La Madone

Jerry Coloqhoun attendit plus de trente-cinq minutes sur les marches des Bains-Douches de Leopold Road avant que Garvey ne se montre, ses pieds s'engourdissant peu à peu à mesure que le froid s’insinuait à travers les semelles de ses souliers. L’heure viendrait, se rassurait-il, où ce serait lui qui ferait ainsi attendre les autres. En fait, un tel privilège serait probablement bientôt le sien s’il réussissait à persuader Ezra Garvey d’investir dans son projet de Complexe de Loisirs. Cette entreprise nécessitait un certain goût du risque, ainsi que des fonds substantiels, mais ses contacts lui avaient affirmé que Garvey, quelle que soit sa réputation, possédait ces deux articles en abondance. L’origine de la fortune de cet homme n’était pas un élément à considérer dans cette entreprise, du moins Jerry s’en était-il convaincu. Nombre de ploutocrates moins véreux avaient déjà refusé tout net de participer à son projet durant les six derniers mois ; dans de telles circonstances, les scrupules étaient un luxe qu’il ne pouvait pas se permettre.

Il n’était guère surpris par le manque d’enthousiasme des investisseurs. Les temps étaient difficiles, et on ne prenait pas de risque à la légère. De plus, il fallait une certaine imagination – une faculté qu’il n’avait pas découverte souvent chez les gens fortunés de sa connaissance – pour concevoir que les Bains-Douches puissent être transformés en ce complexe flamboyant qu’il avait conçu. Mais ses recherches préliminaires l’avaient convaincu que dans un tel quartier – où des maisons naguère à deux doigts de la démolition étaient achetées et rénovées par une nouvelle génération de petits-bourgeois sybarites –, les activités de loisir qu’il avait prévu d’exploiter ne pourraient que rapporter gros.

Il y avait un autre élément en sa faveur. Le Conseil Municipal, à qui appartenaient les Bains-Douches, était impatient de se débarrasser le plus tôt possible de cet établissement ; il n’avait que trop de créanciers sur le dos. Le fonctionnaire que Jerry avait acheté à la Direction des Services Municipaux – le même homme qui lui avait joyeusement donné les clés en échange de deux bouteilles de gin – lui avait dit que l’immeuble pouvait être acquis pour une bouchée de pain si l’offre ne tardait pas trop. Ce n’était qu’une question de minutage.

Un talent qui faisait apparemment défaut à Garvey. Quand il finit par arriver, l’engourdissement était monté jusqu’aux genoux de Jerry, et son humeur était devenue fort irascible. Il n’en montra rien, cependant, lorsque Garvey descendit de sa Rover avec chauffeur et monta les marches de l’établissement. Jerry ne lui avait parlé qu’au téléphone et il s’était attendu à découvrir un homme plus imposant, mais en dépit de son manque de stature il était impossible de douter de l’autorité de Garvey. Elle se manifestait dans le regard franc avec lequel il détailla Coloqhoun ; dans ses traits sans joie ; dans son costume immaculé.

Les deux hommes se serrèrent la main.

— Enchanté de vous voir, monsieur Garvey.

L’homme hocha la tête, mais ne lui retourna aucun salut. Jerry, impatient d’être à l’abri du froid, ouvrit la porte d’entrée et le conduisit à l’intérieur.

— Je n’ai que dix minutes, dit Garvey.

— Très bien, répondit Jerry. Je voulais seulement vous montrer les lieux.

— Vous avez déjà inspecté cet endroit ?

— Bien sûr.

C’était un mensonge. Jerry avait visité l’immeuble durant le mois d’août, grâce à son contact à la Direction de l’Architecture, et depuis, il n’avait fait qu’examiner plusieurs fois l’édifice de l’extérieur. Mais cinq mois s’étaient écoulés depuis qu’il y avait pénétré pour la dernière fois ; il espérait que la détérioration de l’établissement ne s’était pas depuis accélérée au-delà du point de non-retour. Ils entrèrent dans le vestibule. Il sentait l’humidité, mais pas de façon trop intense.

— Il n’y a pas d’électricité, expliqua-t-il. Nous aurons besoin d’une lampe-torche.

Il sortit une lampe de sa poche et en braqua le rayon sur la porte intérieure. Celle-ci était cadenassée. Il contempla le lourd cadenas, déconcerté. Si cette porte avait été ainsi verrouillée lors de sa précédente visite, il ne s’en souvenait pas. Il essaya la clé qu’on lui avait donnée, sachant avant de l’approcher du cadenas que les deux étaient malheureusement incompatibles. Il jura à voix basse, passant rapidement en revue les choix qui se présentaient à lui. Ou bien Garvey et lui faisaient demi-tour et abandonnaient les Bains-Douches à leurs secrets – si l’on pouvait qualifier de secrets la moisissure, la pourriture et un toit au bord de l’effondrement –, ou alors il tentait de forcer le cadenas. Il jeta un regard à Garvey, lequel avait extrait de la poche intérieure de sa veste un énorme cigare et en caressait le bout avec une flamme ; une fumée veloutée s’éleva dans l’air.

— Excusez-moi pour ce délai, dit-il.

— Ce sont des choses qui arrivent, dit Garvey, qui n’était pas le moins du monde perturbé.

— Je pense que les circonstances justifient le recours à la force, dit Jerry, essayant d’estimer la façon dont l’autre réagirait à une effraction.

— D’accord.

Jerry fit rapidement le tour du vestibule obscur à la recherche d’un outil. Dans le guichet, il trouva un tabouret aux pieds métalliques. Le sortant de sa cachette, il se dirigea vers la porte – conscient du regard amusé, mais bénin que Garvey posait sur lui – et, utilisant l’un des pieds en guise de levier, brisa un des maillons de la chaîne du cadenas. Celui-ci tomba avec fracas sur le sol.

— Sésame, ouvre-toi, murmura-t-il avec une certaine satisfaction, et il ouvrit la porte à Garvey.

Le bruit de la chute du cadenas semblait encore s'attarder le long des couloirs déserts dans lesquels ils pénétrèrent, son vacarme ne devenant plus qu’un soupir avant de disparaître. L’intérieur des lieux avait l’air bien plus inhospitalier que dans les souvenirs de Jerry. La pauvre lumière qui tombait à travers la verrière couverte de moisissure était bleu-gris – une nuance qui accentuait encore le caractère sinistre de ce qu’elle éclairait. Jadis, sans aucun doute, les Bains-Douches de Leopold Road avaient été un exemple parfait du style Arts Déco – carreaux luisants et mosaïques élaborées enchâssés dans les murs et le plancher. Mais certainement pas durant l'âge adulte de Jerry. Les carreaux sous ses pieds avaient depuis longtemps été décollés par l’humidité ; le long des murs, ils étaient tombés par centaines, donnant naissance à des dessins de céramique blanche et de plâtre noirci qui rappelaient d’immenses grilles de mots croisés sans définitions. L’atmosphère de décrépitude était si intense que Jerry avait à moitié envie de renoncer à sa tentative de vendre le projet à Garvey. Il n’y avait sûrement aucun espoir de vendre ce lieu, même au prix ridiculement bas demandé par la Mairie. Mais Garvey semblait plus séduit que Jerry ne l’aurait cru. Il arpentait déjà le couloir, tirant sur son cigare et grommelant en chemin. Peut-être n’était-ce rien de plus qu’une curiosité morbide, pensa Jerry, qui poussait le promoteur à s’enfoncer dans ce mausolée aux échos lugubres. Et pourtant :

— Il y a une atmosphère, ici. Cet endroit a certaines possibilités, dit Garvey. Je n’ai pas la réputation d’être un philanthrope, Coloqhoun – vous devez le savoir –, mais j’ai du goût pour les belles choses.

Il s’était immobilisé devant une mosaïque représentant une quelconque scène mythologique – poissons, nymphes et dieux marins en train de folâtrer. Il eut un grognement appréciateur, faisant décrire les lignes sinueuses du dessin au bout humide de son cigare.

— On ne voit plus guère de travail aussi soigné de nos jours, commenta-t-il.

Jerry trouvait la mosaïque fort médiocre, mais il dit :

— C est superbe.

— Montrez-moi le reste.

L’établissement s'était jadis vanté de posséder plusieurs équipements – saunas, bains turcs, bains de boue – en plus de ses deux piscines… Ses diverses parties étaient reliées par un labyrinthe de couloirs qui, contrairement au corridor principal, n’avaient pas de verrière : la lampe-torche devrait leur suffire ici. Obscurité ou pas, Garvey voulait voir toutes les parties ouvertes au public. Les dix minutes dont il avait affirmé pouvoir disposer devinrent vingt, puis trente, leur exploration s’interrompant sans cesse, chaque fois qu’il faisait une nouvelle découverte digne de commentaire. Jerry l’écoutait en feignant la compréhension : il était confondu # par l’enthousiasme que l’autre manifestait pour le décor.

— J’aimerais voir les piscines à présent, annonça Garvey quand ils eurent fait un tour complet des autres parties de l’établissement.

Obéissant, Jerry le guida à travers le labyrinthe de couloirs en direction des deux piscines. Dans un étroit passage situé non loin des bains turcs, Garvey fit :

— Chut !

Jerry s’arrêta de marcher.

— Quoi ?

— J’ai entendu une voix.

Jerry tendit l’oreille. Le rayon de la lampe-torche, arrosant les carreaux, projetait autour d’eux une pâle luminescence, qui drainait le sang des traits de Garvey.

— Je n’entends…

— Chut ! j’ai dit, aboya Garvey.

Il remua la tête de droite à gauche, lentement. Jerry n’entendait rien. Et Garvey non plus, à présent. Il haussa les épaules et tira sur son cigare. Celui-ci s’était éteint, tué par l’humidité.

— Un phénomène acoustique, dit Jerry. Les échos sont trompeurs dans ces couloirs. Parfois, vous entendez le bruit de vos propres pas qui se dirigent vers vous.

Garvey grogna de nouveau. Le grognement semblait être sa figure de rhétorique préférée.

— J’ai entendu quelque chose, dit-il, de toute évidence guère convaincu par l’explication de Jerry.

Il tendit de nouveau l’oreille. On aurait entendu une mouche voler dans les couloirs. Il n’était même pas possible de percevoir le bruit de la circulation dans Leopold Street. Finalement, Garvey parut satisfait.

— Avancez, dit-il.

Jerry s’exécuta, bien que le chemin qui menait aux piscines ne lui fût pas vraiment familier. Ils se trompèrent de direction à plusieurs reprises, errant dans un labyrinthe de couloirs identiques, avant de parvenir enfin à leur destination.

— Il fait chaud, dit Garvey quand ils arrivèrent devant la porte de la plus petite des deux piscines.

Jerry murmura son accord. Impatient d’atteindre les piscines, il n’avait pas remarqué l’accroissement régulier de la température. Mais à présent qu’il était immobile, il sentait une mince pellicule de sueur sur son corps. L’air était humide, et il ne puait pas la moisissure et l’humidité, comme dans les autres parties de l’immeuble, mais il s’en dégageait une senteur plus malsaine, presque lourde. Il espérait que Garvey, emprisonné dans le cocon de fumée dégagé par son cigare rallumé, ne pouvait pas partager ses sensations ; l’odeur était loin d’être agréable.

— Le chauffage est allumé, dit Garvey.

— On le dirait bien, dit Jerry, bien qu’il ne puisse pas en voir la raison.

Peut-être que la Municipalité faisait fonctionner le système de chauffage de temps en temps, afin de le conserver en état de marche. Dans ce cas, y avait-il des ouvriers quelque part dans les entrailles de l’immeuble ? Peut-être que Garvey avait entendu des voix ? Il élabora mentalement une explication à fournir au cas où leurs routes viendraient à se croiser.

— Les piscines, dit-il, et il ouvrit l’une des doubles portes.

La verrière était encore plus sale que celle du couloir principal ; seule une lumière misérable venait éclairer la scène. Garvey n’était cependant pas disposé à se laisser arrêter. Il franchit le seuil et se dirigea jusqu’au bord de la piscine. Il n’y avait pas grand-chose à voir ; les surfaces carrelées étaient recouvertes par plusieurs années de moisissures. Au fond de la piscine, à peine discernable sous les algues, un dessin avait été enchâssé dans les carreaux. L’œil brillant d’un poisson les regarda brièvement, parfaitement vide.

— J’ai toujours eu peur de l’eau, rumina Garvey en contemplant la piscine vidée. Je ne sais pas d’où ça vient.

— De votre enfance, s’aventura Jerry.

— Je ne crois pas, répondit l’autre. Ma femme dit que ça vient de l’utérus.

— De l’utérus ?

— Je n’aimais pas nager là-dedans, qu’elle dit, répondit-il avec un sourire qui se moquait peut-être de lui-même, mais plus probablement de son épouse.

Un bruit sec vint à leur rencontre depuis l’autre bout de la piscine vide, comme si quelque chose venait de tomber. Garvey se figea.

— Vous avez entendu ça ? dit-il. Il y a quelqu’un ici.

Sa voix s’était soudain élevée d’une demi-octave.

— Des rats, répondit Jerry.

Il souhaitait éviter toute rencontre avec les ouvriers municipaux ; on pourrait bien lui poser des questions pénibles.

— Donnez-moi la lampe, dit Garvey en l’arrachant des mains de Jerry.

Il balaya le côté opposé de la piscine avec le rayon de la lampe. Celui-ci éclaira une série de cabines, ainsi qu’une porte ouverte qui conduisait hors de la piscine. Rien ne bougeait.

— Je n’aime pas la vermine… dit Garvey.

— Cet endroit a été laissé à l’abandon, répondit Jerry.

—… surtout pas la vermine humaine.

D’un geste violent, Garvey replaça la lampe-torche dans les mains de Jerry.

— J’ai des ennemis, monsieur Coloqhoun. Mais vous vous êtes sûrement renseigné sur moi, n’est-ce pas ? Vous savez que je ne suis pas un enfant de chœur.

L’inquiétude de Garvey au sujet des bruits qu’il avait cru entendre prenait à présent tout son sens. Ce n’était pas les rats qu’il redoutait, mais une atteinte à sa personne.

— Je pense qu’il faut que je parte à présent, dit-il. Montrez-moi l’autre piscine et on s’en va.

— Entendu.

Jerry était aussi heureux de partir que son invité. L’incident avait encore fait monter sa température. La sueur coulait en abondance à présent, gouttant sur sa nuque. Ses sinus étaient douloureux. Il guida Garvey le long du couloir jusqu’à la porte de la plus grande des deux piscines et tira. La porte refusa de s’ouvrir.

— Un problème ?

— Elle doit être fermée de l’intérieur.

— Est-ce qu’il y a une autre entrée ?

— Je crois. Voulez-vous que je fasse le tour ?

Garvey jeta un regard à sa montre.

— Deux minutes, dit-il. J’ai un rendez-vous.

Garvey regarda Coloqhoun disparaître dans le couloir obscur, précédé par le rayon de la lampe-torche. Il n’aimait pas cet homme. Il était rasé de trop près ; et ses chaussures étaient italiennes. Mais – si l’on négligeait son concepteur – ce projet n’était pas dénué d’intérêt. Garvey aimait bien ces piscines et leurs équipements accessoires, l’uniformité de leur conception, la banalité de leur décoration. Contrairement au plus grand nombre, il trouvait les institutions rassurantes : les hôpitaux, les écoles, même les prisons. Elles lui rappelaient l’ordre social, elles apaisaient cette partie de lui-même qui redoutait le chaos. Mieux valait que le monde soit trop organisé plutôt que pas assez.

Son cigare s’était de nouveau éteint. Il le plaça entre ses dents et craqua une allumette. Alors que le premier éclat de sa flamme mourait, il eut un aperçu fugitif d’une jeune fille nue qui l’observait depuis le couloir devant lui. Cette vision ne fut que momentanée, mais lorsque l’allumette échappa à ses doigts pour aller s’éteindre sur le sol, son parfait souvenir resta gravé dans son esprit. Elle était jeune – quinze ans tout au plus – et ses formes étaient plantureuses. La sueur qui luisait sur sa peau lui donnait une sensualité telle qu’il aurait pu la croire tout droit sortie de ses rêves. Laissant tomber son cigare éteint, il fouilla ses poches à la recherche d’une autre allumette et la craqua, mais durant les quelques secondes qui s’étaient écoulées dans les ténèbres, la beauté enfantine avait disparu, ne laissant dans l’air que le souvenir de la douce odeur de son corps.

— Fillette ? dit-il.

La vision de sa nudité l’emplissait de désir pour elle.

— Fillette ?

La flamme de la deuxième allumette ne pénétrait pas plus d’un mètre ou deux dans le couloir.

— Tu es là ?

Elle ne pouvait pas être bien loin, raisonna-t-il. Craquant une troisième allumette, il partit à sa recherche. Il n’avait fait que quelques pas lorsqu’il entendit quelqu’un derrière lui. Il fit demi-tour. Le rayon de la lampe-torche vint éclairer la terreur sur son visage. Ce n’était que Chaussures Made in Italy.

— Impossible d’entrer.

— Ce n’est pas la peine de m’aveugler, dit Garvey.

Le rayon s’abaissa.

— Excusez-moi.

— Il y a quelqu’un ici, Coloqhoun. Une fille.

— Une fille ?

— Peut-être êtes-vous au courant ?

— Non.

— Elle était toute nue. À trois ou quatre mètres de moi.

Jerry regarda Garvey, mystifié. Cet homme souffrait-il d’hallucinations sexuelles ?

— Je vous dis que j’ai vu une fille, protesta Garvey, bien qu’aucune parole de contradiction n’ait été prononcée. Si vous n’étiez pas arrivé, je lui aurais mis la main dessus. (Il regarda en direction du couloir.) Éclairez donc par là.

Jerry braqua sa lampe sur le labyrinthe. Il n’y avait aucun signe de vie.

— Merde, dit Garvey avec une expression de regret sincère.

Il tourna de nouveau son regard vers Jerry.

— D’accord, dit-il. Foutons le camp d’ici. Je suis intéressé, déclara-t-il quand ils se quittèrent sur les marches. Ce projet a un certain potentiel. Est-ce que vous avez un plan de l’immeuble ?

— Non, mais je peux m’en procurer un.

— Faites-le. (Garvey était en train d’allumer un nouveau cigare.) Et envoyez-moi vos propositions détaillées. Ensuite, on en reparlera.

Jerry dut offrir un pot-de-vin considérable à son contact à la Direction de l’Architecture pour obtenir le plan des Bains-Douches, mais il finit par y réussir. Sur le papier, l’édifice ressemblait à un vrai labyrinthe. Et, comme dans les labyrinthes les mieux conçus, il ne semblait y avoir aucune structure apparente dans la disposition des douches, des lavabos et des vestiaires. Ce fut Carole qui lui démontra la fausseté de cette thèse.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-elle alors qu’il était penché sur le plan ce soir-là.

Ils avaient passé quatre ou cinq heures ensemble chez lui – des heures exemptes des querelles et de la rancœur qui avaient gâché leurs rencontres récentes.

— C’est le plan des Bains-Douches de Leopold Road. Tu veux un autre cognac ?

— Non, merci.

Elle examina le plan tandis qu’il se levait pour remplir son verre.

— Je crois bien que j’ai réussi à intéresser Garvey.

— Tu vas traiter avec lui, n'est-ce pas ?

— Ne parle pas comme si je me livrais à la traite des Blanches. Cet homme a du fric.

— Du fric pas très propre.

— Qu’est-ce qu’un peu de saleté entre amis ?

Elle lui lança un regard glacial, et il regretta de ne pas pouvoir revenir en arrière de dix secondes afin d’effacer sa réplique.

— J’ai besoin de ce projet, dit-il, portant son verre jusqu’au canapé et s’asseyant en face d’elle, le plan déployé sur la petite table qui les séparait. J’ai besoin de réussir quelque chose, pour une fois.

Les yeux de Carole refusaient de lui accorder leur pardon.

— Je pense que Garvey et les types de son genre ne valent rien, dit-elle. Je me fiche de son argent. C’est un criminel, Jerry.

— Je devrais donc tout laisser tomber, n’est-ce pas ? C’est ça que tu es en train de me dire ?

Ils s’étaient déjà disputés plusieurs fois à ce sujet, d’une façon ou d’une autre, durant les semaines précédentes.

— Il faut que j’oublie tout le mal que je me suis donné et que j’ajoute ce fiasco à tous les autres ?

— Ce n’est pas la peine de crier.

— Je ne crie pas !

Elle haussa les épaules.

— D’accord, dit-elle doucement. Tu ne cries pas.

— Seigneur !

Elle se repencha sur le plan. Il l’observa par-dessus le bord de son verre de whisky ; observa la raie qui divisait sa tête par le milieu, et les fins cheveux blonds qui tombaient de chaque côté d’elle. Ils se comprenaient si peu l’un l’autre, pensa-t-il. Le processus qui les avait conduits à l’impasse présente était d’une banalité parfaite, et pourtant ils échouaient sans cesse à trouver le terrain d’entente nécessaire à un échange de vues fructueux. Pas simplement sur ce sujet, mais sur une cinquantaine d’autres. Quelles que soient les pensées qui s’agitaient sous ce crâne si doux, elles lui demeuraient mystérieuses. Tout comme les siennes l’étaient pour elle, probablement.

— C’est une spirale, dit-elle.

— Quoi ?

— Les Bains-Douches. L’établissement est conçu comme une spirale. Regarde.

Il se leva afin d’avoir une vue d’ensemble du plan tandis qu’elle traçait avec son index une ligne à travers les couloirs. Elle avait raison. Bien que les impératifs liés à l’exécution du dessin d’architecture aient obscurci la clarté de l’image, il y avait effectivement une spirale qui courait à travers le labyrinthe des corridors et des pièces. Le doigt de Carole traçait une courbe convergente en dessinant sa forme. Finalement, son index vint s’immobiliser sur la grande piscine ; la piscine fermée. Il contempla le plan en silence. Sans son aide, il savait qu’il aurait pu examiner le dessin durant une semaine sans parvenir à en discerner la structure.

Carole décida de ne pas rester cette nuit-là. Cela ne signifiait pas, tenta-t-elle d’expliquer sur le seuil, que tout était fini entre eux ; seulement qu’elle accordait trop de valeur à leur intimité pour l’utiliser comme un placebo. Il comprit à moitié son argument ; elle aussi les voyait comme deux animaux blessés. Au moins avaient-ils en commun une certaine vie métaphorique.

Il n’était pas inaccoutumé à dormir seul. De bien des façons, il préférait être solitaire dans son lit plutôt que de le partager avec quelqu’un, même avec Carole. Mais cette nuit-là, il la voulait près de lui ; pas elle en particulier, mais quelqu’un. Il se sentait vainement agité, comme un petit enfant. Quand le sommeil arrivait, c’était pour s’enfuir aussitôt, comme s’il avait redouté ses rêves.

Peu de temps avant l’aube, il se leva, préférant rester éveillé plutôt que de bondir de somme en somme, passa une robe de chambre autour de son corps frémissant et alla se faire un peu de thé. Le plan était toujours déployé sur la table, là où ils l’avaient laissé la veille au soir.

Sirotant son thé d’Assam doux et tiède, il resta immobile à le contempler. Maintenant que Carole lui avait fait remarquer sa présence, tout ce qu’il voyait – en dépit des cartouches et des légendes qui revendiquaient son attention –, c’était la spirale, preuve évidente qu’une main cachée avait été à l’œuvre sous le chaos apparent du labyrinthe. Elle saisissait son regard et le forçait par la séduction à suivre sa course, toujours tournant, toujours se rapprochant ; et vers quoi ? – une piscine fermée.

Son thé bu, il retourna au lit ; cette fois-ci, la fatigue eut raison de ses nerfs et le sommeil qui lui avait été refusé l’engloutit. Il fut réveillé à sept heures et quart, par Carole qui lui téléphonait afin de s’excuser pour la veille au soir.

— Je ne veux pas que ça tourne mal entre nous, Jerry. Tu le sais, n’est-ce pas ? Tu sais que tu es quelqu’un de précieux pour moi.

Il ne supportait pas de parler d’amour tôt le matin. Ce qui lui semblait romantique à minuit lui apparaissait fortement ridicule à l’aube. Il fit de son mieux pour répondre à ses déclarations et à ses serments, et prit rendez-vous avec elle pour le lendemain soir. Puis il retourna à son oreiller.

Depuis qu’Ezra Garvey avait visité les Bains-Douches, il ne s'était pas écoulé un seul quart d’heure sans qu’il ait repensé à la jeune fille qu’il avait entr’aperçue dans le couloir. Son visage lui était revenu à l’esprit quand il dînait avec sa femme et quand il faisait l’amour avec sa maîtresse. Si lisse, ce visage, si riche de possibilités.

Garvey se considérait comme un homme à femmes. Contrairement à la plupart de ses congénères potentats, dont les créatures n’étaient qu’une source de confort que l’on payait pour ne pas être là sauf si on avait besoin d’elles, Garvey jouissait de la compagnie du sexe opposé. Leur voix, leur parfum, leur rire. Son appétit pour leur présence ne connaissait presque pas de bornes ; c’étaient des êtres précieux et il était prêt à dépenser une petite fortune pour s’assurer leur compagnie. Sa veste regorgeait par conséquent d’argent et de babioles de prix quand il revint, ce matin-là, dans Leopold Road.

Les passants dans la rue étaient trop occupés à garder la tête au sec (une pluie froide et régulière tombait depuis l’aube) pour remarquer l’homme qui se tenait sur les marches à l’abri d’un parapluie noir, tandis que son compagnon s’affairait à forcer le cadenas. Chandaman était un expert en matière de serrures. Celle-ci s’ouvrit en moins de quelques secondes. Garvey referma son parapluie et se glissa dans le vestibule.

— Attendez-moi ici, ordonna-t-il à Chandaman. Et refermez la porte.

— Bien, monsieur.

— Si j’ai besoin de vous, je crierai. Vous avez la lampe ?

Chandaman sortit une lampe-torche de son blouson. Garvey s’en empara, l’alluma et disparut dans le couloir. Ou bien il faisait beaucoup plus froid dehors que l’avant-veille, ou alors il faisait chaud à l’intérieur. Il déboutonna sa veste et desserra sa cravate solidement nouée. Il accueillit cette chaleur avec joie, tant elle lui rappelait l’éclat de la peau de la fille, le regard alangui de ses yeux noirs. Il avança le long du corridor, éclaboussant les carreaux avec le rayon de sa lampe. Son sens de l’orientation avait toujours été aigu ; il ne lui fallut que peu de temps pour retourner à l’endroit où il avait aperçu la fille, non loin de la grande piscine. Là, il resta immobile, à l’écoute.

Garvey était un homme habitué à regarder par-des-sus son épaule. Durant toute sa vie professionnelle, qu’il ait été ou non en prison, il avait dû guetter l’assassin dans son dos. Cette vigilance incessante l’avait rendu sensible au moindre signe de présence humaine. Des sons qu’un autre aurait pu ignorer l’avertissaient d’un roulement de tambour dans son oreille. Mais ici ? Rien. Silence dans les corridors ; silence dans les antichambres suintantes ainsi que dans les bains turcs ; silence dans toutes les cellules carrelées d’un bout à l’autre de l’immeuble. Et pourtant, il savait qu’il n’était pas seul. Là où ses cinq sens le trahissaient, un sixième – appartenant peut-être davantage à l’animal qui sommeillait en lui qu’à l’homme sophistiqué dont son costume onéreux lui donnait l’apparence – sentait des présences. Cette faculté lui avait sauvé la peau plus d’une fois. À présent, espérait-il, elle le guiderait jusque dans les bras de la beauté.

Se fiant à son instinct, il éteignit la lampe-torche et se dirigea vers le couloir d’où la fille avait émergé la première fois, se guidant d’une main posée sur le mur. La proximité de sa proie l’excitait. Il soupçonnait qu’elle ne se trouvait qu’à un mur de là, le suivant pas à pas dans un passage secret auquel il n’avait pas accès. L’idée de cette chasse silencieuse lui plaisait. Elle et lui, seuls dans ce labyrinthe moite, se livrant à un jeu dont ils savaient tous deux qu’il ne pouvait finir que par une capture. Il avançait avec souplesse, son pouls égrenant les secondes que durait cette chasse, battant à son cou, à son poignet et à son aine. Son crucifix était collé à son sternum par la transpiration.

Finalement, le corridor se divisa. Il fit halte. Il n’y avait que très peu de lumière, et ce peu de lumière donnait aux tunnels des contours trompeurs. Impossible de juger les distances. Mais, se fiant toujours à son instinct, il obliqua sur la gauche et suivit les indications de son nez. Presque aussitôt, une porte. Elle était ouverte, et il en franchit le seuil pour entrer dans un espace plus grand ; du moins le devina-t-il à l’écho assourdi de ses pas. De nouveau, il s’immobilisa. Cette fois-ci, ses oreilles tendues furent récompensées par un son. À l’autre bout de la pièce, le bruit mou de pieds nus sur les carreaux. Était-ce son imagination, ou bien distinguait-il vraiment la fille, son corps sculpté par la pénombre, plus pâle que les ténèbres qui l’entouraient, et bien plus doux ? Oui ! C’était elle. Il faillit lui jeter un cri, puis se ravisa. Au lieu de cela, il continua sa poursuite silencieuse, heureux de jouer le jeu avec elle aussi longtemps que cela lui plairait. Traversant la pièce, il franchit un autre seuil qui conduisait à un nouveau tunnel. L’air était encore plus chaud ici que partout ailleurs dans l’immeuble, moite et insistant quand il se pressa contre lui. L’espace d’un instant, l’anxiété le saisit à la gorge : il trahissait tous les principes fondamentaux de l’autocrate en se mettant avec autant d’enthousiasme la corde autour du cou. Ça pouvait être un piège : la fille, la poursuite. Au prochain tournant, les seins et la beauté auraient peut-être disparu pour faire place à un couteau prêt à plonger dans son cœur. Et pourtant, il savait que ce n’était pas un piège ; savait que ce bruit de pas étouffés devant lui était produit par une femme, souple et agile ; que cette chaleur oppressante qui suscitait en lui une nouvelle marée de sueur ne pouvait nourrir que douceur et passivité en ce lieu. Aucun couteau ne pourrait prospérer dans une telle chaleur : sa lame s'émousserait, son ambition s’étiolerait. Il était en sécurité.

De nouveau, le bruit de pas s’était arrêté. Lui aussi fit halte. Il y avait une lumière venue de quelque part, dont la source n’était pas apparente. Il se lécha les lèvres, goûta leur suc salé, puis s’avança. Sous ses doigts, les carreaux étaient luisants d’eau ; sous ses talons, ils glissaient. L’excitation montait en lui à chaque pas.

La lumière se faisait plus intense à présent. Ce n’était pas l’éclat du jour. Le soleil n’avait aucun accès à ce sanctuaire ; cela ressemblait davantage au clair de lune – doux, évasif –, bien que cet astre soit lui aussi sans doute exclu d’ici, pensa-t-il. Quelles que soient les origines de cette lumière, ce fut grâce à elle qu’il posa finalement les yeux sur la fille ; ou plutôt, sur une fille, car il ne s’agissait pas de celle qu’il avait vue deux jours auparavant. Nue, elle l’était, jeune, elle l’était ; mais elle était néanmoins complètement différente. Il saisit le regard qu’elle lui lança avant de s’enfuir loin de lui dans le corridor et de disparaître à un tournant. Cette énigme rendait la poursuite encore plus piquante : non pas une, mais deux filles occupant cet endroit secret ; pourquoi ?

Il regarda derrière lui, afin de s’assurer que son issue de secours était toujours là si jamais il souhaitait battre en retraite, mais sa mémoire, brouillée par l’air parfumé, refusa de lui donner une image nette de son trajet. Une bouffée d’inquiétude vint souffler son excitation, mais il refusa d’y succomber et alla de l’avant, suivant la fille jusqu’au bout du couloir et tournant à gauche derrière elle. Le corridor ne courait que sur quelques mètres avant de faire un nouveau coude ; la fille tournait à gauche au moment même où il l’aperçut. Vaguement conscient que le rayon de sa course se faisait de moins en moins long à mesure qu’elle avançait en tournant sur elle-même, il suivit le chemin que la fille lui traçait, suffoquant à présent sous les effets de l’air irrespirable et de l’intensité de la chasse.

Soudain, alors qu’il franchissait un dernier tournant, la chaleur se fit encore plus étouffante, et le couloir le conduisit dans une petite cellule mal éclairée. Il déboutonna le col de sa chemise ; sur le dos de ses mains, ses veines saillaient comme des cordages ; il était conscient des efforts fournis par son cœur et par ses poumons.

Mais, fut-il soulagé de constater, la poursuite s'achevait ici. Sa proie se tenait de l’autre côté de la cellule et lui tournait le dos, et en découvrant le creux de ses reins et les courbes exquises de ses fesses, il sentit sa claustrophobie s’évaporer.

— Fillette… dit-il d’une voix rauque. Tu m’as bien fait courir.

Elle ne semblait pas l’entendre, ou, plus probablement, elle avait décidé de jouer le jeu jusqu’au bout par pure malice.

Son regard traversa l’étendue de carreaux luisants jusqu’à elle.

— C’est à toi que je parle.

Alors qu’il arrivait à moins de deux mètres d’elle, elle se retourna. Il ne s’agissait pas de la fille qu’il avait poursuivie le long des couloirs, ni même de celle qu’il avait vue deux jours auparavant. Cette créature était quelqu’un d’autre. Son regard ne s’attarda cependant que quelques secondes sur ce visage inconnu, avant de glisser vers l’enfant qu’elle tenait dans ses bras. Il lui suçait le sein comme n’importe quel nouveau-né, tiraillant son aréole juvénile avec une faim non dissimulée. Mais durant les cinq décennies de sa vie, Garvey n’avait jamais vu une telle créature. La nausée monta en lui. Découvrir cette fille en train d’allaiter était déjà assez surprenant, mais voir une telle chose en guise de nourrisson, une telle créature étrangère à tout règne, humain ou animal, c’était presque plus que son estomac n’en pouvait supporter. L’enfer lui-même avait des rejetons plus séduisants.

Au nom du ciel… ?

La fille perçut l’alarme de Garvey et un flot de rire se déversa sur son visage. Il secoua la tête. L’enfant qu’elle tenait dans ses bras déploya un membre couvert de ventouses et l’accrocha au sein de sa nourricière pour mieux assurer sa sustentation. Ce geste métamorphosa le dégoût de Garvey en rage. Ignorant les protestations de la fille, il lui arracha l’abomination des bras, la tint assez longtemps pour sentir le sac suintant de son corps se trémousser sous son étreinte, puis la jeta contre le mur de la chambre avec toute la violence dont il était capable. La créature poussa un cri en venant frapper les carreaux, mais sa plainte prit fin presque aussitôt après avoir commencé, pour être reprise instantanément par sa mère. Celle-ci traversa la pièce en courant jusqu’a l’endroit où gisait l’enfant, son corps apparemment dénué d’os ouvert par l’impact. Un de ses membres – il en possédait au moins une demi-douzaine – tenta de s’élever pour venir toucher le visage en sanglots de sa mère. Elle prit la chose dans ses bras ; des traînées de fluide luisant coulaient sur son ventre et jusqu’à son aine.

Dehors, au-delà de la cellule, quelque chose émit un son. Garvey n’avait aucun doute sur son origine ; c’était une réponse au cri d’agonie de l’enfant et à la lamentation aiguë de sa mère – mais ce bruit était encore plus nauséeux que les deux autres. Les facultés d’imagination dont disposait Garvey étaient bien pauvres. Au-delà de ses rêves de richesse et de femmes ne s’étendait qu’une désolation. Mais à présent, en entendant cette voix, cette désolation s’épanouit pour donner naissance à des horreurs qu’il s’était cru incapable de concevoir. Pas des portraits de monstres, qui ne pouvaient être, au mieux, que des amalgames de phénomènes connus. Ce que créait son esprit était plus une impression qu’une vision ; et ressortissait davantage à sa moelle qu’à son esprit. Toutes les certitudes vacillaient – la virilité, la puissance ; les deux impératifs de l’angoisse et de la raison – , toutes relevaient leur col et déniaient l’avoir jamais connu. Il se secoua, en proie à une frayeur comme seuls les rêves pouvaient en faire naître, tandis que le cri continuait de faire résonner ses échos, puis il tourna le dos à la cellule et se mit à courir, la lumière projetant son ombre devant lui sur le sol du couloir obscur.

Son sens de l’orientation l’avait déserté. À la première intersection, puis à la deuxième, il commit une erreur, Quelques mètres plus loin, il s’en rendit compte et tenta de rebrousser chemin, mais cette tentative ne fit qu’aggraver sa confusion. Les corridors se ressemblaient tous : les mêmes carreaux, la même pénombre, chaque nouveau tournant qu’il franchissait le conduisait soit dans une cellule qu’il n’avait pas encore traversée, soit dans un cul-de-sac. Sa panique se mit à croître en spirale. Les gémissements avaient à présent cessé ; il était seul avec son souffle court et ses jurons étouffés. Coloqhoun était responsable de son tourment, et Garvey se jura de lui faire cracher son secret même s’il, devait pour cela briser lui-même tous les os de son corps. Il s’accrocha à la perspective de ce passage à tabac tout en courant ; c’était son seul réconfort. En fait, il devint si préoccupé par les supplices qu’il projetait de faire souffrir à Coloqhoun qu’il ne se rendit pas compte qu’il n’avait fait que tourner en rond et qu’il courait à présent vers la lumière, jusqu’au moment où ses talons glissants l’amenèrent dans une cellule familière. L’enfant gisait sur le sol, mort et abandonné. Sa mère n’était visible nulle part.

Garvey fit halte afin d’apprécier sa situation. S’il tentait de rebrousser chemin, les couloirs ne feraient que le désorienter davantage ; s’il allait de l’avant, traversant la cellule et se dirigeant vers la source de la lumière, peut-être trancherait-il ainsi le nœud gordien et se retrouve-rait-il à son point de départ. L’astuce de cette solution lui plut. Avec précaution, il traversa la cellule jusqu’à la porte de l’autre bout et jeta un regard au-delà de son seuil. Un autre petit couloir se présenta à lui, et à son extrémité une porte qui donnait sur un espace dégagé. La piscine ! C’était sûrement la piscine !

Il jeta sa prudence aux orties, sortit de la cellule et s’avança dans le passage.

À chacun de ses pas, la chaleur se faisait plus intense. Son cœur battait. Il pressa le pas pour arriver au bout du couloir, pénétra dans l’arène.

Contrairement à la petite piscine, la grande n’avait pas été vidée. Elle était pleine à ras bord – pas d’eau claire, mais d’une boue écumeuse qui fumait même dans la chaleur qui régnait en ce lieu. C’était ça, la source de la lumière. Le liquide dans la piscine dégageait une phosphorescence qui teintait toutes choses – les carreaux, le plongeoir, les cabines (et lui-même, sans aucun doute) – de la même couleur glauque.

Il examina la scène devant lui. Il n’y avait aucun signe des femmes. La voie était libre jusqu’à la sortie ; et il ne voyait non plus aucun signe de chaîne ou de cadenas sur les doubles portes. Il se dirigea vers elles. Son talon glissa sur les carreaux, et il jeta un bref coup d’œil vers le sol pour découvrir qu’il avait traversé une traînée de fluide – difficile, dans cette lumière ensorcelée, de distinguer sa couleur – qui s’achevait au bord de l’eau ou y prenait naissance.

Il tourna son regard vers la surface de l’eau, laissant sa curiosité l’emporter. La vapeur s’élevait en volutes ; un courant jouait avec l’écume. Et là ! Ses yeux aperçurent une forme sombre et anonyme qui glissait sous la surface de l’eau. Il pensa à la créature qu’il avait tuée ; à son corps amorphe et aux boucles pendantes de ses membres. En était-ce une autre de la même espèce ? Le liquide brillant vint laper le bord de la piscine à ses pieds ; des continents d’écume se brisèrent pour former des archipels. Du nageur, il n’y avait aucun signe.

Irrité, il détourna les yeux de l’eau. Il n’était plus seul. Trois filles étaient apparues, sorties de nulle part, et se dirigeaient vers lui en avançant le long de la piscine. Il reconnut l’une d’elles comme étant celle qu’il avait vue ici la première fois. Contrairement à ses sœurs, elle était vêtue d’une robe. Un de ses seins était dénudé. Elle le regardait d’un air grave tout en s’approchant ; à ses côtés, elle traînait une corde, décorée sur toute sa longueur par des rubans tachés formant des nœuds lâches, mais extravagants.

À l’arrivée de ces trois grâces, les eaux en fermentation de la piscine s’agitèrent avec frénésie, et ses occupants se dressèrent à la rencontre des femmes. Garvey distinguait trois ou quatre formes impatientes qui venaient frôler – sans la briser – la surface de l’eau. Il était partagé entre l’envie de suivre ses instincts qui lui criaient de s’enfuir (cette corde, même enjolivée, était toujours une corde) et celle d’obéir au désir de s’attarder afin de voir ce que contenait la piscine. Il jeta un regard en direction de la porte. Il en était à moins de dix mètres. Un seul bond, et il aurait retrouvé l’air relativement frais du corridor. Une fois là, Chandaman serait à portée de voix.

Les filles se tenaient à quelques mètres de lui et l’observaient. Il leur retourna leur regard. Tous les désirs qui l’avaient conduit ici s’étaient évanouis. Il ne souhaitait plus caresser les seins de ces créatures, ni s’enfouir au creux de leurs cuisses luisantes. Ces femmes n’étaient pas ce qu’elles paraissaient. Leur tranquillité n’était pas passive, mais induite par la drogue ; leur nudité n’était pas un signe de sensualité, mais celui d’une horrible indifférence qui l’offensait. Même leur jeunesse et tout ce qu’elle apportait – la douceur de leur peau, les reflets sensuels de leur chevelure –, même tout cela était corrompu d’une certaine façon. Quand la fille vêtue d’une robe leva un bras pour toucher son visage en sueur, Garvey poussa un petit cri de dégoût, comme s’il venait d’être léché par un serpent. Elle ne s’offusqua pas de sa réaction, mais s’approcha encore plus près, les yeux fixés sur lui, ne dégageant pas une odeur de parfum comme sa maîtresse, mais une odeur de chair. Écœuré comme il l’était, il ne parvenait cependant pas à se détourner d’elle. Il restait immobile, les yeux fixés à ceux de la créature, tandis qu’elle l’embrassait sur la joue et que la corde enrubannée était passée autour de son cou.

Jerry appela le bureau de Garvey toutes les demi-heures. D’abord, on lui déclara que l’homme n’était pas à son bureau et qu’il pourrait le contacter en fin d’après-midi. À mesure que la journée s’écoulait, cependant, le message changea de teneur. Garvey ne viendrait pas à son bureau aujourd’hui, informa-t-on Jerry.

— M. Garvey ne se sent pas bien, lui dit la secrétaire ; il est allé se reposer chez lui. Rappelez demain, s’il vous plaît.

Jerry lui laissa un message, l’informant qu’il s’était procuré le plan des Bains-Douches et lui disant qu’il serait heureux de rencontrer M. Garvey quand cela lui conviendrait afin de discuter de son projet.

Carole l’appela en fin d’après-midi.

— Est-ce qu’on sort ce soir ? dit-elle. Peut-être au cinéma ?

— Quel film as-tu envie de voir ?

— Oh, je n’y avais pas vraiment réfléchi. On en reparlera ce soir, d’accord ?

Ils finirent par aller voir un film français, qui paraissait, du moins pour ce que Jerry put en percevoir, dénué du moindre scénario ; ce n’était qu’une succession de dialogues entre les personnages, qui discutaient de leurs traumatismes et de leurs aspirations, les premiers étant directement proportionnels aux échecs des secondes. Il en sortit totalement engourdi.

— Tu n’as pas aimé…

— Pas vraiment. Toutes ces palabres.

— Et pas de bagarres.

— Pas de bagarres.

Elle sourit pour elle-même.

— Qu’y a-t-il de si drôle ?

— Rien.

— Ne dis pas « rien ».

Elle haussa les épaules.

— Je souriais, c’est tout. Je n’ai pas le droit de sourire ?

— Seigneur ! Tout ce qu’il manque à ce dialogue, ce sont des sous-titres.

Ils marchèrent un peu le long d’Oxford Street.

— Tu veux aller manger ? dit-il alors qu’ils arrivaient au début de Poland Street. On pourrait aller au Red Fort.

— Non, merci. J’ai horreur de manger si tard.

— Pour l’amour de Dieu, on ne va pas se disputer pour ce putain de film.

— Qui se dispute ?

— Tu es si irritante…

— C’est au moins quelque chose que nous avons en commun, répliqua-t-elle.

Sa nuque était écarlate.

— Ce que tu as dit ce matin…

— Quoi donc ?

— Tu ne voulais pas qu’on se perde l’un l’autre…

— C’était ce matin, dit-elle, les yeux de glace.

Et puis soudain :

— Tu t’en fous, Jerry. De moi, de tout le monde.

Elle le regarda sans rien dire, le mettant presque au défi de ne pas réagir. Quand il resta muet, elle parut curieusement satisfaite.

— Bonne nuit, dit-elle, et elle s’éloigna de lui.

Il la regarda faire cinq, six, sept pas, et ce qu’il y avait de plus profond en lui voulut lui lancer un cri, mais une douzaine de sentiments insignifiants – la fierté, la fatigue, la peur du ridicule – l’en empêchèrent. Ce qui le força finalement à bouger, et ce qui porta le nom de Carole à ses lèvres, fut l’idée de dormir dans un lit vide cette nuit ; l’idée des draps qui ne seraient chauds que là où il reposerait et froids comme l’hiver à sa droite et à sa gauche.

— Carole.

Elle ne se retourna pas ; ne ralentit même pas l’allure. Il dut courir au trot pour la rattraper, conscient que les passants trouvaient probablement cette scène distrayante.

— Carole.

Il l’attrapa par le bras. Alors, elle s’arrêta. Quand il s’avança un peu plus pour faire face à son visage, il eut un choc en le découvrant en larmes. Il en fut totalement déconfit ; il détestait la voir pleurer, presque autant que de pleurer lui-même.

— Je me rends, dit-il en osant un sourire. Ce film était un chef-d’œuvre. Ça te va ?

Elle refusa de se laisser attendrir par ce numéro ; son visage était gonflé de tristesse.

— Non, dit-il. Je t’en prie, non. Je ne suis pas… (Très bon quand il s’agit de faire des excuses, voulait-il dire, mais il était en fait si mauvais qu’il ne put même pas réussir ça.)

— Aucune importance, dit-elle doucement.

Elle n’était pas en colère, vit-il ; seulement malheureuse.

— Viens chez moi.

— Je ne veux pas.

— Moi, je veux, répondit-il. (Cela au moins était sincère.) Je n’aime pas discuter en pleine rue.

Il fit signe à un taxi, et ils retournèrent vers Kentish Town en gardant le silence. Arrivée à mi-chemin de l’escalier de l’appartement de Jerry, Carole dit :

— Ça pue.

Il y avait une odeur forte et acide qui s’attardait sur les marches.

— Quelqu’un est venu ici, dit-il, soudain anxieux, et il grimpa les marches quatre à quatre jusqu’à la porte d’entrée de son appartement.

La porte était ouverte ; la serrure avait été forcée sans cérémonie, le montant de porte était brisé. Il jura.

— Que se passe-t-il ? dit Carole en arrivant sur le palier.

— Un cambriolage.

Il pénétra dans l’appartement et alluma la lumière. Le chaos régnait à l’intérieur. L’appartement tout entier avait été complètement saccagé. Partout, des actes de vandalisme mesquins – tableaux fracassés, oreillers éventrés, meubles réduits en pièces. Il resta immobile au milieu du désastre, tremblant de tous ses membres, pendant que Carole faisait le tour des pièces, découvrant dans chacune d'elles la même destruction systématique.

— C est une vengeance personnelle, Jerry.

Il hocha la tête.

— Je vais appeler la police, proposa-t-elle. Regarde ce qui a disparu.

Il s’exécuta, le visage blanc comme un linge. Le choc de cette invasion l’engourdissait. En parcourant son appartement pour examiner le pandémonium – ramassant les objets brisés, remettant les tiroirs en place –, il se surprit à imaginer les intrus en train de s’activer, riant aux éclats tandis qu’ils saccageaient ses vêtements et ses souvenirs. Dans un coin de sa chambre, il trouva une pile de photos. Ils avaient uriné dessus.

— La police arrive, dit Carole. Ils te font dire de ne toucher à rien.

— Trop tard, murmura-t-il.

— Qu’est-ce qui manque ?

— Rien, lui dit-il.

Tous ses objets de valeur – sa chaîne stéréo, son magnétoscope, ses cartes de crédit, ses quelques bijoux – étaient encore présents. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il se rappela le plan. Il retourna dans le salon et entreprit de fouiller les débris de meubles, mais il savait très bien qu’il n’allait rien trouver.

— Garvey, dit-il.

— Quoi donc ?

— Il est venu chercher le plan des Bains-Douches. Ou il a envoyé quelqu’un.

— Pourquoi ? demanda Carole en regardant le chaos autour d’eux. De toute façon, tu allais le lui donner.

Jerry secoua la tête.

— Tu m’avais pourtant prévenu de rester à l’écart de ce type…

— Je ne me serais jamais attendue à quelque chose comme ça.

— Eh bien, on est deux dans ce cas.

La police arriva et repartit, s’excusant faiblement de penser qu’une arrestation était improbable.

Il y a beaucoup de vandalisme en ce moment, dit l’officier. Il n’y a personne au rez-de-chaussée…

— Non. Ils sont en vacances.

— C’était votre dernier espoir, j’en ai peur. On reçoit des appels comme le vôtre tout le temps. Vous êtes assuré ?

— Oui.

— Eh bien, c’est déjà ça.

Durant tout l’interrogatoire, Jerry garda le silence sur ses soupçons, bien qu’il ait été tenté à plusieurs reprises de désigner le coupable. Mais il ne servirait pas à grand-chose d’accuser Garvey pour le moment. D’abord, Garvey se serait préparé un alibi ; ensuite, à quoi servirait une accusation dénuée de toute preuve, sinon à susciter de nouveau la fureur de cet homme ?

— Que vas-tu faire ? lui demanda Carole après que les policiers furent partis en remballant leurs haussements d’épaules.

— Je ne sais pas. Je ne peux même pas être certain que c’était un coup de Garvey. D’abord, il est tout sucre et tout miel ; et ensuite, ça. Comment peut-on traiter avec un esprit comme le sien ?

— Tu renonces. Tu laisses tomber, répondit-elle. Tu veux rester ici ou tu veux qu’on aille chez moi ?

— Ici, dit-il.

Ils tentèrent pour la forme de ranger – redressant les meubles qui n’étaient pas assez mutilés pour ne pas pouvoir tenir debout et ramassant les éclats de verre. Puis ils retournèrent le matelas lacéré à coups de poignard, trouvèrent deux oreillers intacts et allèrent se coucher.

Elle voulait faire l’amour, mais ce réconfort, comme tous ceux que Jerry avait recherchés ces derniers temps, lui fut refusé. Il était impossible de guérir entre deux draps toutes les blessures qui s’étaient ouvertes en eux. Sa colère le rendit brutal, et cette brutalité fit naître la colère de Carole. Elle plissait le front sous lui, et ses baisers se faisaient hésitants et pincés. Ce manque d’enthousiasme ne fit qu’encourager Jerry à plus de rudesse encore.

— Arrête, dit-elle alors qu’il allait la pénétrer. Pas ça.

Il entra néanmoins en elle ; et mal. Il poussa avant qu’elle n’ait pu renouveler son objection.

— J’ai dit non, Jerry.

Il fit taire sa voix. Il était une fois et demie plus lourd qu’elle.

— Arrête.

Il ferma les yeux. Elle lui dit de nouveau d’arrêter, cette fois-ci avec une rage sincère, mais il se contenta d’entrer plus profondément en elle comme elle le lui demandait parfois, lorsqu’elle était vraiment en chaleur – comme elle l’en suppliait, même. Mais à présent, elle ne faisait que l’injurier et le menacer, et chaque mot qu’elle prononçait ne faisait que le rendre plus déterminé à ne pas se laisser voler son plaisir, bien qu’il n’ait rien ressenti d’autre à son bas-ventre que l’inconfort et le désir de se débarrasser d’un trop-plein de liquide.

Elle se mit à lutter, lui griffant le dos de ses ongles et lui tirant les cheveux afin de lui écarter la tête de son cou. Tandis qu’il la besognait, l’idée lui traversa l’esprit qu’elle allait le détester pour ça, et qu’ils seraient au moins d’accord sur ce point, mais cette idée fut bientôt noyée dans un flot de sensations.

Tout poison évacué, il roula loin d’elle.

— Salaud… dit-elle.

Son dos lui faisait mal. Quand il quitta leur couche, il laissa des taches de sang sur les draps. Fouillant dans le chaos qu’était devenu son salon, il trouva une bouteille de whisky intacte. Les verres, cependant, étaient tous brisés et, poussé par une absurde délicatesse, il refusa de boire à la bouteille. Il s’accroupit contre le mur, le dos glacé, ne se sentant ni fier ni misérable. La porte d'entrée s'ouvrit, puis se referma en claquant. Il attendit, écoutant le bruit des pas de Carole sur les marches. Puis les larmes vinrent bien qu’il se soit senti également distancié d’elles. Finalement, la crise passée, il alla jusqu’à la cuisine, trouva une tasse, et se soûla la gueule.

 

Le bureau de Garvey était une pièce fort impressionnante ; il s’était inspiré pour sa conception de celui d’un conseiller fiscal de sa connaissance, les murs couverts de livres achetés au mètre, les peintures et la moquette de couleurs également sobres, comme sous des couches successives de sagesse et de fumée de cigare. Quand il avait des difficultés à trouver le sommeil, comme en ce moment, il se retirait dans cette pièce, s’asseyait dans le fauteuil de cuir derrière son vaste bureau, et rêvait de légitimité. Pas cette nuit, cependant ; cette nuit, ses pensées étaient consacrées à un autre sujet. En dépit de tous les efforts qu’il faisait pour les en détourner, elles revenaient constamment à Leopold Road.

Il ne se rappelait pas grand-chose de ce qui s’était passé aux Bains-Douches. Ce fait était en lui-même préoccupant ; il s’était toujours flatté de l’acuité de sa mémoire. En fait, sa faculté de se rappeler les visages qu’il avait vus et les faveurs qu’il avait dispensées l’avait en grande mesure aidé à parvenir à sa puissance présente. Bien qu’il ait employé plusieurs centaines de personnes, il se vantait de les connaître toutes par leurs prénoms, jusqu’au plus modeste portier et jusqu’au plus humble valet.

Mais en ce qui concernait les événements de Leopold Road, vieux d’à peine trente-six heures, il ne disposait que des plus vagues réminiscences ; les femmes qui l’encerclaient peu à peu et la corde qui se serrait autour de son cou ; la lente marche au bord de la piscine, vers une cellule pleine d'une terreur qui lui avait pratiquement dérobé tous ses sens. Les scènes qui avaient suivi son arrivée se mouvaient dans sa mémoire comme s’étaient mues les formes dans la fange de la piscine obscures, mais horriblement troublantes. Il avait connu l’humiliation et l’horreur, n’est-ce pas ? Excepté cela, il ne se rappelait rien.

Il n’était cependant pas homme à accepter ces ambiguïtés sans réagir. S’il y avait un mystère à élucider en ce lieu, alors il en viendrait à bout, et accepterait toutes les conséquences de sa révélation. Sa première offensive avait été d’envoyer Chandaman et Fryer retourner sens dessus dessous l’appartement de Coloqhoun. Si, comme il le soupçonnait, toute cette affaire n’était qu’un piège sophistiqué conçu par ses ennemis, alors Coloqhoum était impliqué dans son élaboration. Rien de plus qu’un homme de paille, sans aucun doute ; sûrement pas le cerveau. Mais Garvey était satisfait de la destruction des biens personnels de Coloqhoun et savait que cet acte avertirait ses ennemis qu’il avait l’intention de se battre. Et cette expédition n’avait pas été infructueuse. Chandaman en était revenu avec le plan des Bains-Douches celui-ci était à présent déployé sur le bureau de Garvey. Il avait à plusieurs reprises retracé sa route à l’intérieur du complexe, espérant que cela allait lui rafraîchir la mémoire. Il n’en avait rien été.

Épuisé, il se leva pour se diriger vers la fenêtre de son bureau. Le jardin qui s’étendait derrière la maison était ; immense et sévèrement tenu. Il ne voyait cependant pas grand-chose de ses haies impeccables en ce moment ; la lumière des étoiles éclairait à peine les lieux. Tout ce qu’il pouvait distinguer, c’était son propre reflet sur le panneau de verre poli.

Alors qu’il dirigeait son regard vers lui, ses contours semblèrent frémir, et il sentit un mouvement dans son bas-ventre, comme si quelque chose venait subitement de se dénouer en lui. Il porta une main à son abdomen. Son ventre tressautait, frissonnait, et l’espace d’un instant il fut de retour dans les Bains-Douches, il était nu et quelque chose de vague et de composite se mouvait devant ses yeux. Il faillit crier, mais s’en retint en se détournant de la fenêtre pour porter son regard sur la pièce ; sur les tapis, sur les livres et sur les meubles ; sur la réalité sobre et solide. Mais les images refusaient de déserter tout à fait sa tête. Les replis de ses entrailles tressautaient toujours.

Il s’écoula plusieurs minutes avant qu’il ne se sente capable de regarder à nouveau son reflet sur la vitre. Quand il y parvint enfin, toute trace de vacillation avait disparu. Il ne supporterait plus de vivre des nuits pareilles, peuplées d’insomnies et de hantises. Aux premières lueurs de l’aube, la conviction lui vint que ce jour serait celui où il briserait M. Coloqhoun.

 

Jerry essaya d’appeler Carole à son bureau dès le matin. Elle était toujours occupée. Il finit par renoncer et consacra toute son attention à la tâche herculéenne consistant à remettre un peu d’ordre dans son appartement. Il manquait cependant de l’énergie et de la concentration nécessaires à cette corvée. Après une heure futile, durant laquelle il ne sembla pas faire avancer la tâche de plus de quelques centimètres, il laissa tomber. Ce chaos reflétait avec une certaine exactitude l’opinion qu’il avait de lui-même. Peut-être valait-il mieux laisser les choses en l’état.

Juste avant midi, il reçut un appel.

— Monsieur Coloqhoun ? Monsieur Gérard Coloqhoun ?

— Oui.

— Mon nom est Fryer. Je vous appelle de la part de M. Garvey…

— Oh ?

Cet homme lui téléphonait-il pour se vanter, ou pour proférer de nouvelles menaces ?

— M. Garvey s’attendait à recevoir une proposition de votre part, dit Fryer.

— Une proposition ?

— Il est très enthousiaste au sujet du projet de Leopold Road, monsieur Coloqhoun. Il pense qu’il y a des sommes importantes à gagner.

Jerry resta muet ; ce boniment le confondait.

— M. Garvey souhaiterait vous rencontrer de nouveau, le plus tôt possible.

— Où ?

— Aux Bains-Douches. Il y a quelques détails d’architecture qu’il aimerait montrer à ses associés.

— Je vois.

— Seriez-vous libre aujourd’hui, en fin de journée ?

— Oui. Bien sûr.

— Quatre heures et demie ?

La conversation prit plus ou moins fin à ce moment-là, laissant Jerry mystifié. Il n’y avait eu aucune trace d’hostilité dans le ton de Fryer ; aucune insinuation, si subtile fût-elle, laissant entendre qu’il existait un désaccord entre les parties. Peut-être, comme l’avait suggéré la police, les événements de la nuit précédente avaient-ils été l’œuvre de vandales anonymes – le vol du plan accompli par pur caprice par le ou les responsables. Son esprit déprimé reprit confiance. Tout n’était pas perdu.

Il appela de nouveau Carole, revigoré par la tournure des événements. Cette fois-ci, il refusa d’avaler les excuses répétées de ses collègues, mais insista pour lui parler. Finalement, elle décrocha son téléphone.

— Je ne veux pas te parler, Jerry. Va au diable.

— Écoute-moi rien qu’un…

Elle raccrocha avec violence avant qu’il ait pu dire un autre mot. Il rappela immédiatement. Quand elle répondit et entendit sa voix, elle parut stupéfaite de le découvrir si impatient de s’excuser.

— Pourquoi essaies-tu encore ? dit-elle. Seigneur, à quoi ça sert ?

Il entendait les larmes dans sa gorge.

— Je veux que tu comprennes à quel point je me dégoûte. Laisse-moi une chance. Je t’en prie, laisse-moi une chance.

Elle ne répondit pas à cette supplique.

— Ne raccroche pas. Je t'en prie, ne raccroche pas. Je sais que je suis impardonnable. Seigneur, je le sais…

Elle gardait toujours le silence.

— Penses-y, veux-tu ? Donne-moi une chance de me refaire. Veux-tu faire ça ?

Très doucement, elle dit :

— Je ne vois pas à quoi ça servirait.

— Je peux te rappeler demain ?

Il l’entendit soupirer.

— Je peux ?

— Oui. Oui.

La ligne fut coupée.

Il partit pour son rendez-vous à Leopold Road avec trois bons quarts d’heure d’avance, mais lorsqu’il arriva à mi-chemin de sa destination, la pluie se mit à tomber, des grosses gouttes auxquelles ses essuie-glaces étaient impuissants à résister. La circulation se ralentit ; il avança à une allure d’escargot durant sept ou huit cents mètres et seuls les feux arrière du véhicule qui le précédait étaient visibles à travers le déluge. Les minutes filaient et son anxiété montait. Quand il décida de quitter la file bloquée afin de trouver une autre route, il était déjà en retard. Personne ne l’attendait sur les marches des Bains-Douches ; mais la Rover bleu pastel de Garvey était garée un peu plus loin dans la me. Il n’y avait aucun signe du chauffeur. Il avait à peine cinquante mètres à franchir pour aller de la portière de sa voiture à l’entrée des Bains-Douches, mais lorsqu’il y arriva, il était trempé jusqu’aux os et à bout de souffle. La porte était ouverte. De toute évidence, Garvey avait forcé le cadenas pour se mettre à l’abri de l’averse. Jerry se glissa à l’intérieur.

Garvey n’était pas dans le vestibule, mais quelqu’un d’autre s’y trouvait. Un homme aussi grand que Jerry, mais une fois et demie plus large. Il portait des gants de cuir. Son visage, malgré l’absence de coutures, aurait pu être façonné dans la même matière.

— Coloqhoun ?

— Oui.

— M. Garvey vous attend à l’intérieur.

— Qui êtes-vous ?

— Chandaman, répondit l’homme. Allez-y.

Il y avait de la lumière au fond du couloir. Jerry poussa les portes vitrées du vestibule et se dirigea vers elle. Derrière lui, il entendit la porte d’entrée se refermer en claquant, puis l’écho du bruit des pas du lieutenant de Garvey.

Garvey était en train de parler avec un troisième homme, plus petit que Chandaman, qui tenait dans sa main une lampe-torche imposante. Quand les deux hommes entendirent Jerry approcher, ils regardèrent dans sa direction ; leur conversation cessa net. Garvey ne lui offrit ni sa main ni un salut, mais se contenta de dire :

— Pas trop tôt.

— La pluie, commença Jerry, mais il se ravisa en pensant que son explication était superflue.

— Vous allez attraper la crève, dit l’homme à la torche.

Jerry reconnut immédiatement la voix de velours de :

— Fryer.

— Lui-même, répliqua l’homme.

— Ravi de vous rencontrer.

Ils se serrèrent la main, et le regard de Jerry croisa à ce moment-là celui de Garvey, qui l’examinait comme s’il avait été à la recherche d’une tête en surnombre. L’homme ne dit rien pendant ce qui sembla être une demi-minute, se contentant d’étudier le trouble de plus en plus évident sur le visage de Jerry.

— Je ne suis pas un imbécile, dit finalement Garvey.

Cette déclaration venue de nulle part semblait exiger une réponse.

— Je ne pense même pas que vous soyez le responsable de tout cela, continua Garvey. Je suis prêt à me montrer charitable.

— Que voulez-vous dire ?

— Charitable… répéta Garvey, parce que je pense que vous êtes en train de perdre pied. N’est-ce pas exact ?

Jerry se contenta de froncer les sourcils.

— Je crois que c’est exact, répondit Fryer.

— Je ne crois pas que vous compreniez même à quel point vous êtes dans le pétrin, n’est-ce pas ? dit Garvey.

Jerry fut soudain inconfortablement conscient de la présence de Chandaman dans son dos, ainsi que de sa totale vulnérabilité.

— Mais je ne pense pas que l’ignorance soit une bonne excuse, disait Garvey. Je veux dire, même si vous ne comprenez pas, cela ne vous exempte pas de tout blâme, n’est-ce pas ?

— Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire, protesta faiblement Jerry.

Le visage de Garvey, éclairé par la lueur de la torche, était pâle et défait ; il paraissait avoir besoin de vacances.

— Cet endroit, répliqua Garvey. Je veux parler de cet endroit. Les femmes que vous avez installées ici… à mon intention. Qu’est-ce que ça veut dire, Coloqhoun ? C’est tout ce que je veux savoir. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Jerry eut un léger haussement d’épaules. Chaque mot que Garvey prononçait ne faisait que le rendre plus perplexe ; mais cet homme lui avait déjà dit que l’ignorance ne serait pas considérée comme une excuse légitime. Peut-être qu’une question était la plus sage des réponses.

— Vous avez vu des femmes ici ? dit-il.

— Des putes, plutôt, répondit Garvey.

Son souffle avait une odeur de cendres de cigare vieilles d’une semaine.

— Pour qui travaillez-vous, Coloqhoun ?

— Pour moi-même. La proposition que je vous ai faite…

— Oubliez votre foutue proposition, dit Garvey. Vos propositions ne m’intéressent pas.

— Je vois, répondit Jerry. Dans ce cas, je ne vois pas l’utilité de poursuivre cette conversation.

Il s’éloigna d’un demi-pas de Garvey, mais le bras de l’autre jaillit pour venir saisir son manteau dégoulinant de pluie.

— Je ne vous ai pas dit de partir, dit Garvey.

— J’ai des affaires…

— Alors, il faudra qu’elles attendent, répondit l’autre en relâchant à peine son étreinte.

Jerry savait que, s’il tentait de se dégager de Garvey pour se précipiter vers la porte d’entrée, Chandaman l’arrêterait avant qu’il ait fait trois pas ; si, d’un autre côté, il n’essayait pas de s’enfuir…

— Je n’apprécie guère les types de votre genre, dit Garvey en retirant sa main. Des petits malins ambitieux toujours à l’affût d’un coup fourré. Vous vous croyez si malin, tout ça parce que vous avez un bel accent et une cravate en soie. Laissez-moi vous dire une chose… (Il tapa de l’index sur la gorge de Jerry.) Je n’en ai rien à foutre de vous. Je veux seulement savoir pour qui vous travaillez. Compris ?

— Je vous ai déjà dit…

— Pour qui travaillez-vous ? insista Garvey, ponctuant chaque mot d’un nouveau coup d’index. Dites-le, ou alors vous allez vraiment vous sentir mal.

— Pour l’amour de Dieu… Je ne travaille pour personne. Et je ne suis au courant de rien au sujet de ces femmes.

— Ne rendez pas la situation plus grave qu’elle ne l’est déjà, lui conseilla Fryer en feignant le souci.

— Je dis la vérité.

— Je crois que cet homme veut être frappé, dit Fryer.

Chandaman eut un rire sans joie.

— C’est ça que vous voulez ?

— Donnez-nous des noms, dit Garvey. Ou on va vous casser les jambes.

Cette menace, pour peu équivoque qu’elle fût, ne fit rien pour restaurer la clarté dans l’esprit de Jerry. Il ne voyait aucune façon de se sortir de là, sinon en continuant de protester de son innocence. S’il donnait le nom d’un grand patron fictif, son mensonge serait percé à jour en quelques secondes, et les conséquences de cette tentative de duperie seraient encore pires pour lui.

— Vérifiez mes références, supplia-t-il. Vous avez les moyens de le faire. Informez-vous. Je ne travaille pour aucune compagnie, Garvey ; je ne l’ai jamais fait.

Le regard de Garvey quitta un instant le visage de Jerry pour se déplacer jusqu’à son épaule. Jerry comprit le sens de ce signal un battement de cœur trop tard pour pouvoir se protéger du coup de pied dans les reins que lui décocha l’homme derrière lui. Il plongea, mais avant qu’il ait pu atteindre Garvey, Chandaman l’avait agrippé par le col et le projetait contre le mur. Il se roula en boule, la douleur le rendant aveugle à toute autre sensation. Il entendit vaguement Garvey lui redemander qui était son patron. Il secoua la tête. Son crâne était empli de billes d’acier ; elles roulaient entre ses oreilles.

— Seigneur… Seigneur… dit-il, cherchant à tâtons les mots qui préviendraient un nouvel assaut, mais on le releva de force avant qu’il ait pu trouver quoi que ce soit.

Le rayon de la torche était braqué sur lui. Il avait honte des larmes qui coulaient sur ses joues.

— Des noms, dit Garvey.

Les billes continuaient de rouler.

— Encore, dit Garvey, et Chandaman se dirigea vers lui pour redonner un peu d’exercice à ses poings.

Garvey le fit cesser dès que Jerry sembla sur le point de s’évanouir. Le visage de cuir se retira.

— Relève-toi quand je te parle, dit Garvey.

Jerry s’efforça de lui obéir, mais son corps n'était guère disposé à le satisfaire. Il tremblait, paraissait à deux doigts de la mort.

— Relève-toi, dit Fryer, s’interposant entre Jerry et son tortionnaire pour souligner l’ordre.

À présent qu’il était tout proche de lui, Jerry sentit la même odeur acide que Carole avait remarquée en montant l’escalier : c’était l’eau de toilette de Fryer.

— Relève-toi ! insista l’homme.

Jerry leva faiblement une main pour abriter son visage du rayon aveuglant. Il ne pouvait voir aucun des trois visages, mais il savait que Fryer se tenait entre lui et Chandaman et empêchait le tortionnaire de s’approcher de lui. À la droite de Jerry, Garvey craqua une allumette et en porta la flamme à son cigare. Une occasion se présentait : Garvey était occupé, la brute était coincée. Jerry la saisit.

Se baissant pour passer sous le rayon de la lampe, il s’écarta vivement du mur, réussissant au passage à faire choir la torche des mains de Fryer. La source lumineuse alla rebondir à grand bruit contre les carreaux et s’éteignit.

Dans l’obscurité soudaine, Jerry courut en titubant vers la liberté. Derrière lui, il entendit Garvey pousser un juron ; entendit Chandaman et Fryer entrer en collision alors qu’ils se précipitaient vers la lampe-torche. Il commença à glisser le long du mur pour se diriger vers le bout du corridor. De toute évidence, il ne serait pas sûr de tenter de rejoindre la sortie en passant près de ses tortionnaires ; son seul espoir était de se perdre dans le labyrinthe de couloirs qui se trouvait devant lui.

Il atteignit un tournant et obliqua sur la droite, se rappelant vaguement que ce chemin conduisait loin du corridor principal et en direction des couloirs annexes. Le passage à tabac dont il avait souffert, bien qu’interrompu avant d’être devenu trop sérieux, l’avait laissé meurtri et le souffle coupé. Il ressentait chacun de ses pas comme une douleur aiguë dans son ventre et dans ses reins. Quand il glissa sur les carreaux luisants, le choc faillit le faire crier.

Derrière lui, Garvey criait de nouveau. On avait localisé la lampe. Le rayon lumineux parcourait le labyrinthe à sa recherche. Jerry se précipita vers lavant, heureux de cet éclairage glauque, mais redoutant ceux qui se trouvaient à sa source. Ils allaient le suivre, et vite. Si, comme lavait dit Carole, cet endroit n’était qu’une simple spirale, si ses couloirs décrivaient une courbe impitoyable et fermée, il était perdu. Mais il avait fait son choix. Étourdi par la chaleur croissante, il continua de courir, priant pour trouver une issue de secours qui lui permettrait de sortir de ce piège.

— Il est parti par là, dit Fryer. Il n'avait pas le choix.

Garvey acquiesça ; c’était en effet cette route que Coloqhoun avait probablement choisie. Loin de la lumière et dans le labyrinthe.

— On lui court après ? dit Chandaman.

L’homme salivait littéralement à l’idée de finir le passage à tabac qu’il avait commencé.

— Il n’a pas pu aller très loin.

— Non, dit Garvey.

Rien, pas même la promesse d’un titre de noblesse, n’aurait pu le pousser à aller plus loin.

Fryer s’était déjà avancé de quelques mètres dans le corridor, faisant rebondir le rayon de la torche sur les murs suintants.

— Il fait chaud, dit-il.

Garvey ne savait que trop bien à quel point il faisait chaud. Une telle chaleur n’était pas naturelle, pas en Angleterre. Cette île était tempérée ; c’était pour cela qu’il n’avait jamais posé un pied hors d’elle. La moiteur étouffante des autres continents engendrait des extravagances qu’il souhaitait ne jamais voir.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Chandaman. On attend qu’il ressorte ?

Garvey réfléchit à cette suggestion. L’odeur venue du corridor commençait à le troubler. Ses entrailles se tordaient, sa peau se hérissait. Instinctivement, il porta une main à son bas-ventre. Son organe viril s'était recroquevillé sous l’effet de l’inquiétude.

— Non, dit-il soudain.

— Non ?

— Nous ne l’attendons pas.

— Il ne peut pas rester éternellement là-dedans.

— Non, j’ai dit !

Il ne s’était pas attendu que la moiteur de cet endroit l’affectât si profondément. Pour irritant qu’il fût de laisser Coloqhoun leur filer ainsi entre les doigts, il savait que, s’il restait encore longtemps ici, il risquait de perdre toute maîtrise de soi.

— Vous pouvez aller l’attendre à son appartement tous les deux, dit-il à Chandaman. Il faudra bien qu’il revienne chez lui tôt ou tard.

— Foutrement dommage, murmura Fryer en émergeant du corridor. J’adore les courses-poursuites.

 

Peut-être ne le suivaient-ils pas. Il s’était écoulé plusieurs minutes depuis que Jerry avait entendu leurs voix derrière lui. Son cœur avait cessé de battre la chamade. À présent que l’adrénaline ne donnait plus des ailes à ses talons et ne venait plus distraire ses muscles de leurs blessures, son allure ralentissait de façon considérable. Son corps protestait même contre cette vitesse d’escargot.

Quand le supplice que représentait chaque pas lui devint insupportable, il se laissa glisser contre le mur et s’effondra sur le sol du couloir. Ses vêtements trempés par la pluie collaient à son corps et étouffaient sa gorge ; il se sentait à la fois glacé et suffoqué. Il tira sur le nœud de sa cravate, puis déboutonna son gilet et sa chemise. L’air du labyrinthe était chaud contre sa peau. Ce contact était le bienvenu.

Il ferma les yeux et entreprit de chasser la douleur en se convainquant de son inexistence. Qu’est-ce qu’une sensation sinon une illusion des terminaisons nerveuses ? Il existe des techniques qui permettent de dissocier l’esprit du corps et de bannir le supplice de celui-ci. Mais ses paupières étaient à peine closes qu’il entendit des bruits étouffés et tout proches. Des bruits de pas ; un murmure de voix. Ce n’étaient pas Garvey et ses acolytes : ces voix étaient féminines. Jerry leva sa tête lourde comme du plomb et ouvrit les yeux. Ou bien il s’était accoutumé à l’obscurité durant les quelques instants qu’avait duré sa méditation, ou alors une source de lumière avait rampé dans le couloir ; cette dernière explication était sûrement la bonne.

Il se remit sur pied. Sa veste n’était qu’un poids mort, et il l’ôta, la laissant choir là où il s’était effondré. Puis il s’avança dans la direction de la lumière. La chaleur paraissait avoir considérablement augmenté durant les dernières minutes : elle lui donna de légères hallucinations. Les murs semblaient avoir renoncé à leur verticalité, l’air semblait avoir échangé sa transparence contre des lueurs d’aurore chatoyantes.

Il franchit un tournant. La lumière se fit plus brillante. Un autre tournant, et il aboutit dans une petite cellule carrelée, où régnait une chaleur qui lui coupa le souffle. Il hoqueta comme un poisson échoué sur la berge et dirigea son regard de l’autre côté de la pièce – l’air se faisait plus épais à chaque battement de cœur –, vers la porte. La lumière jaunâtre qui en sortait était encore plus brillante, mais il ne réussit pas à trouver la volonté nécessaire pour la suivre encore un mètre de plus ; la chaleur de ce lieu l’avait terrassé. Sentant qu’il n’était qu’à deux doigts de l’inconscience, il tendit une main pour se tenir au mur, mais sa paume glissa sur les carreaux luisants et il tomba, atterrissant sur le côté. Il ne put s’empêcher de laisser échapper un cri.

Gémissant devant son malheur, il se roula en boule et resta là où il s’était écroulé. Si Garvey avait entendu son cri et lancé ses lieutenants à sa poursuite, eh bien, tant pis. Il ne se souciait désormais plus de rien.

Un bruit de mouvement parvint jusqu’a lui depuis l’autre bout de la cellule. Levant la tête de quelques centimètres, il ouvrit légèrement les yeux. Une fille nue était apparue sur le seuil en face de lui, du moins ses sens en proie au vertige l’en informaient-ils. Sa peau luisait comme si elle avait été couverte d’huile ; çà et là, sur ses seins et sur ses cuisses, se trouvaient des taches qui pouvaient être du sang séché. Pas son sang, cependant. Il n’y avait aucune blessure pour enlaidir son corps luisant.

La fille s’était mise à rire de lui, un rire léger et grêle qui le faisait se sentir ridicule. Sa musique l’enchanta cependant, et il fit un effort pour mieux la regarder. Elle avait commencé à traverser la cellule pour venir vers lui, riant toujours ; et il vit à présent qu’il y en avait d’autres derrière elle. C’étaient les femmes sur lesquelles Garvey avait déliré ; c’était le piège qu’il avait accusé Jerry de lui avoir tendu.

— Qui êtes-vous ? murmura-t-il lorsque la fille s’approcha de lui.

Le rire se fit hésitant quand elle découvrit son visage déformé par la douleur.

Il tenta de se redresser, mais ses bras étaient engourdis, et il glissa de nouveau sur les carreaux. La femme n’avait pas répondu à sa question ni essayé de lui venir en aide. Elle se contentait de le regarder de haut comme un passant aurait contemplé un ivrogne gisant dans le caniveau, le visage indéchiffrable. Levant les yeux vers elle, Jerry sentit la prise fragile qu’il avait encore sur sa conscience lui échapper. La chaleur, sa douleur, et à présent cette soudaine irruption de la beauté, c’en était trop pour lui. Au loin, les femmes se dispersaient dans les ténèbres, la cellule tout entière se repliait comme une boîte magique, jusqu’à ce que la sublime créature qui se trouvait devant lui finisse par revendiquer sa totale attention. Et à présent, obéissant à sa silencieuse insistance, l’esprit de Jerry sembla s’arracher à sa tête. Il volait soudain au-dessus de sa peau, sa chair était devenue un paysage, chaque pore un abîme, chaque poil un pylône. Il était à elle, totalement. Elle l’engloutit dans ses yeux et le fouetta de ses cils ; elle le fit rouler contre son ventre, lui fit descendre la douce colonne de son échine. Elle le prit entre ses fesses, et puis au creux de sa chaleur, l’en faisant ressortir au moment où il se croyait sur le point de brûler vif. Cette vitesse l’excitait. Il avait conscience que son corps, quelque part au-dessus de lui, était conduit par la terreur au seuil de la crise cardiaque ; mais son imagination – qui se souciait peu de son souffle – suivait la femme là où elle l’amenait, prenant son essor comme un oiseau fou, jusqu’à ce qu’il soit rejeté, étourdi et meurtri, dans la prison de son crâne. Avant qu’il n’ait pu appliquer le fragile outil de la raison au phénomène dont il venait de faire l’expérience, ses paupières se refermèrent et il s’évanouit.

 

Le corps n’a nul besoin de l’esprit. Il a ses propres procédures en abondance – les poumons qu’il faut vider et remplir, le sang qu’il faut pomper et la nourriture qu’il faut assimiler –, dont aucune ne nécessite l’intervention de la pensée. Ce n’est que lorsqu’une de ces procédures échoue à fonctionner que l’esprit prend conscience de la complexité du mécanisme qu’il habite. L’évanouissement de Coloqhoun ne dura que quelques minutes ; mais quand il revint à lui, il fut conscient de son corps comme il l’avait rarement été auparavant : c’était un piège. Sa fragilité était un piège ; sa forme, sa taille, son sexe même, un piège. Et il n’y avait aucune issue hors de lui ; il était prisonnier de, ou plutôt dans, cette misérable dépouille.

Ces pensées allaient et venaient en lui. Entre elles, il y avait des visions fugaces durant lesquelles il n’éprouvait que vertige, et des instants encore plus brefs pendant lesquels il apercevait le monde à l’extérieur de lui-même.

Les femmes l’avaient ramassé. Sa tête pendait ; ses cheveux traînaient sur le sol. « Je suis un trophée », pensa-t-il durant un instant plus cohérent que les autres, puis les ténèbres revinrent. Et de nouveau, il lutta pour remonter à la surface, et à présent elles le portaient le long du bord de la grande piscine. Ses narines étaient emplies de senteurs contradictoires, à la fois délectables et fétides. Au coin de son œil paresseux, il voyait des eaux si brillantes qu’elles semblaient brûler les bords de la piscine : et aussi autre chose – des ombres qui se mouvaient dans la brillance.

« Elles veulent me noyer », pensa-t-il. Et ensuite : « Je me noie déjà. » Il imagina l’eau emplissant sa bouche : imagina les formes qu’il avait aperçues dans la piscine envahissant sa gorge et s’insinuant à l’intérieur de son ventre. Il lutta pour les vomir, le corps secoué de convulsions.

Une main se posa sur son visage. Sa paume était bien heureusement fraîche. « Chut », murmura-t-on à son oreille, et à ce mot son illusion s’évanouit. Il se sentit doucement arraché à ses terreurs et ramené à la conscience.

La main sur son front s’était évaporée. Il parcourut la pénombre des yeux à la recherche de son sauveur, mais son regard n’alla guère loin. À l’autre bout de cette cellule – qui paraissait avoir jadis été une douche collective –, il y avait plusieurs tuyaux placés en haut du mur, d’où jaillissaient des arcs d’eau, qui venaient éclabousser les carreaux avant d’être évacués par des rigoles. L’air était empli d’une fine écume et du murmure des fontaines. Jerry s’assit. Il y avait un mouvement derrière le voile de la cascade : une forme aussi, bien trop large pour être humaine. Il scruta le rideau mouvant pour essayer de donner un sens à ces replis de chair. Était-ce un animal ? Il y avait en ce lieu une odeur forte qui rappelait celle d’une ménagerie.

Se déplaçant avec une prudence considérable afin de ne pas attirer l’attention de la bête, Jerry tenta de se relever. Ses jambes, cependant, n’étaient pas à la hauteur de la tâche. Il ne put réussir qu’à ramper sur quelques mètres, s’aidant de ses mains et de ses genoux, et à regarder – une bête fixant l’autre – à travers le voile.

Il réalisa qu’on le sentait ; que la créature sombre et couchée avait tourné ses yeux dans sa direction. Sous ce regard, il sentit sa peau se hérisser, mais il ne parvenait pas à en détourner les yeux. Et à ce moment-là, alors qu’il plissait les yeux pour mieux distinguer les contours de l’animal, un éclat de phosphorescence naquit dans sa substance et s’étendit – vagues mouvantes de lumière jaunâtre – le long de sa forme terrible, et il fut révélé à Coloqhoun.

Non, pas il ; elle. Il savait de façon irréfutable que cette créature était femelle, bien qu’elle ne ressemblât à aucune espèce ni à aucun genre de sa connaissance. Alors que la luminescence ondoyait le long de l’anatomie de la créature, elle révélait à chaque nouvelle pulsation une nouvelle et phénoménale configuration. En l’observant, Jeny pensa à quelque chose de lent et de figé – du verre, peut-être ; ou de la pierre – , dont la chair avait été façonnée en des formes complexes, puis replongée dans la fournaise pour être remodelée. Elle n’avait ni tête ni membres reconnaissables en tant que tels, mais ses contours étaient riches en amas de bulles brillantes qui pouvaient être des yeux, et elle projetait, çà et là, des rubans iridescents – lentes flammes pastel – qui semblaient momentanément incendier l’air lui-même.

Ce corps émettait à présent une série de bruits mous : soupirs et éructations. Il se demanda si on s’adressait à lui et, si oui, comment il était censé répondre. Entendant un bruit de pas derrière lui, il se tourna vers l’une des femmes pour lui demander conseil.

— N’ayez pas peur, dit-elle.

— Je n’ai pas peur, répondit-il.

C’était la vérité. Le prodige qui se trouvait devant lui était tétanisant, mais ne suscitait aucune crainte en lui.

— Qu’est-elle ? demanda-t-il.

La femme se tenait tout près de lui. Sa peau, baignée par la lumière chatoyante de la créature, était dorée. En dépit des circonstances – ou peut-être à cause d’elles –, il ressentit un frisson de désir.

C’est la Madone. La Vierge Mère.

« La mère ? » pensa Jerry sans rien dire, tournant la tête pour regarder de nouveau la créature.

Les vagues de phosphorescence avaient cessé de courir le long de son corps. À présent, la lumière ne puisait que dans une partie de son anatomie, et en cet endroit ; suivant le rythme de la pulsation, la substance de la Madone se gonflait et s’écartait. Derrière lui, il entendit de nouveaux bruits de pas ; et des murmures résonnaient à présent dans la cellule, et des rires grêles, et des applaudissements.

La Madone accouchait. La chair gonflée s’ouvrit ; une lumière liquide en émergea ; une odeur de sang et de fumée emplit les douches. Une fille poussa un cri, comme par sympathie pour la Madone. Les applaudissements se firent plus intenses, et soudain la fente eut un spasme et laissa sortir l’enfant – mélange de pieuvre et d’agneau tondu – qui atterrit sur les carreaux. L’eau qui jaillissait des tuyaux lui fit immédiatement prendre conscience et il rejeta la tête en arrière pour regarder autour de lui ; son œil unique était énorme et parfaitement lucide. Il se trémoussa sur les carreaux pendant quelques instants, jusqu’à ce que la fille qui se trouvait à côté de Jerry s’avance pour franchir le voile d’eau et le ramasse. Sa bouche sans dents se mit aussitôt à la recherche d’un sein. La fille le porta à son téton.

— Pas humain… murmura Jerry.

Il ne s’était pas préparé à découvrir un enfant si étrange, et pourtant si indubitablement intelligent.

— Tous… tous les enfants sont-ils comme lui ?

La nourrice regarda le sac plein de vie qu’elle tenait dans ses bras.

— Aucun d'eux ne ressemble à un autre, répondit-elle. Nous les nourrissons. Certains meurent. D’autres vivent, et puis s’en vont.

— Où donc, pour l’amour de Dieu ?

— Dans l’eau. Dans l’océan. Dans les rêves.

Elle le regarda en gazouillant. Un membre cannelé, parcouru par la lumière comme l’étaient ceux de sa génitrice, s’agita dans l’air avec plaisir.

— Et le père ?

— Elle n’a pas besoin de mari, lui fut-il répondu. Elle pourrait faire des enfants avec une averse de pluie si tel était son désir.

Jerry regarda de nouveau la Madone. Seul un dernier vestige de lumière subsistait en elle. Son corps énorme projeta un tentacule de flamme couleur safran, qui alla jouer avec la cascade d’eau et projeta des reflets dansants sur le mur. Puis elle fut immobile. Quand Jerry tourna son regard vers la nourrice et vers l’enfant, ils avaient disparu. En fait, toutes les femmes avaient disparu, excepté une. C’était la fille qui lui était apparue la première. Le sourire avec lequel elle l’avait accueilli était de nouveau sur son visage quand elle s’assit de l’autre côté de la pièce, les jambes écartées. Il regarda l’espace qui les séparait, puis son visage.

— De quoi avez-vous peur ? demanda-t-elle.

— Je n’ai pas peur.

— Alors, pourquoi ne venez-vous pas près de moi ?

Il se leva et traversa la cellule pour aller jusqu’à elle. Derrière lui, l’eau coulait toujours et venait toujours asperger les carreaux et, derrière la fontaine, la Madone murmurait dans sa chair. Il n’était pas intimidé par sa présence. Les êtres tels que lui étaient sûrement indignes de l’attention de cette créature. Seigneur ! Il était ridicule même à ses propres yeux. Il ne lui restait ni espoir ni dignité à perdre.

Demain, tout ceci ne serait qu’un rêve : l’eau, les enfants, la beauté qui se levait à cet instant pour l’étreindre. Demain, il penserait avoir été mort durant une journée et avoir visité des douches pour anges. Pour l’instant, il fallait qu’il tire tous les avantages possibles de sa situation.

Après qu’ils eurent fait l’amour, lui et la fille souriante, lorsqu’il tenta de se rappeler les détails de l’acte, il ne parvint pas à être certain d’avoir seulement agi. Seuls les plus vagues des souvenirs subsistaient en lui, et ce n’étaient pas ceux de ses baisers, ni de leur accouplement, mais ceux d’une goutte de lait qui coulait de son sein, et la façon dont elle avait murmuré : « Jamais… jamais… » lorsqu’ils s’étaient enlacés. Quand ils eurent fini, elle devint indifférente. Il n’y eut plus de mots, plus de sourires. Elle le laissa seul dans l’écume de la cellule. Il reboutonna son pantalon souillé et abandonna la Madone à sa fécondité.

Un petit couloir conduisait hors des douches et vers la grande piscine. Celle-ci était, comme il l’avait vaguement remarqué quand elles l’avaient amené en présence de la Madone, débordante de vie. Ses enfants jouaient dans l’eau radieuse, et leurs formes étaient multiples. Les femmes n’étaient nulle part visibles, mais la porte qui donnait sur le corridor était ouverte. Il en franchit le seuil, et il ne s’en était pas éloigné de plus d’une douzaine de pas lorsqu’elle se referma derrière lui.

 

À présent qu’il était trop tard, Garvey savait que sa dernière visite aux Bains-Douches (même s’il l’avait effectuée pour se livrer à un de ces actes d’intimidation dont il avait l’habitude de jouir) avait été une erreur. Elle avait rouvert en lui une blessure qu’il avait espérée proche de la guérison ; et elle avait fait remonter à la surface des souvenirs de sa deuxième visite en ce lieu, des souvenirs des femmes et de ce qu’elles lui avaient montré (des souvenirs qu’il avait tenté de clarifier jusqu’à ce qu’il ait commencé à appréhender leur véritable nature). Elles l’avaient sans doute drogué, n’est-ce pas ? Et ensuite, quand il avait été affaibli et avait perdu tout sens de la dignité, elles s’étaient servies de lui afin de se distraire. Elles l’avaient allaité comme un enfant et avaient fait de lui leur jouet. Ce souvenir ne faisait que le rendre perplexe ; mais il y en avait d’autres, trop profondément enfouis pour être tout à fait visibles, qui le révulsaient. Le souvenir d’une cellule, et de l’eau qui tombait comme un rideau ; d’une obscurité qui était terrifiante, et d’une luminescence plus terrifiante encore.

L’heure était venue, il le savait, de piétiner ces rêves et de se débarrasser de toutes ces énigmes. Il n’était pas homme à oublier les faveurs qu’il avait dispensées, ni les faveurs qui lui étaient dues ; peu de temps avant onze heures, il avait eu deux conversations téléphoniques, destinées à rappeler certaines de ces faveurs. Ce qui vivait à Leopold Road, quelle que soit sa nature, n’y prospérerait plus longtemps. Satisfait des manœuvres de cette nuit, il monta se coucher.

Il avait bu la quasi-totalité d’une bouteille de schnaps depuis l’incident avec Coloqhoun, glacé et mal à l’aise. À présent, l’alcool qui circulait dans son organisme faisait sentir ses effets. Ses membres lui semblaient lourds, sa tête plus lourde encore. Il ne se donna même pas la peine de se déshabiller, mais s’étendit sur son lit à deux places, décidant de donner quelques minutes à ses sens pour s’eclaircir. Quand il se réveilla, il était une heure et demie du matin.

Il s’assit. Son ventre tressautait de nouveau ; en fait, son corps tout entier semblait traumatisé. Il n’avait été que rarement malade durant ses cinquante et quelques années d’existence : la réussite avait tenu les affections à l’écart. Mais à présent, il se sentait atrocement mal. Il était affligé d’une migraine presque aveuglante – ce fut à tâtons qu’il sortit de sa chambre en trébuchant pour se diriger vers la cuisine. Là, il se servit un verre de lait et s’assit près de la table pour le porter à ses lèvres. Il ne le but cependant pas. Son regard resta rivé à la main qui tenait son verre. Il la regarda à travers une brume née de la douleur. Cela ne semblait pas être sa main : elle était trop délicate, trop lisse. Il reposa le verre en tremblant, mais il se renversa, le lait formant une mare sur le bois de teck et coulant jusqu’au sol.

Il se leva, en proie à de curieuses pensées suscitées par le bruit du lait sur les carreaux de la cuisine, et se dirigea vers son bureau d’une démarche hésitante. Il avait besoin de se trouver auprès de quelqu’un : n’importe qui ferait l’affaire. Il saisit son carnet d’adresses et essaya de déchiffrer les hiéroglyphes sur ses pages, mais les numéros refusaient de devenir lisibles. Sa panique croissait. Était-ce la folie ? L’illusion de sa main métamorphosée, les sensations surnaturelles qui parcouraient son corps. Il esquissa un geste pour déboutonner sa chemise, et dans ce mouvement sa main frôla une nouvelle illusion, plus absurde que la première. Avec ses doigts réfractaires, il déchira sa chemise, se répétant sans cesse que rien de tout cela n’était possible.

Mais les preuves étaient irréfutables. Le corps qu’il touchait n’était plus le sien. Il y avait toujours des signes pour lui dire que cette chair et ces os lui appartenaient – la cicatrice d’appendicite sur son bas-ventre, la tache de naissance sous son bras –, mais la substance de son corps avait été remodelée (était toujours remodelée, sous ses yeux) en des formes qui lui faisaient honte. Il donna des coups de griffes sur les bosses qui déformaient son torse, comme si elles avaient pu se dissoudre sous cet assaut, mais elles se contentèrent de saigner.

Ezra Garvey avait beaucoup souffert en son temps, la plupart du temps de souffrances qu’il s’était lui-même infligées. Il avait connu des périodes d’incarcération ; avait failli être grièvement blessé ; avait enduré la traîtrise des belles femmes. Mais ces tourments n’étaient rien comparés à l’angoisse qu’il ressentait à présent. Il n’était plus lui-même ! Son corps lui avait été ravi durant son sommeil pour laisser la place à ce travestissement. L’horreur de ce qui lui arrivait réduisait en pièces son estime pour lui-même et faisait vaciller sa raison.

Incapable de retenir ses larmes, il se mit à tirer sur la ceinture de son pantalon.

— Seigneur, je vous en prie, bafouillait-il, Seigneur, je vous en prie, faites que je sois encore moi-même.

Les larmes l’empêchaient presque de voir. Il les chassa d’un geste de la main et regarda son bas-ventre. Voyant quelles déformations s’y déroulaient, il rugit jusqu’a faire trembler les fenêtres.

Garvey n'était pas homme à se laisser aller à des atermoiements. Les actes, il le savait, valaient mieux que tous les discours. Il ne savait pas comment on avait écrit ce traité de transformation dans son système, et il ne s’en souciait guère. Tout ce dont il était conscient à présent, c’était des mille morts que sa honte lui ferait souffrir si sa condition venait à être révélée au grand jour. Il retourna dans la cuisine, sélectionna un couteau à viande de bonne taille dans un tiroir, puis remit de l’ordre dans ses vêtements et sortit de chez lui.

Ses larmes étaient sèches. Ce n’était que de la matière gaspillée, et il n’était pas homme à se livrer au gaspillage. Il roula à travers la ville déserte jusqu’aux quais et traversa Blackfriars Bridge. Il gara sa voiture, puis marcha jusqu’au bord de l’eau. La Tamise était haute et rapide cette nuit, la surface du fleuve était blanchie d’écume.

Ce ne fut qu’à ce moment-là, après avoir parcouru tant de chemin sans examiner de près ses intentions, que la peur de l’extinction l’obligea à observer une pause. C’était un homme riche et influent ; n’y avait-il pas d’autres façons de surmonter cette épreuve que celle vers laquelle il se ruait tête baissée ? Des pourvoyeurs de pilules en tout genre qui pourraient inverser le processus dément qui s’était emparé de ses cellules ; des chirurgiens qui pourraient trancher dans le vif ses appendices insultants et refaçonner son moi perdu avec leurs aiguilles et leur fil ? Mais combien de temps ces solutions auraient-elles de l’effet ? Tôt ou tard, le processus se déclencherait de nouveau : il le savait. Il était au-delà de toute aide.

Une bourrasque fit décoller un jet d’écume de l’eau. Elle se déversa sur son visage et cette sensation brisa finalement le sceau de son oubli. Finalement, il se rappelait tout : la salle de douches, l’eau jaillie des tuyaux brisés qui battait contre le sol, la chaleur, les femmes qui riaient et applaudissaient. Et finalement, la chose qui vivait derrière le voile d’eau, une créature qui était pire que tous les cauchemars de féminité que son esprit en peine aurait pu concevoir. Il avait baisé en ce lieu, en présence de ce béhémoth, et dans la fureur de l’acte – alors qu’il s’était momentanément oublié –, ces salopes lui avaient jeté ce charme. Il ne servait à rien de regretter. Ce qui était fait était fait. Au moins avait-il accompli les démarches nécessaires pour que leur repaire soit démoli. À présent, il allait saboter cette auto chirurgie qu’elles avaient suscitée par magie, et leur dérober au moins la vision de leur œuvre.

Le vent était froid, mais son sang était chaud. Il coulait à grands flots tandis qu’il poignardait son corps. La Tamise reçut ces libations avec enthousiasme. Le sang rampait à ses pieds ; il tourbillonnait dans les courants. Il n’avait cependant pas achevé son œuvre quand la perte de sang le terrassa. « Aucune importance, pensa-t-il alors que ses genoux chancelaient et qu’il se précipitait dans l’eau, personne d’autre que les poissons ne pourra me reconnaître. » La prière qu’il lança vers le ciel lorsque les eaux du fleuve se refermèrent sur lui fut que la mort ne soit pas une femme.

 

Longtemps avant que Garvey ne se réveille en pleine nuit pour découvrir son corps en rébellion, Jerry avait quitté les Bains-Douches, regagné sa voiture et tenté de rentrer chez lui. Il n’avait cependant pas été à la hauteur de cette tâche toute simple. Ses yeux étaient brouillés, son sens de l’orientation en pleine confusion. Après avoir évité de justesse un accident à un carrefour, il gara sa voiture et se dirigea à pied vers son appartement. Le souvenir de ce qui venait de lui arriver n’était en aucune façon clair, bien que les événements ne fussent vieux que de quelques heures. Sa tête était emplie d’étranges associations. Il marchait dans un monde concret, mais il rêvait encore à moitié. Ce fut la vision de Chandaman et de Fryer en train de l’attendre dans sa chambre qui le ramena à la réalité d’une gifle. Il n’attendit pas qu’ils lui souhaitent la bienvenue, mais s’enfuit en courant. Les deux hommes avaient vidé sa réserve de whisky durant leur embuscade et ne réagirent que lentement. Il était en bas des marches et quittait déjà la maison avant qu’ils ne se soient ressaisis pour se lancer à sa poursuite.

Il alla à pied jusque chez Carole ; elle n’était pas là. Cela lui était égal d’attendre. Il resta assis sur le perron de son immeuble pendant une demi-heure, et lorsque le locataire de l’étage supérieur rentra chez lui, il réussit à le convaincre de le laisser se mettre à l’abri, dans la chaleur toute relative de la maison, et il monta la garde dans l’escalier. Là, il se mit à somnoler, et retraça en esprit le chemin qu’il avait parcouru, jusqu’au carrefour où il avait abandonné sa voiture. Une foule de gens passaient à cet endroit. Où allez-vous ? leur demanda-t-il. Voir les yachts, lui fut-il répondu. De quels yachts s’agit-il ? voulut-il savoir, mais ils s’éloignaient déjà en bavardant. Il continua de marcher quelque temps. Le ciel était noir, mais les rues étaient néanmoins illuminées par un flot de lumière bleue et sans ombre. Juste alors qu’il allait arriver en vue des Bains-Douches, il entendit un bruit d'éclaboussure et, en tournant au coin d’une rue, découvrit que la marée montait le long de Leopold Road. Quelle mer était-ce là ? demanda-t-il aux mouettes qui voletaient au-dessus de sa tête, car l’odeur salée de l’air trahissait l’origine marine de ces eaux. Était-il important de savoir de quelle mer il s’agissait ? répliquèrent-elles. Toutes les mers n’étaient-elles pas une mer, en fin de compte ? Il resta immobile et contempla les vaguelettes qui rampaient sur le bitume. Leur progression, pour douce qu’elle fût, renversait les réverbères et éro-dait les fondations des immeubles à une vitesse telle que ceux-ci s’effondraient en silence sous la marée glaciale. Les vagues furent bientôt autour de ses pieds. Des poissons, minuscules flèches d’argent, nageaient dans l’eau.

— Jerry ?

Carole était sur les marches et le regardait.

— Que diable t’est-il arrivé ?

— J’aurais pu me noyer, dit-il.

 

Il lui parla du piège que Garvey lui avait tendu à Leopold Road et de la façon dont ils l’avaient passé à tabac ; puis de la présence des deux brutes dans son appartement. Elle ne lui offrit qu’une sympathie bien fraîche. Il ne lui dit rien de la poursuite le long de la spirale, ni des femmes ni de la chose qu’il avait vue dans les douches. Il n’aurait pas pu articuler cette partie de son récit, même s’il l’avait voulu ; chaque heure qui s’écoulait depuis son départ des Bains-Douches le rendait moins certain d’avoir vu quoi que ce soit.

— Tu veux rester ici ? lui demanda-t-elle quand il eut fini son récit.

— Je croyais que tu ne me le demanderais jamais.

— Tu ferais mieux de prendre un bain. Tu es sûr que tu n’as rien de cassé ?

— Je crois que j’aurais fini par le sentir.

Rien de cassé, peut-être ; mais il ne s’en était pas tiré sans dommages. Son torse était un manteau d’Arlequin fait de plaies et de bosses, et il avait mal de la tête aux pieds. Quand, après avoir trempé pendant une demi-heure, il sortit de la baignoire et s’examina dans la glace, son corps paraissait avoir gonflé sous les effets du passage à tabac, la peau de sa poitrine était tendue et sensible. Il n’était pas beau à voir.

— Demain, il faut que tu ailles voir la police, lui dit Carole lorsqu’ils furent couchés côte à côte. Et leur dire d’arrêter ce salaud de Garvey…

— Sans doute… dit-il.

Elle se pencha au-dessus de lui. Le visage de Jerry était engourdi par l’épuisement. Elle l’embrassa doucement.

— Je voudrais bien t’aimer, lui dit-elle.

Il ne la regarda pas.

— Pourquoi me rends-tu la tâche si difficile ?

— Moi ? dit-il, laissant ses paupières se fermer.

Elle voulait glisser une main sous la robe de chambre qu’il portait encore – elle n’avait jamais vraiment compris sa pudeur, mais ce sentiment la charmait – et le caresser. Mais il y avait dans la façon dont il était étendu une certaine volonté d’isolation qui trahissait son souhait de ne pas être touché, et elle le respecta.

— Je vais éteindre la lumière, dit-elle, mais il dormait déjà.

 

La marée ne fut pas tendre avec Ezra Garvey. Elle s’empara de son corps et joua avec lui quelque temps, le tripotant comme un convive repu qui joue avec une nourriture pour laquelle il n’a plus d’appétit. Elle traîna son cadavre un kilomètre ou deux en aval, puis se lassa de ce fardeau. Le courant le relégua aux eaux molles qui longeaient la berge, et là – au niveau de Battersea – il se prit dans une corde d’amarrage. La marée descendit ; Garvey n’en fit rien. Alors que le niveau de l’eau s’abaissait, il resta solidaire de la corde, sa carcasse exsangue révélée centimètre par centimètre à mesure que la marée le délaissait et que l’aube approchait. Vers huit heures, il n’avait plus seulement le matin comme public.

Jerry se réveilla en entendant le bruit de la douche dans la salle de bains adjacente. Les rideaux de la chambre étaient toujours tirés. Seul un mince rai de lumière se frayait un chemin jusqu’à l’endroit où il était étendu. Il roula sur lui-même pour enfouir sa tête au creux de l’oreiller, là où la lumière ne pourrait pas le déranger, mais son cerveau, une fois titillé, se mit à tournoyer. Une journée difficile l’attendait, au cours de laquelle il aurait à donner sa version des événements récents à la police. On lui poserait des questions et certaines d’entre elles risquaient d’être embarrassantes. Plus tôt il commencerait à élaborer son récit et plus celui-ci serait en béton. Il roula sur lui-même et rejeta le drap loin de lui.

Sa première pensée lorsqu’il baissa les yeux sur lui-même fut qu’il ne s’était pas encore réveillé tout à fait, mais qu’il avait encore la tête enfouie dans l’oreiller et qu’il rêvait qu’il venait de se réveiller. Rêvait aussi le corps qu’il habitait… avec ses seins gonflés et son ventre lisse. Ceci n’était pas son corps ; le sien était de l’autre sexe.

Il essaya de s’ébrouer pour se réveiller, mais cela ne servait à rien. Il était là. Cette anatomie métamorphosée était la sienne – sa fente, sa douceur, son étrange pesanteur –, la sienne tout entière. Durant les heures qui s’étaient écoulées depuis minuit, il avait été défait et remodelé dans une autre image.

Le bruit de la douche en provenance de la pièce voisine ramena le souvenir de la Madone dans sa tête. Ramena aussi celui de la femme qui l’avait séduit et fait entrer en elle, et qui avait murmuré, alors qu’il luttait pour pousser : « Jamais… jamais… », lui disant, bien qu’il n’ait pu le savoir, que cet accouplement était le dernier qu’il connaîtrait en tant qu’homme. Elles avaient conspiré – femme et Madone – pour lui infliger ce miracle, et n’était-ce pas le plus bel échec de sa vie, qu’il se révèle ainsi incapable de s’accrocher même à son propre sexe ; que la virilité elle-même, ainsi que la richesse et l’influence, lui soit promise avant de lui être aussitôt arrachée de nouveau ?

Il quitta sa couche, retournant ses mains afin d’admirer leur finesse nouvelle, caressant ses seins de ses paumes. Il ne ressentait ni peur ni jubilation. Il acceptait ce fait accompli tout comme un bébé accepte sa condition, n’ayant aucune idée du bonheur ou du malheur qu’elle était susceptible de lui apporter.

Peut-être y avait-il d’autres enchantements là où celui-ci avait sa source. En ce cas, il retournerait aux Bains-Douches et les découvrirait par lui-même ; il suivrait la spirale jusqu’à son cœur brûlant et débattrait des mystères avec la Madone. Il y avait des miracles dans le monde ! Des forces qui pouvaient retourner la chair sur elle-même sans faire couler le sang ; qui pouvaient renverser la tyrannie du réel et jouer dans ses décombres.

Dans la pièce voisine, la douche continuait de couler. Il alla jusqu’à la porte de la salle de bains, qui était légèrement entrouverte, et jeta un coup d'œil à l’intérieur. Bien que la douche soit branchée, Carole ne se trouvait pas sous le pommeau. Elle était assise sur le bord de la baignoire, les mains pressées contre son visage. Elle l’entendit près de la porte. Son corps eut un frisson. Elle ne le regarda pas.

— J’ai vu… dit-elle ? (Sa voix était gutturale ; rendue épaisse par une répugnance à peine réprimée.) Est-ce que je deviens folle ?

— Non.

— Alors, que se passe-t-il ?

— Je ne sais pas, répondit-il simplement. Est-ce si horrible ?

— Immonde, dit-elle. Révoltant. Je ne veux pas te voir. Tu m’entends ? Je ne veux pas voir.

Il ne tenta pas de discuter. Elle ne voulait pas le connaître, et c’était son droit le plus strict.

Il se glissa dans la chambre, enfila ses vêtements rêches et souillés, et se dirigea vers les Bains-Douches.

 

Personne ne le remarqua ; ou plutôt, si quelqu’un venait à observer l’étrangeté de ce piéton – une certaine disparité entre les vêtements qu’il portait et le corps qu’ils habillaient –, il détournait les yeux, peu désireux de se frotter à un tel problème à une heure pareille et dans un état de sobriété.

Quand il arriva dans Leopold Road, il y avait plusieurs hommes sur les marches de l’établissement. Ils parlaient, bien qu’il ne le sache pas, de sa démolition imminente.

Jerry s’attarda devant la vitrine d’une boutique située en face des Bains-Douches jusqu’à ce que le trio s’éloigne, puis il se dirigea vers la porte d’entrée. Il redoutait que l’on ait changé son cadenas, mais il n’en était rien. Il entra facilement et referma la porte derrière lui.

Il n’avait pas apporté de lampe, mais quand il plongea dans le labyrinthe, il se fia à son instinct et celui-ci ne le trahit pas. Après quelques minutes d’exploration dans les corridors obscurs, il tomba sur la veste qu’il avait abandonnée la veille ; quelques tournants plus loin, il aboutit dans la cellule où la fille rieuse l’avait trouvé. Il y avait un soupçon de lumière en ce lieu, venu de la piscine un peu plus loin. Seuls les derniers vestiges de la luminescence qui l’avait conduit ici la première fois subsistaient encore.

Il traversa la cellule en courant, sentant ses espoirs s’effriter. L’eau de la piscine était encore luisante, mais presque toute sa lumière l’avait désertée. Il étudia le brouet : il n’y avait aucun mouvement dans ses profondeurs. Ils étaient partis. Les nourrices ; les enfants.

Ainsi que, sans aucun doute, leur cause première. La Madone.

Il marcha jusqu’aux douches. Elle avait en effet disparu. De plus, la cellule avait été détruite, comme au cours d’un accès de rage. Les carreaux avaient été arrachés des murs ; les tuyaux violemment décrochés du plâtre et fondus dans la chaleur de la Madone. Çà et là, il aperçut des flaques de sang.

Tournant le dos à ce désastre, il retourna près de la piscine, se demandant si c’était cette invasion qui les avait effrayées et qui leur avait fait quitter ce temple de fortune. Quelle qu’en soit la raison, les sorcières avaient fui, et lui, leur créature, était livré à lui-même, privé de leurs mystères.

Il erra le long du bord de la piscine, en proie au désespoir. La surface de l’eau n’était pas tout à fait calme : une suite de cercles concentriques étaient nés sur elle et s’étendaient à chaque battement de cœur. Il observait le courant tandis que celui-ci gagnait en amplitude, lançant ses bras à l’assaut des berges. Le niveau de l’eau avait soudain baissé. Le courant devint rapidement un tourbillon frangé d’écume. Une bonde avait été ouverte au fond de la piscine et son eau s’enfuyait. Était-ce là que la Madone avait fui ? Il se précipita de l’autre côté de la piscine et examina les carreaux. Oui ! Elle avait laissé une traînée de fluide derrière elle en rampant hors de son autel pour aller se réfugier dans la piscine. Et si c’était bien là quelle était partie, les autres ne l’avaient-elles pas toutes suivie ?

Où s’enfuyaient ces eaux, il n’avait aucun moyen de le savoir. Vers les égouts peut-être, et puis ensuite vers le fleuve, et finalement vers la mer. Vers une mort par noyade ; vers l’anéantissement de la magie. Ou à travers quelque tunnel secret vers les profondeurs de la terre, vers quelque sanctuaire à l’abri de toute enquête, là où les enchantements n’étaient pas interdits.

Les eaux s’agitaient avec frénésie à mesure que la succion les faisait fuir. Le vortex tourbillonnait, écumait et crachait. Il étudia la courbe qu’il décrivait. Une spirale, bien sûr, élégante et inévitable. Les eaux descendaient vite à présent ; leur vacarme était devenu un rugissement. Bientôt, tout aurait disparu, la porte qui donnait sur l’autre monde serait scellée et oubliée.

Il n’avait pas le choix : il bondit. Le courant circulaire l’agrippa aussitôt. Il eut à peine le temps d’inspirer avant d’être aspiré sous la surface des eaux, tournant en rond, plongeant vers le fond. Il se sentit heurter les carreaux de la piscine, fut tourneboulé par la force inexorable du courant qui l’attirait vers la sortie. Il ouvrit les yeux. À ce moment-là, le courant le conduisit jusqu’au seuil, puis au-delà. Le flot le prit en son sein et le ballotta dans sa fureur.

Il y avait une lumière devant lui. À quelle distance, il ne pouvait pas l’estimer, mais quelle importance ? S’il se noyait avant d’avoir atteint cet endroit et achevait mort son voyage, et alors ? La mort n’était pas plus sûre que le rêve de virilité dans lequel il avait vécu toutes ces années. Des termes descriptifs seulement dignes d’être tournés et retournés dans tous les sens. La terre était brillante, n’est-ce pas, et probablement emplie d’étoiles ? Il ouvrit la bouche et hurla au cœur du tourbillon, alors que la lumière croissait et croissait sans cesse, hymne chantant les louanges du paradoxe.