Quatre kilomètres de trou noir. Un tunnel. Je ne me sens jamais mieux que quand on longe cet étui de muraille, le bruit rend toute parole inutile, la lumière du plafonnier est cent fois plus dense. Faut attendre, figé. Et l'on en sort. Et rien n'a changé. Le dormeur est toujours là, moulé dans son lit de coussins, il vient à peine de s'assoupir, le visage ruisselant. Il a réussi à me voler mon précieux sommeil et je reste là comme un con à le regarder suinter de tout son mystère dans un catafalque bourré de linge blanc et propre. Je ne suis pas médecin mais j'ai bien peur de ne plus le voir marcher droit, le visage sec et haut, l'œil grand ouvert. Je ne sais plus si j'ai peur de la taule ou simplement de ne pas connaître la fin de son histoire. Si je m'endors, un contrôleur peut entrer avec son carré, et si je referme le bac, le dormeur s'étouffe. Je n'ai plus de compartiment libre. J'ai bien pensé à cadenasser ma cabine et aller dormir chez Bettina mais il est toujours assez mal vu de se faire surprendre seul, en espace clos, avec une voyageuse.
Dans le couloir, rien. J'aimerais que quelque chose me vienne en aide, n'importe quoi, un phénomène qui m'aiderait à faire diversion dans cette insoutenable inertie ambiante. Un voyageur italien qui hurlerait de bonheur en pénétrant dans son territoire, un ado qui me prêterait son Walkman bourré de hard-rock, un petit propriétaire de salle de cinéma qui m'offrirait une place de projectionniste à vie. J'ai besoin de tenir jusqu'à Milan, et là je jure de couper les branches pourries et de verrouiller jusqu'à demain matin, et qu'un abruti de contrôleur ou de voyageur ne s'avise pas de me réveiller...
Pour l'instant j'aimerais bien qu'on m'occupe l'esprit, qu'on me fasse rire, qu'on m'offre un café dans une Thermos encore chaude. Le couloir est inhospitalier au possible, du lino, du métal glacé, des vitres embuées. Je m'arrête un instant devant le compartiment de Bettina. Elle dort lovée contre son sac, emmitouflée dans une couverture qui laisse une jambe découverte. Sa cheville est incroyablement fine, presque cassante, moulée dans une chaussette blanche.
Un sauna. Elle et moi. À Farö.
La porte battante du fond du couloir s'ouvre sans faire de bruit. Deux types qui allaient entrer hésitent en me voyant. Mon premier réflexe est d'ouvrir le compartiment de Bettina, baisser les trois stores côté couloir et refermer au carré de l'extérieur. Un des types fait mine de s'accouder à une vitre mais me surveille du coin de l'œil. J'ai compris. Ça change tout, et pas dans le sens que je voulais. Les pirates du rail qui arrivent à l'heure habituelle avec la ferme intention de ratisser chaque voiture en attendant Milan. Manquait plus que les pickpockets...
Repartir doucement vers ma cabine, sans y rentrer tout de suite. Surtout pas. Ils vont croire que j'ai la trouille.
Et j'ai la trouille. Pas vraiment d'eux, malgré les crans d'arrêt, mais plutôt du bordel qu'ils sont capables de faire dans la voiture d'un couchettiste qui n'en a pas vraiment besoin ce soir. Si un des voyageurs se réveille avec une main étrangère dans sa veste, il a de quoi gueuler, provoquer une bagarre, arrêter le train, rameuter les flics et plus question de virer mon clando. Je me souviens de la fois où ça s'est fini sur le quai d'une petite gare où aucun train ne s'arrête jamais, deux voleurs se battaient avec trois types devenus complètement dingues, les flics sont arrivés un quart d'heure après que la première arcade eut éclaté, et ça a pris deux heures avant que le train reparte.
Et s'ils fouillent chez l'aboyeur, même s'il y a plus rien à piquer ? Il va croire au complot, il va les exterminer. Et Bettina ? Elle va piquer une autre crise de nerfs, et je ne me regarderai plus jamais dans une glace. Qu'est-ce qu'on fait dans un cas pareil ? Non, ce soir on ne rentre pas dans sa cabine en attendant que ça se passe. D'ailleurs il commence à perdre patience, son regard me fusille, si je ne me décide pas à rentrer il va me demander de lui faire un café, la lame sur la gorge. Je sais que j'ai très peu de chance de me faire planter, sûrement aucune, ce ne sont pas des tueurs, ils savent ce que ça coûte, ils veulent juste faire leur petit job peinard. Ils ne se serviront jamais du cran d'arrêt, jamais, c'est une certitude. Mais ils l'ont dans la poche, prêts à le montrer, et c'est de ça que j'ai peur, le voir s'ouvrir, en une seconde, sous mon nez. C'est tout. Ils échangent quelques mots en grimaçant, « qu'est-ce que c'est que cet emmerdeur qui ne nous laisse pas bosser tranquilles ». Ils perdent du temps, pour eux c'est le moment rêvé, pas le moindre rat crevé dans le couloir, à part moi.
Tant pis, j'y vais. Je me force à avancer en les regardant dans les yeux. Le bruit des soufflets, au fond, de leur côté.
Une hallucination... Un mirage...
Les contrôleurs italiens.
C'est Dieu. Il a tout vu de là-haut... Il veut se racheter de la nuit qu'Il me fait passer...
Ils font une drôle de gueule en voyant les voleurs, on ne sait pas qui sont les plus gênés, hochements de tête de part et d'autre, échange de civilités, prego, grazie, et ils passent leur chemin pour arriver jusqu'à moi. On dirait une bonne vieille comédie à l'italienne, plus vraie que nature, « Gendarmes et voleurs ». Pour couronner le tout ils vont pousser le vice jusqu'à contrôler mes billets, histoire de reprendre un peu d'autorité, celle qu'ils oublient devant la racaille. Leur salut est un peu mou, l'un d'eux me demande pourquoi je ne dors pas. Je ne peux pas les faire rentrer chez moi, je suis contraint de leur chuchoter à l'oreille mon peu d'italien épouvanté.
– Je surveille les voleurs, ils refusent de sortir de ma voiture, qu'est-ce qu'on fait ?
– Quels voleurs ?
– ... ?
– Où t'as vu des voleurs ?
Non, c'est pas Dieu qui m'a envoyé ces mecs-là, c'est pas possible. À moins qu'Il ne veuille me foutre dedans.
– Ceux-là, là ! Au fond. C'est des agents secrets, ou quoi ? Mais pourquoi vous les laissez faire, bordel ?!
Ils me font un petit geste de la main qui veut dire « laisse tomber, à quoi bon... ». Plutôt que prendre le risque de formuler un truc pas clair on préfère le suggérer avec une petite mimique, je l'ai pas vraiment dit mais t'as quand même compris, hein ?
Les voleurs n'ont pas bougé d'un pouce, mais ils sourient, eux. Une fraction de seconde j'ai pensé qu'ils m'avaient eux-mêmes envoyé deux émissaires en casquette pour m'inciter à rentrer gentiment chez moi.
On me dit que tout va bien, on me demande si tous les billets ont bien été vus par les Suisses, on me souhaite une bonne nuit. Et on passe dans la voiture suivante.
Comme ça.
Un truc pareil n'est possible que de ce côté-ci des Alpes. Si je raconte ça à Paris on ne me croira jamais.
Résultat : non seulement je suis toujours dans la panade, mais en plus, les deux marlous ont la bénédiction des autorités.
Et maintenant, ce sont eux qui avancent vers moi.
Tranquilles.
Reculer, reculer jusqu'à l'armoire électrique, ils ne comprennent pas, ils avancent. Le bouton vert, le bouton rouge, et le petit, en haut, qu'il ne faut jamais toucher, l'interrupteur général. La clé carrée me glisse des mains, je repère le bouton, j'appuie, ça claque...
Le noir absolu. Ils se sont arrêtés net.
– Mortacci tuoi...!!
J'ai juste le temps de rentrer à tâtons chez moi et je colle mon oreille contre la porte. Des chocs, ils se cognent dans les portes, quelques coups de poing dans la mienne m'assourdissent. Ils sont obligés de changer de voiture, ils ont beau être discrets ils ne pourront pas bosser à l'aveuglette. « On se revoit bientôt » j'entends, « on se revoit bientôt ». Encore un autre « Mortacci tuoi » (putain de tes morts) et le soufflet se referme derrière eux. À moins qu'ils ne m'attendent, tapis dans l'obscurité. Ils sont peut-être rusés, ces cons.
Ils vont sûrement revenir mais j'ai le temps de m'organiser.
– Allumez ou je crois que je vais tomber, me dit une voix chancelante.
Je me retourne, dans le noir, et aperçois la silhouette du dormeur, debout, à dix centimètres de moi.
– Vous avez failli me faire peur. Impossible d'allumer pour l'instant, tout le jus de la voiture est coupé... Recouchez-vous sur ma banquette.
Trois points lumineux à proximité indiquent qu'il est bientôt 3 h 30. Son souffle s'épaissit brusquement puis se suspend, un instant, dans un silence glacé.
– Hé... ho, déconnez pas, dites quelque chose ! Au lieu de ça je vois la silhouette s'effondrer à terre dans un bruit sourd, sa tête vient cogner contre mon genou.
Je ne bouge plus.
Je me colle les mains contre les paupières, juste un moment, pour m'isoler.
Mes pupilles se sont habituées à l'obscurité. En faisant un pas vers mon sac je lui ai marché sur la cheville et il n'a pas crié. J'ai retrouvé la lampe de poche après avoir jeté toutes mes affaires alentour et l'ai braquée dans ses yeux. Il est évanoui. Son corps reste écrasé à terre comme un fruit pourri tombé de la branche. Je devrais être angoissé, je crois. Mais, je ne sais pas, j'en ai un peu marre.
J'ai fait revenir la lumière et ça ne m'a pas plus éclairé. Dans le couloir, enfin, un humain s'étire. Un vieil homme que l'obscurité a dû réveiller. Ça vit encore un peu.
Je ne sais pas ce qu'on fait pour essayer de réanimer quelqu'un, on lui tapote les joues, on lui passe de l'eau sur le visage ? Je cherche son prénom. Jean-Jacques ?
– Jean-Jacques... ça va ? Vous avez chaud ? Vous voulez quelque chose à boire...?
Mes questions connes lui ouvrent péniblement les yeux, je lui verse un peu d'eau sur le visage et place le goulot sur ses lèvres.
– C'est rien... ça m'arrive même chez moi... un peu de chaleur... le manque de sommeil...
– Vous pouvez vous relever ?
Il ferme les yeux pour acquiescer et prend appui sur mon bras pour se dresser sur ses jambes.
– À combien sommes-nous de Milan ?
– On y est dans une heure, les Italiens ont l'air de vouloir rattraper le retard.
– Ne vous inquiétez pas pour ce qui vient de m'arriver... c'est courant... je descendrai comme prévu, je n'ai pas besoin de médecin.
– Oh, vous savez, à l'heure qu'il est je ne m'inquiète plus, je bouge.
Il regarde mes affaires étalées par terre et se met à les ramasser.
– Laissez ça, on s'en fout, je vais les ranger, laissez-moi le temps de souffler, j'en ai rien à foutre que ça traîne, que ça se salisse !
– Vieille habitude. Si jamais je m'en sors je ne vous oublierai pas. C'est pas des paroles en l'air, je vais avoir beaucoup d'argent, vraiment beaucoup, et je me souviendrai de ce que vous avez fait.
Sans savoir pourquoi, j'éclate de rire. Ce soir rien ne m'a été épargné, mais là... Ce type, je l'ai insulté, j'ai souhaité sa mort dix fois, j'ai même cherché à l'humilier. Et maintenant...?
– Écoutez, je ne sais pas comment vous dire ça, mais vous ne trouvez pas qu'on vit une situation ridicule ? Jean-Jacques... Vous vous êtes fourré chez moi pour éviter une douane, je me bats avec des contrôleurs et des brigands, vous tournez de l'œil à la première occasion, vous voulez me donner du fric et vous n'avez pas de quoi passer un coup de fil. Je sais plus et j'essaie plus de comprendre.
– Je m'appelle Jean-Charles.
J'ai réfléchi un instant et à nouveau j'ai éclaté de rire. Pas un rire sincère. Un rire ailleurs. Pendant cette seconde-là, plus rien ne m'a fait peur, les contrôleurs, la taule, les truands, les voleurs. C'est une seconde que j'ai volée à la logique universelle.
– Je n'ai pas d'argent sur moi, en ce moment, mais bientôt j'aurai de quoi assurer l'avenir de mes gosses, ma femme. Mais je vous dois quelque chose.
– Je veux pas employer de grands mots, mais si vous me devez quelque chose c'est une nuit de sommeil et un semblant de vérité.
Je ne poserai plus la moindre question à cet individu, il faut que ça vienne de lui. Il replie ma chemise froissée et me la tend.
– C'est votre chemise du retour ?
– Oui. De toute façon elle se serait salie autrement, je suis incapable de garder une tenue correcte, j'ai une réputation de clodo, aux Wagons-lits.
Le kataklan se radoucit un peu, le retard est rattrapé. Jean-Charles s'assoit un moment et s'éponge le front. Il n'a pas l'air d'aller beaucoup mieux.
– Vous avez compris que je suis malade, dit-il, comme si c'était une chose entendue depuis le début.
– C'est ça votre semblant de vérité ? Cette cabine entière est visqueuse de votre humidité, vous vous videz, vous dégorgez, et je passe mon temps à sécher tout ça.
Je ne contrôle plus ce que je dis, ça y est, je viens d'atteindre cet état d'incohérence physique et mentale dont Katia hérite à chaque retour. A ceci près que nous n'en sommes même pas à la moitié de l'aller.
– Vous êtes excédé, n'est-ce pas ? Vous me détestez.
– Non. J'aurais plutôt envie de vous gifler. Mais je ne peux pas frapper un malade...
Il baisse les yeux. Je dois faire oublier ce que je viens de dire.
– Vous êtes malade de quoi ? Et n'ayez pas peur d'appeler les choses par leur nom.
– Je ne sais pas trop, je sais que c'est grave.
– C'est con de tomber malade quand on est sur le point de récolter un paquet de fric, dis-je.
– Pfff... À ce jeu-là vous allez sûrement gagner, je ne sais pas me défendre contre un cynique. Vous êtes cynique comme on peut l'être quand on est sain.
« Sain. » Moi ?
– Je ne suis pas cynique, c'est vous qui êtes contagieux.
Tout ce que je dis m'échappe, ça sort comme ça. Antoine est méchant par nature, tout le monde le dit, Antoine n'a plus le choix de ses gestes. Mais Antoine n'a plus la force de galoper après son naturel.
– Si vous saviez à quel point ce que vous venez de dire est horrible... Il y a un an de cela je vous aurais tué. Maintenant j'ai compris que ça n'en valait pas la peine.
Je vois bien qu'il essaie d'articuler et de parler normalement, mais c'est de la frime. Ses yeux clignent de plus en plus, il n'arrive plus à tenir droit, les tremblements du train suffisent à le faire glisser de la banquette. Et moi, assis par terre, je le regarde s'effondrer.
– Je suis un individu recherché, mais pas seulement comme vous l'entendez. On me veut, tout le monde me veut, on se l'arrache, le M. Latour !
Il se met à rire comme un poivrot.
– Je représente un paquet de fric, et ça me fait bien rire de les voir tous s'agiter autour de moi, tous ces crétins en blouse blanche, et tous les autres, aussi.
Un poivrot, c'est bien ça, en pleine crise de delirium, en train de me servir l'amer couplet du ratage. J'ai l'impression d'être dans un rade pourri d'un quartier pourri, face à un saoulographe aigri dont le phrasé gondole de plus en plus. Si j'attends un peu il va tout balancer.
– Ça vous épate, hein ? Vous vous demandez comment un pauvre malade comme moi, pauvre ET malade, peut faire courir autant de monde ? Eh bien je vais vous le dire, au point où j'en suis...
Vas-y, dis-le.
– Je vaux de l'or. Et les Suisses en ont beaucoup, c'est connu... Ils paient plus que les Français, j'y peux rien. Vous auriez fait le même choix, hein ? Mon propre pays s'en fout si mes gosses sont à la rue quand je ne serai plus là. Je sais, les Suisses aussi, mais eux ils me donnent de quoi les faire vivre pendant des années, des décennies !
Sa tête plonge en avant et j'ai à peine le temps de me dresser sur mes talons pour le rattraper avant qu'il ne pique du nez au sol. Tout son corps a chaviré sur moi.
– Je dois... m'allonger... je dois me reposer...
Pendant une seconde je l'ai senti mort. Je ne joue plus.
– J'arrête tout. On appelle le chef de train, on va trouver une ambulance. C'est trop risqué. Tant pis.
– Pas question... Je ne suis pas encore crevé... c'est uniquement le manque de sommeil, si on s'arrête maintenant c'est foutu, pour moi, pour mes gosses, pour vous aussi... Trouvez-moi un endroit pour dormir...
Je m'incline. Il n'y a plus que ça à faire.
J'ouvre la porte et passe le nez dehors.
– Jean-Charles, écoutez, je vais vous demander un dernier effort et je vous installe dans un vrai lit, enfin... sur une couchette. Seulement il faut tenir bon jusque-là, et si on continue sur notre lancée il ne vaut mieux pas qu'on vous repère, hein ? Alors vous allez marcher tout seul dans le couloir, hein, et juste derrière moi. Vous vous sentez capable de ça ?
Oui de la tête. Avant qu'il ne change d'avis je roule en boule mes couvertures, draps et coussins, empoigne le tout du mieux que je peux et sors en forçant dans l'encadrement de la porte.
– On y va.
La boule bute un peu partout, je ne vois rien. C'est à crier de ridicule, je ne sais plus ce que je dois penser. Tout ça pour nous préserver du regard d'un petit vieux sans doute à moitié endormi, debout contre sa barre. J'essaie de penser à tout, je deviens encore plus paranoïaque, je deviens dingue.
Bettina se réveille en sursaut et voit le paquet de linge atterrir en face d'elle. J'essaie de la rassurer comme je peux en lui présentant un voyageur très fiévreux qui cherche un coin tranquille jusqu'à Milan. Tout en parlant j'installe la literie sur la couchette du haut, place l'échelle et aide Jean-Charles à grimper. Bettina me regarde avec ses petits yeux gorgés de sommeil, autour d'elle une douce odeur de peau endormie s'évapore. Elle voit bien que Jean-Charles n'a rien d'un spectre menaçant, au contraire, elle me demande timidement s'il n'a pas besoin d'un peu d'aide. Je ne sais pas quoi lui dire, à part de refermer le compartiment au loquet, sortir le moins souvent possible et venir me prévenir si quelque chose ne va pas.
– À tout à l'heure, me dit-elle en français.
– Quelle heure est-il ? demande Jean-Charles.
– 3 h 50.
– Je dois prendre ma prochaine pilule dans trois quarts d'heure.
– J'y penserai. Je vais essayer.
C'est la dernière chose qu'il fera sur ce train, juste après avoir dégluti, il sera à Milan. Je referme le compartiment.
Moi, j'ai envie de whisky car je sais ce qui m'attend pendant ces trois quarts d'heure : faire le pied de grue dans le couloir. Impossible de rentrer dans ma cabine et me couper du reste de la voiture. N'importe quoi peut se passer, je commence à être habitué, et je m'en voudrais d'échouer si près de Milan après tout ce que j'ai subi. Au cas où les voleurs reviendraient je me barricade chez moi, et on verra bien.
Je vide la bouteille, presque d'un trait, et pars me rincer la figure. Le petit vieux est retourné sur sa couchette. Je prends place devant une vitre et commence ma veillée.
Après tout, je suis payé pour ça.
Antoine...
Tu te retrouves là, planté comme un piquet cassé en deux. Tu ne sais plus très bien ce qui se passe, tu ne cherches plus vraiment à savoir si ce que tu fais en vaut la peine. Chacun de tes membres pèse des tonnes, surtout les jambes, et tu fermes les yeux, pour un peu ça marcherait, dormir debout... Et pourtant tu n'arrives pas à te sortir de l'esprit que c'est quelqu'un d'autre qui devrait être là, à ta place. Toi, tu devrais dormir en ce moment même sur une rame Florence, tranquillement, et demain tu aurais sans doute dormi toute la journée, c'est toujours ce que tu fais, là-bas. Pourquoi as-tu refusé ? Tu t'en veux ? Ça t'obsède ? C'est trop con, hein ? Mais tu te dis que ce voyage a sûrement une fin, comme les autres, que tout va se terminer Gare de Lyon, comme d'habitude. Et peut-être que tu ne reprendras pas la route de sitôt. C'est fini, les trains de nuit. Tu vas rentrer chez Katia, tu lui demanderas de ne plus te laisser repartir et elle le fera, parce qu'elle t'aime. Tes histoires, il n'y a qu'elle pour avoir la patience de les écouter, sur qui d'autre compter, hein ? Les trains de nuit, c'est fini. Tu ne remettras plus jamais les pieds en Italie, tu n'auras plus à côtoyer tous ces inconnus, et un beau jour tu oublieras tout et on t'oubliera. C'est pour ça que tu dois tenir bon, ce soir, c'est bientôt fini. L'espace te sépare de Gare de Lyon mais le temps t'en rapproche. Remets l'oubli pour plus tard, tu as toute une vie pour ça.
J'ai besoin d'une petite pause dans le cabinet de toilette, il n'y a guère que là où je me sente un peu moi-même. Le whisky m'a embrumé la conscience et râpé le palais. Décidément, je ne pourrai jamais envisager cette carrière d'alcoolique que je m'étais promise si tout foutait le camp. On pense trop de trucs qu'on regrette après.
Ça s'est passé très vite, ou bien j'ai perdu mon sens de l'instant. Je suis sorti des W.-C. sans regarder, presque les yeux fermés, et j'ai bousculé l'homme qui entrait dans ma voiture. Même pas le temps de voir sa gueule ou de m'excuser, il a foncé droit dans le couloir pour s'arrêter sans hésitation devant le compartiment 2. C'est à cette seconde que j'ai senti que la nuit serait encore longue. Il l'a inspecté sans faire de bruit et sans rien trouver. Il est revenu vers moi et j'ai pu voir enfin la tête qu'il avait. Des zones chauves sur le crâne, les cheveux ont dû tomber par touffes, ceux qui restent sont très longs. Un visage étrange et fermé. Il porte une grande veste en cuir noir, peut-être même trop grande.
– Il y avait deux personnes aux places 25 et 26, un Américain et un Français, où sont-ils ?
Il parle vite, sa question claque comme un ordre. Avec ce genre de mec il vaut mieux en dire le moins possible.
– Ils sont descendus, je ne sais plus où... en Suisse, je crois... vers Lausanne.
J'ai vu sa grimace, sa bouche tordue, et tout de suite après, sa baffe m'a cogné la tête contre la vitre. J'ai porté une main à ma joue brûlante. Je n'ai pas su comment réagir et j'ai baissé les yeux.
– Toi, tu vas comprendre très vite, c'est pas toi qui m'intéresses, mais si tu commences à raconter des craques c'est que t'en as déjà dit un paquet, à Lausanne. Ils étaient pas à Lausanne, ducon, on les attendait, et t'as dit que tu les avais pas vus.
Le blond avec le manteau bleu... J'ai bien vu qu'il s'adressait à quelqu'un qui s'est mis à courir sur le quai... Comment j'aurais pu penser que la silhouette me giflerait, un peu plus tard ?
– Moi j'suis rien... j'suis que le couchettiste de la voiture, je les ai vus monter à Paris, avant d'arriver en Suisse ils ont tiré la sonnette d'alarme et ils ont disparu, c'est pour ça qu'on est arrivés en retard à Lausanne...
Ma tête cogne de nouveau la vitre mais cette fois mon oreille a heurté la barre de fer. Un cri de douleur s'est bloqué dans ma gorge.
– Tu vas pas m'amuser longtemps, petit con. Tu sais, sur un train, je peux tout me permettre, moi aussi je pourrais tirer le signal d'alarme après t'avoir dépecé dans les chiottes, non ? J'irai jusqu'au bout pour savoir où ils se sont fourrés.
– Mais je vous dis la vérité, c'est vrai, ils sont descendus...
Là, il explose, m'empoigne par le revers et me traîne dans les toilettes. J'atterris sur la cuvette, il ferme la porte au verrou.
Il plonge sa main à l'intérieur de sa veste...
Un revolver...? Il le pointe comme un arc, bras tendu. Sur mon front. Il faut que je parle, mais ce sont des jets de vomissures qui vont sortir.
– Écoutez... J'ai vraiment vu l'Américain tirer le signal, mais avant je l'ai vu discuter avec des Italiens qui sont montés à Vallorbe... ensuite il est descendu... Il m'a donné un peu de fric pour être sûr que j'aie rien vu...
– Et le Français ?
– Lui, il est resté, il était accompagné des deux Italiens quand il est venu me demander son passeport, et ils sont repartis tous les trois vers les premières classes...
Il a levé l'arme en l'air en criant, j'ai fait un geste pour me protéger la tête. Mais son poing s'est abattu sur le lavabo.
– Comment ils étaient, ces Ritals ?
– Heu... Y'en avait un tout en jeans et l'autre portait une veste en laine marron...
– C'est où les premières classes, ducon ?
– En tête de train, je les ai vus faire des allées et venues dans les couloirs, mais sans le Français, ils ont dû l'installer ailleurs...
Sans savoir pourquoi une dernière phrase m'a échappé. Un truc stupide dont j'aurais pu me passer.
– J'en ai vu un avec un cran d'arrêt.
Et là-dessus, contre toute attente, il rit.
Le flingue rangé dans la veste il sort comme une furie, sans rien me demander et sans me menacer.
Je reste seul, assis sur la cuvette, sans bouger. J'ai l'impression qu'on vient de violer le dernier espace où je me sentais encore bien. Maintenant je ne pourrai plus m'enfermer dans ces chiottes sans avoir le goût du vomi dans la gorge. Je n'ai pas eu le temps de me rendre compte de grand-chose, ce n'était plus de la trouille, c'était de la terreur, on ne peut plus rien faire, on se sent comme dans un avion, on est spectateur.
Je ne sais pas ce qui m'a pris de raconter ça. J'avais quelque chose à protéger ? Jean-Charles, Bettina ? Sûrement pas, le flingue m'aurait fait oublier mon propre frère. Quoi d'autre ? Certainement un trop-plein qui est remonté à la surface. Passé une certaine heure toutes les haines se confondent.
L'eau froide vient rafraîchir ma joue et mon oreille. Les doigts ont marqué leur empreinte, ma gueule est striée de rouge. Le salaud...
Il va revenir.
Le visage encore ruisselant je me précipite vers le 7. Bettina est debout sur sa banquette et regarde bouche bée le dormeur écroulé dans un sommeil apparemment paisible.
– He's O.K., murmure-t-elle avec un sourire, qui tombe quand elle voit la tête que j'ai. What about you ?
Elle pose les doigts sur ma joue rouge.
– It's nothing, dis-je en détournant la tête.
Elle ne comprend plus rien, un malade dort en haut, en bas un couchettiste en uniforme s'escrime sur la porte en vérifiant quatre fois qu'elle est bien fermée, baisse les stores à fond et se poste devant, clé carrée en bataille. Et bien sûr, elle me demande des explications que je suis incapable de fournir en anglais. En français déjà, j'aurais du mal. De toute façon, si je lui disais le quart de ce qui se trame sur cette putain de bagnole elle aurait de quoi faire dérailler tout le Galileo rien qu'avec ses jérémiades. Depuis quelques heures je viens de piger un truc qui ne m'était encore jamais apparu : il ne peut y avoir qu'un seul maître à bord. En l'occurrence je ne maîtrise pas grand-chose, mais je commence à comprendre ce qui se passe ici, à saisir le mouvement. Un certain stade d'absurdité franchi, le bordel se met à prendre sens. Jean-Charles est un gros coup, il ne délire pas quand il parle de tout le fric qui frémit autour de lui. Il s'est vendu aux plus offrants, les Suisses, et manifestement ils y tiennent. Il ne pouvait passer qu'en fraude, les Français ne l'auraient pas lâché aussi facilement, pour ses dettes ou autre chose. Le meilleur moyen d'aller en Suisse ? L'avion, impossible. La voiture, trop risqué. L'idéal c'était le train de nuit, on ne vérifie jamais les passeports français ou américains. Seulement voilà, l'incident de parcours, le trois fois rien qui remet tout en question, un misérable portefeuille, cinq mille francs qui viennent mettre en péril des sommes faramineuses, un comble... Le seul truc que je ne comprends pas c'est l'intérêt que suscite un misérable comptable malade qui passe son temps à roupiller. Il tenait peut-être les comptes d'une bande de truands, il a peut-être des registres douteux en sa possession...
D'ailleurs je me demande si je vais le réveiller. Je voulais juste lui dire que si l'homme à la veste noire réapparaissait, je le foutrais dehors, lui, le malade. Après tout ils n'en ont pas après moi, c'est le dormeur qu'ils veulent, comme ça je serai débarrassé des deux, et je resterai seul avec la Suédoise, au risque de me faire piquer par je ne sais qui, au point où j'en suis ils peuvent même me lourder de la compagnie, je ne ferai plus jamais le con dans un train de nuit.
C'est drôle, voir un flingue braqué sur moi m'a presque totalement éclairci les idées. La fatigue s'est dissoute, comme si elle avait senti qu'il valait mieux filer en douce, faute d'avoir le dernier mot.
Mademoiselle Bis. Quand on a la tête que j'ai, ma nervosité, mes gestes bizarres, mes tics hagards, on ne peut pas se permettre de dire : calmez-vous, tout va bien, continuez de dormir. Bientôt elle va regretter le compartiment des deux V.R.P. Il ne faudrait pas que je perde de vue que cette Bettina n'est qu'une bis. D'ailleurs « bis » est un nom qui lui va beaucoup mieux. La vraie Bettina avait elle aussi cette tête de belette effarouchée la première fois où je l'ai vue, dans un Galileo Florence, en juin l'année dernière. C'est une rencontre que je n'ai jamais racontée à personne, pas même à Richard.
La Bis me demande quel genre de maladie a Jean-Charles et je ne sais toujours pas quoi répondre. Puis, le regard terriblement grave, elle me demande si je ne suis pas en train de faire des « bad things ». Des mauvaises choses...? C'est fou ce qu'un langage basique peut être cinglant. On est obligé de retrouver des principes élémentaires, le bien et le mal, le bon et le pas bon, le gentil et le méchant. Alors qu'il y a déjà tout un monde entre le gentil et le pas méchant. Toutes les armes me manquent, la nuance, l'euphémisme, l'ironie, ne restent que le ton et le regard, et pour ça je ne suis pas très fort. J'aimerais lui dire que tout ce qui m'arrive est fâcheux, mais en même temps logique, qu'il y a de la recherche dans la fuite, de la ressource dans la fatigue et de la distance chez le trouillard. Mais, en même temps, j'aimerais lui dire que j'ai envie de lui empoigner les seins et les hanches, là tout de suite, et que pourtant je ne suis pas un salaud, parce que je suis plutôt du genre à demander la permission d'abord. Mais c'est peut-être un peu trop basique.
Au moment où j'allais encore dire un mensonge à peine rassurant ça a gueulé dehors. « Cuccettista Francese ! Cuccettista Francese ! » Où est ce maudit couchettiste français ?...
Voilà, je suis maudit, enfin un qui a le courage de le dire. Dans le rai de lumière sous le store je vois une jambe de pantalon bleu. Je n'adore pas les F.S. mais autant que ce soit eux qui me maudissent.
– Qu'est-ce qui se passe ?
– C'est toi qui demandes ça ? crie-t-il.
Il est seul, décomposé, hargneux. Il a envie de me poinçonner le nez avec son appareil et je lui fais signe de le ranger car ce soir, j'ai vu mieux.
– Pourquoi t'as fait ça ? Tu vas nous faire avoir des histoires !
– Mais quoi ?
– Qu'est-ce qui t'a pris, Madone de Madone de merde ! Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? C'est après toi qu'ils en avaient ?
Je persiste à ne pas comprendre et le lui montre. Il perd patience et, entre deux insultes à la Sainte Vierge, me tire par la manche. Nous parcourons quatre voitures dans cette position ridicule. Au seuil de la 92, son collègue nous attend, il pointe l'index à terre.
Deux corps inanimés, deux visages où tout a éclaté, le nez, les lèvres, les arcades. Les pickpockets gisent au sol entre deux traînées de sang, les membres n'importe où, désarticulés. Celui qui a la veste marron a le nez qui fuit goutte à goutte. L'autre a le crâne coincé sous la poubelle murale. Un cran d'arrêt est tombé deux mètres plus loin, fermé.
– C'est toi, hein ? Tout à l'heure tu voulais leur barrer la route...
C'est le fou à la veste noire qui a fait le boulot. Quelle force faut-il avoir pour laisser deux hommes dans cet état-là ? Comment faut-il frapper et à combien de reprises ? À quel moment décide-t-on d'arrêter et pourquoi ? En même temps qu'un haut-le-cœur je ne peux réprimer une autre réaction. Une impression bizarre et paradoxale. Une sorte de contentement.
– Ce n'est pas moi qui ai fait ça, j'en suis incapable.
« Et je le regrette », dis-je entre les dents, et en français. Ils me dévisagent, incrédules, ça ne peut être que moi, tout à l'heure j'ai manifesté quelques velléités de justice, devant eux.
– Alors qui ?
Bonne question. Au point où nous en sommes, pas de demi-mesure, je balance tout ou rien. Tout, ça veut dire beaucoup d'emmerdements. Rien, c'est pareil.
– Faut croire qu'un voyageur s'est réveillé, ça devait bien arriver un jour. Allez le retrouver, maintenant...
En chœur ils lancent une tirade de jurons, la casquette tordue dans le poing. L'un d'eux sort une boîte de premiers soins, l'autre se baisse vers un voleur et lui tapote le torse en faisant : Héo... Héo.
– Vous avez encore besoin de moi ?
On ne me répond pas. Parfait. Ciao. Démerdez-vous, bichonnez-les, faites-leur des excuses et découpez du sparadrap. Quand ils se réveilleront, ils lèveront le soupçon sur moi, les F.S. ne vont rien piger à cette version de l'exterminateur en veste noire. De toute manière, je n'imagine pas vraiment les pickpockets porter plainte chez les carabiniers.
Avant de les laisser je demande si le retard est rattrapé. L'un me répond oui et l'autre : qu'est-ce que ça peut bien te foutre ?
Donc, Milan à 4 h 28. Il doit être 4 h 10. Richard dort, Éric couche avec une Italienne. L'homme à la veste en cuir me cherche, et il vient de prouver sa détermination, d'autant plus qu'il a désormais la preuve que j'ai menti. Ne reste qu'une solution : reprendre le dormeur avec moi, tant pis, il ne reste qu'un quart d'heure avant Milan, il les passera sur ma banquette, je bloquerai la porte avec une chaîne, et puis... je ne sais pas, on verra.
De quoi je me mêle, après tout ? Je n'ai même pas demandé l'avis du dormeur. Il a peut-être envie de retrouver ses commanditaires et se faire prendre en charge dans les bras rassurants d'un tueur. Après tout ils avaient rendez-vous, hein ? Qu'est-ce que ça peut me faire si un gros feignant malade veut dormir dans un de ces fameux édredons helvètes, rembourré de pognon, pour sa femme et ses gosses, tout le monde a une femme et des gosses, je ne vais pas me ronger les sangs chaque fois que je rencontre un père.
M'enfermer avec lui dans une cabine ? Faudrait être cinglé. Je dois aller de moi-même vers la veste noire. Oh, à coup sûr je prendrai une baffe, mais ça sera vite passé, et je le conduirai vers le dormeur, au besoin je braillerai pour rameuter deux trois voyageurs dans le couloir pour que tout se passe dans le calme, il n'ira pas jusqu'à se servir du flingue. Il l'a dit, personne n'en a après moi. Dans douze minutes ils seront sur le quai de Milano Centrale, et moi, pas loin de Mlle Bis, peut-être pas dans ses bras, mais pas loin. Pour l'instant, je constate qu'elle a bien écouté mes consignes : fermer au loquet son compartiment. Je donne un petit coup de clé carrée.
L'obscurité s'est pointillée de blanc quand j'ai chaviré à terre et le noir m'a aveuglé à nouveau quand la semelle s'est écrasée sur mes yeux. Sans bruit. Un fondu de noir au noir, ma tête résonne. Le coup du lapin quand il m'a happé à l'intérieur par le col, la couchette médiane dans la tempe gauche et le déséquilibre au sol, un autre coup dans la nuque, son pied qui m'écrase le front.
Mal.
– Allumez la veilleuse, Latour.
Mon œil droit reçoit un petit jet orangé, l'autre reste mâché dans son orbite, brouillé de blanc.
Tu es sur le dos, la bouche ouverte, si tu vomis tout restera bloqué dans ta gorge et tu seras obligé de ravaler. Respire, plutôt. Souvent tu as évité de vomir en contrôlant ton souffle. Respire par le nez, bloque tes lèvres. Tourne un peu la tête de côté, la pression sera moins forte sur ton front. Le mal va disparaître dès que la tête va sortir de l'étau. Ne demande rien, reste immobile, ne parle pas.
L'ondulation du rail me revient doucement dans l'oreille, mêlée aux pulsations.
– Laissez-le se relever, il m'a beaucoup aidé pendant tout le parcours, sans lui vous ne m'auriez jamais retrouvé. J'en parlerai à Brandeburg. Laissez-le se relever.
– Ce petit con a failli tout faire foutre en l'air, j'ai perdu du temps avec ces deux Ritals de merde. Les menteurs, je préfère les voir la gueule par terre.
– C'était pour me protéger, il n'en savait rien. D'ailleurs je vais avoir besoin de lui pour ma pilule. C'est vous qui allez me trouver de l'eau avec votre revolver ?
Il a levé le pied et mille fourmis ont grouillé dans tout le pan droit de mon visage. J'ai pu bouger la tête, lentement, passer ma main sur mes yeux. Je me suis relevé du tapis comme un jeune poids coq, pas fier, groggy.
La lueur orangée caresse les contours immobiles des occupants. Jean-Charles est toujours allongé et pose sa main sur mon épaule.
– Ça va, Antoine...?
Le fou en cuir étreint Bettina dans son bras gauche, la main crispée sur sa bouche. Dans l'autre il maintient le revolver piqué dans sa tempe.
– Pourquoi elle ? Pourquoi pas lui, là-haut ? dis-je en montrant Jean-Charles.
Pour toute réponse, serein, il arme le percuteur. Bettina frémit : un petit cri de gorge.
– Personne ne va vous empêcher de sortir. Elle est fragile, vous pouvez lui faire beaucoup de mal.
– Surtout si je tire, ducon.
– Et vous, là-haut, dites quelque chose, il a l'air de vous écouter. Si quelqu'un doit être maintenu en joue ici, c'est vous, non ?
Le tueur ricane, pas trop fort. Jean-Charles aussi. Il semble faussement à l'aise, il joue un jeu bizarre.
– Aucun risque ! Aucun risque ! Je ne le connais pas, ce monsieur, dit-il en montrant du doigt le fou. C'est la première fois que je le vois, mais c'est pas grave, le moindre de mes cheveux lui est plus cher que l'une de ses deux mains, hein ? C'est pas vrai ce que je dis ?
L'homme ne répond pas et continue de me fixer.
– Mais si, Antoine, vous n'avez pas l'air de me croire... Je pourrais lui envoyer une gifle, il ne broncherait pas, tenez, regardez...
Et paf, une belle mandale qui lui a fait dévier la tête. Mon cœur a fait une pirouette, j'ai cru entendre le coup de feu partir et la boîte crânienne de Bettina exploser. La tête du tueur reprend son axe, son corps n'a pas remué d'un poil. Pas un mot, pas une lueur de surprise dans le regard. Elle est belle ta démonstration, Jean-Charles. Alors, interviens. Dis-lui de baisser son truc, personne ne lui mettra de bâton dans les roues.
– Seulement, l'ennui, c'est qu'il a une mission : me conduire sain et sauf chez son patron en écartant tous les obstacles sur son passage. Si vous voulez en être un, libre à vous.
– Merci, on a déjà fait connaissance, et heureusement que j'étais assis sur une cuvette de chiottes. J'ai vu de quoi il était capable avec les deux types qu'il a laissés sur le carreau.
Le K.-O. a réveillé le zombi en moi, la fatigue est venue me réhabiter, j'ai l'impression de peser des tonnes. L'écroulement est proche, que je le veuille ou non.
– Imaginez, Antoine, la rencontre d'une nourrice et d'un exécuteur. Deux êtres dévoués par définition, deux rôles attentifs. Des expectatifs. Des vigilants. Réunissez-les dans un même corps et vous avez ça, dit-il avec un vague mouvement de la main qui aurait pu désigner une merde de chien. Jimmy, l'Américain, était comme ça aussi. Vous m'imaginez, moi, un simple comptable, habitué à répondre aux sifflements des patrons pendant vingt ans, et pouvant désormais humilier ce genre de créature ?
Le train baisse de rythme, légèrement.
– C'est plaisant ? je demande.
– Pas tellement, mais j'ai envie de voir jusqu'où on peut aller.
Air connu.
– Bon, j'en ai marre d'entendre vos conneries, fait la veste noire. Trouve-nous de l'eau pour qu'il puisse prendre sa pilule. Et fais gaffe, la moindre bonne idée qui te traverse la tête montrera le chemin à une bastos. Je garde la copine.
Des larmes coulent des yeux de Bettina. La terreur muette.
– They don't want to kill you, they're leaving in a few minutes.
Le tueur ne bouge pas.
– Oh, ne vous inquiétez pas, me dit Jean-Charles, il comprend l'anglais, sinon il aurait déjà tiré. Il ne la lâchera pas, surtout si vous sortez pour me chercher de l'eau. Et il m'en faut, vite.
– Vous avez repris du poil de la bête, vous. La bonne santé ne vous vaut rien. Bon, je sors ?
L'homme me regarde bien dans les yeux, fait pivoter de quelques millimètres le menton de Bettina et enfonce le canon dans son oreille.
– Oui. T'as moins d'une minute.
Message reçu. J'entrebâille la porte juste de quoi me glisser dehors. La pleine lumière me fait cligner des paupières.
Maintenant j'aimerais bien comprendre cette histoire de flotte. Il y en avait dans le compartiment, j'ai vu la bouteille quand j'étais à terre. Jean-Charles le sait-il, ou pas ? Il me semble même que c'est un peu tôt pour sa pilule. Je suis trop crevé pour comprendre les signes, et s'il y en avait un, je me demande ce qui est en mon pouvoir. Antoine Ducon est fatigué, il a juste assez de jus pour aller jusqu'à Milan, et plus on s'en approche, moins j'attache de l'importance à cette espèce de tragédie lointaine dont il semblerait que je sois l'un des acteurs. Un revolver dans une oreille... un type allongé, tantôt malade, tantôt arrogant...
C'est le rideau, bientôt. Le rideau. Tu ne fonctionnes plus très bien, tu ne sens plus les détails, tout t'échappe. Essaie de marcher droit jusqu'à ta cabine. Tu te souviens où tu as laissé l'eau ? Prends la bouteille et retournes-y.
Ils n'ont pas beaucoup bougé, tous les trois, raides comme des antennes qui émettent et reçoivent des ondes, des ordres radio, réceptifs à la foudre et aux éclairs. Le dormeur, toujours perché, me lance un regard mauvais quand je lui tends la bouteille. Comme quoi l'agressivité me parle encore. Ne pleure plus, Bettina. Tu penses à quoi, là, tout de suite ? Aux sourires blonds de ton enfance, à ta petite maison en lambris qui croule sous la neige, à tes congénères qui savent écouter le silence. Je te jure que les gens du Sud ne sont pas tous comme ça. Celui qui t'enserre dans son bras est un pauvre type préoccupé par de pauvres choses.
T'es pas d'accord, toi, dans la veste en cuir craquelé piquée à ton vieux père ? T'as quoi, dans la tête ? L'espoir d'un rêve, au bout d'un long cauchemar de cruauté ?
– On ralentit ?
– ... ?
– Héo, ducon ! On ralentit ou quoi ?
– Oh ben... oui, j'crois. Peux m'asseoir...?
– C'est pas le moment, ducon, on va se préparer à sortir. Latour et ducon, vous nous précédez dans le couloir et on attendra tous près de la porte.
Latour m'emboîte le pas en me lançant des œillades à la dérobée. Mais qu'est-ce qu'il veut, bordel ? Une manœuvre ? Une diversion ? Parce que maintenant ce crétin n'a plus envie de descendre ? C'est moi qui vais le foutre dehors, à coups de genou dans les reins. Fini, les questions, l'héroïsme, les choix, tout ça va dégager de mon train.
– Antoine ? Je peux vous demander une dernière chose avant que nous nous quittions ?
– Non.
– Ne me refusez pas ça... À votre retour à Paris allez voir ma femme, parlez-lui de moi, dites-lui... Je vais lui téléphoner pour la rassurer mais ce sera différent...
– Vous voulez vraiment que moi, en personne, je lui dise ce que je pense de vous ?
– Mais non... Dites-lui... Dites-lui ce qu'elle pourra comprendre... Faites-moi passer pour quelqu'un de pas trop moche. C'est bien de se l'entendre dire par un étranger.
Il griffonne quelques trucs sur une carte.
– Vous serez quand à Paris ?
– Vendredi matin, et pour toujours.
Les freins décompressent, le train s'arrête, la dernière secousse nous déporte légèrement. L'homme commence à s'agiter vers la portière.
– Voilà son numéro. C'est lisible ? Allez-y quand vous pouvez.
Je ne réponds pas et glisse le papier dans une poche pour éviter de discuter.
– Mais qu'est-ce qu'on fout là... y'a pas de quai ! J'ai fermé les yeux un instant, je ne sais pas qui a parlé.
– Mais réveille-toi, ducon ! On s'est arrêtés dans la nature !
– Non, on est bien dans la gare mais le train est trop long et on est en queue. Les machinos vont décrocher la rame Venise pour raccrocher à une autre loco pour nous conduire au quai d'en face.
– Et ça prend longtemps ?
– Dix minutes, au moins.
Il tape du plat de la main contre la vitre et redevient le fou furieux de la première confrontation. Il a envie de frapper.
– Hé ducon, on va pas rester là dix minutes !
– Alors allez-y à pied, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ?
Latour n'a pas l'air d'apprécier la suggestion. Quelques voyageurs endormis sortent dans le couloir, ils doivent penser que c'est la douane. Au moindre arrêt, c'est toujours la douane.
– Écoutez, faites ce que vous voulez, vous êtes dans Milan. Sortez ou restez, mais décidez-vous vite parce que les gens se réveillent, la relève des contrôleurs va arriver et tout le monde va se demander ce qu'on fout là.
Silence approbateur. Pour une fois. Je ressens presque un peu de réconfort à voir une grave question posée sur la table sans avoir à la trancher moi-même.
– Bon... C'est bon, c'est bon. Latour, on descend. Même si j'ai à vous porter on ira à pied.
– Non mais... vous plaisantez ? Marcher dans la caillasse, dans le noir, je n'aurai jamais la force.
– Je l'aurai pour vous. Vous disiez, tout à l'heure ? Éviter tous les obstacles pour vous ramener ? C'est vrai, même si vous-même vous en devenez un. Vous savez bien que je tirerai pas, mais c'est pas la peine d'en jouer, je suis beaucoup plus fort que vous. Alors ? Vous me suivez, tranquille, ou je vous traîne ?
Bettina ne me regarde pas dans les yeux et fuit tous les autres. Elle s'accoude aux montants de la fenêtre, le front collé contre la vitre en attendant que ça passe. Ne plus voir nos gueules. Le dur ouvre la portière et invite Jean-Charles à passer devant. Il s'exécute en maugréant. Je ressens quelque chose de très fort, l'imminence d'une délivrance.
– Hé ducon, avant de t'endormir, n'oublie jamais que tu bossais sur la voiture 96 du train 223 du mercredi 21 janvier, parce que nous, on oubliera pas.
Le dormeur a cherché mon regard mais il n'a eu qu'une parodie de sourire. Bettina se laisse déborder par une plainte trop longtemps retenue et éclate en sanglots. J'essaie de la garder près de moi mais elle me reprend son bras avec hargne et rentre dans le 7 en m'insultant dans sa langue.
Me voilà seul. Je tire un grand coup sur la portière, tâtonne pour trouver la clé de mon cadenas. Le skaï de ma banquette est froid.
– C'est pas possible vous mé réveillé pas da un démi-heure ! Mon passaport et lé billet, vite !
– ... Hein... Quoi ?
– Vite ! Porco cazzo !
Le Milanais... J'ai complètement oublié de le réveiller...
– Où sommes-nous ? On a quitté Milan ?
Je soulève mon store, nous sommes à quai, éclairés par les réverbères. Il gueule, hystérique, et ses cris me ramènent à la conscience. Combien de temps ai-je dormi ? Pas plus de dix minutes en tout cas. Sans aucun mal je retrouve ses papiers et les lui tends. Il descend en maillot de corps, la chemise sur l'épaule, les chaussures délacées. Au-dehors, loin devant, le feu est rouge. Encore deux ou trois minutes avant le départ. Je dois remettre un peu d'ordre chez moi, regarder dans le bac, des fois que le dormeur ait fait des dégâts sans les avouer. Apparemment non, tout est sec, froissé mais sec. Un paquet de chewing-gums... Pêche-abricot. Les plus infâmes, ça ne m'étonne pas vraiment. C'est vraiment un parfum pour comptable.
Curieux personnage.
Je n'aurai pas percé son mystère avant Milan. Je n'irai pas voir sa femme.
Ne reste qu'à assainir l'air avec un bon paquet de fraîcheur milanaise, fameuse entre toutes. Je baisse la vitre à fond.
Sur le quai, à contre-voie, deux silhouettes. Mais bordel ! Combien de temps a duré la manœuvre ? Cinq, dix minutes ? Et ils sont toujours dans la gare ? Jean-Charles a dû traîner la patte, s'arrêter sur un banc, ou je ne sais pas... Quand il y met de la mauvaise volonté, ça peut durer des plombes. Dès qu'ils arrivent à ma hauteur je remonte la vitre et baisse fissa le store. Il ne m'a pas vu.
Toc toc.
« Antoine ! »
Je m'affiche à la fenêtre, presque calme. Le dormeur est juste en dessous, sur les rails. L'autre est resté sur le quai.
– Antoine, on se reverra, à Paris ?
– Restez pas sur les rails, allez-vous-en.
La marche lui a rougi les joues, il est presque essoufflé.
– On se reverra, à Paris ?
– Est-ce que vous reverrez Paris ?
– Latour, nom de Dieu ! Demandez-lui vos pilules et on se casse.
On sonne le départ, je tourne la tête, le feu est vert.
– Éloignez-vous des rails, bordel !
– Mais... mes pilules sont a l'intérieur... courez les chercher... attendez... je... je viens les chercher, je sais où elles sont...
En un rien de temps il grimpe sur le marchepied, le con. Première secousse avant le démarrage. Il tire sur la portière qui ne peut que s'entrebâiller.
– Faites pas le con, Jean-Charles !
L'homme s'élance vers lui.
Je me précipite dehors, il s'est déjà à moitié engouffré. Le train s'est élancé de quelques mètres et la portière se referme toute seule. Ils hurlent, en même temps, je ne sais pas quoi faire. Une étincelle de déjà-vécu s'allume dans ma mémoire, ils se tiennent par la main...
Je me lance vers ces deux mains crispées l'une dans l'autre, je tords les doigts pour les séparer et y parviens, le tueur a rentré sa tête à l'intérieur, il s'agrippe. De toute la force de ma jambe je lui fracasse mon pied en pleine gueule et il est expulsé sur les rails. Je fonce dans ma cabine pour le voir de ma fenêtre. Je me penche le plus possible, jusqu'aux hanches, mais le train qui vient juste de changer de voie me le cache à cause de la courbe de l'aiguillage.
Roulé en boule sur ma banquette, les poings crispés contre ma poitrine, je bloque ma respiration une bonne minute pour laisser passer une bouffée de violence.
Sur la plate-forme, deux ou trois personnes. Des voyageurs mal réveillés qui ont entendu les cris. Deux hommes, une femme, tous les trois hébétés et fixant leur regard dans la même direction.
Jean-Charles. Assis par terre, le visage levé, la main droite brandie vers nous. Les doigts saignent, il a dû s'écorcher au loquet ou sur un angle. Il sourit, les larmes aux yeux. Sa main, il veut nous la montrer, presque triomphant. Des gouttes de sang dégoulinent dans sa manche. Il va parler.
– Tout l'Océan du grand Neptune arrivera-t-il à laver ce sang de ma main ? Non, c'est plutôt ma main qui rendra les multitudes marines incarnat, faisant de tout le vert un rouge.
Maintenant c'est lui qui la regarde, encore plus stupéfait que nous, et la pose sur sa bouche à l'endroit de la plaie. Il lèche les gouttes.
La femme se retourne en grimaçant. Un homme, peut-être son mari, l'entraîne dans le couloir. Le troisième, encore plus inquiet, me demande d'intervenir. Après tout je suis le responsable de cette voiture, hein ? Avec ma bouteille d'alcool à 90o et du sparadrap je m'assois à côté du malade.
– Je vais le faire moi-même, il vaut mieux que vous n'y touchiez pas, dit-il.
Je n'insiste pas. Le train est complètement lancé, maintenant. Au fond de ma poche je cherche les chewing-gums. Jean-Charles en accepte un, tout en appliquant le pansement.
On mâche.
Un bout de papier est plié à terre, celui qu'il m'a donné tout à l'heure et qui est tombé de ma poche au milieu des chewing-gums. Je l'ouvre, sans curiosité.
NE ME LAISSEZ PAS PARTIR
Nous nous regardons, Jean-Charles et moi, mais personne ne parle. J'en fais une petite boulette et vise la corbeille. À côté, raté. J'allume une cigarette. Le goût de l'abricot s'estompe, je fais une nouvelle boulette avec la gomme incolore et la lance vers la corbeille. À côté, raté. Je ne vise plus aussi bien qu'avant. Pour la première fois depuis longtemps je retrouve le véritable arôme du tabac.
– Tout à l'heure, cette histoire d'« incarnat », c'était bien du Shakespeare, non ?
– Oui.
– Macbeth, quelque part vers le début...
– Oui, c'est dans un dialogue avec Lady.
– Je ne me souviens pas très bien de l'histoire, ça remonte au lycée, mais le truc de la main qui saigne m'avait marqué.
– C'est vrai, hein ? On s'en souvient. C'est surtout le mot incarnat. « Incarnadine. » Avoir de l'incarnat sur les mains.
Dans un coin de fenêtre je peux apercevoir un bout de lune. J'ai l'impression qu'il fait un peu moins froid de ce côté-ci des Alpes. Un jour il faudra que je visite la Lombardie autrement que dans cette foutue carlingue.
– Vous m'offrez une cigarette ? Ça fait des années que je ne fume plus.
– C'est des blondes.
Il la porte à sa bouche. En avançant vers mon briquet quelque chose tombe de sa poche intérieure et roule à terre. La boîte de pilules. Il me regarde un instant et la range.
– J'ai arrêté la cigarette après mon deuxième gosse.
– Comment il s'appelle ?
– Paul. Il a onze ans... Il est drôle... Sa condition de gosse l'insupporte, j'ai jamais vu un môme qui aspire à être adulte avec une telle force. C'est dingue. Le bout de lune est toujours là et nous suit avec une formidable précision.
– Je comprends, dis-je, moi j'étais exactement comme ça. On était cinq gosses, mon frère aîné, mes trois sœurs et moi, et j'ai dix ans d'écart avec la plus jeune. Je suis le cas type de l'accident de fin de parcours, c'est courant chez les prolos. Quand je voyais mes frangines sortir le soir et rentrer à quatre heures du mat', j'en crevais au fond de mon lit de ne pas pouvoir les suivre, de ne pas goûter à cette liberté infernale. Remarquez, je me rattrapais avec la télé, c'était tellement petit chez nous que les parents étaient obligés de mettre la télé dans notre chambre, je la regardais jusqu'à la fin des programmes, quand ils étaient couchés. Je me souviens même d'avoir vu Psychose, d'Hitchcock, au ciné-club, tout seul. Le souvenir le plus terrifiant de mon enfance. Le lendemain j'ai essayé de raconter ça à mes copains de classe et personne ne m'a cru.
Il sourit, avec la clope au coin du bec.
– Il est temps de dormir, je dis.
– Vous croyez ?
– Il faudrait que je dorme une petite heure avant les premières descentes, à Vérone.
– Et vous allez me trouver une place ?
– On va essayer, dans la voiture de mon collègue, je crois que le 5 est libre.
Personne n'ose évoquer la solution Bettina. Mais on y a pensé tous les deux.
Le 5 est effectivement libre, le dormeur s'y installe timidement.
– Demain matin, vous allez voir un petit blond qui va vous demander avec beaucoup de fermeté ce que vous foutez là. C'est mon pote, vous lui dites juste que je suis au courant. Bonne nuit.
– Vous partez ?
– Vous croyez peut-être que je vais vous tenir la main en murmurant une berceuse ?
– Non... Je voulais dire... Dans des circonstances pareilles, il est difficile de dire merci, on ne sait pas quoi dire...
– Attendez attendez, maintenant je devrais dire : « Eh bien ne dites rien ! », c'est ça ?
– Je vais vous remercier, à ma façon, et c'est pas grand-chose. Je crois que je vous dois un aveu. Un petit bout de vérité.
– Ah non, pitié. Ça peut attendre demain.
– Juste une ou deux minutes, s'il vous plaît. On se sentira mieux tous les deux, après.
Il m'aura épuisé jusqu'au bout. Jusqu'au fin fond de l'au-delà de mes forces. Asseyons-nous.
– Bon, je vais faire vite, d'abord pour vous libérer au plus vite, mais aussi pour éviter de repenser à des choses qui ont bouleversé ma vie et celle des miens. Il y a deux ans je suis tombé malade, une maladie transmise par le sang... une maladie... comment dire... dont on ne sait pas grand-chose... on a encore rien trouvé pour... Non, on ne peut pas dire ça non plus ! Merde ! Mais vous voyez bien ce que je veux dire, non ?
Il s'énerve tout à coup. Il a commencé très solennel et en même pas deux phrases il a dérapé.
– Pas pire que la peste à son époque ou la tuberculose, ou le cancer, mais voilà, elle arrive maintenant, juste un peu avant une fin de millénaire, pile au moment où je faisais mon petit bonhomme de chemin sur terre, vous comprenez ?
J'ai appris une chose, dans ces cas-là : n'importe quelle réaction sera, de toute façon, mauvaise.
– Vous voulez son nom : le syndrome de Gossage, voilà, ça vous renseigne ? Bien sûr que non, hein ?
Il veut que je fasse quelque chose, rire, pleurer. Je dois garder le masque, sinon c'est foutu. J'ai attendu ça trop longtemps.
– Comment je l'ai attrapée ? Ça ne regarde personne... Et personne ne s'est risqué à me le demander. Les premiers symptômes sont apparus, fièvres spontanées, malaises, Cochin et tout le bordel, perte de tout, faim, souffle, sommeil, conscience. Trois semaines de vomissures et d'attente dans le noir. J'ai refusé que ma femme vienne. Et un matin...
Il marque un temps d'arrêt, la main sur le front.
– J'aurais du mal à raconter ce matin-là... Un réveil, presque paisible, le sentiment de retrouver un ami... de pouvoir commander les membres, de ne faire qu'un avec mon corps, comme tout le monde, comme avant. J'ai demandé une tasse de café avec une tartine. Et mon histoire a commencé là où tout aurait dû se terminer. Le carnaval autour de mon lit, analyses en chaîne, tests et autres dialyses, la farandole de médecins de tous les pays à mon chevet, stupéfaits. Un jour on m'a dit que j'avais figé le virus. Cela voulait dire guérison ? Non, personne n'en savait rien, j'avais stoppé le virus à un certain stade, aucune évolution, ni progression ni régression. D'autres résultats sont arrivés, des choses compliquées, on m'a appris que mon sang était très particulier et qu'il développait des anticorps beaucoup plus vite que n'importe quel système immunitaire. Ils n'ont repéré qu'un seul cas similaire, à New York je crois, pour un syndrome de Gossage, aussi. Le professeur Lafaille, le spécialiste qui me suit depuis le début, celui qui ne bosse que sur moi, a mis au point les pilules que vous avez vues, adaptées à mon seul métabolisme. Seulement voilà, là où mon pauvre cas ne concernait que moi, les choses se sont compliquées, parce qu'à partir de mon sang on peut beaucoup mieux travailler le virus et, paraît-il, créer un vaccin. Le tout premier vaccin contre toutes les maladies du système immunitaire.
Je l'ai regardé autrement... Je commence petit à petit à réaliser qu'en face de moi, là, il y a un type qui peut libérer des millions d'individus du mal le plus traumatisant qui soit. Un espoir vivant. Et il m'en parle comme s'il s'agissait d'une grippe.
– Mais... c'est... c'est extraordinaire...
– Oui, peut-être, pour vous, pour mes gosses, pour le reste du monde, mais pas pour moi, vous savez ce qu'est un vaccin, il ne concernera que les gens sains, pour moi c'est trop tard.
Je ne sais pas quoi ajouter. Il reprend son histoire.
– Enfin... Bref, je suis rentré chez moi, mais dans l'impossibilité totale de retravailler. Tout avait changé, les amis étaient compatissants, ma femme essayait de nier la maladie, de faire comme si de rien n'était, mes gosses restaient silencieux. Des visites de contrôle quatre fois par semaine, j'étais devenu un cobaye à qui on ne cessait de répéter qu'il était un sacré veinard d'avoir un sang aussi unique. Des dizaines de formulaires à remplir pour la Sécu, des démarches à n'en plus finir, une lenteur insupportable, je les ai maudits. Les dettes se sont accumulées, vous pensez si on en a quelque chose à faire quand on peut crever d'un jour à l'autre. Ma femme a essayé de travailler, des petits boulots, par à-coups, mais on ne la gardait nulle part. Chaque matin je voyais partir Paul et Aude à l'école et je pensais à ce qui se passerait si je devais disparaître.
Silence.
J'ai envie de dire quelque chose, « je comprends » ou « mon père était comme ça », comme sûrement tous les pères. Mais je ne veux pas le mettre en colère.
– Et puis, Jimmy est venu. Il a tout de suite trouvé quoi dire. Il travaillait pour les Suisses et la Suisse n'attendait que moi. Je vous passe les détails, les capitaux investis dans la recherche, les techniques et installations de pointe, à Genève et Zurich. Essayez d'imaginer ce que représente l'exclusivité de ce vaccin ? Non, vous ne voyez pas ? Essayez d'évaluer le nombre d'individus concernés, rien qu'autour de vous, rien qu'en France, et multipliez par la terre entière. Les Suisses ont vu en moi l'occasion ou jamais d'être les premiers.
« J'ai tenté de me faire une vague idée du “marché” en question, et je n'y ai pas trouvé de limites. Ensuite je me suis demandé comment on pouvait penser à une telle évolution de la médecine en terme de “marché”.
« Jimmy m'a montré les photos de la villa qui nous attendait Banhoff Strasse à Zurich, tout le monde serait pris en charge, mes gosses étaient accueillis dans un collège privé. Ils s'occupaient de tout et ce n'était pas des paroles en l'air, j'ai vu des contrats et de l'argent, tout de suite, sur ma table en formica, des liasses, pour me faire patienter en attendant ma décision. La première raison qui m'a incité à accepter, c'est la clarté de son discours, il n'a pas cherché à me cacher que je représentais une mine d'or pour les industries pharmaceutiques, et les plus importantes sont en Suisse, c'est connu. Et puis je mettais mes gosses à l'abri et pour toujours... Quelle absurdité...
Il a retrouvé son sourire mauvais.
– Quelle absurdité ?
– Pff... Toute une vie de bonne santé et de registres bourrés de chiffres, un petit train de vie modeste qui tire vers le médiocre... On tombe malade et c'est le gros lot. J'ai accepté sans rien dire à personne. Ma femme a essayé de m'en dissuader, on se débrouillera... Et hier soir j'avais rendez-vous avec Jimmy, Gare de Lyon. Il nous restait un léger handicap : la frontière. On n'allait pas me laisser sortir comme ça. Jimmy a envisagé toutes les solutions, le jet, la Mercedes, mais partout il y avait un risque. Il a décidé de faire au plus simple, le plus anonyme, le train de nuit. Vous connaissez la suite. Il a décidé que je resterais dans le train pour me présenter au rendez-vous, en temps et en heure. Le type que vous avez vu à Lausanne s'appelle Brandeburg, c'est le commanditaire pour qui travaille Jimmy, il s'était déplacé personnellement pour m'accueillir.
– Et pourquoi vous n'avez pas suivi son sbire, le type à la veste en cuir ?
– J'ai commencé à avoir peur quand j'ai vu Jimmy s'énerver, il s'est tout à coup transformé, il m'a donné des ordres. Et quand l'autre dingue a sorti son revolver, j'ai compris. J'ai compris que ma femme avait eu raison de se méfier d'eux, et Brandeburg m'est apparu comme une espèce de truand qui envoie ses mercenaires un peu partout pour rabattre des « affaires » telles que moi. J'ai eu peur de mes anges gardiens, et de leurs méthodes. Vous pensez que j'allais laisser ma peau et mon sang à ces ordures ? Et c'est votre clairvoyance qui m'a posé problème, aussi.
– Pardon ?
– Ben oui, vos sous-entendus, vos plaisanteries sceptiques et votre cynisme, votre méfiance, la manière dont vous étiez, je sais pas...
– Répétez ce que vous dites ?
– Je ne veux pas dire que c'est vous qui m'avez fait changer de cap, mais tout de même, ça m'a fait gamberger. Voilà.
Silence.
– Bon... c'est terminé ?
– Oui. Je vous ai résumé deux années de ma vie. Je vous le devais. Je vais pouvoir m'endormir le cœur plus léger.
Maintenant c'est moi qui risque de ne plus trouver le sommeil.
– Bonne nuit, Antoine. Je ne vous serre pas la main, dit-il en montrant ses sparadraps, vous comprenez.
– Je comprends.
Ma voiture s'anime un peu, de nouvelles têtes défraîchies viennent contempler un reste de nuit. Je dois préparer mes passeports pour Vérone à 6 h 46. À cette heure-ci les nouveaux contrôleurs ne viendront pas faire de zèle. Engourdi de fatigue, je me sens presque bien. Une cigarette.
C'est la première fois que mon soi-disant cynisme me coûte aussi cher.