CHAPITRE PREMIER
Somnolentes, les sentinelles montaient la garde autour de l’arsenal du camp de Châlons. Les festivités du 14 Juillet 1999, les bals populaires, les avaient exténuées; aucune d’elles n’entendit les craquements légers produits par un ovoïde grisâtre, surgi du néant, qui écrasait l’herbe jaunie de l’été.
La lune était couchée, l’obscurité profonde. Pourtant, les jumelles à amplificateurs de lumière des soldats juchés sur les miradors auraient permis de discerner l’intrus et les silhouettes furtives qui s’égaillaient en tous sens selon un plan bien établi.
Quelques-unes grimpèrent agilement le long des poutrelles, bondissant sur les plates-formes, d’autres surprirent les gardes dans leur guérite, d’autres enfin sectionnèrent les fils des caméras électroniques, des radars et des hurleurs.
Les poignards acérés couraient le long des gorges, sectionnant vaisseaux et trachées-artères, leurs victimes s’effondraient dans un bain de sang, émettant un sinistre gargouillis.
L’affaire, rondement menée, ne prit que quelques minutes, une partie des assaillants remplaça les sentinelles mortes, tandis que l’autre s’occupait des verrous et détecteurs protégeant les portes des magasins d’armes.
Ils possédaient une grande dextérité, car les vantaux épais s’ouvrirent presque aussitôt et les malandrins, dotés apparemment aussi de lunettes à vision nocturne, commencèrent à transporter des caisses soigneusement sélectionnées vers leur navire.
Il y avait là des armes chimiques, des grenades atomiques, des pistolets mitrailleurs, mais aussi des systèmes de sustentation individuels permettant de franchir un fleuve ou de survoler une montagne.
Le tout fut placé dans la soute et, lorsque celle-ci fut pleine, un coup de sifflet ultrasonique rappela les guetteurs, puis l’engin s’évanouit dans le néant dans le silence le plus absolu…
Seule anicroche dans cette opération bien organisée : une caméra ultrasensible non détectée avait filmé toute la scène. Et lorsque les officiers, général en tête, assistèrent à la projection du film, ils n’en crurent pas leurs yeux ! Assurément, ces lascars s’étaient déguisés pour effectuer leur larcin. Comment expliquer autrement leur costume, ces turbans, ces longues robes, ces cimeterres et ces poignards damasquinés dont un exemplaire fut retrouvé sur le sol ?
Comme aucun des gardes n’avait survécu et qu’il n’existait aucun indice, le 2e Bureau conclut à l’existence d’un commando de gangsters remarquablement organisé, doté d’hélicoptères extrêmement silencieux qui l’avait déposé à l’intérieur de l’enceinte de barbelés.
D’ailleurs des traces furent relevées sur l’herbe, mais personne ne s’avisa qu’elles ne correspondaient nullement aux patins de ce genre d’appareil.
L’affaire fut donc classée. Le responsable du service de surveillance reçut un blâme. Les services de police, avisés, renforcèrent leurs dispositifs de protection dans les emplacements à haut risque, s’attendant à une agression de grand style sur quelque banque dans les mois prochains.
Or, il ne se produisit rien… Et les armes dérobées ne furent, apparemment, jamais utilisées.
Cette mystérieuse attaque conserva donc son mystère et resta toujours inexpliquée.
Pas pour tout le monde… En effet, le délégué local des enquêteurs temporels de Kalapol, un officier d’état–major, avait eu entre les mains le fameux poignard. Il s’arrangea pour en effectuer une copie et transmit l’original au Q.G. dans un insondable futur…
La conclusion ne laissait aucun doute : cette arme provenait bien du passé et n’avait pas été volée dans un musée. Elle fut datée de manière précise grâce à une inscription gravée par l’armurier l’ayant martelée en l’an de l’hégire correspondant à 1095 après Jésus–Christ. Un rapport fut immédiatement envoyé au Conseil des Sages Polluciens qui, après avis des Grands Cerveaux, conclut qu’une nouvelle affaire de distorsion temporelle se développait à l’époque de la première croisade.
Le Président Kampl et ses assesseurs convoquèrent aussitôt le meilleur spécialiste en la matière : Setni.
Arraché à la douceur du farniente alors qu’il se dorait sur un atoll de la planète Torba en compagnie d’une superbe indigène, l’astrot se présenta devant ce comité composé des créatures étranges nées dans les plus lointaines constellations. Ecailleux, visqueux, ou volatiles au plumage mordoré, tous avaient en commun une extrême intelligence.
Que dire de celle des Grands Cerveaux protégés par des centaines de mètres de roc, sous le Galax, irrigués dans des cuves iono-échangeuses ? L’élite des savants des temps passés se prélassait là, neurones sensitifs reliés aux caméras vidéo relief-couleur qui, lors des périodes de réveil, leur transmettaient les informations galactiques actualisées.
Setni fut invité à examiner les images holographiques du raid. Il nota l’apparition fugitive d’un guerrier en armure, un Franc apparemment, qui semblait diriger l’opération, mais ne détermina pas la nationalité des musulmans.
La projection terminée, Kampl déclara :
─ Capitaine, chacun d’entre nous connaît vos exploits passés et votre remarquable travail dans l’affaire des transferts d’enfants opérés depuis l’époque d’Hannibal{1}. Ceci nous incite à oublier certaines erreurs. Vous êtes nommé commandant, et nous espérons que cette pernicieuse altération temporelle sera supprimée par vos soins. Avez-vous des requêtes particulières à formuler ?
Aucune, si ce n’est d’emmener avec moi mon fidèle Pentoser.
─ Accordé ! L’Hélion sera mis à votre disposition. Révisé, il dispose des plus récents perfectionnements techniques et d’un puissant armement.
─ Je vous remercie; c’est un excellent vaisseau.
─ Vous allez donc subir l’entraînement habituel sous la férule de Tortobag, et dès que celui-ci vous déclarera fin prêt vous cinglerez vers l’an 1090 après J.-C. Avec les psycho-inducteurs accélérés nouvelle génération, votre apprentissage ne durera guère que quarante-huit heures. Pas d’autre demande ?
─ Non, monsieur le Président…
─ Alors, partez et bonne chance ! Faites aussi vite que possible; vous savez comme moi que ces distorsions sont d’autant moins dangereuses qu’elles restent éphémères…
─ Comptez sur moi !
Le nouveau commandant alla donc retrouver son tortionnaire : le savant pollucien Tortobag, une vieille connaissance.
Ah, Setni ! Ravi de vous revoir, mon vieux ! s’exclama-t-il lorsqu’il pénétra dans son laboratoire. Une bonne nouvelle pour vous : je pense avoir totalement supprimé les inconvénients mineurs, telles nausées et migraines, inhérents à l’emploi des psycho-suggesteurs et des oniro-éducateurs; l’accélération du processus permet de mieux le supporter.
─ Content de vous l’entendre dire, grogna l’astrot. Reste à savoir si vous ne me bourrez pas déjà le crâne !
─ Voyons un peu… Première croisade. Ah ! quelle époque passionnante. La chevalerie, les élans religieux, les chevauchées à bride abattue; je vous envie… Un seul point épineux : il va falloir vous inculquer une bonne dizaine de langues et dialectes rien que pour les croisés, et le double pour les Turcs, les Egyptiens et les Perses. Pas de problème, j’ai tout cela en stock !
─ Quelle chance !…
─ Vous n’aurez à subir que quelques séances d’entraînement au maniement des armes blanches; vos précédentes missions ont fait de vous un expert. Quant au problème des mœurs, des us et coutumes, votre séjour sur la planète enchantée vous aidera. Bien ! On commence ?
─ D’accord ! soupira le grand gaillard qui se dévêtit et s’allongea dans la cuve ioni-échangeuse destinée à satisfaire les besoins de son anabolisme et de son catabolisme pendant la durée de fonctionnement des psycho-inducteurs.
Tortobag plaça un casque sur la tête de son patient qu’il mit en hypnose. Les délicates aiguilles vinrent se ficher dans les réceptacles prévus sur les os crâniens de l’astrot et l’imprégnation mémorielle commença.
Quarante heures plus tard, le spécialiste considéra que son patient savait tout ce que les bobines psy pouvaient lui inculquer sur cette période de l’Histoire, aussi le réveilla-t-il.
─ Alors, pas trop vaseux ? s’enquit-il avec commisération.
Setni se gratta énergiquement le cuir chevelu, bâilla, rota, s’étira comme un chat et grommela enfin :
─ Ma foi, il y a du progrès ! Votre saloperie ne colle presque plus de migraines; reste cette satanée démangeaison.
─ Eh ! allez-y doucement. Vous allez endommager vos micro-électrodes ! Attendez, cet antiprurigineux fait merveille…
Joignant le geste à la parole, le savant pulvérisa le contenu d’un aérosol et massa doucement la peau.
─ Ah ! cela va mieux, jubila le commandant. Quand vous m’aurez donné un verre de vin de Smyrne, je me sentirai vraiment en forme !
─ Le voici; je connais vos préférences depuis votre séjour parmi les Carthaginois…
─ Et sans doute tous mes petits secrets ! Chienne de vie !
─ Tortobag le laissa siroter la liqueur dont il raffolait puis s’enquit :
─ D’attaque, maintenant ?
─ Tout à fait !
─ Alors exposez-moi rapidement les débuts de cette première croisade; j’aime toujours m’assurer que le suggesteur a bien fonctionné. Ces forbans doivent en effet être éliminés à tout prix !
─ Pas de crainte là-dessus ! grommela le grand gaillard en allongeant ses jambes. La nacelle dont ils se sont emparés est un modèle ancien : une K thêta 50602. Son rayon d’action se trouve limité à 10 siècles; ils ont opéré un maximum de ses possibilités dans leur futur. Et puis, même avec le propulseur à antim, la consommation est telle qu’il faut le recharger tous les 20 sauts, ce qu’ils ne peuvent faire.
─ Tant mieux. Dans ces conditions le risque est moins grand, mais revenons-en à notre croisade…
─ Aux alentours de l’an 1000, la foi chrétienne atteignait un paroxysme dans toute l’Europe occidentale. Les pèlerinages aux Lieux saints, protégés par les armées byzantines, devinrent plus hasardeux au XIe siècle, car la puissance de l’empereur de Constantinople décroissait. Vexations, spoliations devinrent pratiques courantes. L’accès à Jérusalem s’avérait de plus en plus difficile et périlleux, aussi le pape Urbain II prêcha-t-il la croisade. Les pieux chevaliers, révoltés contre ce que l’on racontait au sujet des profanations de la ville sainte, se préparèrent donc au combat, puisque c’était le seul moyen de chasser les Turcs musulmans. Dans cette guerre, l’esprit batailleur des nobles trouvait un exutoire. La féerique perspective de se rendre dans ce paradis de délices, riche en or, en myrrhe, en encens, décida aussi beaucoup d’entre eux dont les finances se trouvaient chancelantes. Quoi de plus merveilleux ? Le pape promettait aux croisés l’exemption d’impôt et un moratoire de leurs dettes : sus aux infidèles !
─ Pourtant l’immense distance à parcourir, avec les moyens de l’époque, aurait dû les faire réfléchir…
─ Ils n’en avaient qu’une idée très relative. Et d’ailleurs quelle importance ? Dieu le veut ! Les vilains eux-mêmes, soulevés d’enthousiasme, s’assemblèrent sous la direction de Pierre l’Ermite. Cent mille pèlerins et brigands s’ébranlèrent et, tandis que les princes rassemblaient leurs hommes liges, ils quittèrent Cologne pour la Hongrie où ils multiplièrent massacres et pillages. Chassés par les troupes régulières, ils se traînèrent sans un sol jusqu’à Sofia, car Pierre l’Ermite avait perdu son trésor pendant la bataille. Les survivants se livrèrent à de telles exactions à Constantinople, que l’empereur Alexis les chassa en Asie Mineure où ils s’installèrent à Cibotos, dans un camp militaire. Les hordes franques effectuèrent alors un raid vers Nicée, massacrant indistinctement chrétiens et musulmans. Ne pouvant s’emparer de la ville, ils pillèrent les alentours et revinrent chargés de butin. Germains et Italiens les imitèrent peu après, en septembre 10%, avec succès. Pierre l’Ermite voulut récidiver en octobre avec 25000 hommes. Surpris par les Turcs, ils furent massacrés et 3000 d’entre eux seulement regagnèrent la rive byzantine avec leur chef.
─ Quelles mœurs ! Ces primitifs faisaient preuve d’une incroyable cruauté !
─ Certes, pal, écartèlement, estrapade étaient pratiques courantes ! La vie humaine comptait peu. Ainsi, pendant la famine qui précéda le départ des croisés, en 1094, un reclus, près de Chatenay, eut le temps de tuer 48 personnes et de les manger, avant que ses crimes fussent découverts.
─ Quelle horreur ! Mais parlez-moi des preux chevaliers, maintenant.
─ Plus réalistes que les manants qui marchaient vers la Nouvelle Jérusalem, cité d’or et de jaspe où les hommes ne connaîtraient plus ni la faim ni la soif, où soleil et chaleur ne les brûleraient jamais, car l’Agneau qui siège sur le Trône les nourrirait et les conduirait aux fontaines de la VIe, les nobles chevaliers, rompus aux contingences de la guerre, préparèrent avec soin leur expédition.
─ Qui les dirigeait ?
─ Henri IV d’Allemagne et Philippe Ier de France étant excommuniés, ce furent leurs vassaux qui se croisèrent. Le premier fut Hugues, comte de Vermandois fils du défunt Henri Ier, qui partit en août pour l’Italie. Ensuite, ce fut Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, accompagné de ses deux frères, Baudoin et Eustache. Que de beaux yeux embués de larmes les suivirent, lorsqu’ils s’en allèrent, campés sur leurs lourds destriers, derrière le gonfanon bleu de Lorraine. Tous portaient une croix rouge brodée sur leur tunique de cuir, à l’emplacement du cœur, leur longue chevelure blonde tombait sur leurs épaules, un chapelet d’ambre ceignait leur cou. Suivaient leurs écuyers portant heaume d’acier et l’écu armorié. Au fur et à mesure de leur avance, plusieurs milliers de Normands, de Lorrains, et de Germains se joignirent à eux. Tout alla bien jusqu’en Hongrie où le roi, rendu méfiant par les exactions de Pierre l’Ermite, prit Baudouin en otage. Puis l’armée pénétra en territoire byzantin, arrivant l’avant-veille de Noël en vue de Constantinople.
─ Etaient-ce les seuls chevaliers ?
─ Certes point ! Bohémond Ier de Hauteville, prince normand de Tarente, arriva ensuite avec une armée moins nombreuse, mais mieux entraînée; les Normands avaient la guerre dans le sang. Leur chef séduisit la belle Anne Comnène par sa haute taille, la largeur de ses épaules, et surtout sa chevelure flamboyante, coupée court au-dessus des oreilles. Puissant et féroce, rusé et soupçonneux, dénué de tout scrupule, il était dans le besoin et venait là pour se tailler un empire en Orient, marchant ainsi sur les traces de son père.
─ Peu séduisant personnage. Quels étaient les autres ?
─ L’armée qui suivit, la plus nombreuse, obéissait à Raymond IV de Saint-Gilles, comte de Toulouse, marquis de Provence; l’évêque Adhémar de Monteil, chef spirituel de la croisade, l’accompagnait; tous deux fort riches, contrairement à Bohémond. L’ost était venu par le nord de l’Italie et la Dalmatie où le comte, isolé au cours d’une escarmouche, fit arracher les yeux, couper les pieds ou mutiler le nez de ses prisonniers, ce qui lui permit de rejoindre le gros de ses troupes pendant que les poursuivants soignaient leurs compatriotes.
─ Encore un sadique. Quelle époque !…
─ Ses chevaliers, indisciplinés, se livrèrent au pillage et se firent durement étriller par les Petchenègues, ce qui les incita à mieux se comporter jusqu’en avril, date à laquelle ils parvinrent à Constantinople. Trois autres armées de 10000 hommes chacune arrivèrent en mai. A leur tête, Robert Courteheuse, duc de Normandie, fils de Guillaume le Conquérant.
─ Mazette ! Il devait avoir hérité de lui un esprit aventureux et entreprenant.
─ Nenni ! Bien qu’il n’ait cessé de lutter contre son frère Guillaume le Roux depuis le décès de son père, il s’avérait plutôt doux et réservé. Sa piété sincère était entretenue par l’évêque de Bayeux. Le comte de Norfolk faisait partie de sa suite. Le beau-frère de Robert, Etienne, comte de Blois, avait épousé Adèle, la fille du Conquérant; elle portait culotte dans le ménage. Rappelez-vous le nom de Fouché de Chartres : ce fut lui l’historien de cette croisade; c’était un prêtre fort érudit.
─ Qui commandait la troisième armée ?
─ Le comte Robert II de Flandre, le cadet des trois. Ses hommes liges parvinrent sans ennuis à Constantinople, alors que ceux de Robert de Normandie et de son beau-frère qui s’étaient prélassés en Italie, payèrent un lourd tribut : un navire fit naufrage et ses passagers périrent corps et biens. Toutefois, Fouché de Chartres rapporte que les noyés portaient, incisée dans la chair de l’épaule, une croix; ces martyrs avaient donc accédé au paradis, ce qui réconforta les esprits. Le moine fut séduit par la beauté de Constantinople et l’empereur Alexis fit bon accueil aux nouveaux venus.
─ Pourtant, il devait voir d’un œil inquiet l’arrivée de troupes armées impulsives et avides sur ses fiefs.
─ Assurément. C’est pourquoi il exigea de leurs chefs un serment d’allégeance. Etienne de Blois le lui octroya aussitôt. Bohémond de Tarente et les autres consentirent aussi cet hommage : ils acceptaient l’empereur comme suzerain pour tous les territoires conquis. Par contre, cette prétention hérissa le poil de Raymond IV de Saint-Gilles, comte de Toulouse, qui refusa tout net. Pour lui la Terre Sainte, une fois délivrée, devrait appartenir à la seule papauté. Tout ce que l’empereur Alexis Commène put obtenir de lui, ce fut le serment de respecter sa vie et ses biens.
─ Et si vous me parliez un peu maintenant de ces fameux Turcs, leurs adversaires ?
─ La victoire du calife seldjoukide Alp Arslan sur les califes fatimides d’Egypte, qui lui livra Jérusalem et la Syrie, puis celle de Mantzikert sur les Byzantins, furent en partie les causes de la croisade, car le calife de Bagdad se montra intolérant vis-à-vis des pèlerins occidentaux.
─ Quel était leur degré de civilisation ?
─ Largement aussi élevé que celui des chrétiens. Ils possédaient de vastes bibliothèques, des écoles de philosophie, de poésie, de médecine, de musique, de mathématiques. Avicenne, l’un de leurs médecins, jouissait d’une grande réputation, il mourut quelques années avant cette croisade. Les moulins à vent, les miroirs, le compas étaient inconnus en Europe. Jérusalem se trouvait occupée par les mahométans depuis 637. De 800 à 1010, une sorte de protectorat datant de Charlemagne exista sur les Lieux saints de la ville. La destruction de l’église du Saint-Sépulcre y mit fin puis, en 1021 un protectorat rudimentaire fut rétabli. Toutefois, comme je l’ai déjà souligné, l’arrivée des Seljoukides rendit les pèlerinages extrêmement périlleux : les bandits de grand chemin pullulaient.
─ S’agissait-il réellement du paradis dépeint par le pape ?
─ Si la contrée s’avérait hostile, et souvent désertique, ses habitants aimaient confort et bonne chère : sucre, blé noir, maïs, citron, ail furent importés en Europe par la suite, ainsi que cotonnades, mousselines et tissus damassés; les teintures lilas et pourpres séduisirent les femmes.
─ Et du point de vue militaire ?
─ Les chevaliers francs bardés d’acier, bien organisés, durent reconnaître la valeur de leurs adversaires qui utilisaient une tactique différente de la leur, attaquant par vagues sur leurs rapides coursiers, tirant des volées de flèches puis reculant pour revenir à la charge. Si les guerriers occidentaux s’avéraient experts dans l’art des sièges, les Turcs savaient résister, en particulier grâce au fameux feu grégeois et à une sorte de lance-flammes utilisant le naphte de Mossoul.
─ Allons, je puis dormir sur mes deux oreilles : mon élève a bien retenu ses leçons ! s’exclama Tortobag avec un gros rire. Dites-moi, maintenant, où vous insérez-vous dans cette pagaille ?
─ En mai 1097, quand les croisés mirent le siège autour de Nicée, domaine du sultan Kilidj Arslan, c’est-à-dire Kilidj le Lion. Dans cette horde hétéroclite, un inconnu ne risque pas d’attirer l’attention, surtout lorsqu’il s’agit d’un personnage réel comme Hélie de la Flèche…
─ Les robots grimeurs soigneront la ressemblance et le psycho-inducteur vous inculquera ses souvenirs…
─ Simple routine que tout cela : Pentoser s’en chargera, il a l’habitude; le véritable Hélie, capturé dans le Maine restera à bord de L’Hélion en hibernation. A mon retour, une nacelle le déposera chez lui, sans le souvenir de mes exploits en Terre Sainte.
─ Est-ce nécessaire ?
─ Evidemment, puisque j’aurai rétabli le cours temporel normal ! répliqua l’astrot avec quelque fatuité. Or, ce petit-fils du comte du Maine, Herbert Eveille-Chien, n’est jamais parti en Terre Sainte, bien qu’il ait répondu, au début, à l’appel d’Urbain II comme son rival Robert Courteheuse, héritier, selon le droit, du comté. Craignant une reconquête normande, Hélie avait préféré rester et se fortifier dans le Maine, érigeant plusieurs castels. Robert, lui, n’avait pas hésité à emprunter 10000 marcs à son frère Guillaume le Roux, roi d’Angleterre, afin d’équiper son ost.
─ Peste ! Il vous faudra aussi des espèces sonnantes et trébuchantes…
─ Le duplicateur de matière y pourvoira tant pour les pièces franques que les turques.
─ Un chevalier de tel lignage ne peut se déplacer sans une suite correspondant à son rang…
─ Vous y avez pourvu : un écuyer, Renauld de Dangeul a été sélectionné, ainsi qu’un échanson, un fauconnier, un panetier et un cuisinier, sans oublier le mire particulier du sire : Hérouard.
─ Pentoser ne sera-t-il pas débordé avec tout ce monde ?
─ Rien à craindre ! L’équipement de L’Hélion permet de traiter simultanément vingt personnes.
─ Et ne craignez-vous pas que ce Robert Courteheuse, dont vous revendiquez le comté, ne vous cherche noise ?
─ La croisade suspend tous différends et instaure une trêve entre chrétiens, je suis donc tranquille, en principe… Toutefois, je prendrai mes précautions.
─ Eh bien, mon cher, il ne me reste qu’à vous donner le blanc seing ! Bon pour le service. Vous pouvez partir en croisade, que le Seigneur vous bénisse…
─ Amen ! répliqua Setni en quittant le laboratoire.
─ Un speedmob l’emmena à l’astroport à toute vitesse, fanal prioritaire allumé, sur un chenal balisé réservé aux urgences.
─ Il reconnut de loin L’Hélion, dressé sur ses amortisseurs, les alentours dégagés comme pour tout vaisseau en partance. Apparemment, il n’attendait que lui.
Pentoser l’accueillit à la coupée, le saluant réglementairement, puis Setni lui serra cordialement la main; les deux astrots avaient vécu trop d’aventures communes pour se montrer cérémonieux.
─ Alors, vieux, tout est paré ?
─ Tout, sans oublier l’unité de synthèse pour le vin de Smyrne.
─ N’oublie pas d’en emplir ma gourde.
─ Déjà fait !
─ Et mon équipage ?
─ A bord, en train de roupiller, bonshommes et destriers.
─ Mon armure ?
─ En acier monocristaux synthétisés dans le vide. Modèle classique, à part cela, un ample gambison sous la broigne en titane et fibres de carbone, ultra-légère et dotée d’un réfrigérant. Un long écu, marqué d’une croix ansée rouge, qui masque tout le corps : impossible de le percer, sauf avec un foret au carbure de tungstène. Une guiche de cuir permet de le suspendre au col.
─ Et le casque, pas trop lourd ?
─ Une plume dont les vues possèdent des amplificateurs de brillance pour le combat nocturne, des filtres solaires et un système de grossissement.
─ Parfait ! Je suis certain que tu as prévu quelques autres gadgets, selon ton habitude !
─ Evidemment. Bien que les Turcs se contentent en général de leur bouclier rond à l’umbo pointu, et ne possèdent guère que des brigandines, des gambisons cloutés pour se protéger, vos gantelets comportent des désintégrants.
─ Allons ! Je constate avec plaisir que tu as tout préparé avec le plus grand soin. Fais décoller L’Hélion pendant que j’essaie mon harnachement; il n’y a rien de plus odieux que des solerets trop étroits ou mal ajustés, on attrape d’épouvantables ampoules.
─ J’espère que tout ira bien.
L’astronef décollait quelques instants plus tard, pour se rendre au large de la planète Terre; car, pour un transfert temporel important, mieux valait se trouver à quelque distance d’une planète.
Ensuite, le vaisseau resterait dans l’espace en orbite géostationnaire, Pentoser pouvait ainsi à tout moment secourir son chef.
Celui-ci ne tarda pas à le rejoindre dans le poste de pilotage, armé de pied en cap, brandissant son épée à quillons droits.
─ Bande d’idiots ! gronda-t-il. Ces gars du magasin des accessoires m’avaient collé une armure du XIVe siècle ! Heureusement, ils avaient prévu des rechanges du XIe et XIIe, pour le cas où j’aurais eu à changer d’époque. Je m’en doutais quand tu m’as raconté tes salades !
─ Commandant, je suis désolé… Mais à tout hasard, je les avais aussi préparées.
─ Bon ! Passons… J’ai pris cet équipement normand avec l’épaisse broigne de cuir garnie de plaques métalliques et dotée d’un camail supportant le casque conique à nasal. Les fléaux d’arme possèdent des pointes bien aiguisées, j’en ai choisi un…
─ Elles sont enduites de neurotoxine paralysante.
─ Bonne idée ! Et la hache… ?
─ Son tranchant possède un laser, comme d’ailleurs la pointe de la lance. Dès l’impact il se déclenche et fond ce qui se trouve devant lui…
─ Le tonnerre de Zeus ! Par ma foi, je n’aurai plus guère de mérite à vaincre… Et, pendant que tu y étais, je suppose que tu as aussi trafiqué les carreaux d’arbalète ?
─ Oh, si peu : une pastille de californium sur les rouges, une ampoule de gaz incapacitant sur les verts.
─ Facile à retenir…
Ce disant, le chevalier marchait de long en large dans la cabine pour s’assurer qu’il avait ses aises.
─ Etes-vous satisfait ? s’enquit Pentoser comme un bon chien quémandant une caresse.
─ Parfait ! Combien de temps durera ce transfert ?
L’astrot consulta un cadran :
─ Dans dix minutes nous serons arrivés.
─ N’oublie pas de programmer un accostage nocturne et de me débarquer sur la bonne rive du Bosphore.
─ Pas de crainte, chef ! Je ne suis pas un débutant…
Setni quitta le poste de commande et alla rendre visite à ses futurs serviteurs, afin de se familiariser avec eux. Tous dormaient sous la coquille transparente de l’hibernateur; ils ne se réveilleraient qu’une fois sur le sol de l’Anatolie.
Renauld de Dangeul, un colosse brun à la moustache conquérante devait avoir laissé derrière lui bien des bâtards et nombre d’accortes paysannes le pleureraient un moment. Il avait une physionomie ouverte, franche et sympathique. Tout le contraire du mire rouquin au museau chafouin, aux mains pareilles à des serres d’oiseau de proie : il ne devait pas faire bon d’être charcuté par cet olibrius. Setni jeta un coup d’œil dans le coffret de cuir placé à terre près de lui, des simples séchés, des fioles marquées de noms patibulaires : « thériaque », « emplâtre dyachylon », « asa foetida », « hélix pomatia » (des limaçons), « valeriana », « digitalis»… Il se promit bien de ne jamais avaler les drogues de cet apothicaire ! La trousse chirurgicale posée à côté avait un aspect encore plus rébarbatif avec ses écarteurs, ses scalpels et ses scies, le pot marqué « papaver somniferum » était vide, sans doute le mire comptait-il se ravitailler sur place en excellent opium de Smyrne.
Les sacoches du panetier, du cuisinier et de l’échanson contenaient un attirail beaucoup plus rassurant de casseroles, pichets et plats de terre. Hélie devait aimer la bonne chère, tant mieux !
Le fauconnier, lui, avait emporté deux de ses pensionnaires, lesquels reposaient, endormis sur ses gants de cuir à l’intérieur de l’habitacle. Setni se demanda quel usage il pourrait bien en faire, puis se dit qu’après tout, le ravitaillement devait être difficile dans ces contrées arides et qu’une palombe, une perdrix ou un pigeon amélioreraient bien son ordinaire. Il n’avait pas mangé de chair provenant d’animaux vivants depuis sa dernière expédition et l’eau lui en vint à la bouche.
Les destriers, eux, n’avaient pas été hibernés, ni même endormis : ils devraient être opérationnels dès l’atterrissage, car on ne savait jamais si des autochtones, surpris, ne vous tomberaient pas dessus.
Setni flatta l’encolure des braves bêtes, un peu nerveuses, et des mulets destinés à porter l’équipement du petit groupe : tentes, lits de camp, sièges pliants, fourrures, bliauts, chausses, camisoles, sans omettre la vaisselle d’argent dans laquelle un seigneur de son rang devait être servi lorsque le camp se trouvait établi pour un certain temps.
Setni fit la grimace : il devrait supporter une compagnie qui risquait de paralyser ses initiatives et se promit de planter là tout ce beau monde, hormis peut-être l’écuyer, si cela s’avérait nécessaire.
Ses objectifs : la découverte du point d’émersion de la nacelle volée et la détermination de son origine, lui demanderaient sans doute pas mal de déplacements qu’il espérait bien effectuer dans les meilleures conditions, à bord d’une nacelle envoyée par ce brave Pentoser et non avec le derrière en capilotade sur un destrier fougueux…
Le fait qu’un guerrier franc figure parmi les malandrins impliquait une sorte d’alliance entre certains musulmans et un de leurs adversaires. Rien que cela constituait une énigme…
Pour la résoudre, l’enquêteur temporel avait l’intention de suivre sa tactique habituelle : se mêler aux gens, les mettre en confiance en les abreuvant, peu parler et écouter tous les potins, même apparemment les plus saugrenus. En tant qu’homme lige du comte du Maine, il allait se trouver dans l’ost du comte Hugues de Vermandois, frère du roi de France, auquel étaient rattachés les contingents amenés par Robert Courteheuse, le comte Robert de Flandre, et le comte Etienne de Blois, lequel devait vite se lasser de cette guerre et rentrer chez lui. Mais pris de remords, il reviendrait en Terre Sainte pour y trouver une mort héroïque.
La noblesse d’Hélie lui permettrait d’agir bien plus librement qu’un vilain : à tout moment, il pourrait soit prétexter un retour en France, soit effectuer une chevauchée exploratrice, sans avoir rien à demander car la discipline dans cette masse de chevaliers venus de la France du Nord, du Midi, des Belgiques flamande et wallone, du Saint-Empire germanique, et du royaume normand des Deux-Siciles, devait être assez relâchée.
Setni savait que le prochain objectif des croisés, de concert avec les troupes byzantines, serait Nicée, jadis prise par les Turcs et devenue la capitale du sultanat seldjoukide d’Anatolie qui s’étendait jusqu’au Taurus. Impossible de parvenir en Syrie sans le traverser.
Conformément aux accords passés, la cité libérée serait remise à l’empereur de Constantinople; ce n’était là qu’un premier pas vers la lointaine Jérusalem, mais cette prise de contact serait précieuse aux deux camps, pour tâter leurs forces et expérimenter leur mode de combat.
A partir de là, il ne fallait plus guère espérer l’aide des Byzantins : les croisés se débrouilleraient seuls et Setni devrait être à l’affût du moindre indice qui lui ferait flairer quelque anachronisme.
Un fait jouait en faveur des croisés : le sultan Kilidj Arslan avait écrasé trop facilement la horde désordonnée de Pierre l’Hermite, cette fois, il n’aurait pas à se battre contre une populace mal armée, mais contre des hommes de guerre rompus aux combats et à ses ruses…
Une lumière rouge au-dessus des containers annonça alors que L’Hélion parvenait au-dessus de son objectif. Déjà les systèmes de réveil entraient en action. Destriers, caisses et sacs étaient entassés dans les navettes.
Le commandant alla retrouver Pentoser.
─ Apparemment nous sommes parvenus à destination.
─ Oui, l’astronef se trouve à cinq cents mètres d’altitude, il est deux heures du matin, temps local, la température est de vingt-cinq degrés, la météo prévoit du beau temps pour les cinq jours à venir.
─ Tant mieux ! Maintenant, branche-moi sur la mémoire d’Hélie, ensuite je débarquerai. En cas d’urgence, je te contacte sur la fréquence Z.
─ Comptez sur moi, chef. De mon côté j’enverrai un module espion équipé de caméras aussi souvent que possible. Cela m’aide à passer le temps : on s’embête là-haut…
─ Espérons que tout ira bien ! A bientôt !
Setni passa quelques instants sous l’oniro-éducateur, puis embarqua dans la navette où se trouvait Eclair, son destrier. Le sas se referma.
Cinq minutes plus tard, les nouveaux venus foulaient le sol de l’Anatolie.
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Kalapol au lieutenant Pentoser à bord de L’Hélion :
— Des pirates temporels ont exécuté un raid à Las Vegas en plein milieu de la revue du Cæsar. Des forcenés coiffés de turbans et armés de pistolets ont pénétré dans la salle. Ils se sont emparés des danseuses. Des spectateurs et le service d’ordre ont résisté; bilan : quinze morts et trente filles ont disparu.