NEUF
La puissance d’un
dieu
Regroupement
Frères d’honneur
Le strategium n’était éclairé que par les braseros, où brûlait une flamme verte hésitante. Là où s’étaient trouvées les bannières des différentes compagnies de la légion, celles de la loge guerrière les avaient remplacées. Les précédentes avaient été décrochées peu de temps après que le fer de lance fut déployé, et le message était clair : la loge avait obtenu la primauté au sein des Sons of Horus. Sur l’estrade depuis laquelle Horus s’adressait jadis aux officiers de sa flotte, se dressait désormais un lutrin, où reposait le Livre de Lorgar.
Le Maître de Guerre était assis sur son trône du strategium, à considérer les rapports envoyés d’Istvaan III sur la profusion d’écrans disposés devant lui.
Leur rayonnement émeraude accrochait les arêtes de son armure et se reflétait sur la gemme ambrée qui formait l’œil de son plastron. Des quantités de statistiques de combat se déroulaient, et des séquences vidéo relayées montraient le déroulement des combats dans la cité Chorale. Les World Eaters étaient au centre d’une lutte épique. Des milliers de personnes se déversaient sur l’esplanade devant le palais du maître de chœur, et des ruisseaux de sang coulaient dans les rues : les Astartes massacraient les Istvaaniens qui, vague après vague, se jetaient sur leurs tirs et leurs lames tronçonneuses.
Le palais lui-même était intact. Seuls quelques voiles de fumée trahissaient la bataille qui faisait rage, celle par laquelle les Emperor’s Children se frayaient un chemin au travers des gardes.
Vardus Praal serait bientôt mort, même si Horus n’avait que faire du destin de ce gouverneur séditieux. Cette rébellion lui avait simplement offert l’occasion de se débarrasser de ceux qui ne l’auraient pas suivi dans sa grande marche vers Terra.
Il releva les yeux à l’approche d’Erebus.
— Premier chapelain, dit-il, la mine sévère. La situation est délicate. Ne viens pas me déranger sans raison.
— Des nouvelles nous sont parvenues de Prospero, lui apprit Erebus sans se laisser troubler. Les murmureurs fantomatiques restaient accrochés à lui, autour de ses pieds et du crozius qu’il portait accroché à la ceinture.
— Que devient Magnus ? demanda Horus, soudain intéressé.
— Les Loups de Fenris ne l’ont pas tué, dévoila Erebus, mais ça n’est pas faute d’avoir essayé.
— Magnus est en vie, grogna Horus. Et il peut donc encore représenter un danger.
— Non, lui assura Erebus. Les tours de Prospero sont tombées. Le Warp résonne de la puissante magie que Magnus a dû employer pour sauver ses guerriers et s’éclipser.
— Toujours sa magie, dit Horus. Vers où s’est-il enfui ?
— Je ne le sais pas encore, confessa Erebus, mais où qu’il puisse aller, les chiens de l’Empereur le traqueront.
— Il ne peut plus que se joindre à nous, ou il mourra seul, mesura Horus, songeur. Dire que tant dépend des personnalités de si peu d’êtres. Magnus n’était pas loin d’être mon ennemi le plus dangereux, peut-être autant que l’Empereur lui-même ; à présent, il n’a plus d’autre choix que de nous suivre jusqu’au bout. Si Fulgrim parvient à convaincre Ferrus Manus de nous rejoindre, nous aurons déjà pratiquement gagné.
Horus eut un geste de dédain pour les écrans qui dépeignaient l’offensive sur la cité Chorale.
— Les Istvaaniens pensent que les dieux sont venus les détruire, et dans un sens, ils ont raison. Il m’appartient de dispenser la vie et la mort. N’est-ce pas le pouvoir d’un dieu ?
— Capitaine Loken, sergent Vipus. Content de vous revoir tous les deux, dit le sergent Lachost, à l’abri dans la carapace vide d’une chapelle dédiée à l’une des augustes figures de l’histoire d’Istvaan III. Nous nous sommes efforcés de joindre toutes les escouades : elles sont éparpillées sur tout le périmètre. Le fer de lance a volé en éclats.
— Alors nous allons le reforger ici, répondit Loken.
Des tirs sporadiques résonnaient entre les édifices, il vint donc se mettre à couvert près de Lachost. Les membres de l’unité de commandement du sergent s’étaient déployés autour des ruines de la chapelle : leurs bolters suivaient dans leur course, et abattaient à l’occasion les formes qui passaient entre les ombres. Vipus et les survivants de l’escouade Locasta occupèrent le couvert des décombres avec eux.
L’ennemi portait les amures de l’ancienne Istvaan, faites de bandes patinées noir et argent, et en guise d’armes, d’étranges reliques, des arbalètes à cadence de feu rapide qui semblaient projeter des traits d’un métal clair et fondu.
Les Sons of Horus repoussaient la contre-attaque des soldats du fort-sirène. Les dizaines d’escarmouches individuelles qu’ils livraient au milieu des flèches funéraires auraient engendré autant de récits héroïques.
— Nous avons de bons couverts ici, dit Vipus, et une position que nous pouvons tenir. Dès que d’autres escouades se seront ralliées à nous, nous pourrons commencer une percée vers l’ennemi.
Loken acquiesça, alors même que Torgaddon se jetait à couvert à côté d’eux. Les Sons of Horus qu’il avait ramenés avec lui se joignirent à ceux de l’escouade Lachost sur le pourtour des murs.
Il sourit à Loken.
— Alors, Garvi, qu’est-ce qui t’as retenu ?
— Nous avons dû descendre du sommet du rempart, lui fut-il répondu. Où sont tes guerriers ?
— Ils sont un peu partout, dit Torgaddon. Ils se dirigent par ici, mais beaucoup d’escouades sont encerclées. Je suppose que le fort-sirène était tenu par une garnison de soldats d’élite : ils ont un sacré arsenal, et leur technologie a l’air assez avancée.
Loken hocha la tête tandis que Torgaddon poursuivait.
— En tout cas, cette tour-là est sécurisée. J’ai demandé à Lachost et Vaddon d’établir un poste de commandement au rez-de-chaussée. Pour l’instant, nous pouvons juste rester là : il y a trois autres légions dans la cité Chorale et le reste des Sons of Horus attend en orbite, pas besoin de…
— Nos adversaires maîtrisent le terrain, le contredit brutalement Loken. Ils peuvent nous encercler aussi. Il y a des catacombes qui courent sous nos pieds et ils peuvent s’en servir pour nous prendre à revers. Si nous restons immobiles, ils trouveront un moyen de nous avoir. Nous sommes sur leur territoire, alors nous devons frapper aussi vite que possible. Nous sommes un fer de lance. C’est à nous de porter le coup.
— Sur quel objectif ? demanda Torgaddon.
— Les flèches funéraires, décréta Loken. Nous allons les attaquer une par une ; les investir, tuer tous ceux qui s’y trouvent et passer à la suivante sans nous arrêter, pour que l’ennemi reste en permanence pris de court.
— Le plus gros du fer de lance est en route, mon capitaine, intervint Lachost.
— Bien, répondit Loken. Puis il leva les yeux vers les tours qui entouraient la petite chapelle.
Celle-ci se trouvait dans le creux en vallon, entre la tour dont ils venaient de descendre et sa voisine, un cylindre brutal de pierre, à la surface duquel étaient sculptés des visages renfrognés. Sur la circonférence de son pied, des dizaines d’arches offraient des points d’entrée et des couverts ; de temps à autre, un tir occasionnel les éclairait brièvement.
Tout un enchevêtrement de chapelles jonchait l’espace entre les deux tours. Les statues de morts illustres de la cité Chorale dépassaient parfois de piles d’architecture ou de petits temples en ruine.
Loken pointa du doigt en direction de la flèche funéraire située de l’autre côté du vallon.
— Dès que nous serons assez pour un véritable assaut, c’est là-bas que nous frapperons. Lachost, commencez à sécuriser les chapelles autour de nous pour nous donner un bon tremplin de départ, et faites monter quelques hommes dans les premiers étages de cette tour-ci pour assurer un tir de couverture. Avec des armes lourdes, si vous en avez.
Des détonations retentirent à l’est. Loken vit des silhouettes d’Astartes arriver vers eux, des Sons of Horus, portant les marquages de l’escouade Eskhalen. D’autres convergeaient aussi vers leur position, et livraient leurs propres combats itinérants en cherchant à rejoindre l’effectif principal.
— Ça n’est pas un simple endroit où ils ensevelissent leurs morts, jugea Loken. Quoi qu’il ait pu arriver à Istvaan III, cela a commencé ici. C’est une armée de soldats religieux, et cet endroit est leur église.
— Pas étonnant qu’ils soient dingues, ajouta alors Torgaddon avec mépris. Les fous sont très attachés à leurs dieux.
Les commandes du Thunderhawk répondaient mal ; l’appareil cherchait à échapper au contrôle de Tarvitz pour dégringoler dans l’espace. Tarvitz n’avait reçu que l’entraînement le plus rudimentaire sur ces nouveaux ajouts au parc volant de l’Astartes, et l’essentiel s’était déroulé dans une atmosphère, à basse altitude, pour déposer des troupes ou fournir un tir de soutien.
Tarvitz voyait Istvaan III par le verre blindé de la baie avant. Un croissant de lumière solaire rampait à sa surface. Quelque part, près du bord de ce croissant, se trouvait la ville où ses frères et ceux de trois autres légions livraient bataille sans avoir conscience qu’ils étaient déjà trahis.
— Thunderhawk, identifiez-vous, dit une voix par la radio de bord. L’engin devait avoir franchi la sphère de non-riposte de l’Andronius : les tourelles de défense rapprochée l’avaient verrouillé comme n’importe quelle autre cible. Avec un peu de chance, il disposait encore de quelques instants, des instants qui pouvaient lui permettre de mettre autant de distance que possible entre son Thunderhawk volé et le croiseur.
— Thunderhawk, identifiez-vous, répéta la voix.
Il lui fallait gagner du temps, afin de s’éloigner encore des défenses de proximité.
— Capitaine Saul Tarvitz, en route vers l’Endurance pour une mission de liaison.
— Attendez l’autorisation.
Il savait qu’il ne l’obtiendrait pas, mais chaque seconde l’éloignait de l’Andronius et le rapprochait de la planète.
Tarvitz poussa le Thunderhawk aussi vite qu’il l’osa, en écoutant le sifflement des parasites sur la fréquence de communication, en espérant, contre toute vraisemblance, que son interlocuteur le croirait et le laisserait poursuivre sa route.
— Thunderhawk, faites demi-tour, dit la voix. Revenez à l’Andronius immédiatement.
— Je vous reçois mal, Andronius, mentit Tarvitz. Le signal de transmission n’arrête pas de sauter.
Le stratagème était navrant, mais pouvait lui offrir encore quelques secondes de plus.
— Je répète, faites dem…
— Allez vous faire voir, répondit Tarvitz.
Il vérifia l’écran de navigation pour y chercher la trace d’éventuels poursuivants, fut ravi de n’en apercevoir encore aucun, et abaissa le manche du Thunderhawk vers Istvaan III.
— Le Pride of the Emperor est en transit, annonça Saeverin, l’officier de pont supérieur de l’Andronius. Son navigator nous fait savoir qu’il rencontre des difficultés. Le seigneur Fulgrim ne sera pas avec nous avant quelque temps.
— A-t-il donné des nouvelles de sa mission ? demanda Eidolon, debout derrière son épaule.
— Les communications sont toujours très mauvaises, dit Saeverin, en semblant hésiter à répondre. Mais ce que nous avons reçu ne semble pas encourageant.
— Alors nous devrons le compenser par l’excellence de notre conduite, rétorqua Eidolon. Les autres légions sont peut-être plus sauvages, plus résistantes ou plus discrètes, mais aucune d’elles n’approche la perfection des Emperor’s Children. Qu’importe ce qui nous attend, nous ne devons jamais l’oublier.
— Oui, seigneur commandeur, dit Saeverin.
Devant lui, une série de lueurs d’alerte éclaira son pupitre. Ses mains dansèrent au-dessus des nombreux boutons, et il se retourna vers Eidolon.
— Seigneur commandeur, l’appela-t-il, nous avons peut-être un problème.
— Ne me parlez pas de problèmes.
— Le contrôle des défenses vient de m’avertir qu’un Thunderhawk en partance pour la surface a été repéré.
— Un de nos appareils ?
— À ce qu’il semble, oui, témoigna Saeverin en se penchant sur la console. On vient de m’en donner confirmation.
— Et qui est le pilote ? réclama Eidolon. Personne n’a l’autorisation de se rendre en surface.
— Le dernier échange de transmissions avec le Thunderhawk indique qu’il s’agissait du capitaine Saul Tarvitz.
— Tarvitz, répéta Eidolon.
— C’est bien lui, confirma le capitaine Saeverin. Il semble avoir fait décoller l’un des Thunderhawks de la baie d’embarquement tournée vers la planète.
— Vers où se dirige-t-il ? Très exactement, demanda le seigneur commandeur.
— La cité Chorale, lui répondit Saeverin.
Eidolon sourit.
— Il veut essayer de les avertir. Il croit qu’il peut changer les choses ; je croyais que nous pourrions l’utiliser, mais il est bien trop borné, et voilà qu’il s’est mis dans la tête de jouer les héros. Saeverin, faites décoller quelques chasseurs et ordonnez-leur de l’abattre. Nous n’avons pas besoin de complications.
— Très bien, monseigneur. Lancement des chasseurs dans deux minutes.
Mersadie essora le linge et l’étala de nouveau sur le front d’Euphrati. Aussi pâle et émaciée qu’un cadavre, celle-ci se mit à gémir, et se crispa, les bras agités comme par une crise de tétanie.
— Je suis là, lui murmura Mersadie, qui suspectait pourtant l’imagiste de ne pas pouvoir l’entendre. Elle ne comprenait pas dans quel état se trouvait Euphrati, et ne se sentait que de plus en plus inutile.
Pour des raisons qu’elle ignorait également, Mersadie était restée avec Kyril Sindermann et Euphrati chaque fois qu’il l’avait déplacée à bord du vaisseau. Le Vengeful Spirit était de la taille d’une métropole, et les endroits où s’y cacher abondaient.
La nouvelle de leur venue les précédait toujours : partout où ils allaient, des mécaniciens barbouillés de graisse ou des ouvriers de maintenance en tenue de chaufferie étaient là pour les guider jusqu’en sécurité, pour les fournir en eau et en nourriture, et pour entrevoir la sainte. Ils étaient pour l’instant cachés dans l’un des compartiments des moteurs, à l’intérieur d’un vaste tube creux que remplissait d’ordinaire un plasma brûlant, remué par la poussée de grands pistons. Ce moteur avait été désaffecté pour entretien, et faisait provisoirement un excellent refuge, insoupçonnable malgré ses dimensions confortables.
Sindermann dormait sur une fine couverture à côté d’Euphrati, et le vieil homme n’avait jamais paru plus épuisé. Ses bras osseux s’étaient couverts de taches de vieillesse, ses joues étaient creusées.
L’un des machinistes s’introduisit dans la cachette où Keeler était allongée sur un tas d’étoffes et de vêtements, arrangés à même le sol. L’homme, dont le torse nu était couvert de cambouis, large et musculeux, fut pris d’un élan de ferveur et vint s’agenouiller, l’air soumis, tout près du lit de sa sainte.
— Mademoiselle Oliton, s’enquit-il avec révérence, est-ce que vous ou la sainte, vous avez besoin de quoi que ce soit ?
— De l’eau, dit Mersadie. De l’eau propre, et Kyril voudrait aussi qu’on lui ramène encore du papier.
L’allégresse éclaira les yeux de l’homme.
— Il écrit quelque chose ?
Mersadie regretta d’avoir mentionné cette demande.
— Il rassemble ses pensées pour pouvoir rédiger un discours, dit-elle. Au fond de lui, il reste un itérateur. Si vous pouviez aussi nous trouver des fournitures médicales, ça nous serait très utile. Elle se déshydrate.
— L’Empereur va la préserver, dit le mécanicien, d’une voix inquiète.
— J’en suis sûre, mais nous devons L’aider autant que nous le pouvons, insista Mersadie en essayant de ne pas paraître aussi condescendante qu’elle avait l’impression d’être.
L’effet qu’avait Euphrati sur l’équipage, malgré son coma, était extraordinaire. Un vrai miracle en soi. Sa présence semblait condenser les doutes et les aspirations de tous ces gens en une foi inébranlable, dédiée à cet Empereur lointain.
— On va vous amener ce qu’on peut, dit l’homme. On a des contacts dans les dépôts d’intendance.
Il tendit la main pour effleurer la couverture d’Euphrati, et murmura une brève prière à l’Empereur. Quand le mécanicien fut parti, Mersadie chuchota sommairement sa propre supplique. Après tout, l’Empereur était plus réel qu’aucun des prétendus dieux que la croisade avait rencontrés.
— Empereur, délivrez-nous, prononça-t-elle calmement. De tout ça.
Tristement, elle baissa la tête, et eut le souffle coupé. Euphrati avait bougé et ouvert les yeux, comme un dormeur s’éveillant d’un profond sommeil. De peur de compromettre ce fragile miracle en bougeant trop vite, Mersadie tendit lentement le bras, et prit dans sa main celle de l’imagiste.
— Euphrati, murmura-t-elle. Est-ce que tu m’entends ?
Sa bouche s’ouvrit brusquement et Euphrati hurla de terreur.
— Vous en êtes sûr ? demanda le capitaine Garro, en boitillant sur sa jambe bionique nouvellement fixée. Les gyrostabilisateurs n’étaient pas encore en symbiose avec son système nerveux, et à son grand regret, une place parmi le fer de lance de la Death Guard lui avait été refusée. Le pont de l’Eisenstein était directement ouvert sur les moteurs du vaisseau, comme cela était courant dans la flotte de la légion, puisque Mortarion méprisait l’ornementation inutile sous toutes ses formes.
L’armature squelettique de ce pont était suspendue dans les entrailles du croiseur, et des tuyaux de refroidissement la surplombaient comme des nœuds d’intestins métalliques. Sur une plate-forme encombrée de bancs de cogitateurs, les visages de l’équipage étaient illuminés par des tons froids, vert et bleu.
— Tout à fait sûr, mon capitaine, répondit l’officier aux transmissions, penché sur la plaque de données qu’il tenait à la main. Un Thunderhawk des Emperor’s Children traverse notre zone d’engagement.
Garro la lui prit, et c’était bien vrai : un cuirassé Thunderhawk passait à proximité de l’Eisenstein, une meute de chasseurs aux trousses.
— Quelque chose ne va pas, dit Garro. Placez-nous sur une trajectoire d’interception.
— Oui, mon capitaine, dit l’officier de pont, qui tourna vivement sur ses talons pour se diriger vers la timonerie.
En quelques instants, les réacteurs revinrent à la vie, et de larges pistons pompèrent dans la pénombre huileuse qui entourait la passerelle. L’Eisenstein s’inclina pour entamer son virage pesant vers le Thunderhawk en approche.
Le hurlement tira Kyril Sindermann de son sommeil avec la brutalité d’un coup de tonnerre, et il sentit son cœur lui tambouriner les côtes.
— Q…quoi ? parvint-il à bredouiller avant de voir Euphrati assise, le dos droit, et criant à s’en faire éclater les poumons. Il se leva maladroitement alors que Mersadie essayait d’entourer l’imagiste de ses bras, mais Keeler se débattit comme une démente, et Sindermann se dépêcha de lui venir en aide, les bras écartés, comme pour les serrer toutes deux.
Dès que ses doigts eurent touché Euphrati, il sentit la chaleur qui irradiait d’elle, et voulut reculer sous la douleur, mais ses mains lui donnèrent l’impression de rester collées à la peau de la jeune fille. Ses yeux rencontrèrent ceux de Mersadie, et il sut, à la terreur qu’il y lut, que celle-ci ressentait la même chose.
Il se mit à gémir. Sa vision se troubla et s’assombrit, comme sous l’effet d’une crise cardiaque. Des images monstrueuses se carambolèrent dans son cerveau. Il lutta pour conserver sa santé mentale sous l’assaut de ces visions d’un mal pur.
La mort, comme un voile noir, était suspendue au-dessus de tout. Sindermann voyait le visage sombre et délicat de Mersadie y succomber, ses traits s’enfoncer sous l’effet de la décomposition.
Des vrilles de ténèbres se déroulaient dans l’air, détruisant tout ce qu’elles touchaient. Il hurla à son tour en voyant la chair tomber des os de Mersadie, et baissa les yeux vers ses propres mains, pour les voir se putréfier devant lui. Sa peau pelait, révélant des métacarpes d’une blancheur larvaire.
Puis tout disparut ; le voile de désagrégation se leva, et Sindermann retrouva autour d’eux leur cachette qui n’avait pas changé depuis qu’il s’y était allongé pour essayer d’y voler quelques heures de repos agité. Il tomba à l’opposé d’Euphrati, et d’un seul regard, comprit que Mersadie et lui avaient connu la même expérience : celle d’un pourrissement horrible.
— Oh, non… gémissait la documentariste. Pitié… Est-ce que…
— C’est une trahison, la coupa Keeler, d’une voix forte, en se tournant vers Sindermann. C’est en train d’arriver. Vous devez les prévenir. Allez les prévenir, Kyril !
Les yeux de Keeler se fermèrent, et elle s’affaissa contre Mersadie, qui la retint en sanglotant.
Tarvitz luttait contre les commandes du Thunderhawk. Des stries écarlates et brillantes fusèrent à côté du cockpit : les appareils de combat étaient arrivés derrière lui, et lâchaient leurs salves de tirs rubiconds.
À chacune de ses manœuvres d’évasion, Istvaan III pivotait devant lui, dans le cadre de la verrière.
Des impacts frappèrent l’arrière du Thunderhawk et les contrôles firent une embardée entre ses mains. Il répondit en braquant son appareil vers le haut ; en dessous de lui, les moteurs poussèrent une plainte braillarde pour sortir la masse du cuirassé des lignes de tir ennemies. Des bruits de trépidations révélaient que quelque chose avait cédé à l’intérieur d’un des propulseurs. Des lampes témoin rouges et des affichages d’urgence illuminèrent son compartiment.
Sur la projection tactique, les échos furibonds des chasseurs s’élargissaient.
L’unité radio grésilla à nouveau, et Tarvitz tendait la main pour l’éteindre. Il ne voulait pas entendre ses poursuivants le narguer maintenant que son engin allait être détruit et que tout espoir d’avertir la surface était perdu. Il suspendit son geste en entendant une voix familière.
— Thunderhawk en trajectoire d’approche de l’Eisenstein, identifiez-vous.
Tarvitz aurait presque pleuré de soulagement en reconnaissant la voix de son frère d’honneur.
— Nathaniel ? cria-t-il. Ici Saul ! Quelle joie d’entendre votre voix, mon frère !
— Saul ? Que se passe-t-il, au nom de l’Empereur ? Ces chasseurs essaient-ils de vous abattre ?
— Oui ! s’égosilla Tarvitz en effectuant une nouvelle manœuvre d’évasion devant la vue tourbillonnante d’Istvaan III traversée par les lasers. Devant lui, la flotte de la Death Guard se matérialisait en une dispersion de traînées luisantes.
Tarvitz poussa à fond le dernier moteur encore fonctionnel de son Thunderhawk. Garro lui demandait :
— Mais pourquoi ? Répondez-moi vite, ils sont presque sur vous !
— C’est une trahison ! cria Tarvitz. Toute cette offensive ! Nous avons été trahis, la flotte va bombarder la surface de la planète avec des ogives virales !
— Quoi ? bafouilla Garro, d’une voix où son incrédulité était manifeste. C’est absolument ridicule.
— Croyez-moi, dit Tarvitz. Je sais que tout ça paraît insensé, mais en tant que frère d’honneur, je vous supplie de me faire confiance comme jamais encore vous ne l’avez fait. Je vous jure sur ma vie que je ne vous mens pas, Nathaniel.
— J’ai du mal à vous croire, Saul.
— Nathaniel ! hurla Tarvitz de frustration. Toutes les liaisons avec la surface ont été coupées ! Si je n’arrive pas à aller les avertir moi-même, tous les Astartes présents sur Istvaan III vont mourir !
Nathaniel Garro ne parvenait pas à détacher ses yeux de l’unité radio, comme s’il cherchait à discerner la vérité de ce que prétendait Saul Tarvitz par la seule force de son regard. Près de lui, l’écran tactique affichait les blips tremblotants qui représentaient le Thunderhawk de Tarvitz et ses poursuivants. Son expérience lui disait qu’il ne disposait que de quelques secondes pour prendre une décision, et tous ses instincts lui criaient que ce qu’il avait entendu ne pouvait être vrai.
Et pourtant Saul Tarvitz était son frère d’honneur, depuis un serment prêté sur les champs de bataille ensanglantés de la campagne de Preaixor, où ils avaient versé leur sang et résisté épaule contre épaule, durant toute la durée d’une guerre cruelle qui avait vu mourir bon nombre des hommes qui leur étaient les plus chers.
Une telle amitié, un tel lien d’honneur forgé par l’enfer des combats étaient des engagements sérieux. Garro connaissait suffisamment Saul Tarvitz pour savoir qu’il n’exagérait jamais, et que jamais, jamais il ne lui aurait menti. Envisager que son frère d’honneur pût chercher à le tromper en cet instant était au-delà du concevable, mais d’entendre que la flotte s’apprêtait à bombarder ses frères ne l’était pas moins.
Ses pensées se percutaient dans sa tête, et il se maudit pour son indécision. Garro baissa les yeux vers l’aigle que Tarvitz avait gravé sur le canon d’avant-bras de son armure, il y avait si longtemps. Et il sut ce qu’il avait à faire.
Tarvitz lança le cuirassé dans une descente en piqué. Il se prépara à couper les gaz et à déployer ses aérofreins, en espérant s’être déjà suffisamment engagé dans l’atmosphère d’Istvaan III, et que celle-ci le ralentirait suffisamment pour ce qu’il avait en tête…
Il baissa les yeux vers l’affichage tactique. Les chasseurs s’écartaient légèrement de la trajectoire du Thunderhawk, et s’apprêtaient à le prendre en tenaille en profitant de sa perte de vitesse.
L’estimation du bon moment allait être cruciale.
D’un coup, Tarvitz ramena à lui la manette d’admission et ouvrit les ailerons de freinage.
Le harnais du siège de pilotage lui comprima brutalement la poitrine comme l’inertie le projetait en avant, et le cockpit fut soudain éclairé par des témoins brillants. Un tremblement effroyable s’empara de tout le cuirassé. Tarvitz entendit les bruits de la coque et sentit le Thunderhawk échapper à son contrôle.
Il hurla de colère, réalisant que ceux qui cherchaient à trahir tout l’Astartes avaient gagné, que sa tentative de contrecarrer leur perfidie avait été vaine. Les lueurs de nouveaux tirs passèrent de part et d’autre du cockpit. Tarvitz attendit l’inévitable explosion qui signerait sa mort.
Mais celle-ci n’arriva pas.
Sidéré, il réempoigna à deux mains les commandes de son appareil et se démena afin de rétablir son assiette. L’écran de localisation tactique n’affichait qu’un fouillis d’interférences : une bouillie électromagnétique de débris se combinait au brouillard impénétrable qu’avait provoqué une détonation massive. Il ne voyait pas les chasseurs, mais ceux-ci pouvaient toujours être là, et s’être à nouveau alignés sur lui.
Quelque chose venait de se produire, mais quoi ?
— Saul, l’appela une voix, lourde de tristesse, et Tarvitz sut que son frère d’honneur ne l’avait pas laissé tomber. Soyez tranquille, les chasseurs ne vous suivent plus.
— Ils ne me suivent plus ?
— L’Eisenstein les a abattus, sur mon ordre, dit Garro. Saul, dites-moi que j’avais raison de l’ordonner. Car si vous m’avez menti, je suis condamné moi aussi.
Tarvitz aurait voulu rire, et regretta de ne pas avoir son ami à ses côtés, de ne pas pouvoir le serrer dans ses bras et le remercier de sa confiance. Nathaniel Garro avait pris la décision la plus monumentale de toute sa vie, sans la fonder sur rien d’autre que les quelques phrases qu’ils avaient échangées. L’estime et la confiance que lui témoignait Garro étaient incommensurables.
— Oui. Vous aviez raison de me croire, mon ami.
— Dites-moi pourquoi, demanda Garro.
Tarvitz tâcha de trouver une réponse rassurante à fournir à son vieil ami, mais comprit que rien ne pourrait le soulager du poids de ce qu’il venait de perpétrer.
— Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez dit autrefois au sujet de Terra ?
— Oui, soupira Garro. Je vous ai dit qu’elle était ancienne, déjà à l’époque.
— Vous m’avez parlé de ce que l’Empereur y avait construit, continua Tarvitz. Un monde unifié, là où auparavant il n’y avait rien eu, que la barbarie et la mort. Vous m’avez parlé des cicatrices de l’ère des Luttes, des glaciers entièrement fondus et des montagnes rasées.
— Oui, reconnut Garro. Je me souviens. L’Empereur a pris cette sacrée planète et il y a fondé l’Imperium. C’est pour cela que je me bats : pour me dresser contre l’obscurité, et construire un domaine dont héritera l’Humanité.
— Et c’est justement cela qui est trahi, mon ami.
— Je ne permettrai pas que cela arrive, Saul.
— Moi non plus, se jura Tarvitz. Que comptez-vous faire, à présent ?
Garro prit un temps de réflexion. La question de savoir quoi faire, à présent qu’il avait choisi son camp, devenait essentielle.
— Je vais signaler à l’Andronius que je vous ai abattu. Le nuage de l’explosion et le fait que vous soyez arrivé dans la haute atmosphère devraient couvrir vos traces assez longtemps pour vous permettre de gagner la surface.
— Et ensuite ?
— Les autres légions doivent être averties de ce qui se passe ici. Seul le Maître de Guerre aurait osé concevoir une trahison de cette magnitude, et il ne s’y serait pas risqué sans avoir rallié à lui certains de ses frères Primarques. Rogal Dorn et Magnus n’auraient jamais trahi l’Empereur : si je parviens à faire sortir l’Eisenstein du système, je peux les ramener ici. Avec d’autres.
— Allez-vous y arriver ? s’inquiéta Tarvitz. Le Maître de Guerre aura tôt fait de réaliser ce que vous voulez tenter.
— J’ai un peu de temps avant qu’il ne me suspecte, mais ensuite, la flotte entière risque de se liguer contre moi. Pourquoi faut-il que des hommes meurent chaque fois que l’un d’entre eux veut faire ce qui est juste ?
— Arriverez-vous à garder le contrôle de l’Eisenstein une fois que vos intentions seront connues ?
— Oui, estima Garro. Ça ne sera pas sans heurts, mais beaucoup de membres d’équipage sont des Terriens, et ils se rangeront à mes côtés. Ceux qui refuseront seront tués.
Le moteur bâbord trépida. Il ne restait plus beaucoup de temps à Tarvitz avant que le cuirassé ne cédât.
— Nathaniel, je dois rejoindre la surface, dit-il. J’ignore combien de temps cet engin réussira à garder les airs.
— Alors c’est là que nous nous séparons, prononça Garro, avec dans la voix une note de résolution irrévocable.
— La prochaine fois que nous nous reverrons, ce sera sur Terra.
— Si nous devons nous revoir, mon frère.
— J’en suis certain, Nathaniel, lui promit Tarvitz. Pour l’Empereur, j’en fais le serment.
— Puisse la chance de Terra vous accompagner, conclut Garro, et la fréquence se tut.
Quelques instants plus tôt, il avait cru devoir mourir. Il avait à présent l’espoir de réussir à empêcher la perfidie du Maître de Guerre.
C’était là le sens de la vérité impériale. Il le réalisait enfin.
Elle représentait l’espoir : un espoir pour la galaxie, un espoir pour l’Humanité.
Tarvitz réenclencha la poussée du Thunderhawk, arrêta sa trajectoire en direction du palais du maître de chœur et descendit vers le cœur de la capitale.