– Hé... ho ! Antoine ! Réveille-toi, on vient de passer Charenton.

– Ne dis pas de connerie, je ne dors pas.

Je daigne ouvrir un œil sur le facétieux. Celui qui, hier soir encore, était le seul visiteur admis sans qu'on l'y invite. Il est frais comme une rose et terriblement déçu de ne pas m'avoir fait lever d'un bond. Col raide, cravate impeccable, c'en est démoralisant.

– ... Où on est ?

– On approche de Vérone, feignant.

Ai-je seulement dormi ? Je n'ai pas le souvenir d'un arrêt à Brescia, c'est donc que je me suis un peu laissé aller, par intermittence, par vagues. Je me suis retourné beaucoup pour trouver une bonne position, j'ai repensé à certains moments de la nuit, ou bien je les ai revécus, en rêves fulgurants. La corbeille n'est pas vraiment vide mais je me sens moins crevé. Je vais assister au lever du soleil.

– Alors ? T'as conclu avec la blonde, cette nuit ?

– ... non.

– Mais, malheureux ! Hier t'étais chaud comme une braise !

On dort mal, à même le skaï, sans couverture et sans oreiller. J'ai gardé ma veste et mes chaussures. Je sens mon odeur aigre et j'en suis gêné pour Richard qui reste adossé à la porte sans oser s'approcher. Sans me précipiter je retrouve la station debout, ouvre légèrement la fenêtre et transforme la banquette en deux fauteuils en vis-à-vis. J'aime bien ce moment : l'invitation à déjeuner. C'est une sorte de protocole entre collègues, pas vraiment obligatoire mais réconfortant. En général, celui qui a les premiers voyageurs qui descendent vient réveiller l'autre, au cas où celui-ci n'entendrait pas le réveil. Là on boit un café, on commente sa nuit, on dresse les plans de la journée.

– J'ai pas de Thermos, Richard.

– Et ça, c'est quoi, banane ?

Il ne l'oublie jamais, un bidon jaune qu'on manipule comme un calice pour ne pas en perdre une goutte. On se sert dans deux gobelets piqués au ragoût, la veille. On s'installe, face à face, le café posé sur la tablette murale. S'il savait à quel point sa visite me fait du bien.

– Dis-moi, il est bien à toi, le mec, dans mon cinq ?

– Oui. Je t'expliquerai plus tard, c'est un paumé. Un malade. Il avait l'air bien ?

– Ouais... Un chouïa déphasé mais sinon rien. Il m'a juste demandé de la flotte pour prendre un médicament.

Dehors on ne voit presque rien, la vitre ne fait que renvoyer le spectre de ma tronche où, en revanche, je vois beaucoup de choses. Richard est rasé et exhale un discretissime parfum d'after-shave au vétiver. Son café sent meilleur encore, il me rappelle une pub où des Sud-Américains hilares se boivent l'expresso dans un tortillard qui se grimpe l'Aconcagua. C'est bon d'être ailleurs. La porte est restée ouverte, à cette heure-ci c'est préférable, ça évite de l'ouvrir dix fois de suite pour rendre les passeports aux voyageurs qui déboulent au compte-gouttes.

– Messieurs, bonjour. Est-ce que vous servez des cafés ?

Voilà le premier. Attiré par l'odeur.

– Non, dis-je. Et il n'y a pas de wagon-restaurant, pas de minibar roulant non plus.

Eh oui, c'est pas la peine de faire cette tête, on reconnaît la gravité de la chose, mais c'est pas une raison pour mater notre Thermos avec cet œil de faux cul.

– Il n'y a vraiment aucun moyen d'avoir du café sur ce train ? Même une petite goutte...

Échange de regard avec mon collègue. À qui l'honneur ? À moi ? Toujours moi.

– Y'a peut-être une solution, essayez de trouver des gens sympas qui ont une Thermos, ils vous en offriront bien une goutte, allez...

Il s'en retourne avec quelques borborygmes dans la barbe.

– Bravo. T'as la forme, dit Richard. C'est pas encore tout à fait ça mais ça revient. Bon sinon, on fait quoi aujourd'hui ? On peut se retrouver après ma partie de scopa, j'ai des tortelloni à acheter chez la karatéka. T'as pas envie d'aller bouffer chez la Casalingha ?

Je ne sais pas quoi te dire, mon pote. Comment imaginer une journée à Venise, alors qu'en ce moment même je devrais sillonner les alentours de Bologne, au lieu de Vérone ? Les heures à venir m'apparaissent plus obscures encore que la nuit que je viens de vivre.

– Je ne sais pas, on verra bien. Si je ne suis pas libre, tu peux toujours voir ce que fait Éric.

– Aujourd'hui il est avec sa gonzesse, ducon. Il nous a assez pompé l'air avec ça.

J'ai brusquement tourné la tête.

– Tu m'appelles encore une fois comme ça et t'as mon poing sur la gueule...

Il a sursauté, le gobelet à la main, et des gouttes ont giclé sur son pantalon gris.

– Exc... Excuse-moi... Le prends pas mal.

Je sors pour mouiller une serviette. Il fait tellement gaffe à sa tenue.

– Non, c'est moi qui raconte n'importe quoi, passe un peu d'eau. Depuis hier soir je ne fais que des conneries, et le pire c'est que les premiers à trinquer sont mes potes... Alors que j'ai besoin de vous... il faut que vous soyez là... faut pas que vous me lâchiez juste maintenant...

Je baisse la tête comme un gosse. Mon visage s'enfouit au fond de mes paumes. Deux petits coups de poing me bougent l'épaule.

– Tu veux... Tu veux arrêter le boulot ?

– Ouais, j'en ai ma claque. Je ne tiendrai pas jusqu'à l'été. Demain matin je donne ma démission.

– Mais... avec qui je vais rouler ?

Là je ne peux pas m'empêcher de sourire. C'est curieux comme parfois la camaraderie peut s'exprimer dans un réflexe égoïste.

– Hé... Antoine, pour le retour je peux m'occuper de ta bagnole, j'en suis pas à mon premier couplage. Je te trouve un compartiment ou au pire une couchette libre et tu dors jusqu'à Paris. Et là tu prendras une décision.

– Merci, garçon. On verra. Retourne chez toi, les anxieux vont arriver.

Il sort sans insister. Discret comme son aftershave. Voilà ce que je vais regretter, bientôt, sédentaire. Des moments comme celui-là.

Les premiers courbaturés hantent le couloir ; sûrement les six qui descendent à Vérone. Avant qu'ils ne viennent jusqu'à moi, je leur apporte leurs papiers. Un contrôleur, jovial, me salue et lance l'incontournable question :

– E stata fatta la controlleria ?

La « contrôlerie » a-t-elle été faite ? Une réponse affirmative est toujours la bienvenue.

– Si si, non si preoccupa...

Il repart, soulagé, sans même me féliciter pour cette formule de politesse. Mais c'est comme ça que je les aime, les contrôleurs.

*

8 h 11. Le jour se lève et Padoue s'éloigne. Au loin, entre deux collines, le soleil est beau. C'est tout. Il risque même de nous jouer l'impromptu de Janvier. À force d'être admiré par la terre entière, le soleil rital finit par se prendre au sérieux. Dans le pays il n'y a guère que lui qui bosse, et ça sauve in extremis le P.N.B.

Il est temps d'attaquer la demi-heure pénible du matin. Un rendez-vous dont on se passerait bien mais qui justifie une bonne partie du salaire. Tout le monde est debout, trente personnes minimum dans le couloir cherchant à négocier un coin de fenêtre. Des tronches boursouflées, des bâillements fétides et des étirements interminables. Devant les cabinets de toilette, c'est la cohue. Les femmes entrent et sortent avec leur trousse à la main sans vraiment retrouver figure humaine, les hommes branchent leur rasoir dans le couloir et grimacent devant le miroir. C'est le moment ou jamais de mettre de l'ordre dans la bagnole, le plus rapidement possible. Chacun des dix compartiments doit être nickel en moins de trois minutes. Au début il me fallait un quart d'heure. Entrer en se bouchant le nez, ouvrir la fenêtre au carré, vider les derniers dormeurs, descendre les deux couchettes médianes, fourrer les draps et taies d'oreiller dans un sac, plier les six couvertures et passer au suivant. Ne jamais tirer d'un coup sec sur le drap des couchettes supérieures au risque de recevoir un objet imprévisible et peu agréable sur le coin de la gueule : Walkman, slip, boîte de Fanta et autres trousseaux de clés. C'est là que mon boulot prend sa véritable dimension. Le linge sale des autres. Avant l'opération je mets des gants blancs, non fournis par la compagnie, autrement dit, un véritable scandale. Les voyageurs y voient l'expression du style chic et légendaire des Wagons-lits, alors qu'en fait ce ne sont que des dérivés de capotes anglaises à usage digital. Autres temps, autres mœurs.

Tout est fait, sauf celui de Bettina. Je n'ai pas osé. Pas plus que rendre visite au dormeur.

*

8 h 36. Nous quittons Venise Mestre, une petite enclave de la ville qui n'est rien de plus qu'un parking géant où le touriste peut déposer sa bagnole avant de pénétrer dans le mythe. On aborde la plus belle ligne droite du parcours : le ponton de plusieurs bornes qui passe au-dessus de la lagune. À peine sorti d'un brouillard de CO2, on aperçoit au loin un mirage de beauté qui, non seulement ne s'évanouit pas, mais ressemble de plus en plus à un Canaletto. D'habitude, en longeant le bras de mer, mes yeux se goinfrent d'horizon.

Mais ce matin, le cœur est ailleurs et le regard nulle part. Cinq minutes. Cinq misérables minutes avant l'arrivée. J'ai reculé le face-à-face avec le dormeur mais ce n'est plus possible. Il m'attend sans oser venir lui-même. Il m'espère. Tous mes autres voyageurs n'espèrent plus rien, ils s'agglutinent déjà sur les plates-formes. L'étrange inquiétude de ne pas pouvoir descendre les fait se compresser vers les portières et c'est tout un monde pour les enjamber un par un avec leurs valises. Chez Richard, le même bloc compact à pourfendre. Écarte-toi, plèbe, j'ai encore à faire. Richard tire son sac de linge sale dans le couloir.

– Gentil, ton zozo, mais pas causant. Tu le récupères ?

– On va voir.

Jean-Charles est assis près de la fenêtre, calme, les genoux ramenés vers lui. Il semble parfaitement reposé et contemple avec une certaine langueur la tranquille mouvance verte qui baigne les pilotis.

– J'ai failli ne jamais connaître ça...

– Attendez de voir la ville avant de vous extasier, sinon on manque très vite de superlatifs. Bien dormi ?

– Parfaitement bien. Je n'aurais jamais cru cela possible après... Et vous ?

– Je ne sais pas vraiment si j'ai dormi. Je marche un peu plus droit. Qu'est-ce que vous comptez faire à Venise ?

Question abrupte, je sais, mais je ne vois pas pourquoi je le ménagerais, encore et encore. Dans le train, à la limite, on peut admettre une nuit de prise en charge, c'est mon boulot. Mais à terre, il redevient le quidam de la rue. C'est vrai, quoi...

– ... Je ne sais pas... je...

– Ne bafouillez pas, ne baissez pas les yeux, ça ne m'amuse plus de vous voir faire le môme. Dites-moi exactement ce que vous pensez faire, si vous craignez quelque chose et quoi. J'ai cru comprendre que la Suisse et vous, c'était terminé. Alors vous rentrez, c'est ça ?... Dites-le, merde !

– Oui.

Enfin quelque chose de clair.

– Oui, j'ai réfléchi à tout ça, cette nuit, dit-il. Je ne vois pas pourquoi ce serait la Suisse qui profiterait de moi, surtout par l'intermédiaire de ces ordures...

La situation ne s'y prête vraiment pas, mais ce taré affiche un sourire pervers.

– Et la France va se rendre compte qu'ils ont failli me perdre, et croyez-moi, je vais obtenir quelques dédommagements. Après tout, pourquoi pas eux ? Je vais faire un petit trou dans le budget de la recherche, vous allez voir !

Médusé, défait, je ne prononce pas le moindre mot.

– Si je rentre, c'est pour le fric, et pas pour la gloire médicale de mon pays !

– Et dans votre petite tête, vous voyez ça comment ? Dépêchez-vous, on arrive.

– J'en sais rien... Je vais téléphoner à ma femme, elle va m'envoyer un mandat, un truc en exprès...

– C'est quoi votre banque ?

– Ma banque ? Elle a porté plainte.

– Pardon ? Et tout ce fric des Suisses sur la table en formica ? Vous n'avez même pas daigné rembourser vos dettes ?

– On partait... j'allais quand même pas...

Cauchemar... Cauchemar de connerie...

– Et d'abord, vous pensez qu'ils vont vous lâcher, les Suisses, après vos engagements ? Après ce fric, justement ?

– S'ils le veulent je rembourserai. On ne peut pas me mettre en taule, c'est ma seule force. Si la France me veut, elle a intérêt à me soigner, et vous verrez qu'ils auront enfin un peu d'égard pour moi.

Je n'ai vraiment pas l'impression d'entendre parler un type en danger de mort. C'était peut-être une de ses entourloupes pour me contraindre à l'aider. Il a dû sentir que j'en avais marre, il m'a mitonné une histoire insensée pour s'en sortir. Syndrome de quoi, déjà ?

– On arrive. Restez dans la voiture pour le moment, il y a des chances pour que votre Brandeburg nous ait réservé un comité d'accueil.

Il se dresse sur ses jambes, réfléchit une seconde, pose une main fébrile sur mon épaule. Je m'écarte légèrement.

– N'ayez pas peur, il ne pourra pas tenter grand-chose à l'heure qu'il est, surtout en pleine gare d'arrivée.

Je dis ça pour le rassurer mais, avec des types pareils, allez savoir...

– L'idéal serait qu'ils ne vous voient pas descendre, dis-je.

– Mais comment...? Ils... Ils vont bien finir par me retrouver...!

J'essaie de gamberger, de trouver un moyen, et ça n'a rien de facile auprès d'un angoissé qui se remet à bafouiller en vous faisant sentir toute la charge de son propre corps.

– Vous descendrez quand je vous ferai signe. Si je suis occupé, ce sera mon collègue qui prendra soin de vous. Suivez-le sans faire d'histoires, même s'il vous demande d'enjamber des wagons entiers. Faites comme lui. À tout à l'heure.

– Mais...

Je ne lui laisse pas le temps de trouver des complications, il y en a déjà suffisamment. En passant devant sa cabine je laisse des consignes à mon pote. Je vois bien un système pour éviter à Jean-Charles de se montrer, mais ça demande l'agilité du couchettiste chevronné. Souvent, au lieu de nous farcir tout un détour par le quai, on traverse les voies en ligne directe et le plus souvent on s'accroche au chariot du nettoyeur qui nous jette jusqu'à la sortie. Mais le seul problème, pour passer en contre-voie, c'est de traverser le train auquel nous sommes collés, le Venise-Rimini. Il est parfois difficile de trouver une portière qui coïncide avec une des nôtres, il faut souvent parcourir plusieurs voitures. Mais on la trouve toujours, quitte à jouer l'équilibriste.

– Il y aura peut-être des emmerdeurs sur le quai, dis-je, ils en veulent après mon clando. C'est pas sûr, mais on sait jamais. Tu peux me rendre un service ?

– Quel genre ?

– Le genre acrobate. Si jamais tu me vois en train de discuter avec des individus, tu embarques le clando avec toi et tu le sors de la gare en passant sur les voies. Débrouille-toi pour qu'il ne se casse rien, il en est capable.

– Si je trouve le nettoyeur, je peux l'embarquer dans son chariot ?

– Ce serait le mieux. En revanche, si à quai je te fais signe que la voie est libre, tu le fais descendre avec les autres voyageurs.

– O.K., j'ai pigé, je le sors de Santa Lucia. Et après, j'en fais quoi, de ton mec ?

Bonne question. Le train est presque arrivé et je n'ai plus le temps de trouver une planque, il va falloir aller au plus simple.

– Tu l'emmènes à notre hôtel, tu demandes à la taulière si elle n'a pas une chambre, juste pour une nuit, tu dis que c'est un copain à moi. Sinon tu l'installes dans notre chambre, dix minutes, le temps que j'arrive.

Sans chercher à en savoir plus, il me fait O.K. de la main. Je n'ai même pas eu besoin de lui promettre un retour. Il est peut-être temps de reconsidérer ma camaraderie pour lui afin d'envisager désormais le terme d'« amitié ».

Le train stoppe une première fois à deux cents mètres de la gare pour bien vérifier sur quel quai s'engager. Comme d'habitude, on doit se précipiter sur les portières pour empêcher les gens de descendre. On ne peut pas les laisser seuls une seconde. Je cadenasse ma cabine, prépare mon sac de linge sale pour la fourgonnette du nettoyeur et nous sommes à quai, juste à côté du Rimini qui va démarrer deux minutes après notre arrivée. Je descends le premier mais au lieu de rester au pied de ma voiture, comme le voudrait le règlement, j'avance en tête du train avec mon sac sur l'épaule. En éclaireur. On se cherche des yeux, on crie, on s'embrasse, on s'attend. Moi, je ne sais pas qui je cherche, mais j'attends aussi.

– Vous savez pour qui je suis venu ?

J'ai virevolté vers cette voix. J'ai reconnu le manteau bleu avant de voir son visage. Il est venu en personne. Maintenant je sais. Je sais qu'il s'appelle Brandeburg et qu'il est terriblement bien organisé. Il a des tentacules dans toute l'Europe, il suffit de voir avec quelle facilité il est arrivé à Venise avant moi.

– Je n'ai pas apprécié la façon dont vous m'avez congédié, à Lausanne. Mais ce n'est rien en comparaison de mon collaborateur. Vous savez ce qui lui est arrivé ?

– Il est tombé du train, je réponds, du tac au tac.

Il fait un petit signe du doigt vers ma voiture, et au même instant, deux types y grimpent. Richard et Jean-Charles sont sans doute déjà passés de l'autre côté. Il reprend.

– « Tombé du train... » C'est tout ? Et ensuite ? Il s'est relevé, comme ça, en douceur...?

Je ne vois pas où il veut en venir.

– Il s'est... il s'est fait mal ? je demande, du bout des lèvres.

Il hésite un instant, avant de répondre.

– Une roue lui a cisaillé le bras droit.

– ...

J'ai détourné les yeux, bouche bée. Un frisson m'a parcouru le dos et le cou.

– Quand on me l'a appris il vivait encore, ils essayaient de le réanimer. Il était pratiquement exsangue.

Une seconde plus tard, il ajoute :

– Les chemins de fer italiens vont faire une enquête.

Une enquête... Il veut sans doute me foutre la trouille avec ça, après ce qu'il vient de m'annoncer.

– Ils vont vite savoir de quel train il est tombé, et vous en entendrez parler à Paris, dès votre retour. Je peux me débrouiller pour vous faire avoir beaucoup d'ennuis, après cet accident. Rendez-moi Latour, ce serait mieux, pour vous.

Le dégoût... Le dégoût si j'essaie d'imaginer un bras arraché, le dégoût pour ce type qui me parle

Je ne dis rien. Les tripes serrées, je vois le flot de voyageurs devenir plus fluide. Il s'énerve.

– De quoi vous mêlez-vous et pourquoi ? Après tout, si vous avez une bonne raison, je suis d'accord pour en parler !

Après un instant d'hésitation, je l'ouvre.

– Si je me suis occupé de celui que vous cherchez, c'est parce que votre Américain n'a pas su le faire. À Lausanne, je ne demandais pas mieux que voir descendre votre Latour mais les contrôleurs ne m'ont pas lâché. Et si j'ai « congédié », comme vous dites, le second, c'est qu'il me menaçait avec une arme. Je n'ai rien fait, il a voulu monter dans un train en marche... Maintenant si vous voulez savoir où se trouve celui que vous cherchez, faites un saut jusqu'à Brescia avec votre jet. Je lui ai demandé de choisir : régulariser sa situation auprès des contrôleurs ou descendre du train, et je savais ce qu'il choisirait.

– Vous mentez. Latour est ici, pas loin, et je ne repartirai pas sans lui. Qu'est-ce que ça peut bien vous faire ?

– Rien. Absolument rien. Fouillez partout, quadrillez Venise, ça ne me regarde pas. Latour est à Brescia, le pire c'est qu'il va sûrement chercher à vous joindre. Il est assez grand, non ?

Une dernière grappe de voyageurs part vers la sortie, Bettina est au centre. Dès que je la vois je me mêle à eux. Brandeburg reste impassible, pas question pour lui de chercher à m'isoler pour l'instant. Il me lance une dernière phrase.

– Votre retour à Paris est jalonné de rendez-vous, il y en a plus qu'il n'en faut. À plus tard.

Bettina vient juste de passer, elle marche trop vite et j'accélère le pas. Même de dos on voit bien qu'elle en veut à la terre entière. Ses premiers pas dans Venise vont être gâchés, sa première vision souillée et son premier souvenir tristement inoubliable. Et c'est dommage, parce qu'elle ne se doute pas de ce qui l'attend, dehors, dès la sortie de la gare. Je ne suis pas le genre romantique transi par l'intacte pureté des vestiges de murs, non, mais j'ai vu suffisamment de paires d'yeux au moment de la sortie pour pouvoir y lire quelque chose. Quelque chose de rare. Venezia Santa Lucia ressemble à toutes les gares italiennes, rectitude fasciste et marbre noir. Mais à peine met-on le pied sur la première marche qui descend vers la rue, on reçoit la première baffe esthétique : un panoramique sur le Grand Canal traversé par un pont blanc qui mène à une basilique, des piliers d'amarrage peints en spirale bleue façon sucette géante, un vaporetto qui accoste. Le boulevard Diderot de la Gare de Lyon a encore un effort à faire. Peut-être que Mademoiselle Bis n'a pas brûlé tout son capital émotif. Peut-être qu'elle ne va pas rater son premier rendez-vous.

Je n'ose pas encore lui parler, elle ne m'a pas vu, sur le quai. Le chariot du nettoyeur passe à proximité, Richard est assis à côté du conducteur, Jean-Charles s'est sûrement avachi dans un des wagonnets.

Bettina s'arrête devant le bureau de change, hésite un peu, il y a la queue, non, on verra plus tard. Attention, c'est le moment ou jamais de voir si elle est encore attentive à l'extérieur. Et si oui, j'aurai peut-être le courage de m'insinuer dans un petit quart de sa rétine.

 

Rien. Elle est entrée dans Venise comme dans un couloir de métro, avec juste une œillade sur un panneau indicateur, et je n'ai même pas vu lequel.

Et puis je devrais me réjouir au lieu de me plaindre, elle n'a pas eu l'envie, le courage ou la force de nous jouer la crise d'hystérie devant les flics, témoigner, porter plainte. Dès qu'elle ira un peu mieux, une question viendra lui tarauder l'esprit : comment tout ceci a-t-il été possible dans un train, bourré d'individus et d'uniformes ? Jamais elle ne trouvera de réponse. Moi, je cherche encore.

De Venise je ne connais que ça, l'entrée en scène pour l'avoir vécu une trentaine de fois. Mais le coup de charme ne dure que cinq à dix secondes, ensuite on ne pense qu'à une seule chose : avoir la chambre du premier, au fond du couloir à gauche, de l'hôtel Milio. C'est le premier arrivé qui l'obtient pour la simple et bonne raison qu'elle est équipée d'une douche et d'une chiotte personnelles. Les autres se débrouillent dans le couloir et se disputent la place avec des touristes allemands, frais et reposés, incapables de comprendre que pour nous la douche relève de la plus haute urgence. Ensuite on se glisse sous les couvertures, rien que pour goûter à la joie de défaire un lit et de s'y étirer un petit quart d'heure, sans espérer y trouver tout de suite le sommeil. C'est juste histoire de se vider les yeux dans le blanc des draps. On reste là, souvent à deux dans le même lit, tout dépend de la saison. En été nous sommes deux ou trois dans la même chambre, surtout à Rome. À Venise il n'y a pas de saison, c'est toujours plein, on se relaie devant le lavabo, Richard et moi. Dans le lit, je fume une clope, je regarde l'état de mes vêtements disposés sur un valet de nuit, je vide mes poches dans le cendrier, je regarde une petite marine près de la table, une barcasse où meurent deux poissons vaguement jaunes. La femme de chambre entre, toujours par erreur, et glousse de nous voir, l'un en caleçon et en plein rasage, l'autre à poil, sortant de la douche. Muets comme un couple qui vient de s'engueuler. Richard en rajoute, et dès qu'elle entre, il me lance en italien : « T'as un reste de fond de teint, trésor ! » Moi je ne l'aime pas, je la poursuis dans les étages pour avoir une savonnette ou une serviette sèche, cette vieille peau. Le seul avantage, c'est que son hôtel est situé à quinze mètres de la gare, Lista di Spagna. Il m'a fallu longtemps avant de comprendre que c'était le nom de la rue, comme Calle ou Riva. Et ce matin je n'aurais pas fait trois mètres de plus.

Péniblement, je grimpe le long escalier qui mène au guichet, derrière il y a la fille de la vieille peau, une femme-panthère qui mesure deux têtes de plus que moi et qui vous détaille de son strabisme bleu et bizarrement attrayant.

– Siete stanco ?

Fatigué ? Un peu. Elle demande toujours. Je me doute qu'elle s'en fout royalement mais c'est tout de même gentil. Puis vient la petite série de questions inutiles, oui nous ne sommes que trois couchettistes, comme d'habitude, oui nous repartons ce soir, comme d'habitude, oui voilà ma carte des Wagons-lits, merci. Comme si elle ne me connaissait pas déjà par cœur.

– E vostro amico, rimane fin'a quando ?

Jusqu'à quand va rester mon ami...? J'ai envie de lui dire que le dormeur n'est pas mon ami, mais ce n'est pas le moment. Deux ou trois jours, dis-je, histoire de la rassurer. Les patrons se débrouillent toujours pour loger les copains et fiancées des couchettistes. Parfois ils font même une ristourne, mais c'est rare. Dire que je n'ai jamais emmené Katia et que c'est ce dormeur à la con qui va en profiter.

Richard a déjà défloré le lit. Il fume, le nez en l'air.

– T'as pris ta douche ? je demande.

– Non.

– Où il est ?

– Ton clando ? La bigleuse lui a refilé son placard, au second. 15 000 lires la nuit, la moins chère de Venise. Il va y rester longtemps ?

– J'en sais rien. Personne ne vous a vus ?

– Crois pas.

– Tu veux une explication ? je demande.

– Oui. Prends ta douche d'abord.

Bonne idée, ensuite je me couche, nu, propre, jusqu'à ce soir. Rien que le déshabillage est un vrai plaisir, j'ai l'impression de peler un oignon. Mes bras sont malhabiles et sortent difficilement des manches, pour les chaussures je suis obligé de m'asseoir.

– Et ta partie de cartes ?

– J'ai le temps. Je vais d'abord essayer de trouver un teinturier.

– Éric a la chambre avec le petit lit ?

– ...? Tu le fais exprès ou quoi ? Il est avec sa NA-NA.

– Excuse-moi.

Je ferme les yeux pour mieux recevoir la caresse de l'eau chaude. Toute une bouffée de bien-être m'envahit le torse et les épaules, mon mental se met sur OFF, j'augmente progressivement l'intensité du jet et le concentre sur mon crâne. Plus rien ne me fera sortir de cette douche, si ce n'est mon train, à 18 h 50.

– Héo, t'as vu la taille du ballon ? Laisse-moi un peu d'eau chaude.

Il prend place dans le bloc de vapeur et tout à coup j'ai froid. J'avais oublié l'hiver, le mois de janvier, le radiateur poussif de cette piaule et le manque total de serviette-éponge. Pas envie de courir après la vieille, je vais me débrouiller avec les essuie-mains au bord du lavabo. Mes épaules grelottent et m'en veulent, je me jette dans le lit et me roule en boule dans les couvertures.

– Ah ça fait du bien, bordel... Antoine ?

– J'suis là. Je me cache.

– Restes-y, mais dis-moi quand même ce que c'est que ce mec.

Si je m'écoutais je lui balancerais tout, toute une longue éructation hargneuse, sans oublier aucun détail, comme j'en ai l'habitude avec Katia, même quand il ne s'est rien passé.

Dans le creux du lit, mon souffle est venu réchauffer la bulle où j'ai trouvé refuge.

*

Pourquoi ai-je menti ? Peut-être que l'envie de raconter toute une nuit de cassure ne m'a pas démangé plus que ça. La conviction que rien ne serait fidèle à la folie des événements, et surtout le sentiment confus que ça m'appartenait. Là-dedans il n'y a rien à partager. Cette histoire n'est pas à mettre dans le tronc commun des mille petits dérapages dont nous sommes témoins sur le rail. Même Katia, cet être dévoué, amoureux, attentif, serait de trop. Personne ne va me dire ce que je dois faire du dormeur, personne n'était à mon poste le mercredi 21 janvier sur le train 223 voiture 96. C'est ce qu'a voulu dire le tueur, cette nuit. On n'oubliera pas... Et je sais combien il leur est facile de retrouver un couchettiste, une petite plainte aux Wagons-lits suffirait, une petite enquête auprès de mes collègues en se faisant passer pour un de mes amis. Il y a mille moyens pour savoir qui était ce soir-là sur le 223 voiture 96. Brandeburg va se débrouiller pour connaître mon nom, avec ses faux airs de gentleman et ses menaces sourdes. Ils m'ont épinglé comme un papillon dans une vitrine d'entomologiste.

Richard pense que le dormeur est mon ami d'enfance, qu'il est en cavale. Je ne pense pas qu'il m'ait cru. D'ailleurs, comment pourrait-on croire aux propos d'un type qui s'invente un faux ami pour mentir à un vrai ? Il n'a pas insisté pour en savoir plus, il s'est levé et m'a proposé un rendez-vous après ses parties de cartes.

Dès qu'il est sorti, je saute du lit pour fermer les volets et éteindre la lumière. Le noir est presque parfait. Simple affaire de pupilles, mais les paupières ont du mal à se fermer. Moi qui ai fui Florence pour ne pas avoir à faire ça...

M'éteindre moi aussi jusqu'aux prochaines traverses, aux prochaines réservations, aux prochaines gueules inconnues. Les draps sont chauds.

*

– Ch'è successo ?!

Une voix rauque.

La lumière s'allume sur un visage fripé, un corps courbé qui tend sa main sur mon front.

La vieille taulière. Il paraît que j'ai crié... Elle semble inquiète. Si je lui dis que ce n'est qu'un cauchemar ça va la rassurer... Avant de reprendre tout à fait conscience, avant même d'évacuer tous ces visages horribles de mes yeux, je loue cette vieille femme pour un geste d'affection aussi imprévisible.

Ce cauchemar m'a court-circuité les neurones, une décharge qui a écrasé des données impossibles à stocker. Je crois que je suis en train d'éprouver physiquement le terme de « sommeil paradoxal ». Plus ça turbine fort plus le sommeil est profond et ça fait du bien.

À quoi bon me rendormir, maintenant. J'ai envie de traîner mes pompes là où elles me conduiront, dans Venise, entre deux ponts, un verre de vin blanc, bien frais, malgré l'hiver. Je ne pourrai pas sombrer à nouveau dans l'oubli, pas tout de suite. Cet après-midi sûrement. J'ai plutôt envie de réfléchir à tout ça, tout seul, tout doucement. Déambuler jusqu'au café de Peppe, un des rares endroits de Venise où se réfugient les Vénitiens, loin des Allemands, des Anglais et des couples d'amoureux venus de la terre entière.

Avec une incroyable lenteur je me suis rhabillé dans le noir, en devinant le bon sens de mes vêtements civils. Je ne veux que la lumière du jour. Au passage j'ai fourré mon réveil dans la poche. Je suis sorti dans le couloir où la vieille taulière s'est félicitée de me voir marcher. Voilà une femme que je ne regarderai plus jamais avec mon petit air pincé. Elle m'indique la chambre de « mon ami de Paris ». Je toque et ça ne répond pas. J'ouvre, il est complètement investi dans son rôle de dormeur et j'ai beau essayer de le secouer, rien n'y fait. Le sommeil du juste ? Dormir comme un bébé ? Qu'est-ce qui conviendrait le mieux ? Il ne s'est même pas déshabillé. Je gratte un petit mot sur un coin de table pour lui faire savoir que je lui rapporterai de quoi se nourrir vers midi. Je remonte le réveil, si mes calculs sont relativement exacts il devrait reprendre une pilule vers 10 h 00, 10 h 30. Mettons le quart et n'en parlons plus.

Il est 9 h 25, le Lista di Spagna commence à s'animer, les échoppes sortent leurs étalages de verroterie qui ne bernerait pas un indigène sur cent, les vendeurs de péloches accueillent les premiers ennikonés, les Würstels décongèlent et les gargoteurs affichent leur menu turistico apparemment bon marché mais horriblement cher pour ce qu'il propose. Dans ma poche je sens un petit rouleau de billets, en tout 30 000 lires, de mon dernier voyage. Un généreux pourboire pour avoir servi d'interprète entre une Japonaise parlant l'anglais et un Italien ne parlant que l'italien. J'ai peut-être de quoi faire un petit cadeau à ma compagne si je ne me fais pas trop arnaquer par un autochtone. Vous tous, marchands de Venise, sachez que je ne suis pas un touriste, je suis un frontalier, je suis là pour vous les débarquer, les touristes, et je ne me laisserai pas embobiner par vos multiservices en quadrilangue.

Quand je pense qu'à deux pas le palais des Doges s'enlise... On a envie d'en être le témoin. Combien de fois ai-je déambulé dans le labyrinthe bleuté, en essayant d'éviter les culs-de-sac dans la baille ?

Ça y est, je suis déjà au bout de la Lista di Spagna. Et maintenant ? Je connais bien le chemin pour aller jusqu'à San Marco en passant par le pont Rialto, mais je ne connais plus le moindre nom de rue. J'y vais au pif, comme un couchettiste peu curieux qui repousse toujours au prochain voyage une étude plus soutenue de la ville dont on lui demande de parler chaque fois qu'il en revient. Des éternels passants, nous sommes.

J'ai traîné jusqu'à la place Saint-Marc, j'ai bien vérifié que rien ne manquait, la Basilique, le Lion d'or, l'horloge, le Florian...

Et maintenant...?

Rentrer ?

Ça me semble une excellente idée. On remet à la prochaine fois la visite de Murano, Burano, Torcello, de l'Académie et de toutes ces choses inratables. Même s'il n'y a pas de prochaine fois. Pour l'instant on va chez Peppe.

Vin blanc, canapés de poisson coupés en triangle, les tramezzini, des vieux Vénitiens qui jouent à la scopa jusqu'en fin d'après-midi, les journaux du jour qu'on se repasse. Richard et moi on y reste des heures, il joue, je lis, on apprend la langue vénitienne en discutant avec un serveur qui passe son temps à chasser les touristes égarés. Il arbore une magnifique chevelure blonde argentée, notre seule preuve tangible que le blond vénitien existe bel et bien. J'y vais les yeux fermés, au bord du quartier de l'ancien ghetto. Richard est attablé dans la salle du fond, face à Trengone, un habitué, que je salue bas. Il lève les yeux vers moi, pose ses cartes, me prend dans ses bras et me fait trois bises baveuses. Tout ça parce qu'une fois, il y a un an, j'ai ramené des livres de français, introuvables en Italie, à sa fille.

– Antonio ! Mais viens plus souvent nous voir au lieu d'aller chez ces Florentins !

– C'est pas moi qui décide, je mens. Vous en êtes à combien dans la partie ?

– Aaah... Riccardo n'y arrivera pas, aujourd'hui..

– C'est pas dit, fait le collègue.

Peppe m'apporte d'office un verre de vin blanc. Richard pose un quatre d'épée. Par un geste, je demande à une petite fille de me tendre le journal à sa portée. Trengone brandit haut et abat, triomphant, son quatre de coupe. Richard rigole en faisant le geste du cocu. Peppe me présente la petite fille, sa petite fille, Clara. Un vieil habitué se penche sur la partie et, doctement, envoie une petite tape sur la tête de Richard en disant : « Tu peux pas faire attention, étourdi ? » J'ai bu une gorgée de vin. J'ai regardé la salle. Lentement.

C'est à ce moment-là que j'ai su que je ramènerais le dormeur à Paris.

Pour deux raisons. D'abord parce qu'il est le seul témoin de toute cette histoire, le seul individu qui pourra témoigner de tout ce qui s'est déroulé. Je ne dois plus le lâcher. Pour l'instant je ne vais rien lui dire de ce que m'a raconté Brandeburg et surtout pas cette histoire de bras cisaillé. On verra à Paris. J'ai désormais autant besoin du dormeur qu'il a besoin de moi.

Il y a une autre raison. Et celle-là me paraît plus importante encore que la première. Elle ne concerne que moi, Antoine, celui qui va changer de vie, bientôt, et qui ne pourra jamais rien envisager de sérieux s'il laisse une odeur de remords derrière lui.

 

La partie s'est conclue, au désespoir de mon pote. Le journal ne m'intéressait pas vraiment, alors j'ai encore bu de ce vin, clair comme une eau de source. En partant nous avons promis de revenir aussi vite que les types du planning, à Paris, nous le permettraient. Trengone m'a embrassé, sans doute pour la dernière fois. Bizarrement j'ai pensé que des copains de passage comme lui, des petits échanges chaleureux et spontanés, j'en avais aussi à Florence et à Rome. Je ne sais pas pourquoi ce truc m'est venu à l'esprit, mais je les ai quittés avec ça au fond du cœur.

*

– T'as faim, Antoine ?

– Non, mais je dois acheter de la bouffe, pour mon clando.

Au marché j'achète des fruits et deux sandwichs au salami. Richard, rien. La Lista di Spagna n'a pas le succès escompté. Il est quand même 11 heures.

Et, tout à coup, j'ai une drôle d'impression en entrant dans l'hôtel.

Je me force à grimper quelques marches sans me retourner.

– T'as vu le type, là, juste derrière la vitrine du café ?

– Hein ?

– Mais si, là, le café en face de l'entrée, y'avait bien un mec seul, une sale gueule !

– Attends, attends, du calme. T'as vu un mec avec une sale gueule...?

– C'était sûrement un Suisse, il ne cherchait même pas à se cacher !

– Toi t'es fort. T'arrives à repérer un Suisse sans qu'il ait ouvert la bouche. Et puis même, qu'est-ce que t'en as à foutre ?

– À ton avis, combien ça prendrait à un voyageur de savoir où vont se reposer les couchettistes ?

– Dix minutes. Un coup de fil à l'inspection de Gare de Lyon en disant que le couchettiste a embarqué une carte d'identité par inadvertance. Là-dessus La Pliure se confond en excuses et balance fissa l'adresse de l'hôtel. C'est l'engueulade le lendemain matin.

En quatre enjambées, je rejoins le bureau d'accueil. Des clients se croisent dans le couloir avec des plateaux de petits déjeuners et des serviettes de toilette. La panthère me regarde d'un drôle d'air. C'est elle, d'ailleurs, qui me coupe la parole, sur un ton aigre.

– Qu'est-ce que ça veut dire ! Écoutez, si vous avez des histoires sur le train, ça ne nous regarde pas ! Je vais me plaindre à votre bureau la prochaine fois qu'ils téléphoneront !

Je n'ose pas lui demander ce qui s'est passé.

– Un fou ! Il parlait très bien l'italien, il a demandé après vous et votre... ami. Il a d'abord voulu le saluer dans sa chambre mais j'étais obligée de lui demander d'attendre dans le hall, c'est le règlement, et vous le connaissez, non ? C'est interdit !

– Il a les cheveux châtains, assez courts, il porte un anorak... Anorak... Vous savez, ces vestes pour faire du ski...

Je m'empêtre dans les mots, alors que cette fille n'a qu'une seule envie, c'est me griffer.

– Oui, je vois bien, un rouge. Quand j'ai refusé de le laisser entrer – et j'étais aimable ! – il a tapé du poing sur le bureau, il s'est très énervé ! J'ai cru qu'il allait lever la main sur moi ! Il a voulu ouvrir toutes les chambres et mon mari est arrivé ! Le salaud, tout ça parce que je suis une femme ! Le salaud ! Vos histoires personnelles n'ont pas à entrer ici, je me plaindrai aux Wagons-lits !

– Vous avez raison, excusez-moi, je vais vous débarrasser de mon ami, celui qui dort, on va sortir, vous n'aurez plus d'ennuis...

Sans en rajouter j'agrippe Richard, à moitié médusé par la hargne de la fille, et l'entraîne dans la chambre du dormeur. La seule chose à faire est de laisser passer l'orage. Demain je démissionne, elle pourra toujours faire son scandale. Mais je dois faire sortir Jean-Charles au plus vite, ils sont capables de revenir en force, et elle va vraiment la recevoir, cette baffe.

– Bon, là ça urge, dis-je à Richard, le type en bas fait partie de la bande des méchants, moi et le dormeur on est de l'autre côté, te goure pas, il faut que...

– Le dormeur ?

– Mon clando. Je dois le planquer jusqu'à Paris. Il est malade et con.

– Malade de quoi ?

– Il me dit qu'il a chopé la mort.

On entre sans frapper. Le dormeur lève un peu la tête de son oreiller.

– On se casse d'ici, Jean-Charles. Brandeburg a posté quelqu'un en bas. Un anonyme pas discret, volontairement pas discret, pour nous inciter à réfléchir, vous ou moi. Ils n'ont pas l'intention de vous lâcher.

J'attends des réactions, le dormeur devrait pousser un petit gargouillis d'angoisse et Richard devrait maugréer un « expliquez-moi tout ce bordel ! ». Mais rien. Mon énervement, l'urgence, ont dérouté toute logique de comportement.

– T'as une idée pour planquer celui-là dans un endroit calme, je demande à Richard, pour qu'il puisse dormir, hein ? Parce que vous êtes encore crevé, hein ? dis-je au dormeur.

Qui, pour toute réponse, repose sa tête sur l'oreiller.

– T'as vu, hein Richard ? On peut pas compter sur lui.

– Calme-toi, Antoine. Tu déconnes. Je ne te comprends pas.

– Dis-moi où je peux le planquer ! En intérieur, dans un endroit calme où personne ne peut le retrouver.

– Au foyer F.S.?

Au foyer...? Mais oui... Mais oui, bordel. Au foyer des Ferrovie dello Stato il y a un dortoir uniquement réservé aux cheminots. Avant que la Compagnie ne passe un contrat avec l'hôtel on allait y dormir. 6 000 lires la piaule, il suffit de montrer sa carte de roulant. Il est situé dans la gare, près du bureau des Wagons-lits et des vestiaires de la F.S. Mais comment s'y rendre sans passer sous le nez du mateur ?

– Y'a une autre sortie, ici ?

– Non, aucune, fait Richard.

C'est vrai, j'ai oublié ce putain d'escalier qui donne directement sur la rue. Aucun moyen de sortir autrement que par la porte, celle avec la pancarte « completo » et l'autocollant VISA. Jean-Charles reste prostré sur son lit et ressemble de plus en plus à un déserteur.

– Ton problème, Antoine, en gros, si on me donne l'autorisation de comprendre, c'est d'allonger celui-ci dans le dortoir sans que celui-là, en bas, le voie passer.

– Voilà.

– Eh ben le plus gros problème, ça va être de convaincre celui-ci de reprendre la station verticale. Parce que celui-là, on peut toujours lui faire un sketch.

– À savoir ?

– Là, tout de suite, je ne vois pas, mais ça nous est arrivé cent fois dans les trains. Comment on fait d'habitude pour contourner un payant ou retarder un contrôleur ?

Une diversion. On fait ça souvent mais chaque contexte est différent. Il n'y a pas de vraie recette, on fait avec les éléments en présence. Mais l'idée est loin d'être conne. De toute façon ils savent que le dormeur est avec moi, le vrai rendez-vous se fera dans le train. Mais pour l'instant je ne dois pas le laisser dans cet hôtel, ils sont capables de beaucoup d'initiatives, ils l'ont prouvé, ils ont des moyens, du fric, une organisation, il n'y a qu'à voir la facilité avec laquelle ils se déplacent sur le territoire européen. Et bientôt, on aura même plus de frontières. Belle idée, l'Europe...

– Je crois que je sais ce qu'on va faire, Richard, lequel de nous deux parle le mieux l'italien ?

– C'est moi.

– Exact. Alors tu téléphones au café d'en face, la panthère doit connaître le numéro, ou bien elle te file le bottin. Et puis elle n'a rien contre toi, regarde si elle s'est calmée, rassure-la... Dès que tu as le café, tu demandes à parler au monsieur en rouge qui attend tout seul à la terrasse, de la part d'il signore Brandeburg. On te le passe, tu parles en italien pour gagner du temps, du genre : ne quittez pas...

– Il appelle de loin, ce mec ?

– Non, en ce moment il est à Venise, mais ça fait rien, on en profitera pour sortir, dix secondes, ça ira.

– Ouais... D'habitude ces conneries-là tu me les fais faire sur le rail.

– O.K., tu fais ça ?

J'ai presque l'impression que ça l'amuse. Il va dire oui, mais comment va-t-il le dire ?

– Non. Non et non. À moins qu'on s'arrange. Ça se paye. Tu te charges de tous mes réveils avant Dijon pendant un mois.

– D'accord, mais pas celui de demain.

– O.K., j'y vais. Tu descends dans trois minutes. Tiens, t'auras besoin de ça.

Avant de sortir il me tend sa carte de couchettiste. Bien vu... Son marché est correct. De toute façon ce n'est pas trop cher payé, je démissionne demain matin.

– Levez-vous et arrêtez de faire le môme, c'est pas le moment. Je vais vous installer ailleurs, dans un autre lit. Vous pourrez manger des sandwichs.

– J'ai faim, émet-il en dressant le nez hors des couvertures, je crois que j'ai un peu de fièvre...

– C'est grave ?

– Non, tant que je prends mon médicament et que je dors. Il paraît que mon corps livre une bataille terrible...

– Vous m'expliquerez ça plus tard. Debout !

Couloir. Richard a l'écouteur dans les mains.

– On est allé le chercher, dit-il, dès que je l'ai, vous démarrez.

La panthère nous regarde passer, et je ne sais même pas si ça la soulage. Aujourd'hui elle nous aura au moins épargné sa question favorite : « E bella Parigi ? »

Richard lève le bras. On fonce, tête baissée, et je dévale l'escalier par bonds de trois marches. Jean-Charles a du mal à suivre. On prend le virage, dehors, sans se retourner vers la terrasse. Notre tracé chaotique se poursuit sur cinquante mètres, juste de quoi arriver à la gare. Jean-Charles a bien pigé la manœuvre, dès que nous arrivons au bout de la rue il disparaît dans un angle pour reprendre son souffle.

– Je... Je paie chaque... chaque effort...

Pour la première fois, là, après ces dix secondes de fugue pour deux gosses et un lance-pierre, je réalise qu'en face de moi il y a un corps qui ne fonctionne plus très bien.

– Ben vous allez passer à la caisse dans deux minutes, on y est presque.

Le foyer des cheminots est à peine éclairé et le hall du dortoir est toujours aussi vide. À part le 223, il n'y a pas beaucoup de trains de nuit. C'est l'ambiance hôpital, murs blancs, lits blancs écaillés, broc d'eau. Les draps et couvertures pliés en carré ajoutent un côté caserne. À la réception, la même petite dame qu'avant, tricot à la main, à côté d'un seau qui sent l'eau de Javel. Je demande à Jean-Charles de s'asseoir dans un coin à l'écart.

– Couchettistes français ?

– Oui, nous sommes deux.

– Il y a longtemps que vous ne venez plus. Vous n'êtes plus au Milio ?

Parfait accent vénitien, un martèlement un peu plaintif, l'accent tonique toujours sur la dernière syllabe.

– Si, mais vous savez, on ne peut pas dormir avec tous ces touristes, c'est pas comme ici.

Elle fait un geste de la main pour dire qu'elle connaît le problème. Pour une fois je n'ai pas eu à mentir, j'ai connu pas mal de collègues et surtout des conducteurs qui n'arrivaient pas à dormir dans la ville et venaient prendre une piaule ici. Je lui tends les deux cartes, elle note les numéros de matricule, je paye les 12 000 lires et elle me demande si je prends le supplément douche. Non, merci. Chambres 4 et 6. Je range les deux cartes avant qu'elle ne soit curieuse de regarder les photos. Précaution inutile, je ne l'ai jamais vue le faire.

Je colle le dormeur sur le lit de la 4.

– Voilà la bouffe et le réveil. Il y a un broc et un robinet. À plus tard.

– Tout à l'heure... J'irai téléphoner à ma femme... Vous avez une petite pièce...?

Je n'ai pas le temps de refuser et jette un peu de monnaie sur la table de chevet. Je sors sans écouter ce qu'il marmonne, sans même voir la gueule qu'il fait, s'il est fiévreux ou pas. Faut pas m'en demander trop.

– Où est-ce que je peux trouver une bonne petite pizzeria ? dis-je à la dame qui a lâché le tricot pour la serpillière.

– Une bonne ? Connais pas. Ne dépensez pas vos sous pour rien, allez manger à la cantine F.S.

Dans la gare, je tombe nez à nez avec l'Orient-Express, fin prêt à recevoir ses couples de Ricains retraités. Le tapis rouge n'est pas encore installé. En me dressant sur la pointe des pieds je jette un œil dans les cabines, toutes en bois vernis, agrémentées de délicats rideaux en dentelle et de petits abat-jour qui diffusent une lumière rose. Le piano-bar. Le restaurant. D'autres cabines. Dans une je vois un jeune homme nettoyer une vitre avec une certaine vigueur dans le poignet.

– Vous parlez français ? je demande, en levant la tête.

– Je suis français.

– Je suis couchettiste W.L., et je voulais juste savoir si ça valait le coup de bosser sur un train de luxe.

– Question fric ?

– Ouais, entre autres, question boulot, question public, question ambiance...

– Galère. Reste ou t'es, va. Ici, galère. Des paquets de cons. À un bâton le voyage, y refusent d'aller se pieuter, tu vois... Y'aurait pas du boulot, chez toi ?

– Ouais... une place qui va se libérer d'ici demain. Téléphone aux Wagons-lits, avec l'Orient-Express dans ton C.V. t'as des chances. Mais sinon, question... Image d'Épinal ?

J'ai cru qu'il me ferait répéter.

– Bof... Y'en a toujours un moins branque que les autres qui demande à visiter la cabine d'Hercule Poirot. C'est le même qui court après les espionnes russes et qui fait chier le pianiste jusqu'à deux heures du mat'. J'te le dis, reste couchettiste, ici il se passe jamais rien.

– Salut.

– Salut.

Avant de sortir de la gare je vois toute une enfilade de cabines téléphoniques près du kiosque à journaux. Le dormeur m'a furieusement donné envie de passer un coup de fil. À quelqu'un qui me viendrait en aide. À Katia ? Ce serait la première fois en deux ans. En fait, l'idée d'appeler Paris me trotte dans la tête depuis ce matin. Le combiné est déjà pendu à ma main. Je dois essayer, au moins. On verra bien ce que ça peut donner. Mais si je demande un P.C.V., de l'autre côté, on risque de me raccrocher au pif. Et je n'ai plus de monnaie. Et je me demande si c'est vraiment une bonne idée.

Je raccroche.

 

Le nez dans mes pompes et la peur au ventre, je retourne à l'hôtel sans oser regarder vers la terrasse du café. Je n'ai pas quitté des yeux le dessin en quinconce des pavés de la Lista di Spagna. Est-il toujours à son poste d'observation, avec désormais l'intime conviction de s'être fait avoir par un p'tit malin qui ne l'emportera pas au paradis ? On se reverra à bord, lui ou un autre. Je parie plutôt sur un autre. Il faut que je raconte tout à Richard. Tout, tout, tout. Il me dira peut-être si je fais une connerie ou pas.

La panthère est toujours rivée à son bureau et semble avoir recouvré ses esprits. Il n'y a pas eu de nouvelle catastrophe depuis mon échappée.

– S'il vous plaît... Vous avez vu mon copain Richard ?

– Il est parti chez le teinturier, il n'a pas laissé de message. Mais, dites, votre ami de Paris, il n'avait pas de bagages ?

J'appréhende le pire...

– Non...

– Il ne revient pas, n'est-ce pas ? On peut louer la chambre...

Ouf... J'attendais autre chose.

– Mais bien sûr, allez-y ! je dis, souriant.

– Tant mieux. Mais... il n'a pas payé, avant de partir...

Sans répondre je sors mon rouleau et défais l'élastique. Ma nana peut faire une croix sur son cadeau.

 

Dodo, Antoine ? Ou qui-vive jusqu'à 18 h 55 ? 17 h 55, même, puisque je dois prendre mon service au pied de la voiture une heure avant le départ. Richard vient d'échapper à une bonne séance d'hémorragie verbale. Il m'aurait sans doute traité de fou. Si tout se passe comme je l'imagine, le retour risque de se dérouler dans un calme relatif. Je vais faire tout ce qu'il faut pour. J'ai appris des trucs, cette nuit.

J'ai le temps de faire une petite sieste, avant.

*

Enfoirés... Enfoirés de touristes bavards au rire gras... Enfoiré de couloir, enfoirée de pluie qui cliquette sur les vitres. Enfoiré de Richard qui s'affale sur le matelas. Et ma chambre 6, vide, dans le dortoir...

– Enfoirés...!

– Tu parles en dormant, toi ?

– Comment tu veux dormir avec un car d'Allemands qui déboule ?

– C'est bien fait pour toi. Ils se vengent. Combien de fois t'as tétanisé des compartiments entiers de Teutons en hurlant « Papir, shnell ! ».

– C'était marrant, non ?

– Moi, les clients ne m'ont jamais dérangé. Toi, on a toujours l'impression que tu veux leur faire payer quelque chose.

Sa lampe de chevet est allumée, il lit un bouquin, une fesse posée sur le rebord du lit.

– Ton guetteur s'est cassé.

– Hein ?

– Le type en face, à la terrasse, il n'était plus là quand je suis remonté.

– Qu'est-ce que tu lui as dit, au téléphone ?

– Rien.

– Il est quelle heure ?

– Cinq heures.

D'un bond je saute du lit.

– Te frappe pas, on a encore une plombe !

– Pas moi, j'ai un truc à faire avant d'aller à quai. Je remets mes chaussures, enfourne mes affaires dans le sac et me rue sur la porte sous l'œil sceptique du collègue.

– Si tu consens, dès que tu peux, à me dire ce qui se passe...

– Pas maintenant. On se rejoint au train, à moins cinq ?

 

Il pleut sur la Lista di Spagna. Le canal crépite et ondule sous le sillon d'un vaporetto qui accoste. « Reverrai-je Venise ? » Ce sont les derniers mots de Casanova, perdu au fond de sa bibliothèque autrichienne, dans le film de Fellini. Reverrai-je Venise ? Pas avant longtemps, je crois. Cette année je ne serai pas là pour le Carnaval. Ni pour la Biennale. La sédentarité se paye aussi.

– Vous n'avez pas beaucoup dormi... Vous êtes jeune ! dit-elle.

Le parquet du dortoir est nickel, j'ai honte de le saloper avec mes semelles trempées. Elle ne grinche même pas.

Je cogne doucement à la porte 6 et on m'invite à entrer.

– Vous êtes debout ? dis-je, étonné.

– Faut quand même pas exagérer, je ne suis pas complètement invalide !

S'il a la force de jouer les indignés, c'est bon signe. D'ailleurs il a le visage reposé, presque frais.

– Bravo pour... pour cet endroit ! J'ai mieux dormi que dans mon propre lit. Ça m'a un peu rappelé Cochin au début, mais j'ai parfaitement récupéré ! J'ai parlé à ma femme, elle m'attend, je suis en pleine forme ! Je vais tout lui raconter !

– Remettez vos chaussures, on part tout de suite.

– Où ? demande-t-il, les yeux toujours rivés à terre.

– Là où vous ne retournerez sans doute jamais. Dans une jungle de métal, touffue, rutilante et rouillée, où les fauves dorment encore, avant leur croisade de la nuit.

La proposition l'effraie un peu, il lève la tête.

– C'est un peu... obscur.

– Non, c'est tout au plus une gare de triage.

*

– Écoutez... j'en peux plus... att... attendez que je reprenne mon souffle... Ça sert à quoi d'aller au pas de course dans... dans tout ce bordel ! Ça sert à quoi de... de jouer à saute-mouton par-dessus les wagons...

La langue pendante, il s'assoit sur un rail, les bras en croix, une main accrochée à l'essieu d'une vieille carcasse qui n'a pas roulé depuis des lustres. Le 222 dort quelque part, dans un recoin perdu de la gare de triage, au milieu de dizaines d'autres trains qu'on bricole ou qu'on oublie, au milieu d'un capharnaüm de tôle, sans aucune organisation logique. Le flambant neuf côtoie l'archaïque, les containers jouxtent les BC 9, les réfrigérés narguent les postaux. Je suis bien obligé de grimper au hasard, jeter un coup d'œil d'en haut pour repérer le nôtre et redescendre, encore et encore, au grand dam de mon dormeur.

– Je ne sais pas où ils le mettent, ça change tout le temps. Il n'y a pas d'organigramme, c'est l'anarchie, le foutoir. Je vous avais bien dit que c'était la jungle.

Il reprend progressivement son souffle.

– Et tout ça pourquoi ? me demande-t-il en haussant les épaules.

– Ils étaient là à l'arrivée, ils seront là au départ, aucun doute là-dessus. Vous tenez à le reprendre, ce putain de train, oui ou non ?

Il quitte son petit air renfrogné. Il n'a pas vraiment intérêt à m'exaspérer totalement.

– Alors faites ce que je dis, le seul moyen c'est de vous planquer quelque part dans ma voiture avant même que le train n'arrive en gare.

Je grimpe sur le marchepied de la vieille bécane et jette un œil panoramique au-dessus des blocs de métal. Deux voies plus loin je repère une enfilade de voitures blanches et orange. C'est peut-être le bon.

– Levez-vous, c'est presque fini, on va couper ce vieux machin gris, en face, et juste derrière c'est le nôtre.

Il me suit sans broncher. Je dois forcer sur la clé carrée pour ouvrir les portières du vieux machin gris qui naguère était un Venise-Rome. Jean-Charles pousse un soupir en reconnaissant le 222. Il n'est pas au bout de ses peines. Il monte le premier dans la 96.

– Alors, je m'installe où ? Une couchette ? Ou bien dans un coin de votre cabine ?

Quand je vais lui montrer l'endroit auquel je pense, son demi-sourire va tomber.

– Impossible, il y a trop de passage dans les compartiments, et ma cabine est devenue un endroit passablement suspect. Suivez-moi.

Sur la plate-forme opposée à ma cabine, il y a une sorte d'armoire électrique où l'on range le carnet de bord où sont consignés tous les dysfonctionnements techniques de la voiture. Impossible de placer ne serait-ce qu'une bouteille de chianti là-dedans. En revanche, au-dessus, dans une espèce de placard pas plus grand qu'une malle, on peut peut-être encastrer un corps humain, adulte, et souple.

– Vous... n'allez tout de même pas...

– Non, je ne vais pas, dis-je. C'est vous qui allez. Choisissez... C'est ça ou vous restez à Venise.

– Mais c'est quoi, ce débarras ?!

– À vrai dire je n'y mets jamais le nez, c'est l'électricien qui s'en sert, je ne peux pas vous en dire plus. Mais c'est le seul endroit que je connaisse. Vous n'y resterez qu'une heure ou deux, au maximum. Dès le départ du train je viendrai vous délivrer. Allez, je vous fais la courte échelle.

Après une légère hésitation, il a posé le pied sur mes doigts croisés. En se hissant, son genou a cogné contre ma tempe.

*

17 h 45, hall de la gare. Je ne suis jamais arrivé aussi tôt. Un léger bordel ambiant commence à monter, haut-parleurs inaudibles, tableaux d'affichage qui s'emballent et chariots de service qui klaxonnent les voyageurs agglutinés en tête de quai. Je suis déjà passé au bureau des Wagons-lits pour prendre nos schémas, et les pronostics sont en ma faveur. Les voitures sont louées dans l'ordre, la 94 d'Éric est pleine, celle de Richard aussi et ce piège à cons de 96 n'a que vingt-trois voyageurs, tous au départ de Venise, hormis deux qui montent à Milan. Apparemment ils descendent tous à Paris mais, depuis hier, ça ne veut plus dire grand-chose, et ce serait de toute façon un miracle si j'arrivais à dormir cette nuit. J'ai deux compartiments libres, il ne m'en fallait pas plus, un pour le dormeur et l'autre pour mes boucliers, les assermentés de service. Le seul inconvénient, c'est que je vais me faire assaillir par les « payants » à Milan, les contrôleurs vont rabattre tous les perdus dans la 96 et je prévois déjà une bonne heure à guichet ouvert pour tous ceux qui viendront me soutirer une couchette. Le remplissage peut jouer en ma faveur. Je ne sais pas encore. Je donnerais bien cette putain de 96 piégée à qui en voudrait.

J'ai le temps de prendre un café au buffet, juste en face du quai 17. Du comptoir, je peux voir notre rame arriver. Ça ne tarde pas, je lèche le fond de la tasse, le 222 déboule et, peut-être à cause du petit noir, mon cœur s'emballe fort. J'allume une clope, vide mes poches de leurs dernières lires sur le comptoir et sors.

Il n'y a rien de plus ponctuel qu'un petit accès de tachycardie... Ça fait kataklan au-dedans, ça pulse, ça jugule, ça myocardise sans qu'on puisse intervenir. Éric traverse le hall, bras dessus bras dessous avec sa fiancée.

Rosanna aussi m'accompagne, le soir, à Termini. Mon petit nuage romain...

Tous les maris volages nous envieraient ça. Une journée par semaine avec une maîtresse, en territoire étranger, à mille cinq cents kilomètres de chez soi. Une double vie, deux idylles, aussi parallèles que des rails. On peut s'afficher à n'importe quelle terrasse et dire bonjour aux voisins de palier. Aucun recoupement possible. Je quitte Katia le soir et le lendemain matin Rosanna m'accueille avec un petit déjeuner, un bain parfumé, un lit encore chaud. Je lui apporte ce qu'elle m'a demandé la fois précédente, une bricole, un livre, un parfum. Nous passons la journée couchés, on chahute, on raconte des bêtises. Sur le coup de 17 heures je remets ma cravate, elle vérifie ma tenue avec de petites remontrances, elle me prend dans ses bras pour me retenir encore un peu. Et là je sens la petite déchirure. Elle n'ose rien me dire, elle sait que Katia existe, elle sourit en parlant de son « petit soupir parisien », soupir dans le sens solfège, elle précise. Elle note sur son agenda la date de mon prochain Rome. Sur le quai je suis encore avec elle, dans sa chaleur. Je grimpe dans ma voiture et j'oublie, jusqu'à la prochaine fois. Et il n'y aura sûrement plus de prochaine fois.

– Éric ! J'ai ton schéma ! je hurle.

Il se jette dessus sans me dire bonjour et pousse un « ah merde » des plus prévisibles. Il déteste être complet, comme moi.

– On peut s'arranger, je dis. Excuse-moi pour hier, tu sais, j'ai regretté de ne pas avoir pris ton Florence. On fait pas ça aux potes... Je te propose un truc, dans la 96 j'en ai que vingt-trois... Tu la prends, tu fais un petit retour peinard et je m'occupe de la tienne, O.K. ?

Surprise. Ombre du doute sur son visage. Incrédulité.

– ... C'est pour te racheter que tu me la proposes ? Ben c'est pas la peine, garde-la ta bagnole, hier tu l'as voulue, tu te la gardes...

Une vague de voyageurs déferle sur le 17 et j'essaie de la doubler pour filtrer les clients avant qu'ils ne grimpent. Mésange est déjà à son poste, en képi, et me salue.

– Passe me voir, gamin, si c'est calme.

– Sûr ! Je passe sûr. Surtout si c'est pas calme.

Il rigole sans vraiment comprendre. Sans vraiment savoir qu'il fait déjà partie de mes plans. Dans la 96, avant toute chose je verrouille les soufflets à chaque extrémité. Richard arrive sans se grouiller et me demande son schéma.

– T'es plein.

– Tant mieux, je t'enverrai les payants.

La nuit commence à tomber, je veux monter une petite seconde pour poser mon sac mais je n'en ai pas le temps. Deux silhouettes surgissent de chaque côté d'un des hauts blocs de marbre noir où sont taillés les bancs et se précipitent à chaque portière de la voiture. J'hérite de celui qui a l'anorak rouge. Mon dos s'est plaqué contre la tôle. Sans me parler il inspecte des yeux le contenu des compartiments. Dans la pénombre il ne voit pas grand-chose et colle son front contre chaque vitre. Ils échangent deux ou trois mots que je n'entends pas, son acolyte parvient à grimper par la portière de la 95 mais se heurte aux soufflets bloqués. L'anorak rouge me sourit presque, en constatant que les compartiments sont entièrement vides, et s'adosse au bloc de marbre en croisant les bras, l'air de dire : « J'ai tout mon temps. »

– Carrozza 96 ?

– Oui, dis-je.

Ils sont trois, deux filles et un garçon, des étudiants couverts de laine et de sacs en bandoulière. J'étudie leur réservation avec un zèle que je ne me connaissais pas. Les deux « collaborateurs » semblent savoir exactement ce qu'ils font. Richard revient vers moi et me dit qu'un type est posté à contre-voie et regarde à l'intérieur de la voiture, cabine par cabine. Ça ne m'étonne qu'à moitié, ils ont bien fini par comprendre. Je suis assez intrigué par le nombre de collaborateurs dans la troupe Brandeburg. Cinq, quinze, quinze mille ? Autant qu'il en faudra, je suppose. Bonne organisation. Je ne sais pas quoi opposer à ça, une bonne connaissance du rail ? Un certain talent d'improvisation, égrené au fil de mes voyages par le flot quotidien de situations absurdes ?

 

18 h 30. Je m'assois quelques instants sur le marchepied, les réverbères viennent de s'allumer dans toute la gare. Les collaborateurs sont toujours là, ils scrutent mieux encore que moi les voyageurs qui montent. Toujours pas de Latour. Ils doivent commencer à penser que je leur ai encore joué un de mes petits tours de passe-passe. Aucun des deux n'est venu me parler, ils préfèrent attendre le départ pour me cracher leurs menaces à la figure. Je vois au loin les deux contrôleurs s'arrêter devant chaque voiture, ils passent nous demander le nombre de voyageurs prévus afin de faire une première estimation. Obséquieux, je donne mon chiffre en leur proposant un compartiment vide s'ils veulent faire leurs calculs peinards. Ils acceptent avec joie, un peu étonnés de la sollicitude d'un couchettiste à leur égard. Il faut avouer qu'en général on se débrouille pour les jeter au plus vite de nos bagnoles. L'un des deux va s'y installer pendant que l'autre s'éloigne vers les dernières voitures. Avec eux, je suis tranquille jusqu'à Milan, minimum. De deux maux...

Le collaborateur en anorak sourit déjà moins. Il doit me prendre pour un dingue ou un faux cul, ce en quoi il n'a pas tout à fait tort. Je fais avec ce que j'ai.

18 h 50, le haut-parleur annonce le départ. J'ai pointé dix-huit voyageurs, il en manque trois. C'est le quota normal de « non-présentés », comme dit le manuel. Ils peuvent tout à fait monter à Mestre, ça arrive souvent. Les contrôleurs arpentent une dernière fois le quai avant de siffler le départ. Un vent froid vient nous balayer les cheveux.

Je n'ai même pas eu le temps de voir si le contrôleur arrivait. Un coup métallique s'est encastré dans mon dos et je suis tombé à terre sous l'impact.

Un type, un nouveau, est descendu du marchepied...

Le troisième salopard... celui que Richard avait repéré. J'ai vu qu'il rangeait dans sa poche un poing américain...

– On avait pas l'intention de monter. On voulait juste te souhaiter bonne route.

Au moment même où le train s'anime, l'anorak rouge a ramené ses copains à ses flancs. Tel un cerbère, les trois têtes ont aboyé en chœur.

– Bonne route !!!

*

Je m'allonge sur le ventre, un instant, sur ma banquette, en essayant de faire onduler ma colonne vertébrale.

Un bélier. C'est une bête dans ce genre-là que j'ai reçue dans le dos. L'alcool à 90o, après ça, me fait l'effet d'une caresse. Il me faut du temps avant de redevenir flexible. Et je ne peux pas attendre trop, il faut que je bosse, sinon je vais être en retard sur mon plan. Je sais bien que le dormeur est cassé en deux dans un piège à rats... Et je ne peux pas l'en déloger tout de suite.

Le seul moyen d'avoir l'esprit libre durant ce voyage est de faire très vite et très bien mon boulot de couchettiste. À Mestre j'ai réceptionné deux non-présentés. J'ai commencé par clopiner dans le couloir, doucement. Mais en quittant Mestre, brusquement, j'ai retrouvé un peu de souplesse. Un quart d'heure après, les vingt billets et les vingt passeports sont déjà empilés dans mon tiroir, poinçonnés et ordonnés. J'ai cueilli à froid un contrôleur en l'obligeant à perforer, sans échauffement du poignet, ma collecte, ce qui m'a valu le délicat surnom de « lampo », l'éclair.

Je suis assez content d'avoir joué l'hospitalité avec les monomaniaques du confetti, si les Suisses et les Français ne me la refusent pas, tout risque d'extrêmement bien se passer. Je leur apporte les billets à domicile, ce qui m'évite de les voir traîner dans ma cabine et dans les couloirs, en les gardant néanmoins à portée de main, ou de voix. Bon coup.

Ce n'est pas le moment de faiblir, quand j'aurai distribué le couchage je pourrai faire un break chez Mésange. Je crois qu'il est temps de délivrer le dormeur. Il doit avoir les reins dans le même état que les miens. J'attends une seconde que la plate-forme soit vide.

Il sort la tête, pousse un cri étouffé et se contorsionne avec une incroyable lenteur afin de dérouler ses jambes jusqu'au sol. Je le retiens par la ceinture.

– Ça va ?

Il halète à grand-peine. Il n'a pas pu s'empêcher de transpirer. Jamais vu un mec résister aussi peu à l'atmosphère confinée.

– Vous êtes déjà défraîchi, vingt minutes après le départ ?

– C'est rien... ça va, dit-il en se massant le dos.

– Je suis désolé... Je me suis creusé la tête, mais il n'y a vraiment pas d'autre endroit. C'était le seul moyen pour remonter dans le 222 sans que personne ne vous voie. La preuve, ils étaient trois à fouiner, tout à l'heure. Ils n'ont pas pu se douter que vous étiez déjà dans le train quand la rame est arrivée à quai.

Je ne lui dis pas que cette joyeuse bande de collaborateurs n'a aucun doute sur sa présence ici.

– Asseyez-vous dans le 1, je dois m'occuper des draps.

Je jette des sacs et des oreillers sans les compter dans chaque compartiment. La distribution terminée, je lui demande de se tenir tranquille pendant un petit quart d'heure, le temps d'aller chez Mésange.

– Ne me laissez pas tout seul, Antoine...

Je n'aime pas son ton suppliant. J'ai l'impression qu'il est de plus en plus vulnérable. À la merci de n'importe quel individu décidé à l'empoigner par le col.

– Je fais vite.

Un coup de cadenas et je passe prévenir le contrôleur d'une petite escapade chez le collègue de la 89. Il s'en contrefout royalement. À toute vitesse je traverse les voitures de Richard et Éric qui n'en sont qu'à la cueillette des passeports. Mésange aussi, et la récolte est entassée dans son képi. Un gros képi pour sa grosse tête.

– Qu'est-ce que tu fous là, gamin !

– Bah... tu m'as invité !

– D'habitude tu viens pour le digestif et là t'arrives deux plombes avant l'apéro. T'as une voiture vide ?

– Non, j'ai du monde. Pas trop. Je ne suis pas venu picoler, j'ai besoin de toi.

– Ben, tu peux te casser tout de suite. J'ai déjà trop de betteraviers.

– Justement, t'es plein ?

– Ouais, sauf une cabine jusqu'à Domo.

– J'ai un clandestin.

– Jusqu'où ?

– Paris.

– Crétin, tu veux perdre ton boulot ou quoi ?

– Je démissionne demain matin, c'est toi-même qui m'as encouragé. Et puis, c'est une histoire spéciale, je fais pas ça pour du fric.

Un couple de betteraviers vient lui demander une bouteille de blanc, « de l'entre-deux-mers ». Mésange regarde dans sa cave, il en reste une. « Dans la cabine », précise le mec, « bien frais », dit la fille en panama blanc. « J'arrive tout de suite », fait le vieux. Je me souviens de l'avoir vu une nuit d'hiver, à quatre pattes sur le quai de Modane, remplissant un seau à glace avec de la neige. Les conduites d'eau avaient pété à cause du froid et plus moyen de servir un champagne frappé. Cette nuit-là j'ai compris que jamais je ne deviendrais conducteur.

Un monsieur chauve et très poli choisit juste ce moment pour demander à Mésange de lui servir un cognac dans un grand verre, si possible. Là, le vieux marque un temps d'arrêt.

– Monsieur, si j'avais quatre bras je ne serais pas aux Wagons-lits, je serais chez Barnum !

Petit silence tendu. Le type s'en va.

– Betteravier... Et toi tu t'y mets aussi. Qu'est-ce que tu veux ?

– Tu me crois si tu veux, O.K. ? Si t'es pas d'accord tu me le dis tout de suite, O.K. ?

– Hé gamin, t'emploies pas la meilleure méthode pour me demander quelque chose. Accouche, on verra.

Je vais être obligé de mentir. Je ne sais pas faire autrement. Et je raconte des craques à des gens que j'aime bien, et je ne peux pas m'en empêcher, et c'est comme ça.

– C'est un ami à moi. Il va crever bientôt. Maladie... Il m'a demandé de voir Venise, avant. Il a pas un rond. Je voudrais lui faire connaître encore un truc, avant. Un petit bout de voyage dans une cabine en velours. C'est une connerie, je sais, mais ça fait partie des rêves tenaces. Tu sais ça mieux que moi... Il aurait jamais pu se le payer.

Ça passe ou ça casse. J'ai presque envie de fermer les yeux en attendant le verdict. Le sang et la honte me montent aux joues. Et je me demande sincèrement si je n'ai pas l'étoffe d'une belle ordure.

– Je le vire à Domo.

Je ne sais pas quoi dire. Mésange n'est pas content, on dirait même qu'il a l'air déçu. Ce n'est plus du tout la tête du vieux sage bourru et adorable.

– Je... je te l'envoie...?

– Casse-toi.

Je ne me le fais pas dire deux fois. Et pourtant, j'aurais préféré qu'il refuse et qu'il garde un bon souvenir de moi, quand j'aurai quitté la boîte. Un jour il m'a dit qu'il avait un fils de mon âge et qu'il lui avait interdit de travailler aux Wagons-lits, des fois qu'il y prenne goût. Depuis il ne sait plus où le caser, rien ne l'intéresse, à part un peu d'informatique, et encore. Et ça l'emmerde d'avoir un gosse qui fait de l'informatique. Alors, faudrait savoir...

L'autre contrôleur me voit sillonner la voiture d'Éric et lance un « Lampo furioso ! ». Ça ne fait pas rire Éric. Dans la 96, rien de neuf, les étudiants sont dans le couloir. Le dormeur est toujours dans le 1.

– Sortez. Vous allez dans la voiture 89, là vous verrez un steward en complet marron, avec une grosse tête, il va vous installer dans une de ses cabines jusqu'à la frontière italienne. Je viendrai vous chercher un peu avant.

– Mais... j'y vais tout seul ?

– Essayez. À tout à l'heure.

Je jette un coup d'œil dehors avant qu'il ne sorte. Les étudiants ont déjà entamé le casse-croûte, dans le couloir, face à un paysage ténébreux constellé de points rouges qui clignotent au loin. Jean-Charles hésite un peu, me regarde piteusement et s'engouffre à contrecœur dans la 95.

Libre. Jusqu'à onze heures ce soir. Un relent de normalité me clarifie l'esprit, les gestes habituels me reviennent, je pense à Paris et à la première chose que je ferai demain après ma démission. Emmener Katia en week-end. Pour lui annoncer en douceur la nouvelle de son retour au charbon, parce qu'il ne faut plus compter sur moi pour ramener de la denrée nourricière à la baraque avant un temps indéterminé.

J'ai du temps devant moi, beaucoup. Toute la journée j'ai essayé d'imaginer des scénarios possibles sur les manœuvres de Brandeburg pour récupérer son cobaye. Parce qu'il le veut toujours autant, quitte à employer d'autres appâts et d'autres menaces et sa seule chance est de le coincer avant Vallorbe. Je dois me méfier des passeports suisses, des accents vallonnés et des montées intempestives après Domo. Assis sur mon fauteuil je pose le bloc de passeports sur mes genoux et commence à les éplucher un par un.

Aucun Suisse, pas mal d'Italiens, deux jeunes Ricains, quelques Français dont un médecin, et ça c'est toujours une bonne chose. J'aime bien avoir un médecin de service, c'est beaucoup plus utile qu'un curé. Certaines nuits j'aurais donné beaucoup pour en avoir un, rien que pour faire des diagnostics à ma place. La seule fois où j'ai eu une femme enceinte elle a tourné de l'œil et j'ai failli en faire autant.

Je ne suis pas plus avancé, au contraire. Je perds mon temps en spéculations stupides, au lieu de dormir jusqu'à Milan. Juste m'assoupir, un tout petit peu. Personne n'en saura rien.

*

Tout le monde s'en est douté. Un peu interloqués de me voir bâiller en me frottant les yeux, les fâcheux se sont tous excusés. Les collègues m'ont refourgué leur trop-plein, les contrôleurs m'ont gentiment imposé des payants que j'ai scrutés d'un œil vaseux avant de leur vendre une place. J'ai tout de même réussi à préserver mes deux compartiments libres. Cinq arrêts en deux heures trente, il me semble en avoir loupé un, Vérone peut-être. Il est 21 h 50 et nous arrivons à Milan, j'ai intérêt à être clair, je dois réceptionner deux réservations. Le train traverse toute une Z.U.P. qui, de nuit, ressemble à l'idée que je me fais de Las Vegas, des néons qui clignotent, des buildings, avec en plus, des terrains de tennis éclairés, même en hiver, et une forêt de cheminées géantes.

– Hé Antoine... C'est à toi d'y aller, ce soir !

Richard est entré comme une flèche, tout sourire, juste quand le train s'est arrêté en gare.

– Mais où ?

– Ben... à la trattoria, crétin.

Ah... merde... Ça aussi, j'avais oublié. À Milan, pendant la manœuvre d'accrochage des deux rames, l'un de nous fonce dans un petit restau situé à trois cents mètres de la gare et revient avec des pizzas chaudes et du vin frais. La dernière fois, déjà, j'ai prétexté un truc pour ne pas y aller.

– Excuse-moi, dis-je, je ne peux pas bouger, j'ai deux clients qui montent, et j'ai pas très faim.

– Et merde ! Ça fait deux semaines de suite que je m'y colle !

Une poignée d'individus se bouscule pour grimper dans ma voiture. Avant qu'ils ne s'accrochent à la barre, je crie que seuls les voyageurs munis d'une réservation peuvent monter, les autres n'ont qu'à chercher sur la rame Florence. Une jeune femme brandit un petit carton blanc, je l'aide à monter, les autres se plaignent, je claque la portière.

– Place 14, vous êtes dans le 1, il y a déjà deux personnes. Donnez-moi billet et passeport, remplissez la feuille de douane et ramenez-la, si je ne suis pas là, glissez-la sous la porte, et bonne nuit.

Richard me marche sur le pied et fait une grimace incompréhensible. La fille repart dans le couloir.

– T'es dingue ou quoi ? T'as vu ce canon ? Tu crois qu'elle arriverait chez moi, celle-là ? Eh ben non, c'est le plus agressif et le plus malpoli de nous tous qui en hérite ! T'as pas vu ses jambes !

Je n'ai même pas vu son visage, c'est dire si elle m'a ému. Richard a raison sur ce point, je suis le seul couchettiste du monde à pouvoir parler à un voyageur sans savoir s'il est mâle ou femelle.

– Écoute... Antoine, déconne pas, tu me dois bien ça, enfoiré. Fais quelque chose. Où t'es plus mon pote et tu pourras toujours t'accrocher pour avoir un coup de main... C'est pas du chantage, c'est juste une menace. Et je veux bien aller chercher à bouffer mais tu te débrouilles pour l'inviter.

– Éric ne vient pas ?

– Éric n'a pas envie de t'approcher à moins de deux bagnoles. Allez... Engage la conversation, invite-la. Fais ça pour moi...

Je n'ai ni l'envie ni la force de m'occuper de ce genre de conneries. Les intrigues avec les filles, c'est fini depuis longtemps. En plus il sait bien que je suis dans la panade, avec l'histoire de Jean-Charles, il m'a vu inventer des trucs grotesques.

Oui. Mais... Je ne vois pas comment je pourrais lui refuser quelque chose, même un caprice, même à un moment aussi inopportun, même si j'ai d'autres choses en tête. Et puis c'est une histoire d'un quart d'heure, elle bouffe avec nous et ils se tirent, ensemble si ça leur chante.

– J'essaie... Je dis bien : j'essaie. Si elle refuse, tu ne me fais pas une comédie.

– Juré ! crie-t-il en m'embrassant sur la joue. Tu peux me demander n'importe quoi, Antoine. N'importe quoi !

– Ça c'est une phrase qu'on regrette toujours. On s'installe dans le 10. Et magne-toi, t'as déjà perdu trois bonnes minutes. Imagine qu'il y ait la queue dans la trattoria, qu'on reparte sans toi, qu'est-ce que je fais de cette gonzesse ? J'aurais l'air fin avec mon invitation à dîner.

Le second voyageur attendu arrive par les soufflets et me tend sa réservation. Un homme d'une cinquantaine d'années, poli, et qui semble habitué à la procédure. Sans rien dire, il me donne son passeport avec le billet à l'intérieur, remplit son formulaire sur un coin de fenêtre et rejoint la place 22 sans demander où elle se trouve. Passeport français, profession : réalisateur. Encore un qui n'est pas dans le Larousse.

Les nouveaux contrôleurs viennent me dire bonsoir et me demandent le nombre. Deux montées à Milan, six payants, un non-présenté à Venise, en tout : vingt-huit. Ils me demandent aussi où se trouve le compartiment libre dont les collègues leur ont parlé. Bonne chose. Ils vont rester jusqu'à Domo. Avant d'y aller, l'un d'eux regarde vers le couloir puis vers moi et me demande d'intervenir avec un sourire un peu gêné. Et je comprends vite pourquoi. Devant la porte du 8, une flaque de vomissure. Il ne peut rien arriver de pire dans un couloir. J'ai déjà la nausée. Pas question de nettoyer. Avec deux draps sales et une grimace de dégoût je saute par-dessus la flaque à l'intérieur du 8. C'est un jeune Français qui voyage avec ses deux gosses, il en tient un sous les bras avec une main sur le front. Le gosse est livide.

– Il est malade ?

– Heu... je ne sais pas, il a de la fièvre, je crois.

Le père devient aussi livide que le fils.

– Excusez-moi pour le couloir, je n'ai pas eu le temps de l'emmener aux toilettes.

– Pas grave. Il a peut-être abusé de quelque chose. À cet âge-là c'est le chocolat.

– Peut-être... c'est de ma faute, je ne fais jamais attention à ces trucs-là. Je vais être obligé de descendre, c'est peut-être plus grave.

Il me fait de la peine. Je ne sais vraiment pas ce que c'est que d'avoir un gosse.

– Attendez. Couchez-le un peu, il y a un médecin pas loin. Pendant ce temps-là, essayez de nettoyer le couloir avec ça.

Il s'exécute de bonne grâce. Le mot médecin a éclairé son visage.

Ce soir, pas de femme enceinte mais un morpion en pleine crise de foie. À chaque fois que j'ai eu un médecin je l'ai fait bosser. Il est assis côté couloir avec un bouquin dans les mains.

– Heu... Bonsoir. Vous êtes médecin, non ?

– ... Comment le savez-vous ?

– Ben... je l'ai lu tout à l'heure, en rangeant votre passeport. Il y a un gosse malade à côté, et ce serait très gentil de votre part si vous veniez jeter un coup d'œil...

Il est passablement étonné mais ne dit pas un mot. Après tout, c'est son boulot, il doit l'exercer partout où on le lui demande. Très pro, il saisit une sacoche sur la grille des bagages et me suit.

– Ce sont vos instruments ? Vous les avez toujours sur vous ?

– Souvent, oui. Je ne suis pas en vacances. La preuve...

Aigre-doux. Je préfère le laisser seul avec le môme pendant que le père continue de passer la serpillière. J'installe les couchettes des retraités et des amoureux du 9. Les deux Américains déconneurs me proposent du Coca, les étudiants me demandent si je ne connais pas un hôtel sympa et pas cher à Paris. Je cogne sur la vitre du 1 et fais signe à la fille de sortir. Oui, vous, ne regardez pas ailleurs, c'est à vous que je parle.

– Vous avez mangé ?

– Pardon ?... Heu... non...

C'est vrai qu'elle est jolie. Brune aux yeux noirs, les cheveux raides coupés à la Louise Brooks, des taches de rousseur. Elle tombe des nues, un peu comme le médecin. J'ai horreur de faire ça, c'est ridicule, je ne sais pas draguer, et encore moins pour un autre. J'avais tout imaginé en montant sur ce 222, sauf faire le joli cœur à la place de Richard. Il me tarde d'être à demain matin.

– Ça tombe bien, on aimerait bien vous inviter à dîner, mon collègue et moi.

Comme invitation on peut difficilement faire pire. Un vrai repoussoir.

– Avec joie.

– ...

– C'est d'accord. Où est-ce ?

– Dans... dans le compartiment 10, à l'autre bout. Juste après le départ du train...

Elle va se rasseoir pendant que je reste un instant pantelant. Elle m'a même souri. C'est Richard qui va être content. Surtout si elle continue de me sourire comme ça. Il serait temps qu'il revienne, celui-là, parce que dans deux minutes je tire le signal d'alarme. Dans le 8, les choses ont l'air de s'arranger, surtout dans le couloir où il n'y a plus aucune trace de gerbe. Le père a retrouvé figure humaine et serre la main du médecin qui ne sourit toujours pas.

– Faites-lui prendre une gélule, dit-il en sortant un flacon de sa sacoche. Il doit jeûner jusqu'à demain. Voilà.

– Excusez-moi pour le dérangement, je dis.

– Ça ne m'a pas dérangé. On repart dans combien de temps ?

Il range son stéthoscope et tapote l'épaule du gamin en souriant pour la première fois.

– Tout de suite. Heu, dites, vous êtes généraliste ?

– Non, je m'occupe d'une clinique, à Bangkok. Je suis spécialiste en médecine tropicale. Vous pouvez me réveiller à Dijon ?

– Bien sûr. Une demi-heure avant. Et merci encore...

Coup de sifflet. Première secousse. Nom de Dieu, Richard !

– On bouffe ? dit-il, juste derrière mon dos, les bras chargés de sacs en plastique.

Le temps de cadenasser ma cabine et nous installons le pique-nique, verres, serviettes, couverts, ouvre-bouteilles.

– Alors ? Tu l'as eue ?

– C'est peut-être pas le mot, mais je crois qu'elle va venir.

– Yeeeeeh !

Les trois pizzas sont brûlantes. Pas d'anchois mais une pleine barquette de fritto misto. La faim me revient. Demain j'invite Katia au restau. La fille pointe son nez timidement. Richard se dresse sur ses pattes et l'accueille avec beaucoup de panache dans le geste. Échange protocolaire de prénoms, elle s'appelle Isabelle. Et elle va me gâcher ce seul et minuscule petit instant de réconfort, Richard ne va pas arrêter de dire des conneries, elle va nous poser les sempiternelles questions et je ne pourrai même pas desserrer ma ceinture. Elle croise les jambes et mange sa part de pizza avec élégance, du bout des lèvres, alors que Richard a déjà la lippe imbibée d'huile. Je me tasse dans un coin de fenêtre pour me consacrer au paysage, indiscernable d'ailleurs, dans l'épaisseur des ténèbres. Richard guette mon regard approbateur à chaque nouvelle anecdote, mais je ne confirme rien, j'ignore. Elle a des taches de rousseur jusqu'aux chevilles... Le calamar entre le pouce et l'index, la serviette qu'on passe délicatement aux commissures. Entre deux bouchées elle pose une question sur ce formidable boulot qu'est le nôtre, les nouveaux horizons, la déroute du quotidien, etc. Elle me rappelle ce journaliste d'Actuel que nous nous étions farci pendant un Palatino aller-retour, pour un reportage in situ, comme il disait... On a presque l'impression qu'elle s'inquiète pour nous, toutes ces douanes, tous ces gens, toutes ces responsabilités, etc.

– Vous ne rencontrez jamais de trafiquants, des gangsters, des gens curieux, des indésirables ?

« Surtout pendant la bouffe », ai-je réprimé, à grand mal. Richard se rapproche doucement d'elle et renchérit sur tous les terribles dangers que nous traversons. Un peu gênée, elle s'écarte de lui. Le plus étrange c'est qu'elle semble s'inquiéter de mon silence, à plusieurs reprises elle a essayé de me faire rentrer dans la conversation.

– Et votre ami, il ne lui arrive jamais rien ?

– Oh lui, c'est un bougon. Je l'aime beaucoup mais c'est un ours.

Elle n'arrête pas de me sourire et ça me gêne par rapport à mon pote. Pourquoi moi ? Pourquoi faut-il que je subisse autant de contradictions depuis ces dernières vingt-quatre heures ? Tout le monde se trompe, tout le monde se croise et personne ne va là où il devrait aller. Il paraît que ça caractérise l'humain. Je ne sais pas ce qu'elle veut mais elle le traduit mal, pas le moindre égard pour Richard qui tente de lui offrir du vin, sans parler de cette façon imperceptible de gagner du terrain sur la banquette où je suis assis. Je n'ose même pas regarder vers mon collègue.

Il se lève brusquement et balance son morceau de pizza dans la poubelle. C'est à moi qu'il en veut.

– Bon... eh bien... Je te laisse débarrasser le dîner, et moi je m'occupe du plancher, hein, Antoine... À bientôt, collègue. Au revoir, Isabelle.

– Reste, écoute ! T'as pas fini ton verre de vin ! Y'a rien qui t'attend dans ta bagnole !

Rien à faire. Parti. Saumâtre. Comme si c'était de ma faute. Et je risque d'avoir besoin de lui dans peu de temps. Les cartes sont mal distribuées.

– Parlez-moi encore de ces nuits entières dans les trains.

Je cauchemarde ou c'est bien une citation de Duras ? Je ne sais plus quoi faire ou dire, alors je bafouille, des banalités, comme hier quand le dormeur m'a posé la même question. Et comme hier je pense à autre chose. Aux rencontres, dans les trains, leur subliminale teneur en sincérité, leur gratuité. C'est sans doute la faute de la nuit. Je me souviens de cette femme qui pleurait toutes les larmes de son corps, dans les bras de son amant, sur le quai de Roma Termini. Une caricature de Latin Lover, avec une chemise blanche qui dépoitraillait sa pilosité, un gros pendentif au milieu, un pantalon serré. Un type comme il en traîne mille, le soir, à la terrasse des cafés, près du Panthéon. Elle pleurait en l'étreignant de plus belle, et lui, le visage grave du protecteur, un vrai pro. « Ne pleure plus, je t'aime, je viens très bientôt à Paris. » Le train part, ses sanglots redoublent, elle me regarde en avouant ses larmes, elle veut me faire comprendre que sa douleur ne lui permet pas pour l'instant de remplir une feuille de douane, elle trouve ça dérisoire. Je respecte et pars en douce. Quatre heures plus tard je viens récupérer la feuille, elle est assise à côté d'un jeune gars hâbleur et bourré d'humour à en croire les éclats de rire et les échanges de sourires. Le lendemain matin je les retrouve dans le ragoût devant un café, leurs lèvres sont tendres, le bout de leurs doigts s'effleurent dans une douce intimité. 10 h 6, c'est l'arrivée en Gare de Lyon, elle parcourt quelques mètres de quai en cherchant du regard, et tombe dans les bras d'un homme qui lui enserre la taille et la fait voleter autour de lui.

– Il faut passer des examens, il faut faire des stages, vous devez être prêts à toutes les situations, non ?

Pas toutes, hélas.

– C'est comme dans tous les boulots, la théorie ça s'apprend en deux jours. Je n'en connais pas autant qu'un machino sur le matériel, pas autant qu'un contrôleur sur la billetterie, pas autant qu'un conducteur sur le service-client. Mais j'en connais plus qu'un machino sur la billetterie, plus qu'un conducteur sur le matériel et plus qu'un contrôleur sur le service-client. C'est tout. Mais ça vous intéresse vraiment où vous n'avez pas envie de dormir ?

– Non... je... Ça vous ennuie...?

Je ne réponds pas. Non, merci, je débarrasse seul. Non, j'ai encore du boulot à terminer. Je ne vois pas quoi répondre à vos questions, d'ailleurs, d'habitude ce sont les garçons qui posent les questions aux filles.

Elle part dans le couloir en se retournant de temps à autre et finit par rentrer dans son compartiment. Il est 23 heures et je ne vais pas tarder à soulager Mésange de ce paquet de linge sale qui passe son temps à dormir.