On somnole sous des épaisseurs de plume et de fièvre. On se remet doucement d'une maladie. On en rajoute un peu, chacun y trouve son compte : la mère et le fils. La mère qui retrouve les gestes immémoriaux de la servante – une main douce dans les cheveux en broussaille de l'enfant, une main de lumière sur son cœur pâle. Le fils qui renoue avec la gloire des nouveau-nés : un soupir suffisant à remuer toute la maisonnée, alerter tous les anges. Les amis viennent à son chevet. Les jeunes dames s'inquiètent de sa santé. On ne sait trop ce qu'il a. Un teint un peu trop clair, un teint de lait, et puis cette brillance au fond des yeux. Oui c'est cela surtout qui étonne, qui inquiète : ce feu follet dans la prunelle des yeux. On dirait un feu couvant. On craint un incendie.
Il tourne et retourne dans son lit. Il tourne et retourne dans sa vie. Les draps sont froissés, désagréables au toucher, ils frottent sur la peau, leurs plis rougissent les chairs. La vie est usée, elle est moins aimable à goûter, elle frotte sur l'âme, abîme le songe. On ne peut en parler à personne. On ne peut confier à personne que l'on voudrait quitter cette vie pour une autre, et que l'on ne sait comment faire. Comment dire à vos proches : votre amour m'a fait vivre, à présent il me tue. Comment dire à ceux qui vous aiment qu'ils ne vous aiment pas.
Trois mots donnent la fièvre. Trois mots vous clouent au lit : changer de vie. Cela c'est le but. Il est clair, simple. Le chemin qui mène au but, on ne le voit pas. La maladie c'est l'absence de chemin, l'incertitude des voies. On n'est pas devant une question, on est à l'intérieur. On est soi-même la question. Une vie neuve, c'est ce que l'on voudrait mais la volonté, faisant partie de la vie ancienne, n'a aucune force. On est comme ces enfants qui tendent une bille dans leur main gauche et ne lâchent prise qu'en s'étant assurés d'une monnaie d'échange dans leur main droite : on voudrait bien d'une vie nouvelle mais sans perdre la vie ancienne. Ne pas connaître l'instant du passage, l'heure de la main vide.
Ce qui vous rend malade c'est l'approche d'une santé plus haute que la santé ordinaire, incompatible avec elle. Mais bon, on résiste. Tout vous retient, la mère, les amis, les jeunes dames. On n'aime plus guère cette vie-là, mais au moins on sait de quoi elle est faite. Si on la quitte, il y aura un temps où on ne saura plus rien. Et c'est ce rien qui vous effraie. Et c'est ce rien qui vous fait hésiter, tâtonner, bégayer – et finalement revenir aux voies anciennes.
Le printemps 1205. Une guerre encore. Les guerres ne manquent pas en ce siècle. La fin de la guerre c'est la maîtrise d'un bout de terre, la reconnaissance d'un seul maître. Il n'y a de place que pour un seul dans le monde. C'est moi le maître dit le pape. C'est moi dit l'empereur. Et la lutte se poursuit, depuis toujours entamée, impossible à conclure. François sort de maladie pour répondre à l'appel du pape. Cette fois-ci est la bonne : comment échouer quand on a Dieu avec soi ? Il s'arme magnifiquement, se vêt comme un prince, manière de faire honneur au père marchand d'étoffes, tout en se soumettant au pape qui est comme un père lointain, plus doué en affaires. Beauté de l'archange sur son cheval, à son départ d'Assise, revêtu d'une triple armure d'argent, de jeunesse et d'amour. On l'acclame, on le regarde s'éloigner, bien haut campé sur la poussière du monde. Il n'a jamais été aussi beau, d'une beauté aiguisée par les périls à venir. Il n'a jamais été autant aimé. Qui peut éveiller celui qui rêve et triomphe dans son rêve ? Rien, personne sinon un autre rêve qui arrive dans un sommeil à la ville de Spolète. Les chroniques disent : Dieu lui parle et l'arrête en chemin. Les chroniqueurs font des hommes des marionnettes et de Dieu un ventriloque. Quelque chose se passe bien à Spolète, oui. Mais rien de clair : ni Dieu le père avec ses tambours, ni le Très-Haut avec sa voix de foudre. Juste le Très-Bas qui chuchote à l'oreille du dormeur, qui parle comme seulement il peut parler : très bas. Un lambeau de rêve. Un pépiement de moineau. Et cela suffit pour que François renonce à ses conquêtes et s'en retourne au pays. Quelques mots pleins d'ombre peuvent changer une vie. Un rien peut vous donner à votre vie, un rien peut vous en enlever. Un rien décide de tout.
Il traîne. Il passe le temps. Quoi d'autre. La guerre ne le tente plus, le commerce ne l'attire pas. Or ce sont là les deux activités principales de l'homme sur terre, deux manières sûres d'étendre son nom bien au-delà de soi. Tuer sans être tué, gagner sans perdre : ces deux occupations dominent la vie. Le lien amoureux n'en est qu'une variante. Le lien amoureux est lien de guerre et de commerce entre les sexes. Ou plus exactement : il n'y a pas de lien amoureux parce qu'il n'y a pas d'amour. Il n'y a pas d'amour parce qu'il n'y a que de l'amertume – amertume de n'être pas tout au monde, amertume également partagée par l'empereur, le pape et tous leurs sujets. Moi dit l'empereur. Moi dit le pape. Moi dit l'enfant en bas âge. Et les trois, l'empereur, le pape et le nourrisson, de se battre à mort autour du même tas de sable.
Et lui François ne dit plus rien. Il chante toujours. Il chante de plus en plus. La prison de Pérouse, la maladie d'Assise et le rêve de Spolète : trois plaies discrètes par lesquelles s'en va le mauvais sang de l'ambition. Ne reste plus que cette gaieté à présent sans objet. Les amis, les filles, le jeu : il ne trouve plus cela assez joyeux. Il espère à présent une jouissance plus grande que celle d'être jeune et adoré sur la terre. Les semaines passent. Les fêtes se suivent et se ressemblent. Il s'en mêle encore mais, comme on dit, il n'y est plus. On peut très bien faire une chose sans y être. On peut même passer le clair de sa vie, parler, travailler, aimer, sans y être jamais. Enfin un jour, un tendre jour de l'été 1205, il fait préparer un banquet plus somptueux encore qu'à l'ordinaire. Un repas enchanté, fastueux – le dernier du genre. Ainsi se sépare-t-il des siens, dans les nuées d'une fête, tournant vers eux son visage le plus clair, le corps déjà plus qu'à demi engagé dans la nuit.
Il ne déserte pas les noces pour se couvrir de cendres. Il ne va pas de la rosée des corps de jeunes filles à la pluie des gargouilles de cathédrales. Ce n'est pas du monde qu'il sort, c'est de lui.
Il va là où le chant ne manque jamais de souffle, là où le monde n'est plus qu'une seule note élémentaire tenue infiniment, une seule corde de lumière vibrant éternellement en tout, partout.
Il disparaît de la ville. Il est comme celui qui a une maîtresse qu'il n'ose montrer. Sa maîtresse il ne la trouve pas tout de suite. Il la cherche dans les églises désaffectées qu'il restaure de ses mains. Cette parole en lui, cet ordre enfin donné : « Va et répare ma maison qui tombe en ruine. » Il croit, le naïf, que la maison de Dieu c'est l'Église. Il obéit comme un enfant : à la lettre, scrupuleusement. Il remue les vieilles pierres. Il balaie des chapelles que plus personne ne fréquentait, à part les fées et les mulots. La poussière lui rentre sous les ongles. La fatigue lui rentre dans les muscles. Un brave petit maçon, vivant de chanson et d'eau fraîche.
Il voyage encore, des voyages à l'inverse des précédents : sans gloire, sans arme, sans annonce. Il va à Rome – parce que c'est loin : là-bas personne ne le connaît. Il rôde autour des mendiants comme hier il traînait autour des plus belles filles. Il est comme un chien flairant du gibier. Il ne cherche pas la pauvreté. Il cherche l'abondance qu'aucun argent ne sait donner. Il devine à l'instinct que la vérité est bien plus dans le bas que dans le haut, bien plus dans le manque que dans le plein. Et qu'est-ce que la vérité ? La vérité n'est rien d'extérieur à nous. La vérité n'est pas dans la connaissance qu'on en prend mais dans la jouissance qu'elle nous donne. La vérité est une jouissance telle que rien ne peut l'éteindre, un trésor que même la mort – cette pie voleuse – ne saura prendre. Et il en est très près. Il le sait, il le sent. Mais il y a encore une ombre entre sa joie et lui, entre le monde tel qu'il s'éclaire en Dieu et le monde tel qu'il brûle dans son cœur. Une dernière réticence qu'il formule au plus près, avec la précision du maçon passant la main sur une lézarde invisible dans le mur – faille dedans l'âme, fêlure du chant : « Il me semblait alors extrêmement amer de voir des lépreux. » La pauvreté, dans son dénuement matériel, l'attire. La pauvreté, dans sa vérité charnelle, le révulse. Il y a encore ce point du monde que sa joie n'atteint pas. Et qu'est-ce qu'une joie qui laisse une chose en dehors d'elle ? Rien. Moins que rien. Un amour du bout des lèvres. Un amour sans amour. Un sentiment friable, poreux – comme tous les sentiments. Les bourgeois rêvent d'un pauvre conforme à leurs intérêts. Les prêtres rêvent d'un pauvre conforme à leurs espérances. Lui, François d'Assise, ne rêve pas, ne rêve plus. Il voit : la pauvreté n'est rien d'aimable. Une tare, une souffrance, une plaie, oui. Mais rien d'aimable. Personne n'est naturellement digne d'amour, ni le riche ni le pauvre. Par nature l'amour n'existe pas – juste une eau trouble dans un miroir, l'alliance momentanée de deux intérêts, un mélange de guerre et de commerce. Ce qui est naturel c'est cette manière d'aimer qui vous ressemble et vous flatte – les amis accueillants, les dames parfumées. Ce qui est surnaturel c'est d'entrer dans la léproserie près d'Assise, passer une salle après l'autre, aller d'un pas de paysan, calme soudain, tranquille soudain, voir s'avancer vers vous ces guenilles de chair, ces mains crasseuses qui se posent sur vos épaules, palpent votre visage, contempler les fantômes et les serrer contre soi, longtemps, en silence, bien évidemment en silence : on ne va pas leur parler de Dieu à ceux-là. Ils sont de l'autre côté du monde. Ils sont les déjections du monde, interdits du plaisir des vivants comme du repos des morts. Ils en savent assez long sur le monde pour comprendre d'où vient ce geste du jeune homme, pour comprendre qu'il ne vient pas de lui mais de Dieu : seul le Très-Bas peut s'incliner aussi profondément avec autant de simple grâce.
Il sort de là la fièvre au cœur, le rouge aux joues. Ou plutôt il n'en sort pas, il n'en sortira plus. Il a trouvé la maison de son maître. Il sait maintenant où loge le Très-Bas : au ras de la lumière du siècle, là où la vie manque de tout, là où la vie n'est plus rien que vie brute, merveille élémentaire, miracle pauvre.