Quelques heures après le procès il rencontre un mendiant à qui il demande la bénédiction que son père lui refuse. Ainsi pourra-t-il vraiment aller, s'étant donné une vraie parenté : le vrai père c'est celui qui bénit, pas celui qui maudit. Le vrai père c'est celui qui ouvre les chemins par sa parole, pas celui qui redent dans les filets de sa rancœur.

 

Il va dans la forêt, construit une cabane de fougères et de branches. Tel qu'on peut l'y voir, agenouillé sur les pierres ou allongé sur l'herbe, priant ou dormant, oui, tel qu'on peut le voir il a quatre mille ans. Quatre mille ans et des poussières. Il vient en droite ligne d'Abraham. Ses cousins, ses neveux et ses oncles sont là auprès de lui, couchés dans la Bible où ils récitent un psaume du roi David – le secrétaire bien-aimé du Dieu puissant.

 

S'ouvre devant lui, à cette heure, une carrière de fou ou de saint. La différence au départ est inexistante. C'est après qu'elle s'agrandit, c'est après qu'elle se voit. Mais au départ le fou et le saint se ressemblent comme deux frères jumeaux. Au départ ils disent tous deux la vérité. Au départ le fou et le saint ont cette même insensée prétention de dire la vérité. C'est après que cela se gâte. Le fou est celui qui, énonçant la vérité, la rabat sur lui, la capte à son profit. Le saint est celui qui, énonçant la vérité, la renvoie aussitôt à son vrai destinataire, comme on rajoute sur une enveloppe l'adresse qui manquait. Je dis le vrai donc je ne suis pas fou, dit le fou. Je dis le vrai mais je ne suis pas vrai, dit le saint. Je ne suis pas saint dit le saint, seul Dieu l'est, à qui je vous renvoie. Les fous et les saints se côtoient dans l'Histoire. Ils se frôlent, ils se cherchent et parfois se rencontrent pour le plus grand malheur du fou, pour son plus beau désastre. Trois des quatre évangélistes décrivent la guérison par le Christ d'un possédé qui « avait sa demeure dans les tombes et que personne ne pouvait lier, même avec une chaîne ». Le fou est dans la compagnie des morts. Il a son visage tourné vers l'ombre. Plus rien ne lui arrive que du passé. Il ne peut se lier à rien ni personne, il ne peut nouer aucune histoire vivante avec les vivants. Le saint a son visage tourné comme une proue vers ce qui vient de l'avenir pour féconder le présent – pollen de Dieu transporté par toutes sortes d'anges. Le saint n'en finit pas de relier le proche au lointain, l'humain au divin, le vivant au vivant.

 

« Ma main a cueilli au nid les richesses des peuples, et comme on ramasse des œufs abandonnés, j'ai ramassé toute la terre. » C'est le grand prophète Isaïe qui parle dans la Bible. C'est le moissonneur Isaïe qui pousse devant lui le chariot de sa voix remplie d'or et de feu. C'est le paon Isaïe qui fait la roue derrière le grillage d'encre. C'est Isaïe qui secoue la crinière de sa voix et c'est Dieu qui rugit, un Dieu jaloux, un Dieu malade de jalousie, un Dieu pire qu'un diable, un Dieu comme un enfant qui dent l'œuf tacheté du monde dans le creux de ses mains, et par instants serre les doigts, les serre jusqu'à faire blanchir ses articulations et ne relâche son étreinte qu'à la dernière seconde, juste avant les premières lézardes sur la coquille. La Bible dit que l'homme a été fait à l'image de Dieu – et il est vrai que l'homme et le Dieu se ressemblent jusque dans leurs colères. S'il est difficile pour l'homme d'aimer sans amertume, cela est presque aussi difficile pour Dieu. Comment ne pas désespérer de ce douteux mélange d'argile et d'esprit, de ce cœur plein de vase et de bruit ? Car enfin, à la fin des fins, qui a conçu ces merveilles tournées en ordures, quel maçon a bâti cette maison souillée par ses habitants ? « Qui a agi et accompli ? Celui qui dès le commencement appelle les générations. Moi, Yahvé, je suis le premier et avec les derniers je serai encore. » C'est le jongleur Isaïe qui crache le feu du Verbe. C'est Isaïe le montreur d'ours et c'est Dieu qui danse et rompt ses chaînes, ivre de fureur, une fureur terrible, comparable seulement à celle d'un tout petit enfant, inapaisable dans l'instant, inaccessible aux voix de l'apaisement. Dieu enragé de son bon droit : ils me doivent tout. Sans moi ils n'étaient que terre gluante, marécages désolés. Sans le feu de mon souffle dans leurs veines humides comme la chair du roseau, ils n'auraient jamais connu l'ivresse d'avoir une vie et de ne savoir qu'en faire. Les imbéciles : une vie c'est fait pour qu'on la donne – et pour rien d'autre. Ils me doivent tout et voilà qu'à peine nés, encore titubants sur leurs jambes, ils s'écartent de moi, ils empuantissent mon souffle de leur haleine noire, ils enlèvent mon souffle de leur souffle et ne sont plus qu'argile sèche, outres remplies de vinaigre, vases funéraires gorgés de boue. C'est Isaïe qui tape sur le crâne du monde avec le bâton de sa voix, c'est Isaïe et c'est Dieu quand Dieu est comme le père Bernardone, quand il se tient près de ses âmes comme l'autre près de ses sous, quand il fait ses comptes et ne s'y retrouve plus, alors il hurle, alors il braille, il maudit et se demande d'où lui viennent des enfants comme ça. C'est Isaïe et Dieu dans les débuts du monde, les premiers pas de Dieu sur terre. Les hommes au début ont eu un peu de mal à se faire à Dieu. Dieu au début a eu un peu de mal à se faire aux hommes. Et au treizième siècle on en est encore au début. Au vingtième siècle nous ne sommes pas plus loin, nous n'avons guère fait que piétiner, nous embourbant un peu plus dans cette fureur en miroir du Dieu et des hommes, comme en témoignent la poussière sur nos souliers et le sang en croûtes sur nos jolis costumes.

 

François d'Assise connaît Isaïe et toute la bande des prophètes, ces chiens du Livre qui rongent un os de feu, ces anges vautrés dans l'herbe d'une voix. Il connaît bien la Bible pour l'avoir souvent entendue. Il sait que c'est un livre de parole : ce qui est dit est dit. On ne peut rien y ajouter, rien en retrancher. Le rire des simples et la face enfarinée des sages, le filet pour piéger les poissons phosphorescents de l'âme, l'épée du Jugement Dernier pour couper dans le monde comme dans une motte de beurre, la brebis égarée pour laquelle on délaisse un troupeau de mille têtes, et Salomon et Moïse et Jacob et Abel, et les prostituées et les reines et les folles, et les bergers et les mages et les rois : tous ont été cités, tous ont porté témoignage dans le procès opposant Dieu à sa création, tous ont été entendus, tout a été dit une fois pour toutes et il n'y a rien à ajouter, juste à suivre, juste à se laisser porter par le souffle du Verbe, plus brûlant que le souffle d'une bombe. La voix de Dieu est dans la Bible sous des tonnes d'encre, comme l'énergie concentrée sous des tonnes de béton dans une centrale atomique. Le jeune homme d'Assise a été irradié par cette voix. Il ne veut plus rien que la transmettre, sans en changer une virgule. On peut chercher François d'Assise dans Isaïe. On l'y trouvera. Il y est comme il est partout dans le Livre : jamais un homme n'aura autant accordé sa vie à une parole, rabattu son souffle sur le souffle de Dieu. Mais on ne le découvrira pas dans les passages orageux de la Bible, plutôt dans ces murmures comme d'un amant à sa belle : « On ne te dira plus : délaissée, et de ta terre on ne dira plus : désolation, mais on t'appellera : mon plaisir est en elle, et ta terre : épousée. » Ou bien encore ceci, toujours dans Isaïe, qui lui tiendra lieu de programme : « Le vivant, le vivant lui seul te loue. » Il n'a pas le goût des malédictions, ce goût des faibles. Sa voix est calme, si calme qu'elle fait s'approcher les pauvres qui ne connaissaient du monde que des aboiements. Il emprunte la voix du Très-Bas, jamais celle du Très-Haut. Il sait bien qu'il n'y a qu'un seul Dieu. S'il préfère l'infinie douceur à l'infinie colère, il sait bien que toutes deux procèdent du même seul infini –  celui de l'amour. Il sait bien tout cela mais il préfère cette manière. Elle lui vient de l'enfance. Elle lui vient de ses premières années passées dans le giron de Dieu, sous les jupes de la mère.

Les prophètes s'adressent aux hommes pour leur parler de Dieu, ce qui donne à leur voix ce timbre rauque, cette couleur fauve. Lui, il s'adresse à Dieu pour l'entretenir des hommes, pour faire tinter à l'oreille du Dieu lointain cette pure note que chacun délivre par sa vie, par le seul maintien de sa vie dans la durée. C'est une note légère, grêle. Il faut parler le plus bas possible pour ne pas la recouvrir.

 

La mère sourit au loin là-bas. La mère triomphe dans son chagrin. À ses côtés un homme cuvant sa colère, un marchand sûr de son devoir, un père certain de l'offense faite et qu'elle est impardonnable. Ils sont deux dans le lit, le père et la mère. Il n'y a qu'eux dans la maison. La mère s'en va dans le sommeil rejoindre le fils déshérité, l'adolescent étrange, le bébé troubadour. Ce qu'elle a commencé avec lui, ce que toutes les mères depuis le début du monde recommencent sans pouvoir jamais le mener à son terme, son garçon va l'achever, le multiplier et le parfaire – penché sur le berceau du monde, imposant silence aux puissants, aux marchands, aux guerriers, aux prêtres et même à Dieu. Oui, même à Dieu Très-Haut qui parle trop fort, beaucoup trop fort dans les chambres d'enfants.