CHAPITRE X
Sule Vani se pencha, sourcils froncés.
— Tu ne portes plus ton micro ?
Abel alluma un petit tube eupho. Calibre 6. Du léger, pour adolescents boutonneux, convalescents, femmes enceintes. Il en tira une bouffée, expédia la fumée en direction du mur. Elle s’y écrasa, s’écartela, se perdit en… fumée.
— Il est en révision.
— Pour longtemps ?
Abel lui caressa les fesses qu’elle avait splendides.
— La journée. Je l’aurai ce soir à dix-huit heures. Top, top, top.
Sans Babar il était nu, vagissant, pas né. Il regarda Sule Vani dans les yeux, ce qui était un exploit compte tenu de tous les appas qu’elle exhibait.
— Tu es ingénieur. Y a-t-il un « 9000 » dans tes relations ?
Elle évoluait parmi les crânes d’œuf de la Haute direction nucléaire ou du Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire. Elle écarquilla les yeux.
— Un « 9000 » ! Pas d’aussi grosse immatriculation dans mon job ! « 8000 » à tout casser, ce qui n’est déjà pas si mal, tu ne crois pas ?
— Ouais. Mais je cherche un « 9000 ». Je vais tous les trouver en consultant le répertoire des classifications mais il aurait pu se faire que tu en connaisses un…
Il était un peu sur les rotules pour n’avoir dormi que trois heures. Puis, il avait fallu satisfaire Suie, expédier un rapport visiaphonique à Los Maplès, s’informer de la bonne santé de Dora. Tout cela après s’être extrait sans dommage des quartiers chauds de la Cité-Mère, avoir prévenu la grande Aèpe qu’elle n’aurait personne à cacher, être passé au labo pour y déposer Babar en panne sèche.
On lui avait proposé un micro dernier modèle, un TZO 90320 capable de faire deux fois plus de travail que Babar. Il avait refusé doucement, fermement, disant qu’il préférait attendre jusqu’au soir. Sentimental, le Grand Héros…
— J’entends un drôle de bruit, fit Suie.
Abel écouta, n’entendit rien.
— Tous les bruits non identifiés sont des drôles de bruits, dit-il d’un ton dolent. Si tu nous préparais un peu de wehourse glacé, mon lapin ?
Suie fonça dans la cuisine et Abel ferma les yeux.
Dehors, contre la façade à pic, Pluton rampait sous le soleil de plomb. Connexions SSR-33 : MOX-SER-GLM-000-Action. Présence CGS : 0*//0*. Tu-tu-tu-tu. Marguerite. Top-top-top. Ding ! Sujet immobile. Aucune activité engin électronique habituel. Ding ! Mouvements autre CG (code génétique) non enregistré. Top-top-top-top. Instruction ?
Le doug mécanique pianota sur le clavier du second bloc articulé sous capot. Le canon thermique demeura immobile, braqué dans l’axe de Pluton. Retour : MOX-SER-GLM-NAFA-111. 0*//0* à moins de quarante longueurs. Autre CG féminin classe T207. Piou-piou-piou-piou. Marguerite. (La marguerite prospecta en 35 secondes les six millions d’informations expédiées par le central mondial des immatriculations génétiques. Type T207. Avec comparatif sur réception ondes génétiques captées sur le terrain.) Le schaf tomba : Sule Vani 6593-T207. Relations affectives avec le sujet. CGS : *°///*°. Piou-piou-piou-piou. Progression lente. Aucune urgence. Tu-tu-tu-tu.
Pluton poursuivit sa route. Contre la façade ouest de la cellule d’habitation de Sule Vani. Qui avait l’oreille fine parce qu’exercée à l’être de par sa profession. Depuis sa cuisine, tête à demi dans le frigo pour trouver la bouteille de wehourse, elle percevait comme des bruits de baisers. Des smack, smack, smack… Les ventouses de Pluton embrassant la façade, mais ce n’était pas facile à imaginer. Suie regagna la chambre avec la bouteille givrée, des verres.
Il faisait chaud. La canicule s’était écrasée sur la Cité-Mère sans crier gare. Ici, à 49° N, il régnait parfois des chaleurs tropicales depuis la guerre nucléaire, à croire que l’on se trouvait par 34,5° S, comme à Buenos Aires ou Santiago.
La climatisation souffrait. Abel ruisselait, buvait un peu plus que de raison. Il ne parvenait pas à oublier le cadavre du bébé ni qu’il avait tué une femme. Suie sirotait autant, sinon plus, que lui. Elle avait l’âme d’une bringueuse, jouissait de la vie par tous les bouts, usait sa chandelle de même et s’en fichait royalement.
MOS-SER-OLM-ZAK-222. Action. 0*/ 0* et *°///*° à trente longueurs. Piou-piou-piou-piou. Surface de bétonrexylium vulnérable à 3 OOCP. Tu-tu-tu-tu. Marguerite.
Il s’agissait de savoir si le thermique aurait la puissance de percer la façade pour atteindre et carboniser Abel 6666-4bis, code génétique simplifié 0*//0* ; et Sule Vani 6593-T207, CGS *°///*°. La Marguerite se balada promptement sur l’écran intégré, le doug mécanique mitrailla le clavier et un second schaf tomba : MOX-SER-OLM-ZAK-333. Action favorable. Sujet ne possède plus toutes ses facultés mentales. Piou-piou-piou-piou. Ding ! Accélération. Ding !
Les bruits de succion devinrent plus perceptibles, tirèrent une nouvelle fois l’oreille de Suie qui fumait un tube eupho calibre 12.
— Tu entends, Abel ?
— Non. Tu te fais des bises ?
Il gardait les paupières closes, aspirait son alcool à l’aide d’un chalumeau coudé en se demandant qui avait bien pu téléguider Gi la Chinoise ? Fanatisée la fille, membre d’une organisation religieuse ? Beuh…
— Je savais que tu entendais. Je ne me fais pas des bises, ça vient de l’extérieur. On ne dirait pas des bruits de ventouses ?
Abel somnolait. Néanmoins il entendit une sorte de voix qui lui disait : « Je suis ton cerveau, mon cher ami. Je veille quand tu dors ou quand tu es ivre. Je m’efforce de remplacer Babar lorsqu’il est défaillant mais reconnais que tu ne m’aides guère. Voyons : comment peut-on entendre un bruit extérieur depuis une cellule d’habitation parfaitement isolée sur les plans phonique et thermique ? Tu as chaud, carcasse, bien trop chaud… Est-ce que Suie n’aurait pas laissé une baie ou un hublot ouvert ? Si c’est le cas, il serait possible d’entendre un bruit en provenance de l’extérieur, mais pas un bruit en provenance des niveaux inférieurs. Suie loge au dernier niveau de cette tour-bulle… Réveille-toi, mon ami. »
Abel se dressa sur les deux coudes.
— Qu’est-ce que tu as laissé ouvert ?
Suie lui chatouilla le nez de la pointe de son sein droit.
— Rien, pourquoi ?
— La climatisation ne fonctionne pas normalement. Living, cuisine, salle de bains, ou autre ?
— Zut ! la baie du living ! J’y vais !
Abel la plaqua au lit. Ses narines palpitaient. Il humait, regardait, écoutait.
— Ne bouge pas, murmura-t-il, écoutons.
Smack, smack, smack, smack, smack…
Abel fut tout de suite en action.
— Habille-toi super-vite, Suie !
Déjà dans ses vêtements, broyant à la ceinture, il fonçait jusqu’au living, raflant au passage le miroir du couloir de dégagement, l’utilisant comme une sorte de rétroviseur pour inspecter la façade. Il se glaça en découvrant le robot-tueur en marche sur ses ventouses articulées, canon thermique braqué sur la façade de la chambre, œil électronique pivotant au bout de son nerf télescopique ; prêt à tuer !
Smack, smack, smack, smack…
Abel se replia à fond la caisse, crocha Suie par un bras et l’entraîna, éberluée, à moitié nue.
— Mais, Abel, mon soutien-gorge…
— Silence ! Fonce !
Panneau d’admission, palier, ascensiobulle ouest tandis que le soutien-gorge de Suie faisait la valise, qu’elle se baladait seins à l’air pour la grande satisfaction d’un voyeur occupant la cabine voisine.
— Mais, enfin, Abel !
En poussant à 3000 ou 3500°, le thermique du robot-tueur articulé pouvait se frayer un passage à travers la façade et les murs en bétonrexylium. Abel transpirait.
MOX-PLO-IOG-ZAK-444. Action inutile. Sujet et *°///*° en situation d’éloignement. Piou-piou-piou-piou. Ding ! Instructions. Tu-tu-tu-tu. Marguerite.
Abel s’éjecta avec Suie au 32e niveau, l’obligea encore à courir jusqu’au glisseur en stationnement sur la plate-forme, ordonna :
— Entre là-dedans, attends-moi, danger de mort, mon lapin !
Il rafla le thermique dans la boite à gants, sprinta, reprit l’ascensiobulle, déterminé à détruire le robot-tueur qui lui pourrissait décidément la vie.
MOX-PLO-OGI-KAZ-555. Marguerite. Tu-tu-tu-tu. Retraite immédiate sous fronton le plus proche. Piou-piou-piou-piou. Ding ! Accélération ! Ding !
Abel franchit comme une bombe le seuil du panneau d’admission laissé ouvert, se rua dans le living, reprit le miroir, l’éleva. Il restait méfiant, because ses ondes biolo que le robot-tueur détenait… Dans le miroir il ne vit que la façade nue comme la main, panoramiqua vainement, sourcils froncés, plus inquiet que jamais car se demandant comment un bidule articulé avait pu se déplacer aussi vite le long d’une surface verticale.
Pas une seconde il n’eut l’idée que le robot-tueur était planqué sous le fronton décoratif du niveau inférieur. Pluton était programmé pour éviter les dangers. Pluton avait coûté une fortune à ses créateurs, ne devait pas être détruit avant amortissement. Son œil électronique ne vit pas le miroir qui ne distingua pas l’œil électronique.
Match nul. Abel se replia.
*
* *
Abel craignait le robot-tueur.
Sistano craignait Abel qu’il avait sur ses traces, qu’il savait redoutable et sans pitié pour qui se dressait contre la société. Sistano se terrait. Sistano respirait économiquement, malaisément. Un étau lui serrait la poitrine et l’estomac depuis qu’Abel s’était rendu chez lui et avait liquidé les tueurs placés là pour le carboniser. Sistano ne pouvait plus avaler un morceau. Il n’avait jamais éprouvé une telle peur. La mort de Sabianoff l’avait transformé en épave.
Tout le monde prétendait que Sabianoff était intouchable…
Sistano immobilisa le taxiglisse en tapotant sur l’épaule de son pilote. Pour entrer chez May, il ne lui fallait que descendre du véhicule, traverser le trottoir et monter les quatre marches. Rien. Rien du tout.
Tout un monde ! La mer à boire !
Le pilote le dévisagea dans le rétro.
— Votre course est-elle terminée où voulez-vous que je vous conduise ailleurs ?
— Non, non, je vais descendre…
— Quelque chose ne va pas ?
Sistano l’aurait volontiers envoyé au diable ! Il parvint à produire un sourire.
— Je vais bien, très bien. J’attends seulement un signal m’autorisant à entrer dans cet immeuble… Déclenchez votre compteur.
Il croyait que l’homme serait compréhensif. Au lieu de cela, il déclencha effectivement son compteur et alluma peinardement un gros tube eupho de 14. Sistano en fut scandalisé. Personne n’avait plus pitié de personne ! Personne n’essayait de comprendre les autres ! On se baladait dans l’existence comme des légumes, au gré du vent et des événements. On ne réfléchissait plus… Sistano réalisa qu’il tremblait de la tête aux pieds. Un tremblement incoercible.
— Faudra attendre combien de temps ? s’informa le pilote qui gagnait moins bien sa vie quand le compteur tournait simplement à la pendule.
Sistano s’épongea le front. Ça ne pouvait pas continuer ainsi. Il tomberait malade, deviendrait donc inopérant, serait en tout cas hors d’état de travailler pour le Consortium. Il vieillissait, n’était plus en mesure d’assumer. Voilà quelque chose qu’on admettrait au Consortium.
Plus que May à rencontrer et il présenterait sa démission à « 9000 ». Par radio, car il n’était pas question de rencontrer monsieur « 9000 », bien entendu ! Sistano savait qu’il arrivait des Etats du Sud de l’Amérique. C’était tout.
— Vous ne m’avez pas entendu ? s’enquit le pilote avec une pointe d’énervement.
Sistano lui jeta un billet sur les genoux, débloqua le panneau et descendit, affreusement effrayé de sa propre audace ! On disait qu’Abel 6666-4bis AG avait des sources de renseignements efficaces, qu’il était aidé par plusieurs superordinateurs et une équipe d’AG triés sur le volet. Si l’un de ses indicateurs apercevait Sistano, ne fût-ce que l’espace d’un battement de cils…
Sistano s’engouffra dans l’immeuble comme on plonge, s’immobilisa derrière la vieille porte bardée de cuivre, jeta un regard en arrière. Il ne se reconnaissait plus, avait la certitude qu’il subirait le sort de Sabianoff. On le découvrirait « suicidé », chez lui ou ailleurs. Sistano s’éloigna en courbant le dos, se glissa dans la salle de gymnastique pleine de recoins ombreux au fond desquels des corps s’agitaient au son d’une musique rythmée. Sistano était venu deux autres fois chez May, n’avait plus ces mouvements de recul provoqués par les restes de sa bonne éducation chez les frères saturnins.
A présent, il rêvait de May et de tous ces corps enlacés, participait par la pensée aux ébats rythmés, entendait chaque nuit la voix de la directrice : « Que la partenaire se mette à quatre pattes, sur les genoux et les mains, avec les bras et les cuisses verticaux. Par un mouvement de bascule du bassin, arrondissez le dos en baissant la tête…»
Sistano frappa à la porte marquée « bureau-réception » reçut dans les yeux l’éclat du voyant « entrez » et entra. Au centre de la pièce, derrière son incroyable bureau d’acajou, May le dévisageait. Yeux granitiques. Elle dit :
— Entrez, je vous attendais, asseyez-vous.
Elle était boutonnée jusqu’au col, sa bouche était un accent circonflexe. Sistano s’assit. Elle dit :
— Abel a tué Gi. Vous le savez. Mais vous ne savez pas que Gi était l’une de mes meilleures « monitrices ». Il lui a fallu de la patience et six essais avant de parvenir à capter l’attention d’Abel… Elle était très habile, assez jolie mais pas trop jeune afin d’être crédible. Sa mort me désole, monsieur Sistano.
Elle ouvrit un dossier posé devant elle.
— Nous allons devoir modifier nos accords. En regard des dangers encourus, la somme que nous vous demandons est ridiculement faible. Abel 6666-4bis est beaucoup plus fort que nous le pensions.
Sistano avait la sensation d’avoir un paquet de coton dans la bouche. Il dit d’une voix presque inaudible :
— Peu importe l’argent…
Devant May il n’osait pas se laisser aller. S’il en avait eu le courage il aurait crié sa panique, aurait demandé une protection rapprochée, de l’aide, des secours, une double assistance… May le scruta.
— Vous avez peur, n’est-ce pas ?
Il ne se reconnaissait plus. Il n’avait jamais été dans un tel état. Un rien lui mettait les larmes aux yeux à présent que la mort était à ses trousses. La façon dont May lui avait demandé s’il avait peur l’émouvait profondément. Dans son ton il y avait des accents maternels. Il acquiesça.
— Oui, j’ai peur. Abel a eu Sabianoff et Gi. Il m’aura aussi. C’est comme si j’étais déjà mort.
Ses mains tremblaient. Il tremblait et n’y pouvait rien. Quelquefois, pas très souvent il est vrai, Sistano avait pensé au jour de sa mort comme tout un chacun le fait lorsque le moral est au plus bas. Il n’avait pas imaginé comment la mort s’emparerait de lui, mais il était certain que cela se produirait tard, après soixante-dix et quatre-vingts ans par exemple… Quand il avait vraiment le moral à zéro, il lui arrivait de se dire qu’il n’avait pas de chance, qu’il serait bien fichu de mourir accidentellement dans la fleur de l’âge.
Jamais il ne s’était dit qu’on l’assassinerait.
May eut un sourire équivoque, se leva, contourna son bureau et alla s’asseoir sur le canapé. Entretemps, quatre boutons de son chemisier avaient sauté hors de la boutonnière. Sa jupe était relevée sur ses cuisses fuselées.
Elle tapota le canapé de la main.
— Venez auprès de moi.
Sistano était trop voyant. Le Consortium l’avait condamné à mort et c’était May qui devait le tuer. Sistano se déplaça, s’assit. May se rapprocha de lui à le toucher.
— Donnez-moi votre main.
Elle saisit la main qu’il tendait et la glissa dans l’échancrure de son chemisier. Sistano eut tout le sang au visage. Sa main étreignait un sein rond et ferme. Son rêve se réalisait d’un seul coup. May était horriblement perverse. Elle retira sa jupe, se débarrassa de son slip, aida Sistano à se défaire de ses vêtements, puis elle s’allongea sur le dos, cuisses ouvertes, offerte.
— Viens, prends-moi.
Sistano plongea en elle avec délice, s’agita tant et si bien qu’il l’amena rapidement à l’orgasme. May le laissa poursuivre son labeur, piqua une aiguille à chignon primitivement enfoncée dans le coussin du canapé et l’enfonça avec précision dans la nuque de Sistano.
Touché au bulbe, l’homme fut foudroyé et May enregistra sa mort au fond de son ventre, ce qui la fit aussitôt jouir épouvantablement. Après quoi, elle repoussa le cadavre des pieds et des mains et, tandis qu’il roulait au sol, alla pianoter sur le clavier du visiaphone.
Sistano irait dormir de son dernier sommeil dans un lit de bétonrexylium au fond du fleuve.