The Project Gutenberg EBook of C'Etait ainsi…, by Cyriel Buysse

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Title: C'Etait ainsi…

Author: Cyriel Buysse

Release Date: December 1, 2003 [EBook #10346]

Language: French

Character set encoding: ISO Latin-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK C'ETAIT AINSI… ***

Produced by Marc D'Hooghe and Anne Dreze.

C'ÉTAIT AINSI …

par

CYRIEL BUYSSE

(traduit du Flamand par l'auteur)

A MON FILS QUI CONNAIT LA FLANDRE QUI COMPREND L'ESPRIT DE LA FLANDRE QUI AIME LA FLANDRE

* * * * *

PREMIÈRE PARTIE

I

L'huilerie et la minoterie de M. de Beule formaient un groupe de vieux bâtiments, à côté d'un beau grand jardin.

Un rentier du village y demeurait jadis. La maison d'habitation était en bordure de la rue; et les bâtisses, qui plus tard allaient devenir une fabrique, étaient alors une sorte d'asile abritant des vieillards et nécessiteux. Le grand jardin les séparait de la maison du rentier, et de la rue ils avaient leur chemin d'accès.

A la mort du rentier, M. de Beule avait acquis le tout. Il y installa sa fabrique, d'abord modestement, puis l'agrandit peu à peu, jusqu'à ce qu'elle absorbât toutes les vieilles maisonnettes. Pleurs et lamentations des vieillards et des indigents, ainsi contraints, à tour de rôle, de chercher un autre toit; mais, puisque c'était l'inévitable, ils finissaient par se résigner. Et même par en tirer profit. Car ceux qui avaient encore du monde jeune chez eux offraient leurs services à M. de Beule, qui, de son côté, les employait volontiers à la fabrique, de préférence à d'autres.

La fabrique de M. de Beule était la seule au village, où elle devenait un peu synonyme de lumière et de progrès. Les gens se sentaient plus de goût à travailler dans une usine mue par la vapeur, qu'à peiner dans l'un ou l'autre atelier où la force motrice était fournie par un cheval ou un moulin à vent. L'arrivée de cette machine à vapeur,—achetée d'occasion,—fut un événement sensationnel pour les villageois. Jusque des environs les gens vinrent contempler la merveille. Les trois chaudières surtout, une très grande et deux plus petites, firent une impression énorme. Il fallut trois gros chariots et douze chevaux pour amener le tout à pied d'oeuvre. Le maître d'école y était, avec tous ses élèves, pour leur donner sur place une belle leçon de mécanique; M. le curé et son vicaire également, comme pour apporter leur bénédiction. En voyant décharger ces engins formidables, on avait l'impression d'assister à un travail surhumain. Il était dirigé par des ouvriers de la ville, qui criaient leurs ordres dans un langage que les manoeuvres villageois ne comprenaient pas toujours. D'où des méprises dangereuses, et qui provoquaient chez les citadins des jurons effroyables, à la grande indignation de M. de Beule qui en frémissait, scandalisé à cause de la présence des ecclésiastiques, et invitait les mécaniciens à modérer leurs expressions. Avec ses coups de chance et ses contretemps, le travail d'installation prit un été; et au premier octobre enfin tout fut prêt et la fabrique «tourna».

Il y avait six pilons, deux jeux de meules verticales à broyer la graine et deux meules horizontales à moudre le grain. Tout cela se trouvait dans une sorte de large hangar, bas et sombre, aux noires solives. A côté, dans une salle plus claire et aménagée avec quelque coquetterie, comme pour un objet de luxe, était installée la machine à vapeur, séparée de l'huilerie par un mur aux larges baies vitrées. Par ces baies et par les fenêtres au mur d'en face, du trou sombre qu'était l'huilerie on apercevait les pelouses lustrées et la majesté des hautes frondaisons, dans le beau jardin d'agrément de M. de Beule.

A six heures du matin commençait le travail. Le chauffeur ouvrait le robinet de vapeur; et lentement, avec un lourd soupir, la machine se mettait à tourner. Les engrenages mordaient, sur les poulies luisantes les courroies glissaient en s'étirant comme de grands oiseaux du crépuscule volant en cage; et les boules de cuivre du régulateur dansaient une ronde folle, pendant que l'énorme volant traçait son cercle formidable et noir contre le mur pâle, pareil à une bête monstrueuse et violente, faisant de vains efforts pour échapper à sa captivité. Dans la «fosse aux huiliers» les grandes meules aussitôt écrasaient la menue graine de lin ou de colza, les six fours la chauffaient, les hommes en emplissaient les sacs de laine, les aplatissaient de la main dans les étreindelles de cuir garnies de crin à l'intérieur, les mettaient dans les presses. Bientôt les lourds pilons tapaient à grands coups répétés sur les coins qui s'enfonçaient, et alors, sous la pression violente, l'huile chaude commençait à couler dans les réservoirs. C'était, sous les solives basses, un vacarme effroyable; à mesure qu'augmentait la pression, les pilons dansaient en rebondissant plus haut et plus fort sur le bois dur et coincé; on ne s'entendait plus; s'il avait un mot à dire, l'homme devait le hurler à l'oreille de l'autre. Jusqu'au moment enfin où une sonnette, après le soixantième coup, leur indiquait mécaniquement le temps de déclencher le chasse-coin: deux à trois chocs sourds, et cela dégageait toute la presse, en un ébranlement de cataclysme. Alors ils extrayaient des étreindelles les tourteaux durs comme planches, y aplatissaient d'autres sacs remplis et les remettaient dans les presses; et la danse sauvage recommençait, faisant trembler les murs et craquer les mortaises.

Les hommes peinaient, manches retroussées, tout luisants de graisse et d'huile. Une odeur fade flottait en buée sous le plafond bas et sombre et le sol était gluant, comme s'il eût été enduit de savon. Bientôt aussi le meunier était à l'ouvrage; et au pesant vacarme des pilons, le moulin mêlait son tic-tac saccadé et rageur. Parfois les deux moulins à blé marchaient en même temps; alors la charge devenait trop forte pour la machine, dont le régulateur ralenti laissait pendre ses lourdes boules de cuivre, comme des têtes d'enfants fatigués. En vain le chauffeur bourrait-il de charbon son foyer; le moteur essoufflé n'en pouvait plus. Il fallait que le meunier finît par lui retirer une des meules; et aussitôt la machine reprenait haleine et faisait tournoyer ses boules de cuivre, comme en une ronde folle de joyeuse délivrance. Puis tout se régularisait et le travail continuait en une monotonie sans fin.

A huit heures, les ouvriers avaient trente minutes de répit pour déjeuner. Lorsque le temps était beau, ils mangeaient leurs tartines dans la cour de la fabrique, alignés contre le mur crépi à la chaux blanche. Ranimés par l'air pur du matin, ils échangeaient des propos enjoués. A huit heures et demie, les pilons se remettaient à bondir et cela durait alors jusqu'à midi, avec la seule distraction de la goutte de genièvre que leur apportait vers dix heures Sefietje, la vieille servante de M. de Beule. C'était un moment exquis. On avalait l'alcool d'une lampée et sentait sa chaleur descendre jusqu'au fond du corps. Pour sûr, ça vous descendait plus bas que l'estomac. Ils en étaient tout ragaillardis et la plupart, dans la trépidation des pilons, allumaient vivement une pipette ou se bourraient la bouche d'une chique de tabac. Parfois même, au milieu du vacarme, on entendait une chanson. Dommage qu'on ne vous donnait jamais qu'un seul petit verre. Comme un deuxième vous aurait fait du bien! A midi la machine s'arrêtait et ils allaient déjeuner. Certains d'entre eux demeuraient assez loin de la fabrique, et il leur fallait se dépêcher pour être de retour à une heure. Ceux qui restaient plus près avaient parfois le temps de faire une petite sieste. A deux ou trois qui habitaient trop loin, leur femme ou leurs enfants apportaient le manger dans une gamelle qu'ils tenaient au chaud sur le foyer des presses.

Une heure, et les pilons de recommencer leur danse sauvage. A quatre heures, les hommes avalaient encore une tartine en buvant du café clair; puis les pilons reprenaient leur vacarme assourdissant et monotone jusqu'à huit heures, avec une nouvelle lueur de joie lorsque, sur le coup de six heures, Sefietje leur apportait la goutte du soir.

Ces fins de journée étaient souvent d'une accablante mélancolie. Le soir tombait; de grandes ombres fauves se glissaient sous les poutres massives du plafond bas; et par les larges baies de la salle des machines, les ouvriers voyaient le soleil couchant dorer les pelouses et les grands arbres du beau jardin de M. de Beule. Une sorte de tristesse nostalgique se lisait dans leurs yeux fatigués. Ils ne fredonnaient plus de chansons; ils ne parlaient plus. Ils se mouvaient plus lentement, comme des ombres, sous l'ouragan continu des coups. Bientôt une ouvrière venait allumer les lampes, de simples lampes à pétrole qui fumaient et dont la flamme vacillante dansait au choc des pilons. Alors tout semblait prendre un aspect étrange, s'impréciser comme si le travail s'achevait dans une atmosphère irréelle de cauchemar. Les énormes meules verticales, toutes luisantes d'huile, se pourchassaient l'une l'autre en une ronde obstinée et sans fin; les pilons dansaient une sarabande de spectres; et les fournaises ouvertes montraient des gueules rouges, qui lentement se ternissaient de cendre, comme des feux de bivouac abandonnés.

Les ouvriers secouaient la poussière de leurs vêtements et rabattaient leurs manches de chemise sur les poignets. Ils donnaient un coup de balai aux dalles autour des presses; et enfin tintait dans la salle des machines la sonnette de délivrance, qui marquait le bout de l'interminable journée de labeur.

Progressivement, le moteur ralentissait sa marche. Les pilons immobilisés restaient suspendus à des câbles solides; le ronron des engrenages s'assourdissait; les courroies diligentes qui tout le jour avaient volé comme des oiseaux nocturnes sur les poulies luisantes, s'arrêtaient avec un craquement collant, en une tension dernière. Les boules du régulateur se repliaient sur leurs axes; le monstrueux volant se figeait contre le mur; le robinet de vapeur, dans un dernier soupir, rendait l'âme. En hâte on éteignait les lampes; et, dans un flic-floc de sabots, leur gamelle et leur bissac à la main, les ouvriers rentraient au logis.

Resté le dernier, le chauffeur, à grandes pelletées de charbon mouillé et de cendre, couvrait le foyer des chaudières et s'en allait fermer les portes.

La journée de travail était finie.

II

Régulièrement, neuf hommes étaient occupés dans l'huilerie et la minoterie. Bruun, le chauffeur, se considérait un peu comme leur chef. C'était un homme entre deux âges, aux traits fins et à la belle barbe noire. Assez bon mécanicien, il était intelligent et débrouillard, mais il avait un caractère hargneux, difficile; cause de grabuge, parfois, parmi les autres ouvriers. Méfiant envers tout le monde, il avait la mauvaise habitude d'écouter aux portes et d'épier par le trou des serrures. Avec cela fort envieux et d'un tempérament très amoureux; quoique marié, la terreur des ouvrières, principalement de Zulma, surnommée «La Blanche», qu'il excédait de ses assiduités.

Par ordre d'importance venait ensuite Berzeel, le plus âgé des «huiliers». Au fond, toute l'importance de Berzeel, c'était d'avoir été le premier ouvrier embauché par M. de Beule. Un petit bougre d'une cinquantaine d'années, la mine insolente et infirme d'une jambe, qu'il levait haut à chaque pas, comme s'il franchissait un obstacle. Cette patte folle, comme disaient les autres, était le résultat d'une rixe violente au couteau, où Berzeel, jadis, avait mordu la poussière. Le soir d'un dimanche, on l'avait ramassé, ainsi arrangé, à moitié mort, devant un cabaret. De mémoire d'homme Berzeel avait toujours été un farouche batailleur. Doux comme un agneau et diligent comme pas un, tant qu'il était à jeun et n'avait pas un sou en poche, il travaillait toute la semaine sans presque lever les yeux ni prononcer un mot; mais à peine avait-il touché sa paye du samedi et échangé ses frusques de misère contre le beau costume du dimanche, qu'il devenait soudain un autre homme, un diable incarné, en vérité. En semaine il logeait avec son frère chez un des petits locataires de M. de Beule; mais son domicile était à un autre village, assez éloigné de la fabrique, et c'était là qu'il se rendait chaque samedi, pour y finir la semaine.

Ce jour-là il avait la permission de quitter la fabrique quelques heures avant les autres ouvriers. Il partait à pied, pipe au bec, bâton à la main, casquette sur l'oreille, par les belles campagnes amples et luxuriantes. Il avait le sourire, ses yeux brillaient, il lançait un jet de salive à droite, à gauche, comme s'il y eût eu en lui surabondance de sève. C'était délicieux d'aise, de liberté, de légèreté après cette longue semaine de sombre emprisonnement dans la «fosse»; mais la route était longue et la patte folle vite lasse; aussi, pour ne pas aller trop loin d'une seule traite, s'arrêtait-il bientôt devant un petit cabaret, où il entrait prendre une goutte et quelques minutes de repos. Il avait son argent en poche; il le sentait dans son gousset comme une présence chaude et vivante. Pour qui donc aurait-il en besoin de se gêner? il sirotait sa goutte; et, comme c'était bien bon, il en prenait encore une; et parfois une troisième, jusqu'à ce qu'il fût complètement retapé. Alors il partait, avec la ferme intention de ne plus s'arrêter avant son cher village. Mais, en route, la patte folle se fatiguait de nouveau; et puis, il y avait là, le long du chemin, d'autres petits caboulots dont il connaissait trop bien les gens, qui le prendraient en mauvaise part, s'il passait sans entrer: bref, d'un cabaret dans l'autre, il se saoulait abominablement, au point de s'effondrer devant une porte ou sous une table. Dès lors, il n'était plus question de marcher. On le ramassait; on attendait le passage d'un camion ou d'une carriole; on le hissait dans le véhicule; et c'était ainsi qu'il arrivait chez lui, inerte, tel un colis qui, après des péripéties variées, parvient finalement à destination.

Même s'il pouvait dormir, le sommeil, non plus que le repos dominical, ne parvenaient à le dessoûler. Au contraire. L'énorme quantité d'alcool qu'il avait absorbée continuait de bouillonner et fermenter en lui; malgré les supplications de sa soeur, avec laquelle il demeurait, de grand matin il repartait, soi-disant pour aller à la messe, mais en réalité pour recommencer à boire dans les caboulots des abords de l'église. Comme il avait l'alcool mauvais, il cherchait noise, se battait, ne rentrait ni pour le repas de midi, ni pour celui du soir; et généralement il fallait que sa soeur allât le chercher de nuit dans les assommoirs et s'estimât heureuse lorsqu'elle parvenait, avec des peines inouïes, à le ramener enfin sous leur toit. Il y cuvait sa saoulerie dans un sommeil de brute pendant dix à douze heures, si bien qu'il n'était pas à son ouvrage à la fabrique le lundi matin; le plus souvent il n'y revenait qu'au cours de l'après-midi, et parfois même le mardi matin, la face tuméfiée, les yeux lui sortant de la tête, puant le genièvre à dix mètres, méconnaissable, au point qu'on eût dit un autre homme. M. de Beule et son fils roulaient alors des yeux terribles, mais sans trop oser lui en dire; Berzeel, de son côté, l'oreille basse, la mine honteuse, cherchait une vague excuse, promettait de ne plus recommencer. Il se mettait à l'ouvrage et toute la semaine travaillait en bête de somme; et, le samedi suivant, on voyait d'avance s'allumer dans ses yeux la lueur folle de nouvelles orgies.

Aux presses, à côté de Berzeel, se trouvait Pierken, son frère. Pierken ne ressemblait en rien à Berzeel; jamais on ne se serait douté qu'ils étaient frères. Pierken était petit, rond et gras, avec des joues poupines et roses, luisantes comme des pommes mûres. Il ne buvait jamais d'alcool, sauf la traditionnelle goutte du matin et celle du soir apportées par la vieille Sefietje. Il faisait des économies. Le dimanche, au lieu d'aller au cabaret comme Berzeel, il restait bien tranquillement chez lui, à lire son petit journal d'un sou. Il y puisait une forte dose de connaissances et de sagesse; peu à peu, sans qu'il s'en rendît bien compte, se développait en lui une intelligence rudimentaire des grandes questions sociales touchant les rapports entre le Capital et le Travail. Cela le troublait profondément, le rendait parfois inquiet et mécontent. Il apportait la petite feuille à la fabrique; pendant le repos du matin et de l'après-midi, il en lisait à haute voix des passages aux autres ouvriers et leur demandait ce qu'ils en pensaient. En lui vivait une conscience obscure d'injustice subie, de duperie; le sentiment aigu que lui, et aussi les autres, ne recevaient pas l'équivalent de ce qu'ils produisaient par leur travail. Pourquoi était-ce ainsi? Et pourquoi devrait-il en être ainsi, toujours? Pourquoi M. de Beule et son fils, qui travaillaient seulement lorsqu'il leur plaisait de travailler, pouvaient-ils vivre dans le luxe et l'abondance, alors qu'eux, les pauvres bougres, devaient trimer chaque jour, du matin au soir, toute leur vie, sans aucun espoir de gagner jamais autre chose que leur misérable pain quotidien? Ce problème accablant, que Pierken ruminait constamment, le rendait bien souvent morose et triste. Cela ne se traduisait pas en mauvais vouloir ni esprit de révolte; mais Pierken était mécontent, toujours et en toute chose mécontent de son sort; et il s'acquittait de son travail uniquement par contrainte, sans la moindre satisfaction ni joie. Pour rien au monde il ne serait resté à son établi une minute de plus qu'il n'était strictement nécessaire. Le samedi, lorsqu'il recevait sa paye, à peine grommelait-il un sourd merci, estimant que c'étaient plutôt les maîtres qui avaient à le remercier, en raison de la valeur considérable qu'il leur avait fournie en travail, pour la misère qu'ils lui donnaient en retour. M. de Beule et M. Triphon, son fils, n'aimaient pas du tout Pierken et plus d'une fois il avait été question de le renvoyer. Ils hésitaient encore par égard pour Berzeel, qui était un excellent ouvrier quand il n'avait pas bu; mais M. de Beule lui avait défendu sur un ton péremptoire d'apporter à la fabrique ce sale petit canard et d'en lire des passages à haute voix pendant les repos du matin et de l'après-midi.

Auprès de Pierken se trouvait Leo. Agé de quarante ans, Leo était trapu, râblé et fort comme un petit taureau. Parfois, durant des demi-journées, il se renfermait dans un mutisme concentré et morose, pour en sortir brusquement, en une explosion de cris, de rires, d'exclamations, dont toute la fabrique retentissait. Lorsqu'il était dans un de ces moments de capricieux silence, il valait mieux le laisser à sa lubie, sinon on avait bien vite maille à partir avec lui; et lorsqu'il était dans une de ses heures folles, il était préférable de s'écarter de son chemin, car il vous aurait renversé, rien que pour le plaisir de vous voir par terre et de danser la gigue autour de vous. En réalité, de tous les ouvriers de la fabrique, il était le plus fort, le meilleur, le plus agile et le plus endurant. Et, comme il le savait très bien, il supportait assez mal que Pierken, par exemple, qu'il considérait comme un feignant, prît de ces airs de supériorité intellectuelle et se posât un peu en chef spirituel de l'équipe grâce à ces blagues qu'il cueillait dans son petit canard. Leo était l'homme dont on avait toujours besoin quand il s'agissait d'une besogne exigeant une grande célérité et une force physique peu ordinaire. Dans ces cas-là, d'ordinaire, on lui demandait son aide comme une faveur, et rarement en vain, car il était fier de sa force et de son adresse. Si le hasard voulait qu'il fût dans une de ses heures renfrognées, il acquiesçait d'un simple signe de tête sans prononcer un mot; mais s'il était dans une de ses heures folles, il répondait par une sorte de cri effroyable, un «oui» qui se décomposait en «Oooo … uuuuu … iiiii …», un long rugissement rauque et tellement sonore qu'il dominait entièrement le vacarme effréné des pilons et, à travers le jardin, allait retentir jusque dans la maison: M. de Beule en sursautait ses registres et parfois accourait avec effarement demander à la fabrique quel malheur était arrivé. Les hurlements sauvages et sans motif mettaient le patron hors de lui; mais au moment où il arrivait en trombe, c'était généralement fini; et il devait se contenter de vagues menaces contre ceux qui se conduisaient comme des bêtes fauves et mériteraient d'être enfermés dans une cage, ou une maison d'aliénés. M. de Beule et son fils,—surtout son fils,—n'aimaient pas du tout Leo, qu'ils considéraient comme une brute dangereuse. Mais ils se seraient bien gardés de le renvoyer: il faisait l'ouvrage de deux!

Après Leo, Poeteken. Il était bon que le délicat Poeteken eût sa place à côté du vigoureux Leo, car l'aide du fort suppléait bien des fois à l'insuffisance du faible.

Poeteken était très petit, très noir, très maigre. On eût dit un gnome, et chaque fois il lui fallait se dresser sur la pointe des pieds pour atteindre le câble de son pilon. Tout de même, il était plus résistant qu'on aurait pensé à première vue. Il était bien proportionné, sous un tout petit format, mais sans tares apparentes et il faisait son travail comme les autres. C'était un petit homme silencieux, très renfermé, avec de grands yeux pensifs. La plupart du temps il ne disait rien, mais parfois il était bien obligé de sourire malgré lui aux farces de Leo et des copains; et alors son petit visage s'animait soudain d'une vie intense, et ses yeux brillaient d'une passion ardente. Cette passion était réellement en lui, profonde et cachée. Poeteken, le nabot, le gosse, le petit bout d'homme était sérieusement épris d'une des ouvrières de la fabrique: Zulma, surnommée «La Blanche», la pauvre albinos, blanche de cheveux, blanche de sourcils, blanche de tout, celle que Bruun, le chauffeur, s'efforçait de «chauffer». Les autres ouvriers s'égayaient follement de ces surprenantes amours. Ils ne rataient jamais une occasion de s'en amuser; les enfants, disaient-ils, s'il en naissait d'une telle union, seraient mouchetés, blanc et noir, comme des chiots. Poeteken souriait, laissait dire, ne répondait rien à ces allusions d'ailleurs sans méchanceté. Seul, Bruun, mauvais, ne supportait pas les familiarités de Poeteken à l'égard de «La Blanche». D'une jalousie féroce, il les épiait sans cesse: lorsqu'ils se trouvaient à proximité l'un de l'autre, on le voyait guetter par des trous de serrure et des fentes de porte, en poussant de sourdes exclamations: «Comment est-il possible, une si belle femme avec ce mal foutu!»

A côté de Poeteken se trouvait Free, bon géant aux épaules carrées, à la poitrine fortement bombée. Avec son apparence herculéenne, il était en réalité d'une santé plutôt chancelante, car il souffrait beaucoup de l'asthme. On le voyait parfois haleter à son établi, comme un poisson hors de l'eau. Cela durait souvent des jours entiers, où il faisait triste figure. Mais, la crise passée, il semblait renaître à la vie; et alors il n'y avait pas d'homme plus amusant, plus spirituel dans toute l'équipe. Surtout avec les femmes il était drôle. Non pas qu'il leur fît la cour le moindrement; mais il savait dire, d'un air tranquille et souriant, des choses d'un cynisme effarant, qui empourpraient le visage des ouvrières, pendant que les hommes se tordaient de rire. En général les femmes le haïssaient. Elles ne l'appelaient jamais autrement que «le grand voyou» et ne se gênaient pas pour lui jeter ce nom à la face. Alors Free souriait calmement dans sa barbe rugueuse et, d'un seul mot bien tapé, les faisait fuir comme si c'eût été le diable. Et chaque fois que Sefietje apparaissait, matin et soir, avec la bouteille de genièvre, c'était toute une scène: Free, grand amateur d'alcool, ne pouvait néanmoins s'empêcher de lutiner la vieille fille, qui, régulièrement, essayait de se venger en ne remplissant pas son verre jusqu'au bord. Free faisait semblant de ne rien voir, mais ne touchait pas à sa goutte.

—Allons, grand voyou, buvez, je n'ai pas de temps à perdre, grommelait
Sefietje.

—Est-ce qu'il est déjà plein? s'écriait Free en faisant l'étonné.

Il se baissait, regardait le verre avec la plus grande attention; et alors c'était la plaisanterie habituelle:

—Sefietje, ma fille, faut pas te gêner. Ça m'est égal qu'il n'y ait rien au fond du verre, mais soigne le dessus, hein … Remplis-le bien en haut, ça me suffit.

Les ouvriers se tordaient; et, malgré sa mauvaise volonté évidente,
Sefietje était bien forcée de remplir le verre jusqu'au bord avant que
Free consentît à y poser les lèvres.

—C'est bon, Free? ricanaient les hommes.

—Comme du sucre! répondait Free en rendant le verre vide à la servante avec un claquement des lèvres.

Avec Free voisinait Fikandouss-Fikandouss. Quand et pourquoi on lui avait donné ce sobriquet, nul ne savait. De son vrai nom il s'appelait Feelken, mais tout le monde disait Fikandouss-Fikandouss; et lui-même aimait à répéter le mot et à l'appliquer, non seulement à sa propre personne, mais à un tas de choses qui n'avaient rien à voir avec lui. Si, par exemple, il voyait Poeteken dans un coin en conversation avec «La Blanche», il criait «Fikandouss-Fikandouss». A l'entrée de Sefietje avec sa bouteille, matin et soir, c'était «Fikandouss-Fikandouss». Tout était «Fikandouss», et Fikandouss lui-même s'amusait énormément de ce mot qui ne voulait rien dire et qui disait tout, parce qu'il était applicable à tout et à chacun. En présence d'un étranger, qui par hasard lui en demandait le sens, sa joie était au comble; il était secoué d'une véritable crise de rire. Aux yeux des autres il passait pour légèrement maboul. Il lui arrivait de chanter à tue-tête, pendant des heures, en plein vacarme des pilons. A d'autres moments, il se renfermait dans un mutisme maussade, un peu comme Leo. Il semblait alors porter le poids de graves soucis; et parfois il pleurait, sans qu'il fût rien arrivé et sans que personne comprît pourquoi. Si on lui en demandait la raison, si on insistait, il prétendait souffrir de violents maux de tête. Certaines fois, comme Free, il avalait sa goutte avec délice en disant que ça passait comme du sucre; d'autres jours il la refusait obstinément, et la passait à Free, qui le bénissait pour ce bienfait et lui promettait des jouissances divines dans un monde meilleur. Personne ne comprenait très bien le fond du caractère de Fikandouss. Il était étrange et déconcertant. Par exemple, dans son attitude vis-à-vis des femmes, il vous déroutait absolument. Ou bien il ne les regardait même pas, ou il se précipitait sur elles, comme pour les violenter. C'était pure bouffonnerie, d'ailleurs. Il recevait une gifle et se sauvait, avec un rire, disant que c'était «Fikandouss-Fikandouss».

Et, enfin, dernier de la longue rangée, se tenait Ollewaert, le petit bossu. Court sur pattes, il portait toujours un pantalon trop long et trop large, qui lui retombait sur les pieds. Sa bosse s'avançait presque en pointe, et son visage présentait comme une autre bosse en réduction: l'énorme chique de tabac éternellement pressée contre l'une ou l'autre de ses joues. Les bossus sont méchants, dit-on couramment; mais il n'était pas méchant du tout; bien au contraire, la bonté même. Quoi qu'on lui fît, il ne se fâchait jamais. C'était une manie habituelle chez ses camarades, en passant de lui tapoter sa bosse; une autre taquinerie, de presser du doigt la joue à la chique, pour que le jus de tabac lui coulât sur le menton. Il ne s'en fâchait pas. Jamais il ne se fâchait. Il vous regardait en souriant, comme pour dire: «Allez-y, si ça vous amuse; moi, ça m'est égal.» Il n'avait qu'un vice: il buvait trop. «Il se noierait dans le genièvre; il est encore pis que Free!» disaient les autres. Et, en effet, Ollewaert était fou d'alcool et prêt à toutes les bassesses pour en avoir. Non seulement il troquait régulièrement sa tartine de quatre heures contre la goutte de six heures d'un des autres ouvriers (il appelait ça «avaler une tartine de goutte»), mais il acceptait parfois des paris crapuleux pour gagner un petit verre de rabiot. Par exemple, M. Triphon avait un petit chien noir plein de puces, qui suivait son maître à la fabrique et s'attardait parfois dans la «fosse aux huiliers», où il récoltait quelques bribes. Les ouvriers, en jouant avec le chien, lui grattaient le poil du devant et du dos. Ils attrapaient quelques puces et disaient à Ollewaert:

—Ollewaert, je te donne ma goutte si je peux y mettre trois puces de
Kaboul.

—Donne! répondait Ollewaert sans hésiter.

Les trois animaux plongés dans le verre, Ollewaert le vidait d'un trait, sans sourciller. L'équipe partait d'un rire formidable en se tapant les cuisses.

Ces excès d'alcool lui étaient d'ailleurs fatals. Périodiquement, Ollewaert était pris de crises d'épilepsie. D'un coup brusque parfois, sans que rien trahît l'approche de la crise, il s'effondrait à son établi en des convulsions terribles. Ses yeux se révulsaient; ses mâchoires serrées pressaient le jus de chique qui lui coulait des lèvres en une mousse brunâtre; ses poings tremblants se crispaient. On lui aspergeait le visage d'eau froide; on lui desserrait de force, souvent avec une lame de fer, les mains et les mâchoires; et, généralement, au bout de quelques minutes, il se relevait et reprenait son travail, un peu pâle encore et frémissant, avec des yeux inquiets et fuyants. Bientôt il n'y paraissait plus; après s'être secoué comme un chien qui sort de l'eau, il se calait la joue d'une nouvelle chique, puis s'absorbait dans son travail. Pendant le reste du jour, alors, il restait d'ordinaire un peu taciturne et comme maté.

Ainsi s'alignait, dans la pénombre et le vacarme, la lourde équipe des presses, avec les éléments divers qui la composaient. C'était un petit monde à part dans la fabrique; une sorte de république avec ses lois et ses usages propres où, malgré les sympathies et les antipathies personnelles, régnait un esprit de solidarité professionnelle qui pouvait prendre à l'occasion un caractère presque hostile à l'égard des autres ouvriers. Par exemple, les «huiliers» n'étaient pas toujours fort aimables envers Pee, le meunier, que l'on voyait occupé à l'autre bout de l'atelier, auprès de ses meules grinçantes. Un peu jaloux de lui, ils ne supportaient pas très bien cette espèce de pierrot sec, qui était tout blanc de farine, alors qu'eux luisaient de graisse et d'huile. Ressentiment analogue à l'égard des deux charretiers, qui venaient là déposer ou prendre leur chargement. Mais ils en voulaient surtout à Bruun, le chauffeur, et à Miel et Siesken, les deux aides aux meules verticales, qu'ils appelaient les «cabris». Pour eux, Bruun était tout simplement un flemmard. Ils avaient la conviction intime qu'il n'en fichait pas une secousse, parce que, au fond, il n'avait rien à faire. Une machine à vapeur, voyons, ça travaillait tout seul: son unique besogne consistait à ne pas laisser s'éteindre le foyer; et pour le reste il pouvait flâner, espionner, poursuivre «La Blanche» de ses assiduités dégoûtantes. On ne se gênait pas, à l'occasion, pour lui clouer le bec en lui disant son fait, ce qui donnait alors lieu à des scènes violentes. Blême de rage concentrée, Bruun se défendait, essayait de leur faire comprendre quel savoir, quelle responsabilité signifiait la conduite d'une machine à vapeur. Mais ils lui riaient au nez; et ils le défiaient de prendre leur place à l'une des presses et de fabriquer un tourteau de colza ou de lin présentable. Pee quittait ses moulins à farine pour se mêler à la dispute; et, à leur tour, arrivaient les «cabris» demander en ricanant aux «huiliers» s'ils seraient capables de les remplacer au gros travail des meules à broyer. Siesken, l'aîné des deux «cabris», était le plus vindicatif, avec sa drôle de face poupine à barbe blonde et ses yeux très bleus, qui luisaient d'un éclat froid de porcelaine. D'une rare insolence, la discussion avec lui dégénérait très vite en rixe, ce qui tournait presque toujours au désavantage de Siesken, qui n'était guère de taille à se mesurer avec des bougres comme Berzeel, Free ou Leo.

Avec Miel, le second «cabri», on s'y prenait d'une autre façon. Miel était le fils de Bruun et, par cela seul, déjà antipathique à presque tout le monde; mais, en outre, il était bègue et d'une stupidité telle qu'il était presque impossible de ne pas se payer sa tête. Quelque chose d'énorme, d'incroyable, cette stupidité de Miel. Rien qu'à le regarder, on éclatait de rire. Il avait un doigt de front sous une calotte de cheveux drus, et deux petits yeux idiots, trop rapprochés du nez, ce qui donnait l'impression constante qu'il louchait. On pouvait lui faire avaler les bourdes les plus invraisemblables; mais lui-même parlait très peu, probablement parce que la fonction cérébrale chez lui était réduite à sa plus simple expression. Une des blagues courantes consistait à lui parler du temps qu'il était au service militaire. Jamais il n'avait pu dire au juste à quelle arme il appartenait, ni dans quelle ville il avait été en garnison. On lui faisait subir un petit interrogatoire:

—Dis donc, Miel, à quel régiment étais-tu?

—Ah … aah … dans … l'infanterie, sais-tu…., bégayait Miel, toujours candide et sans malice.

—Oui, mais … dans quel pays, Miel?

—Ah … aah … ça était loin d'ici, sais-tu….

—Et quelle langue est-ce qu'on parlait là-bas, Miel?

—Ah … aah … ça je ne comprenais pas, sais-tu….

Un silence. On lui jetait des coups d'oeil en ricanant. Alors, l'un ou l'autre, généralement Leo ou Free, s'approchait de lui, le regardait bien en face et brusquement lui lâchait en plein visage: «Espèce de veau!»

Interloqué, Miel se reculait; et, après vingt répétitions de la même farce, ne comprenant pas encore qu'on se payait sa tête, il répondait:

—Ah … aah … pourquoi me le demandez-vous donc?

III

A l'autre bout de la fabrique, assez loin de la «fosse aux hommes» et séparé par une cour intérieure, se trouvait, dans un bâtiment à part, l'atelier des femmes. Elles étaient six et, du matin au soir, ne faisaient autre chose que coudre et réparer des sacs.

Natse était la plus âgée. Elle devait être très très vieille, mais nul ne connaissait exactement son âge, qu'elle-même ignorait. On avait commis une erreur, à l'état civil du village, à «l'époque française». Elle avait eu une soeur, plus jeune ou plus âgée qu'elle (Natse ne savait pas au juste), morte en bas-âge, et qui portait le même prénom. D'où confusion et erreur. Jamais on ne put savoir avec certitude si Natse était portée comme morte ou comme vivante sur les registres.

N'importe, la Natse vivante devait avoir été bien belle dans sa jeunesse. Aujourd'hui encore, malgré son grand âge, elle avait conservé des traits d'une finesse et d'une pureté remarquables, à peine ravagés par les profondes rides des années. Le nez avait gardé une ligne tout à fait gracieuse, les sourcils s'arquaient sans défaillance, et les dents étaient restées absolument intactes. Natse répétait avec complaisance qu'elle n'avait jamais su ce qu'était le mal de dents. Mais le corps était tout ratatiné. Là, les années de dur travail avaient accompli leur oeuvre. Tant que Natse demeurait assise on ne s'en apercevait guère, mais dès qu'elle se mettait debout et commençait à marcher, on eût dit d'un bateau qui penche et louvoie. Ses compagnes, les jeunes surtout, s'en moquaient parfois, ce dont Natse était très vexée. «Lorsque vous aurez mon âge, vous aussi marcherez de travers», bougonnait-elle. Mais aussitôt qu'elle entamait ce chapitre, les autres l'agaçaient de plus belle. L'incertitude de Natse touchant son âge offrait matière aux plaisanteries, qui allaient leur train:

—Mais enfin, Natse, quel âge as-tu au juste? demandaient-elles en ricanant.

—L'âge que le bon Dieu m'a donné, répondait Natse d'un air pincé et péremptoire.

Certains jours, les autres s'en tenaient là. Parfois, au contraire, elles s'amusaient à la pousser:

—Oui … l'âge que le bon Dieu t'a donné…; tout ça c'est bel et bien, Natse; mais n'est-ce pas à ta soeur plutôt? En somme, tu ne sais pas au juste si tu es vivante ou morte!

—Vous êtes des chipies! grondait Natse; outrée.

Et elle fondait en larmes. Elle pleurait beaucoup, pour la moindre chose et, souvent, sans raison aucune. Elle pleurait parce que la vie pour elle était si dure; elle pleurait parce qu'elle était si pauvre; elle pleurait parce qu'elle était si vieille, et aussi parce qu'elle ne savait pas au juste à quel point elle était vieille. C'était stupide et odieux, de la part des autres, de prétendre qu'elle ne pouvait pas savoir si elle était vivante ou morte; elles ne le disaient que pour la tourmenter, elle le comprenait fort bien; et, pourtant, cette sotte idée la chagrinait, l'obsédait, la rendait parfois très malheureuse. Elle habitait seule avec son vieux frère infirme dans une toute petite bicoque que lui louait M. de Beule; en dehors de son travail à la fabrique, elle avait encore à s'occuper de lui. C'était bien dur. C'était presque au-dessus de ses forces. Elle le faisait néanmoins, tant bien que mal, pour ne pas l'abandonner à des étrangers, et surtout ne pas devoir l'envoyer à l'hospice des vieillards, qui était l'épouvante de toute leur vie.

Après Natse venait Mietje Compostello. Sa lointaine origine espagnole se trahissait dans toute son apparence. Elle avait la peau bistrée, les cheveux noirs, les sourcils épais et des yeux comme du velours. De très vieilles personnes, qui avaient connu sa grand-mère, affirmaient que celle-ci était noire comme une Mauresque. Mietje avait une voix sourde et caverneuse et parlait toujours très lentement, comme si les mots ne s'échappaient qu'avec effort de ses lèvres bleuâtres. Ce qu'elle disait d'ailleurs était rarement enjoué ou frivole. Mietje était une nature chagrine et pessimiste qui prédisait souvent des calamités prêtes à fondre sur ce monde perverti. Elle était très dévote, d'une intolérance presque fanatique et parlait volontiers du Petit Homme de Là-Haut, qui ne manquerait pas de châtier les pécheurs et les pécheresses. Mietje eût été bien surprise et indignée si quelqu'un lui avait dit qu'il était profane de parler aussi familièrement du bon Dieu. Dans sa pensée, elle vulgarisait l'image du Seigneur, uniquement pour le rendre plus visible et, pour ainsi dire, palpable. Mietje était âgée de soixante ans et n'avait jamais songé à se marier. Et elle aussi, comme Natse, habitait avec son frère, qui était garçon de ferme; et le même effroi de l'avenir, qui torturait Natse, les hantait: l'hospice des vieillards!

Il y avait ensuite Lotje, personne ronde comme un tonnelet et dodue comme une pelote. A la voir pour la première fois on eût certainement cru qu'elle devait trop bien manger et boire. Luxe interdit, hélas! à Lotje, la pauvre! Son embonpoint était maladif. Tout, chez elle, tournait en graisse, une graisse adipeuse et malsaine.

Elle était agréable de visage, avec ses yeux expressifs et sa bouche souriante. Sourire auquel, par malheur, il manquait des dents: souvenir des coups qu'elle avait reçus de son père, lorsque, à peine âgée de dix-huit ans, elle s'était laissée séduire par un galant. Un enfant lui était né, et, depuis lors, Lotje avait vécu pour ainsi dire en marge de la vie normale. Elle n'avait cessé de sentir peser sur elle cette faute première et unique, et il lui en resta à jamais un obscur frémissement de honte; en toute chose elle devint humble et discrète, se contentant d'un tout petit peu de joie et de bonheur, qu'elle ne parvenait pas toujours à s'assurer. Elle vivait avec sa vieille mère et sa fillette et à elles trois, avaient bien de la peine à joindre les deux bouts.

Après Lotje, Zulma, «La Blanche». Elle avait une jolie taille, mais, pour le reste, offrait la laideur navrante d'une déshéritée: petits yeux chassieux et rougeâtres, cheveux blancs, sourcils blancs, cils blancs, teint blanchâtre sans couleur. D'un caractère craintif et timide, il semblait y avoir dans son être intime des abîmes de mélancolie. Elle parlait peu et riait rarement, comme pour éloigner d'elle toute attention. Les hommes lui causaient une peur extrême et tout le monde avait été ébahi le jour où l'on avait appris ses relations avec Poeteken. Peut-être se croyait-elle plus en sûreté auprès du faible Poeteken. Un avorton comme lui serait moins moqueur que les grands et les forts. Peut-être aussi était-ce la force du contraste: l'attrait irrésistible de tout ce blanc pour tout ce noir. On en jasait dans la fabrique et elle en était toute bouleversée. Elle évitait autant que possible le contact des autres hommes; et pour Bruun, le chauffeur, qui la harcelait sans cesse de ses propositions ignobles, elle éprouvait une aversion et une terreur indicibles. En plus du ravaudage des sacs sa besogne consistait à garnir et allumer les lampes à pétrole et à faire le lit au-dessus de l'écurie, où couchait à tour de rôle un des charretiers. Trente ans et orpheline. Elle habitait en pension chez des bigotes, deux petites vieilles qui tenaient une méchante boutique de mercerie et bonbons, dans une ruelle du village.

A côté de «La Blanche» était assise Sidonie. C'était la beauté de la fabrique. Elle avait vingt ans, des joues vermeilles, d'admirables cheveux châtains et des yeux à la fois très doux et pleins de vie. Cette beauté et cette fraîcheur étonnaient comme un miracle dans l'oppressante claustration de la fabrique. On eût dit une belle fleur saine dans une sombre cave.

M. de Beule avait longtemps hésité avant de l'accepter à l'usine. «C'est une petite demoiselle», avait-il dit avec mauvaise humeur à sa femme, lorsque la jeune fille était venue se présenter. Mais Sidonie possédait l'appui d'une amie de Mme de Beule et cette circonstance avait à la fin, non sans peine, fait pencher la balance en sa faveur.

Sidonie, en effet, faisait l'impression d'une personne élégante au milieu de ces femmes flétries par le labeur. Elle y apparaissait comme un objet de luxe, une jolie chose dépaysée. Les autres la jalousaient un peu. Elles en voulaient à sa jeunesse, à sa fraîcheur, à ce soupçon de coquetterie, dont elle aimait à se parer.

Elle ne portait jamais l'accoutrement terreux et sale de toutes les autres; dans sa mise, il y avait toujours un rien qui la distinguait: un bout de ruban, un noeud, une couleur, qui mettait une note vivante, qui souriait. Cela offusquait les autres. Elles l'excluaient parfois de leurs confidences, avaient pour elle de vagues secrets, à mots couverts parlaient d'histoires, sans qu'elle fût au courant. Elles la traitaient à part, sans hostilité formelle, mais aussi sans aménité; et les hommes, qui la détestaient franchement, sans doute parce qu'ils n'avaient aucun succès auprès d'elle, parfois l'appelaient «madame», en ricanant.

Madame…! Il y avait encore une autre raison à ce titre qu'ils lui donnaient; et c'était surtout cette raison-là qui excitait la colère sourde, la jalousie et le mépris des autres femmes.

C'était à cause de M. Triphon, le fils de M. de Beule … Chaque jour, M. Triphon, ainsi que son père, faisait des rondes dans la fabrique, pour contrôler l'ouvrage, et ne manquait jamais d'aller jusqu'à «la fosse aux femmes», comme les ouvriers désignaient la partie de l'usine où elles travaillaient. Que M. Triphon y allât, c'était tout naturel et les ouvriers n'y trouvaient rien à redire. Mais que diable avait-il à rester si longtemps, chaque jour, dans la «fosse aux femmes?» Pourquoi s'y attardait-il ainsi à bavarder, fumer des pipes et faire exécuter des tours à son petit chien? Jadis on l'y voyait à peine et il y demeurait tout juste le temps de dire bonjour et de voir que tout le monde y était au travail. Depuis la venue de Sidonie, tout avait brusquement changé. Et les autres ouvrières comprenaient fort bien qu'il s'y éternisait uniquement à cause de Sidonie et elles en parlaient entre elles, avec de grands yeux curieux et allumés, dès que Sidonie avait le dos tourné. Par les femmes, les hommes à leur tour étaient mis au courant; et ainsi toute la fabrique en était pleine, comme d'un événement formidable, gros de conséquences passionnantes.

Sidonie ne disait rien, mais elle voyait et sentait bien ce qui se manigançait autour d'elle. Ses jolies lèvres rouges étaient closes sur son secret et parfois un sourire de félicité rayonnait dans ses yeux. Elle regardait à peine M. Triphon pendant qu'il était là; très effacée, elle faisait semblant de ne pas comprendre que tout ce qu'il disait et inventait était uniquement pour elle. Seulement lorsqu'il partait elle levait un instant les yeux vers lui; et ce seul regard silencieux disait tout: tout ce qu'elle aurait voulu et n'osait dire. Elle habitait auprès de ses parents, avec son frère et deux jeunes soeurs, dans une jolie petite maison aux volets verts et au toit de chaume, sise un peu à l'écart du village. Son père était jardinier de son état et il y avait toujours de belles fleurs le long du mur, sous les fenêtres à petits carreaux vert bouteille, qui semblaient sourire.

Et, à côté de Sidonie, enfin, se trouvait la plus jeune de toute l'équipe: Victorine Ollewaert, la fille du petit bossu, de la «fosse aux huiliers». Dix-huit printemps, joues rouges et rebondies, qui faisaient penser à une pomme bien mûre au mois de septembre. Ses yeux luisaient et, sans cesse, elle souriait de ses lèvres vermeilles et humides. On eût dit que de continuelles bouffées de chaleur lui montaient à la tête et qu'elle assistait perpétuellement à des spectacles gênants. Au moindre prétexte, ses joues s'empourpraient jusqu'aux yeux. Il suffisait qu'un homme lui adressât la parole, à propos de rien, pour qu'on lui vît la face en feu. Et les ouvriers, prompts à découvrir cette particularité, s'en amusaient follement:

—Ah! bonjour, Victorine! Beau temps, hein? disaient-ils en riant.

—Comme vous dites! répondait Victorine en se sauvant, le rouge au front.

Les hommes rigolaient, la rappelaient:

—Hé!… Victorine!

—Et bien, quoi? faisait-elle en se retournant avec une colère feinte.

—Quelle heure peut-il être, Victorine?

—Regardez au cadran de l'église, si vous voulez savoir l'heure! jetait
Victorine, cramoisie.

Les hommes se tordaient de rire. Mais, ce qu'il y avait de plus curieux, c'est qu'à se laisser dire quelque chose qui eût été réellement de nature à faire rougir une jeune fille, Victorine restait très calme et ne rougissait pas du tout. «Vraiment!… vraiment!…» disait-elle alors en faisant l'étonnée; et, s'ils insistaient un peu fort, elle leur servait une réponse, qui leur clouait proprement le bec. Seulement, lorsqu'on parlait devant elle de Pierken, «l'huilier», elle ne savait plus où tourner la tête. Dans la fabrique on la disait amoureuse de Pierken, qui acceptait cet hommage sans trop s'en émouvoir. On les voyait parfois ensemble, en conversation assez intime; mais Pierken avait toujours l'air si sérieux et préoccupé, que l'on se demandait quel attrait il pouvait bien trouver dans la frivole compagnie de cette petite sotte. Aussi l'attrait des contrastes, peut-être, comme chez Poeteken et «La Blanche». Victorine demeurait avec ses parents dans une des plus misérables masures d'une obscure et infecte ruelle; chaque matin elle venait à la fabrique avec son père et s'en retournait le soir avec lui.

IV

Elles étaient donc là, toutes les six, assises dans une salle basse aux noires solives, dans le jour vague de deux fenêtres aux petits carreaux enchâssés de plomb, qui donnaient sur la cour intérieure de la fabrique. Les murs étaient grisâtres et les sacs qu'elles cousaient ou réparaient, avaient la couleur terreuse d'un tas de haillons. Elles jabotaient fort en travaillant, se racontaient les histoires et les cancans du village. Parfois elles chantaient en choeur, sur un ton nasillard et lent, de mélancoliques mélopées flamandes. D'autres fois, elles récitaient des prières, des Pater et des Ave avec des voix blanches et monotones, qui faisaient penser aux litanies que l'on débite au chevet des moribonds. La voix grave et caverneuse de Mietje Compostello dominait alors les autres, comme si elle eût fait la narration vécue des sombres cataclysmes qu'elle se plaisait à prédire. Par les petits carreaux ternes passait un peu de la vie de l'usine: les charretiers qui allaient et venaient, leurs camions lourdement chargés; les paysans, avec leurs carrioles et leurs brouettes, qui venaient prendre des tourteaux ou de la farine. L'été, il faisait frais dans leur «fosse», car le soleil n'y donnait guère que deux à trois heures par jour; mais l'hiver on y gelait. Les fleurs blanches du givre y couvraient les vitres toute la journée; rien de la vie du dehors n'y pénétrait plus et toutes avaient les pieds sur des «potes» en terre cuite, dont elles secouaient de temps en temps la cendre et attisaient la braise.

L'apparition de Sefietje avec sa bouteille, vers dix heures, était un instant de délicieux réconfort. Jeunes ou vieilles, toutes vidaient avec joie le verre d'alcool; et cela les ranimait. Elles faisaient un bout de causette avec Sefietje, qui avait bien le temps alors et s'asseyait volontiers sur une chaise, bouteille et petit verre en main. On parlait des autres ouvriers, surtout de ceux de la «fosse aux huiliers», qui étaient encore plus mauvais sujets que tous les autres. Sefietje détestait les hommes, tous les hommes. Elle était hostile à l'amour, à l'union des sexes sous n'importe quelle forme, même au mariage légal et béni par l'Église. A coups d'insinuations plus ou moins voilées, elle déblatérait contre tout ce qui se passait à la fabrique. Infailliblement tous ces ménages finiraient mal, prédisait-elle, par inconduite et abus du genièvre. Elle ne pouvait admettre que M. de Beule gardât dans son usine des ivrognes invétérés comme Berzeel et ce voyou de Free; elle n'épargnait pas Ollewaert, le petit bossu, en présence de sa fille Victorine. Pierken lui-même ne lui disait rien qui vaille; il faisait bien semblant de ne pas s'intéresser aux femmes, mais au fond c'était un suborneur sournois; et elle prévenait formellement «la Blanche» d'avoir à se méfier des assiduités de Poeteken: ce petit bout d'homme serait fort capable d'embobiner une femme. Et, même à l'égard de M. Triphon, elle ne se gênait pas pour dire son opinion; en des allusions transparentes à son attitude envers Sidonie, elle énonçait comme une maxime absolue, que des relations entre gens d'une condition sociale trop différente, ne pouvaient amener que malheurs et larmes.

Les vieilles, c'est-à-dire Natse, Mietje Compostello, et même Lotje, trouvaient que Sefietje avait bien raison. Les jeunes, au contraire, riaient un peu, mais ne se sentaient pas tout à fait à l'aise. Elles aimaient bien voir venir Sefietje à cause de la petite goutte; mais elles étaient bien contentes aussi quand elle repartait, pour ne plus entendre toutes ces insinuations malignes et ces prophéties de malheur. Du reste, qu'est-ce que Sefietje pouvait bien y entendre, à ces choses-là! A la voir, laide, maigre, flétrie, sans hanches ni poitrine, on eût dit qu'elle n'avait jamais été jeune. Les hommes s'en moquaient en disant qu'elle avait deux dos: un par devant et un par derrière. Quelques-uns même avaient trouvé cette définition de la partie avant: «deux petits pois sur une planche». Et, pourtant, jadis Sefietje n'avait pas été absolument indifférente au charme masculin: elle avait même été fiancée. Une qui la connaissait bien, cette histoire-là, c'était Natse, car c'était chez elle que les rendez-vous avaient eu lieu. Oh! ces rencontres de Bruteyn et de Sefietje, il fallait les entendre conter par Natse! La vieille en levait encore les bras au ciel, lorsqu'elle en parlait. Bruteyn habitait assez loin et ne pouvait venir que rarement voir sa promise. Il arrivait vers les trois heures et, d'ordinaire, Sefietje se trouvait déjà chez Natse à l'attendre. Il entrait lentement, la pipe à la bouche, la casquette sur l'oreille, en se balançant sur ses jambes un peu torses. Ils se saluaient sans même se donner la main: «bonjour Aloïs, bonjour Sophie»; et, ma foi, c'était là à peu près tout ce qu'ils se disaient. Chaque fois, Natse leur offrait sa salle pour qu'ils pussent causer à l'aise, mais Sefietje ne voulait rien savoir et refusait obstinément. Raide et plate comme une limande, les joues en feu, elle restait là sur une chaise à côté de lui; et sitôt qu'il essayait seulement de lui toucher la main, elle se retirait hargneuse en grommelant: «Tiens-toi donc convenablement!» Le brave homme,—car c'était un très brave homme, affirmait Natse,—avait supporté cela tout un temps, jusqu'au jour où, brusquement, il en eut assez et ne revint plus.

Alors, Sefietje avait langui et souffert, indiciblement. Elle avait tout mis en oeuvre pour le faire revenir; elle avait gémi, pleuré, supplié, mais en vain. Bruteyn en avait assez et ne s'y laissait plus prendre. De ce jour datait, selon Natse, la haine féroce, irréconciliable, que Sefietje avait vouée aux mâles et à l'amour.

Les autres ouvrières, surtout les jeunes, raffolaient de ces histoires. Jamais elles n'en étaient rassasiées et elles suppliaient Natse d'en raconter plus long. Mais Natse se méfiait; elle craignait que cela ne vînt aux oreilles de Sefietje et que celle-ci par vengeance ne la fît renvoyer de l'usine. Où irait-elle alors? A l'hospice des vieillards, la terreur de toute sa vie….

Ainsi se passaient les longues journées de labeur, où les seules distractions étaient le repas de midi chez elles, et la tartine à quatre heures avec la goutte du soir à la fabrique. Parfois, lorsqu'un rayon de soleil entrait par les petites fenêtres, elles se remettaient toutes à chanter. On eût dit des oiseaux, brusquement réveillés dans leur cage lugubre. Si un nuage cachait le soleil, les chants s'atténuaient et se mouraient et la résignation mélancolique de leur vie incolore retombait lourdement sur elles. Les jeunes avaient souri un instant, comme des fleurs épanouies à l'air vivifiant; et puis l'ombre grise et morne venait flétrir leur jeunesse sans espoir.

Une joyeuse demi-heure, en été, quand il faisait beau, c'était la collation à quatre heures. Alors elles venaient s'asseoir dans la cour intérieure de la fabrique, alignées contre le mur, à la suite des hommes, eux aussi en train de faire dînette en plein air, à la file. Il y avait bien en elles, chaque fois, une hésitation, une sorte de lutte intérieure, parce qu'elles n'aimaient pas la présence gênante de tous ces hommes; mais d'ordinaire elles se risquaient pourtant, parce qu'il faisait trop chaud et trop beau pour rester dans leur «fosse», lorsqu'on pouvait sortir.

Accroupis là, tous, hommes et femmes, leur pain noir et leur gamelle de café froid sur les genoux, pouvaient, par-dessus le mur de clôture, apercevoir la cime des arbres fruitiers dans le verger du voisin, où il y avait aussi une forge. Les pommes mûres gonflaient leurs joues rouges entre les feuillages jaunissants; les poires pendaient aux branches comme de lourdes pendeloques d'or. Les hommes contaient des farces grivoises, scandées par le chant des marteaux sur l'enclume dans la forge; et, sur la haute tour de l'église, sous le beau ciel bleu, ils voyaient les aiguilles dorées du cadran ramper lentement vers la demie, l'heure où il faudrait se lever et rentrer dans le tapage et la noirceur des ateliers.

C'était si bon, ces trente minutes dehors. Ça valait des heures, vous semblait-il. Ça vous consolait du dur labeur passé, vous réconfortait pour le dur labeur à venir. Parfois, pendant qu'ils étaient là, le forgeron et son aide faisaient une apparition dans la cour, rapportant telle ou telle pièce réparée; et souvent, de sous leur tablier de cuir, noir et luisant comme du métal terni, ils sortaient quelques-uns de ces beaux fruits mûrs que les ouvriers voyaient avec des yeux de convoitise pendre aux branches, de l'autre côté du mur. Alors c'était une joie! Les jeunes filles y mordaient à belles dents, avec des yeux brillants et un murmure jouisseur; et les papas mettaient les leurs en poche pour les petiots à la maison. Le forgeron était un homme amusant. Il se nommait Justin. C'était un grand conteur d'anecdotes, mais qui mettait tant d'exagération dans ses histoires, qu'on ne l'appelait jamais autrement que Justin-la-Craque. Surtout lorsqu'il avait quelques petits verres dans le nez—ce qui arrivait à peu près tous les jours,—il devenait d'une fantaisie extraordinaire. Mais alors il était aussi fort irascible; et, quand on se moquait trop ouvertement de lui et des mensonges flagrants qu'il débitait, il se fâchait tout rouge. Il trépignait de colère et grinçait des dents; mais tout ça, c'était pour la frime: et lorsqu'on persistait à se ficher de lui, il partait dans un accès de rage simulée et s'en allait débiter ses bourdes ailleurs. En dehors de son état de forgeron, il était chantre à l'église et faisait partie de la société chorale du village. Il était très fier de cette dernière qualité et donnait volontiers un échantillon de son talent, surtout quand il était éméché. Son air favori, son triomphe, c'était l'O Pepita. Une chose ahurissante, cet O Pepita! Un choeur sans autres paroles que ces seuls mots, répétés sur tous les tons imaginables: «O Pepita … O Pepita … O Pepita!…» Justin y faisait la partie du baryton, mais il était aussi capable de remplacer le ténor ou la basse. Il s'avançait vers vous, s'arrêtait, roide et immobile, vous regardait bien en face, de ses yeux vitreux d'alcoolique; et lentement il commençait sur un ton très bas, très assourdi:

—Oooooooooooo….

Sa voix s'enflait, barytonnait; sa bouche s'ouvrait plus large et il entonnait:

—Peee … pépépé … pépeeee…!

Brusquement il atteignait les notes élevées; ses yeux chaviraient et il miaulait:

—Piiii … pipipi … pipiiii…!

Il était difficile d'en entendre davantage sans pouffer de rire. Les ouvriers de la fabrique trouvaient cet air affolant et s'en tapaient les cuisses. Ils s'exclamaient, l'entouraient et attaquaient à leur tour l'O Pepita pour le stimuler encore. Mais cela ne réussissait pas toujours. Justin-la-Craque supportait mal qu'on le troublât dans son exercice. Brusquement, il s'arrêtait, hochait la tête avec vigueur et, quoi qu'on fît, refusait de continuer. Non … non …, il ne voulait pas qu'on l'embêtât. Kamiel, son aide, qui généralement l'accompagnait, avait alors un petit rire méprisant et du doigt se touchait le front en secouant la tête, comme pour indiquer que le patron était parfois un peu marteau. Kamiel qui était un Flamand de la Flandre occidentale, prononçait son nom avec l'accent de ce pays, et à l'usine on l'appelait «Komèl», en ricanant. Il y avait envers lui cette nuance de mépris qu'ont les uns pour les autres les gens des deux Flandres; et on se moquait aussi de son grand nez d'ivrogne, rouge comme une flamme dans son visage de suie. Komèl était célibataire et, de même que Berzeel, buvait jusqu'à son dernier centime; mais, à rencontre de Berzeel, qui avait l'alcool mauvais, agressif et tapageur, Komèl, ivre, ne soufflait mot. Il fallait très bien le connaître, pour s'apercevoir qu'il avait bu. Seul, le grand nez rouge en témoignait.

V

C'était pendant cette petite demi-heure bénie, ensoleillée et libre, court répit qui coupait si agréablement la grise monotonie du travail forcé dans les «fosses» lugubres, que Pierken, malgré la défense formelle de M. de Beule, faisait part en cachette aux autres ouvriers, de la sagesse sociale qu'il puisait chaque matin dans son petit journal. Il ne tarissait pas; il savait raconter des choses, toujours nouvelles, toujours autres; peu à peu ses paroles s'infiltraient en eux et déposaient un ferment de douleur et de tristesse dans leur esprit ignorant. C'était bien dommage que Pierken reprît toujours la même antienne, car la bienheureuse demi-heure en était plus d'une fois gâtée. Et, pourtant, ils l'écoutaient volontiers pour dire à leur tour ce qu'ils en pensaient, car tout cela les captivait et les troublait profondément.

Ils étaient rares, ceux qui partageaient complètement les idées de Pierken et qui avaient sa foi robuste en l'avenir. La vieille Natse, qui avait tant vu et souffert dans sa vie, hochait la tête en silence, ou disait que c'était trop triste et que ça la ferait pleurer; et Mietje Compostello opposait un argument qu'elle répétait en une obstination farouche:

—Il y a toujours eu des pauvres et des riches en ce monde et il y en aura toujours. C'est le Petit Homme de Là-Haut qui le veut.

—Des bêtises! rétorquait vivement Pierken en se montant. Pourquoi donc, dis-moi, devrait-il y avoir toujours des pauvres et des riches sur terre? Et pourquoi faudrait-il que ce soit toujours au tout des mêmes à être riches et au tour des mêmes à rester des pauvres? Ou est-ce écrit? Ou voyez-vous ça, que votre bon Dieu ait dit des choses pareilles!

—C'est tout de même vrai, répondait Mietje têtue. Leo regardait devant lui d'un air sombre et parfois avait un grincement de dents.

—Ce n'est pas juste, mais qui peut rien y changer? demandait-il d'un ton pessimiste.

—Nous…! nous changerons tout ça! affirmait Pierken en se frappant la poitrine.

—Fikandouss! Fikandouss! ricanait Feelken.

Tous partaient à rire un instant; mais Pierken reprenait:

—Nous ferons la révolution sociale … par le monde entier. Les rôles seront retournés. Les riches deviendront pauvres et les pauvres seront riches!

—Comme au ciel! plaisantait Ollewaert.

—Vous ne lisez pas comme moi les journaux! poursuivait Pierken en s'animant. Vous ne savez pas tout se qui s'y trouve! Oh! j'ai pitié de vous … vous êtes tellement ignorants!

—Est-ce qu'on ne parle pas de faire baisser le prix de la gniole dans ton journal! demandait Free d'un air narquois.

—Fikandouss! Fikandouss! criait Feelken.

—On ne peut pas parler avec vous autres, répondait Pierken, haussant les épaules d'un air découragé.

La conversation prenait un autre tour; on entamait des sujets moins graves. Mais quelque chose des paroles dites et des rêves évoqués demeurait en eux et les accompagnait dans la «fosse» lugubre où ils reprenaient leur travail monotone et esquintant. Obscurément ils continuaient à ruminer toutes ces questions, et leurs conceptions rudimentaires les égaraient dans un dédale et ils n'en sortaient plus. Souvent, après ces déclarations troublantes de Pierken, régnait dans la fabrique un grand silence concentré. Ils pensaient à des choses … Les femmes ne chantaient plus et les hommes accomplissaient machinalement leur besogne, dans la danse tapageuse, effrénée des pilons; dans les «fosses» pesait une impression de mélancolie.

Il fallait l'arrivée de Sefietje avec sa bouteille pour rasséréner les fronts. Ceci au moins tait une réalité, une chose palpable qui vous consolait et ranimait sans détours. Ils dégustaient la goutte, et Berzeel, ou Free, ou Ollewaert, parfois traduisait leur rêve à presque tous:

—Ah! si on vous donnait deux petits verres au lieu d'un, ça ne serait pas déjà si mal!

Encore un peu d'alcool: ce désir les brûlait. C'était parfois une tentation et un supplice, cet unique petit verre, surtout lorsque Pierken avait ravivé en eux ces troublantes et irréalisables chimères d'avenir. Ils en étaient malades; ils en avaient la gorge sèche; ça faisait mal. Aussi, lorsque M. de Beule ou M. Triphon ne rôdaient pas par là, il leur arrivait de se cotiser et à l'un d'eux,—c'était d'ordinaire Fikandouss-Fikandouss,—de quitter un instant son travail pour se glisser en douce vers le Petit Sabot, l'estaminet du coin, à l'entrée de la fabrique.

Les femmes, de leur «fosse», le voyaient s'esquiver et savaient ce que cela voulait dire. Elles désapprouvaient les hommes, mais, au fond, elles en étaient plutôt jalouses. «Vous n'en êtes pas?» jetait Fikandouss en passant. Elles secouaient la tête; non, elles n'en étaient pas, mais si, en revenant avec la bouteille plaine, il leur en offrait une larme, elles acceptaient sans se faire prier.

Alors, pour le restant de la journée, la bonne humeur était revenue dans la fabrique. Les yeux étaient des lueurs, les joues se coloraient. Berzeel sortait de son habituel mutisme pour hurler, dans le fracas des pilons, de longues histoires; et, pour la plus futile question, Leo lâchait un «Oooo … uuu … iiii …» tonitruant, qui allait peut-être bien traverser les murs de la «fosse» et le jardin, jusqu'aux oreilles de M. de Beule, pour le faire sursauter à son bureau. Les femmes, dans leur «fosse», l'entendaient aussi, évidemment, et, quand elles n'avaient pas été régalées en passant, elles proclamaient que c'était une honte et que, bien sûr, M. de Beule y mettrait bon ordre un jour ou l'autre.

VI

Il était rare, à la fabrique, de voir apparaître ensemble M. de Beule et son fils. Quand on y voyait M. de Beule, on pouvait affirmer, avec une quasi-certitude, qu'on n'y rencontrerait pas M. Triphon; et, pareillement, l'arrivée de M. de Beule était peu probable pendant que M. Triphon faisait sa ronde.

La venue de M. de Beule était toujours signalée par celle de Muche, son petit chien qui le précédait infailliblement. Muche était arrivé un soir d'hiver à la fabrique, on ne savait d'où, errant, perdu, crotté et affamé. En flairant le pantalon de M. de Beule, il y avait trouvé on ne sait quoi qu'il semblait chercher, l'avait suivi à la maison, ne l'avait plus quitté. C'était un pitoyable cabot, noir et blanc, au poil hirsute, aux yeux chassieux. Mais il n'existait pas au monde de chien plus fidèle et M. de Beule, touché, n'avait pas repoussé son attachement.

Prévenir les ouvriers de l'arrivée de M. de Beule eût été chose superflue. Ils n'avaient qu'à voir passer le bout de la queue de Muche devant leur «fosse»: ils savaient à quoi s en tenir. Du coup, toute plaisanterie cessait, et ils s'absorbaient entièrement dans leur travail. La silhouette comique de Muche passait devant la porte toujours ouverte de la cour, le jour de l'entrée restait vide quelques secondes, puis la haute et lourde stature de M. de Beule le bouchait, l'obscurcissait presque en entier.

M. de Beule était un homme d'une soixantaine d'années, corpulent, haut en couleur, aux traits accusés, avec de fortes moustaches et une barbe grisonnante coupée ras. Il ne donnait pas une impression joyeuse ni agréable. Il paraissait au contraire d'humeur hargneuse et autoritaire; et la réalité correspondait aux apparences.

Il était très sévère, très convaincu de ses droits de maître absolu et de la nécessité d'une obéissance passive de la part de ses inférieurs. Parmi ces inférieurs il rangeait d'ailleurs, avec les ouvriers de la fabrique et autres serviteurs, sa femme et son fils. Son autorité despotique pesait sur tout son entourage et chacun pliait et tremblait devant lui. Au fond, pourtant, il n'était pas sans coeur. Son émotivité était même parfois extrême et lui faisait faire des choses que sa raison désapprouvait. Cela se manifestait chez lui spontanément, par à-coups. Il ne possédait aucun empire sur lui-même. On ne savait jamais dans quel état d'esprit on allait le trouver. Souvent, pour un rien, il bondissait au paroxysme de la colère; et les ouvriers, qui avaient très peur de ces accès imprévus, appelaient ça «partir», comme un fusil part. En d'autres cas, il laissait passer des choses que des patrons moins sévères n'auraient certainement pas tolérées. Tout dépendait chez lui de l'état d'esprit du moment.

A première vue, avant même qu'il eût prononcé un mot, les ouvriers savaient ses dispositions. Il suffisait de le voir venir. Quand il avait la figure très rouge, avec les cheveux un peu rebroussés, c'était fort mauvais signe et ils se glissaient entre eux à mi-voix: «Gare, ça va partir». Ils redoutaient très fort ce «départ». Le coup partait d'ordinaire pour une cause futile ou déraisonnable; et, si la victime osait rouspéter, M. de Beule la faisait valser, c'est-à-dire la renvoyait. C'était arrivé déjà à plusieurs reprises, avec Berzeel entre autres, qu'il avait trouvé ivre à son établi; avec Pierken, pour avoir apporté son petit journal socialiste à la fabrique, malgré la défense formelle; et aussi avec Feelken, parce qu'un jour, à une semonce de M. de Beule, il avait répondu «Fikandouss-Fikandouss». Ces mesures rigoureuses, d'ailleurs, ne tenaient jamais bien longtemps. Pour cela, M. de Beule était d'un caractère trop impétueux et inconséquent. D'habitude, les ouvriers reconnaissaient vaguement leurs torts, faisaient des excuses, et le patron pardonnait. Pour Pierken, néanmoins, cela avait failli tenir pour tout de bon. Avec les doctrines subversives du socialisme M. de Beule ne transigeait pas. Sa femme avait dû intervenir pour le calmer; mais il n'en gardait pas moins une sourde rancune contre Pierken et ne le tolérait qu'avec peine dans sa fabrique.

M. de Beule nourrissait d'autre part une haine instinctive contre son personnel féminin; la «fosse aux femmes» était un de ses endroits de prédilection pour «partir». Il les trouvait toutes, sans distinction, incapables et paresseuses; elles ne méritaient pas même, à l'entendre, la moitié du misérable salaire qu'il leur attribuait. Il parlait souvent de balayer «tout ce fourbi-là», si ça ne changeait pas; et la seule femme qui pût trouver grâce à ses yeux, c'était Sefietje, parce que celle-là défendait ses intérêts à lui, vis-à-vis même des autres ouvrières, et qu'elle se soumettait avec une servilité absolue à tout ce qu'il lui plaisait d'exiger d'elle.

Aux femmes il causait une véritable terreur. A simplement apercevoir de loin le bout de la queue de Muche, l'angoisse leur étreignait le coeur, et, tant qu'il restait dans leur «fosse», elles ne soufflaient mot, sauf pour répondre à une question formelle et directe. Lorsque M. de Beule avait enfin refermé la porte derrière lui, la vieille Natse était généralement en larmes, et les joues des jeunes filles, brûlantes d'émoi apeuré. Seule, Mietje Compostello, avec son teint de méridionale, paraissait alors plus jaune et plus tannée que jamais; ses lourds cheveux noirs, ses yeux sombres, faisaient penser à des ailes et des yeux de corbeau, ajustés sur un masque macabre.

Par bonheur pour eux tous, jamais M. de Beule ne s'attardait longuement dans la fabrique. Il était assez souvent en route pour ses affaires et il avait aussi son travail de bureau. Bientôt il disparaissait comme il était venu, piloté par Muche; et, lui parti, la vie renaissait. Un vaste soupir de soulagement semblait s'exhaler de toute la fabrique. Ollewaert se calait la joue d'une chique fraîche; Free souriait comme un géant malicieux; Feelken susurrait un «Fikandouss-Fikandouss», et même Leo se risquait parfois à lancer son terrible «Oooo … uuu … iii …», mais en sourdine, atténué, assez bas pour n'avoir pas à craindre un «départ» de M. de Beule, réaccouru en tempête.

D'habitude, quelques minutes après la visite de M. de Beule à la fabrique, M. Triphon faisait son apparition. Si le passage de Muche annonçait la venue du premier, l'arrivée du second était signalée d'avance par la vue de son petit chien noir, Kaboul. Mais, de M. Triphon, les ouvriers n'éprouvaient aucune crainte. Au contraire: ils aimaient bien à le voir venir.

M. Triphon était âgé de vingt-trois ans. Il était grand, fort, corpulent, avec une grosse figure rougeaude et boursouflée et des yeux bleus à fleur de tête. Il avait le teint gâté par force boutons et on avait toujours l'impression, en le voyant, qu'il s'était exposé au feu, en soufflant dessus de toutes ses forces pour l'attiser. Aussi les ouvriers, qui avaient d'instinct le sens satirique, disaient souvent, en le voyant venir, la face congestionnée: «Il a encore soufflé dessus!» Et, à les entendre, il mangeait et buvait avec excès.

M. Triphon avait quitté le lycée à dix-huit ans, après des études inachevées; et, depuis lors, il habitait chez ses parents où, plus tard, il devait succéder à son père dans la direction de la fabrique. Il connaissait vaguement le français; il savait quelques mots d'allemand et d'anglais; il avait des notions élémentaires d'histoire et de géographie. C'était, avec les règles simples de l'arithmétique, à peu près tout ce qu'il avait appris et retenu. Il lisait régulièrement le journal de langue française auquel son père était abonné; et il possédait aussi une petite bibliothèque d'une vingtaine de livres, des romans plutôt grivois pour la plupart, qu'il lisait parfois le soir, en cachette, dans sa chambre, lorsque ses parents étaient couchés.

Chaque jour, il travaillait au bureau pendant deux à trois heures, à expédier des factures et à tenir les livres; pour le reste, rien à faire qu'à flâner dans la fabrique, pour y contrôler la besogne des ouvriers.

Il y arrivait en général vers les huit heures et demie, au moment où les ouvriers, après leur déjeuner, se disposaient à reprendre le travail. Par beau temps, ils étaient encore accroupis dans la cour, alignés contre le mur crépi à la chaux blanche. Un «bonjour, m'sieu Triphon» l'accueillait et les hommes grattaient Kaboul à la poitrine, place d'élection de ses puces. Kaboul s'y prêtait avec des contorsions cocasses; les ouvriers rigolaient, et tout de suite prenaient un ton de plaisanterie familière à l'égard du jeune patron, avec des allusions à sa bonne petite vie de gros flemmard. A sa place, déclaraient-ils, on ne ferait pas autre chose du matin au soir que siffler des petites verres ou des chopes et, naturellement, caresser les jolies femmes.

M. Triphon s'efforçait de plaisanter avec eux; il tirait de grosses bouffées de sa pipe et sa face boursouflée luisait. En lui c'était une lutte constante pour ne pas perdre son prestige de patron. Il devait à tout prix conserver son autorité; et, d'autre part, il tenait, autant que possible, à être aimable envers ses ouvriers, surtout à cause de Sidonie. Il la regardait à la dérobée, comme pour lire sur son joli visage en quelle disposition elle se trouvait. Parfois ce visage était souriant et gentil, et M. Triphon se sentait tout heureux; mais, parfois aussi, il paraissait soucieux, morose; en ce cas, M. Triphon ne savait trop quelle attitude prendre. Le mieux était de ne pas trop s'attarder en sa présence; et, tout doucement, il s'en allait plus loin avec Kaboul, qui de temps à autre s'asseyait par terre pour gratter ses puces à l'aise.

Alors venait pour M. Triphon l'instant le plus palpitant de toute la journée; car c'était l'heure où l'une des femmes montait au grand grenier, pour y chercher la provision journalière de sacs à réparer. Cette corvée revenait toujours à l'une des jeunes: parfois «la Blanche», parfois Sidonie, parfois Victorine. Certains jours, mais rarement, Lotje.

M. Triphon, précédé de Kaboul, pénétrait sous la haute porte cochère. Il se gardait bien de gravir le grand escalier qui s'y trouvait, et par où les femmes, de leur «fosse», auraient pu le voir monter; il prenait un petit escalier dérobé dans un coin sombre du hangar, et, Kaboul sous le bras, grimpait vivement. Il arrivait dans une petite soupente servant de débarras; et, de là, par une porte intérieure et quelques degrés de pierre, gagnait le grand grenier. Vite il s'y blottissait derrière une pile de sacs, et attendait.

Bientôt il entendait les pas d'une des femmes sur les marches du grand escalier. Qui serait-ce, «la Blanche», Victorine, ou la bien-aimée? A grands coups sourds, son coeur battait pendant qu'il restait là aux aguets.

Une tête se montrait dans l'ouverture du grenier. Cruelle déception! Le pauvre visage anémié de «la Blanche» ou la sotte frimousse de Victorine! La passion impétueuse en lui tombait, et il ne bougeait pas. Les battements de son coeur ralentissaient; il regrettait d'être là. Mais, parfois aussi, voici que s'encadrait dans l'ouverture le fin et pur profil de Sidonie, et alors c'était en lui comme une soudaine flambée. Le coeur battant à coups précipités, il la laissait s'approcher du tas de sacs, puis, brusquement, il bondissait, s'emparait d'elle, la dévorait de baisers fous.

Elle se défendait mollement. Il était trop violent, trop fougueux. Elle était impuissante; elle n'osait pas.

—Oh! prenez garde, M. Triphon! Que faites-vous! On va entendre! murmurait-elle haletante.

Mais il ne l'écoutait même pas; il l'étreignait avec frénésie; il l'étranglait presque. Enfin il la lâchait et l'aidait hâtivement à entasser sa provision de sacs. Elle avait les cheveux défaits et les joues en feu.

—On va le voir, on va le voir, gémissait-elle.

Vivement, elle tapotait ses jupes, s'arrangeait les cheveux, puis se dépêchait avec sa charge vers l'escalier.

—Sidonie … Sidonie!… priait-il d'une voix sourde.

Et il la forçait d'accepter quelques francs.

—Oh! M. Triphon, que pensez-vous! faisait-elle avec un geste de refus.

—Si; je le veux! insistait-il.

Alors elle acceptait en murmurant: «Merci».

—Tu n'es pas fâchée, Sidonie?

—Non … répondait-elle avec quelque effort.

Calmement, elle redescendait l'escalier et M. Triphon s'approchait de Kaboul, qui, pendant ce temps, avait flairé des rats et furetait à travers la paille en grattant furieusement.

—Où sont-elles, les sales bêtes? Happe-les, Kaboul! excitait-il.

Frémissant d'ardeur, le petit chien piaillait, et son museau noir était gris de poussière; il avait les cils blancs, comme s'il sortait d'un sac de farine. Il râlait, un moment immobile, pour reprendre haleine; puis, brusquement, il se refourrait dans le tas, soufflant, crachant, forant du nez en secousses vives vers la cachette du rat. Soudain, il y avait une lutte brève; le petit chien disparaissait jusqu'à la queue dans la paille; on entendait un miaou de détresse et Kaboul, par à-coups brusques, ressortait du tas, un gros rat en travers de la gueule. Parfois il lâchait un moment la bête, qui essayait de se traîner sur les planches; mais quelques coups de dents mettaient fin à la lutte. Et Kaboul, très fier, s'avançait vers son maître, le chef ensanglanté de sa proie lui pendant d'un côté de la gueule, de l'autre la longue queue et l'arrière-train. M. Triphon ne manquait jamais de venir montrer dans la «fosse aux femmes» le produit de sa chasse.

—Ah! mon Dieu, cet affreux rat! s'écriaient-elles. Où l'a-t-il pris, monsieur Triphon?

—Dans le débarras … il y en a dans ce coin-là! crânait M. Triphon.

Et Kaboul était choyé, admiré; vraiment, un tel petit chien valait son pesant d'or.

A des occupations et aventures de ce genre, M. Triphon passait le temps jusqu'à onze heures; et c'était alors le moment où il pouvait se permettre quelque divertissement. Régulièrement, chaque matin, M. de Beule allait prendre l'apéritif au Commerce, le café comme il faut, où se rencontraient les notabilités du village; et, à la même heure, M. Triphon se dirigeait vers La Pomme d'Or, rendez-vous de quelques jeunes gens. A La Pomme, située au coin de la grand'rue et du canal, il y avait toujours un peu plus de gaîté et d'animation qu'au Commerce avec ses airs graves et compassés. Y venaient le médecin, le notaire, jeunes tous deux, et la plupart des étrangers qui passaient par le village s'y arrêtaient quelques instants. Derrière le comptoir trônait Fietje, jolie fille à la poitrine opulente, dont ils étaient tous plus ou moins amoureux. Mais elle restait coquette et sage, et personne n'avait ses faveurs; ce qui les tenait tous en haleine, pendant qu'ils jouaient bruyamment au zanzi en buvant du porto ou des petits verres. Les affaires marchaient donc tout à fait bien. A midi tapant la séance habituelle se terminait chez Fietje et, la tête congestionnée et les yeux aqueux, M. Triphon regagnait la maison. Il y trouvait la soupe servie et, comme M. de Beule faisait d'ordinaire la sieste après son repas, M. Triphon se reposait un peu, lui aussi, puis retournait à la fabrique.

Alors venaient les heures les plus pesantes de la journée. Au bureau il n'y avait pas à faire pour lui tous les jours, et lorsqu'il ne devait pas travailler aux écritures, M. Triphon ne savait comment tuer le temps. Il se promenait un peu au jardin, qui avait de belles pelouses et de grands arbres. Un joli petit ruisseau le traversait, clair et peu profond en été, aux bords gazonnés et fleuris, gonflé et tumultueux après les pluies d'automne et foisonnant alors de magnifiques brochets et de délicieuses anguilles. M. Triphon était grand amateur de pêche. Il faisait placer la nasse par les ouvriers; et, quand la pêche était abondante, on se gavait de poisson pendant plusieurs jours. Lorsqu'on ne savait plus qu'en faire, on en donnait un peu aux ouvriers, ce dont ils étaient extrêmement reconnaissants.

Ainsi M. Triphon tuait-il les heures fastidieuses de l'après-midi; puis, régulièrement, par n'importe quel temps, à cinq heures il se trouvait avec Kaboul au coin de la grand'rue et du chemin allant à la fabrique. C'était le moment où la cloche de l'église se mettait à tinter pour le salut du soir. M. Triphon attendait là le passage des trois demoiselles Dufour, qui ne manquaient jamais d'y assister.

D'allures raides et compassées, c'étaient trois vierges qui habitaient au bout du village «le petit château», une demeure blanche aux volets verts, entourée d'un beau jardin. Il les voyait venir de loin, sur un même rang, rasant les murs, comme des marionnettes articulées. A petits pas pressés, leur paroissien à la main, elles s'avançaient, les yeux baissés. Lorsqu'elles passaient tout près de lui, M. Triphon ôtait son chapeau et s'inclinait. Elles lui rendaient son salut. Mademoiselle Pharaïlde, l'aînée, mine pincée et peu avenante, avait quelque chose de dur dans le regard. M. Triphon sentait en elle comme une sourde hostilité. Mademoiselle Caroline, sa cadette, était blonde et bouffie, avec un visage incolore et des yeux fades. M. Triphon la trouvait insignifiante et sans aucun charme. Mais mademoiselle Joséphine, la plus jeune, était plutôt jolie, avec une sorte de distinction élégante malgré sa raideur; et elle lui rendait son salut avec une grâce souriante et gentille qui, à chaque fois, remuait quelque chose dans le coeur impressionnable de M. Triphon. Il n'aurait pu dire s'il se sentait amoureux d'elle; mais il croyait bien qu'il aurait pu facilement le devenir. C'était un tout autre sentiment que celui qu'il éprouvait en présence de Sidonie. Celle-ci, il la voulait brusquement, à plein, d'une passion brutale et violente; celle-là était quelque chose de très éloignée de lui encore et que peut-être il ne posséderait jamais. Du reste, il ne savait pas lui-même s'il avait au fond envie de la posséder. Peut-être eût-il été fort perplexe si, brusquement, quelqu'un lui avait dit: «Voilà … tu peux l'avoir … elle est à toi!» En elle, ce qui l'attirait, c'était, outre sa gentillesse extérieure, ce côté même qui aurait dû l'en éloigner: sa raideur, les dehors fermés, inaccessibles qu'elle avait en commun avec ses soeurs. Il la voyait comme un motif d'élévation, de régénération dans sa vie, qu'il sentait bien veule et terre à terre. Surtout lorsqu'il sortait des bras de la jolie ouvrière, il éprouvait, comme une soif ardente, le désir de revoir mademoiselle Joséphine avec son aimable salut et son gentil sourire. Il avait l'impression que sa vue le faisait remonter dans sa propre estime. Sidonie répondait à ce que l'existence recelait d'inquiétant, de troublant, de coupable. Mademoiselle Joséphine, c'était la douceur du repos, la sécurité du bonheur, l'idéal….

Entre six et sept heures le rêche et virginal trio revenait de l'église et M. Triphon s'arrangeait toujours de façon à les rencontrer encore une fois. Il échangeait avec elles un deuxième salut, et puis c'était tout; aucune autre occasion pour lui de les revoir et encore moins de leur adresser la parole. Entre leurs deux familles, point de relations, pas plus qu'il n'en existait entre les autres familles notables du village. Il en avait toujours été ainsi, semblait-il, et la tradition se gardait immuable. On eût dit qu'il y avait inconvenance, voire péché, à ce que jeunes gens et jeunes filles, dans leur condition sociale, eussent entre eux de plus intimes rapports que l'échange d'un salut cérémonieux et fugitif dans la rue.

Après cette deuxième rencontre avec les trois demoiselles Dufour, le reste de la journée n'avait plus grand intérêt pour M. Triphon. De même que pour les ouvriers de l'usine, les dernières heures l'envahissaient d'une sorte de torpeur morose. Il déambulait par ci par là avec Kaboul, entrait sans but précis dans les ateliers et en sortait de même. Il entendait le chant nasillard et mélancolique des femmes dans leur «fosse» et entrevoyait, à travers les carreaux sales, toutes ces pauvres silhouettes penchées, où, seule, Sidonie était comme une fleur de fraîcheur et de beauté. Souvent, aux approches du soir, il sentait revivre toute sa passion pour elle. Lui non plus n'était pas heureux, seul et isolé dans un entourage sans joie; et bien des fois il songeait au bonheur auprès d'une jolie femme aimée, dans une maison un peu riante et confortable. Ne serait-il pas heureux avec mademoiselle Joséphine … et même avec la séduisante ouvrière? Il sentait sourdre en lui une tendresse douce et apaisée pour toutes les deux. Cela venait ainsi tout naturellement, avec l'heure crépusculaire, en un mélange de charme rêveur et de tristesse vague. Ce n'était jamais bien profond et cela ne faisait point mal. Avec l'une ce n'était guère possible et, probablement, avec l'autre non plus. Il soupirait, se résignait, attendait.

C'était une des exigences de son père qu'il ne quittât point la fabrique avant le départ des ouvriers et surtout pas avant d'avoir noté les commandes que les charretiers rapportaient chaque soir de leurs tournées. M. Triphon les entendait habituellement venir de loin dans la rue déserte; et, au simple claquement des fouets et même au bruit que faisaient les camions sur le pavé, il savait d'avance, pour ainsi dire, comment ce retour allait se passer.

Ils étaient deux: Pol et Guustje, ce dernier surnommé le «Poulet Froid». Pol était un excellent charretier, mais par ailleurs un client fort désagréable. Il était ivrogne et querelleur. Pour la moindre bagatelle il voulait se battre. Guustje, au contraire, était la bonté même et ne buvait pas. Mais il avait un vilain défaut, qui exaspérait Pol: il parlait toujours de boustifaille; et cela d'un air et sur le ton de quelqu'un qui n'avait qu'à se baisser pour en prendre. Pol qui, pareil à la plupart des alcooliques invétérés, mangeait très peu et professait une sorte de dédain et presque de haine à l'endroit de tout ce qui était mangeaille, trouvait Guustje d'une insupportable vantardise dans ses propos culinaires. Guustje aimait particulièrement à parler de «poulet froid et salade» avec un claquement de langue indiquant quel régal c'était. Alors, Pol toisait Guustje avec un souverain mépris en affirmant que les poulets froids qui entraient dans l'estomac de Guustje c'était tout bonnement des pommes de terre, mais oui, ainsi qu'il convenait à sa condition sociale. Cependant Guustje, qui avait servi comme domestique chez le notaire du village avant d'être employé chez M. de Beule, certifiait avec emphase qu'il avait maintes fois goûté à ce mets exquis; et là-dessus ils se prenaient de querelle, à la grande joie des autres ouvriers, qui ne toléraient pas davantage les vantardises de Guustje et prenaient nettement parti pour Pol. Des mots on en venait aux injures, des injures aux coups; et cela finissait régulièrement par la défaite de Guustje, qui était le plus faible des deux et encaissait beaucoup plus de coups qu'il n'en pouvait rendre. Le seul bénéfice durable qu'il en avait retiré, c'était son sobriquet de Poulet Froid.

M. Triphon les voyait arriver avec leurs camions dans la cour et s'approchait aussitôt pour noter les commandes sur son calepin. Pol, tout en dételant ses chevaux, faisait son rapport.

—Cinq cents kilos farine de lin … he … he … pour Jean-François
Schollier.

M. Triphon en prenait note.

—Mille kilos tourteaux colza … he … he … pour Louis Van Daele.

Pol bafouillait un peu lorsqu'il avait bu et dans sa mémoire il semblait y avoir des trous. Il était là, un moment immobile, trapu et penché en avant, sa grosse face marquée de petite vérole, congestionnée, contractée par l'effort de la pensée, pendant que ses bêtes, à-demi déharnachées, se secouaient avec impatience et faisaient tinter les gourmettes de leur mors.

—Tranquille donc, nom de Dieu! criait-il alors avec colère.

Et, du coup, il savait ce qu'il avait encore à dire:

—Huit cents kilos farine de froment … he … he … pour Bruun Roetjes.

—C'est tout, Pol? demandait M. Triphon.

—Si c'est tout, m'sieu Triphon? Héhé … tout et pas tout. Une goutte ferait rudement du bien par ce sale temps.

—Tu en as déjà eu assez, il me semble, grommelait M. Triphon.

Et il se dirigeait vers Guustje.

—Bonsoir, m'sieu Triphon! jetait Guustje, le verbe haut.

—Bonsoir, Guustje.

—Deux mille cinq cents kilos farine de lin pour Feel Vervenne! hurlait
Guustje.

Il avait une voix tonitruante, criait toujours en vous parlant, comme si vous vous trouviez à des distances.

—Sept cents kilos farine de lin pour Guust de Maeght!

M. Triphon notait.

—Et quinze cents kilos tourteaux de colza pour Pierre de Vriendt! beuglait Guustje d'une voix qui sonnait certainement jusqu'au fond de la «fosse aux huiliers».

—Tout? demandait M. Triphon.

—Tout! répondait Guustje. A moins, m'sieu Triphon, ajoutait-il en riant d'un rire énorme, à moins que vous n'ayez pour moi une cuisse de poulet froid, avec de la salade. C'est ça qui serait fameux, par ce temps de chien!

—Je m'en contenterais aussi, Guustje, disait M. Triphon en fermant son calepin.

Et il quittait les charretiers, pendant que les quatre chevaux, débarrassés de leur équipage, s'en allaient d'un pas pesant vers l'auge accoutumée dans l'écurie.

Alors la tâche journalière était terminée pour M. Triphon. Dans l'obscurité, à travers le jardin, il rentrait prendre le repas du soir avec ses parents. Le souper préparé par Sefietje était simple mais très bon; et Eleken, la femme de chambre, servait à table, avec des mouvements silencieux et prestes. Elle semblait y mettre une hâte fébrile, comme s'il lui tardait d'en avoir fini et si elle ne respirait pas à l'aise dans l'atmosphère de la famille. A table, M. de Beule parlait exclusivement de ses affaires; et Mme de Beule, faite à cette conversation, abondait dans son sens. C'était une créature bonne et effacée, accoutumée à obéir, sans existence individuelle. Sa seule originalité, et aussi sa force, consistait à profiter de la faiblesse de son mari, dans ses moments fréquents d'inconséquence et de contradiction avec lui-même. Ainsi elle avait obtenu déjà bien des choses qui, à première vue, semblaient irréalisables. Pour le reste, elle suivait ses caprices en esclave absolue, avec le souci d'affermir en lui la conviction qu'en toute chose lui seul était seigneur et maître.

Vers les huit heures et demie le souper prenait fin. M. de Beule se calait dans un fauteuil avec son journal et très vite s'endormait. Mme de Beule veillait alors à ce que le plus parfait silence régnât dans la maison. Avec des gestes feutrés elle aidait Eleken à desservir la table et M. Triphon quittait la salle à manger sur la pointe du pied, pour aller fumer un cigare dehors. Que faire maintenant? Monter à sa chambre y lire l'un de ses petits romans grivois, ou déambuler encore jusqu'à l'estaminet de Fietje, où il était toujours sûr de trouver de la société? Généralement, il choisissait cette dernière alternative. Il passait un pardessus et, par la rue tranquille et sombre, où luisait à peine, de loin en loin, un maigre lumignon, il retournait à La Pomme d'Or.

Il y trouvait les habitués attablés à boire de grandes chopes de bière en plaisantant avec Fietje. Il se mêlait à leur compagnie, vidait comme eux des chopes, fumait des pipes en écoutant les potins du village. A dix heures il se levait, la tête fumeuse et lourde, pour rentrer à la maison. Le village semblait complètement abandonné et ses pas sonnaient creux entre les murs de silence. L'eau noire du canal glougloutait sous le pont de bois. Parfois, un bruit de sabots venait à sa rencontre et il échangeait en passant un bonsoir avec quelqu'un qu'il ne distinguait qu'à moitié et ne reconnaissait pas. Les maisons dormaient derrière les volets clos. Seul, un cabaret, par ci par là, mettait les rectangles clairs de ses fenêtres dans tout ce noir. Comme il n'avait pas la clef de la maison—M. de Beule s'y opposait inflexiblement,—il lui fallait sonner. La sonnette tintait presque comme une sonnerie d'alarme dans le silence. Sefietje venait ouvrir. Avec sa mine soucieuse, elle avait l'air de trouver qu'il rentrait bien tard.

—Papa et maman sont déjà couchés? demandait-il à mi-voix.

—Mais oui; depuis longtemps, répondait Sefietje d'un ton de reproche.

Elle poussait le verrou, il lui disait bonne nuit et montait l'escalier sans faire de bruit.

Dans sa chambre, une petite lampe brûlait sur la table de nuit. Il se déshabillait à la hâte, négligemment, et se mettait au lit. Parfois, il lisait encore quelques pages d'un de ses ineptes petits romans. Les soirs où il se sentait trop fatigué, il éteignait la lumière en se couchant.

D'habitude il dormait bien, d'un sommeil profond et lourd; mais il lui arrivait aussi de rester éveillé pendant des heures. C'était souvent par des nuits d'hiver et de tempête, lorsque la pluie giclait contre les vitres et que le vent ululait autour de la maison. Les cimes dépouillées des arbres geignaient alors si lamentablement et la vieille sonnette de la porte, secouée dans sa gaine rouillée, gémissait comme un être qu'on torture. Durant ces insomnies il sentait avec plus d'acuité sa grande solitude et le désenchantement de sa vie. En se retournant sans cesse dans son lit il songeait à son existence passée, à ses années de collège et ses camarades de jadis, qui chacun avait suivi une voie différente, et qu'il avait tous perdus de vue. Et pour lui à quoi tout cela aboutirait-il? Que lui réservait l'avenir? Persisterait-il durant des années dans ses relations secrètes, ses relations coupables avec cette jolie fille, ou s'attacherait-il pour tout de bon à Joséphine Dufour? Lutte quotidienne, tourment quotidien. Il ne savait pas; il n'avait pas l'énergie de prendre une décision irrévocable. Toute sa vie était à vau-l'eau, désemparée. Quitter la pauvre Sidonie lui semblait d'une si froide dureté; et il lui paraissait tout aussi navrant de s'attacher à elle pour jamais et de causer une peine infinie à ses parents, le jour où ils sauraient … Il s'endormait enfin, l'âme pleine de tristesse et de remords, avec les deux jeunes images devant ses yeux: Sidonie, qu'il étreignait avec un émoi passionné; et Joséphine, qui parlait moins à ses sens, mais ranimerait en lui un sentiment bien affaibli, celui de sa dignité et de son amour-propre. Il les aimait toutes deux; et en chacune d'elles il aimait surtout ce qu'il ne trouvait pas chez l'autre.

VII

Telle, sa vie, au fil prévu et monotone des jours; mais il venait aussi d'autres moments, d'autres occupations et c'était alors, pour les ouvriers comme pour les patrons, une période de bonnes vacances et d'animation joyeuse.

A part son usine, M. de Beule possédait des terres de culture et des herbages; et l'été, pendant la morte-saison, les ouvriers de la fabrique s'en allaient travailler aux champs.

Chaque année, vers la fin de juin, les villageois n'entendaient plus le tintamarre habituel des pilons dans l'usine. C'était la saison des foins; Ollewaert, Leo et Free, qui étaient de rudes faucheurs, partaient de grand matin, la faux sur l'épaule, bientôt suivis de presque tous les autres, hommes et femmes ensemble, pour retourner au soleil l'herbe fauchée et la mettre en tas vers le soir. Seul, Bruun, le chauffeur, et son fils Miel restaient à la fabrique, avec Pee, le meunier, pour tout nettoyer.

Délicieuses escapades! Ils emportaient de quoi manger et boire, et l'admirable journée d'été s'ouvrait toute devant eux comme une longue fête de liberté et de bonheur. Les premiers jours, les «huiliers», avec leurs vêtements luisants et gras, détonaient bien un peu dans toute cette verdure et cette fraîcheur; mais peu à peu ils séchaient, comme l'herbe même, leurs visages se bronzaient, et on eût dit qu'ils n'avaient jamais respiré un autre air que celui de la pleine nature, au grand soleil radieux.

Ils arrangeaient la besogne à leur gré. Dans le matin vaporeux les alouettes quittaient l'herbe haute, humide de rosée, et s'envolaient en grisollant sur leurs ailes frémissantes en plein azur pâle. Vivifiante était la fraîcheur lorsque Ollewaert, Leo et Free aiguisaient leurs faux, qui semblaient aussi chanter; puis, dans un mouvement ample et rythmé, ils avançaient lentement à travers la vaste prairie, laissant l'herbe couchée en longues traînées derrière eux. D'autres moissonneurs étaient partout au travail; de tous côtés on voyait leurs silhouettes se balancer, très hautes aux premiers plans, plus petites à mesure qu'elles s'éloignaient, jusqu'à devenir dans le lointain ces petits bonshommes pas plus grands que des criquets; et l'air était rempli à l'infini du chant de l'acier, qui dévorait la verte plaine en une sorte de volupté inassouvie.

Vers neuf heures, avec la chaleur qui montait, apparaissaient les autres ouvriers et les femmes, tous armés de longues fourches fines et de grands râteaux de bois qu'ils portaient à la main ou sur l'épaule. Les femmes avaient de grands chapeaux de paille, qui leur abritaient le visage et la nuque; les hommes, en bras de chemise, étaient vêtus d'amples pantalons de toile bleue ou grise. Tous allaient nu-pieds dans leurs sabots. Ils descendaient dans la prairie par une berge plantée de peupliers aux feuilles chuchoteuses; et tout de suite ils se mettaient à retourner l'herbe avec leurs fourches.

Les alouettes chantaient, le soleil dardait et du foin coupé émanaient des odeurs aromatiques et délicieuses. «On croirait parfois, disait Leo, avoir un goût de sucre et de miel sur les lèvres»; ce qui faisait rire les autres, d'un rire extravagant. Leo était toujours d'une humeur folle au temps des foins. L'air des champs le grisait, disait-il. Il multipliait cabrioles et tours de force, et, pour la plus insignifiante question, il lançait un de ses «Ooooo … uuuu … iiiii …» prolongé et mugissant, qui faisait lever la tête aux moissonneurs abasourdis jusqu'au fond de la plaine.

Par delà, cette mer débordante d'activité, de joie et de verdure, apparaissait le village avec ses toits rouges groupés autour de l'église blanche, dont le cadran sur la tour indiquait l'heure en un rayonnement d'or. Un peu plus loin, on apercevait les frondaisons touffues du beau jardin de M. de Beule, d'où émergeait la cheminée de la fabrique, comme un long cierge sale qui désignait le ciel. Et cette cheminée, cette fabrique, vus ainsi dans le lointain, ils s'en moquaient, comme s'ils étaient à jamais délivrés maintenant de l'antre noir et enfumé, où ils avaient passé tant de belles années de leur vie, dans l'assourdissant fracas et le rebondissement des pilons. Ils blaguaient surtout ceux qui y devaient rester: Bruun, le chauffeur, qui n'avait désormais plus rien à épier, plus à courir après «La Blanche»; Miel, cette «espèce de veau!» plus stupide que jamais, sans douté; et Pee, le meunier, ce rat de farine, qui, toute l'année poudré de blanc, devait être à cette heure tout noir ou gris, pour sûr, à force de balayer la suie et la poussière des planchers et des solives.

Ils riaient, badinaient et tout leur être délivré s'imprégnait de santé et de bonheur. A l'autre bout des prairies serpentait doucement la belle rivière; et, sans apercevoir les bateaux, ils voyaient passer des voiles, qui semblaient glisser sur du gazon. Ils y apercevaient aussi le solennel château, avec ses quatre tourelles grises en relief précis sur les fonds sombres du parc. Et jusqu'à la vue du château qui les faisait rire, parce que Ollewaert disait qu'eux aussi passaient en ce moment la belle saison à la campagne, comme les gens riches, et que monsieur le baron et madame son épouse attendaient leur visite là-bas, pour prendre un verre de porto. Oui, Ollewaert l'affirmait au milieu d'une explosion de rires: la baronne lui avait envoyé par la poste une invitation pour eux tous; et il se pourrait fort bien qu'elle les retînt à déjeuner. Dommage que Guustje, le charretier, n'était pas avec eux, car pour sûr on servirait du poulet froid et de la salade.

«Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss!» jubilait Feelken; et Leo lâcha un «Ooooo … uuuu … iiii …» qui fit s'envoler les corbeaux de sur les peupliers.

A dix heures, ils prenaient quelques instants de repos, tout de leur long étendus sur la berge, à l'ombre des feuillages murmurants. C'était l'heure de la goutte matinale. La bouteille restait à rafraîchir dans l'eau d'un fossé et, à défaut du porto de madame la baronne, c'était richement bon tout de même.

—Hoooo …! quelle douceur! disait Ollewaert en se pourléchant les lèvres.

Et Free, comme un écho:

—Un baume! Ça me descend jusqu'aux hanches!

—Vrai, Free, jusqu'aux hanches? riaient les autres.

—Jusqu'aux hanches! répétait Free en extase. Tiens, je le sens ici qui coule, à droite et à gauche.

Ils ne se pressaient pas de reprendre le travail; ils restaient là, étendus et pâmés, sans crainte que M. de Beule ou M. Triphon ne vînt brusquement les surprendre. D'ailleurs, cela n'avait pas d'importance; l'herbe séchait tout de même au bon soleil. Ils le voyaient, pour ainsi dire, dans le frémissement des rayons, accomplir leur travail; et cette vue, ils en jouissaient sans éprouver la moindre fatigue. De même toute la richesse et toute la beauté qui les environnait, la luxuriance des récoltes, l'admirable ciel bleu sans nuage, le chant harmonieux et infini des alouettes, qu'ils goûtaient instinctivement.

—Voilà comment devrait toujours être la vie! disait Pierken.

Et il en serait certainement ainsi, affirmait-il, si les biens de la terre étaient plus équitablement partagés; si chacun remplissait sa tâche utile au monde et n'obtenait pas plus en retour qu'il ne méritait réellement.

—Bon! le voilà encore avec son socialisme! protestaient les autres, mécontents.

—Ce n'est peut-être pas vrai, ce que je dis! ripostait Pierken vertement. Pourquoi sommes-nous ici à travailler aux foins et pourquoi M. de Beule et le baron n'y travaillent-ils pas? Ne serait-il pas juste qu'ils fauchent leur part, tout comme Free ou Ollewaert? Et serait-ce donc trop demander que cette poseuse de baronne et sa dinde de fille aident à retourner l'herbe, comme font Lotje et Victorine et les autres?

Bruyamment, les ouvriers riaient. Cette vision du gros M. de Beule et du baron avec ses jambes raides fauchant le pré, surtout de la baronne et de sa fille maniant le râteau et la fourche, était si bouffonne qu'ils en riaient à se rouler dans le foin. «Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss!» hurlait Feelken comme un possédé; et tous prétendaient que Pierken avait perdu la boule et qu'il était mûr pour Bruges, la ville aux fous. Seule, Victorine était tout oreilles pour l'écouter, les yeux brillants, les lèvres humides.

—Non, décidément … pas moyen de parler avec des gens comme vous! s'écriait Pierken impatienté. Vous êtes nés pour le servage et vous mourrez en servage. Adieu!

Et il partait. Des huées accompagnaient sa retraite; de l'avis unanime un deuxième petit verre vaudrait mieux que toutes ces idioties.

Généralement, pendant qu'ils étaient au repos sous les arbres, apparaissait là-bas M. Triphon. De loin on le reconnaissait à Kaboul, qui comme toujours, le précédait, et on se mettait à ricaner en échangeant des clins d'oeil.

Pas de chance pour M. Triphon, l'époque de la fenaison! Aucun espoir de pincer dans les coins la jolie Sidonie. L'équipe restait toujours groupée et il était absolument impossible de s'isoler à deux, ne fût-ce qu'une minute. On vous aurait vu; c'eût été un scandale. La tête congestionnée de M. Triphon éclatait de loin comme une pivoine au soleil; et nul ne comprenait l'objet de sa venue, puisque le travail se faisait de lui-même et ne pouvait marcher autrement qu'il n'allait. Aussi, ne fallait-il pas dix minutes à M. Triphon pour vérifier la besogne; ensuite il s'amusait à exciter Kaboul pour qu'il déterrât les taupes, généralement introuvables, ou happât des grenouilles, qu'il n'approchait qu'avec répugnance et qui d'ailleurs l'évitaient en plongeant à son nez dans les fossés. En somme, il rôdait sans but à travers la prairie, en reluquant Sidonie, qui, au soleil des champs, était encore plus belle infiniment que dans la noire fabrique: une admirable fleur chaude de santé, aux joues vermeilles, aux splendides yeux clairs, éclatants de jeunesse et de bonheur. Elle portait une légère blouse bleu pâle ou mauve, qui dessinait, caressait délicieusement les formes de sa gorge. Et M. Triphon se consumait de passion ardente; il s'amoncelait en lui des réserves d'amour, qui lui noyaient les yeux et enflaient sa grosse tête.

Après le repas de midi, les faneurs faisaient une longue sieste. Allongé sur la berge à l'ombre des peupliers, on assistait au jeu du feuillage brillant sur le ciel bleu, on entendait le chant adouci des oiseaux, on sentait la brise vous rafraîchir les tempes. On fermait les yeux, on s'endormait ou faisait semblant de dormir; et parfois les hommes chatouillaient avec des brins d'herbe les jambes nues des filles. Alors, elles se réveillaient en sursaut, pour en rire ou se fâcher, selon leur humeur. Les hommes, eux, riaient toujours, s'amusaient follement. A deux heures on reprenait le travail; et on en avait alors jusqu'à ce que le soleil s'inclinât vers l'occident, avec une demi-heure de pause pour la collation.

L'heure du soir était l'instant le plus délicieux de toute la journée. Le soleil ne dardait plus; rouge, il pendait sur l'horizon, dans une apothéose de miraculeuses couleurs. On eût dit d'énormes châteaux-forts qui brûlaient et fumaient; de grands lacs d'or et des rivages d'améthyste; et de longues plaines verdâtres dans le ciel, comme le reflet infini de toute la splendide verdure luxuriante de la terre. Les oiseaux s'appelaient à haute voix dans un frémissement qui annonçait l'heure du coucher; partout, dans la vaste étendue des herbages, les faneurs s'occupaient à ramasser le foin en meules minuscules pour la nuit. Tout était mouvement et couleur et la campagne entière fleurait les capiteux arômes. On pensait à des campements d'Indiens dressés à la hâte, des villages de chaume poussant à même le sol, comme des champignons. Ils prenaient des tons d'un gris verdâtre, à l'orient; et vers l'ouest, ils s'ourlaient d'or et de feu. Une buée transparente rampait à ras du sol et les mares s'enveloppaient de rêve. La tour blanche de l'église avait une large bande orange, pareille à une écharpe diagonale, et le château tout entier rougeoyait, avec ses toits et ses tourelles, sur l'écran sombre de son parc. Ça et là on entassait du foin sur des chariots; et ils s'en allaient avec leur charge énorme, pareils à des greniers roulants, tirés par des chevaux qui, de loin, semblaient petits comme des jouets d'enfants. Les petits vachers avec leurs bêtes revenaient en chantant du pacage; elles laissaient au passage une odeur de musc derrière elles. Tout était enfin râtelé et mis en meules; et par le chemin de terre, d'où s'élevait sous leurs pas une poussière d'or, les moissonneurs et les faneurs de M. de Beule à leur tour revenaient au village. Les faucheurs portaient leurs faux étincelantes comme des symboles; les faneurs et les faneuses dardaient leurs fourches, qui ressemblaient à des lances. Ils avaient le visage basané, haut en couleur et ils devisaient joyeusement. Parfois les jeunes filles cueillaient dans les blés un coquelicot ou un bleuet qu'elles mettaient à la bouche et gardaient entre les dents. Souvent, tous en choeur, on fredonnait une chanson.

L'air du soir devenait léger, limpide et diaphane, comme immatériel. Les tons de feu se mouraient à l'horizon et les teintes verdâtres s'accentuaient au zénith, suggérant des pâturages immenses, que les premières étoiles piquaient de fleurs miraculeuses. Les oiseaux se taisaient. Seules, les hirondelles se poursuivaient encore avec des cris aigus, où perçait comme une joie délirante.

La journée avait été délicieuse et le lendemain on recommencerait….

* * * * *

DEUXIÈME PARTIE

I

Ce fut au cours de cet été-là que les campagnes, à l'abri jusque-là du trouble et du mécontentement, furent gagnées par la fermentation qui depuis longtemps travaillait les grandes villes.

Des grèves très sérieuses avaient éclaté dans plusieurs grands centres industriels; on avait vu des cortèges inquiétants, où des milliers de chômeurs exhibaient des drapeaux rouges et des pancartes portant cette menace: «Du pain ou la mort!… Du pain ou la mort!…» Les mots terribles et vengeurs retentissaient partout comme un cri de guerre et des combats furieux s'étaient livrés dans les rues, où la police et la troupe n'avaient pas toujours eu le dessus. On avait ramassé des morts; de nombreux blessés se tenaient cachés. Après quelques jours d'angoisse l'agitation s'était calmée, mais l'avenir demeurait sombre, gros de menaces et de funeste augure aux approches de l'hiver.

Pierken suivait dans son petit journal ces événements palpitants et ne se laissait pas d'en faire part à ses camarades de la fabrique. N'étaient-ils pas à plaindre, eux aussi? N'avaient-ils pas des droits à faire valoir, eux aussi, des droits à un sort meilleur, comme leurs camarades des grandes villes? Pierken en était convaincu; l'heure avait sonné, selon lui, de s'en ouvrir à leur patron.

Mais comment s'y prendre et que lui demander? Pierken hésitait, et les autres ouvriers n'étaient pas en état de l'aider de leurs conseils. Tous, certes, avaient le sentiment obscur d'une injustice sociale que leur classe subissait depuis des siècles; mais comment exprimer, traduire cela dans le fait? Qu'allaient-ils demander, ou exiger, pour améliorer leur triste sort? Et qu'allait dire M. de Beule? Qu'allaient-ils faire, si M. de Beule, comme il fallait sûrement s'y attendre, répondait par un refus catégorique et indigné?

Ils ne savaient … Le problème leur apparaissait trop dangereux, trop compliqué, au-dessus de leurs forces. Un appui leur manquait. D'instinct, ils le sentaient: il leur manquait une centrale, un groupement puissant, une solide organisation, comme il en existait dans les grandes villes industrielles. Affronter la lutte ainsi, c'était d'avance la défaite; ils entendaient déjà la voix impérieuse et méprisante de M. de Beule leur jeter: «Vraiment, vous n'êtes pas contents, mes gaillards; vous exigez un meilleur salaire! Eh bien! allez le chercher ailleurs. Ce n'est pas moi qui vous retiens; j'en prendrai d'autres à votre place!» Voilà ce que répondrait M. de Beule; et malheureusement, l'événement lui donnerait raison. Parmi la population ouvrière du village, pauvre et asservie, il trouverait d'autres victimes qui, pour un salaire de famine, viendraient occuper la place qu'eux auraient désertée.

—Ce serait Fikandouss-Fikandouss, dit Feelken.

Leo fit entendre un «Oooo … uuuu … iiii» pessimiste, et les autres haussèrent les épaules avec un sourire désenchanté, comme devant une chimère totalement irréalisable.

—Pour moi, la seule chose que je demande, c'est quatre gouttes par jour au lieu de deux, dit Ollewaert.

—Bravo, et moi aussi! dit Berzeel.

—Et moi donc! répéta Free comme un écho, les yeux brillants.

—Comment pouvez-vous!… s'écria Pierken indigné.

Une aussi pitoyable conception de leurs droits le navrait profondément. Il désespérait de jamais rien obtenir d'eux, lorsqu'un beau matin, son petit quotidien vint lui apporter consolation et réconfort, en publiant un article dont la lecture réveilla tous ses espoirs déçus et le transporta de joie.

Dans son journal, on imprimait en première page qu'on allait s'occuper aussi du prolétaire des campagnes, le soustraire, avec l'ouvrier des villes, à l'exploitation scandaleuse de ses tyrans séculaires. Un article pathétique, signé «Paysan», dépeignait sous des couleurs sombres et douloureuses les survivances presque moyenâgeuses que l'on retrouvait partout chez les ruraux et réclamait d'urgence, avec énergie, un changement radical. L'article était sérieux, avec quelques erreurs, par-ci par-là, comme il arrive d'ordinaire aux gens de la ville traitant des choses paysannes; mais dans son ensemble il faisait une impression très forte. Il retentit profondément, comme un long cri de détresse, dans l'âme des ouvriers, pendant que Pierken leur en faisait à haute voix la lecture. Oui, telle était bien leur misérable existence. Tout pour les riches, qui ne produisaient rien; rien, ou quasiment rien pour les pauvres, qui accomplissaient du matin au soir, tous les jours, tout au long de leur existence, une besogne d'esclaves. Une grande tristesse silencieuse s'emparait d'eux. Dans ces mots qui vous empoignaient, cet homme, ce «Paysan» avait mis là ce qu'ils sentaient depuis toujours, sans pouvoir l'exprimer. Feelken n'avait plus aucune envie de traiter la chose en farce, avec son habituel «Fikandouss-Fikandouss», et Leo ne songeait pas en ce moment à pousser son effarant «Oooo … uuu … iii …». Et l'émotion avait gagné les femmes: Natse pleurait, Lotje levait les bras au ciel et Mietje Compostello elle même semblait douter que le Petit Homme de Là-Haut eût arrangé les choses telles qu'elles se passaient sur terre. «La Blanche», Sidonie et Victorine étaient les moins bouleversées. Elles ne sentaient pas aussi vivement l'injustice séculaire. Elles étaient trop jeunes. La jolie Sidonie avait le regard perdu devant elle, comme si elle songeait à autre chose, et Victorine, de ses lèvres humides, buvait les paroles de Pierken; elle l'admirait sans pénétrer le sens des mots, bercée par le talent du lecteur. L'article se terminait par une longue liste des villages où les socialistes de la ville se proposaient d'organiser des réunions; et sur cette liste le leur figurait.

—J'y serai, à cette réunion, et j'espère que vous, vous y viendrez aussi! dit Pierken avec une hardiesse presque provocante.

Il y eut un flottement.

—Le patron nous fera valser, si on y va, insinua Ollewaert.

—N'importe; ça ne m'empêchera pas d'y aller, affirma Pierken.

—Ni moi non plus! clama tout à coup Fikandouss-Fikandouss, au milieu de l'étonnement des copains.

Éclat de rire général et bref. Qu'avait-il donc, ce loustic de Fikandouss-Fikandouss, à prendre brusquement une décision pareille! Mais Fikandouss, lui, ne riait nullement. Il ne plaisantait pas, il était tout à coup devenu très sérieux, très grave, sourcils froncés, lèvres pincées. Il répéta avec énergie qu'il irait … qu'il irait … et devant la remarque ironique de Leo que ce serait alors pour lui «Fikandouss- Fikandouss», il ne broncha pas; sans un mot, il regarda son camarade, les yeux fixes, presque durs.

D'ailleurs, Leo y viendrait, lui aussi. Il en prit la résolution à brûle-pourpoint, d'un ton calme et ferme; Free, par contre, ne savait trop ce qu'il ferait. Il voulait d'abord en parler à sa femme. Poeteken hésitait de même. Lui, c'était sa mère qu'il lui fallait consulter. Quant à Berzeel, il hochait la tête; pas besoin de s'emballer, tout cela n'en valait pas la peine. Du reste, il lui serait bien difficile d'y venir, vu qu'il passait tous ses dimanches à son village.

Les autres ricanaient. Oui, on les connaissait, ces expéditions de Berzeel, au bout de chaque semaine. Il y avait encore été, samedi dernier, et n'avait reparu à la fabrique que le mardi matin, méconnaissable, le visage boursouflé, tuméfié, témoignage de l'alcool lampé et des gnons reçus. Il en portait encore la marque au-dessus de l'arcade sourcilière, comme une grosse chenille noire de sang coagulé. Méprisant, Pierken haussa les épaules: avec son ivrogne de frère, il n'y aurait jamais rien à entreprendre. Il se tourna vers Bruun, le chauffeur, et son fils Miel, ainsi que vers Siesken, et demanda:

—Et vous autres, vous irez?

—Non … non … je n'irai pas, et Miel non plus! répondit Bruun d'un ton haineux et agressif. Et il donna ses motifs:

—Je n'ai pas envie de valser pour le plaisir d'entendre débiter des blagues.

Miel ne dit rien; il n'osait pas contredire son père, et ne semblait du reste pas bien comprendre ce qu'on attendait de lui. De ses petits yeux idiots il regardait Pierken et hochait la tête. Pierken n'insista pas et se tourna vers Siesken et Pee, le meunier.

Siesken le prit sur un ton de bonne plaisanterie.

—Est-ce qu'on nous paiera la goutte au moins, à ce fameux meeting? demanda-t-il, avec un sourire béat sur sa face poupine.

—Les socialistes sont ennemis de l'alcool, répondit Pierken d'un air grave.

Pee ne savait trop s'il irait. Il en avait bien envie; mais, comme Bruun, il craignait la colère de M. de Beule. Il se tenait droit et raide comme un bonhomme de neige sous la couche de farine qui le couvrait des pieds à la tête; et, de ses lèvres rasées coulait un filet de salive brune sur son menton plâtreux. Il retourna sa chique d'un tour de langue et cracha au loin. Pierken comprit qu'on ne pouvait compter sur lui. Présents, les deux charretiers vinrent se mêler aux passionnants colloques. Pol, tête baissée et bajoues gonflées, comme une brute sombre, écoutait sans rien dire. Il était ivre-mort, avec des yeux aqueux et presque vides. Il fit un grand geste en écartant les bras et s'en alla sans avoir proféré un son. Sans doute, sa langue était figée. Guustje, au contraire, ne prit pas la chose au sérieux et se mit à rire.

—On ferait mieux de nous donner à chacun un poulet froid avec de la salade, dit-il.

Et il partit en se tordant, joyeux comme toujours de cette plaisanterie inlassablement servie.

Justin la-Craque et son aide Komèl parurent à leur tour. Ils étaient déjà au courant de l'événement: tout le village, prétendait Justin, était en effervescence. La réunion devait avoir lieu dans quinze jours au Shako Rapiécé, un cabaret fort mal famé, où se rencontraient d'habitude les escarpes et les braconniers des environs. Le curé parlerait en chaire pour dissuader les gens d'y aller et le bourgmestre interdirait le meeting. Les socialistes chanteraient des chansons obscènes et diraient des gros mots. A coup sûr, on s'y battrait. Justin était extrêmement animé par ses mensonges et assez fortement éméché. Il grinçait des dents et sacrait en syllabes vagues et sourdes. Komèl, derrière son dos, ricanait en silence, et son gros nez rouge bougeait dans son visage de suie comme un bec de dindon amusé.

II

Justin-la-Craque l'avait annoncé un peu prématurément; mais, en effet, à mesure que le jour du meeting approchait, le village entra en effervescence.

Un dimanche, à la sortie de la grand'messe, on vit tout à coup trois étrangers, au beau milieu de la place communale, qui distribuaient autour d'eux des prospectus rouges; beaucoup de gens les prenaient et s'en allaient lire à l'écart ce que portait l'imprimé. D'autres détournaient la tête d'un air de dégoût et de colère. On y lisait qu'une grande réunion populaire était organisée pour le dimanche suivant, à trois heures, non pas, comme l'avait prétendu Justin-la-Craque, dans ce sale caboulot du Shako Rapiécé, mais dans la grande salle de La Belle Promenade, un estaminet tout à fait convenable, situé au bout du village, avec vue sur la campagne. Toute la population était invitée à y assister. Le meeting serait contradictoire; on pourrait poser des questions et, le cas échéant, soutenir, si l'on voulait, des opinions opposées, auxquelles l'orateur socialiste se chargerait de répondre.

Le village tout entier en était ébranlé. On voyait partout le papier rouge aux mains des gens, et il en traînait beaucoup par terre, comme si le pavé eût été jonché de fleurs écarlates. Mais, tout au commencement de l'après-midi, M. le vicaire allait de porte en porte, inquiet comme un chien de chasse, et, vers le soir, on n'apercevait plus nulle part le moindre chiffon rouge. Le bruit se répandait que, le dimanche suivant, M. le curé prêcherait en chaire contre cette réunion impie, et que M. le baron, qui était bourgmestre de la commune, l'interdirait au nom de la loi. La frousse gagnait les bonnes gens, qui ne parlaient plus des papiers rouges qu'en baissant la voix. Il y avait des mouchards dans tous les cabarets, qui écoutaient les conversations. On se racontait que le patron de La Belle Promenade recevrait dans le courant de la semaine la visite de l'huissier, qui lui signifierait congé dans le plus bref délai.

Le lendemain matin, à la fabrique, l'émotion était vive. Pierken avait parlé la veille, sur la place publique, avec les trois étrangers; il ne tarissait pas d'éloges sur leur intelligence, leur connaissance approfondie des questions sociales, leur foi vibrante en un avenir meilleur et proche. Les camarades en étaient tout remués; devant eux s'ouvraient des horizons inconnus, le bonheur. A huit heures, pour le casse-croûte, ils s'assirent tous, hommes et femmes, en rang d'oignons contre le mur de la cour dans le tiède soleil d'automne, à écouter tout ce que leur racontait Pierken inlassablement. Les visages étaient sérieux et graves; la vieille Natse, vaincue par l'émotion, pleurait. Mietje Compostello se sentait de plus en plus ébranlée dans son antique conviction que le monde était ce qu'il devait être; et les jeunes filles écoutaient immobiles, les yeux brillants et fixes. La plupart d'entre eux pourtant ne savaient pas encore s'ils assisteraient à la réunion. Ils brûlaient d'y aller; mais que dirait M. de Beule?

Ce qu'en dirait M. de Beule, on pouvait déjà s'en douter, rien qu'à voir Sefietje paraître vers dix heures, comme d'habitude, avec la bouteille de genièvre. Sefietje avait un air renfrogné, comme si elle eût souffert d'une grave et obscure injustice, et lorsque les ouvriers lui en demandèrent le motif, elle répondit, l'air énigmatique et de mauvais augure, qu'ils ne tarderaient pas à l'apprendre et que ce ne serait pas drôle. Et, en effet, dès que M. de Beule, toujours précédé de Muche, parut dans la fabrique, on vit bien que ça clochait. Il avait le visage cramoisi, boursouflé; pour un rien, un tout petit accroc à l'un des pilons, il se mit soudain à «partir» comme un sauvage, en hurlant dans le vacarme qu'il en avait assez, flanquerait tout le monde à la porte et fermerait la boîte, si ça ne changeait pas. C'était lundi matin; naturellement Berzeel n'était pas à son poste. Sitôt que M. de Beule s'en fût aperçu, il s'emporta contre Pierken, en criant dans le tonnerre des pilons qu'il chassait son frère et que Pierken devait incontinent le lui faire savoir.

—Faut-il que je laisse l'ouvrage pour aller le lui dire? demanda
Pierken froidement.

—Mais non, feignant que vous êtes! vociféra M. de Beule hors de lui.

—Comment voulez-vous que je fasse alors, Monsieur? répliqua Pierken avec une calme logique.

—J'en ai assez! répéta M. de Beule, esquivant une réponse précise.

Et, Muche en tête, il quitta, congestionné de fureur, la «fosse aux huiliers» pour se diriger vers la «fosse aux femmes», et on l'entendit bientôt, là aussi, «partir» avec fracas.

La journée s'écoula dans une impression d'accablement morose. Contrairement à son habitude, M. Triphon ne parut point à la fabrique, accompagné de Kaboul; pour son fils aussi, vraisemblablement, le patron était «parti», en conclurent les ouvriers. Lorsque Sefietje vint, vers six heures, apporter la traditionnelle goutte du soir, ils remarquèrent qu'elle avait sûrement dû pleurer. Aux hommes elle ne dit rien, pas un mot; mais aux femmes elle confia que M. de Beule était fermement résolu à renvoyer de la fabrique quiconque, homme ou femme, aurait l'audace d'assister à la réunion socialiste du dimanche suivant.

III

Ce jour-là, vers l'heure fixée, un calme étonnant régnait aux alentours de La Belle Promenade. Le village d'ailleurs n'avait jamais paru plus tranquille. C'était une très belle journée d'automne, avec de l'or dans les feuillages et des vapeurs bleuâtres dans les lointains; l'air immobile tamisait un soleil dont la bonne chaleur en sourdine vous mitonnait doucement les mains et les joues. Les choses avaient l'air de s'assoupir.

Sous ses trois vieux tilleuls jaunissants, la porte de La Belle Promenade était large ouverte, comme une invite cordiale à entrer. Il n'y avait encore personne dans la vaste salle de l'estaminet. Seuls le patron, fort gaillard à mine fleurie, et sa grosse femme étaient occupés derrière le comptoir à rincer des verres et les essuyer avec un torchon à carreaux blancs et rouges. La vieille horloge flamande, dans son coin obscur, marquait trois heures moins dix. Le disque du balancier allait et venait avec son tic-tac régulier derrière la lucarne vitrée de la caisse, et l'on eût dit d'une vieille mégère efflanquée exhibant un trou dans son ventre, avec une obstination presque obscène. La porte du fond était également ouverte et dans la courette ensoleillée deux gamins jouaient aux billes.

Soudain, quatre hommes firent leur entrée; au dehors, sous les tilleuls, une dizaine d'autres s'étaient arrêtés devant les fenêtres. Ce n'étaient pas des gens du village. Ils avaient l'air d'artisans endimanchés et leur pâleur dénotait des citadins. Le plus âgé des quatre qui venaient d'entrer, celui qui semblait être leur chef à tous, se tourna vers le patron et dit:

—Patron, nous voici.

—Bien, messieurs, asseyez-vous, répondit calmement le patron en continuant de nettoyer ses verres.

—Pourrions-nous avoir une table et quelques chaises? demanda l'étranger.

—Vous pouvez avoir un verre de bière ou une goutte de genièvre comme tout le monde, dit le patron.

—Oui mais, vous nous reconnaissez bien, voyons? Vous savez que nous venons ici pour parler! se récria le chef, un peu étonné.

—Pas moyen, messieurs, riposta, sur un ton calme, mais ferme, le mastroquet.

—Pourquoi pas! firent-ils tous les quatre, ébahis.

—Parce que je vous dis qu'il n'y a pas moyen, répéta le patron, légèrement irrité.

—Mais vous nous aviez promis votre salle!

—J'ai changé d'idée.

—C'est peut-être la visite de M. le curé?… ricana le chef d'un air méprisant.

—Ça ne vous regarde pas, riposta l'homme d'un ton bref.

Il y eut un silence. Les quatre camarades se consultèrent à mi-voix. Le mastroquet et sa femme continuaient à rincer les verres, mais leurs gestes devenaient saccadés et presque colères. Au dehors, sur la petite place devant les tilleuls, montait un murmure de voix et, en se tournant vers les fenêtres, les quatre camarades virent qu'un petit attroupement de curieux s'était formé.

—Alors, vous refusez? demanda une dernière fois le chef.

—Alors, je refuse! répéta le patron d'un air insolent.

—Très bien. Le temps est beau; nous ferons le meeting en plein air.

Et, d'un mouvement brusque, ils quittèrent l'estaminet.

Cependant, il y avait foule. On se demandait d'où tout ce monde était si brusquement sorti; il couvrait tout l'espace libre devant La Belle Promenade. A part la douzaine de citadins qui accompagnaient le chef, c'étaient des gens de l'endroit et des hameaux avoisinants. Tous, ou presque tous, appartenaient à la classe populaire: artisans de village et ouvriers agricoles, avec par ci par là un petit métayer. A première vue il eût été difficile de dire si cette foule était hostile ou favorablement disposée. On y remarquait quelques figures déplaisantes: ces mêmes mouchards qu'on avait surpris, le dimanche précédent, à écouter les conversations dans les estaminets. Au premier rang, Pierken, avec Leo et Fikandouss-Fikandouss. Quelques femmes du peuple, tenant leurs enfants par la main ou sur les bras, restaient à distance, contre les maisons d'en face.

—Camarades!… prononça tout à coup le chef, d'une voix claire et forte. Mais aussitôt il s'interrompit, parce qu'un de ses amis lui apportait une chaise trouvée on ne sait où; en souriant il l'enjamba et, dressé de toute sa hauteur au-dessus de la foule, il reprit:

—Camarades, comme l'annonçait notre convocation de dimanche dernier, nous avions l'intention de tenir notre réunion là, dans cet établissement; mais le patron a eu la frousse. Sans doute il aura reçu la visite du curé ou du baron, qui lui aura interdit de nous prêter sa salle. Il nous a mis dehors. Mais qu'à cela ne tienne; nous allons faire notre réunion ici même, en plein air, sous ces tilleuls et le beau ciel bleu. On y respire. Ça vaut mieux que l'atmosphère empestée d'une salle de caboulot. Et puis, c'est gratis.

Une vague de bonne humeur s'éleva parmi la foule bourdonnante et la fit osciller comme la houle sous un coup de vent. On entendit des murmures réprobateurs, sans qu'il fût possible de distinguer si le blâme visait l'acte du mastroquet ou les paroles de l'orateur. Sur bien des visages se lisait une attention religieuse et presque émue. Le tour jovial du tribun semblait plaire à beaucoup; tandis que d'autres gardaient une mine hésitante ou renfrognée, dans l'attente inquiète de ce qui allait suivre. Un bref échange de mots violents et haineux éclata dans un groupe, mais fut aussitôt couvert par des chut péremptoires.

—Camarades, continua l'orateur, soudain grave, nous sommes venus vers vous pour vous parler de votre sort en ce monde, vous le dépeindre sous un jour crû, sans mentir, tel qu'il est et tel qu'il devrait être. Que vois-je ici autour de moi? De pauvres gens, des ouvriers qui, du matin au soir, d'un bout de l'année à l'autre, doivent trimer comme des esclaves, afin de gagner une misérable croûte pour eux-mêmes et leur malheureuse famille! Vous n'avez que des devoirs sur la terre; vous ne possédez aucun droit. Ce n'est pas pour vous que vous travaillez, peinez et produisez; c'est pour vos exploiteurs, ceux qui vivent sans rien faire et s'engraissent de votre dur labeur….

Le tribun s'animait, sa figure contractée devenait pâle et ses yeux luisaient d'un dur éclat derrière les verres de son pince-nez. Sa voix cassante scandait, martelait les mots et le mouvement de son bras droit, au poing fermé brandi vers le ciel, soulevait de côté sa jaquette et son gilet, en découvrant sa chemise, comme un liseré blanc, à la ceinture de son pantalon sans bretelles.

L'auditoire, tout yeux, tout oreilles, retenait son souffle. Visiblement, il les tenait déjà sous l'empire de son éloquence routinière. En voilà un qui osait dire les choses; jamais ils n'avaient entendu rien de pareil dans leur village! Par-ci par-là s'élevait bien, de temps en temps, une vague rumeur de protestation, mais tout de suite on imposait silence. Et d'ailleurs le tribun était entouré de ses camarades, qui veillaient sur lui comme une garde du corps indéfectible; dans leurs visages pâles, les yeux ardents scrutaient la foule comme pour y suivre l'effet de ses paroles et, à la moindre menace, parer au danger.

Cette foule s'était encore accrue. A chaque instant de nouveaux visages s'y montraient, attirés par cette réunion en plein air, où tout le monde pouvait bien s'arrêter quelques minutes vraiment, sans se voir accusé plus tard d'y avoir participé délibérément. Cette affluence inespérée fouettait le tribun; il s'échauffait au son de ses propres paroles, il redoublait d'éloquence et de violence, lorsque soudain un incident surgit qui l'arrêta tout net au beau milieu de son discours.

Un individu fendait la cohue, en traînant la quille, et titubant, le visage tuméfié, braillant d'une bouche pâteuse des choses incohérentes. Bâton levé sur les spectateurs, il se frayait brutalement un passage; et il répétait, avec un entêtement d'ivrogne, qu'il voulait aller à La Belle Promenade boire une goutte et que personne au monde n'avait le droit de l'en empêcher. C'était Berzeel; et, quand on l'eut reconnu, un éclat de rire formidable secoua la foule. C'était Berzeel qui, au lieu de se saouler comme d'habitude dans son patelin, venait par hasard de descendre au village où il travaillait pendant la semaine et, par sa seule apparition, mettait tout en émoi. Agacé, ayant peine à maîtriser sa colère, le tribun se pencha sur sa chaise pour lui demander:

—Qu'est-ce que vous voulez, mon ami?

Avant que Berzeel eût le temps de répondre, la foule se creusa, bousculée; comme un tigre, Pierken sauta sur son frère et lui hurla en pleine face:

—Salaud! Crapule! Ivrogne! Tu n'es pas honteux! Veux-tu f…. le camp!

—Hein! quoi! rugit Berzeel, brandissant son bâton.

Et brusquement il l'abattit, de toute sa force, sur la nuque de Pierken.

La foule s'ameutait. Leo se précipita, saisit Berzeel à bras-le-corps, le maintint avec rage. L'orateur sur sa chaise vociférait, faisait des efforts désespérés pour rétablir le calme.

—C'est mon frère, monsieur, gémissait Pierken. J'ai honte de l'avouer.

—Pas de monsieur; appelez-moi camarade, dit le tribun d'une voix mordante. Et lâchez cet homme, ordonna-t-il à Leo. Je me charge de lui faire entendre raison.

Leo dénoua son étreinte, et l'orateur, apostrophant l'ivrogne:

—Mon ami, ce n'est pas bien ce que vous avez fait là. Vous êtes sous l'influence de la boisson, ce fléau de la classe ouvrière en Flandre….

—J'ai pourtant bien le droit de boire une goutte, si je la paie! riposta Berzeel d'un air provocant.

Une clameur s'éleva; l'orateur agita les bras avec violence, réclamant le silence.

—Qu'on apporte une chaise pour cet homme; il est fatigué! cria-t-il.

De nouveau, des clameurs et des rires fusèrent; une chaise fut apportée, passée de main en main au-dessus des têtes, vers Berzeel.

—Asseyez-vous là, dit le tribun.

—Si je veux bien! bégaya Berzeel.

—Veuillez donc bien! insista l'orateur impassible. Berzeel prit la chaise en maugréant, s'y laissa choir, et agitant son bâton vers l'estaminet, commanda:

—Patron, une goutte, nom de Dieu!

La foule ondoyait sous les rires, mais l'orateur, sans se laisser le moins du monde déconcerter, se planta devant Berzeel et reprit, d'un ton saccadé et le regard dur:

—Vous demandez du genièvre! Bon! Mais, avant qu'on vous l'apporte, vous entendrez de moi ce que c'est que le genièvre et quels sont ses effets pour ceux qui, comme vous, en font abus.

Il se dressa comme un champion à la lutte et, en une diatribe violente, il s'attaqua à l'alcool. Les phrases courtes tombaient en coups de massue; et de ses poings fermés il en ponctuait la force, vibrant et menaçant, devant Berzeel affaissé comme une brute. Tout l'auditoire était subjugué, entraîné par sa rageuse éloquence, quand tout à coup parut le garde-champêtre du village qui, se faufilant vivement à travers les groupes et arrivé devant le tribun, jeta d'un ton de commandement:

—Halte-là! Finissez!

L'orateur, en pleine tirade à effet, le bras droit frémissant, levé vers le ciel et la chemise blanche bouffant à la ceinture de sa culotte tombante, s'arrêta net, se pencha, dévisagea le garde-champêtre, et calmement lui demanda avec le plus grand sang-froid:

—Qu'est-ce que vous dites, mon ami?

—Que je dis que vous devez cesser! répéta le garde-champêtre d'un ton bref.

Une rumeur bourdonna dans la foule, contradictoire. Certains protestaient avec force; d'autres, les mouchards, approuvaient en ricanant.

—Qui vous a donné cet ordre? demanda, toujours très calme, l'orateur.

—Monsieur le baron …, le bourgmestre, répondit le garde, l'air haineux.

—Avez-vous cet ordre par écrit, mon ami?

Visiblement, le garde-champêtre ne s'attendait pas à cette question.
Un moment il regarda l'orateur, bouche bée, sans trouver de réponse.
La foule se moquait, amusée; les mouchards crachaient par terre de rage.

—Eh bien! insista le tribun, qui sentait la majorité pour lui.

—Non, répondit enfin le garde. Mais ça ne fait rien; Monsieur le baron l'a tout de même dit.

—Eh bien, conclut en souriant l'orateur, allez donc demander à monsieur le baron qu'il écrive sur un bout de papier ce qu'il vous a dit et apportez-moi ça. En attendant, nous continuerons….

Furieux et menaçant, le garde-champêtre s'empressa de déguerpir et dans la foule des applaudissements éclatèrent, mêlés à des huées. Pierken, Leo et Feelken battaient des mains furieusement. Berzeel, la canne brandie, réclama de nouveau une goutte, vociférant au milieu du vacarme. Les mouchards louchaient, devenus verdâtres.

—Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss! hurla Feelken débordant de joie.

Mais l'orateur, comme illuminé par son triomphe, réclama de nouveau le silence; et, dans l'attention frémissante de tout l'auditoire, il continua:

—Mes amis, nous ne sommes pas gens à nous effaroucher pour si peu. Nous en voyons de toutes les couleurs à nos meetings. L'incident est clos. En attendant que le garde-champêtre revienne avec l'ordre du bourgmestre, je vais vous parler de vos droits méconnus depuis des siècles et, en premier lieu, du plus élémentaire de tous ces droits: celui du suffrage universel!

Tout de suite, il enfourcha son dada; et, sans plus s'occuper de Berzeel et de l'alcoolisme, avec de grands efforts d'éloquence, il entreprit de faire entrer ses idées dans les cerveaux bouchés de son primitif auditoire. Ils ne comprenaient qu'à moitié; ils ne saisissaient pas clairement l'importance capitale du mirage qu'il évoquait devant eux. Il s'en aperçut à la contraction pénible des visages et il s'empressa bien vite de quitter le terrain des spéculations abstraites pour poser devant eux des exemples concrets. Là, ils réagirent immédiatement. Ils avaient conscience de leur force, d'être la masse, et de ce qu'ils pourraient réaliser le jour où cette puissance, organisée et coordonnée, serait capable de traduire en faits accomplis ce qui n'était encore qu'une conscience obscure de leurs droits. Un roi, ça ne faisait qu'un homme; des ministres, ce n'étaient que quelques-uns. Comme force réelle et intégrale, ils se réduisaient à néant en regard des masses profondes du peuple. Et, néanmoins, c'était leur volonté seule, la volonté de ces quelques-uns, qui prédominait et dictait les lois. Ici, dans ce village, il n'y avait qu'un bourgmestre et qu'un curé; et c'était pourtant ce seul curé, qui avait défendu au patron de La Belle Promenade de céder sa salle pour la réunion; c'était ce seul bourgmestre qui, tout à l'heure, enverrait son garde-champêtre avec un petit papier, pour interdire ce meeting même en plein air,—cet air qui était à tous et à personne,—alors que des centaines de gens ne demandaient pas mieux que de continuer à entendre l'orateur! Était-ce bien, cela? Était-ce juste? Est-ce qu'une mesure aussi arbitraire pouvait contenter n'importe quel homme conscient de sa liberté, de sa dignité et de son droit?

Un sourd murmure de mécontentement gronda, et dans un groupe il y eut une altercation brusque entre quelques ouvriers et des mouchards. Avec violence on s'empoigna; et soudain des gifles claquèrent, ponctuées de coups de pieds assourdis, tandis que s'élevait une clameur sauvage. Berzeel s'était redressé et faisait tournoyer son bâton; l'orateur dut interrompre son discours et sa garde du corps se serra autour de lui. Au même instant apparut au coin d'une maison un trio imposant: M. le baron-bourgmestre, accompagné de M. le curé et flanqué du garde-champêtre, qui agitait d'un air provocant un bout de papier.

—Cessez! Cessez! cria-t-il de loin.

Le rire cessa aussitôt, comme par enchantement; il se fit un parfait silence et la garde du corps se serra encore plus étroitement autour du tribun qui, sans descendre de sa chaise, se tourna vers les autorités et demanda d'une voix blanche:

—Qu'y a-t-il pour votre service, messieurs?

Le baron-bourgmestre s'avança de trois pas. Il marchait avec peine en tirant la jambe et s'appuyait sur une canne, grand et lourd, avec de grosses moustaches tombantes et des cheveux teints. Il semblait en proie à la plus vive indignation et ses lèvres tremblaient. Pointant sa canne vers le tribun il dit, d'une voix frémissante, en un flamand détestable:

—Je suis le bourgmestre et je vous défends de parler ici. Si vous continuez, je vous fais dresser procès-verbal par le garde-champêtre.

Le tribun souriait, très calme. Et la garde du corps souriait aussi, avec des yeux noirs dans des visages pâles. Ils regardaient fixement le trio, surtout le curé, avec ses yeux de fanatique et son teint bistré tournant au verdâtre.

—Monsieur le bourgmestre, est-ce que monsieur le curé aurait quelque chose à voir ici? demanda brusquement l'orateur, en montrant du doigt l'ecclésiastique.

—Cela ne vous regarde pas, répondit le bourgmestre.

Le curé ne dit mot, mais ses yeux insolents jetaient des flammes. Un silence d'attente oppressait la foule.

—Je vous somme pour la dernière fois de cesser, répéta le bourgmestre.

—C'est superflu, monsieur le bourgmestre, je venais précisément de finir, nargua l'orateur.

Un large éclat de rire retentit, vite réprimé. Indignés, les mouchards grognèrent.

—Descendez de cette chaise! ordonna le bourgmestre furieux.

Soudain, à cette injonction brutale, le tribun prit feu. Le rouge lui monta aux joues, ses yeux étincelèrent et il cria avec force, dévisageant les autorités avec un souverain mépris:

—Je descendrai de cette chaise lorsqu'il me plaira et non pas lorsqu'il vous plaira, monsieur le bourgmestre. Vous pouvez … peut-être … me défendre de parler. Quant à me faire descendre de cette chaise vous n'en avez aucun droit. Essayez, si vous l'osez, nom de Dieu!

Et il se campa, les bras croisés, tandis que sa garde s'avançait pour lui prêter main-forte.

Cela devenait sérieux. De la foule, qui s'agitait, partirent des cris divers. On vit Leo retrousser les manches de sa veste et l'on perçut la voix braillarde de Berzeel, qui lançait des invectives dans le vide. Le bourgmestre agita sa canne, comme s'il allait donner un ordre et le garde-champêtre avait tiré son bout de sabre. Les mouchards se faufilaient traîtreusement vers la chaise. La garde du corps, roide, muette et très pâle, ne bronchait pas. On entendit piailler un gosse auquel sa mère donnait la fessée. Les lèvres blanches du curé remuaient, comme s'il mâchait une chique.

—Pff! C'est de la crapule, de l'infecte crapule! s'écria tout à coup, avec un violent haussement d'épaules le bourgmestre. Je ne veux pas me salir les mains; allons-nous-en, monsieur le curé.

Il tourna les talons et, d'un pas trébuchant, appuyé sur sa canne, il partit, accompagné du curé, lançant des regards furibonds, et suivi du garde-champêtre qui, de son petit sabre ridicule, couvrait la retraite.

—Voilà comment nous opérons dans nos meetings! conclut le tribun triomphant, en sautant prestement de la chaise.

La foule lui fit une ovation bruyante. Seuls, les mouchards louchaient haineusement. Ils avaient l'air bouffis de venin. Alors, un homme traversa la cohue, marcha droit vers l'orateur, s'arrêta devant lui et se mit à chantonner d'une voix sourde et profonde:

—Oooooooooooo….

C'était Justin-la-Craque abominablement ivre, rauque et puant l'alcool, les yeux aqueux et comme enduits de gélatine, se raidissant pour ne pas tomber à la renverse. Comme toujours, lorsqu'il était pris de boisson, il s'entêtait à chanter l'O Pepita.

Le tribun eut un mouvement de recul, mais la foule s'esclaffait de rire et Justin-la-Craque persistait, avec l'opiniâtreté du pochard.

—Pee … pee … pee … peeeeee….

—Qu'est-ce que c'est? demanda l'orateur en fronçant les sourcils.

—Piii … Pipipipiii … Pepita, Pepita, Pepita! miaulait
Justin-la-Craque sous l'énorme bordée de rires.

Outrés, Leo et Pierken, en le bousculant, vinrent à bout de le repousser et expliquèrent à l'orateur quelle était cette espèce de loufoque, qui lichait. Le tribun hochait la tête d'un air grave et dit:

—Il y a encore beaucoup, beaucoup à faire ici. Il nous faudra souvent revenir.

—Venez! Venez! jubilait Pierken.

Le tribun et sa garde du corps s'écoulèrent avec la foule. Justin-la-Craque, ayant découvert Berzeel, alla se planter devant lui pour offrir à son camarade une séance d'O Pepita. Berzeel souriait, baveux et attendri. Ensemble ils disparurent dans La Belle Promenade.

IV

Le soir, on se cogna ferme dans plusieurs cabarets du village. Presque partout les mouchards écopèrent, mais Berzeel et Justin-la-Craque, qui toute la nuit firent le tour des estaminets, eux aussi, eurent amplement leur compte.

Le lendemain matin, la fabrique offrait un spectacle inusité. La moitié des presses était sans servants, et, vers neuf heures, lorsque M. de Beule vint faire sa tournée habituelle, il faillit suffoquer de fureur. Frémissant, il demanda à Free et Poeteken ce qui se passait, et pourquoi Pierken, Berzeel, Leo et Feelken n'étaient pas à leur poste; mais ni l'un ni l'autre ne put donner d'explication.

Poeteken, envoyé aux informations, revint au bout d'une heure. Il avait rencontré Pierken et Leo, qui lui avaient dit qu'ils se considéraient comme renvoyés, puisque M. de Beule leur avait fait savoir d'avance, par l'intermédiaire de Sefietje, que ceux qui assisteraient à la réunion seraient mis à la porte. Ensuite il avait trouvé chez lui Fikandouss, qui s'était obstinément refusé à fournir la moindre explication. Il se tenait acagnardé dans un coin près du feu, entouré de ses soeurs dans les gémissements et les larmes, et tout ce que Poeteken avait pu tirer de lui, c'était qu'il ne retournerait pas à la fabrique. Quant à Berzeel, il persévérait, en compagnie de Justin-la-Craque, à faire en titubant la tournée des cabarets: ils avaient eu une nouvelle rencontre avec les mouchards, qui leur avaient administré une sérieuse frottée. Justin-la-Craque avait ses vêtements en lambeaux et Berzeel exhibait une tête ensanglantée.

A ce rapport, M. de Beule brusquement se mit à «partir» comme un fou sur tout ce qui l'entourait. Et, inconséquent comme toujours en ses éclats démesurés, il fit arrêter sur-le-champ la machine à vapeur et congédia tous les ouvriers de la fabrique, y compris les femmes.

Peureusement, la plupart obéirent sans protester; mais Bruun, le chauffeur, s'avançant vers le patron, lui demanda, pâle et tremblant de colère concentrée:

—Mais, monsieur, je voudrais bien savoir quelle est notre faute à nous dans cette affaire?

—Est-ce vous qui êtes le maître ici, ou est ce moi? hurla M. de Beule pour toute réponse.

—Eh bien … eh bien … si j'avais su … j'y serais aussi allé, au meeting! s'écria Bruun hors de lui.

Et, avec un violent juron, il flanqua contre le mur un lourd marteau qu'il tenait à la main et sortit furieux de la fabrique. Miel … cette «espèce de veau!» suivit son père, sans comprendre au juste ce qui se passait; et Poeteken, Free, Ollewaert l'accompagnèrent. Du côté des femmes, ce fut la fuite d'une troupe d'oies effarées, Mietje, toute jaune d'angoisse, et la vieille Natse pleurant à en perdre haleine. Seuls, les charretiers pouvaient rester. A cause des chevaux, M. de Beule n'osait les renvoyer. Jusque dans l'explosion de sa rage, il ne perdait pas de vue tout à fait ses intérêts vitaux.

Toute la journée, la fabrique resta silencieuse et close, comme une maison morte. M. de Beule allait et venait, pareil à un Jupiter tonnant, et M. Triphon se tenait prudemment à distance, accompagné de Kaboul, qui furetait après les taupes dans le jardin. Lorsque Sefietje vint vers six heures porter la goutte du soir à Pol et au «Poulet Froid», ceux-ci remarquèrent qu'elle devait avoir beaucoup pleuré. Ses yeux, naturellement petits, étaient presque entièrement fermés. Mais Sefietje, dressée pendant de longues années à la crainte servile et au respect de M. de Beule, ne mettait jamais les torts du côté de son maître, pas même cette fois-ci. A la façon dont elle sut tourner les choses, c'était tout de même la faute des ouvriers. Il y avait eu des scènes terribles à la maison, dit-elle, et M. de Beule parlait de vendre sa fabrique.

A sept heures, comme la nuit tombait, une députation d'ouvrières se présenta à la maison de M. de Beule. C'étaient «La Blanche» avec Mietje Compostello, accompagnées des femmes de Free et d'Ollewaert et de la soeur aînée de Fikandouss-Fikandouss, en un petit groupe sombre et pitoyable; toutes pleuraient. Ce fut Mme de Beule qui les reçut d'abord dans un petit parloir. Mietje Compostello, qui était la plus âgée et la plus sérieuse, prit la parole; elle venait supplier au nom de toutes, y compris les absentes, de pouvoir rentrer à la fabrique.

M. de Beule, qui les avait entendues du fond de son bureau, ouvrit la porte du petit parloir et parut sur le seuil. Il était cramoisi et gonflé de colère. Mietje répéta sa prière d'une voix tremblante.

—Je ne veux plus rien avoir à faire avec cette sale clique! gronda M. de Beule. Une fois pour toutes, c'est fini! Plus de socialistes à la fabrique!

—Vous avez bien raison, monsieur. Je vous approuve mille fois! répondit Mietje de sa voix grave. Mais, nous n'en sommes pas, monsieur, de ce sale monde, vous le savez pourtant bien!

Légèrement interloqué, M. de Beule eut un instant de silence hésitant. Mme de Beule se hâta d'en profiter pour dire quelques paroles conciliantes.

—Non, non, Mietje, vous êtes toutes de très braves filles; nous le savons bien. Tatata … Il ne faut pas pleurer … Vous allez voir … ça va s'arranger.

—Ils ont affolé notre Free, avec toutes leurs histoires; on ne peut plus vivre avec lui! s'écria brusquement la soeur de Fikandouss, dans une crise de larmes.

Prise de syncope, elle s'affaissa sur une chaise; inquiète, Mme de Beule appela à l'aide Sefietje et Eleken. On donna un verre d'eau à la malheureuse qui reprit ses sens. M. de Beule était assez ému. Sitôt sa fureur tombée, il devenait facilement un coeur sensible et même pitoyable. Il était là comme un gros homme sanguin, trop bien nourri, au milieu de toutes ces malheureuses que sa seule présence terrorisait; un vague sentiment de honte s'emparait de lui.

—Eh bien, dit-il enfin, avec effort, pour cette fois-ci, je veux bien pardonner. Mais, si jamais on ose recommencer, alors c'est bien fini, aussi vrai que vous me voyez en ce moment, je ferme boutique et vous serez tous à la rue.

Il crut de son devoir de se fâcher encore; le coup de poing qu'il asséna sur la table fit sursauter les femmes avec un cri d'effroi, et, en matière de conclusion, il proclama:

—Ce n'est vraiment pas à moi à me gêner pour mes ouvriers! Si ça ne leur plaît plus, ils n'ont qu'à s'en aller! Ce n'est pas moi qui me serrerai le ventre!

—Vous avez bien raison, monsieur; vous avez bien raison! répétait d'un ton triste et sourd le choeur des femmes.

Et elles s'en allèrent comme un troupeau apeuré, après avoir humblement remercié M. et Mme de Beule pour leur grande miséricorde et leur généreuse bonté.

Le lendemain, la machine à vapeur se remettait à tourner et les six pilons rebondissaient avec leur vacarme assourdissant, comme si rien ne s'était passé.

V

L'hiver fut marqué par deux événements d'importance à la fabrique. Le premier regardait Poeteken «l'huilier», le deuxième, M. Triphon.

Ce chétif, ce silencieux Poeteken, qui avait la réputation de courtiser «La Blanche», mais vraiment semblait par trop timide et insignifiant pour être pris au sérieux, s'il s'agissait des femmes et de l'amour; ce Poeteken nul, infime, inapte et incapable, avait tout de même, en fin de compte, fait oeuvre d'homme. Un soir, lorsque Sefietje vint faire sa ronde habituelle avec la bouteille, elle trouva la «fosse aux femmes» en proie à la consternation la plus profonde et «La Blanche» pleurant à chaudes larmes.

—Qu'y a-t-il? s'écria Sefietje interdite.

Aucune ne parut empressée de répondre. La vieille Natse en pleurant leva les bras au ciel, comme pour dire que, cette fois-ci, c'était la fin de tout. Lotje, Sidonie et Victorine restaient muettes, les joues brûlantes, la tête penchée sur leur ouvrage; seule, Mietje Compostello déclara de sa voix profonde et caverneuse que le monde était bien perverti et qu'on ne pouvait plus avoir confiance en personne. Enfin, l'une d'elles avoua: Poeteken, l'infâme hypocrite, que toutes croyaient l'innocence même, avait séduit «La Blanche» et «La Blanche» allait avoir un gosse.

—Eh bien, c'est du propre! Eh bien, c'est du propre! s'exclama Sefietje, étourdie de stupéfaction.

«La Blanche» fut prise d'une crise de larmes, comme si tout entière elle allait fondre.

—Qui l'aurait jamais pensé! Qui l'aurait jamais pensé! gémissait-elle.

—Mais, voyons, Zulma, s'écria Sefietje rouge d'indignation et de honte, tu pouvais bien penser que ça finirait mal, en te conduisant ainsi!

Toute sa vie, Sefietje était restée une vierge austère et revêche; la rupture de ses fiançailles avec Bruteyn, jadis, l'avait aigrie pour toujours. Elle était l'ennemie de l'amour, l'ennemie de la reproduction et de tout ce qui s'y rapportait, de près ou de loin. A ses yeux, ce qui arrivait à «La Blanche» était une abomination. Elle en rejetait la faute entièrement sur «La Blanche», parce que, déclarait-elle avec une rage haineuse et sourde, tous les hommes sont des coquins; il n'en existe peut-être pas cent dans le monde entier qui ne chercheraient pas à tromper une femme, autant de fois qu'ils en ont l'occasion, ce que «La Blanche» savait aussi bien qu'elle-même.

—Est-ce qu'il parle au moins de mariage? demanda-t-elle sur un ton un peu moins vindicatif.

«La Blanche» fut secouée d'une nouvelle crise.

—Il voudrait bien, mais sa mère s'y oppose, répondit-elle à travers ses sanglots. Sefietje leva les bras au ciel.

—Alors vous êtes perdus tous les deux! annonça-t-elle. Jamais M. de
Beule ne tolérera pareil scandale dans sa fabrique!

Brusquement, de gros sanglots s'entendirent derrière le dos de Sefietje. Toutes les femmes se retournèrent et virent avec effroi et stupéfaction la belle Sidonie pleurant à chaudes larmes. Elle était là, affaissée, comme sous le poids d'une douleur effrayante, soudaine, et les pleurs coulaient sur ses mains crispées dans le tissu rugueux du sac qu'elle ravaudait.

—Mon Dieu! Sidonie! Qu'as-tu donc? s'écriaient les femmes.

Sidonie semblait incapable de répondre. Elle gémissait et se tordait, comme en proie à une douleur physique lancinante; ses jolies épaules étaient secouées par des hoquets et elle se cachait la tête dans ses mains.

—Sidonie … t'est-il arrivé quelque chose! demanda Lotje, compatissante.

Sans répondre, à travers ses sanglots et ses hoquets, Sidonie fit oui de la tête.

—Tout de même pas comme … à Zulma? insista Lotje avec des yeux de terreur.

Pour toute réponse les larmes de Sidonie redoublèrent.

—Oh! s'écrièrent-elles toutes, le poing devant la bouche.

Sidonie gémissait, se cramponnait.

—Et l'auteur? demanda Lotje doucement, avec bonté.

Pas de réponse.

—Est-ce … M. Triphon? demanda Lotje tout bas.

Sidonie fit un signe de tête affirmatif.

Immobiles, les yeux fixes, comme figées d'effroi, les femmes se regardèrent. On eût dit qu'une aile invisible et sombre venait de les effleurer. L'émotion de Sefietje fut si violente qu'elle en devint blême et dut s'asseoir pour ne pas tomber. Mietje Compostello lui enleva bien vite des mains la bouteille de genièvre, qui faillit rouler à terre.

Soudain toutes furent prises d'une véritable épouvante. Dans la cour, sous leurs fenêtres, venait de passer en trottinant d'un pas allègre, Muche, comme toujours suivi à courte distance de M. de Beule. Le patron avait la face gonflée et cramoisie, comme s'il venait de «partir» et s'il se préparait à recommencer. Les femmes étouffèrent un cri d'angoisse et Sefietje tomba en syncope. La porte s'ouvrit et l'odieux cabot entra avec son maître.

—Qu'est-ce que c'est? Que se passe-t-il ici? demanda M. de Beule, fronçant le sourcil d'un air sévère.

—C'est Sefietje, Monsieur, qui a une syncope, répondit Lotje, les joues en feu.

M. de Beule, avec ses apparences d'homme rude, vigoureux et dur, était complètement désemparé en présence de maux auxquels il n'était pas sujet lui-même; c'était le cas avec Sefietje.

—Sapristi! Sapristi! répétait-il tout ahuri et ne sachant quelle attitude prendre. Sapristi! Qu'allons-nous faire?

—Vite, Victorine, vite, va chercher un verre d'eau! dit Lotje, rassurée parce que M. de Beule n'en demandait pas davantage.

Victorine s'empressa et Sefietje, ouvrant faiblement les yeux, revint à elle peu à peu.

—Mon Dieu! Mon Dieu! soupira-t-elle.

Mais elle eut une terreur folle lorsqu'elle vit son maître devant elle; ses yeux se refermèrent et sa tête retomba en arrière.

—Sefie! Sefie! Tu ne peux pas!… s'écria Lotje comme si la vieille servante le faisait exprès.

Bouleversé, M. de Beule ne savait plus à quel saint se vouer. On eût dit qu'il avait peur de Sefietje.

—Il faut la faire tenir tranquille, bien tranquille, bégaya-t-il.

Et, tout inquiet, il prit la porte, pendant que Victorine revenait à pas précipités avec une gamelle d'eau. Sefietje reprit ses sens. Elle but une gorgée d'eau fraîche et regarda autour d'elle d'un air égaré.

—Ça va mieux, Sefietje? demanda Lotje d'une voix douce.

Sefietje fit un signe de tête affirmatif. Oui, cela allait un petit peu mieux. M. de Beule la regarda encore un instant avec des yeux pleins d'inquiétude, puis il partit sur la pointe du pied en fermant avec précaution la porte derrière lui.

Juste devant les fenêtres, il rencontra M. Triphon avec Kaboul, et les femmes, à peine délivrées, éprouvèrent de nouveau une terrible angoisse. Sans savoir pourquoi, elles s'attendaient à une scène épouvantable entre le père et le fils, là devant elles. Il n'en fut rien, heureusement. M. de Beule, faisant de la main un geste dans la direction de la «fosse aux femmes», parut dire quelque chose à M. Triphon, qui, à son tour, regarda d'un air alarmé du côté de l'atelier. Sans doute M. de Beule l'avertissait-il de n'y pas entrer en ce moment. Le père et le fils restèrent là un instant immobiles, pendant que les deux chiens s'entreflairaient comme des étrangers. Puis chacun s'en fut de son côté.

Alors, dans leur «fosse», les femmes purent respirer.

VI

Le lendemain matin, toute la fabrique savait l'histoire. La veille au soir, les femmes entre elles avaient fait le serment solennel de n'en rien dire à personne; et nul ne comprenait comment elle avait pu s'ébruiter. Mais dès huit heures, au moment où les hommes prenaient leur déjeuner dans la cour, tous connaissaient le passionnant secret. Les «huiliers» le savaient, les «cabris» des meules verticales le savaient, Bruun, le chauffeur, le savait; jusqu'à Pee, le meunier, qui turbinait toujours, comme un grand hanneton saupoudré de farine, dans un coin de la fabrique et par là même souvent exclu des confidences, n'ignorait rien. Un peu avant la demie apparurent dans la cour Justin-la-Craque et son aide Komèl portant une barre de fer; ils le savaient aussi. Et, lorsque vers midi Pol et le «Poulet Froid» rentrèrent avec leurs attelages, ils le savaient également.

Tout le monde le savait, on eût dit que cela flottait dans l'atmosphère même de la fabrique, qu'on le respirait, présent partout. Cela tournait avec les lourdes meules verticales, qui écrasaient la graine luisante et menue; cela cliquetait et ronronnait dans les moulins à farine de Pee; cela dansait et bondissait dans le vacarme infernal des pilons.

Les ouvriers, pour la plupart, prenaient «l'histoire» à la blague et s'en amusaient. Ils tourmentèrent avec férocité Poeteken qui d'ailleurs faisait semblant de ne pas comprendre. «Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss!» criait Feelken à tout instant, par pur besoin de faire du bruit; et il était impossible de demander à Leo la plus petite chose, sans qu'il lançât aussitôt un «Oooo … uuuu … iiii …» qui faisait trembler les vitres et devait, bien sûr, faire sursauter M. de Beule à son bureau, dans la maison. C'était comme une folie contagieuse: Free s'approcha de Miel et, sans raison, lui hurla un retentissant «espèce de veau!» en pleine figure. Miel, ébahi, en ouvrit la bouche toute grande, sans rien répondre, tandis que tous les autres se payaient une bosse de rire. C'était du délire, ce matin-là.

Obstinément, pendant toute la journée, les femmes se tinrent à l'écart des hommes. Ni à huit heures, ni à quatre heures, aucune ne se montra dans la cour pour le casse-croûte en commun avec les hommes. Ceux-ci, désireux de connaître des détails, étaient extrêmement vexés. A quatre heure et quart, Ollewaert, ne voyant pas arriver sa fille, se fâcha tout rouge et se dirigea vers la «fosse aux femmes», pour contraindre au besoin Victorine par la force.

—Ici! lui cria-t-il à travers les fenêtres, comme à un chien.

Victorine obéit, bien à contre-coeur; mais, malgré toutes les instances du petit bossu, elle ne lâcha pas un mot de l'affaire. Cet entêtement le rendit si furieux, qu'il menaça de la battre. Aussitôt Pierken s'interposa, indigné.

—Tu ne vas pas frapper cette enfant parce qu'elle refuse de jaser! grogna-t-il.

—C'est mon affaire! répondit Ollewaert d'un ton mordant, très féru de ses droits paternels.

Pierken se tut et tous considérèrent avec étonnement le petit bossu d'ordinaire si bonasse. Qu'est-ce qui lui prenait tout à coup? Ce n'était plus lui. Victorine, en larmes, refusa d'achever sa tartine et retourna en maugréant vers la «fosse aux femmes». Bruun, le chauffeur, était également dans un état de surexcitation extrême. L'histoire de M. Triphon avec Sidonie l'intéressait médiocrement; cela n'éveillait en lui qu'un mépris profond. Mais il suivait Poeteken avec des yeux féroces; et, à tout instant, il arrêtait l'un ou l'autre, pour lui demander:

—Eh bien, qu'est-ce que vous dites de ça? Peut-on imaginer une monstruosité pareille! Une si belle femme avec ce mal foutu!

«La Blanche» était loin d'être belle femme; mais Bruun la trouvait telle parce qu'il n'avait jamais pu l'avoir. Tous les autres, qui étaient au courant, s'amusaient énormément de sa disgrâce et abondaient sournoisement dans son sens. «Fikandouss-Fikandouss!» criait Feelken. Et Leo mugissait un « Oooo … uuu … iii …» qui dominait le fracas des pilons.

Le matin, à dix heures, ce fut Eleken, la deuxième servante de M. de Beule, qui vint, à la place de Sefietje, avec la bouteille de genièvre; mais le soir, à six heures, Sefietje, à peu près remise, reprit ses fonctions accoutumées.

Les hommes ricanaient.

—Rien de neuf, Sefietje? demanda Berzeel à brûle-pourpoint.

—Je n'ai pas à m'occuper de ce qui ne me regarde pas, répondit Sefietje en rougissant.

Free demanda en rigolant si on voudrait de lui comme parrain. Sefietje ne répondit rien et poursuivit sa tournée. Elle injuria Fikandouss parce qu'il n'en finissait pas de vider son verre; et lorsque Ollewaert, qui avait repris sa bonne humeur, lui demanda d'un air narquois si elle n'avait jamais songé aux garçons, elle devint brusquement furibonde et hurla d'une voix stridente, dans le tonnerre des pilons, qu'ils étaient tous des voyous et des fripouilles: cette fois-ci, M. de Beule ne manquerait pas de faire un nettoyage à fond parmi le personnel de sa fabrique. Conspuée par les ouvriers, elle gagna la porte sous leurs clameurs de colère et de menace.

Un peu avant l'heure de la fermeture, M. Triphon fit son apparition dans la «fosse aux huiliers». Ils ne l'avaient aperçu de toute la journée et ils furent frappés de sa face congestionnée et rouge. «Il a soufflé le feu», se chuchotèrent les hommes à l'oreille. Et Ollewaert dit à Fikandouss:

—Si on lui faisait payer une tournée pour la circonstance?

Fikandouss ne demandait pas mieux. Il s'approcha délibérément de M.
Triphon et lui demanda:

—M'sieu Triphon, est-ce qu'on peut aller chercher un kilo?

Ils ne disaient jamais «un litre», toujours «un kilo» de genièvre.

—Pourquoi ça? demanda M. Triphon, vaguement méfiant.

—Mais … vous savez bien … pour l'affaire …
Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss! répondit Feelken en riant.

Les hommes glapissaient de joie, dans l'assourdissant vacarme des pilons.

—Vous rigolez, je crois, dit M. Triphon en riant jaune.

—Mais oui, nous rigolons. Et vous, est-ce que vous n'avez peut-être pas rigolé? demanda Free.

Les hommes riaient toujours plus haut et Leo rugit à tue-tête, dans le bruit: «Oooo … uuuu … iiii …» Kaboul, qui comme toujours accompagnait son maître, se mit à aboyer d'une voix aiguë. Sur le seuil de la porte, entre l'huilerie et la chambre de la machine se montra le visage inquisiteur de Bruun; et son fils Miel qui, selon son habitude, ne comprenait rien à ce qui se passait, quitta un moment son travail aux meules verticales pour s'approcher des «huiliers», un sourire benêt sur les lèvres. «Espèce de veau!» lui hurla en riant Ollewaert à la face.

Soudain, tout le monde se tut. Muche venait d'entrer dans l'huilerie, immédiatement suivi de M. de Beule, gonflé et rouge à éclater.

—Qui fait ici ce bruit! hurla-t-il, les yeux flamboyants.

Silence de mort. Seuls, les pilons tapaient.

—Le premier que j'entends encore, je le fous à la rue! rugit M. de
Beule.

Et brusquement, se tournant vers son fils, d'un ton autoritaire:

—Suivez-moi, j'ai à vous parler.

—A moi! demanda M. Triphon surpris.

—Oui, à vous! gronda M. de Beule d'un air mauvais.

Et il partit, gonflé et cramoisi, suivi, avec une répugnance visible, de son fils.

«Il le sait! Il le sait!» murmurèrent les hommes. Et Feelken, avec une drôle de grimace et d'une voix à peine intelligible, ajouta: «Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss!» «Oooo … uuuu … iiii …» susurra, du même ton, Leo.

Dans la chambre des machines la sonnette tinta; lentement les mécaniques s'arrêtèrent. Et dans un claquement de sabots, la troupe des ouvriers quitta la boîte.