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AUSCHWITZ, TRIBUNAL À PROCÉDURE SOMMAIRE

— Une(76) ou deux fois par mois, le tribunal à procédure sommaire de la Gestapo de Katowice tenait sa séance au camp de concentration d’Auschwitz. À cette occasion arrivait le maître tout-puissant de la Haute-Silésie, le S.S. Oberregierungsrat(77), Dr Mildner(78). Ce personnage était un des plus sanglants bourreaux du Troisième Reich. Il n’y a que ses dehors qui faisaient déjà deviner le type achevé du tyran. Ce qui attirait l’attention, c’étaient surtout son crâne puissant et ses yeux froids et cruels qui vous fixaient attentivement. Il dirigeait l’office de la Gestapo à Katowice et était président du tribunal à procédure sommaire. Les séances étaient tenues généralement au camp d’Auschwitz, les sentences pouvant y être exécutées sans délai.

— Un ordre émanant du R.S.H.A.(79) et adressé à la Gestapo stipulait que toutes les exécutions, à l’exception des exécutions publiques, entreprises pour terroriser la population civile, devaient avoir lieu dans les camps de concentration. Le tribunal à procédure sommaire jugeait les « délits » politiques et criminels des Polonais et des Volksdeutsch. Avoir écouté la radio étrangère ou commenté ses informations politiques, être suspect d’appartenir à l’une des organisations clandestines de la Résistance, ou accusé d’y remplir les fonctions d’un courrier, ou de la subventionner – tout cela constituait un délit politique.

— Comme criminels de droit commun étaient jugées, entre autres, les personnes accusées de marché noir. Pourtant la répression la plus sévère n’arrivait pas à freiner l’extension du marché noir, puisque les Polonais ne recevaient que la moitié de la ration alimentaire accordée aux Allemands, ce qui était absolument insuffisant pour subsister.

— C’était le greffier criminel(80) Kauz de la Gestapo de Katowice qui s’occupait de l’organisation des audiences du tribunal. Il portait un uniforme de S.D. En voyant ce rond-de-cuir d’apparence insignifiante, avec ses grosses lunettes inoffensives, on n’aurait pas deviné de quelles tâches spéciales il était chargé. Les victimes étaient amenées en fourgons à Auschwitz ou en camions venant des prisons diverses, et principalement du dépôt de Myslowice. Les visages émaciés d’une pâleur maladive, témoignaient d’un internement prolongé ainsi que des tortures subies pendant l’interrogatoire. Ils portaient encore leurs vêtements civils et ils étaient tous enchaînés solidement malgré leur état déplorable. Dans les convois, se trouvaient souvent des détenus malades du typhus exanthématique, ce de quoi on avertissait toujours les S.S. qui devaient les recevoir et les installer dans les cellules communes du block 11. D’ailleurs, le typhus ainsi que d’autres maladies épidémiques, sévissaient dans les prisons aussi bien que dans le camp. En général les détenus des deux sexes qui devaient comparaître devant le tribunal à procédure sommaire, avaient subi déjà l’interrogatoire et fait leur déposition.

— Parfois, cependant, arrivaient à Auschwitz des commissions spéciales de la Gestapo pour y mener des enquêtes. Les personnes qui devaient être entendues par ces commissions étaient envoyées directement à Auschwitz aussitôt après l’arrestation et y restaient en qualité de prisonniers de la police(81). Avant chaque audience du tribunal, Kauz dressait la liste des détenus qui se trouvaient actuellement au camp en détention préventive, et qui se mettaient déjà à espérer s’en tirer la vie sauve. Ils étaient obligés de quitter leurs kommandos pour être enfermés dans le block 11. Chaque détenu interné au camp pouvait donc craindre de devenir, d’un jour à l’autre, victime d’un caprice de Grabner ou du tribunal à procédure sommaire. Une mention de son nom au cours d’un interrogatoire, un vague soupçon sans preuves ou un autre hasard malheureux, pouvaient décider de son sort.

— Au milieu de l’année 1943, on put observer au camp d’Auschwitz une singulière procession. Elle s’avançait de la porte d’entrée du camp que couronnait l’inscription en grosses lettres « Arbeit macht frei(82) » vers un ancien baraquement de corps de garde évacué et adapté pour les interrogatoires. À la tête du cortège, marchaient huit détenus de la police portant deux étranges charpentes en bois ressemblant à une sorte de claie. Ils étaient suivis par 60 à 80 autres détenus, qui s’avançaient péniblement vers le lieu de l’interrogatoire, en se soutenant l’un l’autre par le bras. Plusieurs fonctionnaires de la Gestapo en uniforme fermaient la triste procession. Certains portaient à la ceinture une cravache ou un nerf de bœuf séché et spécialement préparé – instrument bien connu dans tous les camps de concentration. Des machines à écrire et de gros dossiers complétaient leur équipement. Les gardes, armés de mitraillettes, escortaient les prisonniers qui, d’ailleurs, étaient trop faibles pour opposer quelque résistance. Les fonctionnaires de la Gestapo disparurent à l’intérieur du baraquement en emmenant avec eux les charpentes et les prisonniers qu’ils désiraient interroger les premiers. Les autres prisonniers devaient attendre dehors sous la surveillance des gardes.

— Peu après, se firent entendre les hurlements des Stapos procédant à l’interrogatoire, le bruit de chaises renversées, et les claquements des coups. Les cris atroces des victimes, torturées sauvagement, retentissaient au loin. D’affreux supplices attendaient ceux qui ne voulaient pas de bon gré avouer immédiatement leur « crime » ou qui étaient soupçonnés de savoir quelque chose sur des armes cachées, ou bien de connaître les noms des membres d’une organisation clandestine.

— Peu de gens à Auschwitz connaissaient la destination de ces charpentes en bois. Les initiés savaient que c’étaient des « balançoires » comme on avait dénommé cyniquement ces instruments de torture. Elles furent introduites à Auschwitz(83) par un fonctionnaire de la Gestapo. Il était venu un jour, d’un bureau de la Gestapo, pour procéder à l’interrogatoire d’un prisonnier en détention préventive. Subitement, un singulier gémissement étouffé se fit entendre de la salle laissée à sa disposition. Dès l’entrée de la salle, un tableau se présenta qui déconcerta même les S.S. du camp, qui, pourtant, avaient vu bien des choses horribles. Deux tables étaient placées à un mètre l’une de l’autre. Le patient devait s’asseoir sur le sol, les genoux repliés et enlacés par ses bras. Ses poignets étaient resserrés ensuite devant les jambes par des menottes. Entre les coudes et les genoux passait une grosse barre de fer dont les bouts étaient posés sur les deux tables entre lesquelles le malheureux se balançait impuissant, la tête en bas. Alors on se mettait à le fouetter avec un nerf de bœuf sur le derrière et la plante de ses pieds nus. Les coups étaient si forts, que le supplicié effectuait presque un tour entier autour de son axe. Un coup sifflant et vigoureux tombait sur ses fesses chaque fois que s’en offrait la possibilité. Quand les cris du patient devenaient trop forts, le sadique tortionnaire de la Gestapo lui mettait un masque à gaz sur le visage. Alors on n’entendait plus que des gémissements étouffés. De temps en temps le masque était enlevé, et le bourreau interrogeait sa victime. Dénoncé par un camarade sans scrupules, le patient était accusé de posséder une arme. Après quinze minutes environ, les mouvements convulsifs du torturé étaient calmés. Il ne pouvait plus parler, et ne remuait que faiblement la tête quand son bourreau lui enlevait le masque, en le pressant d’avouer. Son pantalon teinté de sang s’égouttait sur le sol. Enfin sa tête retomba lourdement – il avait perdu connaissance. Le Stapo n’en était nullement ému. Avec un méchant sourire d’homme de métier il tira de sa poche un flacon rempli de liquide d’une odeur pénétrante en le mettant sous le nez du prisonnier. Après quelques minutes, celui-ci recouvrit effectivement ses sens. Comme ses fesses étaient tellement meurtries que les coups n’auraient plus intensifié la douleur, l’inquisiteur inventa un nouveau supplice. Il se mit à verser de l’eau bouillante dans le nez de sa victime. La douleur devait être indescriptible. Le bourreau était arrivé à ses fins. À une nouvelle question, posée d’un ton moqueur et victorieux, le malheureux cruellement torturé hocha la tête en signe d’aveu. Alors la barre fut enlevée des tables et appuyée par un bout sur le sol – de façon que le supplicié put glisser en bas – et retirée ensuite.

Ce n’est qu’avec peine qu’on put enlever les menottes des poignets violacés et gonflés du patient. Celui-ci gisait sur le sol sans donner signe de vie. Comme il était incapable de répondre à l’ordre de s’approcher de la table pour signer son « aveu », des coups de nerf de bœuf et des coups de pied retombèrent sur sa tête rasée et sur son dos. Il réussit enfin à se soulever avec peine et à poser sa signature sous la « déposition », les doigts tremblants et presque incapable d’écrire. Les lettres vacillantes et les taches de sueur imprimées par sa main sur le papier pouvaient dénoncer à un œil compétent qu’il s’agissait cette fois d’une enquête « rigoureuse » « avec application de tous les moyens disponibles ». Ou d’un « interrogatoire détaillé(84) » comme on le formulait autrement dans les rapports d’instruction. Cette méthode fut accueillie à Auschwitz avec approbation. Toutefois, la solution avec deux tables a été jugée trop rudimentaire, la barre se déplaçant sur celles-ci sans cesse et même tombant par terre avec le patient ligoté. C’est pourquoi on avait commandé aux détenus employés dans les ateliers de construction(85), de fabriquer deux charpentes en bois munies d’une barre d’acier que l’on pouvait retirer.

— Ceci a contribué à rendre les tortures plus atroces encore, car on pouvait, par surcroît, faire tourner le patient autour de la barre. Voilà quelles méthodes étaient appliquées dans les baraquements du poste de garde pendant les interrogatoires.

— Durant deux ou trois semaines la commission de la Gestapo se livrait à ces excès. Il s’agissait cette fois d’une action spéciale : 600 personnes des deux sexes(86) Polonais et Volksdeutschs(87) furent saisis subitement, accusés d’« activités hostiles au Reich » ou « machinations politiques au désavantage du Reich ». Comme la prison judiciaire de Myslowice était fermée à cause d’une épidémie de typhus et encombrée, les détenus furent envoyés directement à Auschwitz. On les logea au premier étage du block 2, entièrement occupé par une seule salle sans cloisonnage dont le plancher fut recouvert de paillasses à peine bourrées. Les accusés du tribunal à procédure sommaire devaient être isolés des autres détenus du camp. Durant de longues semaines, ces 600 personnes étaient obligées de demeurer dans cette salle, couchées sur le ventre, et même d’y manger dans cette position.

— Les gardes armés de mitraillettes ont reçu l’ordre de tirer sur quiconque oserait parler ou se soulever. Mais les souffrances déjà endurées ainsi que la perspective des supplices futurs et de la mort presque certaine avaient provoqué chez la plupart une grave apathie.

— Au block 2 se trouvaient même des femmes enceintes. Les gardes ne remplissaient qu’à contrecœur leur service de surveillance auprès des détenus du block 2. Ils s’y ennuyaient, mais ils étaient obligés aussi de supporter la vermine rampante ou sautillante dont fourmillait le premier étage du block 2.

— Le jour est venu enfin où 219 des détenus de la police devaient être traduits devant le tribunal à procédure sommaire. Les autres furent condamnés à la détention préventive à la suite d’une instruction préalable.

— Les accusés du tribunal à procédure sommaire furent conduits dans une salle au block 11. Une autre salle avait été aménagée vis-à-vis pour l’audience du tribunal. Il y avait une longue table avec des verres et des carafes pleines d’eau. Derrière la table, étaient rangées les chaises, avec le fauteuil présidentiel de Mildner au milieu. Les portraits de Himmler et de Hitler accrochés aux murs regardaient d’un air complaisant. Les deux fenêtres à barreaux n’étaient pas à demi murées comme les autres fenêtres du block et donnaient directement sur les barbelés de l’enceinte. Un mur en ciment empêchait de voir plus loin.

— Enfin, une Opel Admiral bleue s’arrêta devant le block 11 et Mildner descendit de la voiture. Gravement, en saluant de sa main levée les S.S. immobilisés respectueusement au garde-à-vous, il monte les marches de pierre et entre dans le block. Il salue Grabner et Aumeier qui, eux aussi, vont prendre part à l’audience. Derrière lui s’avance Kauz, les bras chargés des dossiers portant sur la couverture l’inscription menaçante : « Geheime Staats Polizei, Kattowitz ». Mildner prend la place dans son fauteuil. À côté de lui s’installe le Sturmbannführer Dr Eisenheit. Les autres assistants échangent des saluts joviaux et des plaisanteries en s’asseyant derrière la table. Ils causent encore quelques minutes sur des sujets professionnels en se vantant de leurs derniers succès ou en critiquant l’activité des collègues absents. Mais ils s’immobilisent aussitôt dans une attitude rigide et importante au moment où Mildner ouvre enfin l’audience.

— Avec un sourire suffisant, celui-ci congratule le tribunal à l’occasion de sa 200e audience. Ensuite, il fait signe aux sentinelles S.S. postées près de la porte d’introduire les premiers accusés. Kauz crie le premier nom de la liste. La sentinelle S.S. le transmet à un employé aux écritures qui se tient à la porte de l’autre salle où se trouvent les détenus.

— De la foule des malheureux qui, après avoir subi de longues et atroces souffrances, attendent à présent leur sentence de mort – une faible voix répond « présent » et un personnage aux yeux creux s’avance en chancelant. L’employé aux écritures le mène à la porte de la salle d’audience. C’est aussi un prisonnier et qui sait si un sort pareil ne l’attend dans un proche avenir. L’accusé doit se mettre tout près de la porte. Mildner lit la motivation de la sentence. « À la suite de l’instruction menée par la Police d’État, le Polonais un tel est reconnu coupable d’avoir violé les lois du Reich allemand du fait qu’il… » C’est ainsi que débutait généralement l’accusation se terminant par la phrase suivante prononcée d’une voix monotone et indifférente : « Le tribunal de police à procédure sommaire du Bureau de la Police secrète d’État de Katowice le condamne à la peine de mort. »

— Avec une mine qui n’admet aucune réprobation, le despote si prompt à tuer promène son regard de droite à gauche et accepte comme un fait naturel les hochements de tête approbateurs de ses voisins. Le condamné n’a plus rien à dire.

— Chaque cas est bâclé en une minute à peine. Souvent Kauz n’a même pas assez de temps pour retrouver le dossier en question. La sueur lui monte au front sous le regard irrité de Mildner qui tambourine impatiemment sur la table avec les doigts. Si un accusé ne répond pas aussitôt à l’appel de l’employé aux écritures, les autres détenus répètent exaspérés son nom. Ils ne tiennent guère à prolonger inutilement leurs dernières minutes.

— Cette fois un garçon de seize ans est introduit. Poussé par la faim il a chipé quelque chose à manger dans une boutique et il appartient donc au nombre restreint de cas de « droit commun » examinés à l’audience.

— Après avoir prononcé la sentence de mort, Mildner remet lentement la feuille sur la table et dirige son regard perçant sur la petite ombre pâle qui se dresse contre la porte, vêtue de ses hardes usées. Lentement, en accentuant chaque mot, il demande : « As-tu une mère ? » Le garçon, les yeux baissés, répond : « Oui » d’une voix faible, étouffée par les larmes – « As-tu peur de la mort ? » continue en interrogeant le tueur obstiné, observant sa victime avec une volupté sadique. Le garçon ne répond plus et un faible tremblement passe par tout son corps. « Nous allons te fusiller aujourd’hui » annonce Mildner en tâchant de donner à sa voix un accent de fatalité. « D’une manière ou d’une autre, tu aurais donc été pendu un jour. Dans une heure tu seras mort ! » C’est ainsi que Mildner s’entretenait parfois avec les accusés qu’il condamnait à mort. Il ne parvenait même pas à dissimuler le plaisir que lui donnait le pouvoir de décider de la vie et de la mort de ses victimes. C’était surtout avec les femmes qu’il donnait libre cours à ses penchants sadiques. Il leur annonçait brutalement l’exécution qui les attendait.

— Après deux heures tout au plus, l’audience est terminée. Des 210 accusés, 206 sont condamnés à mort et les 4 autres à la détention préventive au camp. À présent Mildner se rend sur les lieux de l’exécution. À aucun prix il ne se priverait du plaisir d’assister personnellement aux exécutions qu’il avait prononcées. Les condamnés se sont rangés par cinq dans la cour du block 11. Comme ils sont très nombreux aujourd’hui, la fusillade va avoir lieu non sous l’écran noir du block 11, mais directement au crématoire.

— Un camion s’approche en marche arrière vers l’entrée qui s’ouvre devant lui. Des médaillons et autres chers souvenirs que les condamnés durent abandonner avant la mort jonchent la cour, évoquant l’idée d’un adieu symbolique à la vie. Personne ne pense plus à résister. En ce moment ultime, en face de la mort, chacun repense à la vie passée et à ses proches qu’il va quitter pour toujours. Le camion fait la navette entre le block et le crématoire. On y entasse avec brutalité le plus grand nombre possible de condamnés. La grande voiture bleue de Mildner stationne déjà devant le crématoire.

— Le vieux crématoire à Auschwitz se trouvait à environ 100 mètres du camp. Probablement il servait auparavant comme magasin de légumes. Le bâtiment en briques avait été entouré de trois côtés par des remblais de terre couverts d’herbe, d’arbustes et de fleurs charmantes. Une plaque de béton armé formait sa couverture. Un haut mur percé d’une solide porte d’entrée et une autre de sortie protégeait la cour devant l’entrée principale du crématoire. C’était là, loin des yeux des témoins, qu’on déchargeait chaque jour les fourgons arrivant du dépôt du block 28.

— Un étranger n’aurait jamais soupçonné que ce monticule rectangulaire, couvert de plantes multicolores, était un crématoire. Seul un gros tuyau recourbé montant du toit d’où venait un bruit monotone aurait retenu son attention ; toutefois il n’aurait guère pensé, sans en être prévenu, que c’était un ventilateur-aspirateur devant purifier l’air dans la chambre d’incinération. Même la cheminée carrée s’élevant à quelques mètres de là et reliée aux quatre fours par une conduite souterraine, ne présentait rien d’extraordinaire dans des conditions normales. Il en était autrement cependant si le vent ramenait vers la terre la fumée sortant de la cheminée en volutes transparentes et bleuâtres. Alors l’odeur pénétrante des cheveux et de la viande brûlés se faisait sentir à quelques kilomètres à la ronde. Quand on rallumait les fours – où quatre à six cadavres étaient brûlés simultanément – d’épaisses bouffées de fumée couleur de suie commençaient à monter de la cheminée, et la nuit, des flammes vives s’en échappaient, hautes de plusieurs mètres et visibles de loin. La destination de ce monticule d’apparence innocente devenait alors claire à chacun.

— Du côté opposé à la rue, une fenêtre à barreaux s’ouvrait dans le remblai, par laquelle l’air frais était amené aux fours.

— Dans l’intérieur obscur on pouvait entendre le fracas sinistre des barres d’acier et des pelles avec lesquelles on chargeait le coke dans les fours, et les corps dans les gueulards.

— À l’intérieur du crématoire, se trouvaient une chambre d’incinération, un vestibule, et une vaste salle où l’on déposait les cadavres ; dans un plafond de cette dernière étaient aménagés, outre le ventilateur, six orifices d’aération fermés par des couvercles.

— Les condamnés attendaient dans la cour devant le crématoire. Une lanterne en fer forgé suspendue au-dessus de la porte faisait penser à l’entrée de quelque maisonnette plaisante. C’était comme une moquerie, puisque d’innombrables malheureux entraient par cette porte dans le crématoire pour n’en ressortir jamais et chaque jour des charges de corps amenées par des camions étaient traînées sur son seuil.

— Les condamnés par le tribunal à procédure sommaire sont conduits dans le vestibule par groupes de quarante et reçoivent l’ordre de s’y déshabiller. Une sentinelle S.S. se tient à la porte de la salle où on procède à l’exécution. Elle y fait entrer les victimes par dizaines. Dans le vestibule, on peut entendre des coups de feu et les chocs de têtes contre le sol en béton. Des scènes atroces se déroulent. Les mères sont séparées de leurs filles ; des hommes, dont l’allure trahit d’anciens officiers, se serrent la main pour un dernier adieu ; d’autres récitent leur dernière prière. En même temps, dans la salle à côté s’accomplit un abominable massacre. Les dix détenus entrent tout nus dans la salle. Les murs sont éclaboussés de sang. À l’arrière-plan sont étendus les corps des fusillés. Un large ruisseau de sang coule vers le trou d’écoulement aménagé au centre de la salle.

— Les malheureux doivent se mettre en rang tout près des cadavres. Ils pataugent dans le sang qui rougit leurs pieds. Il y en a beaucoup qui reconnaissent avec un cri de détresse un parent proche, peut-être même un père, parmi les corps encore râlants. C’est le S.S. Hauptscharführer Palitsch qui se charge de l’exécution. Il est la main droite du chef de camp. D’un coup adroit à la nuque, il expédie un à un les condamnés. La salle se remplit rapidement de cadavres. Mildner qui assiste à l’exécution avec sa suite observe d’un regard glacial le travail de l’exécuteur de son verdict. Les cadavres s’entassent déjà même autour de lui.

— Le garde S.S. signale enfin du vestibule qu’il n’y a plus personne. Alors Palitsch se met à circuler parmi les corps en tirant un coup de grâce à ceux qui gémissent ou bougent encore. Après avoir fini sa lugubre besogne, il remet son fusil de côté, se tourne vers son chef, et se met au garde-à-vous. Mildner le dévisage avec un sourire énigmatique et démoniaque, lève la main pour le salut hitlérien et reste figé dans cette attitude plusieurs secondes. Il exprime ainsi son approbation à son valet. Ensuite il tourne sur ses talons et se dirige vers la sortie en enjambant les cadavres et saluant jovialement à gauche et à droite de sa main levée en signe d’adieu.

— Entre-temps, à la section II on se hâte fébrilement de dresser le procès-verbal de l’exécution, conçu généralement dans les termes suivants : « Cause du décès : plusieurs blessures à la poitrine, entre autres une au cœur et deux aux poumons… » Les S.S. sont très prudents et même dans ces procès-verbaux secrets, ils évitent de jamais affirmer par écrit que les coups à la nuque, tellement condamnés par la propagande(88) sont en usage en Allemagne nazie.

— Ainsi trépassaient les condamnés à mort par le S.S. Obersturmbannführer Dr Mildner. Cependant, les exécutions par pendaison étaient aussi fort nombreuses. Dans la cour du block 11, douze gibets(89) coulissants étaient construits qui pouvaient être enfoncés dans le sol, dans des creux spécialement aménagés et recouverts simplement par des couvercles en bois comme c’est l’usage pour les béquilles de la barre fixe dans les salles de gymnastique. On déployait à Auschwitz beaucoup d’esprit d’invention dans le domaine de l’extermination des hommes.

— Un exemple de férocité exceptionnelle avait été donné par le S.S. Hauptsturmführer Aumeier à l’occasion de la pendaison de douze ingénieurs polonais(90). L’exécution a eu lieu dans le camp, sur la place devant la cuisine pour les prisonniers, en présence de tous les détenus capables de se tenir debout. Un rail de chemin de fer fut posé sur deux poteaux. Les cordes au moyen desquelles les condamnés devaient être pendus, étaient trop courtes pour que le tracé de la chute ait suffi à provoquer une mort rapide par la rupture de la colonne vertébrale.

— Bien qu’on eût retiré les tabourets de sous les pieds des victimes quelques minutes auparavant, leurs corps se tordaient toujours convulsivement. Quoique Aumeier affirmât généralement qu’il fallait les laisser se trémousser tranquillement quelque « temps » il en avait assez cette fois et lança au kommando d’exécution l’ordre de les détacher. Les détenus assistant à cette scène serraient en secret les poings, et des larmes de colère leur venaient aux yeux à la vue du supplice des victimes.

— On ne laissait pas la paix même aux morts. Après chaque exécution au crématoire ou au block 11, un médecin S.S. – généralement le S.S. Hauptsturmführer Kilt (ou bien le S.S. Obersturmführer le docteur Weber) se précipitait sur les cadavres encore chauds et découpait un muscle de la cuisse ou des fesses pour les cultures bactériologiques de l’institut d’Hygiène. Cet Institut, situé au bord de la grande route menant à Hajsko, était dirigé par le S.S. Obersturmführer le Dr Weber, un bactériologiste célèbre. En général, on savait seulement que dans les nombreux laboratoires de l’institut travaillaient des détenus qui, pour la plupart, étaient spécialistes en chimie ou en bactériologie.