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Au moment précis où l’avion de Benedetto D. Manzoni quittait l’aéroport d’Heathrow en direction des États-Unis, un autre traversait le ciel dans le sens opposé et préparait déjà son plan d’atterrissage à Roissy. Parmi les passagers, la plupart américains, dix hommes, domiciliés dans l’État de New York, n’avaient enregistré aucun bagage. Tous se connaissaient sans pourtant s’adresser la parole ni même se saluer d’un hochement de tête. Six étaient originaires d’Italie, deux d’Irlande, les deux Portoricains étaient nés à Miami, et aucun d’eux n’avait jamais mis les pieds en Europe. Au premier abord, on aurait pu les prendre pour un bataillon d’avocats venus traiter une affaire de droit international et défendre les intérêts d’un trust prêt à conquérir le reste du monde. En fait, il s’agissait de dix soldats qui préféraient le luxe de la classe affaires aux hélicoptères des interventions spéciales, et le costume Armani au treillis de combat. Un escadron de la mort, choisi comme on choisit des mercenaires ; c’en était.
*
L’assignation à résidence fut accueillie par les Blake, soit comme une bénédiction, soit comme la plus injuste des punitions. Fred avait déjà décidé de ne pas sortir de tout le week-end du 21 juin pour échapper aux festivités et poursuivre son grand œuvre. Il mettait un point d’honneur à ne jamais se montrer affecté par les sanctions ; de fait, la menace du châtiment produisait rarement l’effet escompté auprès des gangsters, et, loin de leur faire peur, leur donnait l’occasion de braver les autorités, de les tourner en ridicule. Insulter un juge dans le prétoire, cracher à la figure des fédéraux durant les interrogatoires, traiter de minables les gardiens de prison, ils ne s’épargnaient aucune provocation et rien ne parvenait à leur faire baisser les yeux. Quint avait consigné Fred dans ses quartiers ? Une aubaine. Il allait pouvoir se consacrer entièrement à son sixième chapitre, qui commençait par :
Dans les films, si on aime que la force soit mise au service du juste, c’est parce qu’on aime la force, pas le juste. Pourquoi préfère-t-on les histoires de vengeance aux histoires de pardon ? Parce que les hommes ont une passion pour le châtiment. Voir le juste frapper, et frapper fort, est un spectacle dont on ne se lassera jamais et qui ne crée aucune culpabilité. Voilà bien la seule violence qui m’ait jamais fait peur.
À l’étage du dessus, Belle restait cloîtrée pour se soustraire à la vue de sa propre famille. On lui avait interdit de jouer un rôle dans le spectacle de fin d’année, on lui interdisait aujourd’hui de se promener en ville et de s’amuser avec les gens de son âge, il ne lui restait plus qu’à se morfondre dans sa chambre pour donner un sens à son sacrifice. Faute de ne pouvoir apparaître, elle allait disparaître, et pour de bon. Une décision irrévocable venait d’être prise.
De son côté, Warren fut scandalisé de payer encore et toujours pour les agissements de son père. L’approche des réjouissances avait réveillé l’enfant en lui, et la sanction lui avait fait regretter un peu plus de ne pas être adulte. Puisqu’il subissait comme un adulte, il avait droit au statut d’adulte, quoi de plus légitime ? Il s’enferma dans sa chambre et se planta de longues heures devant son écran où, via Internet, il recueillit quantité d’informations sur l’avenir qu’il se préparait. Son plan ? Remonter le temps, rejouer l’Histoire, opérer une révolution complète, tout reprendre à zéro.
Des quatre, Maggie fut la plus touchée par l’interdiction de sortir. Elle s’était engagée auprès de mille personnes à monter, gérer, surveiller divers stands, et à participer à la bonne marche de la kermesse ; apporter sa contribution à tant de liesse populaire l’aurait gratifiée plus que tout. Découragée, elle restait affalée dans le canapé du salon, devant une télévision qu’elle ne regardait pas, murée dans le silence du doute. Elle avait beau se dévouer corps et âme à autrui, Fred la tirait en arrière, la ramenait vers son rôle de femme de mafieux, qui plus est de mafieux discrédité, désavoué par tous. Si elle avançait d’un pas, Fred la faisait reculer de dix, et tant qu’elle vivrait avec ce diable, et malgré ce qu’elle éprouvait encore pour lui, elle ne quitterait jamais cette spirale. Elle devait en parler séance tenante à celui qui, somme toute, veillait sur elle bien mieux que son mari.
*
En ce jour tant attendu de la Saint-Jean, la ville de Cholong-sur-Avre affichait ses couleurs. Dès 10 heures du matin, la salle des fêtes avait reçu les parents d’élèves pour la fête de l’école, le spectacle s’était déroulé sans la moindre fausse note, un beau moment pour petits et grands, une réussite. À 14 heures, les forains, prêts à faire rouler la jeunesse, accueillaient les premiers visiteurs sur la place de la Libération. La nuit la plus courte de l’année allait défiler à toute vitesse, les jeunes ne se coucheraient pas, et les moins jeunes s’endormiraient au son des flonflons ; l’été commençait en fanfare.
À soixante kilomètres de là, au rond-point dit la Madeleine de Nonancourt, un minibus Volkswagen gris s’arrêtait pour vérifier l’itinéraire. Le conducteur, échaudé par une mauvaise bifurcation à la sortie de Dreux, exhortait son pilote à se concentrer. À l’arrière, dix types s’ennuyaient ferme en regardant défiler, depuis Paris, un paysage bien moins exotique qu’ils ne l’imaginaient. L’herbe y était verte comme partout ailleurs, les arbres produisaient moins d’ombre que les platanes de New York, et le ciel semblait morne et crasseux comparé à celui de Miami. Tous avaient entendu parler de la Normandie à travers les films de guerre, sans éprouver la moindre curiosité pour l’endroit et son histoire. En fait, ils n’étaient curieux de rien depuis leur arrivée à Roissy, pas plus du climat que de la cuisine, ils se foutaient même de l’inconfort et du dépaysement, ils ne se posaient qu’une seule question : comment dépenser leurs deux millions de dollars dès la fin de leur mission.
Six d’entre eux se voyaient déjà retirés des affaires ; à trente ou quarante ans, ils vivaient sans doute leur dernière journée de travail et allaient pouvoir s’offrir une ferme, une villa avec piscine, une chambre à l’année à Vegas, tous les rêves devenaient possibles. Les quatre autres ne crachaient pas sur la prime mais leurs motivations se situaient ailleurs. Pour avoir perdu un frère ou un père lors du témoignage de Manzoni, lui faire la peau était devenu une obsession. Le plus motivé de tous s’appelait Matt Gallone, petit-fils et héritier direct de Don Mimino. Six ans après le procès, Matt se consacrait exclusivement à la vengeance de son grand-père. Manzoni l’avait dépossédé de son royaume, de son futur titre de Parrain, et donc de son statut de demi-dieu. Derrière chaque moment de la vie de Matt, derrière chacun de ses gestes, il y avait la mort de Manzoni. Derrière les rires entre amis, il y avait la mort de Manzoni, derrière chaque baiser sur le front de ses enfants, il y avait la mort de Manzoni. Matt en avait fait son chemin de croix, son désir de délivrance, et la promesse de sa renaissance.
— Direction Rouen, dit le pilote, le nez sur la carte.
Toute l’opération avait été préparée de New York par Matt et les capi des cinq familles qui, pour l’occasion, n’en faisaient qu’une. Faute de contacts directs avec la France pour préparer l’arrivée de cet escadron de la mort, ils avaient dû passer par la Sicile. Les ordres avaient été donnés de Catane, où un dirigeant local de LCN avait fait appel à une de leurs sociétés, basée à Paris, chargée de faire transiter des capitaux via la France, la Suisse, l’Italie et les États-Unis. L’organisation comprenait l’accueil des dix à Roissy, leurs déplacements, et la fourniture de l’arsenal, à savoir : quinze pistolets automatiques et dix revolvers, six fusils-mitrailleurs, vingt grenades et un lance-roquette. On leur avait alloué, en outre, un chauffeur et un interprète anglais/français ayant déjà participé à une opération de commando. Ensuite, à Matt et à ses hommes de jouer. Pour préserver l’esprit d’équipe lors de la mission et éviter une malsaine émulation, la fameuse récompense de vingt millions de dollars serait divisée en parts égales ; celui qui donnerait la mort à Gianni Manzoni n’en tirerait qu’un bénéfice honorifique. D’ici quelques heures, il deviendrait à la fois un millionnaire et une légende vivante. Le monde admirerait son geste parce que le monde méprise les repentis. Quoi de pire que de vendre son frère ? Au coupable d’un tel crime, Dante réservait le dernier cercle de l’enfer. Aujourd’hui, 21 juin, un seul de ces dix hommes serait l’élu et gagnerait sa place au paradis des mauvais garçons. Bien après sa mort, on parlerait de lui dans les livres.
*
La beauté condamnée à elle-même. Belle n’imaginait pas plus grand malheur que le sien. Comment empêcher une étoile de briller ? Comment ne pas mettre ce don du ciel au service d’autrui ? Le secret était de plus en plus lourd à porter à mesure qu’elle devenait femme. Elle finissait par penser que sa beauté n’avait d’égale que les moyens employés pour lui interdire d’en jouir. Comme si Dieu lui-même avait façonné tant d’harmonie dans le seul but d’en priver ses créatures. Se montrer aussi inhumain ressemblait fort à Dieu : exiger le sacrifice de ce que l’on possède de plus cher. Créer la tentation, et dans la foulée, la faute. Pardonner aux pires, meurtrir les meilleurs. Belle se sentait victime de Ses desseins obscurs sans comprendre où Il voulait en venir.
Assise sur le sol de sa chambre, un mouchoir au coin des yeux, elle repensait à tous les lèche-bottes qu’elle avait vu défiler dans la maison de Newark pour demander une faveur à son père, promouvoir un parent ou intimider un concurrent. Comble de l’ironie, Belle Manzoni, sa propre fille, n’aurait jamais eu besoin du moindre coup de pouce. Il aurait suffi qu’on la laisse libre de parcourir seule son chemin pour qu’elle atteigne des sommets. Elle aurait beau pleurer et pleurer encore, toutes les larmes de son corps ne suffiraient pas à conjurer son triste sort de vestale. Autant se résigner à sa condition de vierge emmurée vive. Pour la toute première fois, elle se prit à maudire père et mère d’avoir mis au monde une fille de criminel.
Et puis, non ! se révolta-t-elle, le visage bouffi par les larmes, à quoi bon prendre un engagement qu’elle ne respecterait pas ? L’issue la plus élégante et, en fin de compte, la plus raisonnable était d’en finir le plus vite possible. Elle se précipita à la fenêtre qui ouvrait sur le jardin, regarda à l’aplomb, et comprit qu’en se jetant du haut du toit elle se condamnait à survivre, infirme. En finir, soit, mais en finir à coup sûr, donner à son geste de l’envergure, convier le plus grand nombre au sacrifice de sa vie, s’offrir enfin un public qui plus jamais n’oublierait la silhouette de cette créature qui s’était élancée dans les airs pour se donner la mort.
Tout bien réfléchi, elle avait choisi le jour rêvé pour mourir, le premier jour de l’été : toute la ville à ses pieds sur la place de la Libération, quelle revanche ! Apparaître au sommet de la tourelle de l’église et se jeter dans le vide. Le saut de l’ange. On retrouverait son corps disloqué devant le portail, quelques gouttes de sang lui glisseraient de la bouche pour maculer sa robe — vision sublime. Mais pourquoi l’église, après tout ? À quoi bon mêler Dieu à ça ? Qu’avait-Il fait pour mériter un tel sacrifice ? Mourir dans Sa maison eût été Lui faire trop d’honneur. D’ailleurs, Dieu n’existait pas, il fallait se rendre à l’évidence. Ou bien, victime Lui aussi de la loi de Peter, avait-Il atteint Son seuil d’incompétence face au destin de Belle. Elle ferma les yeux pour visualiser la place de la Libération et ses bâtiments mais rien ne lui sembla à la hauteur. Rien, sinon... la grande roue ?
Mais oui, la grande roue ! Il était là, son grand finale. Et quel symbole, cette roue qui tournerait sans elle désormais, ça avait bien plus de gueule qu’une église. Soulagée, elle ouvrit son armoire pour passer sa robe de Diane en biseau, son foulard écru et ses escarpins blancs. Elle resterait dans les mémoires comme une madone païenne, trop belle pour un monde si laid. On verrait sa photo dans les journaux, et des millions de gens, à force d’imaginer sa mort et d’en inventer les détails, tisseraient la légende de Belle. Comme toutes les héroïnes romantiques, elle inspirerait les poètes qui écriraient sur elle des chansons que d’autres jeunes filles chanteraient au fil des générations. Qui sait, un jour peut-être tirerait-on un film de la vie de Belle Blake, un grand film hollywoodien qui ferait pleurer sur les cinq continents. En se passant un peu de fond de teint et un trait d’ombre sous les yeux, elle se plut à imaginer les objets cultes après la sortie du film, les posters et les poupées à son effigie, telle une icône des temps futurs.
Elle contempla son visage dans le miroir pour la toute dernière fois. Son seul regret, en se donnant la mort, serait de ne pas voir, au fil des ans, son corps défier les lois du vieillissement. À trente ans, sa beauté aurait gagné en élégance, à quarante en noblesse, à cinquante elle aurait rayonné de maturité, à soixante de sagesse, Belle aurait su déjouer tous les outrages. Quel dommage de ne pas avoir le temps d’en faire la démonstration aux yeux du monde. Elle griffonna un bristol, qu’elle laissa sur un coin de bureau et qui disait : Continuez sans moi.
Dans la chambre voisine, Warren préparait, lui aussi, son grand départ. L’interdiction de sortie infligée par Quintiliani avait précipité ses plans. Dans son scénario d’origine, il se serait levé un matin d’août et aurait pris son petit déjeuner sans rien changer à ses habitudes, puis il aurait inventé un prétexte pour partir tôt et rentrer tard dans la soirée, une randonnée à vélo avec des copains aurait fait l’affaire. Au lieu de quoi, à la gare de Cholong, il aurait pris l’express de 10 h 10 pour Paris. Avec deux bons mois d’avance, il allait s’évader séance tenante de cette prison gardée par le FBI, et son escapade durerait plusieurs années avant qu’il revienne vers sa famille, ou qu’il la fasse revenir à lui, comme le Parrain qu’il allait devenir.
Il reprit son carnet de notes pour pointer les différentes étapes qui allaient le mener jusque-là. Dans quelques minutes, il rejoindrait la gare et prendrait le train supplémentaire de 14 h 51 pour Paris Montparnasse. De là, il se rendrait Gare de Lyon et attendrait le Naples Express, un train couchettes qui passait sans difficultés la frontière italienne à Domodossola. À Naples, il se rendrait directement dans le quartier de San Gregorio, où il citerait le nom de Ciro Lucchesi, patron d’une branche de la Camorra implantée à New York. Sans qu’il ait à le demander, on lui ferait rencontrer Gennaro Esposito, le capo de toute la région, celui qu’on ne voit jamais mais dont l’ombre plane partout à Naples. Et là, il se présenterait comme le fils de Giovanni Manzoni, le traître.
Gennaro, ébahi, lui demanderait pourquoi le fils du plus célèbre repenti du monde était venu se jeter dans la gueule du loup... Warren lui rappellerait alors l’énorme dette que Ciro Lucchesi avait envers son père, qui avait fait capoter une enquête du FBI censée mettre Ciro à l’ombre pendant cent ans. Aujourd’hui, le fils du traître donnait à Lucchesi une occasion de se défaire de cette dette maudite en arrangeant, via Naples, son départ clandestin pour les États-Unis. Lucchesi serait forcé de s’exécuter et de bien faire les choses, et Warren se verrait débarquer quelques jours plus tard dans le port de New York, comme jadis son arrière-grand-père au même âge. Et là, tout recommencerait. Il lui faudrait conquérir sa place, reconstruire un empire, et laver le nom des Manzoni. À quoi servent les fils, sinon à réparer les fautes des pères ?
Lors de son périple jusqu’à sa terre natale, il allait devoir rester le plus discret possible, agir comme s’il se déplaçait sur de très courtes distances, parler en anglais à certains moments, en français à d’autres, ressembler à un jeune touriste sur le point de retrouver ses parents, apprendre par cœur les noms des villes qu’il traverserait et celles des alentours, et pouvoir justifier d’un parcours si d’aventure on lui posait des questions. Dans son blouson, il glissa plusieurs cartes et toute une documentation touristique trouvée sur Internet, de quoi scénariser quelques histoires face aux autorités. Puis il rangea dans une pochette plastique son nécessaire de toilette : s’il ne voulait pas passer pour un vagabond, il devait faire de la propreté une priorité. Se laver, et dormir le plus souvent possible pour garder une allure fraîche et reposée. L’argent ? Il en avait à volonté, fruit des services rendus aux camarades d’école qui l’avaient sollicité pour une raison ou pour une autre, car tout se paie toujours, en retour d’ascenseur ou, le plus couramment, en monnaie sonnante. L’argent servirait à graisser des pattes, changer de vêtements, dormir à l’hôtel le cas échéant, se nourrir convenablement, offrir des verres à ceux qui pourraient lui être utiles, donner des pourboires. Il éteignit son ordinateur, le tapota de la main comme pour saluer un vieil ami, et quitta sa chambre. La première étape s’annonçait délicate : se diriger discrètement vers le jardin, contourner la véranda, arrivé à la baraque à outils se glisser entre deux feuilles de tôle, arracher un bout de grillage et passer par-dessous, se retrouver chez le voisin, escalader sa palissade et prendre la route de la gare. À partir de là, il pourrait se considérer comme hors-la-loi. Il allait vite savoir s’il en avait la carrure.
Dans le couloir, il tomba nez à nez avec sa sœur qui, comme lui, rejoignait en douce le rez-de-chaussée. Le plan de Belle, non moins acrobatique, consistait à atteindre le jardin par le velux de la buanderie, grimper sur le tas de bois coupé contre le mur mitoyen et passer directement chez le voisin, puis sortir de chez lui comme si de rien n’était. Bien trop troublée, elle ne remarqua rien des allures de conspirateur de Warren, pas plus qu’il ne sut déceler cette étrange solennité sur le visage de sa sœur.
— Où tu vas ? demanda-t-il le premier.
— Nulle part, et toi ?
Warren ne reverrait plus Belle pendant des années entières. Un jour, il reviendrait la chercher, il lui offrirait Hollywood sur un plateau et mettrait le monde à ses pieds. Il serra les mâchoires. Belle le prit dans ses bras pour lui laisser une dernière image de sœur aimante. Le cœur battant, il l’embrassa avec une tendresse qu’il n’avait encore jamais éprouvée pour personne.
— Je t’aime vraiment, Belle.
— Il faut que tu saches que je serai toujours fière de toi, où que je sois, ne l’oublie pas.
Et ils s’embrassèrent à nouveau.
Au rez-de-chaussée, Fred, cloîtré dans sa véranda, était à mille lieues d’imaginer ce déferlement d’affection fraternelle. À cause d’un trou de mémoire, il calait au milieu d’un chapitre sur le descriptif des rites d’intronisation dans l’onorevole società. Avant de devenir un affranchi reconnu et certifié par la confrérie, l’impétrant se voyait convoqué à une cérémonie présidée par les anciens, dont le déroulement n’avait pas changé d’un iota depuis des siècles. On lui piquait l’index avec une aiguille pour qu’il verse une goutte de sang, on déposait dans ses mains une image pieuse qu’on enflammait, et on lui demandait de répéter, en italien : Je jure que si je viole ce serment, je brûlerai comme cette image et... Fred ne se souvenait plus de la suite, et pourtant, combien de fois l’avait-il entendu, ce serment, après l’avoir prononcé lui-même, trente ans plus tôt ? Comment était-ce, déjà ?... je brûlerai comme cette image et... et quoi, nom de Dieu ? Il y avait une suite... Rien ne pouvait expliquer cette absence, si malvenue, en pleine effervescence littéraire. Rien, sinon cette vision de lui-même en train de brûler comme une image pieuse.
Il hurla plusieurs fois le prénom de sa femme et se mit à la chercher dans toute la maisonnée. En ne la voyant pas dans le canapé qu’elle ne quittait plus depuis des jours, il eut un étrange pressentiment et fouilla chaque pièce une par une, y compris celles de l’étage, où il croisa ses enfants, sans même s’apercevoir qu’ils se tenaient enlacés, les larmes aux yeux.
— Quelqu’un a vu votre mère ?
Ils secouèrent la tête et le virent descendre dans la buanderie, où il contourna la chienne endormie, avant de remonter au salon.
— MAAAGIIIIE !!!!!
Avait-elle transgressé l’ordre de Quintiliani ? Impensable. Elle aurait préféré mourir que de risquer de nouvelles sanctions. Alors quoi ?
Il y avait bien une explication, peut-être la pire de toutes.
*
À moins de deux kilomètres de Cholong, le minibus s’engagea dans la forêt de Beaufort et se gara au bord de l’Avre. Les hommes s’étirèrent et se dégourdirent les jambes, silencieux comme à la première heure, concentrés. Le chauffeur poussa un bruyant soupir de fatigue et se planta au bord de la rivière pour pisser. Son pilote, interprète pour l’occasion, sortit de larges sacs en plastique remplis de vêtements neufs, qu’il posa à même le sol pour laisser les membres de l’équipe faire leur choix. Matt avait donné des consignes très strictes sur les tenues vestimentaires, il leur fallait ressembler à ces Américains qui visitaient la région par milliers depuis 1945. Chose facile pour certains, ressembler à un Américain se révélait plus complexe pour ceux qui, depuis toujours, avaient conformé leur allure à celle des gangsters de cinéma.
Les plus jeunes étaient capables de revoir dix fois le même film pour repérer une marque de veste ou de chaussures. Et si, après leur intronisation, la plupart laissaient tomber la panoplie, d’autres s’y attachaient comme à une seconde peau. Sans la remettre en question, les hommes ne savaient comment interpréter la consigne « ressembler à des Américains ». Qu’est-ce que cela voulait dire exactement ? S’efforcer d’avoir l’air d’un plouc ? Se rapprocher le plus possible du n’importe quoi ? Attirer l’attention ? Ne pas l’attirer ? Fallait-il s’habiller comme des adolescents, des bouseux texans ou des homeless new-yorkais ? De quel mauvais goût s’agissait-il ? Il y en avait tant.
Vestes de marque, pantalons coupés sur mesure et chemises en soie tombèrent petit à petit pour se voir remplacés par des tee-shirts, des bermudas, des chemises à manches courtes non boutonnées, au col mou, des choses informes, décontractées, des étoffes synthétiques, des tissus à motifs, des casquettes. Qu’à cela ne tienne, ils auraient bientôt de quoi se consoler avec leurs deux millions de dollars et dépenser sans compter dans les magasins de Madison Avenue et de la Cinquième. Pour donner l’exemple, Matt se servit le premier et passa un pantalon à pinces de couleur claire, un tee-shirt rouge, un gilet beige. Greg Sanfelice porta son choix sur un jean délavé et un tee-shirt imprimé au blason d’une université du Colorado. Guy Barber enfila un jean noir serré aux hanches, tenta d’y ranger son entrejambe, et choisit une chemise en toile bleu marine largement entrouverte sur le poitrail. Le reste de la troupe se pressa devant les sacs. Julio Guzman se fendit d’un petit commentaire pour chacun des collègues :
— Jerry, c’est dingue ce que t’as l’air d’un Américain !
— Et toi, tu sais à quoi tu ressembles, enfoiré de Portoricain ? À un putain d’Américain !
Peu à peu les hommes se déridèrent et se laissèrent aller à la surenchère : « Enfoiré d’Américain, va... », « Ta gueule, l’Américain... », « Qu’est-ce que vous pouvez être chiants, vous les Américains... »
Matt sortit deux des quatre valises qui contenaient l’arsenal. Les hommes, redevenus silencieux, un peu empruntés dans leurs vêtements, se partagèrent les armes de poing ; on leur donnait le choix entre un pistolet semi-automatique Magnum 44 Research, et un revolver Smith Wesson Ultra Lite 38 special. Le premier laissait une très faible marge d’erreur dans un tir de loin sur cible mouvante, l’autre se montrait parfait en cas d’exécution rapprochée, tout dépendait de la manière de travailler de chacun, de ses habitudes, de ses compétences, car tous n’avaient pas été recrutés pour leurs qualités de tueur. Si certains éprouvaient un réel plaisir devant du matériel vierge, son toucher sans la moindre aspérité, son odeur non corrompue par la cordite, sa couleur bleu acier encore luisante, d’autres éprouvaient de la gêne en pensant à leur arme de toujours, compagne de route qui les avait maintenus en vie jusque-là, laissée au pays. Il était temps de procéder à quelques gestes rituels, remplir les barillets, enclencher les chargeurs, viser, sortir et rentrer l’arme dans la ceinture, dans un holster, sur le ventre, dans le dos, sous l’aisselle, etc. Puis Matt les dirigea vers le bord de l’Avre pour qu’ils passent au test définitif : balles d’échauffement, tir à volonté, défouraillage à gogo. Nicholas Bongusto tira le premier sur des cibles imaginaires en direction de l’autre rive, puis avisa, à quelques mètres en amont, une cabane de pêcheur prolongée d’une jetée sur pilotis, et y dirigea son tir. Bientôt, les dix hommes, en ligne, pointèrent leur arme sur le petit édifice et vidèrent chacun plusieurs chargeurs. Après cinq bonnes minutes de feu nourri, la tôle du toit avait glissé dans l’eau, et les parois de bois, criblées de part en part, s’affaissèrent. Le jeu consistait maintenant à s’acharner sur les pilotis pour voir s’effondrer toute la baraque dans la rivière, ce qui ne manqua pas d’arriver. Les armes étaient dans un état de marche impeccable et chaque membre de l’équipe venait de dépuceler la sienne avec un certain bonheur.
Matt leur distribua de l’argent de poche et des téléphones portables puis s’entretint quelques minutes avec l’interprète, tantôt copilote, tantôt éclaireur, qui proposa de remonter l’Avre à pied pour entrer dans la ville. Après ses dernières recommandations à la troupe, Matt ouvrit la marche sur Cholong.
À mesure qu’ils approchaient, des sons étranges et pourtant caractéristiques leur parvenaient, un brouhaha connu, de la musique de foire, des cris stridents : le bruit universel de la fête. L’escouade de la mort imagina les hypothèses les plus absurdes.
— Un comité d’accueil ? hasarda Julio pour tenter de détendre l’atmosphère.
— Moi, ça m’étonnerait pas, dit Nick, j’ai vu des reportages en noir et blanc là-dessus. En Normandie, dès qu’on voit arriver une troupe d’Américains, on sort la fanfare, les filles et les pétards à mèche, c’est une tradition.
Matt leur fit signe de s’arrêter au moment de passer le pont qui marquait l’entrée dans Cholong.
— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? demanda-t-il à l’éclaireur.
Celui-ci s’approcha d’une affichette placardée sur un arbre, qui lui fournit illico la réponse. Autant que faire se peut, il leur expliqua ce qu’était la fête de la Saint-Jean.
— La chance est peut-être avec nous, dit Matt.
*
— Demandez-moi ce que vous voulez, mais séparez-moi de ce monstre, Quint. Ce qui est arrivé jeudi se reproduira, il trouvera d’autres Carteix, que vous soyez vigilant ou pas. Il mettra la ville à feu et à sang, il rackettera les commerces, il montera un tripot clandestin, il terrorisera le conseil municipal à coups de batte de base-ball. Giovanni est né avec la destruction dans l’âme, et quand il mourra, sa dernière pensée sera une horreur, ou bien il se repentira, il se repentira de n’avoir pas assez détruit.
Assis sous la fenêtre de la cuisine du pavillon des fédéraux, Fred pleurait. Son intuition avait été bonne : Maggie était passée à l’ennemi. Il dut fournir un effort surhumain pour retourner contre lui-même le geyser de rage qu’il sentait monter dans sa gorge. Sa vie, livrée aux chiens, et par sa compagne de toujours. Il se retint de cogner son front contre la pierre de peur de faire vibrer les murs et dévoiler sa présence. Quint était devenu l’homme fort de la famille Manzoni, peut-être son sauveur.
— Belle et Warren sont condamnés tant qu’ils côtoieront ce fils de pute, reprit-elle. C’est sa peau que veut Don Mimino, pas la nôtre.
Fred se mordit la main et ne desserra les mâchoires que quand ses incisives eurent entaillé l’épiderme, mais la douleur ne fut pas assez forte pour détourner celle que lui infligeait Maggie. Quintiliani allait se faire une joie de le séparer des siens, par sadisme, jusqu’à ce que Fred perde de sa superbe, qu’il soit prêt à toutes les bassesses pour entendre leur voix au téléphone. Le roi des G-men, lui-même éloigné de ses enfants depuis si longtemps, n’en demandait pas tant ; Maggie venait de lui servir la plus douce des vengeances. Fred chercha comment faire cesser ce déchirement et fut tenté à nouveau de s’étourdir d’un coup de tête contre le sol. Lui qui se croyait si résistant appelait maintenant la délivrance. Qui sur terre était capable d’encaisser une telle douleur ? Fred était sans doute le seul homme au monde à ne pas connaître la réponse : les victimes.
*
La ville à l’envers : de quoi passer inaperçu. Dans la confusion générale, personne ne ferait attention à eux. Matt envoya deux équipes de deux hommes patrouiller en ville et proposa aux cinq derniers de se fondre dans la fête foraine à la recherche de renseignements sur les Blake. D’abord méfiants, ces derniers se sentirent projetés au cœur d’une action à laquelle ils ne s’attendaient pas. La plupart s’en amusèrent.
Le gardien du lycée Jules-Vallès ayant déserté son poste pour se rendre à la kermesse avec sa famille, Joey Wine et Nick Bongusto investirent l’établissement sans difficulté. Ils n’eurent qu’à poser le pied sur le boîtier de la serrure électronique et enjamber le portail, puis ils s’arrêtèrent devant des panneaux indicateurs qu’ils tentèrent de déchiffrer. Joey suivit la direction qu’indiquaient les flèches Accueil, Administration et Salle de réunion, invitant ainsi son collègue à se diriger vers Demi-pension, Médecine scolaire et Gymnase.
Le premier fracassa un carreau et accéda à un couloir qui le mena jusqu’aux locaux administratifs. Prêt à jouer les terreurs pour obtenir l’adresse du petit Warren Blake, Joey fut déçu de se retrouver seul dans le silence de ce long bâtiment en crépi gris. Au lieu de casser un ou deux bras, il allait devoir ouvrir lui-même des armoires métalliques remplies de dossiers et fouiller au petit bonheur. Lassé dès le premier tiroir, il renversa tous les autres puis jeta les armoires au sol. Sur quoi, il entra dans le bureau du directeur et s’assit dans son fauteuil afin d’inspecter d’autres tiroirs, dont un, fermé à clé, qu’il força avec un coupe-papier — il y trouva quelques billets qu’il mit machinalement dans sa poche. Il poursuivit son chemin jusqu’à une salle de classe, où il ne put s’empêcher d’entrer.
Joey était-il jamais allé à l’école ? À la réflexion, peut-être avait-il raté de bons moments, sur les bancs de l’école publique de Cherry Hill, New Jersey, qu’il contournait chaque matin pour aller rejoindre sa bande sur Ranoldo Terrace. Jamais il n’avait vu un tableau noir de si près, l’odeur de la craie ne lui évoqua rien. Il en fit crisser une sur l’ardoise, un bruit inconnu, qui déclencha une réaction épidermique. C’était donc ce bâtonnet blanc qui faisait toute la différence ? Ce bâtonnet blanc qui concentrait tout le savoir du monde ? Capable de toutes les démonstrations, de prouver que Dieu existe ou pas, que les parallèles se rejoignent à l’infini, que les poètes ont raison ? Ne sachant quoi laisser, un mot, un chiffre, un dessin, il hésita un moment et écrivit en grosses lettres JOEY WAS HERE, comme il l’avait souvent fait dans les toilettes de bars.
Après avoir traversé la cour, Bongusto pénétra dans le gymnase et hurla quelques injures qui se prolongèrent en écho. Tout en roulant sa cigarette, il fit le tour des installations, s’accrocha à des espaliers, à une corde à nœuds haute de cinq mètres, inspecta les étagères remplies de maillots, puis saisit un ballon de basket et l’observa sous toutes les coutures : aucun objet au monde ne ressemblait autant à un globe terrestre. Le plus incroyable était que Nick n’en avait jamais tenu entre ses mains. Des matchs, il en avait vu, tant et tant, et à tout âge. Il avait attendu les jeunes joueurs à la sortie des playgrounds, leur avait proposé tout un tas de produits en tubes et en sachets, mais jamais il ne s’était mêlé à eux pour tenter un dribble. Plus tard, dans les stades, il avait organisé des paris et vu les stars jouer, il en avait même approché certaines, pour les corrompre ou leur flanquer une trouille noire, ça dépendait des ordres. Les règles, les joueurs, il connaissait mieux que personne, et sur le terrain, question silhouette, il aurait pu donner le change, avec son mètre quatre-vingts, ses mains larges comme des battoirs, ses cheveux rasés, et pourtant il n’avait jamais senti sous ses doigts le caoutchouc rugueux du ballon rouge. Il le garda en main, rejoignit le terrain de basket dans la cour, se plaça dans la raquette et inhala profondément la dernière bouffée de son mégot. Il se trouvait devant un choix délicat : marquer le tout premier panier de sa vie, ou lâcher le ballon et rester le seul Américain à n’en avoir jamais marqué un seul. Par la fenêtre, Joey, craie en main, le regarda prendre des poses de joueur et siffla pour l’encourager.
De leur côté, Paul Gizzi et Julio Guzman, à force de patrouiller dans des rues vides et de passer devant des commerces fermés, se perdirent dans une ville fantôme. Des rues comme ils n’en avaient jamais vu, étroites et légèrement en pente, bordées de chiendent et de lierre, parfois de branches de pommiers qui dépassaient des murs, des rues odorantes et ombragées qui portaient toutes des noms insoupçonnables. Ils s’arrêtèrent devant la seule boutique dont ils comprirent l’enseigne. SOUVENIRS.
À quarante ans, Gizzi avait gardé sa tête de sale gosse, des cheveux châtain très clair, raides et courts, plantés d’un épi au milieu du front, des yeux noisette, une fossette au menton. Il sortit de la poche intérieure d’un blouson vert émeraude un petit appareil photo qui ne le quittait jamais, fit le point sur un bibelot, une sorte de puits en céramique blanche, et le prit sous différents angles.
— Qu’est-ce que tu fous ? demanda Guzman.
— Ça se voit pas ? Je veux garder un souvenir du souvenir. Je connais quelqu’un que ça va amuser.
Guzman, petit tassé au regard de dogue, impatient de naissance, saisit la crosse de son arme, en martela la vitrine et la fracassa en moins d’une dizaine de coups.
— Vas-y, prends.
— ... Guzman, t’es un malade.
— C’est moi, le malade ?
Paul avait pris la photo pour sa sœur, Alma, de quinze ans son aînée, restée vieille fille à cause d’un promis qui avait quitté la ville en apprenant que les Gizzi entretenaient des liens très étroits avec la famille qui régnait sur Staten Island. Un peu à contrecœur, il saisit le bibelot au milieu des brisures de verre et souffla dessus pour le dépoussiérer. Il devinait déjà le sourire d’Alma.
Sur la place de la Libération, Franck Rosello, taciturne comme à son habitude, se promenait au milieu des stands, peu coutumier de tant d’agitation. Il s’arrêta un moment devant un présentoir garni de poteries et de sculptures en pâte à sel qui représentaient des scènes religieuses ou bucoliques. Puis, à force de voir des gosses s’empiffrer de choses sucrées, il eut envie d’une de ces pommes rouges ruisselant de caramel. Sans oublier l’éventualité de voir surgir son ex-patron, Manzoni en personne, il s’assura qu’aucun de ses collègues ne le voyait s’approcher de la camionnette du confiseur. Ami d’enfance de Matt, adopté par la famille de Don Mimino et élevé comme un Gallone, Franco avait exercé ses talents de sharp shooter dans l’équipe de Giovanni. Spécialisé dans la suppression de témoins, il avait évité quelques procès qui avaient mis en cause de hauts dignitaires de LCN ; la confrérie lui en était redevable et le bichonnait comme un champion. Franck se faisait payer des ponts d’or pour chaque contrat, n’avait jamais connu un seul jour de détention, et son casier restait vierge malgré ces vingt années de loyaux services. Il comptait à son tableau de chasse divers repentis célèbres, dont Cesare Tortaglia et Pippo l’Abbruzzese, et n’avait échoué qu’une seule fois, en la personne de Giovanni Manzoni. Si les circonstances s’y prêtaient et que Matt envisageait un tir à très longue distance, Franck aurait droit à sa seconde chance. Une pomme d’amour plein la bouche, il s’arrêta devant le stand de tir qui lui rappela celui de la fête foraine d’Atlantic City, où il était né.
— Trois euros pour cinq balles réelles, dit le forain. Vous pouvez gagner de dix à quarante points à chaque tir, cinquante si vous mettez dans le rouge, et cent dans le mille. À quatre cents points, vous avez une peluche. Américain ?
Franck ne comprit que le dernier mot et posa un billet de cinq euros sur le comptoir puis saisit la carabine et la mit en joue. Sans chercher à ajuster son tir, il pressa la détente cinq fois de suite. Le forain lui tendit son carton et montra de l’index quatre impacts très excentrés, la cinquième balle s’étant perdue dans le décor. Dans la série suivante, Franck put rectifier la parallaxe que faussait une légère courbure du canon, et totalisa quatre cent cinquante points.
Avant d’admettre l’évidence, le forain marqua un temps d’hésitation. Quatre cent cinquante ? Dès la seconde série ? Personne n’avait réussi un tel score. Pas même lui, son propre matériel en main, n’en aurait été capable. Et pourtant, en exposant le carton à la lumière du jour, il comptait bien quatre impacts dans le mille et un dans le rouge. Franck allait quitter le stand sans son lot quand il vit, à ses genoux, une petite fille seule qui le fixait avec un incroyable aplomb. Saisi par le regard de la gamine, Franck lut dans ses grands yeux immobiles un message d’indignation qui ne laissait aucun doute. Il souleva la petite, face aux peluches accrochées en pagaille au-dessus du stand. Sans hésiter, elle désigna la plus grosse de toutes, un gorille de cinq fois sa taille.
— Celle-là, c’est huit cents points, dit le forain, exaspéré.
Franck aligna quelques pièces et totalisa cinq cents points en cinq balles ; les impacts mêlés évoquaient, dans le mille, les pétales d’une même fleur. À nouveau, le forain sortit le carton de son logement, étudia les tirs sans y croire et ne vit que trois impacts — où étaient passés les deux autres ? L’Américain avait un pot de cocu, mais ça ne suffisait pas à décrocher une peluche de démonstration, ce serait bien la première fois. Franck lui montra comment deux balles s’étaient superposées sur les précédentes, un peu de concentration et de bonne foi suffisait pour les voir, la cible en témoignait, à quoi bon se mettre dans des états pareils ? Des badauds s’arrêtèrent et Franck ne comprit pas pourquoi le ton avait monté si vite. Sa mission et son souci de discrétion le rappelèrent à l’ordre, mais il était désormais trop tard pour priver la petite de son trophée. Il s’assura qu’elle ne pouvait assister à ce qui allait suivre, attrapa discrètement le bras du forain, lui fit une clé dans le dos tout en le sommant de souffrir en silence, et fit pénétrer le canon d’une carabine dans sa bouche. L’homme leva le bras, tétanisé, le signe universel de la reddition. Un instant plus tard, la gosse attrapait son singe à bras-le-corps et consentait enfin à sourire. Avant de la laisser partir, Franck ne put s’empêcher de passer les doigts dans ses cheveux longs, si fins et pailletés d’or. Quelque chose lui dit qu’elle ne l’oublierait jamais.
Rosello n’était plus le seul à exercer ses talents au hasard des attractions ; Hector Sosa, dit Chi-Chi, le plus vieux des deux Portoricains, s’arrêta devant un punching-ball sur lequel s’acharnait une bande de jeunes. Hector avait été capable d’assommer des types trois fois plus corpulents que lui, il s’était même fait une spécialité de foncer tête baissée vers les plus gros et les plus forts, un courage qui frôlait l’inconscience. Il s’était rendu célèbre dix ans plus tôt, lors d’un championnat du monde de boxe mi-lourd à Santa Fe : employé comme garde du corps du tenant du titre, Chi-Chi s’était retourné contre lui pendant une algarade et l’avait mis hors d’état de combattre. Durant les deux mois de détention qu’il avait fait derrière les barreaux de San Quentin, les prisonniers les plus aguerris et les plus cruels lui avaient montré un respect sans égal. Aujourd’hui, en détraquant l’appareil au premier coup de poing, il devenait le héros des adolescents de Cholong.
À quelques mètres de là, le frère aîné de Joey, Jerry Wine, l’as du volant, celui que toutes les équipes voulaient pour convoyer les hommes lors des gros coups, ne put s’empêcher de faire un tour d’auto tamponneuse et s’en donna à cœur joie. Le jeu consistait à en percuter le plus grand nombre possible, bing, bang, à tout fracasser sur son passage, à foncer tête baissée dans les embouteillages sans épargner personne. Quoi de plus amusant pour un type capable de trouver le chemin de la fuite au milieu de dix voitures de police, ou de conduire à soixante à l’heure dans un parking sans frôler le moindre pylône. Il avisa une bande de turbulents agacés par sa conduite et se mit en tête de les provoquer avec sa petite voiture rouge.
De son côté, Guy Barber, de son vrai nom Guido Barbagallo, vissé au stand de loterie, cherchait à rendre fou le bonimenteur en lui imposant diverses martingales éprouvées dans les casinos de Vegas. Il s’en fallait d’un rien pour que le démon du jeu ne vienne lui faire perdre notion du temps et principe de réalité. Guy savait inventer de nouveaux jeux d’argent et proposait à chaque instant de miser sur à peu près tout : les numéros de série des billets de banque, les plaques d’immatriculation, les panneaux d’affichage. Le plus étonnant était qu’il finissait toujours par trouver une logique dans les séquences de chiffres les plus irrationnelles. À ce degré d’acharnement, plus personne ne cherchait à savoir si son don servait son vice ou l’inverse.
Le seul, hormis Matt, à rester concentré sur l’objet de la mission était Gregorio Sanfelice. Spécialisé dans l’arme lourde, Greg avait été choisi par Don Mimino en personne pour sa fiabilité absolue. Greg, c’était l’anti-Manzoni, le contraire même du repenti, l’homme qui avait préféré en prendre pour cinq ans ferme quand le FBI lui promettait la liberté contre trois ou quatre noms, et ce dans la plus grande discrétion, sans procès, aucun membre de LCN n’aurait soupçonné un mouchardage. En attendant les ordres, accoudé à une table de la buvette, il terminait une barquette de frites et une bière. Coiffé d’une casquette, habillé entièrement en jeans, il regardait le public aller et venir dans les stands alentour sans cesser de penser à l’homme nouveau qu’il allait devenir grâce à ses deux millions de dollars. À cinquante ans, Greg estimait pouvoir se ranger des voitures et revenir vers la femme de sa vie, mère de ses enfants, en lui jurant de ne plus jamais prendre le risque de se faire descendre ou même de retourner en prison. Il allait pouvoir rattraper le temps perdu, leur offrir une maison vers Mountain Bear, au milieu des arbres, et il passerait le reste de ses jours à les rassurer, à veiller sur eux, ils n’auraient plus rien à craindre. Une fois Manzoni rectifié, il reprendrait l’avion avec ses collègues et empocherait son dû dès l’atterrissage à JFK, et là, il tirerait sa révérence, leur serrerait une dernière fois la main, et prendrait un taxi pour filer vers le Zeke’s, à l’angle de la Cinquante-deuxième et de la Onzième, un bar où Michelle était serveuse, et il lui demanderait de donner sa démission sur-le-champ, et ils iraient chercher les enfants à l’école, et tout recommencerait pour eux, ailleurs. Tout en rêvant à son très proche avenir, il essuya une trace de moutarde collée à sa large moustache de pistolero, prit une dernière goulée de bière. Il se levait de table quand, tout à coup, il se retrouva nez à nez avec un spectre.
Sans manifester sa surprise, Greg baissa la visière de sa casquette et laissa quelques pièces sur le comptoir avant de rejoindre un stand de machines à sous. En glissant une pièce dans un flipper, il garda les yeux rivés sur le spectre, qui portait une chemise hawaïenne ouverte sur un tee-shirt blanc et se promenait dans la fête foraine, les mains dans les poches. Greg n’eut pas un grand effort de mémoire à fournir, il s’agissait bien là de ce fils de pute d’agent fédéral qui avait bien failli le mettre à l’ombre pour vingt ans. Le salopard, qui portait un nom comme Di Morro ou Di Cicco, avait réussi, dix ans plus tôt, à infiltrer une équipe de braqueurs qui préparait le casse d’une banque de Seattle. Une incroyable performance d’acteur, du jamais-vu pour un agent undercover, ce pourri avait réussi, à force de boire des coups et de traîner en compagnie d’hôtesses complaisantes, à gagner la confiance de Greg ; un début d’amitié était né. Sur cette affaire, Di Cicco avait été bien meilleur acteur que flic ; s’il n’avait commis aucune erreur en se faisant passer pour un truand auprès de vrais truands, il avait fait capoter le flagrant délit par manque de coordination avec ses collègues, et Greg s’en était sorti in extremis. Aujourd’hui, la présence de Di Cicco dans ce trou perdu attestait celle des Manzoni. Sans quitter des yeux l’agent du FBI, flanqué d’un autre pourri dans son genre, Greg fit signe à Franck Rosello de prévenir Matt, lequel fut secoué d’une poussée d’adrénaline à l’annonce de la nouvelle. Et le ballet autour de Di Cicco et Caputo s’organisa sans qu’ils puissent s’apercevoir de quoi que ce soit.
Pendant que Jerry conduisait le minibus vers le centre-ville, Greg et Chi-Chi attendaient le moment précis où les deux G-men quitteraient la place de la Libération. Soucieux d’éviter les risques, Matt préférait les neutraliser séance tenante pour les travailler au corps. Caputo, qui emboîtait le pas à son acolyte, eut un pressentiment alors qu’il tournait le coin de la rue du Pont-Fort, lui-même n’aurait su dire quelle sorte de message avait réveillé sa vigilance étourdie par les flonflons, la bière et le soleil. Dans ces cas-là, il s’en remettait à son instinct de survie qu’il sollicitait bien plus que ses contemporains, un instinct aiguisé par l’éternelle peur de mourir et, qui plus est, de mourir bêtement, d’une faute d’inattention. Mourir au feu, pourquoi pas, mais mourir dans une embuscade était une mort de rat, pas une mort d’aigle. Message ou pas, il était trop tard pour prévenir Richard ou porter la main à son arme : ils se retrouvèrent chacun avec un calibre dans la nuque, les bras en l’air. Greg, en tenant Di Cicco en joue, assouvissait une vengeance personnelle inespérée. Chi-Chi fouilla Caputo, le débarrassa de son arme et l’exhorta à se taire d’un coup de crosse dans la nuque. Matt, Guy et Franck les rejoignirent au coin de l’allée des Madriers, et le minibus fila en silence dans les rues vides de Cholong, avec à son bord six membres de la Cosa Nostra et deux agents fédéraux qui ne voyaient aucun mystère quant à l’objet de leur visite. Matt arma le percuteur de son revolver :
— Lequel de vous deux est prêt à mourir pour Giovanni Manzoni ?
*
Cinq minutes plus tard, Jerry garait le minibus à l’angle de la rue des Favorites, avec le pavillon Blake à cinquante mètres en ligne de mire.
Frapper fort et sans sommation. Ne rater aucune chance de détruire Manzoni d’entrée, profiter au maximum de l’effet de surprise, limiter la stratégie au profit de l’impact. Sanfelice sortit du coffre l’étui en bois du Viper AT-4, et prépara le viseur puis le chargeur du lance-roquette.
— Puissance de pénétration 30,48 centimètres, vitesse de 300 mètres/seconde, légèreté, maniabilité, fiabilité, nos GI l’adorent, dit-il, avant de le poser sur son épaule. Reculez-vous, derrière, si vous ne voulez pas ressembler à une pizza pour le restant de votre vie.
À ses côtés, Matt Gallone, Franck Rosello, Guy Barber et Jerry Wine le regardaient faire. Hector Sosa, dans le minibus, gardait un œil sur les G-men qui n’avaient pas même cherché à résister. Matt avait raison : tout fédéraux qu’ils étaient, ni Caputo ni Di Cicco n’avaient envie de mourir pour un Manzoni. Tôt ou tard, les hommes de Don Mimino auraient trouvé la rue des Favorites, et rien n’aurait pu empêcher ce qui allait suivre. Y laisser sa peau pour retarder la manœuvre aurait été une faute professionnelle. Durant leur formation, on leur avait appris à ne pas mourir inutilement.
Hector ne put s’empêcher de les quitter des yeux pour assister au spectacle. La roquette s’envola, rectiligne, traversa mollement le mur de façade pour exploser à l’intérieur du pavillon, dont les murs furent projetés vers l’extérieur, ouvrant le bâtiment en corolle, avant de laisser le toit et le premier étage s’écrouler, d’un bloc, au sol. Des gerbes de briques s’envolèrent pour retomber dans un rayon de cent mètres autour du point d’impact. Un nuage de poussière épais comme un mauvais brouillard resta en suspension de longues secondes avant de se dissoudre et de laisser passer à nouveau la lumière du jour dans la rue des Favorites.
— Ne vous approchez pas tout de suite, la température est montée à deux mille degrés dans la baraque.
Greg connaissait le Viper AT-4 pour l’avoir utilisé lors d’une attaque de convoi de fonds qui avait fait fondre la carlingue du transporteur comme dans un dessin animé. Pour ce seul coup tiré avec une précision diabolique, il s’était entraîné des jours durant dans un cimetière de bus en plein désert du Nevada. Considérant sa prestation terminée, il rangea l’arme dans son étui et n’attendit plus qu’une confirmation, celle d’avoir fait tomber Giovanni Manzoni.
Une seconde avant la déflagration, prostré à terre, les yeux secs d’avoir trop pleuré, Fred avait pris la terrible décision de quitter Cholong sur-le-champ et de rompre son plan Witsec, de ne plus demander la protection du gouvernement américain. Après le désaveu de Maggie, il ne lui restait plus qu’à fuir, laisser sa famille libre de vivre au grand jour, sans cette terrible sensation d’un troisième œil qui l’épiait en permanence. En faisant cavalier seul, il ne mettrait plus les siens en danger, il leur rendrait leur vie. Il lui suffisait de passer chez lui réunir quelques affaires avant de s’évaporer dans la nature. Mais l’explosion fut si soudaine, si intense, qu’elle le figea sur place et le coupa dans son élan. Comme en apesanteur, il longea le QG de Quint pour jeter un œil vers la rue et constater qu’à l’endroit même où il avait passé ces derniers mois il ne restait plus qu’une béance poussiéreuse, un trou comblé par des décombres. Tout à coup, il perçut un cri étranglé dont il comprit le sens et se précipita dans le pavillon des fédéraux, où il vit Maggie, hystérique, essayant de se dégager de l’étreinte de Quintiliani qui la maintenait plaquée au sol, une main sur la bouche. Fred se jeta à terre pour l’aider à neutraliser sa femme et l’empêcher de hurler à la mort. Quint put dégager sa main droite pour étourdir Maggie d’un coup derrière la nuque et posa délicatement sa tête sur un coin de tapis. Il quitta un instant la pièce et revint muni d’une trousse de premiers secours, d’où il sortit une boîte métallique qui contenait une seringue. Le temps de faire face, il fallait mettre Maggie à l’abri d’elle-même.
— Elle va dormir au moins six heures.
En rampant quelques mètres, ils s’approchèrent de la fenêtre et se hissèrent juste assez pour apercevoir, en diagonale, un minibus entouré d’une poignée d’hommes armés qui s’approchaient des décombres.
— Hormis Matt Gallone et Franck Rosello, je ne connais pas les autres, murmura Fred.
— Le petit brun, c’est Jerry Wine, et celui qui range le RPG, c’est Greg Sanfelice.
Quint se demanda comment ces pourris avaient pu remonter jusqu’aux Manzoni. Six ans d’efforts venaient d’être anéantis sous ses yeux. Il refusa d’imaginer qu’à Washington ou à Quantico quelqu’un avait parlé et repoussa la question à plus tard. Combien étaient-ils ? Cinq ? Dix ? Vingt ? Plus encore ? Quel que soit leur nombre, il savait qu’il s’agissait là de l’élite, et que les hommes de Don Mimino obéiraient aveuglément aux ordres. Si, à New York, on avait établi que le rat Manzoni vivait dans une petite ville de Normandie, France, on allait commencer par raser la petite ville de Normandie, France, et ensuite on aviserait. Thomas Quintiliani avait beau haïr les mafieux, il respectait les hommes qui se donnaient les moyens de leur détermination. Don Mimino suivait sa propre logique, rien à redire à ça.
Le nuage de poussière dissipé, Matt se précipita vers les décombres, un Smith Wesson à la main. Greg était formel : tout ce que contenait la maison avait été réduit en miettes, et si quoi que ce soit de vivant était présent au moment de la déflagration, le quoi que ce soit était mort pour de bon et déjà enterré, de quoi se plaignait-on ? Mais Matt restait bien déterminé à respecter les consignes de son grand-père et à ne quitter les lieux qu’après avoir craché sur le corps de son ennemi. Mis à part les problèmes de douane, Don Mimino n’aurait pas été contre un petit souvenir, le cœur de Manzoni dans un flacon de formol par exemple, histoire de l’exhiber devant ceux qui s’aviseraient de suivre son exemple, puis d’en faire un élément de décoration sur une étagère de sa cellule. Matt exhorta ses hommes à venir déblayer pour en avoir le cœur net. Jerry sortit pelles et pioches du coffre.
Quintiliani, toujours accroupi au sol, tentait de prévenir son équipe par téléphone, mais ni Di Cicco ni Caputo ne répondaient, il en tira les conclusions qui s’imposaient. Fred restait hypnotisé par le spectacle de ces hommes qu’il avait connus, aimés comme des frères, et qui aujourd’hui fouillaient les décombres de sa maison, espérant en sortir son cadavre.
— Je vais essayer d’obtenir du renfort mais, à partir de maintenant, nous ne pouvons plus compter que sur nous, dit Quint avec un sang-froid étonnant.
Une pioche en main, penché sur un amas de pierres qui, dix minutes plus tôt, avait été une cuisine, Jerry entendit des gémissements d’outre-tombe et alerta Matt.
— On dirait un gosse qui chiale.
Du fond du gouffre, une voix n’avait plus la force de hurler mais refusait de s’éteindre. Greg, qui avait provoqué toutes sortes de cris dans sa carrière, n’avait jamais entendu de plainte si déchirante. Guy voulut la faire cesser avant même d’en connaître l’origine. Ils déblayèrent quelques pans de murs réduits en miettes, arrachèrent un évier en métal, soulevèrent des appareils ménagers et piochèrent dans les lattes du parquet. Ils dégageaient des rangées de parpaings quand, brusquuement, le sol s’affaissa d’un étage : ils furent ensevelis jusqu’à la taille. Jerry les aida à sortir de l’ornière, l’insupportable râle quant à lui ne cessait pas, au contraire, on aurait dit que la créature reprenait espoir et devinait une présence venue la secourir.
Malavita, à couvert dans sa tanière, avait survécu à l’explosion. Une forme de vie qui jadis ressemblait à un chien jaillit des entrailles de la terre. Anéantie, les flancs en sang, portée par sa seule force de survie, elle retrouvait enfin l’air libre. Le corps brisé, tailladé de part en part, le poil ruisselant de sang, elle cessa tout à coup de geindre en apercevant ces hommes immobiles, les identifia comme ses bourreaux, et les implora du regard.
Matt reprocha à Sanfelice sa belle assurance : un « quoi que ce soit de vivant » avait réchappé au cataclysme. Et pourquoi pas Manzoni en personne, cette indestructible charogne qui les narguait depuis des années ? Furieux, il s’en prit à la chienne, tous ces efforts pour ce putain de clebs ! Il saisit une barre de fer et la frappa avec une telle rage que ses hommes durent intervenir. Confrontée à tant de barbarie, Malavita regrettait d’avoir été épargnée par le tremblement de terre.
Quint détourna le regard, dégoûté, se dirigea vers la malle en métal et en ouvrit le cadenas.
— Servez-vous, Manzoni, dit-il en remplissant le barillet d’un revolver.
Mais Fred n’en avait pas la force. Agenouillé devant la fenêtre, il se laissa tomber à terre et éclata en sanglots.
Maggie avait réagi dans l’instant, un cri d’effroi, ses enfants, sa chair, le monde qui s’effondre. Fred en passait par là maintenant.
Tom se sentait responsable de cette tragédie pour avoir consigné les Blake dans leur quartier jusqu’à nouvel ordre. Lui qui savait trouver les mots en toutes circonstances restait muet devant la détresse d’un homme qui imaginait ses enfants enterrés sous des décombres.
Fred, en effet, refusait l’inacceptable : il venait de perdre à tout jamais le manuscrit de ses Mémoires.
*
Les poches pleines de son barda, Warren attendait, seul sur le quai, l’express pour Paris. Le plus dur était fait. Désormais il était dans l’action, et ce train ne s’arrêterait plus avant qu’il ait retrouvé sa place d’héritier.
La première étape, pour bâtir une nouvelle mafia américaine, consisterait à recréer une commission à la manière de Luciano, organisée sur le modèle de l’ONU, qui veillerait sur la défense de la territorialité ; quiconque ne respecterait plus le pacte de non-ingérence se verrait pris en main par des soldats indépendants, les casques bleus de la mafia, qui prendraient leurs ordres de cette seule commission. Ensuite, il imposerait dans chaque famille un système de droit filial où les femmes auraient un rôle bien plus important à jouer. Plus la structure familiale serait forte, plus on profiterait de la mixité, moins on verrait de repentis — il est plus difficile de livrer sa mère et sa sœur aux autorités. Féminiser l’organisation avait encore bien des vertus et renforçait le sens commun. Le modèle méditerranéen, rétrograde, sclérosant, avait connu ses limites. Trouver une véritable parité et donner aux femmes le pouvoir qui leur revenait, c’était quitter une bonne fois pour toutes le Moyen Âge. L’étape suivante, sans doute la plus délicate, consisterait à s’orienter vers une mafia « œcuménique », le mot revenait souvent dans ses pensées. Grâce à la diplomatie, il réussirait peut-être là où toute autre tentative d’unification avait échoué ; races et religions seraient acceptées sans distinction et intégrées selon des quotas très stricts. La guerre contre les Chinois ou les Portoricains avait décimé en vain les rangs de LCN, ce temps-là ne devait plus jamais revenir. Hormis tous ces bouleversements, les bases de l’organisation resteraient les mêmes : un chef pour trois lieutenants, chaque lieutenant ayant environ dix hommes sous ses ordres. Le nombre de chefs variait en fonction de la région, et l’ensemble des chefs formaient une famille, chaque famille avait son parrain, et l’ensemble des parrains formaient la coupole, que présidait le capo di tutti capi. Warren s’y voyait volontiers, simple question de temps.
Sur les voies réservées au fret, à une centaine de mètres, son regard fut attiré par deux silhouettes qui surgissaient entre deux wagons de céréales d’un interminable train qui semblait abandonné là. Des hommes, la quarantaine, habillés sport, manifestement égarés mais pressés de retrouver leur route, s’approchaient à grands pas. Warren décela quelque chose de familier dans leur allure, un ensemble de petits signes, la tête légèrement rentrée dans les épaules, une dégaine voûtée, une étonnante rapidité pourtant, une prestance inexplicable. Quand ils furent assez proches pour qu’il puisse identifier leurs traits, Warren, le cœur battant, reconnut ceux de sa race. L’un était italien, il en aurait mis sa main à couper, et l’autre ne pouvait être qu’un Irlandais de pure souche, un fucking mick, un paddy, un harp, un black Irish. Warren éprouva la même joie que celui qui croise ses semblables en terre étrangère, ce sentiment de fraternité instinctive, ce lien communautaire qui réunit par-delà les frontières ; ces deux-là étaient des homeboys. Il se revit, tout petit, jouant à terre, entre les pieds de ces grands types en costumes sombres qui lui donnaient une tape paternelle sur le crâne. Il les avait pris pour modèles, et aucun autre rêve ne serait plus fort que celui-là. Un jour, il serait l’un des leurs.
Mais le doute coupa court à tant d’enthousiasme : pourquoi ces fantômes du passé ressurgissaient-ils au moment précis où il projetait le film de son avenir ? Pourquoi le New Jersey était-il revenu jusqu’à lui et non l’inverse ? Warren baissa les yeux en réalisant tout à coup que ces types n’avaient pu s’égarer à Cholong-sur-Avre que pour une raison précise qui n’annonçait rien de bon pour les Manzoni.
Nick Bongusto et Joey Wine sortaient de l’école et la récréation était terminée : par téléphone, Matt venait de leur annoncer le fiasco au domicile des Manzoni et de leur donner l’ordre de gagner le minibus, garé en bordure de la place de la Libération. L’affaire s’annonçait plus compliquée que prévu, il allait falloir travailler pour de bon, mériter ses deux millions de dollars. Ils rejoignirent le quai direction Paris, et aperçurent enfin un individu à qui demander leur route, un jeune homme immobile dont le regard rasait le sol. Le jeune Blake avait eu le temps de faire remonter à sa mémoire l’atroce histoire de ce fils de repenti pris en otage par LCN pour empêcher son père de témoigner, lequel avait pourtant fini par parler. Quelques jours plus tard, le FBI avait retrouvé le peu qui restait du gosse au fond d’un bac d’acide. En voyant ces deux types avancer vers lui, Warren ressentit une brûlure au fond des tripes, celle d’une intolérable menace dont il avait entendu parler depuis l’enfance. Celle-là était la base de tout, l’émotion fondatrice, la pierre de touche de tout l’édifice mafieux : la terreur. Il sentit ses tempes prises dans un étau, sa cage thoracique se bloquer, sa nuque se raidir jusqu’à la douleur. Dans ses entrailles en feu, une lame glacée lui perforait le nombril, le vidait de ses forces et lui interdisait tout mouvement ; il ne put retenir un filet d’urine le long de sa jambe. Lui qui, un instant plus tôt, s’imaginait en chef suprême du crime organisé était maintenant prêt à supplier à genoux pour que son père déboule sur le quai et vienne le sauver.
— ... Downtown ? lui demanda Joey.
Crispé à l’idée de se trahir, Warren se demanda s’il s’agissait d’un piège. Joey cherchait-il réellement le centre-ville ou attendait-il une confirmation à son intuition ? En cas d’erreur, Warren se voyait déjà projeté sur la voie et réduit en bouillie par le premier train. Il hésita un moment puis répondit d’un signe du bras qui indiquait la bonne direction. Un haut-parleur annonça l’express qui entra en gare, quelques voyageurs en descendirent. Les fantômes avaient disparu.
La peur de la mort venait de marquer son empreinte en lui, plus rien ne serait comme avant. Il se trouva confronté au premier vrai choix de sa vie d’homme : conquérir le Nouveau Monde ou rester près des siens à l’heure de vérité. Le train quitta Cholong en laissant Warren à quai.
*
Sur la place de la Libération, au beau milieu d’une foule en liesse, Belle s’accordait un dernier moment d’errance. Elle enviait toutes ces familles qui faisaient valoir leur droit au bonheur. Si seulement elle avait eu la chance de naître chez des déshérités, meurtris par la vie, ou même des fous, hors de toute logique, ou encore des demeurés, privés de la plus petite réflexion sur ce monde. Le sort en avait décidé autrement, elle avait hérité pour père d’un homme capable de coincer les doigts d’un type dans une porte et de réussir à la fermer. Si brillant dans ce genre d’activités, ce même père avait grimpé dans sa hiérarchie au point de diriger tout un territoire, au même titre qu’un maire ou un député, en bien plus redouté encore puisqu’il s’octroyait le droit de vie et de mort sur quiconque se mettait en travers de sa route. Il avait choisi d’obéir aux lois d’un monde parallèle où la stupidité le disputait à l’inhumain. En outre, il avait dénoncé ce même monde parallèle et les avait condamnés, lui et sa descendance, à vivre traqués. À la fois exilée et bannie, Belle n’avait plus sa place sur terre.
Elle répondit à la gaieté ambiante par ses rires, puis se dirigea vers la grande roue dont les trente-six nacelles, pleines, allaient bientôt se vider pour laisser place à d’autres amateurs. Sans se soucier de la partie vraiment concrète de son geste (comment se glisser sous la barre de sûreté ? à quel moment grimper sur le rebord pour sauter du plus haut ? quel sera le point d’impact ?), elle se sentait gagnée par une étrange exaltation. Elle n’aurait droit qu’à un seul passage mais elle réussirait son suicide comme elle réussissait tout. Pour se venger de ce monde cynique, elle allait lui offrir une image suprême de romantisme. Elle s’approcha du guichet, prit son billet, et attendit que la roue s’arrête.
*
Furieux de n’avoir pas retrouvé le corps de Giovanni, Matt et son détachement rejoignirent, place de la Libération, les quatre derniers membres de l’équipe. Conseil de guerre. Pour instaurer rapidement un climat de terreur en milieu citadin et sur une population restreinte, Jerry préconisa la technique dite brésilienne, qui consistait à ouvrir le feu sur un bâtiment public, si possible un commissariat ou une mairie, et, comme ils l’avaient fait avec la cabane de pêcheur, d’en cribler les murs jusqu’à voir l’édifice s’effondrer de lui-même. Greg proposa même de tirer une seconde salve de Viper AT-4 pour gagner du temps. Franck et Hector préféraient éviter d’en arriver là, on pouvait encore procéder mano a mano, lancer un appel général à la bonne volonté au lieu de paniquer la foule. Cette satanée fête allait leur faciliter la tâche : on avait croisé le député, le maire, le capitaine de gendarmerie et ses six hommes en tenue, il suffisait maintenant de les neutraliser et de se servir d’eux. Pour le reste de la population, Franck suggéra de s’en tenir à la formule habituelle : deux tiers d’intimidation pour un tiers de corruption afin d’encourager la délation.
Durant cette phase de l’opération, les hommes purent s’exprimer vraiment et atteindre le sommet de leur art. Dans le restaurant Le Daufin, qui donnait sur la place, le maire de Cholong, le député de l’Eure et le capitaine de gendarmerie durent interrompre leur apéritif sur l’injonction de cinq revolvers. Ils crurent d’abord à une sorte de canular jusqu’à ce que Matt leur montre, à travers la devanture, à quoi se réduisaient désormais les forces de l’ordre : six gendarmes assez mal en point qui, sous le joug d’un fusil-mitrailleur MP5 9 mm, avaient déjà accepté leur statut d’otage. À la question « Où va-t-on les stocker ? » Jerry avança en ricanant une idée que Matt, contre toute attente, trouva lumineuse. Sans que nul ne puisse réagir à une situation aussi extravagante, les Cholongeois virent un étrange équipage traverser la fête foraine : les élus et les gendarmes, encadrés manu militari par une poignée de touristes débraillés. Comment imaginer que ces touristes-là étaient capables de vider des cités à coups de batte de base-ball, de prendre possession de quartiers entiers comme le ferait un bataillon de GI, ou encore de contrôler, pour des raisons de sécurité, les allées et venues autour de plusieurs buildings lors d’une réunion au sommet ? Matt demanda qu’on colle le canon d’un 38 Special sur la tempe du propriétaire de la grande roue afin de s’assurer sa coopération. On fit descendre les clients précédents, à peine remis de leurs émotions. Hector et Jerry, hilares, poussèrent chacun des otages dans une nacelle.
Son billet à la main, Belle et tous ceux qui attendaient leur tour se virent éjectés de la plate-forme. Comme son frère avant elle, elle reconnut immédiatement cette violence-là. Et comme son frère avant elle, elle se sentit cernée par les fantômes. Certains de ces types l’avaient traitée comme une princesse et l’avaient escortée partout où elle allait. À tout juste dix ans, leur aurait-elle demandé la lune qu’ils la lui auraient décrochée et le soleil avec. Aujourd’hui, ces mêmes hommes lui sabotaient son suicide ? L’enfer, voué à l’éternité ? Dieu était-il dans leur camp pour faire preuve de tant d’acharnement ?
Matt attendit que la roue tourne pour demander à son interprète d’intervenir, lequel se pencha vers le micro du haut-parleur. Sa voix retentit sur la place entière. Avis à la population : personne n’en voulait aux habitants de Cholong, tout se passerait bien tant qu’on ne ferait pas obstruction aux agissements de cette poignée d’Américains — ne sachant comment les appeler, le mot « délégation » lui vint à l’esprit. De plus, une somme de deux cent mille euros, en liquide, reviendrait à celui qui aiderait à la capture de l’écrivain américain Frederick Blake, mort ou vif. Durant l’annonce, Chi-Chi et Guy firent circuler le fameux article du Times sur le procès Manzoni, photocopié et distribué tel un tract. Pour finir, Matt demanda à l’interprète de patrouiller dans toute la ville pour diffuser le même message au volant de la camionnette du confiseur.
Quelques-uns pourtant voulurent s’interposer et demander des explications quant à cet « état de siège ». Matt proposa à Hector et Greg de montrer l’étendue de leur détermination ; munis de leur MP5 9 mm, ils invitèrent les visiteurs à s’éloigner au plus vite, à la suite de quoi ils vidèrent les chargeurs sur le stand des artistes locaux. On vit voler en éclats des vases et des pots en terre cuite, des sculptures en glaise, des abat-jour en verre. On vit des marines et des portraits perforés de part en part sous le regard impuissant des artistes. On vit le stand des associations, dont Maggie était responsable, réduit en poussière. La place se vida dans la rage et les piétinements, les manèges et les flonflons se turent pour laisser s’élever des cris de panique qui mirent de longues minutes à s’estomper. Bientôt, on n’entendit plus que le grincement métallique des nacelles de la grande roue.
*
Jamais, même aux temps les plus cruels de la guerre des gangs, Giovanni Manzoni n’avait subi un tel préjudice.
Son œuvre assassinée avant que de naître, son livre mort-né.
Toutes ces heures de travail, à soupeser chaque virgule, à méditer chaque verbe avant de le choisir. Il était même allé jusqu’à ouvrir un dictionnaire. Tout cet amour, ce don total, le fruit de ses entrailles, le miroir de son âme, le chant de son cœur. Cet acharnement à traquer sa propre vérité, sans rien cacher, ce cadeau qu’il destinait à ses lecteurs. Rien moins que sa vie entière. Réduite en miettes en quelques secondes. Poussières et décombres.
Pire encore que de voir la mort en face, Fred éprouva l’effrayante sensation de n’avoir jamais existé.
Tout à l’heure, en écoutant sa femme le condamner, il avait cru toucher le fond. Il venait de comprendre que toute douleur est relative : celui qui pense avoir tout perdu a encore tant à perdre. En moins d’une heure, Fred avait fait le deuil de son avenir et, l’instant suivant, celui de son passé.
À mesure que ses forces l’abandonnaient, il se sentit gagné par d’étranges hallucinations.
Une cohorte de morts-vivants défilait maintenant dans la pièce, des hommes de tous âges, le crâne défoncé, le corps criblé d’impacts suintants, des noyés aux yeux exorbités, la grande farandole des victimes, directes et indirectes, de Giovanni Manzoni et de sa bande. Penchés vers Fred, prostré à terre, les spectres le gratifiaient d’une petite tape sur l’épaule, savourant le divin moment de leur vengeance. Ils avaient attendu tant d’années en silence, qui dans les limbes, qui sous la terre, prêts à ressurgir au pire moment. Ils étaient venus dire à Fred qu’en s’en prenant à des innocents, Gianni Manzoni avait bousculé un ordre universel qui demandait aujourd’hui à être rétabli. Si rien ne se crée, si tout se transforme, il en était de même pour la haine et l’injustice qui se changeaient en destin et en coups du sort. L’harmonie a horreur du vide.
Quintiliani, qui depuis toujours entretenait des rapports flous avec la loi du talion, n’avait pas le cœur à accabler Fred : Ce que vous ressentez n’est rien en comparaison de ce que vous avez tant de fois fait subir à des inconnus qui n’obéissaient pas à votre tyrannie. Alors, qu’est-ce que ça fait, au fond du ventre, Don Manzoni ?
— Dites-moi quelque chose, Fred. Un mot, juste un mot.
— Vendetta.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— On y va, Quint, vous et moi.
— ...?
— On se les fait, tous les deux. Ils ne doivent pas être plus de dix.
— Vous êtes fou, Manzoni ?
— Ne comptez pas sur des renforts. Si nous ne les trouvons pas ce sont eux qui nous trouveront. Et d’ici là, ils vont en faire, des dégâts.
— ...
— Ne réfléchissez pas, c’est une occasion qui ne se reproduira plus. Pas de procès, pas de preuves à établir des années durant pour les faire tomber, et pas d’avocats pour faire tomber vos preuves. C’est le moment ou jamais de vous débarrasser de la fine fleur du crime organisé. Vous allez vous en donner à cœur joie, et au bout du compte vous prendrez du galon. Cas de force majeure, ça arrangera tout le monde.
— Ils sont nombreux, Fred, et très équipés.
— Vous avez passé vingt ans à étudier le fonctionnement de ces types, et moi à les former et à les diriger, qui les connaît mieux que nous ?
Quintiliani fit mine de réfléchir, de s’indigner, pour la forme, mais sa décision était prise depuis sa demande de renfort au téléphone : on lui avait clairement laissé entendre que les forces spéciales n’interviendraient pas tant que les otages tourneraient dans les airs avec un canon pointé sur la tempe. En tant qu’officier du FBI, on l’avait même incité à opérer selon sa marge de manœuvre.
En toute impunité, le G-man allait pouvoir se comporter comme un de ces salauds de mafieux : comment rater pareille occasion ? Lui, Tomaso Quintiliani, allait saisir cette chance d’agir selon ses propres règles, d’être à la fois le jury et le bourreau, de presser sur la détente sans se poser la plus petite question éthique. Adolescent, comme tous les fils d’Italiens qui traînaient sur Mulberry, grande avait été sa tentation de faire partie d’un gang. Là étaient les héros, et pas ces types en bleu qui patrouillaient dans la rue, une matraque à la main. Et même si, devenu adulte, il avait fini par choisir son camp, jamais il n’oubliait la fascination que les affranchis avaient exercée sur lui. Aujourd’hui, le sort lui offrait une occasion unique de se débarrasser d’un démon qui réapparaissait parfois dans ses rêves les plus honteux.
De son côté, en reprenant du service, Fred allait assouvir un vieux fantasme : dégainer dans la bonne conscience, du côté de la loi, sous la bénédiction de l’Oncle Sam. Avec un peu de chance, on le décorerait peut-être. Tout vient à point à qui sait attendre.
*
Certains avaient fui pour demander de l’aide dans les bourgs environnants, d’autres s’étaient réunis en ville pour réagir à cet état de siège, mais la plupart des habitants étaient tout bonnement rentrés chez eux pour y allumer télés et radios, et téléphoner tous azimuts. Bien vite, quand il fut clairement établi que, malgré les structures et les moyens de communication, les Cholongeois n’avaient plus grand-chose à attendre des autorités, ils se sentirent, et sans doute pour la première fois, livrés à eux-mêmes.
Dans un café du quartier de la Chapelle, une trentaine d’individus tentaient de faire le point sur la situation et de trouver les moyens de réagir à la menace. Certains essayaient de comprendre, d’autres prônaient la réaction immédiate avant que la situation n’atteigne un point de non-retour.
Dans la salle des fêtes, une centaine d’autres écoutaient la traduction à haute voix de l’article du Times qui relatait le passé de Blake/Manzoni, et tous se sentaient trahis. Un mafieux ! Ils avaient accueilli des truands dans leur communauté, ouvert leur école à des graines de vermine. L’État français devait être complice, ainsi que la CIA et le FBI, Interpol, le Pentagone, l’ONU, et tous ceux-là avaient choisi Cholong-sur-Avre ! Pour couronner le tout, on avait gâché leur fête et mis leurs vies en danger à cause de cette famille maudite. Pendant que le sentiment d’indignation gagnait, une poignée d’hommes formèrent une milice pour débusquer ce salaud-là et le livrer au plus vite à ceux qui le réclamaient.
Quelques cas isolés préférèrent agir seuls, avec le secret espoir de décrocher une prime qui les mettrait à l’abri pour longtemps.
On assista çà et là à quelques dérapages individuels apparemment sans importance. Certains virent dans ce climat de révolution comme une faille temporelle et trouvèrent rapidement un moyen de profiter de la situation. L’urgence, la menace et le danger venaient de cristalliser les vieilles rancœurs ; c’était le moment ou jamais d’assouvir une vengeance personnelle.
Cette terrible sensation d’impuissance face à la violence d’un occupant réveilla les plus sombres souvenirs chez les anciens. Certains prononcèrent le mot « guerre ».
Une guerre que personne n’aurait pu prévoir, quand, dans la petite bourgade de Cholong-sur-Avre, la veille encore, on se faisait une certaine idée de la douceur de vivre. Une ville de sept mille habitants, semblable en tout point à la ville voisine, touchée au hasard de l’histoire mais jamais trop fort, évoluant à travers les âges mais jamais trop vite. Ni meilleurs ni pires que d’autres, ses habitants avaient à la fois l’esprit de clocher et le rêve d’un ailleurs. À en croire les statistiques, ils respectaient tous les quotas démographiques, les normes saisonnières, l’ensemble des moyennes nationales, et un sociologue, au risque de périr d’ennui, aurait pu utiliser Cholong comme base de données pour créer l’archétype même de la ville de province. Et tout aurait pu se dérouler ainsi jusqu’à la fin des temps si les Cholongeois ne s’étaient retrouvés mêlés à une guerre qu’ils n’avaient pas déclenchée.
Avoir vécu ce que je vais raconter ne m’aidera pas.
Mais si je ne l’avais pas vécu, je n’aurais pas su l’imaginer.
Il y a sûrement des choses qu’on ne peut pas inventer et d’autres qu’on ne peut pas décrire si on n’était pas présent. Si on n’a pas ressenti dans les tripes ce qui s’est passé. Quint est obligé de la boucler, à cause du secret professionnel. La version qu’il a fourguée à tout le monde, je suis bien le seul à savoir ce qu’elle a de vrai et de faux, d’arrangé. Hormis lui, il n’y a pas d’autre témoin que moi.
Ça a été plus fort que moi. Il a fallu que je me remette devant une page blanche et que je dise ce qui s’est réellement passé, même si personne ne lit jamais ces lignes. Avant de me prendre pour un fou, toi lecteur, laisse-moi te raconter comment Quint et moi, on a essayé de remettre de l’ordre dans cette ville.
D’abord, imagine-toi pactiser avec ton pire ennemi pour venir à bout de ton propre frère. Moi, Giovanni Manzoni, faire équipe avec l’homme que j’ai vu tant de fois crever dans mes rêves ? Quand j’y repense, bien après les événements, ça me lève encore le cœur. Je vais essayer de me débarrasser de toutes les insultes qui me viennent quand je dois mentionner ce putain de flic (la tentation est grande mais il faut éviter les répétitions). Je vais juste l’appeler par son nom, Tom Quint, Tomaso Quintiliani dans sa version originale. Un jour on me donnera l’ordre de changer tous les noms de cette histoire, mais d’ici là...
Si encore ce type avait été un produit de mon imagination. Un personnage de fiction. Je lui aurais fait faire et dire tout ce que je voulais. Ça m’aurait vengé de ce qu’il m’a fait subir depuis le temps. Mais Tom est bien réel. On ne peut pas prévoir ses réactions, on ne peut pas savoir ce qui le fait avancer. Tom est un justicier. Vous imaginez ? Pas le brave flic qui participe à la vie de quartier, humain, faillible (je le sais, j’en ai fait tomber plus d’un). Lui est d’une autre race. Ça paraît dingue mais de nos jours on trouve encore des redresseurs de torts. Tom est le pire des flics, parce qu’il est le meilleur. Quatre ans, il avait mis, pas un jour de moins avant de m’enchrister pour de bon, mais il avait fini par y arriver. Ces gars du Bureau ne peuvent pas avoir une vie comme tout le monde. S’amuser avec quelques dollars en poche. Emmener leurs mômes au cinéma. S’occuper de leur femme, qui s’emmerde quelque part. Au lieu de ça, dès le réveil, leur première pensée est pour le type qu’ils traquent. Durant la journée ils prononcent cent fois son nom. Le voir entre quatre murs serait comme le couronnement de leur vie. Comme si des buts dans la vie, y en avait pas de plus remarquables. À se demander s’ils sont vraiment humains, avec leurs lunettes noires pour qu’on ne sache jamais où ils regardent. Et leur oreillette ? Je me suis toujours demandé ce qu’ils entendaient dans ce truc-là. Une conscience supérieure que nous autres on n’entendrait pas ?
Non, personne ne sait comment fonctionne un Quint. Mais lui prétend savoir comment fonctionne un Manzoni. J’ai l’air transparent face à Tom Quint. Pour me coincer il avait dû anticiper mes gestes comme s’il avait lu dans mes pensées. À en croire les fédéraux, un type comme moi, c’est prévisible, c’est limité, et des mots bien plus ricanants.
Je préfère qu’il garde ses lunettes quand il me parle. Les rares moments où il les enlève, je ne supporte pas de me voir à travers ses yeux. J’y vois de ces trucs... comment dire ?... dans les meilleurs jours, je suis un psychopathe. Mais la plupart du temps, je suis un animal. Il me regarde comme on regarde un animal. Un saurien, une espèce disparue, une créature qu’on ne verrait plus que dans les crises de delirium. Au lieu de m’en foutre, ça me met en colère. Je ne sais pas d’où vient cette colère et je ne sais pas comment la faire passer. Alors je la garde en moi. Elle me fait peur comme seule la vérité fait peur.
La tête qu’il a fait quand je lui ai annoncé que j’écrivais ! Entre mépris et moquerie, le mot doit exister. “Vous, Fred...?” Il m’aurait craché à la figure, j’aurais préféré. Moi, écrire ? Giovanni Manzoni ? Comment j’avais pu ? Raconter ma vie ? C’était un projet ignoble ! Tout le monde semblait d’accord, même ma famille. Pourquoi ça les mettait dans un état pareil, tous ? Je ne demandais rien à personne. Je ne faisais pas de mal. Je disparaissais dans ma véranda. Ils n’avaient plus à redouter les conneries dont je suis capable. Au lieu de me foutre la paix, si vous aviez vu... Mes gosses se moquaient de moi et Livia, ça la rendait nerveuse, elle m’engueulait comme jamais avant. Quint avait vendu la mèche à ses chefs. J’en ai provoqué, des angoisses. Mais j’ai continué, malgré toute cette mauvaise foi. Vous savez quand j’ai vraiment compris que je commettais une horreur en voulant raconter mes souvenirs ? C’est quand on leur a tiré dessus au bazooka.
Traumatisé, j’étais. Si je ne l’avais pas vu de mes yeux, je n’aurais jamais cru une catastrophe pareille. Et même quand on le voit, qu’on a la scène sous ses yeux, qu’on entend tout, on refuse d’y croire. Les yeux voient, mais la tête n’accepte pas. L’histoire de ma vie qui part en fumée. Quand un truc comme ça vous arrive, vous vous mettez à gamberger. Vous cherchez des signes. Vous cherchez à vous raccrocher à un sens. Il le faut, sinon on devient dingue. En écrivant ma vie, j’avais déclenché des puissances occultes. J’avais irrité les dieux, comme à l’époque des Grecs et des Romains. Mon histoire ne devait pas être racontée ? C’est peut-être ça. Mes Mémoires devaient rester suspendus au-dessus de ma tête. Une manière de me dire : Giovanni, ça intéressait qui, ta vérité ? Qui s’en fout bien, de ta vie ? Ce que tu racontais, c’était des mœurs d’une autre époque, ça ne parlait pas aux gens. Tu es une espèce en voie de disparition, et après toi s’éteindra ta race. De toute façon, qui aurait été assez bête pour croire à une seule de tes journées passée dans le New Jersey ? Même Livia ne se doute pas. Seul Quint pourrait attester, et encore. Personne d’autre m’aurait cru. Fallait que ça passe à la trappe, tout ça. Finalement, c’était peut-être une chance.
Un jour, peut-être, quand tout sera tassé, on me laissera le droit de publier ces pages, avec le mot “roman” sur un coin de couverture, et le tour sera joué. Je changerai tout, les lieux, les noms, les époques, tout sauf la vérité. Personne ne s’apercevra de rien, on ne doutera de rien, ça ne déclenchera pas de catastrophes, le lecteur se dira “C’est du roman”, et il oubliera l’histoire à peine il aura refermé le bouquin. Moi-même, je n’ai déjà plus envie qu’on me croie. J’ai juste envie de raconter, comme si j’imaginais à chaque page la suite, et la suite de la suite, et ainsi de suite, jusqu’au bout. Un roman, nom de Dieu. Avec ses bonnes âmes et ses affreux. Ses bonheurs et ses misères. Il suffit de dire que c’est de la fiction. Plus besoin de se forcer à être sérieux, à croire que ce qu’on dit est important. Pas besoin de faire le malin. Juste raconter la suite. La suite, la vie m’avait appris à l’attendre. Il se passait tellement de trucs d’une année à l’autre, parfois d’une heure à l’autre. En attendant le mot FIN, il pouvait s’en passer, des trucs, bons et mauvais, des trucs qui semblaient bons mais qui se compliquaient, et des emmerdements qui me faisaient avancer, comment s’y retrouver, fallait attendre la suite.
Quint et moi, on avait décidé de se les faire, ces exécuteurs qui arrivaient de Newark. Newark ! Quels fous ils avaient été de quitter le paradis perdu des vauriens... Un monde meilleur où tout est permis. Rien que des longues rues grises, des petits blocs en enfilade, des trous inexplicables. Une vraie mâchoire de petit vieux. Fallait se lever de bonne heure pour trouver une âme à tout ça même quand on y était né. Et pourtant tout y était plus vrai qu’ailleurs. Les amitiés à la vie à la mort. Le goût de la pasta. Les pièges cachés dans les mots. Et l’ardeur des femmes ! Même le rouge du sang était plus rouge. Celui qui n’a pas connu Newark vivra comme un fauve né dans un zoo.
Dieu a créé la tentation ? Le Diable a créé l’enfer ? L’homme a créé Newark. Et quand on vous chasse de là, le reste du monde ressemble à un trou.
Quels fous ils avaient été de partir de là-bas pour venir me rectifier. Je devrais dire : me faire la peau. Dans le vrai sens du terme. Don Mimino, leur Saint Patron, qui croupissait à Rykers, leur avait demandé de me dépecer pour faire avec ma couenne un vanity-case pratique en voyage. Mais comme le vieux n’était pas près de revoyager, il avait changé d’avis finalement, et comme il s’était mis à lire, et des vieilleries, il avait pensé à des reliures de livres anciens (il paraît que du fond de sa taule Don Mimino s’était attaqué à Shakespeare, tout lire, tout comprendre, et tout recommencer, jusqu’à en venir à bout, jusqu’à vider ses vers de leur jus, il a l’éternité pour ça). Alors quoi de plus palpitant que la lecture de Hamlet en sentant sous ses doigts la peau tannée de celui qui s’est acharné à vous perdre ? Don n’avait pas lésiné sur les moyens, les familles des Five Boroughs avaient envoyé leurs meilleurs, que des types triés sur le volet, des épées, chacun dans sa spécialité, et moi, je me sentais flatté d’avoir réuni tous ces talents.
— Combien sont-ils, à votre avis ? m’a demandé Quint.
— Quelque chose entre les sept mercenaires et les douze salopards.
Lui et moi, bras dessus bras dessous dans les rues de Cholong, fallait le voir pour le croire (à ce propos, je voudrais faire une parenthèse, j’ai toujours trouvé imprononçable le nom de Cholong, surtout pour un Américain comme moi, je vais donc rebaptiser la ville So Long). Tom cachait son arsenal sous un long imperméable mal serré à la ceinture à cause d’un fusil-mitrailleur plaqué sur son abdomen. Si vous aviez vu sa tête de conspirateur ! Son souci de paraître discret quand il portait en bandoulière un fusil à longue portée de six kilos cinq dans sa housse, un sniper rifle, le genre de truc dont la forme passe difficilement pour autre chose qu’un sniper rifle de six kilos cinq.
— Il devient urgent de mettre au point un plan, Fred.
— Un plan ? Je ne vois pas d’autre plan que : tirez à vue, et tirez bien.
— Je me demande si je ne fais pas une énorme connerie en restant à vos côtés. Passez par le quartier de la Chapelle, moi je prends par le square, on se retrouve dans une demi-heure derrière la mairie.
— Permettez-moi de vous donner un conseil qu’on ne vous apprend pas à Quantico. Si vous en tuez un, retuez-le une seconde fois. Au début, ça fait bizarre de tirer sur un cadavre, mais on ne se doute pas à quel point ça peut se révéler utile.
Il s’est éloigné et j’ai poussé un soupir de soulagement. Pour la première fois depuis longtemps il me laissait seul. Hors de son contrôle. Et armé comme un pistolero ! Oublié, Fred Blake, je redevenais Gianni, le seul vrai moi. Giovanni Manzoni ! Je l’aurais crié dans la rue si j’avais pu. L’attente avait été pénible. Mais jamais résignée. Chaque minute de ces six années, je m’étais vu tout recommencer comme avant. Ça m’avait aidé à tenir, l’espoir qu’un jour je retrouverais ma vraie vie. Et ce jour était enfin arrivé.
Parce que la vie des gens, des vrais gens de tous les jours, c’est un truc au-dessus de mes forces. Un mystère, pour moi, la vie quotidienne des gens quotidiens, comment ça fonctionne dans leur tête et dans leur cœur. Comment peuvent-ils faire confiance à ce monde auquel ils sont obligés d’obéir ? Comment font les honnêtes gens ? Comment peuvent-ils vivre en se sentant si vulnérables ? Qu’est-ce que ça fait d’être une victime ? Victime de son voisin, du monde en marche ou de la raison d’État ? Comment accepter une telle idée, s’en accommoder le restant de ses jours ? Comment font les honnêtes gens quand on leur fait comprendre qu’ils se battent contre des moulins ? Qu’ils n’ont aucune chance de soulever des montagnes ?
Tu n’es protégé par rien, petit homme. Tu le crois, mais tu te trompes. Personne ne t’a jamais dit que tu n’étais qu’un fétu de paille à la merci de pourris dans mon genre ? Et nous sommes si nombreux à vouloir te nuire, même des gens très bien, du bon côté de la barrière, mais pour qui tu ne représentes rien, sinon un manque à gagner. J’ai de la peine pour toi, sincèrement. Avant, je ne me doutais pas de ton calvaire. Je ne soupçonnais pas la quantité de misères qu’on te fait subir. Et pourtant, Dieu sait si tu y mets de la bonne volonté, je t’ai vu faire. Tu gardes ta foi en l’humain, tu essaies d’arranger les choses, de faire selon tes moyens. Et tes efforts vont être ruinés par tous ceux qui s’en foutent bien, de ta foi en l’humanité. Et si par malheur tu te mets à pleurer, qui voudra t’écouter ? Qui va se faire de la bile pour toi et ta petite famille ? Tu vas t’entendre dire que tout le monde a ses soucis, et de bien pires que les tiens. Alors tu rentres la tête dans les épaules et tu avances, honnête homme, parce que tu es un petit soldat, et qu’il faut tenir. Jusqu’à la prochaine fois.
Moi aussi, j’ai essayé. Pas pu. Jamais eu ce courage-là.
La tête pleine de toutes ces questions, c’est en tournant un coin de rue que je me suis retrouvé nez à nez avec un de ces sbires prêts à me descendre. Et celui-là, je l’avais bien connu. Adolescents, on était inséparables. On en avait mis, des têtes au carré, Nick et moi. Parfois on ne se quittait pas quarante-huit heures d’affilée. On se sauvait mutuellement la vie quand on s’égarait sur le territoire d’une bande rivale. À la longue, ça avait créé des liens.
En me voyant, Nick n’avait pas eu le temps d’empoigner son arme, moi non plus : la surprise. Alors, on s’est souri, on s’est salués, et t’as bonne mine, et qu’est-ce que tu deviens, et comment ça va depuis le temps, et chacun attendait une toute petite seconde pour saisir son pétard, et cette seconde-là n’arrivait pas. Les boxeurs appellent ça la “vista” (c’est la vista qui les autorise à prendre un risque ou pas) et là, face à face, ni lui ni moi on ne se risquait à baisser la garde. Mais le plus drôle, pendant notre petit bavardage, ça a été ce moment de sincérité. On s’est souvenus d’un secret qui nous liait.
On avait vingt ans, on en voulait. Féroces comme des dobermans, et ambitieux, ah ça, on était prêts à faire tourner la terre à l’envers. Mais en attendant, on faisait les courses pour le caïd du clan Polsinelli, toutes les basses besognes. Cette fois-là, on nous avait chargés de retrouver la trace d’un bookmaker qui avait taillé la route avec vingt-cinq pour cent des gains qui revenaient au capo (depuis trois ans, ça en faisait, de la graine). Le truc dingue, c’est que ce petit bonhomme-là était allé se planquer chez ses parents ! Nick et moi, on n’y croyait pas ! Même le plus crétin de tous n’aurait pas eu une idée aussi débile. C’était un petit pavillon dans un bled du comté de Mercer, à juste deux heures de route du dépôt de taxis qui servait de QG au clan Polsinelli. Le plus incroyable, c’est que quand Nick et moi on avait déboulé pour le rectifier, c’était ses parents retraités qui nous avaient accueillis et qui nous avaient proposé de patienter en attendant que le petit rentre d’une course en ville. Pris de court, Nick et moi, on s’était laissé servir du café et des biscuits, et les petits vieux étaient très heureux de recevoir les amis de leur fils, de raconter plein de trucs sur son enfance, et tout ça. Alors forcément, quand l’autre a déboulé, plus personne n’a su quoi faire. Le fils a tout de suite compris pourquoi ces deux types l’attendaient, assis dans ce canapé. Et Nick avait bien manœuvré, je dois le reconnaître, il avait embrassé le gars comme du bon pain, moi j’en avais fait autant, il s’était laissé faire, et les parents étaient contents d’assister à ces retrouvailles entre amis. Nick avait proposé d’aller boire un verre en ville, et le gars était monté dans la voiture sans faire d’histoires. Il avait dit au revoir à ses parents, en retenant ses larmes, et la mère avait même trouvé ça bizarre que son fils la prenne dans ses bras juste avant d’aller prendre un café au coin de la rue. Dans la voiture le gars n’avait même pas cherché à nous supplier ou à dire qu’il allait rembourser, il savait bien que c’était trop tard. Assis sur le siège passager, pas fier, j’avais regardé vers Nick qui n’en menait pas large non plus. C’était les petits vieux qu’avaient tout foutu par terre avec leurs biscuits rassis. Fallait voir le regard de la mère, contente que son fils ait des amis bien habillés, et polis. Comment on allait faire maintenant ?
— Descends. On t’a pas vu.
— ...?
— Descends avant qu’on change d’avis, trou du cul.
Je lui ai fait un descriptif précis de ce qu’on lui ferait subir s’il s’avisait de faire parler de lui ou même de se repointer dans ses anciens quartiers. Sur le chemin du retour, Nick et moi, on était restés silencieux, liés désormais par un secret jusqu’au jour de notre mort.
Et c’était précisément ce jour-là que l’un de nous deux vivait dans cette rue de So Long, bien des années plus tard. On savait tous les deux que l’un de nous allait y passer. Ça nous avait fait du bien de reparler de cette histoire qu’on était les seuls, hormis le miraculé, à connaître. On s’est demandé ce qu’il avait bien pu devenir, celui-là, et on s’est mis à rire, et c’est là que j’ai vu une toute petite faille de moins d’une seconde, cette seconde qu’on attendait tous les deux, juste de quoi empoigner mon arme et fumer la tête de Nick.
En voyant son corps à terre, je me suis posé des questions sur l’amitié. Le sens de l’amitié chez les affranchis est-il si différent de celui des gens comme les autres ? Si elle doit se terminer un jour, toute réelle amitié peut-elle se terminer autrement que dans le sang ?
Pendant ce temps-là, Tom se planquait au dernier étage d’un immeuble. Bon, je retire “se planquait”, il ne se planquait pas. Il vivait un vieux rêve : regarder le monde à travers la lunette de son fusil.
Si, tout gosse, on lui avait demandé ce qu’il voulait faire plus tard, il aurait répondu “sniper” sans réfléchir.
Le tir embusqué, pour lui, c’était bien autre chose que le meurtre sale et crapuleux. Le crime avec des odeurs et des bruits. Ça c’était bon pour des animaux comme nous, il pensait. Lui, Tom Quintiliani, était bien au-dessus de ça, et c’est le cas de le dire : il avait cherché le point le plus haut du centre-ville (à part cette espèce de tourelle au-dessus de l’église dans laquelle il avait essayé d’entrer, il me l’a avoué plus tard, aucun respect...). Sur sa terrasse, il lui suffisait de pivoter sur lui-même pour retrouver dans sa ligne de mire les différents quartiers de So Long. Tous si proches à travers la lunette. À portée de main. Des écrans de surveillance ne lui auraient pas restitué des images aussi nettes.
Le tir embusqué, c’était de la métaphysique, d’après lui. Silence. Temps. Distance. Concentration. Gamberge. Le tir embusqué, c’était un regard. Le sniper, c’était la mort en personne qui frappe au moment le plus inattendu. De si loin. Invisible. Comme Dieu en personne. Sensation d’être partout à la fois. Il avait raison sur un point : suffisait d’attendre pour être récompensé. Au-delà de ses espérances.
Sous la grande halle située à la pointe nord, Julio Guzman et Paul Gizzi avaient interrompu leur patrouille pour boire à la fontaine publique.
Exactement à l’opposé, à deux kilomètres au sud, Franck Rosello dépliait une carte de la ville sur le banc d’un square en face de la mairie. Pour un sniper d’occasion comme Tom, c’était un honneur d’avoir dans son réticule une légende vivante pour tous les sharp shooters du monde.
Mais la plus proche de toutes ses cibles, c’était Greg Sanfelice, installé dans une nacelle de la grande roue qui veillait sur ses otages comme une mère poule.
Tom s’était demandé lequel choisir. Un vrai sniper ne se serait jamais posé la question.
Après avoir bu à la fontaine, Paul Gizzi s’était poussé pour laisser la place à Julio Guzman. Qui gisait déjà au sol. Il avait glissé en silence comme une feuille morte. Tom avait visé le cœur.
Une seconde plus tard, Franck Rosello s’affaissait sur son banc. Sans avoir vu la mort en face, comme les victimes de ses propres tirs. À chaque fois qu’il pressait la détente, il se disait que lui aussi aurait aimé finir comme ça. Frappé sans l’avoir vu venir. Sans peur et sans regret. Un vœu que Tom venait d’exaucer.
Le bras de Franck venait à peine de toucher la pelouse que la tête de Greg explosait dans les airs. Tir rapproché sur cible mouvante. Tom venait de gagner sa place au panthéon des tireurs d’élite.
Après un moment de fierté, une sorte d’angoisse l’a pris aux tripes. Une trouille qu’il a eu du mal à me décrire plus tard (ses mains qui tremblent à tel point qu’on ne sait plus comment les arrêter sauf en s’asseyant dessus, je ne plaisante pas). Il n’en était pas à son premier macchabée, Tom, c’était pas ça. Mais avoir fait tomber trois hommes en même temps dans trois lieux différents, c’était “surnaturel”, c’est le mot qu’il avait employé. Il en voulait, de la métaphysique, ce con, il en a eu. N’empêche, en redescendant de son perchoir, il s’était juré de ne plus jamais toucher à un fusil à lunette de toute sa vie.
On s’est rejoints au point de rendez-vous. Il m’a proposé de nous débarrasser de Paul Gizzi, resté seul dans le quartier de la grande halle. La manœuvre simple : un qui sert d’appât, l’autre qui prend le gars en tenaille, ça n’a pas traîné (sauf pour savoir lequel de nous deux ferait la chèvre, Quint et sa mauvaise foi...). Je n’avais jamais rencontré Paul Gizzi avant. Quand je lui ai tiré une balle dans le cervelet, j’ai regretté de ne pas avoir le temps de faire connaissance, de ne pas pouvoir lui rendre hommage pour sa fameuse “passe de Gizzi”.
Une bonne dizaine d’années de ça. Une fin d’après-midi d’hiver. Gizzi avait plongé le quartier des affaires de San Francisco dans un black-out de quatre heures. Panique générale, quatre heures pour opérer, résultat : il avait vidé trois banques d’au moins soixante pour cent de leurs fonds en liquide. Tous les membres de son équipe avaient accepté de ne partager le butin qu’un an plus tard. Pas un seul ne s’était vanté du coup. Aucun ne s’est jamais fait prendre. Il est là, le secret : fermer sa gueule. J’aurais bien aimé lui poser mille questions sur la logistique de toute l’opération, lui faire avouer ses secrets.
C’est ça, mon plus gros défaut. Je préfère l’envers du décor au spectacle lui-même. Je supporte mal de ne pas connaître les trucs et les ficelles. Un soir, à Las Vegas, avec d’autres affranchis, on avait assisté au plus grand show de magie sur terre. Le type sur scène apparaissait et disparaissait, volait dans les airs, et tout le monde était émerveillé par le génie de l’illusionniste. Mort de curiosité, j’étais, comme les autres. Mais moi, je n’avais pas pu résister. Pendant la suite du spectacle, j’avais réussi à me glisser dans les loges et à faire taire tous les gardes du corps qui avaient voulu jouer les gardes du corps. J’étais entré dans la loge du magicien pour lui faire avouer comment il devenait invisible devant cent personnes. Le type avait d’abord cru à une plaisanterie, puis il avait invoqué une sorte de code d’honneur des magiciens qui ne dévoilaient jamais leurs trucs, et c’est seulement quand je lui avais proposé de lui faire des tours de passe-passe bien à moi (comment faire disparaître un corps de magicien dans le désert du Nevada, comment lui faire sauter toutes ses dents d’une seule main, comment l’enfermer dans une malle avec un crotale, etc.) que le plus grand magicien du monde avait tout balancé. Et aujourd’hui, à deux pas de la fontaine de la grande halle de So Long, je n’avais pas eu le temps de dire à Paul : “J’aime beaucoup ce que vous faites !”, de lui dire à quel point son travail avait été une référence pour nous tous, de lui avouer toute mon admiration, parce que l’heure tournait et qu’il fallait se débarrasser de ces gars-là sans avoir à évoquer chaque fois le bon vieux temps. Personne ne saurait comment Paul avait réussi son “Gizzi’s move”, sa botte de Nevers à lui. Il emporterait son secret dans la tombe.
Parce que dans le crime, comme partout ailleurs, les champions forcent le respect. Les gens aiment les exploits, c’est bien la dernière chose qui les fasse rêver. Qu’importe la discipline pourvu qu’on ait l’excellence. Chacun de ces voyous qui voulaient ma mort aurait mérité un bouquin entier qui racontait sa vie et analysait son œuvre. Ils poussaient toujours plus loin la performance, reculaient les limites du surpassement. Moi, par exemple, j’avais toujours dans mon portefeuille une photo de John Dillinger, la seule vraie figure des années trente, même Baby Face Nelson et les membres du gang Barrow, malgré tout le respect que je leur dois, ne lui arrivaient pas à la cheville. C’était le règne des artistes et des poètes, des idéalistes. Dillinger avait le respect de la vie humaine et supportait mal de laisser derrière lui des victimes innocentes. À cette époque-là, un loup ne tuait guère qu’un loup, ça ne concernait pas les moutons, qui, au pire, étaient juste bons à être tondus.
Parce que, à dire la vérité, en matière de crime, je ne déteste rien tant que l’amateurisme. Le crime appartient aux criminels. Les tueurs patentés sont les seuls que je respecte. Les autres, les assassins occasionnels, les délinquants attardés, les vengeurs de causes perdues, les massacreurs azimutés, les terroristes illuminés, les surineurs va de la gueule, les gangsters au petit pied, tous ceux qui ne sont ni formés ni habilités à tailler dans le vif, tous ceux-là ne méritent que mon mépris. Laissez tirer les tireurs, nom de Dieu, et faites-vous une petite vie sur mesure, vous verrez comme, à la longue, vous y gagnerez. Arrêtez de faire chier votre prochain, vous ne savez pas faire, et si d’aventure vous prend l’envie de jouer les caïds, vous le paierez toute votre vie. Le crime, le vrai, c’est une vocation. Lui consacrer une vie entière coûte le prix fort. Un prix que peu d’hommes sont prêts à payer.
Tom Quint, le prédateur du côté de la loi, ne dit rien d’autre : laissez-nous travailler en paix, vous autres jeunes cons tentés par la carrière. Laissez les grands jouer dans leur cour et rentrez chez vous. Vos familles vont vous pleurer, et vous ferez sous vous quand la justice des hommes sonnera. Et celle de Dieu ne vous fera pas plus de cadeaux, il déteste les bricoleurs.
Lui et moi, on s’était décidés à remonter vers la place de la Libération pour frapper à la tête, Matt Gallone, désorganiser le reste de la troupe. Manque de chance, à peine le temps de trouver une idée, c’est nous, Tom et moi, qui nous sommes fait serrer comme des bleus. Pas moyen de se retourner, de négocier, rien. Quand vous entendez une rafale de fusil-mitrailleur et qu’un type vous ordonne de vous mettre à genoux, eh bien vous vous mettez à genoux, surtout quand on ne sait pas exactement d’où il sort, ni qui c’est, un flic ou un tueur, on se met à genoux et on met les mains sur la tête sans qu’on vous le demande. On avait l’air fin, tous les deux, côte à côte, sur le trottoir, sur le point d’être exécutés sans même avoir eu le temps de voir celui qui allait s’en charger (il me semblait avoir reconnu la voix de Jerry Wine, mais je n’ai pas eu le cran de lui demander). Sans avoir le temps de rien, de dire un bon mot, d’émettre un dernier souhait, de faire une prière, d’insulter son assassin, d’avoir une pensée pour un proche, rien du tout. Tom et moi on a jeté nos armes à terre en attendant une mort propre et rapide.
La suite ? Une rafale qui ne nous était pas destinée. Tout surpris d’être encore en vie, on a entendu des hurlements, et on s’est retournés pour voir Jerry Wine et Guy Barber, les jambes criblées, se tordre de douleur à terre. Celui qui venait de tirer était un petit bonhomme de quatorze ans que je n’ai pas reconnu tout de suite.
Comme tous les mômes, il avait grandi sans que je m’en rende compte. Quand il était haut comme ça et qu’il savait à peine parler, dans son regard il y avait tellement d’admiration pour moi, son vaurien de père. Une admiration qui n’avait rien à voir avec toutes celles que je connaissais déjà. Celle des tueurs. Celle des courtisans. Et même celle des inconnus dans la rue. Des admirations mêlées d’autres choses, de trouille avant tout, mais aussi de convoitise et de jalousie, car tous avaient une bonne raison de m’admirer ou de me craindre. Tous sauf cette petite créature qui s’accrochait à ma jambe et la serrait fort comme si j’étais un géant. Dans cette admiration-là, je sentais de l’amour pur. Je repense aujourd’hui à l’ingéniosité de Warren quand il se mettait en tête de me faire plaisir. Pendant les parties de Monopoly, il me glissait des billets sous la table quand j’étais endetté. Sa sœur aînée ne comprenait pas pourquoi il faisait ça, “C’est qu’un jeu”, elle disait, mais le petit n’en démordait pas, il fallait que son père gagne, un point c’est tout. Et plus j’étais moi-même, avec tous les défauts que me reprochait sa mère, et plus il m’aimait d’être exactement moi-même. Pour lui, j’étais une perfection de père, et tout, autour de moi, était exceptionnel. Et puis un jour, sans que je comprenne pourquoi, cette confiance dans son regard avait disparu.
Je lui ai demandé où il avait trouvé le fusil-mitrailleur, il m’a répondu : “Près du cadavre de Julio Guzman, devant la fontaine.” En voyant que Quint allait régler leur compte à Jerry Wine et Guy Barber, j’ai pris le gosse par l’épaule pour lui éviter d’assister à une exécution sommaire. À peine tourné le coin de la rue, on s’est tombés dans les bras l’un de l’autre.
C’était bon de se parler à nouveau, de se laisser aller à des effusions.
Je me suis dit : à quoi bon contrarier sa vocation si son destin est de retourner là-bas et de reconquérir le royaume ? D’ériger à nouveau le totem de notre clan. Personne n’avait plus à s’y opposer.
Là où j’avais failli, mon fils allait peut-être réussir.
Mon rôle de père : lui éviter les obstacles à venir. Le faire profiter de mon expérience.
J’avais un train de retard. Non, Warren n’était pas un héritier. Pas l’héritier de cette barbarie, il avait utilisé le mot plusieurs fois. Il s’en était rendu compte une heure plus tôt, à la gare de So Long. Je n’ai pas réussi à savoir si ça le rendait triste ou s’il se sentait délivré. En tout cas, il parlait sans colère.
Ce qu’il venait de vivre l’avait fait vieillir d’un coup. Il avait pris dix ans en quelques secondes. Je ne sais pas si c’est ça, devenir adulte, mais il m’a posé la pire question que je pouvais imaginer : il m’a demandé si un jour le monde réussirait à se débarrasser de types comme moi. Si son monde à lui, celui dans lequel il allait devenir adulte, et peut-être père lui-même, si ce monde-là avait une seule chance d’exister.
Tous ceux qui ont été pères ont connu ça. Le jour où votre gosse remet en question tout ce que vous êtes. Vous vous dites que c’est une crise d’adolescence et qu’avec l’âge il comprendra. La différence, c’est que moi, je savais que Warren ne reviendrait plus.
Il avait posé une question, s’agissait de répondre, c’était peut-être la dernière fois qu’il m’écouterait. J’ai été tenté de mentir. De le rassurer comme un père. Mais par respect pour l’homme qu’il devenait, j’ai préféré dire ce que j’avais sur le cœur : “Non, mon fils, le monde ne se débarrassera jamais de types comme moi. Parce qu’à chaque nouvelle loi il y aura toujours un malin pour vouloir la violer. Et tant qu’il y aura une norme, il y aura ceux qui rêveront de la marge. Et tant qu’il y aura des vices, on trouvera des hommes pour en pousser d’autres à les satisfaire. Mais dans des milliers d’années, qui sait ?”
Tom était gêné de troubler ce tête-à-tête. Il m’a fait comprendre qu’on avait encore du pain sur la planche. Warren et moi on a échangé une poignée de main. Le genre viril. Il m’a dit que plus jamais il ne toucherait à une arme, mais qu’il ne regrettait pas de l’avoir fait, une fois pour toutes, et pas uniquement pour me sauver, mais en quelque sorte pour me rendre à la vie, et donc s’acquitter de cette dette que les fils ont envers ceux qui les ont mis au monde. C’était comme un solde de tout compte. Il pouvait désormais vivre sa vie d’homme sans rien traîner derrière lui qui l’aurait empêché d’avancer.
Et la suite ?
Que dire de la suite ?
C’était comme si la suite avait redonné tout son sens au mot “barbarie” tel qu’il venait d’être prononcé. Tom et moi on avait décidé de se séparer à nouveau. Et en essayant de remonter vers la place de la Libération, je m’étais retrouvé seul dans un bar vide, aux prises avec Hector Sosa, que j’ai dû affronter à mains nues, et croyez-moi que si j’avais pu m’en débarrasser avec deux pruneaux, je n’aurais pas demandé mieux. Une bagarre, c’était ce qui pouvait m’arriver de pire parce que Hector n’aimait rien tant qu’écraser des nez contre ses phalanges. Tout y est passé, dans ce foutu rade, les bouteilles fracassées sur le crâne, les chaises et même les tables. Seule une guerre des gangs aurait pu provoquer des dégâts pareils, mais non. On n’était que deux. Tous les coups bas étaient permis. Moi aussi j’aimais l’affrontement direct, sans armes, rien qu’avec mes poings. J’avais trop longtemps retenu ma furia (celle que je réservais à l’époque aux mauvais payeurs, ceux qu’il fallait dérouiller mais laisser en vie si on espérait un jour se rembourser). À dire la vérité, au début je me suis précipité dans cette bagarre avec la rage, mais une rage qui faisait du bien, qui défoulait, c’était de la relaxation, du yoga, du zen, de la thalasso. De quoi vous libérer de tout un tas de rancœurs et de choses pas réglées. On n’avait rien trouvé de mieux pour un gars comme moi. Et malgré ça, très vite j’en ai eu marre. J’en prenais plein la gueule et ça avait assez duré, cette bagarre de saloon. L’autre, en face, était increvable. Son passé de garde du corps de boxeurs avait dû lui durcir la couenne, à cet enfoiré. Pas moyen de le mettre KO une bonne fois pour toutes.
Mais au bout du compte, il y en a toujours un qui reste debout et l’autre non, c’est comme ça. Est-ce que l’un a plus à perdre que l’autre ? C’est la seule explication que j’ai. Hector, entre deux traînées de sang qui lui couvraient les yeux, m’a regardé. Éberlué. Lui qui avait à son tableau de chasse des poids moyens et lourds, il ne comprenait pas comment ce Manzoni tenait toujours debout. Ça dépassait ce qu’il était capable d’encaisser. Il s’est affaissé au sol après avoir reçu une chaise de plein fouet. Et il a sombré dans une inconscience qui semblait devoir durer à jamais.
De son côté, Tom Quint s’était débarrassé de Joey Wine, le frère de Jerry, sans trop s’emmerder. J’aurais bien fait l’échange. Le problème de Joey, c’était son vice, et son vice, c’était les banques. Il ne savait pas résister à une banque. Et un vice auquel on ne sait pas résister, malgré les alarmes, les sermons, et les thérapies plus ou moins forcées, ça finit par vous être fatal. Quand Gizzi mettait parfois plusieurs mois à préparer un hold-up, Joey, lui, attaquait des banques comme on soulage une envie de pisser. Quand Paul tombait amoureux d’une banque et lui faisait la cour, Joey lui collait directement la main aux fesses. Il avait beau se prendre des gifles, ça ne changeait rien, il recommençait de plus belle. Je me souviens encore du jour où Joey avait été libéré d’une peine de quatre ans ferme pour braquage d’une succursale de la Chase. En quittant la prison de San Quentin, il avait roulé deux bonnes heures en pensant à sa femme et ses deux filles qu’il n’avait pas embrassées depuis longtemps. Et puis à ses copains, avec qui il allait faire la bringue le soir même. Jusqu’à ce qu’il passe dans un bled un peu désert. Au milieu de la rue principale, une petite banque “lui tendait les bras”, comme il disait.
Allez savoir si c’était l’angoisse du manque, après tant d’années d’abstinence, mais Joey était resté une heure dans sa voiture, à dévorer des yeux sa chérie de banque, avec une petite voix qui lui disait d’un côté : “Passe ton chemin, malheureux, tu sais bien comment ça va finir, pense à tes filles, t’as vraiment envie de retourner au trou direct ?” et une autre voix qui disait : “Regarde comme elle est belle ! Si tu rates cette occasion tu t’en voudras toute ta vie.” Finalement, la tentation avait été plus forte. Moins de deux jours plus tard, il avait regagné sa cellule pour une peine de récidiviste qu’il était. On ne pouvait pas soigner les grands malades comme Joey. Un jour ça devait mal finir.
En passant devant la plus grosse banque de So Long, qui faisait un angle avec la place de la Libération, Tom avait entrevu un truc bizarre par la vitrine : c’était bien notre Joey qui, derrière le guichet, s’acharnait comme un forcené sur une porte de communication. Voir ce type perdre tout contact avec la réalité à cause d’un mal incurable, ça lui faisait presque de la peine, à Tom. Il avait même marqué un temps d’arrêt avant de le flinguer, en se demandant si les malfrats ne préféraient pas le vol au butin. Les sensations fortes à l’argent.
Cent fois, on avait eu cette conversation. Tom voulait me faire admettre que c’était pour les poussées d’adrénaline que j’étais devenu un affranchi. Comme un joueur de casino qui gagne et perd avec la même intensité. Et moi, je disais que notre seul moteur, c’était l’argent. “Mais comment aimer à ce point l’argent ?” il demandait, et j’essayais de lui expliquer que nous, les brutes épaisses de la Cosa Nostra, on avait une passion pour l’argent, comment expliquer une passion ? L’idée que notre fric s’entassait quelque part, que ça tombait tous les jours, et que bientôt il faudrait un deuxième endroit pour entasser tous ces billets, c’était ça, une passion. Bon, d’accord, des fois ça servait à acheter des trucs et à faire plaisir à nos familles, mais ça n’était pas le but du jeu. D’ailleurs, personne ne savait aussi mal le dépenser que nous. Je le reconnais : on n’aimait rien que des trucs voyants. Ça brillait ? C’était doré ? Il fallait se l’offrir. Ça coûtait cher ? C’était hors de prix ? Il fallait se l’offrir. Le meilleur, c’était toujours le plus cher.
Le plus drôle, c’est qu’on aimait tout autant dépenser que profiter des choses gratuites. C’était une autre passion, tout aussi forte que l’argent : accepter les cadeaux, les trucs tombés du camion, les paiements en nature, même si on n’en avait pas besoin. Si on rackettait un type qui prospérait grâce à sa chaîne de pizzerias, on repartait avec quelques milliers de dollars en liquide et deux ou trois pizzas pour la route. Pareil chez les marchands de fourrures ou de baignoires. Quitte à s’encombrer de conneries qu’on finissait par jeter. Tom ne comprenait pas : “Ça vaut vraiment le coup de croupir en taule pour ça ? De recevoir une balle entre les deux yeux ? De tuer des gens ? De créer des drames quotidiens autour de vous ? De condamner vos familles ?” Ça le dépassait, le flic. Et je n’essayais plus d’expliquer, parce que, à la vérité, il m’arrivait de ne pas comprendre non plus.
Joey avait fini par recevoir ses trois balles dans le buffet. Au moment où la porte qui le séparait d’on ne sait quoi de mystérieux cédait. Tom est venu me rejoindre sur la place de la Libération. Je l’attendais assis sur le manège de chevaux de bois qui tournait toujours.
*
Le soir même, So Long était devenu le centre du monde. Je revivais le cauchemar de mon procès : une armada de journalistes venus de partout et qui donnaient la parole à tous, aux politiques, aux “observateurs”, aux intellectuels, aux VIP, aux chanteurs à la mode, jusqu’à l’homme de la rue qu’on allait chercher en ville et qui ne demandait pas mieux que donner son avis. Tout ce monde-là avait son truc à dire sur mon histoire, sur mon témoignage, mon repentir. Beaucoup demandaient des comptes. J’avais l’impression de comparaître devant l’humanité entière.
J’étais assez proche de la vérité ! Ça déboulait de partout. Camions de régie télé, hélicos, jets. Des CNN en pagaille. Des centaines de reporters. Des milliers de curieux encadrés par toutes les forces de police de quatre départements et des détachements spéciaux venus de Paris. Tout ça pour essayer de comprendre ce qui s’était passé ce jour-là dans ce petit bled de Normandie totalement inconnu.
Les networks américains avaient communiqué leurs archives sur mon procès, ça passait en boucle sur les chaînes européennes. On commençait à retracer la trajectoire de la famille du repenti. En gros, vers 21 heures, tout le monde savait tout sur tout — du moins le croyait-il. Le truc qui m’inquiétait le plus, c’était que dans la brochette de macchabées qu’on ramassait dans les rues un seul manquait à l’appel. Le plus redoutable.
Matt Gallone s’était volatilisé. Rien d’étonnant, avec Matt. Jamais là où on l’attendait. On organisait une battue pour laquelle des dizaines d’hommes s’étaient portés volontaires. On diffusait son signalement. On montait des barrages routiers. Si Matt s’était jamais rêvé en ennemi public numéro un, ce grand jour était enfin arrivé. Quint avait l’air si sûr de lui : direction plein sud. Il disait que si Matt parvenait à rejoindre la Sicile, il serait pris en charge le temps qu’il faudrait par LCN, peut-être des années, avant de rentrer aux États-Unis. Il avait raison mais je redoutais une autre hypothèse : Matt n’avait pas quitté So Long. Personne ne le connaissait aussi bien que moi sur ce continent. Tant qu’il lui resterait un souffle, il irait jusqu’au bout de la mission confiée par son grand-père. Il préférait mille morts plutôt qu’une seule minute de honte après cette journée qui marquait le déclin du clan Gallone. Et je vous jure que j’aurais préféré avoir tort.
En attendant de savoir ce qu’ils allaient faire de moi, ils m’ont mis en quarantaine. Le téléphone rouge chauffait entre Washington et Paris, et les autorités les plus inimaginables réclamaient la garde du prisonnier Manzoni à coups de raison d’État et de secret défense. Le gouvernement américain, les services secrets et le FBI. Mais aussi tous les corps de la police française jusqu’au petit capitaine de gendarmerie de So Long qui avait servi d’otage sur la grande roue (une humiliation dont il ne se remettrait peut-être jamais, il disait). Un casse-tête juridique, politique et diplomatique. De toute façon, je n’essayais plus de comprendre. Pendant des années on me cache, on fait tout pour que je devienne l’anonymat sur terre, et puis le lendemain on voit ma tête partout et tout le monde me veut. Une chance que je sois un type hargneux. Si j’avais eu un bon fond, je serais devenu fou.
Un seul point les mettait tous d’accord : le monde entier me réclamait, il fallait donner satisfaction au monde entier. C’était le seul moyen d’éviter une catastrophe politico-médiatique. Et de calmer le public. Il fallait VOIR Giovanni Manzoni, l’entendre. Qu’on me considère comme une légende vivante ou un salaud, j’étais contraint de faire une apparition. Et tout rentrerait dans l’ordre, ils disaient. Ensuite, ce serait à la justice de faire son job.
Tom Quint tenait plus que tous les autres à prouver que j’avais survécu aux représailles de LCN. Il était le grand gagnant de toute cette affaire : il s’était débarrassé en une demi-journée d’une élite qui sévissait dans tous les secteurs du crime organisé. Il avait rendu célèbre le plan Witsec dans le monde entier, prouvé son efficacité, et préservé la vie d’un repenti avec une férocité de pitbull. Des dizaines de mafieux téléphonaient déjà de tous les États d’Amérique pour demander à témoigner. Le couronnement de sa carrière, à Tom. Mais il fallait, pour le bon déroulement des opérations, que j’accepte de me montrer devant les caméras.
Et moi, j’avais envie de tous les envoyer paître. On venait de m’autoriser à retrouver ma famille dans un sous-sol de la mairie, aucune envie qu’on me jette en pâture à un milliard de spectateurs. Je ne supportais plus l’idée de déclencher de la colère et du dégoût chez tous ces gens que je ne connaissais pas. Le plus tordu, c’est que j’inspirais un tas d’autres sentiments : de la curiosité, passe encore, mais de la sympathie ? De la compassion ! Et, bien sûr, tout un dégradé allant de l’indignation à la haine pure. Mais jamais, jamais de l’indifférence. Et ça me manquait, maintenant, l’indifférence. Je savais déjà comment mon petit sketch télévisé se déroulerait : des centaines de millions d’individus allaient me bombarder d’ondes négatives et de mauvaises vibrations (j’y crois, à ces trucs-là). Toute cette haine d’un coup, j’avais peur d’en garder des séquelles.
— Vous n’avez pas le choix, m’a dit Tom, sinon on nous lynche tous les deux. Qu’on en finisse, la journée a été longue. Ensuite, je vous paie un verre.
Je lui ai demandé si on pouvait pas éviter ça, trouver un moyen. Il a éclaté de rire et m’a escorté jusqu’aux caméras. Si vous voulez vous faire une idée précise du tableau, ça ressemblait à une petite tribune avec des micros, une centaine de journalistes, et le monde entier qui regarde.
— Faut y aller, Fred.
— Vous êtes sûr ?
Autrement dit : vous êtes sûr de vouloir montrer cette canaille racornie de Giovanni Manzoni ? Épuisé par l’existence en général et la bataille que je venais de livrer en particulier ? J’allais réveiller des réflexes haineux partout sur terre. L’humanité allait me maudire à voix haute et dans toutes les langues, cracher par terre, proférer des menaces, me montrer du doigt aux enfants. D’est en ouest, du nord au sud, dans les ports et dans les terres, dans les déserts et dans les mégapoles, chez les riches et chez les pauvres. Le monde n’avait pas besoin de ça. Il avait même besoin du contraire, le monde.
C’est là que l’idée m’est venue.
Belle, ma merveille, mon diamant.
Je serai peut-être un écrivain quand je saurai décrire avec des mots le regard de ma fille. Mais qui en serait capable ?
Elle a tout de suite dit oui quand je lui ai demandé d’aller se montrer à ma place. Pas compris pourquoi mais on avait tous à y gagner. Son visage s’est éclairé avant même d’entrer dans le halo des spots. Cette lumière intérieure, les gens l’ont vue. La paix qu’elle avait dans le cœur, les gens l’ont sentie. Chaque mot qui sortait de sa bouche sonnait comme la vérité elle-même. Quand elle souriait, chaque individu pensait que c’était pour lui seul. Belle, c’est un miracle. Une madone comme elle, c’est fait pour apparaître.
Elle a donné de bonnes nouvelles de sa famille et surtout de son papa. Comme si elle rassurait les cinq continents sur mon sort. Pendant une minute, Belle a été la fille la plus célèbre, la plus regardée du monde. Elle a même quitté la tribune encore plus rayonnante qu’avant. Elle leur a fait un petit geste de la main qui promettait de revenir.
*
Et puis la nuit est tombée sur So Long et tout est rentré dans l’ordre. Après cette journée de dingues, les habitants ont regagné leur lit, les camions de matériel ont commencé à remballer, même les flics se sont faits discrets en attendant les ordres. Au 9 de la rue des Favorites, dans le pavillon des fédéraux, Tom avait installé ma petite famille sur des lits de camp. Ses lieutenants, armés chacun d’un fusil à pompe, veillaient dans le salon, et Tom et moi, accoudés à la fenêtre, on se descendait le bourbon dont on avait rêvé toute la journée.
Malavita cherchait le sommeil, près de la chaudière, au sous-sol. Emmaillotée dans des mètres de gaze. Elle aussi était pressée d’en finir avec cette putain de journée. Vu l’état dans lequel on l’a retrouvée. Comment faire subir ça à un chien ? En la voyant comme ça, j’ai eu envie de m’occuper d’elle, de veiller sur sa convalescence, de la promener en forêt, de jouer avec dans le jardin, de lui apprendre des tours, de la laisser libre d’aller et venir, de lui redonner le goût de la vie. J’ai eu l’impression qu’elle était d’accord.
Mais avant, elle avait une affaire à régler, le plus vite possible. Et c’est ce qui s’est passé, cette nuit-là, pendant que tout le monde avait sombré dans le sommeil. La vendetta est un plat qui se mange froid, on dit. Mais pas pour elle. Ça lui est même tombé tout cuit dans le bec.
Elle a ouvert l’œil en entendant un grincement par le soupirail. Elle a senti une présence. Elle a vu une silhouette dans le noir. Le visiteur ne se doutait pas que la chienne se tenait là, dans l’ombre. Vivante. À l’odeur ou à l’instinct, elle l’a reconnu. Comment elle aurait pu oublier ? On n’oublie pas. On ne pardonne jamais. C’est faux, tout ce qu’on raconte là-dessus.
Dans la pénombre, Matt a repéré les escaliers qui devaient le conduire jusqu’à moi. Il était prêt à mourir pour m’étriper. Et venger l’honneur de sa famille et de tous les affranchis du monde. La loi du silence allait finir par avoir le dernier mot.
Il a dû se figer en entendant le grognement. Un putain de chien ? Eh oui, ce putain de chien qu’il avait roué de coups l’après-midi même. Un chien dont il ne connaissait pas même le nom.
Malavita.
Un des nombreux noms que les Siciliens ont donné à la mafia. La malavita, la mauvaise vie. J’ai toujours trouvé que c’était bien plus mélodieux que “mafia”, “onorevole società”, “la pieuvre”, ou la “cosa nostra”. La malavita.
Si on m’avait interdit de faire allusion à ma société secrète, sous quelque appellation que ce soit, j’avais encore le droit d’appeler ma chienne comme je voulais et de claironner son nom partout. Nostalgie.
D’après l’état du corps le lendemain, on a su que Malavita avait sauté à la gorge de Matt et la lui avait arrachée d’un coup de mâchoires. Je suis prêt à parier qu’après ça elle était retournée se blottir contre la chaudière pour s’endormir. Réconciliée avec l’existence.
Épilogue
Dans la petite ville de Baldenwihr, en Alsace, une famille d’Américains, les Brown, s’installait dans une maison à l’abandon.