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ÉDITH
— Cette(91) grosse Édith, sous l’abondant aspect d’une cuisinière (la position la plus enviée au camp), me sauta au cou dans la Lagerstrasse ou plutôt me souleva de terre, m’écrasa contre elle comme un énorme édredon et me serra sur son cœur avec tant de conviction que je n’arrivai à l’identifier que lorsque je parvins à me dégager de son étreinte, à moitié suffoquée. Elle était là, devant moi, cette chère Édith, ses traits éclairés par l’émotion (et aussi par des soupes épaisses), elle me décocha en moins d’une seconde vingt-six questions. Elle avait toujours été impatiente et agressive ; son intelligence était agressive, elle était agressivement affranchie, agressivement curieuse, et elle avait à peine dix ans que deux rides s’étaient dessinées sur son front, tracées par une réflexion agressive. C’est elle qui m’avait agressivement « éclairée ». Cela se passait au verger. Je me rappelle avoir plusieurs fois éclaté en pleurs et avoir crié, en la rouant de coups : « Ce n’est pas vrai, pas vrai. » Mais elle trouva moyen de recommencer chaque fois, de m’exposer sans pitié les détails horrifiants de ses renseignements honteux, tels qu’ils lui avaient été fraîchement servis par la bonne. Je faillis céder et me résigner à admettre qu’il existât quelque chose de ce genre. Mais je ne démordais pas sur un point :
« Papa et maman ? Tu oses dire… »
— Elle osa. Ce nez tacheté de son, ce criminel de dix ans.
— Je boudais pendant plusieurs jours, guettant du coin de l’œil les deux hypocrites qui m’avaient mise au monde… Jusqu’à ce que je n’y tienne plus.
« Dis, demandai-je d’un ton sombre à mon père, est-il vrai que tu sois pour quelque chose dans ma venue au monde ? »
— Il pâlit, jeta un terrible regard sur ma pauvre vieille nurse :
« Avec qui joue cette enfant ? D’où sort-elle ces bêtises ? »
Beaucoup plus tard je revis Édith devenue une demoiselle. Loin d’être guérie de sa curiosité, elle en savait toujours trop pour son âge. Les taches de rousseur avaient disparu. Sa peau était belle et rose. Mais à la suite d’une affection pulmonaire, on lui avait fait suivre un régime de suralimentation et chaque fois qu’elle en parlait, mon Édith fronçait les sourcils :
« Dis-moi, mais sincèrement, est-ce que j’ai beaucoup grossi ? » Et ses beaux yeux gris demandaient grâce.
— Tout cela me revenait d’un coup, était là comme autrefois ridicule et émouvant jusqu’aux larmes.
— La première vague d’émotion ne s’était pas encore dissipée, elle n’avait pas encore eu le temps de réfléchir, qu’en serrant autour d’elle, des deux mains, sa robe de flanelle (cette même robe que je porte), elle recula pour prendre du champ :
« J’ai maigri, n’est-ce pas ? demanda-t-elle avec l’ancienne inquiétude. » Et sans attendre ma réponse elle se mit à rire aux éclats : « Que je suis bête ! »
Je ne me rappelle pas ce que nous nous sommes dit. Je crois qu’elle était très pressée. Je sais seulement qu’un cercle respectueux s’était formé autour de nous : de l’immense auréole de la cuisinière, un mince rayon rejaillissait sur moi. Elle serrait ma main, et demandait sans cesse, surexcitée :
« — Que puis-je pour toi ? Que puis-je pour toi ? » Prise au dépourvu, je n’arrivai pas à trouver une réponse.
« — N’as-tu pas des chaussures ? » s’enquit-elle effrayée.
« — Si, mais elles sont en bois, alors je préfère me promener pieds nus. »
« — Nous allons prendre soin de tout. Du calme je t’en prie… »
Je n’ai pas vu de miroir depuis Plassaw. Je commence à oublier mon aspect. Mais maintenant je sens que je suis loqueteuse, que mon épaule est nue et elle, qui a toujours manqué de tact, n’en souffle mot. D’un mouvement brusque elle enlève sa robe (elle en porte une autre dessous assez coquette, dans le style tyrolien), m’en revêt sur place, en pleine Lagerstrasse, sous les yeux de cent curieux, puis elle court à la cuisine, et revient avec une gamelle quatre fois plus grande que la mienne, pleine d’une soupe épaisse, pommes de terre et autres délicatesses puisées au fond du chaudron : goût et saveurs de rêves. Mes oreilles bourdonnent. J’oublie jusqu’à la présence d’Édith.
Elle m’attend demain à l’aube devant la cuisine ; et après-demain. Tous les jours. Je me tâte l’épaule. Le tissu moelleux me caresse la peau comme une grande main chaude.
*
* *
— Grande chasse autour des cuisines.
— On a abattu une jeune fille, visée au même moment du haut de deux miradors. C’est un sport dangereux que de manger à sa faim ici.
— Et pourtant je vais tous les jours au rendez-vous de l’aube.
— J’ai découvert des planches entassées derrière notre baraque. C’est là que je me rends avec ma gamelle pleine. Je me cache entre deux rangées. Je m’y faufile sur la pointe des pieds, retenant mon souffle. De la nourriture ou du silence, je ne sais ce que je goûte le mieux. Je ne suis plus gloutonne. Je ne commence pas à manger avant de m’être bien installée dans ce silence, dans la solitude.
— Je renifle profondément, immobile, je me délecte de la seule odeur pendant quelques instants, puis viennent les saveurs… Non seulement ma gorge, tout mon être avale.
— Se pourrait-il qu’un jour, rendue à la vie civile, je puisse regarder une pomme de terre sans émotion.