui promettait de ne commettre aucune imprudence. Puis il s'arracha à son étreinte.

Dans la cuisine l'attendait une autre surprise. Ivo, le petit teilleur, était là, tout saupoudré de poussière de lin et souriant dans sa barbe blonde, comme s'il éprouvait une grande joie intérieure. A sa vue, M. Triphon prit peur; mais toute la famille s'empressa de le rassurer. Ivo ne dirait rien, M. Triphon pouvait y compter. Le petit bonhomme s'approcha de lui, la main tendue et, à son tour, avec un large sourire de bonheur, il lui dit: «Que je vous félicite!»

M. Triphon n'en revenait pas. Qu'avaient-ils donc tous à le féliciter comme pour une action d'éclat? Il ne savait plus que répondre et restait là, interdit, un ricanement bête sur les lèvres. Alors il ouvrit son portemonnaie et régala avec largesse. C'était là, somme toute, ce qu'ils semblaient attendre de lui. Visages épanouis, ils le reconduisirent jusqu'à la porte avec force remercîments. Kaboul se glissa comme une anguille entre les jambes et se mit à fureter à la recherche de son ami, le chat. Avec une menace sourde, M. Triphon le rappela immédiatement auprès de lui.

La nuit printanière s'était assombrie, quoique limpide encore de lumière dorée et verdâtre dans le ciel à l'occident. Le terre semblait déjà dormir, mais le firmament vivait et scintillait. A la tour de l'église, neuf coups tintèrent; et aussitôt après l'horloge, la cloche, mélancolique, sonore et lente fit entendre le couvre-feu de chaque soir. D'autres cloches, dans les villages environnants, répondirent, chacune avec le son qui lui était propre et qu'on reconnaissait de loin. Puis retomba le grand silence. M. Triphon rentrait en courant à toutes jambes. Pour la seconde fois, il eut la chance de ne rencontrer personne. Les bruits vagues et solitaires du village semblaient plutôt s'éloigner de lui. Il n'entendait que l'aboi rauque des vieux chiens de garde dans les fermes et le chant intermittent des rossignols dans le noir des jardins. L'air était d'une immobilité absolue et presque angoissante. Du sol montait l'odeur des sèves printanières.

Hors d'haleine, M. Triphon se retrouva à la haie, repassa par la brèche, avec Kaboul dans ses bras. L'instant d'après il arrivait en vue de la maison où les lampes étaient allumées. Il fit comme s'il n'avait pas cessé un instant de jouer avec Kaboul. Il lui lançait des objets à rapporter et te petit chien courait comme une boule, en jappant avec frénésie. Au bruit qu'il faisait, le visage anguleux de Sefietje parut derrière une des fenêtres éclairées. C'était précisément ce que voulait M. Triphon. Il s'amusa encore quelques instants dans l'obscurité avec son chien, puis rentra à la maison.

—Je croyais que vous n'alliez plus revenir, dit Sefietje en lui jetant un coup d'oeil à la dérobée.

—Oh! il n'est pas tard, répondit M. Triphon d'un ton indifférent et naturel.

Sefietje, occupée à ranger sa vaisselle, ne dit plus rien. M. Triphon la regarda de côté, d'un oeil scrutateur. Elle avait les pommettes rouges et les traits un peu tirés. L'expression de son visage ne lui plaisait guère. Elle soupçonne quelque chose, se dit-il. Haletant, les pattes écartées, Kaboul s'était couché de tout son long sur le parquet; à l'étage, on entendait le va-et-vient agité d'Eleken dans les chambres.

M. Triphon ne savait plus trop que faire. Il était encore sous le coup des émotions violentes et rapides par lesquelles il venait de passer. Violemment, à contre-coeur, il rentra dans la salle à manger, où ses parents achevaient leur soirée. M. de Beule, enfoncé dans son fauteuil, ronflait bruyamment, un journal déplié sur ses genoux. A l'entrée de son fils, il ouvrit un oeil hostile et son visage se renfrogna. Mme de Beule, ses lunettes sur le nez, lisait l'autre feuille du journal. Elle leva son bon regard vers M. Triphon:

—Où as-tu été, mon garçon?

—Un peu dans le jardin avec Kaboul, répondit M. Triphon.

—Il doit faire plutôt frais, dit encore Mme de Beule.

Assez bizarre, se dit M. Triphon, d'entendre émettre une opinion sur le temps par une personne qui n'avait pas mis le nez dehors. Mais il accorda néanmoins qu'il faisait plutôt frais, quoique délicieusement beau. La conversation tomba. M. de Beule ne s'y était pas mêlé. Il prit le journal sur ses genoux et se remit à lire. Mme de Beule, assurant de nouveau ses lunettes, fit de même.

—Et toi? Tu ne lis pas encore un peu? demanda-t-elle à son fils.

—Oui, un peu.

Il prit sur une étagère le volume qu'il avait commencé. Cela avait pour titre: Le Secret de l'Enfant trouvé. Il lut, machinalement, l'esprit ailleurs. «Ils ne savent rien encore», pensa-t-il, «mais demain, ou après-demain, ils sauront tout; et alors….» Un regard de sa mère le replongea dans le livre; il lut:

/* Raoul s'empressa de courir au rendez-vous. Comme il arrivait dans la clairière, le garde-chasse, dissimulé derrière le tronc d'un chêne séculaire, parut et s'avança mystérieusement vers lui. Raoul fronça les sourcils et prit un air hautain. Il n'aimait pas ce manant aux allures sournoises et cauteleuses. Il se méfiait de lui. Toutefois, présumant qu'il pourrait avoir besoin de ses services, il fouilla dans sa poche et y prit sa bourse, prêt à la lui jeter avec dédain. Le rustre ôta sa casquette galonnée et, saluant très bas, il dit:

—Je suis chargé d'une missive pour M. le vicomte.

—Ah! fit Raoul sur un ton glacial. */

M. Triphon leva les yeux d'un air ennuyé. Ce roman, quel intérêt ça pouvait-il avoir? Son roman à lui, roman vécu, était autrement empoignant et tragique! M. de Beule tout doucement s'était remis à ronfler, avec un ronflement plus fort de temps en temps, qui le réveillait; sa femme commençait à dodeliner de la tête, en exhalant parfois un profond soupir. M. Triphon en avait assez. Il ferma son livre et se leva.

—Tu vas te coucher? demanda Mme de Beule d'une voix pâteuse.

—Oui, maman.

—Nous montons aussi? proposa-t-elle à son mari qui somnolait.

Il ramassa son journal et grommela quelque chose qui semblait être une réponse affirmative.

—Bonsoir, papa, dit M. Triphon d'une voix mate.

—H'm, grogna M. de Beule avec une répugnance marquée.

—Bonsoir, maman.

—Bonsoir, Triphon.

Et il quitta la salle. C'était ainsi chaque soir, depuis l'histoire avec Sidonie: de la part de son père, à peine un grognement en guise de bonjour ou bonsoir et, pendant le reste du jour, pas un mot ni un regard. De la part de sa mère, qui souffrait de cette hostilité sourde, tenace, vindicative, toute la bonté, toute l'amabilité qu'elle osait lui témoigner sans trop offusquer son mari, avec l'espoir lointain et vague que, peut-être, quelque jour, la réconciliation viendrait.

M. Triphon se sentait tout à fait déprimé, accablé. Il pressentait l'orage qui allait infailliblement s'amonceler sur sa tête. Il ne doutait pas qu'une explosion nouvelle ne fût imminente. Et alors? Et ensuite? Renvoyé de la maison, sans moyens d'existence, à vau les chemins? Il ne savait. Tout était possible et il craignait le pis. Tout était sombre, triste, incertain. L'avenir devant lui se dressait sous l'apparence d'un mur noir. Découragé, il se déshabilla et se mit au lit. Il entendit son père et sa mère monter pesamment l'escalier. M. de Beule parlait d'une voix chagrine de la besogne du lendemain; et elle lui répondait en quelques mots vagues, sans signification. Peu après, il entendit monter Sefietje et Eleken. Sefietje toussait nerveusement, ce qui, chez elle, de même que les pommettes rouges, était toujours un signe d'agitation intérieure; et les jupes de la femme de chambre avaient un bruissement de fuite précipitée. La chambre où elles couchaient l'une et l'autre se trouvait au-dessus de celle de M. Triphon; pendant très longtemps, il perçut une rumeur assourdie de conversation ininterrompue. Sans aucun doute, se dit M. Triphon, elles savent … tout au moins ont vent de quelque chose….

Enfin il s'endormit, mais d'un sommeil inquiet, peuplé de cauchemars angoissants. En rêve il revoyait Sidonie dans son lit et elle était si pâle et si douce et si triste, avec ses beaux cheveux noirs épars autour d'elle sur la blancheur de l'oreiller. N'eût-on pas dit une morte … une belle et bonne et tendre morte … morte pour lui et par sa faute! Oh! le désespoir et le remords martyrisaient son coeur si vivement! Il était un assassin, un misérable! Lui seul l'avait tuée!… Et pourtant non, elle n'était point morte: elle souriait avec tendresse et tendait vers lui, avec une sorte de ferveur enthousiasmée, un tout petit être qu'elle lui disait de caresser et d'embrasser. Et cet attouchement, qui lui inspirait d'abord une invincible répugnance, était de nouveau d'une telle douceur veloutée, que dans son rêve il murmurait des paroles d'amour et qu'il étendait passionnément les bras, pour toucher et sentir encore. Cela dura ainsi quelques secondes de pure félicité. Puis, brusquement, il se voyait en présence de ses parents. Son père était pourpre de colère et l'insultait et le menaçait. Sa mère pleurait…. D'un geste comminatoire et sans pardon, M. de Beule lui montrait la porte; et, du coup, il se trouvait quelque part en plein champ, dans le noir, à peine vêtu et la faim au ventre, sans un sou dans sa poche. Et, comme il ne savait que faire ni où aller, il entendait soudain un rire méprisant et moqueur; il se trouvait dans la «fosse aux huiliers», au milieu du vacarme rebondissant des pilons. Tous les ouvriers étaient à leur place habituelle. Berzeel avait un oeil poché, dans un visage tuméfié; Pierken lisait avec une concentration farouche sa petite feuille socialiste; la joue d'Ollewaert se bossuait d'une énorme chique; Feelken jetait son «Fikandouss»; Leo poussait son terrible «Oooo … uuuu … iiii….; Bruun épiait par une porte entr'ouverte; Free s'approchait de Miel avec un sourire narquois et lui lançait en pleine figure un «espèce de veau!» auquel Miel répondait d'un air idiot que c'était lui Free, le veau.

De nouveau la scène changeait comme par enchantement, et à toute vitesse il courait vers la chaumière du père Neirynck et y entrait en coup de vent. Toute la famille était rassemblée autour de lui, attendant avec angoisse ses paroles; et il leur criait ce qu'il avait à leur dire, avec dureté et colère; cela ne pouvait durer ainsi, tout était fini, jamais plus il ne remettrait les pieds chez eux. Ils pâlissaient, leurs yeux s'écarquillaient d'horreur; Sidonie serrait en pleurant son enfant contre son coeur; Lisatje et Marie se lamentaient; la mère ouvrait la bouche comme pour crier et n'articulait aucun son; le père et Maurice s'affaissaient sur leurs chaises et le bon sourire du petit teilleur, qui était là aussi, se changeait en un rictus de souffrance et de déception. Il parlait ainsi et, ayant fini, il s'en allait sans un mot de regret ni un regard de consolation, les laissant tous dans une consternation profonde. Mais à peine se retrouvait-il seul dans la nuit, qu'il criait tout haut son remords et sa douleur; et il rentrait chez eux, il éclatait en sanglots, il embrassait Sidonie et les tendres joues du petit être, il suppliait qu'elle lui pardonnât et jurait que jamais il ne la quitterait, jamais, tant qu'il aurait un souffle de vie et quoiqu'il arrivât.

Avec un cri perçant il s'éveilla. Il ouvrit les yeux et vit avec terreur une forme blanche, spectrale, à côté de son lit.

—Maman! Est-ce vous? s'écria-t-il.

—Oui, c'est moi, répondit, très inquiète, Mme de Beule. Qu'est-ce qui se passe, mon garçon? Qu'as-tu? Pourquoi as-tu crié si fort?

—Est-ce que j'ai crié? demanda-t-il avec un tremblement.

—Oh! horriblement! Je suis étonnée que papa ne l'ait pas entendu.

Les doigts tremblants, elle alluma sa bougie et le regarda. Il avait le visage baigné de larmes.

—Tu as pleuré! dit-elle, émue.

Il eut un geste de désespoir. La réalité de ce qu'il avait rêvé le reprit avec une violence irrésistible et ses larmes coulèrent encore.

—Qu'as-tu? Qu'as-tu? demanda-t-elle, angoissée.

—Je voudrais être mort! sanglota-t-il.

—Pourquoi? Pour qui? demanda-t-elle d'une voix sourde.

Il ne répondit pas; il sanglotait dans son mouchoir.

—Est-ce pour … pour cette fille perdue? dit-elle avec dégoût.

—Ce n'est pas une fille perdue, répondit-il en hochant la tête.

Mme de Beule serra les lèvres, droite, raidie, muette de désespoir.

—Mais, Triphon …, mais, Triphon! dit-elle enfin. Tu ne vas plus penser à cette malheureuse histoire! Une femme qui a roulé avec tout le monde!

—Ça n'est pas vrai!… C'est une honnête fille! cria-t-il tout haut, avec véhémence.

—Sst, sst… Papa pourrait entendre, dit Mme de Beule terrifiée.

Et, d'une voix plus douce, mais que le désespoir et la douleur faisaient trembler:

—Tu ne songes tout de même pas à l'épouser!

—Je voudrais l'épouser, affirma-t-il d'un air sombre. Mme de Beule leva les mains au ciel et les larmes roulèrent sur ses joues.

—Oh! mon garçon, mon garçon, gémit-elle. J'aimerais mieux te voir porter en terre.

Il ne répliqua pas, buté, farouche, toujours sombre.

—Promets-moi que tu ne le feras pas, Triphon.

—Je ne promets rien et je vous dis que je ne l'abandonnerai pas.

—Il n'est pas question que tu l'abandonnes, reprit Mme de Beule, faible et conciliante, mais ne l'épouse pas, je t'en supplie, ne l'épouse pas.

Il ne dit rien. Le silence était pénible.

—Promets-le moi, veux-tu? insista-t-elle en soupirant.

Il fit un effort violent sur lui-même et répondit enfin, d'un ton hargneux:

—Comment voudriez-vous que je l'épouse? Je ne possède rien!

Elle le remercia avec effusion; elle lui prit les deux mains et les serra convulsivement, comme s'il venait de dire quelque chose d'immensément bon et consolant. De la chambre au-dessus, où dormaient Sefietje et Eleken, parvenait une vague rumeur. Évidemment, les servantes s'étaient réveillées au bruit et elles entendaient.

—Taisons-nous, taisons-nous …, murmura Mme de Beule. Vite, mon garçon, rendors-toi. Tout s'arrangera, tu verras.

Sur la pointe des pieds elle se glissa hors de la chambre, ferma la porte avec précaution, disparut sur le palier, qui craqua un instant.

Avec un profond soupir, M. Triphon remit la tête sur l'oreiller et s'endormit.

XX

M. de Beule n'apprit la chose que trois jours plus tard. Comment, et par qui, M. Triphon ne savait; mais il s'en aperçut tout de suite, pendant le repas, rien qu'à voir le visage congestionné et féroce de son père, qui soufflait littéralement de fureur concentrée. Les traits consternés de sa mère disaient d'ailleurs abondamment qu'une scène avait déjà eu lieu et qu'elle ne devait pas avoir été tendre. A table, M. de Beule ne prononça pas le moindre mot et n'eut pas même un regard pour son fils; mais à la fin du dîner, au moment où il se levait de table, sur une question de Mme de Beule, sans rapport d'ailleurs avec l'histoire, il fit une réponse oblique: il faudrait tordre le cou, déclara-t-il d'une façon sommaire, aux gens qui se conduisent comme des crapules et qui sont la honte de leur famille. M. Triphon comprit aisément l'allusion, mais ne fit semblant de rien; et, comme d'habitude, Mme de Beule rentra dans sa coquille, sans souffler mot.

M. Triphon estimait ce courroux paternel tout à fait illogique et exagéré. Qu'il n'y eût pas lieu de se réjouir, il le comprenait fort bien; mais, puisqu'il était entendu qu'un enfant devait naître, rien de plus naturel qu'il vînt au monde. M. Triphon se demandait en quoi ce résultat prévu, inévitable pouvait aggraver sa culpabilité. Ou bien, la rage de M. de Beule venait-elle de ce qu'il avait appris la visite de son fils chez Sidonie? Il sonda sa mère à ce sujet, car il lui parlait désormais plus librement de l'histoire. Non, son père l'ignorait encore. Tout ce qu'il savait, c'était que l'enfant était né et qu'il portait le prénom de Triphon. De là sa grande colère.

M. Triphon aurait presque mieux aimé que son père en sût davantage. Comme il ne manquerait pas de l'apprendre un jour, que serait-ce alors? Le jetterait-il à la rue, comme il l'en avait menacé? M. Triphon était prêt à tout; il s'attendait au pire. Mais, quoiqu'il arrivât, jamais il ne quitterait Sidonie, parce qu'il sentait bien, maintenant, qu'il n'était plus capable de la quitter. Il avait froidement envisagé et arrangé son avenir. Après bien des combats intérieurs et des larmes il avait enfin promis à sa mère qu'il n'épouserait pas Sidonie, mais, par contre, il s'était réservé le droit d'aller la voir de temps en temps; la faible et malheureuse Mme de Beule s'y était résignée. Désormais il y allait régulièrement trois fois par semaine, le soir. Il était redevenu l'habitué fidèle, presque un membre de la famille. Sa place l'y attendait, comme dans un cercle ou au café. Il y trouvait un repos et une sorte de bien-être, qui lui manquaient extrêmement à la maison. Sous le manteau de la cheminée sa longue pipe pendait entre deux clous, son pot à tabac se trouvait dans une armoire, tenu bien au frais par Sidonie et sa mère. Sidonie était complètement remise; elle nourrissait son enfant et devenait fraîche comme une rose. L'enfant en lui-même n'intéressait plus autant M. Triphon. Il était rare qu'il ressentît cet émoi paternel de la première fois. Un petit être uniquement occupé à téter et à dormir, cela l'effarait comme quelque chose de monstrueux. Par contre, toutes ces femmes empressées autour du petit animal qu'était son fils l'amusaient et l'animaient. Sidonie montrait à le choyer la tendresse protectrice d'une mère poule, Lisatje et Marie étaient jalouses l'une de l'autre et se querellaient parfois à qui le dorloterait. Seule, la mère gardait son sang-froid. Elle surveillait de très près M. Triphon et sa fille en répétant à toute occasion: «Faites bien attention au moins qu'il n'en vienne pas un second». Mais M. Triphon et Sidonie en avaient aussi peur qu'elle. On y veille, mère Neirynck.

XXI

A la fabrique, c'était singulier de voir comment la nouvelle fut accueillie. M. Triphon s'était attendu au pire certainement, à des ricanements mauvais, à peine déguisés, peut-être à de l'hostilité ouverte, brutale. Il n'en fut rien, Leo, il est vrai, ne manquait pas de lancer son formidable «Oooo … uuuu … iiii …» dès qu'il l'apercevait, de même que Feelken «fikandoussait» sans se gêner, mais cela n'atteignait pas les proportions d'une offense et ne durait jamais longtemps. Au contraire. Ils le faisaient plutôt par habitude, et M. Triphon remarqua même chez eux une sorte de déférence respectueuse à laquelle il n'était pas du tout habitué. Il était surtout frappé de l'attitude de Pierken, qui, nourri de son journal socialiste, ne pouvait voir en M. Triphon, aussi bien qu'en M. de Beule et tous les autres patrons, que les suppôts de l'odieux Capitalisme. Il y avait parfois une réelle bienveillance dans le regard que Pierken dirigeait vers le fils du patron. Et un jour, au repos de quatre heures, M. Triphon surprit un bout de conversation qui roulait sur lui et l'intéressait au plus haut point.

Accroupis en ligne contre le mur dans la cour, les ouvriers mastiquaient leur tartine, lorsque M. Triphon, en sortant de l'huilerie, entendit prononcer son nom. Du coup il s'arrêta et se tint caché derrière une porte. On parlait de la fameuse histoire et Pierken disait, d'un ton tranchant et doctoral:

—Je trouve ça bien. Je trouve bien qu'il continue à s'occuper de Sidonie. Il pourrait faire mieux, sans doute. Son devoir serait de l'épouser. Mais ce qu'il fait pour l'instant est tout de même bien et, en tout cas, mieux que ce que j'aurais attendu de lui. C'est un commencement de justice sociale. M. Triphon et ses parents ont vécu toute leur vie du travail de leurs ouvriers et, aujourd'hui, il restitue en la personne de Sidonie une faible partie de l'argent volé à la classe ouvrière. Il l'entretient, elle et sa famille, autant qu'il peut; et, très probablement, il continuera à l'entretenir, car il ne peut pas s'en décoller. Bon ça! Comme revanche, c'est tapé.

Les ouvriers n'étaient pas tous de cet avis. Il y eut quelque rumeur dans le groupe et Free déclara avec cynisme:

—Eh ben, moi, à sa place, je ne le ferais pas. Je m'en ficherais.

—Vous seriez une franche fripouille! s'indigna Victorine, la bonne amie de Pierken.

—Fripouille ou pas, je m'en ficherais! reprit Free avec conviction.

Pierken se fâcha tout rouge.

—Les individus de ta sorte sont les pires ennemis de la classe ouvrière, gronda-t-il.

Free eut un sourire et demeura très calme.

—Et toi, Ollewaert, tu le ferais? demanda-t-il en se tournant vers le petit bossu.

Ollewaert se gratta l'oreille et regarda sa fille, dont la présence semblait le gêner pour dire exactement ce qu'il pensait.

—Faut voir, dit-il enfin. C'est aux femmes à faire attention.

—Vous voyez bien! s'écria Free triomphant.

—Naturellement les hommes se soutiennent entre eux. Ils se valent! dit une ouvrière.

Les hommes protestèrent avec véhémence; mais il semblait bien qu'une vérité venait d'être dite, car aucun d'eux, sauf Pierken, ne s'éleva contre l'opinion de Free.

Le coeur de M. Triphon battait à grands coups. Il était en proie aux sentiments les plus contradictoires, et volontiers il en eût appris davantage. Mais à cet endroit on pouvait le surprendre à chaque instant et il avait beaucoup de peine à retenir Kaboul, qui s'impatientait. Il le lâcha enfin et le petit chien fut d'un bond dans la cour, où aussitôt des «sst» avertisseurs se firent entendre. Du coup, la conversation tomba. M. Triphon allait suivre son compagnon lorsque, en franchissant le seuil et tournant machinalement la tête, qu'aperçut-il…. Bruun qui l'épiait de loin, par la porte entr'ouverte de la chambre des machines!… «Sacredieu!» gronda M. Triphon d'une voix sourde. Le rouge de la honte lui monta aux joues, et il eut un mouvement instinctif pour sauter sur le mouchard. Mais déjà Bruun avait tout doucement refermé la porte.

Dans la cour les ouvriers s'étaient levés, prêts à retourner au travail. Les femmes se dirigeaient, les jambes raides, vers leur «fosse»; et sous la porte charretière apparut Justin-la-Craque, suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Justin était visiblement dans les vignes. Il se dirigea tout droit vers M. Triphon, qu'il n'avait pas vu depuis l'histoire, et se mit à fredonner en mineur, les yeux fixés sur le jeune homme, ses yeux aqueux d'ivrogne:

—Ooooooooooo…

—Pepita… Pepita…, dit Leo en riant.

—Ooooooooooo… répéta Justin avec entêtement en se tournant vers Leo.

—Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss! glapit Feelken.

—Ooooooooooo… persista Justin en se tournant, cette fois, vers
Feelken.

Et, tout à coup d'une voix de tête, suraiguë:

—Peeeeee … pepepepeeeee … pepitapepitapepita!

Les hommes se tordaient et là-bas les femmes s'étaient arrêtées, immobiles, devant leur «fosse», pour ne rien perdre de la comédie.

Avec un beau geste de ses deux mains noires étendues, Justin-la-Craque refaisait face à M. Triphon.

—Oooo … monsieur Triphon, pourquoi n'avez-vous pas suivi mon conseil? grogna-t-il.

—Suivi votre conseil? Quel conseil? demanda M. Triphon étonné.

—Ooooooooo … réitéra Justin d'un air sombre.

Puis, brusquement, changeant complètement de ton, avec une familiarité d'ivrogne:

—Dites donc, monsieur Triphon, payez-nous un verre. Un jour comme aujourd'hui, ça en vaut la peine.

Toute l'équipe partit d'un énorme éclat de rire et M. Triphon, très gêné, ne savait que répondre, quand soudain Muche parut dans la cour, immédiatement suivi de M. de Beule, comme un tonnerre tombant au beau milieu de la joie. Il ne s'enquit même pas de ce qui se passait; il était cramoisi de fureur et se mit à «partir» de tous côtés, comme un dément. Les hommes se précipitèrent dans l'huilerie et les femmes dans leur «fosse». Écumant, M. de Beule se tourna vers Justin-la-Craque et Komèl, avec un coup de gueule:

—Justin, si je t'attrape encore une fois à amuser les ouvriers pendant les heures de travail, je te flanque à la porte et tu ne remettras plus les pieds ici!

—Mais m'sieu, mais m'sieu! Je viens rapporter cette barre de fer qui était à réparer, dit Justin déconfit et du coup dégrisé.

—Tu m'as compris, hein? clama M. de Beule trépignant de rage.

—Mais oui, m'sieu, mais oui, répétait humblement Justin. Mais voilà, m'sieu, la réparation est faite.

Et, comme preuve, il désignait la barre de fer, que portait Komèl.

M. de Beule ne daigna point ajouter un mot. Passant, tout bouillant, devant M. Triphon, il disparut dans la «fosse aux huiliers». On l'entendit hurler quelque chose dans le vacarme trépidant des pilons. Il en ressortit, les épaules gonflées, traversa la cour, fonça sur la porte de la «fosse aux femmes», où les malheureuses tremblaient, penchées sur leur ouvrage. L'une après l'autre il les regarda, les yeux flamboyants, prêt à éclater: mais pas moyen de trouver le motif. Elles en avaient la respiration presque coupée, comme anéanties. La vieille Natse était tellement bouleversée qu'elle ne pleurait même pas. Il souffla fort et repartit en faisant claquer la porte. Il faillit se heurter à M. Triphon, qui se dirigeait vers la remise. Avec un regard en éclair, bref et fulminant, sur son fils, il passa sans rien dire. Kaboul et Muche s'entreflairèrent un instant comme des étrangers, puis chacun d'eux suivit son maître. Au bout de quelques instants s'éleva de la «fosse aux huiliers» un «Oooo … uuuu … iiiii» mugissant et prolongé; M. Triphon comprit que son père était retourné à la maison.

D'un pas hésitant, il rentra dans l'huilerie. Il y régnait une atmosphère d'émeute. Les pilons dansaient, bondissaient et, dans l'infernal tumulte, les ouvriers échangeaient à tue-tête des colloques saccadés. Feelken «fikandoussait», Leo rugissait, Berzeel et Poeteken se tordaient à cause de Justin-la-Craque, qui malgré tout s'était risqué dans l'huilerie et fredonnait en mineur un O Pepita obstiné devant ce veau de Miel, immobile et bouche bée à l'écouter; tandis que, par la porte entr'ouverte de la chambre des machines, Bruun, son père, était aux aguets. Il valait mieux ne pas trop s'attarder ici en ce moment, se dit M. Triphon, et il comprit aussi que le prestige de son père était tombé à zéro. Il soufflait un véritable esprit de révolte. Pierken, en apparence le plus calme de tous, lui cria néanmoins en passant, d'une voix où tremblait la colère, que les ouvriers en avaient assez: ils étaient las de se voir insulter et mener comme un vil bétail.

XXII

Ce qui intéressait aussi M. Triphon c'était de voir, en dehors de la fabrique, quel accueil on lui ferait, dans le village, à la suite de l'histoire. Depuis des semaines, et surtout depuis qu'il passait la plupart de ses soirées auprès de Sidonie, il n'avait plus revu ses camarades d'estaminet, ni remis les pieds à la Pomme d'Or.

Un soir, il y retourna. La jolie Fietje, que jadis il aimait tant à embrasser en cachette, à l'occasion, trônait comme de coutume, appétissante et tout sourire derrière son comptoir; une dizaine d'habitués s'éparpillaient en divers groupes autour des petites tables. Le fils du notaire y était, le fils du receveur, d'autres fils de notables. L'entrée de M. Triphon fut saluée d'un concert de cris et d'exclamations; Fietje, l'air d'une fleur entre les verres et les bouteilles de son comptoir, fut prise d'un rire roucoulant et inextinguible.

—Eh! mon vieux, d'où viens-tu? On te croyait mort et enterré! Est-ce possible… c'est bien toi? crièrent-ils tous ensemble.

Et l'un d'eux, le fils du brasseur, quitta sa chaise et se mit à tourner autour de M. Triphon en le considérant avec attention.

—Mais oui, c'est lui, s'écria-t-il. Parole d'honneur! Aussi vrai que je suis ici!

M. Triphon était visiblement ennuyé. Il essayait de plaisanter et de rire avec les autres, mais il riait jaune.

—On s'amuse, à ce que je vois, fit-il avec une grimace. Qu'est-ce qu'il y a donc?

—Ce qu'il y a! s'écrièrent-ils en choeur avec de gros rires. Mais, que nous sommes heureux de te revoir, parbleu! Hé, Fietje, offre à monsieur Triphon une chope ou une goutte.

—Je n'ai pas besoin qu'on paye mes consommations, dit M. Triphon d'un ton plutôt acide.

Tout le monde le regarda, sans rien dire, de l'air le plus étonné.

—Quoi! Tu n'acceptes pas un verre de nous! s'exclama le fils du notaire au bout d'un instant.

—Pourquoi voulez-vous m'offrir un verre? demanda M. Triphon, agressif.

—Pourquoi?… mais pour rien! Pour le plaisir de te revoir! fut l'agaçante réponse.

—Très bien; régalez-moi donc, dit M. Triphon. Et puisque vous voulez me régaler, permettez que je vous rende la politesse. Fietje, demande donc à ces messieurs ce qu'ils désirent.

Et il les regarda tous d'un air presque provocant. Fietje, debout derrière son comptoir, riait toujours. On l'eût dit chatouillée par quelque chose de follement amusant. Elle redressait son joli buste et les larmes lui coulaient des yeux. M. Triphon la regardait avec une colère grandissante.

—Est-ce de moi que tu ris, Fietje, dit-il brusquement d'une voix dure.

Elle cessa de rire, le regarda d'un air sérieux, distant et digne.

—J'ai pourtant bien le droit de rire, si ça me plaît, dit-elle.

—Je te demande si c'est de moi que tu ris? insista M. Triphon d'une voix mordante.

Et, comme Fietje, pour toute réponse, se reprenait à rire et roucouler, il se leva d'un bond et, avec un juron, sortit de la salle de café.

Un vacarme sauvage salua son départ. Du dehors il l'entendit. «Sacré nom d'un tonnerre!» ragea-t-il dans le noir de la rue. Et les poings serrés, il se jura d'en tirer vengeance.

Une autre rencontre, toute aussi déplaisante fut celle qu'il eut, quelque temps après, avec les trois demoiselles Dufour.

En promenade avec Kaboul dans les champs il s'en retournait sans joie vers la fabrique lorsque soudain, à un détour du sentier qu'il suivait entre les blés, il vit venir dans sa direction les trois vierges rêches. Aucun moyen de les éviter; il était forcé de les rencontrer, presque les frôler. Déjà, une rougeur aux joues, il se composait une attitude, lorsque soudain, d'un mouvement identique, comme entraînées par une plaque tournante, toutes trois firent demi-tour et rebroussèrent chemin. Ce fut un acte d'hostilité tellement inattendu et flagrant que M. Triphon d'abord en resta cloué et ne comprit qu'au bout d'un instant le sens de leur geste. «Nom de Dieu de bigotes! Biques à bon Dieu!» cria-t-il, si haut qu'elles durent certainement l'entendre. La fureur lui montait à la tête en un flot empourpré. Et il eut un geste machinal pour les suivre et leur demander des explications.

Il se contint, heureusement. Il tendit le poing derrière elles, qui s'empressaient, effarouchées, de rentrer au village. Mais l'affront l'avait blessé jusqu'au fond de l'âme, mille fois plus que l'avanie subie auprès de Fietje et des clients à la Pomme d'Or; la vague de colère passée, il se sentait malheureux et humilié au point d'en pleurer. A présent il savait assez ce qu'on pensait de lui au village. Il était perdu, irrémédiablement perdu dans l'estime de tout le monde. «Perdu», gémissait-il plein d'amertume, «perdu, parce que, au fond, je suis resté honnête, parce que je n'ai pas commis la vilenie d'abandonner cette pauvre fille.»

Cette double aventure déposa au fond de son être un ferment d'exaspération et d'aigreur, qui désormais y demeura et de temps à autre remontait, gâtant sa vie. Il était un déclassé dans l'existence, c'était entendu; alors il ne se gênerait plus. Peu importait, dès lors, ce qu'on dirait ou penserait de lui. Peu importait ce que feraient ses parents. Il n'avait plus que Sidonie; maintenant il y allait presque chaque jour, à leur pauvre maisonnette d'ouvriers, comme vers le seul asile qui lui restât au monde. Il y trouvait un accueil invariablement cordial, amical. Il en fit son véritable chez lui. Il s'y installa comme au café, où il n'allait plus jamais. Il y fit venir vin, liqueurs, cigares, conserves; il y régalait toute la famille et leur voisin, le petit teilleur. Comme tout cela coûtait gros, bien plus qu'il ne lui était alloué à la maison, il fit des dettes par-ci par-là, qui seraient réglées plus tard, intérêts compris.

Il s'en fichait. Tout lui était devenu indifférent. A présent les choses étaient ainsi et n'allaient plus autrement. Advienne que pourra, était désormais sa devise. A la maison, le visage furieux de son père, les soupirs attristés de sa mère tyrannisée, et, comme accompagnement, le mutisme renfrognée de Sefietje et l'inquiet coup de vent des jupes d'Eleken; là, chez ces gens pauvres, de l'humanité cordiale, au moins, une franche et fraîche jeunesse qui vous réconfortait. Il y oubliait sa misère morale et ses soucis rongeurs. Il ne savait s'il se déciderait jamais à épouser Sidonie. Peut-être oui, peut-être non. Mais cela pouvait durer ainsi: il n'était pas le seul à vivre de cette manière et s'en accommodait. Aux choses à s'arranger d'elles-mêmes.

Du reste, Sidonie, ses parents, son frère et ses soeurs s'en contentaient aussi et ne parlaient plus de rien. Seule, la mère continuait à exercer une surveillance vigilante et répétait à l'occasion: «Très bien, tout ça, mais qu'il n'en vienne pas un second!» Et M. Triphon et Sidonie veillaient. Quant au «premier» il grandissait et se développait à souhait, au grand bonheur de la maman et des soeurs. Mais, comme il commençait à devenir fort bruyant et gênant, ordinairement on le fourrait au lit avant l'arrivée de M. Triphon, afin de ne pas gâter sa bonne soirée.