ONZE
Avertissement
La mort d’un monde
Le dernier Cthonien
La première chose que Saul Tarvitz avait aperçue de la cité Chorale était la magnifique orchidée de pierre que constituait le palais du maître de chœur. Il descendit du Thunderhawk meurtri sur le toit d’une des ailes de l’édifice. Le dôme spectaculaire s’élevait devant lui. Les combats livrés à l’intérieur avaient empli l’air de colonnes de fumée, et des hurlements terribles lui parvenaient depuis l’esplanade au nord, ainsi qu’une capiteuse odeur de sang fraîchement versé.
Tarvitz mesura ce tableau d’un seul regard, et fut frappé par l’idée que tout pouvait disparaître d’un instant à l’autre. Des Astartes remontaient le toit dans sa direction, des Emperor’s Children. Il faillit bondir de joie quand il reconnut l’escouade Nasicae, et Lucius à sa tête, l’épée encore fumante.
— Tarvitz ! l’appela Lucius, et Tarvitz crut déceler encore plus de crânerie que d’ordinaire dans la démarche de l’épéiste. J’ai cru que vous n’arriveriez jamais ! Alors, jaloux ?
— Quelle est la situation ? demanda Tarvitz.
— Le palais est à nous, et Praal est mort. Je l’ai tué de ma propre main ! Vous arrivez sans doute à renifler les World Eaters ; ils ne se sentent jamais à leur place tant que tout n’empeste pas le sang. Nous sommes coupés du reste de la cité, nous n’arrivons pas à contacter qui que ce soit.
Lucius indiqua l’ouest. Au loin, la forme colossale du Dies Irae répandait ses tirs sur des Istvaaniens hors de vue.
— Mais on dirait que la Death Guard va bientôt être à court d’ennemis à tuer.
— Nous devons rentrer en contact avec le reste de la force d’intervention, immédiatement, dit Tarvitz. Désignez une escouade et faites-la monter sur un point élevé.
— Pourquoi ? s’inquiéta Lucius. Que se passe-t-il ?
— Nous allons être bombardés. Une frappe virale.
— Les Istvaaniens ?
— Non, annonça tristement Tarvitz. Nous sommes trahis par notre propre camp.
Lucius ne voulut pas à croire.
— Saul, qu’est-ce que vous…
— Nous avons été envoyés ici pour mourir, Lucius. Fulgrim a choisi ceux qui ne cadraient pas avec leur grand projet.
— Saul, c’est complètement ridicule ! s’écria Lucius. Pourquoi notre primarque ferait-il une telle chose ?
— Je ne sais pas. Mais il ne l’aurait jamais fait, sauf sur l’ordre du Maître de Guerre. Ça n’est que la première étape d’un plan plus ambitieux. J’ignore quel est leur but, mais nous devons essayer de les arrêter.
Lucius secoua la tête. Ses traits se tordirent en une expression d’amertume indignée.
— Non. Le primarque ne m’aurait jamais condamné à mourir, pas après toutes les batailles que j’ai livrées pour lui. Voyez ce que je suis devenu ! J’étais l’un des favoris de Fulgrim ! Je n’ai jamais failli, je n’ai jamais remis en cause ses ordres ! Je l’aurais suivi jusqu’en enfer !
— Mais pas moi, dit Tarvitz, et vous êtes un de mes amis. Je suis désolé, Lucius, mais nous n’avons pas le temps de discuter de cela. Nous devons émettre un message d’alerte et nous trouver un abri. Je vais aller avertir les World Eaters ; vous, contactez les Sons of Horus et la Death Guard. Pas besoin d’entrer dans les détails, dites-leur simplement qu’une frappe virale est imminente, et qu’ils doivent s’abriter là où ils le peuvent.
Tarvitz jaugea la solidité rassurante du palais du maître de chœur.
— Il doit y avoir des catacombes ou des salles enterrées sous ce bâtiment. Si nous les atteignons, nous pouvons peut-être survivre. Cette cité va mourir, Lucius, mais je refuse de mourir avec elle.
— Je vais faire monter un officier radio ici, dit Lucius, une colère résolue dans la voix.
— Bien. Nous n’avons pas beaucoup de temps, les bombes peuvent être lancées à tout moment.
— C’est une rébellion contre l’Empereur, jugea Lucius.
— Oui, dit Tarvitz, je le crois aussi.
Sous ses cicatrices ritualisées, Lucius était toujours le soldat exemplaire qu’il avait toujours été, et dont la confiance en lui pouvait être contagieuse. Tarvitz savait pouvoir compter sur lui. L’épéiste hocha la tête.
— Allez trouver le capitaine Ehrlen, je m’occupe de joindre les autres légions et d’emmener nos guerriers à l’abri. Nous reparlerons de tout ça.
— À plus tard, dit Tarvitz.
Lucius se tourna vers les hommes de l’escouade Nasicae, aboya un ordre, et repartit en courant vers la coupole du palais. Tarvitz le suivit ; en baissant les yeux vers l’esplanade nord, il distingua le grouillement des combats qui s’y déroulaient, perçut les hurlements et le bruit des lames tronçonneuses.
Il releva les yeux vers le ciel de cette fin de matinée. Des nuages s’amoncelaient.
À tout instant, les bombes virales perceraient ces nuages.
Les ogives pleuvraient sur tout Istvaan III, et des milliards d’êtres mourraient.
Dans les tranchées et les bunkers qui s’étendaient à l’ouest de la cité Chorale, hommes et Astartes succombaient sous des orages de projectiles et de boue. Le Dies Irae tremblait sous la quantité de tirs qu’il libérait. Le moderati Cassar le ressentait comme si l’immense méga-bolter Vulcain à canons multiples se trouvait dans sa propre main. Le Titan avait subi de nombreux dégâts ; ses jambes étaient noircies par les explosions des missiles, et des dommages avaient été infligés à son torse par des pièces d’artillerie fixes.
Cassar les ressentait toutes, mais cette multitude de blessures ne pouvait ralentir le Dies Irae, ni le détourner de sa course. La destruction était sa raison d’être, la mort était le châtiment qu’il faisait s’abattre sur la tête des ennemis de l’Empereur.
Le cœur de Cassar était gonflé d’allégresse. Jamais il ne s’était senti aussi proche de son dieu. Il ne faisait qu’un avec la machine, dans laquelle l’Empereur avait insufflé une fraction de sa propre force.
— Aruken, virez sur tribord ! ordonna le princeps Turnet depuis son siège de commandement. Évitez ces bastions, ils risquent de fausser la jambe gauche.
Le Dies Irae s’écarta. Son pied immense emporta les toits d’un groupement de fortins et écrasa sous lui des emplacements de batteries en retombant au sol. Une bousculade de soldats istvaaniens s’extirpa des ruines des bunkers, et déploya ses armes lourdes pour faire feu sur le Titan qui culminait au-dessus d’eux.
Les Istvaaniens étaient bien entraînés. Même si la majorité de leurs armes ne valait pas un fusil laser, les tranchées constituaient un terrain d’égalité : une fois les fusillades engagées, un homme armé d’une pétoire n’en restait pas moins un homme armé.
La Death Guard en avait massacré des milliers en investissant le réseau de sapes, mais les Istvaaniens étaient plus nombreux et n’avaient pas fui. Devant la progression implacable des Astartes, ils n’avaient cédé leur terrain que tranchée par tranchée.
Ces Istvaaniens, avec leurs casques ternes d’un gris vert et leurs protections maculées de taches marron, étaient difficiles à discerner à l’œil nu au milieu des décombres et de la glèbe, mais les senseurs du Dies Irae projetaient sur la rétine de Cassar une image aux contrastes accentués, où ils ressortaient avec une limpidité et un niveau de détail prodigieux.
Le moderati lâcha une volée d’obus d’un calibre massif, et regarda les colonnes de tourbe et de corps s’élever dans l’air comme des gerbes d’eau. Les Istvaaniens avaient disparu, détruits de la main de l’Empereur.
— Regroupement de forces ennemies dans le quadrant bâbord avant, annonça Aruken. Sa voix paraissait distante à Cassar, bien qu’il ne fût que de l’autre côté du poste de commandement.
— La Death Guard peut se charger d’elles, décréta Turnet. Concentrez le tir sur l’artillerie. C’est elle qui peut nous endommager.
En dessous de Cassar, les figures métalliques de la Death Guard brillaient autour des bunkers : deux escouades lançaient leurs grenades par les meurtrières, et enfonçaient les portes pour abattre à coups de bolter les Istvaaniens encore vivants ou les incinérer au lance-flammes. Depuis la tête du Dies Irae, ces Astartes évoquaient une nuée de scarabées. Les carapaces qu’étaient leurs armures énergétiques fourmillaient dans les tranchées.
Quelques Astartes gisaient là où ils étaient tombés, fauchés par des tirs d’artillerie ou par les rafales groupées des Istvaaniens, mais ils étaient bien peu comparés aux cadavres adverses dispersés à chaque intersection. Mètre après mètre, les défenseurs étaient repoussés vers la portion des tranchées la plus au nord. Et lorsqu’ils atteindraient le marbre blanc de la haute basilique au clocher en forme de trident, ils seraient pris au piège.
Cassar décala le bras du Dies Irae, afin de le pointer vers des batteries grondantes à quelques cinq cents mètres d’eux, qui crachaient des langues de flammes et projetaient leurs têtes explosives sur les lignes de la Death Guard.
— Princeps ! appela Cassar. Artillerie ennemie en mouvement dans le quadrant est.
Turnet ne lui répondit pas, trop concentré sur ce qui lui était dit par sa fréquence de commandement privée. Quel que fut l’ordre qu’il venait de recevoir, le princeps hocha la tête et cria :
— Halte ! Aruken, interrompez la cadence de marche. Cassar, coupez l’approvisionnement en munitions.
Cassar interrompit instinctivement la rotation des fûts de l’arme sur le bras du Titan. Le contrecoup ramena de force sa conscience sur le pont de commandement. Il ne regardait plus par les yeux du Dies Irae, mais était de retour auprès des deux autres officiers.
— Princeps ? s’étonna-t-il en consultant les lectures des appareils. Y a-t-il une avarie interne ? Parce que je ne la vois pas. Les systèmes principaux répondent tous.
— Ça n’est pas un problème mécanique, répondit sèchement Turnet, et Cassar cessa de s’intéresser aux informations qui défilaient maintenant en colonnes floues en travers de sa vision. Quel est le niveau d’échauffement de notre arme ?
— Acceptable, lui apprit Cassar. Je m’apprêtais à la tourner vers cette artillerie.
— Fermez les bouches de refroidissement et isolez les magasins de munitions aussitôt que possible.
— Mais princeps, cela va nous laisser sans défense.
— Je le sais très bien, lui rétorqua Turnet comme s’il s’adressait à un demeuré. Faites-le. Aruken, vous devez nous isoler.
— Nous isoler ? demanda l’autre moderati, aussi étonné que son confrère.
— Oui, nous isoler. Le Titan doit être étanche des pieds à la tête, dit Turnet en ouvrant un canal de liaison avec le reste de la machine de guerre.
— À tout l’équipage, ici le princeps. Rejoignez immédiatement les postes d’alerte biologique. Les cloisons d’isolement vont être abaissées. Fermez les évents du réacteur et préparez-vous à l’arrêt des systèmes.
— Princeps, demanda Aruken avec insistance, de quoi s’agit-il ? D’une arme biologique, atomique ?
— Les Istvaaniens disposent d’une arme que nous ne leur soupçonnions pas, répondit Turnet. Cassar lut sur son visage qu’il lui mentait. Ils l’utiliseront bientôt. Nous devons nous isoler ou nous subirons ses effets.
Cassar regarda vers les tranchées, au travers des yeux du Titan. La Death Guard avançait toujours au milieu des ruines et des redoutes.
— Mais princeps, les Astartes…
— Je vous ai donné des ordres, moderati, proféra Turnet d’une voix forte, et vous allez les exécuter. Isolez-nous. Fermez la moindre aération, la moindre écoutille, ou nous allons tous mourir.
Cassar ordonna à son tour au Dies Irae de clore ses écoutilles et de sceller tous ses sas. Sa propre réticence ralentissait quelque peu la procédure.
Au sol, en dessous d’eux, la Death Guard continuait de progresser parmi les défenses de la cité Chorale, sans se préoccuper apparemment de ce que les Istvaaniens étaient sur le point de lancer contre eux. Ou sans le savoir.
Alors que la bataille continuait de faire rage, le Dies Irae s’immobilisa.
La salle d’audience principale du Vengeful Spirit abritait des colonnades immenses entre ses murs de marbre et ses pilastres d’or pur. Sa magnificence ne ressemblait à rien de ce que Sindermann avait déjà pu contempler. Les milliers de commémorateurs rassemblés là arboraient des expressions d’enfants à qui l’on aurait fait découvrir quelque merveille inédite. Reconnaissant tant de visages familiers, Sindermann devina que le contingent de commémoration de la flotte entière avait répondu à l’invitation du Maître de Guerre.
Celui-ci et Maloghurst se tenaient sur un podium surélevé, à l’extrémité de la salle, trop loin pour que l’un d’eux pût reconnaître le vieil itérateur, Mersadie ou Euphrati.
Ou du moins l’espérait-il. Qui pouvait savoir si la vue d’un Astartes n’était pas à ce point aiguisée, et celle d’un primarque encore davantage ?
Les deux personnages étaient habillés de robes crème, bordées d’or et d’argent, et une escorte de guerriers se tenait près d’eux. Un bon nombre d’écrans vidéo géants avaient été accrochés aux murs.
— On dirait un discours d’itérateurs sur un monde conquis, dit Mersadie, faisant écho aux pensées de Sindermann. L’impression était à ce point troublante qu’il commença à se demander quel message allait être transmis, et de quelle manière il serait cimenté. Il chercha autour de lui quelles personnes parmi ce public allaient se mettre à applaudir à des moments bien précis pour orienter l’opinion générale de la manière voulue. Chacun des écrans affichait une portion d’Istvaan III, posée sur un fond noir où s’apercevaient les petits points argentés de la flotte du Maître de Guerre.
— Euphrati, dit Mersadie alors qu’ils se frayaient un chemin dans la foule des commémorateurs. J’ai dit que c’était une mauvaise idée, tu te souviens ?
— Oui, lui confirma Euphrati, le visage plissé par un large sourire innocent.
— Maintenant, je crois que c’était une très, très mauvaise idée. Regarde un peu le nombre d’Astartes qu’il y a.
Sindermann suivit le regard de la documentaliste, et commença à transpirer à la vue de tous les guerriers en armes qui les entouraient. Si un seul d’entre eux reconnaissait leurs visages, tout était fini.
— Nous devons voir ce qui va arriver, dit Euphrati en se tournant, et attrapant Sindermann par la manche. Vous devez voir ce qui va arriver.
Sindermann sentit la chaleur de son contact et vit la flamme derrière ses yeux, comme un grondement de tonnerre avant l’orage. En sursautant, il réalisa qu’Euphrati lui faisait un peu peur. Une certaine impatience agitait l’assemblée. Sindermann se força à détourner les yeux des Astartes qui scrutaient le milieu de la salle.
Euphrati serra plus fort la main de Mersadie quand l’affichage des écrans changea, et l’assemblée des commémorateurs s’étrangla en voyant devant elle les rues ensanglantées de la cité Chorale. Ces images, manifestement prises depuis un engin aérien, remplissaient les moniteurs géants, et Sindermann sentit son cœur se soulever au spectacle d’une pareille boucherie.
Il revit le carnage aux pics des murmures, et se rappela que les Astartes avaient été conçus dans ce but, mais l’horreur viscérale de cette réalité crue était une chose à laquelle il savait qu’il ne pourrait jamais s’habituer. Des cadavres jonchaient les rues, et leurs épanchements artériels couvraient presque chaque surface, comme si les cieux avaient fait pleuvoir le sang.
— Vous autres, commémorateurs, m’aviez dit que vous vouliez voir la guerre, dit Horus, dont la voix portait facilement jusqu’aux angles reculés de la salle. La voilà.
Sindermann regarda l’image reculer sur les écrans, et traverser l’atmosphère pour rejoindre l’obscurité spatiale, constellée d’astres.
Des javelots de lumière ardente tombaient vers la bataille en contrebas.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mersadie.
— Ce sont des bombes, répondit Sindermann, épouvanté, sans vouloir y croire. La planète est bombardée.
— Tout débute maintenant, dit Euphrati.
L’esplanade offrait une vue absolument atroce : les jambes s’y enfonçaient jusqu’aux chevilles, dans le sang et les milliers de corps éparpillés. La plupart avaient éclaté sous l’effet des tirs de bolter, mais beaucoup avaient été sabrés à la lame tronçonneuse, ou même dépecés membre par membre.
Tarvitz se hâta vers le bastion qui s’était spontanément dressé en son centre, aux talus constitués par des corps tailladés, entassés entre les formes de modules d’atterrissage.
Un World Eater trempé de sang et au visage scarifié l’accueillit d’un signe de tête lorsqu’il escalada le versant de cette rampe abominable. L’armure de ce guerrier était à ce point maculée de sang que Tarvitz se demanda pourquoi sa légion n’avait pas déjà adopté comme livrée la couleur rouge.
— Le capitaine Ehrlen, demanda Tarvitz, où est-il ?
L’autre ne gaspilla pas son souffle à lui répondre et leva simplement un pouce vers un de ses congénères, du plastron duquel pendaient des dizaines de parchemins de serment. Tarvitz le remercia d’un hochement de tête et traversa la position. Il passa près d’Astartes blessés, dont s’occupait un de leurs apothicaires qui semblait avoir autant combattu que ses patients. Non loin étaient affalées deux dépouilles de World Eaters, dont les corps avaient été écartés du passage, manifestement sans cérémonie.
Ehrlen leva les yeux à l’approche de Tarvitz. Le visage du capitaine avait été sévèrement brûlé au cours d’une précédente bataille.
— Tiens, on dirait que les Emperor’s Children nous envoient des renforts ! s’écria-t-il, une moquerie accueillie par les rires grinçants de ses compagnons World Eaters. Un seul des leurs, rien de moins ! Nous sommes sauvés.
— Capitaine, dit Tarvitz quand il l’eut rejoint sur la barricade des morts istvaaniens. Je suis le capitaine Saul Tarvitz, et je suis venu pour vous prévenir d’emmener vos escouades à l’abri.
— À l’abri ? C’est impossible, dit Ehrlen en indiquant du menton l’autre côté de l’esplanade, où des ombres se déplaçaient derrière les fenêtres et entre les manoirs. Ils se regroupent. Si nous bougeons maintenant, ils nous noieront sous le nombre.
— Les Istvaaniens disposent d’une arme biologique, mentit Tarvitz, en sachant pertinemment que ce mensonge constituait le seul moyen de convaincre les World Eaters. Ils sont prêts à l’utiliser. Elle tuera tous ceux présents dans la cité Chorale.
— Ils comptent détruire leur propre capitale ? Je croyais que cet endroit avait une signification sacrée pour eux ?
— Ils ont déjà montré la valeur qu’ils accordaient à leurs civils, répondit rapidement Tarvitz, en montrant les morts entassés autour d’eux. Ils vont sacrifier cette ville pour nous tuer. Nous chasser de leur planète leur est plus précieux.
— Et donc, vous nous demandez d’abandonner cette position ? s’offusqua Ehrlen, comme si Tarvitz avait directement insulté son honneur. Comment pouvez-vous être au courant de tout cela ?
— J’arrive tout juste de l’orbite. L’arme a déjà été lâchée. Si vous êtes toujours en surface quand la frappe virale touchera le sol, vous mourrez. Si vous ne devez croire qu’en une seule chose, croyez en celle-ci.
— Alors, où nous suggérez-vous d’aller ?
— Juste à l’ouest de cette position, reprit Tarvitz après un bref coup d’œil au ciel. La lisière des tranchées est jalonnée de bunkers et d’abris anti-explosions. Si vos hommes parviennent là-bas, ils devraient être en sécurité.
— « Devraient » ? répéta Ehrlen. Est-ce le mieux que vous ayez à m’offrir ?
Ehrlen le fixa un long moment.
— Si vous vous trompez, le sang de mes guerriers sera sur vos mains. Et je vous tuerai.
— Je le conçois très bien, le pressa Tarvitz, mais nous n’avons pas beaucoup de temps.
— Très bien, capitaine Tarvitz, décida Ehrlen. Sergent Fleiste, flanc gauche ! Sergent Wronde, flanc droit ! World Eaters, mouvement général vers l’ouest, armes à la main !
Les World Eaters tirèrent leurs haches tronçonneuses et leurs épées. Les unités d’assaut, les plus tachées de sang, prirent place au premier rang et franchirent la barrière de cadavres.
— Tarvitz, vous venez avec nous ? demanda Ehrlen.
Tarvitz acquiesça, tira du fourreau son épée à deux mains et suivit les World Eaters sur l’esplanade.
Bien qu’ils fussent des compagnons Astartes, il était un étranger parmi eux. Ils coururent, poussant leurs cris de bataille et foulant le sang des morts, vers la survie potentielle que leur offraient les fortifications.
Tarvitz leva la tête vers l’amoncellement de nuages et sentit sa poitrine se serrer.
Les premières traînées incandescentes tombaient vers la ville.
— Cela a commencé, dit Loken.
Lachost leva les yeux de son unité de transmission portative. Des lignes de feu traversaient le ciel, dirigées vers la cité Chorale. Loken chercha à estimer leur angle et leur vitesse de chute : certaines allaient finir leur course entre les flèches du fort-sirène, comme l’avaient fait les modules d’atterrissage des Sons of Horus quelques heures plus tôt. Ça n’était qu’une question de minutes.
— Lucius a-t-il dit autre chose ?
— Non, dit Lachost, une arme biologique, rien d’autre. Il donnait l’impression de courir au milieu d’une fusillade.
— Tarik, cria Loken. Nous devons nous mettre à l’abri, tout de suite. Sous le fort-sirène.
— Tu crois que ça suffira ?
— Si les catacombes s’enfoncent assez loin, peut-être.
— Et sinon ?
— D’après ce qu’a dit Lucius, nous mourrons.
— Alors il vaudrait mieux y aller.
Loken se tourna vers les Sons of Horus qui avançaient autour de lui.
— Tous avec nous, et au pas de course ! Maintenant !
La tour du fort-sirène la plus proche était une monstruosité entourée de formes tortillantes et grotesques, et de visages de gargouilles rieuses, une vision tirée de quelque enfer des mythes locaux. Les Sons of Horus brisèrent leur formation de manœuvre pour courir vers elle.
Loken entendit le grondement distinctif d’une détonation aérienne, loin au-dessus de la cité, et accéléra encore sa foulée alors qu’il pénétrait dans la tour funéraire. À l’intérieur, tout était sombre et hideux. Le sol était pavé de figures torturées à demi humaines, dont les bras de pierre se dressaient vers eux, comme au travers des barreaux d’une cage.
— Ça descend par-là, dit Torgaddon. Loken suivit les Astartes qui s’engouffraient dans l’entrée des catacombes, une énorme tête de pierre dont la gorge s’ouvrait en un passage.
Alors que les ténèbres se refermaient autour de lui, Loken entendit un son familier leur parvenir, venu d’au-delà des murs.
Un hurlement.
Le chant d’agonie de la cité Chorale.
Les premières ogives éclatèrent très au-dessus de la ville, répandant largement leur contenu mortel dans l’atmosphère. Conçues pour éradiquer toute chose vivante de la surface d’un monde, les souches virales lâchées sur Istvaan III étaient les tueurs les plus efficaces de tout l’arsenal du Maître de Guerre. Ces bombes, réglées pour exploser à diverses altitudes, en divers lieux de la planète, avaient une capacité active suffisante pour l’assassiner cent fois.
Les germes se répandirent sur les forêts et les plaines, balayèrent les massifs d’algues et chevauchèrent les courants aériens d’un bout à l’autre du globe. Ils franchirent les montagnes, traversèrent les fleuves, s’enfoncèrent dans les glaciers ; une arme si nuisible que l’Empereur lui-même s’était refusé à l’employer.
Les bombes virales tombèrent sur tout Istvaan III. Mais essentiellement sur la cité Chorale.
Les World Eaters étaient les plus éloignés d’un possible refuge, et furent ceux qui souffrirent le plus du bombardement initial. Certains avaient atteint la sécurité des bunkers, mais pas la majorité d’entre eux. Ceux-là s’effondrèrent à genoux lorsque la contagion pénétra leurs armures au travers des tubes exposés et des joints des articulations dissous par ses agents corrosifs, ou en entrant par les dommages que les combats avaient déjà infligés.
Les Astartes hurlèrent. Le bruit était choquant par sa seule existence, davantage encore que pour la note horrifiée qu’il véhiculait. Le virus décomposait les liens des cellules au niveau moléculaire ; quelques minutes à peine après leur exposition, les frères de bataille se liquéfiaient littéralement en un bouillon de matière rance, ne laissant derrière eux que leurs armures souillées. Beaucoup de ceux qui avaient atteint les abris étanches moururent tout de même, dans les mêmes souffrances atroces, après avoir fermé les portes trop tard et fait entrer le virus avec eux.
Le germe se répandit sur la population civile d’Istvaan III à la vitesse de la pensée, sautant de victime en victime dans le laps de temps qu’il fallait pour l’inhaler. Les gens moururent sur pied, la chair se détachant de leurs squelettes alors que leurs ramifications nerveuses éclataient et adoptaient une consistance gélatineuse.
De nouvelles explosions brillantes vinrent nourrir ce festin de putréfaction, aidant à perpétuer la réaction fatale. Son extraordinaire nocivité était le propre fléau du virus, car sans un organisme hôte pour l’accueillir, il ne tardait pas à se consumer lui-même.
Le bombardement lancé depuis l’orbite ne se poursuivit pas moins, implacable, couvrant la planète entière d’un éventail précis de plans de tir qui devait assurer que rien ni personne n’échapperait à la contamination.
Des royaumes entiers et leurs états vassaux furent oblitérés en quelques minutes. Des cultures locales, qui avaient survécu à la « longue nuit » et enduré des dizaines de fois les atrocités d’invasions successives, disparurent sans même savoir pourquoi. Des millions d’esprits partageaient la même agonie hurlante ; leurs corps les trahissaient et se décomposaient sous eux, réduits à des flaques de substance putréfiée.
Sindermann regardait le voile de ténèbres se répandre sur la face de la planète que leur montraient les écrans. Se répandre en un large anneau noir, à une vitesse ahurissante, ne laissant derrière lui qu’une désolation grise. Une autre vague de corruption avança depuis un autre point de la planète ; les deux masses sombres se rencontrèrent et continuèrent de se déployer comme le symptôme d’une horrible maladie.
— Qu… Que se passe-t-il ? murmura Mersadie.
— Tu as déjà vu ça se produire, dit Euphrati. L’Empereur te l’a montré à travers moi. C’est la mort qui se propage.
L’estomac du vieil itérateur se souleva tandis que lui revenait cette vision où sa chair s’était décomposée sous ses yeux, où une corruption noire avait tout dévoré autour de lui.
Et c’était donc cela qui arrivait sur Istvaan.
C’était une trahison.
Sindermann eut l’impression d’avoir été drainé de tout son sang. Un monde entier était baigné dans l’immensité de la mort. Il ressentait un écho de cette peur infligée aux habitants d’Istvaan III, et cette peur, multipliée par des milliards d’âmes, échappait à l’entendement.
— Vous êtes des commémorateurs, dit Keeler, une calme tristesse dans la voix. Souvenez-vous de cet épisode et racontez-le. Il faut que cela se sache.
Sindermann acquiesça, trop hébété par ce qu’il voyait pour répondre quoi que ce fut.
— Venez, reprit Euphrati. Nous devons y aller.
— Où ça ? sanglota Mersadie, les yeux toujours fixés sur le supplice d’un monde.
— Il nous faut partir, dit Euphrati avec un sourire, en prenant leurs mains pour leur faire traverser l’assemblée des commémorateurs, immobile, horrifiée, en direction du bord de la foule.
Sindermann se laissa d’abord entraîner, incapable de rien, que de poser un pied devant l’autre, mais quand il vit qu’elle les emmenait vers les Astartes postés sur le tour de la salle, il commença à lui résister.
— Euphrati ! murmura-t-il. Mais que faites-vous ? Si nous sommes reconnus…
— J’y compte bien, dit-elle. Faites-moi confiance, Kyril.
Et elle les entraîna vers un des guerriers massifs, qui se tenait à l’écart des autres. Sindermann savait suffisamment déchiffrer le langage du corps pour percevoir que ce qui arrivait horrifiait ce guerrier autant qu’eux.
L’Astartes tourna la tête dans leur direction. Son visage était anguleux et creusé, sa peau usée comme un vieux cuir.
Euphrati s’arrêta devant lui.
— Iacton. J’ai besoin que vous m’aidiez.
Iacton Qruze. Sindermann avait entendu Loken parler de lui. Le « Mal Entendu ».
Un guerrier des temps anciens, dont l’opinion n’avait plus aucun poids parmi les plus hauts échelons de commandement de sa légion.
Un guerrier des temps anciens…
— Vous avez besoin de mon aide ? s’étonna Qruze. Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Euphrati Keeler. Voici Mersadie Oliton, ajouta-t-elle, comme si de telles présentations, devant un tel carnage, étaient la chose la plus naturelle qui fut. Et Kyril Sindermann.
L’itérateur lut sur le visage de l’Astartes que Qruze avait reconnu son nom. Il ferma les yeux, et attendit le cri d’alarme inévitable qui révélerait leur présence.
— Loken m’a demandé de vous chercher, dit Qruze.
— Loken ? demanda Mersadie. Vous avez eu de ses nouvelles ?
Qruze fit non de la tête, mais ajouta :
— Il m’a demandé de veiller sur vous tant qu’il serait parti. Je crois comprendre, maintenant.
— Que voulez-vous dire ? s’étonna Sindermann. Il n’aimait pas la façon qu’avait Qruze de jeter des regards aux autres guerriers en armes entourant l’assemblée.
— Rien, laissez donc.
— Iacton, lui intima Euphrati, la voix investie d’une douce autorité. Regardez-moi.
L’Astartes aux traits ridés baissa les yeux vers sa silhouette frêle, de laquelle Sindermann sentait émaner la puissance et la détermination.
— Vous n’êtes plus le Mal Entendu, dit-elle. Votre voix va à nouveau être entendue, plus fort qu’aucune de celles de votre légion. Vous vous accrochez à la tradition d’hier, et vous espérez avec nostalgie la voir revenir. Hier est en train de mourir ici, Iacton, mais avec votre aide, nous pouvons le faire revenir.
— Mais de quoi parlez-vous, femme ? bougonna Qruze.
— Je veux que vous vous rappeliez de Cthonia, dit Euphrati, et Sindermann recula en sentant monter d’elle un sursaut d’énergie électrique, comme si sa peau émettait une charge positive.
— Que savez-vous du monde où je suis né ?
— Uniquement ce que j’en vois à l’intérieur de vous, Iacton, dit Euphrati. Un reflet doux s’était mis à briller derrière ses rétines, et ses paroles paraissaient investies d’une promesse. L’honneur et le courage dans lesquels les Luna Wolves ont trempé. Vous êtes le dernier qui se souvienne, Iacton. Vous êtes le dernier à incarner encore ce que signifie être un Astartes.
— Vous ne savez rien de moi, la défia Qruze. Sindermann percevait pourtant que les mots de Keeler l’avaient touché, effritant la barrière que les Astartes érigeaient entre eux et les mortels.
— Vos frères vous surnomment le Mal Entendu, mais vous ne leur en tenez pas rigueur. Je sais pourquoi : parce qu’un guerrier cthonien a son honneur pour lui, et ne se soucie pas des insultes mesquines. Je sais aussi que vos conseils ne sont pas entendus parce que votre voix est celle d’une époque révolue. La Grande Croisade était une entreprise noble, qui ne cherchait que le bien de toute l’Humanité.
Sindermann regarda Qruze. Son visage en disait beaucoup sur le conflit à l’intérieur de son âme.
Sa loyauté envers sa légion se confrontait à une autre : celle envers les idéaux qui l’avaient forgée.
Il finit par sourire d’un air désabusé.
— Et Loken m’avait dit : « Rien de trop ardu… »
Il tourna la tête vers le Maître de Guerre et Maloghurst.
— Venez, décida-t-il alors. Suivez-moi.
— Où ? demanda Sindermann.
— Je vous emmène en lieu sûr. Loken m’a demandé de veiller sur vous, et c’est exactement ce que je compte faire. À présent, taisez-vous et venez avec moi.
Qruze se retourna sur place et partit vers un des nombreux passages qui quittaient la salle d’audience. Euphrati lui emboîta le pas, et Mersadie comme Kyril se mirent à trotter derrière elle, sans être trop sûrs de savoir où ils allaient, ni pourquoi. L’Astartes atteignit la porte, sous une grande arche de bronze poli, gardée par deux guerriers en faction qu’il fit s’écarter d’un revers de la main.
— Je fais descendre ces trois-là, dit-il.
— Nous avons pour instructions de ne laisser partir personne, dit l’un des gardes.
— Et justement, je vous en donne de nouvelles, leur notifia Qruze, avec une opiniâtreté que Sindermann n’avait pas encore cru remarquer en lui. Écartez-vous. Ou bien comptez-vous désobéir à un ordre émanant d’un officier supérieur ?
— Non, mon capitaine, s’excusèrent les deux guerriers en s’inclinant, et ils ouvrirent les battants de la porte.
Qruze leur adressa un hochement de tête et fit signe aux trois autres de passer.
Sindermann, Euphrati et Mersadie quittèrent la salle, et la porte se referma derrière eux, dans un bruit aux accents irrévocables. À présent que les sons d’agonie de la planète et les hoquets effarés avaient été étouffés, le silence qui les enveloppait les décontenança.
— Et maintenant ? demanda Mersadie.
— Je vais vous éloigner autant que possible du Vengeful Spirit, répondit Qruze.
— Nous allons quitter le vaisseau ? s’alarma Sindermann.
— Oui, dit l’Astartes. Il n’est plus sûr pour vous et vos semblables. Plus sûr du tout.