6
Aucun des quatre n’avait cherché à se faire aimer. Les Blake se souciaient peu d’attirer les faveurs. Et pourtant, chacun à sa manière avait vu grimper sa cote de popularité dans des cercles sans cesse grandissants, qui parfois communiquaient. Quiconque croisait le chemin de l’un d’eux ne tardait pas à entendre parler d’un autre Blake, voire d’un troisième, et par des biais imprévisibles. Il n’était question que d’eux, au lycée, au marché, et jusqu’à la mairie, si bien qu’une rumeur avait gagné la ville entière : cette famille-là était exceptionnelle.
Le bénévolat de Maggie au sein de diverses associations humanitaires avait fini par se savoir. On rendait hommage non seulement à son courage mais à sa discrétion, on admirait son énergie et son dévouement. Elle participait activement aux préparatifs de la kermesse du 21 juin et de la fête du lycée, prenait part à la campagne d’information sur le tri des déchets domestiques, assistait aux réunions des amicales de quartiers, consacrait deux demi-journées par semaine à l’inventaire de la bibliothèque municipale, et, quand son emploi du temps lui laissait une heure ou deux, elle jetait les bases de sa propre organisation caritative, qu’elle soumettrait bientôt au conseil municipal. Plus on lui en demandait, plus Maggie fournissait, et lorsqu’elle faiblissait, que l’idée même de charité commençait à s’émousser, le cruel rappel de ses années passées venait l’aiguillonner, et le remords la faisait avancer comme une pique dans les reins du condamné. Mais peu lui importait l’origine de son altruisme, seul comptait le résultat, pas plus qu’elle ne cherchait à connaître les raisons profondes qui poussaient les autres bénévoles à se mobiliser pour des inconnus. Au tout début de son exercice, elle avait été curieuse des motivations de chacun et avait repéré divers archétypes. Elle avait rencontré des angoissés qui se consacraient aux autres afin de se débarrasser d’eux-mêmes. Il y avait aussi des malheureux qui donnaient faute de n’avoir jamais reçu et, à l’inverse, des nantis mal assumés ou des oisifs fatigués de leur inertie. Il y avait les croyants qui, auréolés de leur sens du sacrifice, allaient au-devant des malheureux en se regardant de trois quarts dans le miroir de la béatification ; ceux-là avaient la gueule de l’emploi, le sourire bienveillant mais compassé, les bras ouverts comme des vallées de larmes, les yeux tristes d’avoir vu tant de misère. On trouvait aussi le progressiste à l’écoute d’autrui par souci de bonne conscience ; le simple fait de tendre la main vers les déshérités lui procurait un incomparable bien-être intellectuel. D’autres espéraient racheter, d’un coup, tous leurs torts. D’autres encore se contredisaient eux-mêmes et cessaient de justifier leur cynisme par la décadence généralisée. Sans oublier ceux qui, sans s’en rendre compte, passaient enfin à l’âge adulte.
Aujourd’hui, Maggie se foutait bien de savoir lequel ressentait une véritable empathie pour le malheur de l’autre, lequel voyait monter en lui un réel sentiment d’indignation face à l’injustice, lequel sentait vibrer dans son cœur le diapason de la solidarité, lequel saignait aux blessures du monde. Le geste primait l’intention, et la fraternité faisait feu de tout bois. À Cholong, l’apostolat devenait à la mode, de toutes nouvelles vocations s’étaient manifestées. On allait bientôt manquer de nécessiteux.
Warren vivait sa propre célébrité comme une juste reconnaissance. Ses services rendus à la jeune génération lui valaient un respect qui, à ses yeux, comptait plus que tout. Là où le père avait trahi, le fils se devait de reprendre son rôle et incarner la figure secrète de l’« autre » justice, celle qui répare les torts quand la loi se révèle impuissante. Du comportement mafieux, il oubliait la dimension criminelle pour ne garder que cet aspect-là, et se faisait fort de représenter, à lui seul, le bon droit de l’oublié, sa dernière chance d’obtenir réparation. Sa justice et sa protection coûtaient cher à celui qui les réclamait, mais qu’est-ce qui est donné, en ce bas monde ? Venir pleurer sur son épaule, c’était se rendre redevable pour longtemps, mais quoi de plus précieux que de voir celui qui vous a fait du tort implorer le pardon ? Le prix ne serait jamais trop élevé pour profiter de ce spectacle-là. Warren s’y entendait pour parvenir à ses fins et satisfaire toute requête qui paraissait fondée, les garçons de son âge y voyaient une vocation : Warren va t’aider, Warren saura quoi faire, parles-en à Warren, Warren est juste, Warren est bon, Warren c’est Warren. Sa force réelle consistait à ne jamais solliciter mais à laisser venir à lui, à ne jamais jouer les meneurs mais à accepter l’autorité qu’on lui conférait, à ne rien demander mais à attendre qu’on lui offre. Son idole, Alfonso Capone en personne, aurait été fier de lui. Warren payait la rançon d’un tel pouvoir en vivant dans le secret, comme tous ses pairs avant lui. Un vrai meneur obéissait à la loi du silence et laissait venir à lui tous ceux qui en crevaient de ne pouvoir s’épancher. Donne-leur ce dont ils ont le plus besoin. Et ce dont ils avaient tous besoin, c’était l’écoute. Avant d’aimer ou haïr, avant de donner tort ou raison, avant d’offrir sa justice ou la refuser, il tentait de se faire une idée la plus juste possible du drame du plaignant. C’était le fondement même de son pouvoir et la justification de son futur rôle de leader. Cet effort-là le construisait un peu plus chaque jour.
Si Warren n’avait jamais cherché à faire d’émules, la nouvelle génération de Cholong l’avait pris pour modèle et s’inspirait de cette faculté d’écoute qui semblait être la clé de bien des problèmes.
Warren n’avait jamais osé questionner son père sur sa décision de témoigner contre son camp. Un jour viendrait où cette conversation ne pourrait plus être évitée, mais il ne se sentait pas encore le courage de demander des comptes à celui qui n’avait rien perdu de son autorité, malgré sa pitoyable vie de rentier assigné à résidence.
La violence du procès et de ses retombées n’avait pas réussi à entamer la force intérieure de Fred qui, au gré d’une lumière changeante, le faisait passer tantôt pour un protecteur, tantôt pour une menace. À leur manière, les Cholongeois percevaient ce côté protecteur. On le décrivait comme un homme qui avait bourlingué à travers la planète et connu les grands de ce monde, de quoi inspirer des rayonnages de bouquins. On pressentait même chez l’Américain ou l’écrivain l’étoffe d’un meneur. Les femmes se retournaient sur son passage, les hommes le saluaient de loin, les enfants en avaient fait un héros. Si on l’admirait pour diverses raisons, tous lui reconnaissaient sans la nommer cette fameuse autorité naturelle. Frederick Blake était de ces rares individus dont on préfère se faire un ami sans même le connaître. Son apparition dans un groupe inquiétait et rassurait à la fois, et changeait radicalement la donne jusqu’à inverser les forces et les faiblesses ; d’un seul regard mauvais ou d’une simple poignée de main, il avait le pouvoir de faire d’un faible un fort et d’un fort un faible. Il devenait l’indiscutable chef de meute, et personne n’aurait osé lui disputer le rôle de mâle dominant, rôle dont il se serait bien passé la plupart du temps, mais il n’y pouvait rien, c’était comme ça depuis toujours : une décision à prendre, une réponse à apporter, tout le monde se retournait vers Fred sans même se demander pourquoi. Sa petite corpulence de brun tassé n’entrait pas en ligne de compte, des hommes de deux fois sa taille se voûtaient pour se mettre à sa hauteur et baissaient la voix d’une octave pour s’adresser à lui. Des hommes qu’il n’avait jamais vus auparavant. Qui saura jamais à quoi tient l’autorité ? Lui-même n’en avait aucune idée, un mélange de magnétisme et d’agressivité rentrée, le tout passant par le regard, une curieuse immobilité de tout le corps, et le potentiel de violence ressortait sans qu’il ait jamais besoin de se déclarer. En ville, Fred se déplaçait comme s’il était encore entouré de sa garde rapprochée, conscient de sa puissance de feu, une armée invisible autour de lui, prête à se sacrifier. On lui enviait sa manière de formuler tout ce qui ne lui convenait pas sans hausser la voix ni faire preuve d’une amabilité excessive. Un gosse frôlait une vieille dame avec sa mobylette ? Fred l’attrapait par le col et lui demandait de présenter des excuses. Un demi de bière un peu éventé ? Le bistrotier se faisait une joie de changer son fût. Un resquilleur lui passait sous le nez ? Fred parvenait d’un simple geste du doigt à le remettre dans le rang. Il n’avait jamais craint les inconnus ni hésité à aller au-devant d’eux quand la situation l’exigeait. Il n’avait jamais éprouvé cette peur de l’autre, ni soupçonné, a priori, des intentions belliqueuses ; jamais il ne se sentait menacé avant que d’être menacé. À son insu, chaque fois qu’il intervenait pour clarifier une situation, il montrait l’exemple. Il ne comprenait pas comment, dans les rues, la peur de l’autre s’était sédimentée en lâcheté ordinaire, comment la paranoïa de l’agression avait poussé à la haine muette. Aujourd’hui, il sentait cette peur dans la rue, une peur au service de rien, qui ne rapportait pas un sou à personne. Quel gâchis.
Dans un monde exactement opposé, vivait Belle la pure. Sa seule existence donnait raison à ceux qui prétendent que les plus belles fleurs naissent sur les cactus, les marigots et les tas de fumier. La noirceur avait donné vie à la grâce et à l’innocence, et cette grâce et cette innocence profitaient au plus grand nombre. On croisait Belle sur sa route et déjà l’on devenait meilleur. Loin de la beauté hautaine, prête à mordre, elle avait inventé la beauté généreuse, dirigée vers tous, sans distinction ni choix. Chacun avait droit à un geste de sympathie, un mot aimable, un regard d’ange, et ceux qui ne se contentaient pas du cadeau en étaient pour leurs frais : Belle restait invulnérable, les malheureux qui avaient voulu pousser leur avantage le regrettaient aujourd’hui, et cette assurance ajoutait encore à sa beauté puisqu’elle l’autorisait à sourire à des inconnus et à répondre aux hommages sans baisser le front. Il suffisait d’un court moment en sa compagnie pour que le pessimiste le plus aigri se remette à croire. À sa façon, elle prouvait que l’humanité était capable du meilleur, c’était le rôle des êtres d’exception que de répondre au cynisme et à l’angoisse par la bienveillance et l’espoir. Les fées existaient bel et bien et donnaient à tous l’envie d’être meilleur.
Ce matin-là, elle longeait la place de la Libération sous les lazzis et les sifflements des forains qui installaient leurs attractions et, parmi elles, une grande roue identique à celle de la Foire du Trône de Paris. Belle s’arrêta un instant pour regarder les hommes, en équilibre, accrocher les nacelles aux montants de la roue, et se promit, dès l’ouverture des festivités, d’aller voir à quoi ressemblait la ville de là-haut.
Cholong avait déclenché un compte à rebours : plus que quatre jours avant la fête annuelle, sûrement l’une des plus flamboyantes de la région, vingt-quatre heures de réjouissances non stop, un hommage à l’été tant attendu. Outre un manège de chevaux de bois et une auto tamponneuse qu’on trouvait partout ailleurs, la roue de Cholong attirait les trois départements alentour et tournait sans désemplir. En plein jour, la ville prenait un air de Luna Park et, de nuit, on se serait cru à Las Vegas.
Fred avait décrété que les flonflons le déprimaient. Il passerait donc le week-end entier dans sa véranda. De toute façon, il avait mieux à faire : le chapitre cinq de son grand œuvre abordait des thèmes fondamentaux et répondait aux questions que le commun des mortels se posait sur les petits et gros commerces du crime.
Tout homme a son prix. Ce n’est pas de putes qu’on manque, c’est d’argent. Si vous ne les tenez pas par l’argent, vous les tiendrez par leur vice, si vous ne les tenez pas par leur vice, vous les tiendrez par leur ambition. Personne ne sait de quoi est capable un entrepreneur pour décrocher un marché, un acteur pour un rôle, un politicien pour une élection. J’ai même réussi à obtenir un faux, signé de la main d’un évêque, en échange de la construction d’un orphelinat qui allait porter son nom. Parfois on se trompe sur le bonhomme, on pensait avoir affaire à un cupide, c’est en fait un vicieux. L’ambitieux peut cacher un cupide, le vicieux un ambitieux, etc., il suffit d’étudier ce qui a foiré à la première tentative de corruption et de rectifier le tir. Combien j’en ai vu s’asseoir sur leurs beaux principes dès lors qu’on leur faisait miroiter la seule chose qui leur manquait au monde. Personne ne résiste à ça. Le désir... La plupart du temps, c’est plus efficace que la menace. Une fois, j’ai eu affaire à un type, plus précisément à un couple, qui aurait fait n’importe quoi pour avoir un gosse, et
La sonnerie du téléphone l’empêcha de terminer sa phrase. L’insulte à la bouche, il se leva pour décrocher. À l’autre bout du fil, Di Cicco trouvait à peine ses mots.
— ... Vous n’avez pas fait ça, Manzoni ? Vous n’avez pas osé !
— Qu’est-ce que j’ai fait, encore ?
Téléphone en main, le G-man donnait des coups de pied dans un lit de camp pour réveiller son collègue. Par la fenêtre, il fixait une silhouette en bermuda beige et tee-shirt qui cherchait une adresse dans la rue des Favorites.
— C’est votre neveu que je vois, dehors ?
— Ben est déjà là ? J’arrive !
D’un geste délicieux, il raccrocha au nez de Di Cicco et se précipita dehors.
— Préviens le boss ! hurla Di Cicco à Caputo, qui passait du rêve au cauchemar en voyant Fred se jeter, au beau milieu de la rue, dans les bras de son neveu.
Benedetto D. Manzoni, dit Ben pour ses proches, ou « D » pour ses relations de travail, débarquait pour la première fois en Europe, impatient de retrouver son oncle après tant d’années. Un simple coup de fil lui avait suffi pour répondre à son appel.
— Bon voyage ?
— Un peu long, j’ai pas l’habitude.
— T’aurais pas un peu pris des joues, Ben ?
— Si. Les filles disent que ça me va bien.
De taille moyenne, les cheveux noirs, les yeux très bruns et ronds comme des billes, éternellement mal rasé, les mains vissées dans les poches, Ben traînait sa carcasse d’adolescent mal dégrossi sur le chemin de la trentaine. De tout temps, il avait incarné la forme la plus achevée de la décontraction, et aucun sens esthétique ne l’avait jamais emporté sur sa priorité absolue au confort. Dans ses célèbres bermudas beiges aux multiples poches, il faisait tenir l’essentiel de sa vie (ses papiers, quelques souvenirs, une trousse de survie) et dans ses vestes de treillis il gardait de quoi tenir un siège dans l’agrément et l’élévation de l’âme (un ou deux livres, quelques joints, un téléphone et un jeu vidéo). Fred, sans rien trouver de plus original à dire, le serra à nouveau dans ses bras, ému de revoir son neveu préféré, un Manzoni, avec sa tête de Manzoni, ses attitudes de Manzoni. Fred s’était toujours interrogé sur ce qui liait les oncles et les neveux, cette étrange affection dénuée de gravité, légère et pourtant forte, sans obligation, sans devoir. Avec son neveu, il pouvait faire preuve d’une fausse autorité qu’il admettait de voir chahutée ; Ben n’en avait jamais abusé.
Du coin de l’œil, l’oncle repéra les deux silhouettes penchées à la fenêtre du 9.
— On passe d’abord chez les Feds, on sera débarrassés.
Les voyant s’acheminer vers leur pavillon, Di Cicco et Caputo se laissèrent tomber dans des fauteuils, abasourdis, incapables de comprendre comment Blake avait réussi à les blouser.
— Si j’avais demandé la permission d’inviter mon neveu, vous me l’auriez donnée ?
— Jamais.
— Six ans qu’on ne s’était pas vus. C’est presque mon fils ! Il n’a plus de contact avec Cosa Nostra, vous le savez bien.
Après le procès qui avait décimé les rangs des cinq familles, tous ceux qui portaient le nom de Manzoni avaient été contraints de disparaître le plus loin possible sans prétendre au moindre dollar dans le plus petit secteur d’activité. Le repentir de son oncle avait coûté cher à Benedetto, il y avait perdu ses seuls amis, son honneur, son nom. Un mal pour un bien, lui avait-on dit, à l’époque, il allait désormais développer ses talents dans des affaires honnêtes. Le problème de Benedetto, hélas, était de n’avoir aucun talent qu’on puisse exercer dans une branche respectable.
— Manzoni, tout ça va mal finir, dit Caputo. Depuis qu’on est dans ce bled, on fait tout pour rattraper vos conneries. Déjà qu’on s’en sort plus avec vous quatre, il a fallu que vous en rameniez un cinquième.
— Il repart demain, je voulais juste le tenir dans mes bras. Vous devriez comprendre ça, Caputo, vous êtes italien.
Di Cicco arracha la page du fax qui venait de tomber : la fiche signalétique de Ben, qu’il lut à haute voix.
— Benedetto D. Manzoni, trente ans, fils de Chiara Chiavone et Ottavio Manzoni, le frère aîné de Giovanni Manzoni, décédé en 1982. Ce D., c’est pour Dario ? Delano ? Dante ? Daniel ? C’est quoi ?
Mille fois, on lui avait posé la question, mille fois il avait donné une réponse différente, jamais la bonne.
— Disgraziato ? essaya Caputo.
Devant les sarcasmes du FBI, Ben préféra retenir ses insultes.
— Après tout, on s’en fout, reprit Caputo. Aujourd’hui domicilié à Green Bay, Michigan, il s’occupe d’une petite salle de jeux vidéo.
— Une salle de jeux vidéo ? s’exclama Fred. Tu es le type qui donne des pièces pour les flippers ?
Ben se terra dans le silence de l’aveu. Si Giovanni Manzoni ne s’était pas mis à table, six ans plus tôt, son neveu aurait été aujourd’hui un des rois de la nuit new-yorkaise.
— Quand on vous dit que le crime ne paie pas, insista Caputo.
— Vous êtes venu pour quelle raison précise ? reprit Di Cicco. Et évitez-moi ces conneries de liens du sang, on n’est pas aussi cons que vous le pensez, Manzoni.
— Appelez-moi Blake, vous deux, c’est vous qui m’avez fait porter ce nom. Où est Quint ?
— À Paris. On vient de le prévenir de rentrer d’urgence.
— Je répondrai uniquement à ses questions.
D’un signe, il demanda à son neveu de le suivre dans l’escalier, et ils quittèrent le pavillon. Ben retourna un instant vers sa voiture de location, sortit du coffre un sac à dos, et rejoignit son oncle. Toujours aussi humiliés, ni Di Cicco ni Caputo ne se demandèrent ce que contenait le sac.
*
Travailler la polenta demandait une force musculaire peu commune. Dans un gigantesque fait-tout en cuivre, Ben tournait la farine de maïs à l’aide d’un rondin, jusqu’à ce que la pâte soit assez ferme pour qu’il puisse tenir debout de lui-même. Durant l’effort, il gardait un œil sur une casserole où crépitait un petit bouillon bien rouge mais pas encore assez épais. Maggie, un verre de vin à la main, accoudée au plan de travail, lui demandait des nouvelles du pays tout en le regardant cuisiner.
— Depuis que je vis à Green Bay, rares sont les occasions de retourner à Newark. Tous les six mois, peut-être, mais je ne m’y attarde pas.
En fait, il voulait dire que si on croisait sa silhouette dans le New Jersey, les anciens compagnons d’armes y auraient vu une provocation à laver dans le sang. Maggie avait beau le savoir, elle ne pouvait s’empêcher de s’enquérir de ses amies de toujours, elles-mêmes victimes du repentir de Giovanni ; la bombe qu’avait été le procès avait fait des ravages dans toute la sphère Manzoni.
— Barbara, ma meilleure amie, celle qui tenait la boutique de pulls, qu’est-ce qu’elle est devenue ?
— Barbara ? La petite brune qui te mettait ses seins sous le nez que ça en devenait indécent ?
— Ça c’est Amy. Barbara c’était la longue et fine, qui rigolait tout le temps.
— Après le procès, elle a réussi à obtenir le divorce. La boutique a été revendue à un marchand de donuts. Aux dernières nouvelles, elle vit avec un négociant en bière qui la traite comme un clebs.
Cette boutique de pulls lui avait été offerte par un porte-flingue de Gianni que Maggie avait présenté à Barbara. Inséparables, les deux jeunes femmes avaient vécu ces années-là comme leur âge d’or, une douce décadence qui semblait ne jamais devoir prendre fin. Avant le remords, Maggie avait connu le vertige. L’épouse de Gianni Manzoni ? Autant dire la First Lady de toute la région, celle qui ne retenait aucune table nulle part, celle qui élevait le shopping au rang d’art majeur, celle qu’on raccompagnait partout, tout le temps, celle dont les caprices ressemblaient à des ordres. Paradoxe : les femmes entre elles passaient leur temps à critiquer leurs hommes tout en respectant leur hiérarchie et certains de leurs codes. Si un des membres du clan se trouvait en disgrâce, sa femme ou sa compagne prenait elle-même ses distances avec les copines en attendant la fin de la quarantaine. Mais comment supporter de vivre en dehors du clan ? Les soirées entre amis, les week-ends à Atlantic City, les vacances à Miami, inséparables, parenti stretti, parents proches, soudés. Du jour au lendemain, l’amour, l’amitié, le respect, s’étaient transformés en consternation, puis en haine pure envers Gianni et Livia.
Plutôt que de réagir au triste sort de son amie d’enfance, Maggie ponctua son silence d’une gorgée de chianti. De retour du lycée, les enfants créèrent une diversion au moment opportun.
— D ! hurla Warren en se jetant dans les bras de son cousin.
— Tu te souviens de moi ? T’étais plus petit que ce tabouret !
— Il a une mémoire qui parfois m’inquiète, dit Maggie. Il se rappelle même le jour où il faisait du trampoline sur une banquette et qu’il est tombé sur un plateau de verres vides, et que c’est son cousin Ben qui a enlevé les bouts de verre de son ventre, un par un, en attendant le Samu.
— Comment oublier ça ? dit Warren.
— Tu devais à peine avoir trois ans, ajouta Ben. C’était au mariage de Paulie et Linnet.
La noce avait été un de leurs plus beaux souvenirs, avant de devenir le pire, après le témoignage de Gianni, qui avait envoyé Paulie en prison pour dix-sept ans, sans sursis. Linnet s’était mise à boire depuis.
— Je me disais bien que ça sentait la polenta, dit Belle en entrant dans la cuisine. Je reconnaîtrais cette odeur entre mille.
— Belle ? C’est toi, Belle ? fit Ben, terrassé par l’apparition de sa cousine.
Il lui prit les mains, lui ouvrit les bras pour la contempler de pied en cap, et la serra contre lui avec une infinie délicatesse, comme s’il avait peur de l’abîmer.
— Les Français ne réalisent sans doute pas la chance qu’ils ont de t’avoir. Je me souviens quand ton père t’emmenait au restaurant de Beccegato. Tu entrais dans la grande salle et tout le monde se taisait, ça manquait jamais. Et nous, dix grands cons à table, on essayait de bien se tenir devant une môme de huit ans.
En bas, dans la buanderie, Fred posait un plein bol d’eau fraîche devant la chienne aux yeux encore voilés de sommeil.
— À quoi rêvent les chiens ? lui demanda-t-il en lui caressant les flancs.
Malavita émergea de sa couverture pour se désaltérer puis se coucha sur le dos, le ventre offert aux caresses de son maître. Pour dormir autant, il ne pouvait s’agir que du mal du pays, se dit Fred en la regardant, alanguie. La chienne devait se rêver sur sa terre d’origine, le bush australien, là où la raison d’être de sa race prenait tout son sens, là où les sols sont arides et les nuits glaciales, là où la mère de la mère de sa mère courait après les bêtes et protégeait le troupeau. Malavita avait gardé un physique taillé pour cette vie-là, tout en muscles et tendons, un poitrail en acier, un poil ras d’un noir cendré, de fines oreilles pointues et dressées, prêtes à capter le moindre signe de la nature. Comment ne pas se réfugier dans le sommeil quand on ne peut plus obéir à son instinct, quand on se sent étranger à tout ce qui nous entoure ? Fred connaissait bien cette douleur et ne la souhaitait à personne, pas même à un chien. Il était bien le seul à se représenter combien Malavita se sentait inutile et inhibée, déplacée dans un bocage normand qu’elle refusait même de connaître. Fred lui donnait raison sur toute la ligne, comment la blâmer ? Il s’agenouilla pour l’embrasser sur le museau, elle se laissa faire, immobile. Il éteignit la lumière et remonta vers les autres.
— Tout ce dont je me souviens, c’est de ta polenta aux écrevisses, dit Belle en trempant un bout de pain dans la sauce. D’ailleurs pourquoi faut-il que la polenta s’accompagne toujours de sauces compliquées ? Les crustacés, les saucisses au foie de porc, les moineaux...
— Des moineaux ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Warren.
— Ta sœur a raison, fit Ben. La polenta n’a pas beaucoup de goût en soi, il faut la relever par une sauce qui en a, c’est l’occasion de faire des trouvailles. Il m’est arrivé de tuer les moineaux du jardin avec une carabine à plomb et de les cuisiner. Belle avait fini par le savoir et avait fondu en larmes.
— T’as fait pleurer ma fille, salaud ? dit Fred en déboulant dans la conversation. Quand est-ce qu’on passe à table ?
Ben entourait sa polenta d’un cérémonial auquel tenaient les anciens. On la partageait comme un plat réconciliateur, garant de l’unité familiale. On lui accordait cette solennité parce qu’on la dégustait dans la scifa, un long plat commun, en bois, rectangulaire, dans lequel chacun pouvait manger directement à la cuillère. Ben maîtrisait une succession de gestes rapides : verser la polenta le long de la scifa avant qu’elle ne durcisse, tracer des rigoles dans la pâte pour y verser la sauce, placer la viande au milieu, et la suite devenait ludique. Chaque convive, muni de sa cuillère, mangeait sa part en creusant un arc de cercle pour parvenir à la viande, le plus gourmand se servait donc en premier. Belle et Warren, peu curieux de la farine de maïs, ni même des écrevisses, adoraient le rite de la polenta, loin d’imaginer que pour les gangsters du comté de New York il avait pris une importance symbolique. Quand une guerre des gangs se profilait, que le sang allait parler, on trouvait toujours le temps d’en discuter autour d’une scifa où chacun des participants creusait sa part en veillant bien à ne pas mordre sur celle du voisin. Une façon élégante de marquer son territoire en signant un pacte de non-ingérence. Tous faisaient en sorte d’arriver ni trop tôt ni trop tard à la viande, et de se la partager en bonne intelligence, comme s’il s’agissait d’un butin. Pas besoin d’échanger le moindre mot, encore moins de faire des mises au point, l’essentiel était dit et faisait office de parole donnée.
La tête pleine de toutes ces images du passé, Fred plongea comme les autres sa cuillère dans la pâte, mais sans le moindre appétit.
*
Excités par la présence du cousin américain, Belle et Warren tardaient à se coucher, si bien que Maggie dut intervenir, puis Fred, en dernier recours. Ils burent tous trois un limoncello fait maison qui entretint le feu de leur conversation jusqu’à une heure avancée. En évitant le sujet pénible — les retombées du procès, encore et toujours —, ils se racontèrent leur vie quotidienne dans le moindre détail, anecdotes à l’appui, sans sombrer dans une nostalgie qui aurait jeté une ombre sur leurs retrouvailles. Et puis, tout à coup, en regardant l’heure, Fred proposa à Ben d’aller « écouter les crapauds partouzer ».
— ... Quoi ?
— Ton oncle, dit Maggie, a découvert à dix kilomètres d’ici un grand lac boueux où l’on entend, le soir, un incroyable concert de crapauds et de grenouilles, on ne sait pas si ce sont des plaintes, des râles, ça fait un raffut pas possible.
— C’est une partouze, je te dis, sinon quoi d’autre à une heure pareille ?
— Tu peux circuler comme tu veux ? demanda Ben en désignant par-dessus son épaule le pavillon des fédéraux.
— Penses-tu ! ils font du vingt-quatre heures par jour. La nuit, je vois leur veilleuse allumée, pendant que l’un dort, l’autre regarde la télé ou téléphone à sa femme en me traitant de tous les noms, comme si je les avais obligés à venir.
— Ce soir, ils ne vous laisseront pas sortir, ils sont furieux depuis l’arrivée de Ben.
C’était sans doute la phrase qu’attendait Fred pour s’approcher de sa femme et l’enlacer, lui faire des niches dans le cou, lui assurer qu’elle était la femme de sa vie.
— J’espère que tu ne crois pas que je vais accepter ce que tu penses me faire faire...
— S’il te plaît, Maggie...
— Va te faire foutre.
— J’ai besoin de rester seul avec mon neveu, supplia-t-il en français. Fais-leur le coup de la bonne cuisine à l’huile d’olive de la mamma, pour une fois que ça me rendrait service.
Ben s’éloigna pour les laisser seuls.
— Depuis qu’on est en France, je n’ai pu parler de mes anciennes affaires à personne. Ben va me raconter tout ce qui s’est passé après notre départ, ce que le FBI me cache. Devant toi, il ne dira rien, tu le sais, Livia.
— Allez bavarder dans la véranda, ou dans la buanderie.
— Ici, je sens la présence des deux crétins en face qui nous épient, ça m’obsède, parfois j’ai même l’impression qu’ils ont posé des micros et qu’ils nous écoutent.
Elle se laissa guider vers le réfrigérateur, que Fred ouvrit sans freiner sa logorrhée.
— Tu sais leur parler, toi, ils te mangent dans la main. Plus ils me trouvent mauvais, plus ils te trouvent bonne, tu es la seule femme qui s’occupe d’eux sur le continent.
Malgré la mauvaise foi de son mari, Maggie sentait peu à peu sa volonté vaciller en imaginant les deux G-men, seuls, isolés, par la faute des Manzoni.
— Profites-en pour nous débarrasser des restes, les aubergines au vinaigre balsamique qui sont là depuis trois jours, la croûte du parmesan, les sfogliatelle qui s’émiettent et, surtout, le reste de polenta, on n’en mange jamais deux fois dans la même semaine, c’est la règle.
— Quand j’avais vingt ans et que j’étais amoureuse de toi, tu pouvais m’avoir avec ce genre de conneries. Pourquoi je me laisserais faire aujourd’hui ?
— On sera partis juste une heure.
Si on lui avait posé la question, Maggie aurait répondu qu’elle n’aimait plus son mari depuis bien longtemps. Elle aurait cru bon d’ajouter qu’il lui arrivait souvent de s’imaginer revivre seule. Toutefois, elle ne s’expliquait pas comment il parvenait encore à l’amuser autant, pas plus qu’elle ne comprenait ce curieux phénomène de manque quand il s’éloignait de la maison.
Son panier à la main, elle traversa la rue en faisant un signe à Caputo, pendant que Fred et Ben faisaient le mur en montant sur le container de butane et en sautant dans le sentier de mauvaise herbe qui les séparait du pavillon voisin. Ils rejoignirent la voiture de Ben, que Fred poussa en roue libre jusqu’à l’intersection de la rue des Favorites et de l’avenue Jean-de-Saumur. Deux minutes plus tard, ils longeaient une forêt que la pleine lune éclairait.
Fred avait piaffé d’impatience à l’idée de se retrouver seul avec Ben afin de lui faire subir un interrogatoire en règle. Qu’étaient-ils devenus, tous, amis et parents, collègues, voisins, confrères, cousins et tous les autres ? Il prétendit à nouveau ne pas pouvoir se fier aux comptes rendus toujours orientés du FBI et demanda des nouvelles de ceux et celles qui lui manquaient le plus, y compris ses maîtresses. Les réponses laissaient peu d’ambiguïté : le temps n’avait rien cicatrisé. Au contraire, la mafia était lente à panser ses plaies, et se sentir si affaiblie la mettait dans l’état de rage d’un animal blessé. En faisant comparaître un ponte comme Giovanni Manzoni, le gouvernement avait réussi à fissurer l’autorité suprême de la Cosa Nostra et à encourager tous ceux qui le désiraient à balancer à leur tour et s’offrir une seconde vie. Or, tant que Giovanni Manzoni vivrait, la tentation serait grande. Encore un ou deux procès de l’envergure de celui-là et la gangrène venue de Sicile mourrait elle-même de la gangrène.
— Arrête-toi là, on fait le reste à pied.
Ben gara la voiture près d’un fossé, sortit du coffre son sac à dos, et suivit son oncle qui coupait à travers champs jusqu’à l’usine Carteix, dont on devinait les contours dans la nuit bleutée. Avec une infinie prudence, Ben vida le contenu du sac à dos à l’entrée du parking des livraisons ; une trentaine de bâtons de dynamite tombèrent au sol comme un jeu de mikado.
— T’as vu un peu grand, fit Fred.
— C’est ta description. À t’entendre, on aurait dit la General Motors.
Ben avait tâté de tout, du TNT, du plastic, du Selpex, tous dérivés de la nitroglycérine, mais rien ne valait ce qu’il considérait comme sa forme la plus aboutie : la dynamite.
— On devrait décerner un prix au type qui a inventé un truc pareil.
Il avait beau vanter ses qualités de maniabilité et de stabilité à grand renfort de théorèmes de chimie, on retrouvait, derrière son sérieux et son recueillement, la nostalgie de l’enfant qui ne s’était jamais lassé de jouer aux pétards. Le matin même, à peine avait-il posé le pied sur un continent inconnu, Ben avait loué une voiture à l’aéroport de Roissy et rejoint Paris pour y faire ses courses dans des magasins de bricolage et de fournitures automobiles. L’après-midi durant, avant de s’atteler à la polenta, il avait, sous les yeux de son oncle, « cuisiné », selon son propre terme, une pâte de nitroglycérine dans la buanderie du pavillon des Blake. Dans trois récipients posés sur de la glace, il avait fait ses mélanges d’acide sulfurique et nitrique, puis de bicarbonate de sodium, en surveillant du coin de l’œil un thermomètre plongé dans la préparation.
— Il fait un peu chaud dans ta pièce, Tonton.
— C’est gênant ?
— Si on passe les 25°, il ne restera plus rien, ni de nous, ni de la maison, ni des Feds, ni du quartier.
Sans se départir de son ricanement d’affranchi, Fred avait senti monter en lui une bouffée de chaleur assez intense pour rayer la rue des Favorites de la carte de Cholong. Au compte-gouttes, Ben avait ajouté la glycérine et avait attendu que la matière remonte à la surface pour la transvaser dans un autre bac. Puis il avait vérifié au papier pH, qui avait gardé sa belle couleur bleu roi. Ensuite il avait solidifié la pâte en la mélangeant, entre autres, à de la sciure de bois, l’avait enroulée dans des feuilles de carton et avait planté une mèche dans chaque bâton. Sur les coups de 17 heures, un peu avant l’arrivée des trois autres Blake, Ben avait placé dans une vieille boîte à biscuits une quantité de dynamite suffisante pour creuser un second tunnel sous la Manche. À la suite de quoi il avait pu se défouler sur la préparation de la polenta, la faire bouillir, en mettre plein les murs et la battre comme plâtre jusqu’à épuisement des bras.
Au pied du pilier nord de l’usine, il grimpa sur la gigantesque bouche d’évacuation qui s’enfonçait droit dans l’Avre et sautilla une ou deux fois sur place pour en éprouver la solidité. Il alla ensuite rejoindre son oncle, qui venait de forcer la porte de communication entre le local de réception des matériaux et le bâtiment principal. Après une visite à la lampe torche afin de s’assurer qu’aucun individu ne s’y était attardé, ils firent, pour obéir à un vieux réflexe, un tour d’inspection des installations et ne trouvèrent que des containers pleins d’on ne sait trop quoi, des cuves de toutes formes, des appareillages en fonte, rien que de l’intransportable, de l’invendable, du décourageant. Ils ressortirent pour se mettre à l’ouvrage et Ben passa à une phase non moins intéressante de sa tâche : déterminer les emplacements stratégiques où placer sa camelote. Son sixième sens s’exprimait là, dans cette intuition qui lui garantissait un travail rapide et efficace, de façon à obtenir tantôt un affaissement tantôt une explosion.
— Dis, Tonton, tu aurais envie de quoi ? Le genre château de cartes qui s’écroule ou le big bang ?
Fred se demanda si ce soir, en rase campagne et en pleine nuit, il avait vraiment besoin de discrétion.
— Fais-nous quelque chose de beau comme le bouquet final du feu d’artifice de Coney Island.
Le neveu ne put s’empêcher de ricaner mais prit le souhait de Fred très au sérieux. S’il n’avait pas choisi le gangstérisme, Ben serait sans doute devenu un de ces artistes démolisseurs qui font disparaître des buildings dans un fin nuage de poussière. Le dernier bâtiment qu’il avait réduit en miettes, sur ordre et en présence de son oncle, avait été le chantier presque terminé d’un parking extérieur de huit cents places sur trois étages. La nuit avait été longue et pénible mais ceux qui étaient présents en avaient gardé, avec le temps, un bon souvenir. Aujourd’hui, à l’endroit précis du sinistre, se dressait un petit building en verre qui abritait les activités de la firme Parker, Sampiero & Rosati, Import/Export.
Prêt à suivre les consignes de son neveu, Fred le regardait faire avec l’admiration qu’il portait aux spécialistes en tout genre. À l’époque, en vue de former une équipe encore plus performante que ses concurrents, il avait réussi à s’entourer d’orfèvres inégalés dans leur partie. Il fallait faire avouer un type jusqu’à ce qu’il dénonce père et mère ? Kowalski s’en chargeait. On l’avait vu écraser des orteils à coups de marteau, un par un, sans toucher le suivant — un artiste. On avait besoin d’un tireur d’élite ? d’un hitman ? Sniper décoré lors d’une guerre qu’il n’évoquait jamais, Franck Rosello répondait présent. Son titre de gloire restait ce fameux tir qui fit exploser la tête d’un repenti dans le fourgon qui le conduisait au palais de justice. Et même si Rosello ne produisait jamais deux tirs identiques, Fred, le jour de son procès, avait fait tout le parcours à plat ventre à même le plancher du fourgon. Pour entrer dans la Dream Team de Manzoni, il fallait exceller dans un domaine spécialisé : dépistage de micros, conduite en état d’urgence, défouraillage de masse, etc. Aujourd’hui, Fred avait fait appel à son cher neveu pour un maniement de la dynamite qui lui avait valu sa place dans l’équipe et, par la même occasion, ce D désormais indissociable de son nom.
— Maintenant que nous sommes seuls, dis-moi, Ben...
— Te dire quoi ?
— Que, faute de me pardonner, les nôtres ont compris pourquoi j’avais parlé.
Ben redoutait cette conversation, et par-dessus tout il redoutait d’avoir à se charger d’une cruelle mise au point. Il ne s’expliquait pas une question aussi naïve, comme chargée d’espoir. Gianni Manzoni, son héros, avait prononcé le mot « pardonner ». Pardonner ! Dieu, qu’il était loin du compte. Il fallait lui faire comprendre une bonne fois pour toutes que, quoi qu’il arrive, le retour des Manzoni au pays demeurerait hors de question.
— Je ne veux pas te faire de peine, Zio Giova, mais tu es tranquille, ici. Les enfants grandissent, la maison est jolie, et t’es même devenu écrivain.
Ben, lui-même exilé, pouvait imaginer la terrible nostalgie qui étreignait le cœur de son oncle.
— Tu ne rentreras jamais au pays, fais-toi à cette idée. Il faudra attendre trois ou quatre générations après la mort de Don Mimino pour que soit oublié le nom de Manzoni. Mais d’ici là, tant qu’il restera un seul sbire à qui il a donné un job, rendu un service, fourni un toit, dont il a gâté les enfants, ce type-là videra son chargeur sur ta tempe sans la plus petite hésitation. Tu es devenu un fantasme, Zio, plus encore que la récompense, c’est le titre honorifique qui fait crever les jeunes d’envie de te buter. Tu imagines le trophée ? L’homme qui a eu la peau de Giovanni Manzoni, ennemi public n° 1 de tous les affranchis d’Amérique. Le reste de sa vie, il sera devenu une légende, et la génération à venir lui baisera les mains.
Tout en parlant, il scotcha un lot de cinq bâtons autour d’un pylône extérieur et s’aventura à nouveau dans le bâtiment pour s’occuper d’une série de poutres en aluminium.
— Te refroidir, Zio, ce serait comme capturer le Loch Ness, tuer la baleine blanche, terrasser le dragon. Ce serait gagner sa place dans l’Olympe, boire dans le Graal, et laver dans ton sang l’honneur de l’honneur.
Des paroles qui arrachaient la langue de Ben mais qu’il jugeait nécessaires pour faire perdre à son oncle tout espoir de retour. Son dernier lot posé, il prit Fred par l’épaule et le dirigea vers la sortie. Au cœur de la nuit, ils restèrent un bon moment dans la contemplation de l’usine encore intacte, jusqu’à la trouver belle, comme Fred trouvait beaux les taureaux qui entrent dans l’arène, les bateaux en perdition, les soldats qui partent à la mort. Pour la première fois, il imagina que derrière tant de laideur, il y avait la main de l’homme.
— À toi l’honneur, Zio.
Ben déroula une longue mèche puis alluma son briquet zippo, qu’il tendit à son oncle. Fred, la flamme en main, hésita un instant, le temps de se demander une toute dernière fois si la réponse qu’il allait apporter à son problème d’eau était bien la seule possible.
Il avait fait preuve de bonne volonté, de civisme, il avait respecté les voies hiérarchiques. Il avait voulu obéir aux règles et utiliser les seuls outils légaux à sa portée. Il avait honnêtement cherché à apprendre de l’honnêteté et avait parcouru le chemin de croix qui va de la brute au citoyen modèle. En s’alliant à d’autres victimes, il avait laissé s’exprimer un instinct grégaire contraire à sa nature. L’ensemble de ces phénomènes avait suscité une réelle prise de conscience, jusqu’à se demander si sa vie de repenti ne l’avait pas changé pour de bon, si elle avait éveillé en lui le respect de la collectivité. Il avait voulu y croire.
Maintenant, il regardait la flamme du zippo danser entre ses mains et retenait son geste, conscient de son aberration. Il se sentait déçu par cette société qui, contrairement à ce qu’elle prétendait, n’était pas régie par le sens commun mais par la priorité absolue au profit, comme toutes les autres sociétés, parallèles et occultes, à commencer par celle qui avait si longtemps été la sienne. C’était comme s’il avait voulu donner à la légalité une chance de le surprendre. Mais elle n’avait fait que confirmer, par défaut, ce qu’il prônait depuis toujours.
Allumer cette mèche, c’était avouer son impuissance face à une énormité qui le dépassait. Comment lutter quand l’ennemi est partout et nulle part ? Que chacun a une bonne raison de ne rien écouter de vos malheurs ? Que ceux qui en profitent n’ont ni visage ni adresse ? Que des particuliers dépendent d’élus qui dépendent de lobbies dont les enjeux échappent au pauvre hère qui confie son sort à des procédures administratives longues comme un jour sans pain ? À cette absurdité qui en arrangeait plus d’un, Fred allait en opposer une autre, la sienne, celle de la surenchère, jusqu’à l’estocade. Sa vie aurait sans doute été plus simple s’il avait su renoncer quand l’ennemi était trop fort ou trop lointain, mais jamais il n’avait su se faire une raison. Sa réponse, il allait la donner par une belle nuit de printemps, sous la voûte infinie, dans une paisible atmosphère d’avant le monde. Le geste que l’homme de la rue s’interdisait de rêver, Fred allait l’accomplir au nom de tous.
Il attrapa la mèche dans sa main gauche et approcha la flamme, la retenant un dernier instant.
La veille encore, il aurait pu renoncer à commettre un tel acte et rentrer chez lui pour éviter de subir les jérémiades de sa femme et les sanctions de Tom Quintiliani. Mais ce soir n’était pas un soir comme les autres, il était même le premier de tous ceux qui lui resteraient à vivre. Fred venait de réaliser que plus jamais il ne retournerait sur sa terre natale, qu’il crèverait ici ou là, dans un lieu dénué de sens, sous un ciel inconnu, et que sa tombe resterait à jamais prisonnière d’un sol sans racines. Si ce soir il laissait s’installer cette angoisse pour de bon, elle allait le ronger chaque jour un peu plus et finir par avoir sa peau. Il lui fallait réagir séance tenante et faire un grand feu de son passé, le voir partir en beauté, une bonne fois pour toutes, dans une préfiguration de l’enfer qu’on lui promettait depuis le plus jeune âge.
Il alluma la mèche puis recula d’une centaine de mètres et attendit, les yeux grands ouverts.
Le baraquement entier explosa en une gerbe de flammes qui monta haut dans le ciel. Le choc plombé de la déflagration le réveilla tout à coup et le souffle de l’explosion le gifla assez fort pour balayer son vague à l’âme. Le geyser de lumière qui jaillit devant lui éclaira son horizon. Un ouragan de tôle retomba en pluie à un bon kilomètre à la ronde, Fred y vit les vestiges d’une autre époque s’éparpiller dans la nature avant de disparaître à jamais. À sa grande surprise, il se sentit soulagé d’un poids qu’il gardait depuis des années sur le cœur. L’apocalypse se termina par un brasier qui vint mourir sur le bitume des parkings alentour. Il poussa un soupir de soulagement.
Fred raccompagna Ben jusqu’à sa voiture et lui indiqua comment retrouver la nationale qui le conduirait jusqu’à Deauville, où il prendrait un ferry pour rejoindre Londres, puis un vol de retour aux États-Unis.
— Le temps qu’ils réagissent, tu verras déjà les côtes anglaises. Quint va donner ton signalement dans les aéroports, mais en fait ça l’arrangera bien de ne pas te retrouver. En te faisant venir ici, je les ai entubés comme des apprentis, il n’a pas envie que ça remonte plus haut. Mais ils ne commettront plus l’erreur.
Ben n’eut pas besoin de traduire : ils se voyaient pour la dernière fois, là, sur ce petit chemin de campagne, dans un pays inconnu, par une nuit de feu. À toute forme de solennité, Ben préféra l’ironie.
— Le propriétaire de ma salle de jeux est un vieux croûton qui régulièrement me saoule avec son débarquement de 44. Je vais enfin pouvoir lui dire que, moi aussi, j’ai débarqué en Normandie.
L’oncle serra le neveu dans ses bras, une accolade qui les ramena bien des années en arrière. Puis il s’éloigna du sentier pour le laisser manœuvrer, lui fit un signe de la main et le laissa disparaître à jamais. Sur le chemin du retour, Fred entendit la sirène des pompiers et se cacha dans les fourrés.
*
Les enfants dormaient toujours. Fred trouva sa femme assise dans le canapé du salon, immobile, près du poste de radio allumé.
— Espèce de salaud de Rital.
Il se servit un verre de bourbon sur le billot de la cuisine et en but une gorgée. Maggie n’allait pas retenir sa fureur longtemps, il attendait la seconde explosion de la soirée. En fait de quoi, il entendit l’expression d’une rage contenue dans sa voix blanche, presque douce.
— Je me fous que tu fasses sauter la terre entière. Je n’ai plus la force de t’en empêcher. Ce que tu n’aurais pas dû faire, c’était me mentir et me manipuler pour que je participe à ton plan. Ça m’a rappelé des choses que j’aurais préféré oublier, l’époque où tu faisais de moi ta complice, trop jeune, trop sotte, je passais mon temps à mentir aux flics, à nos amis, à notre famille, à mes parents, et puis, plus tard, à nos propres enfants. Je pensais en avoir fini.
Au mot près, l’argumentaire ne le surprit pas. Il attendit néanmoins le verdict avec une certaine curiosité.
— Maintenant, écoute-moi bien. Je ne vais pas te faire le sermon que Quintiliani est en train de préparer, ça n’est pas mon rôle. Je veux juste te rappeler que notre fils va bientôt se débrouiller seul, et que Belle serait bien mieux ailleurs qu’à nos côtés. Bientôt, nous ne serons plus que toi et moi. Depuis que je suis en France, j’ai trouvé ma voie, je peux continuer comme ça jusqu’à la fin de mes jours, et je ne suis pas sûre d’avoir à les vivre avec toi. Dans quelques années, je pourrai même rentrer au pays, seule, après notre divorce, et retrouver ma famille. Toi, tu crèveras ici. Moi pas. Je ne te demande pas de changer d’attitude, seulement de te préparer à cette idée, Giovanni.
Sans lui laisser le temps de réagir, elle quitta le salon et monta se coucher. Sous le choc de ce qu’il venait d’entendre, il se versa un second verre, qu’il but d’un trait. Fred s’attendait à tout sauf à cette incroyable menace, la pire de toutes : rentrer au pays sans lui. C’était la toute première fois que Maggie envisageait cette hypothèse, somme toute crédible. Une radio régionale fit état de l’incendie, probablement d’origine criminelle, de l’usine Carteix. Il coupa le son et jeta un œil dehors : la rue en effervescence, des voisins en robe de chambre, des sirènes au loin. Lassé de cette trop longue journée, Fred retourna dans sa véranda pour laisser ses doigts le surprendre par quelques phrases. Désormais, seuls ses Mémoires feraient le lien entre Fred Blake et Gianni Manzoni.
Une silhouette qui arrivait par le jardin vint troubler son recueillement. Quintiliani avait fait le tour par-derrière pour éviter d’avoir à sonner. Après celui de Ben et celui de Maggie, Fred se prépara au troisième sermon de la soirée.
— Manzoni, on aurait pu imaginer que ce procès, cette honte, cet exil vous auraient fait réfléchir. Oh, je ne parle même pas de prise de conscience, ni d’un véritable repentir, on n’en demandait pas tant. Savez-vous pourquoi vous êtes encore capable de commettre des actes comme celui de ce soir ? C’est tout simplement parce que vous n’avez pas payé. Vingt ou trente années dans une cellule de six mètres carrés vous auraient laissé le temps de réfléchir à une seule question : tout cela en valait-il la peine ?
— Vous croyez encore à ça ? Payer sa dette envers la société ?
— À part trois ou quatre politiciens bien-pensants, une poignée de sociologues et quelques assistantes sociales au grand cœur, tout le monde se fout bien de savoir si la prison rend pire ou meilleur un type comme vous, Manzoni. L’humanité entière a besoin de vous savoir derrière des barreaux, parce que si des ordures de votre espèce s’en sortent, à quoi bon se faire chier à obéir à des lois contraignantes qui vous bouffent des parts de liberté et de désir ?
— Moi, en taule ? J’y aurais fait des émules, des tas de petits gars qui me prennent pour une légende, à qui j’aurais donné une master class. J’aurais fait bien plus de ravages dedans que dehors.
— À partir d’aujourd’hui, vous êtes consigné dans cette maison. Aucun de vous quatre n’aura le droit de sortir jusqu’à nouvel ordre.
— Les gosses ?
— Débrouillez-vous avec eux. Après votre exploit de ce soir, notre arrangement risque de ne plus fonctionner. Vous étiez prévenu.
— Mais... Quint !
L’agent du FBI sortit soulagé mais le plus gros du travail restait à faire : détourner toutes les pistes de l’enquête sur le sabotage de l’usine Carteix. Pour ce faire, il avait désormais besoin qu’on lui laisse le champ libre.
Fred décida de monter se coucher et trouva la porte de la chambre fermée. Sans insister, il redescendit dans la tanière de Malavita qui, elle, lui épargnerait toute récrimination. La chienne se réveilla, étonnée de cette visite tardive et de l’agitation de la rue qui lui parvenait par le soupirail.
Pour remplir son bol d’eau fraîche, Fred ouvrit un robinet et vit couler une eau pure comme le cristal, qu’il ne put s’empêcher de goûter.
Il ne se doutait pas qu’au même moment, dans Cholong, des dizaines d’individus faisaient exactement le même geste, émerveillés par la limpidité de leur eau. Certains se mirent à croire aux miracles.