CHAPITRE IX
Le commandant de la felouque, un gros Turc débonnaire à l’œil rusé, l’accueillit avec des Salam à n’en plus finir
— Que les bénédictions d’Allah pleuvent sur votre seigneurie et que sa descendance soit aussi nombreuse que les grains de sable du désert ! s’exclama-t-il.
— Mille grâces ! Quel est ton nom ?
— Yousouf, pour vous servir, Excellence !
— Eh bien, Yousouf, j’espère que la traversée nous sera propice !
— Les houris de son excellence sont installées dans la dunette, dans les appartements qui lui sont réservés, annonça-t-il avec force courbettes.
— Quoi ? Je n’ai jamais…
Renauld s’interposa :
— Monseigneur, j’ai cru bon de les emmener avec nous : à bord, elles ne risquent pas grand-chose. Nous les retrouverons au retour de notre chevauchée. Constantinople est pleine de gredins et de spadassins sans foi ni loi…
— D’autant plus, intervint Yousouf, qu’un marin de la flotte du Roi de la Montagne m’a remis ce sauf-conduit. Avec ce document, vous ne risquez absolument rien, ni sur terre, ni sur mer…
Ce disant, il lui tendait un parchemin scellé, que le Pollucien déroula et dont il déchiffra sans peine les caractères, grâce à l’enseignement hypnopédique reçu avant son départ.
Le Cheikh n’y allait point de main-morte : il menaçait des flammes éternelles et d’une mort affreuse dans les pires supplices tous ceux qui refuseraient aide ou molesteraient le porteur de ladite missive.
Hélie la passa à la ceinture et ordonna simplement :
— Lève l’ancre et fais diligence ! Cap sur Trébizonde…
Ceci dit, il se dirigea vers l’arrière où une toile à voile, étendue, protégeait du soleil et des embruns.
Les marins, stimulés par les glapissements du commandant, hissaient la grand-voile sur l’antenne qui montait le long du grand mât; ils s’affairaient aussi sur le beaupré, d’autres établissaient le tapecul.
La bannière d’Hassan ibn Sabbah flottait haut dans le ciel azuré.
Fatima et Aïcha, lovées sur des coussins, accueillirent leurs amants avec des cris de joie et se précipitèrent à leur cou.
— J’étais folle d’inquiétude ! s’écria la première en couvrant Hélie de baisers. Pourquoi ne m’as-tu point donné de tes nouvelles ?
— Par ma foi, ma jolie, là où je me morfondais, impossible de t’envoyer le moindre petit mot !
— Ces maudits t’avaient emprisonné ! Ah ! s’il m’en tombe un sous la main, je lui arrache les yeux avec mes ongles. Au moins, ils ne t’ont pas molesté…
Et tandis qu’elle parlait elle le palpait sur toutes les coutures.
— Mais non ! Je n’ai point été torturé; affamé, voilà tout !
— Veux-tu quelques friandises ? fit-elle en lui tendant une boîte de loukhoums.
Il en grignota un du bout des lèvres, puis elle lui servit de l’eau fraîche d’une aiguière.
— Ah ! quel plaisir de se reposer un peu ! soupira le grand gaillard en s’étendant sur les coussins.
— J’espère que cette traversée ne se terminera jamais, ronronna Fatima en se pelotonnant contre lui.
Le commandant passait à portée de voix :
— Dis-moi, Yousouf, combien de temps te faudra-t-il pour gagner Trébizonde ?
Le marin leva le nez contemplant les fins cirrus :
— Si le vent se maintient à l’ouest, cinq jours à peu près…
Setni se promit de faire intervenir Pentoser pour accélérer le voyage au maximum, car c’était la partie la plus aisée de sa mission. En attendant, carpe diem Autant profiter du moment, puisque ce brave Renauld avait eu la bonne idée d’amener à bord leurs charmantes conquêtes…
Le léger bâtiment fendait allègrement les flots glauques, laissant derrière lui un sillage d’écume. Pentoser, conformément aux instructions de son chef, avait installé sous la quille un robot doté de pinces dont l’hélice propulsait le voilier à une allure constante, même lorsque le vent mollissait, ce qui emplissait Yousouf de stupéfaction.
Jehan, tout heureux de retrouver son maître, lui mijotait des petits plats agrémentés par le poisson attrapé avec les lignes à la traîne.
Le soir même ils naviguaient dans les eaux de la mer Noire, quittant les parages encombrés du Bosphore où le capitaine devait sans cesse répondre avec son porte-voix aux questions des dromons turcs. Le nom redouté du Vieux de la Montagne apaisait immédiatement les esprits et, si cela ne suffisait pas. Yousouf y adjoignait une bordée d’injures du meilleur cru, telles : « Fils de chien ! ta mère est une traînée ! » et la traversée se poursuivait.
Le soir, les ors du soleil couchant éclairaient au loin le cap Burnu, derrière eux.
La nuit fut tellement enchanteresse dans les bras lascifs de Fatima que Setni, une nouvelle fois, se demanda pourquoi diable il n’envoyait pas promener Kalapol et ses enquêtes temporelles pour vivre une existence toute de plaisirs dans quelque coin reculé du temps…
La navigation se poursuivit sans incident jusqu’à la hauteur de Trébizonde. Ils rencontrèrent quelques navires marchands, mais aucun vaisseau de guerre : tous étaient rassemblés dans les parages du Bosphore.
C’est alors qu’Hélie convoqua Yousouf :
— Je me plais bien à ton bord, aussi vas-tu cingler plus au nord, jusqu’à Batumi.
— Mais… vous êtes attendu à Trébizonde, monseigneur !
Le jovial capitaine avait soudain blêmi, comme à l’annonce d’une catastrophe.
— Précisément… Ce port avec son vaste mouillage vient seulement d’être conquis par notre vénérable allié, ibn Sabbah. Certaines personnes mal intentionnées pourraient avoir eu vent de ma venue et me tendre quelque embuscade. Donc, tu vas mettre le cap sur Batumi. Lorsque tu nous auras débarqués avec les chevaux, tu reprendras le large et attendras dans une anse près de Machinzauri. Un signal t’annoncera mon retour : le jour trois colonnes de fumée, la nuit trois brasiers.
— A vos ordres, monseigneur !
— Tiens, voici une bourse avec cinq besants d’or. Tu en auras cinquante autres si je te retrouve à ce rendez-vous avec les deux houris saines et sauves.
Les yeux du capitaine s’éclairèrent : assurément, quelque dignitaire byzantin ou quelque Turc ennemi du Vieux de la Montagne avait payé cher pour savoir où débarquerait l’ambassadeur de Bohémond. Apparemment aussi, Hélie lui avait octroyé un bakchich bien supérieur; s’il ne se produisait pas de surenchère, il n’aurait rien à redouter.
— De plus, ajouta-t-il, comme je n’ai point besoin d’une suite aussi nombreuse, seuls mon écuyer et mon fauconnier m’accompagneront. Les autres resteront à ton bord pour servir les damoiselles.
Cette nouvelle n’enchanta guère le Turc, pourtant il fit contre mauvaise fortune bon cœur et esquissa un large sourire.
— Ils ne manqueront de rien, assura-t-il.
— Sache en outre, pour conclure, que si j’ai à me louer de tes services, tu recevras une récompense supplémentaire. Par contre, si tu me trahis, sache que mes pouvoirs magiques me permettent, comme le prince Bohémond mon maître, de foudroyer à distance ton vaisseau.
Yousouf ne semblait pas tellement convaincu aussi Setni prononça-t-il des incantations dans une langue inconnue :
— Pentoser, tu vois la barque de pêche à tribord ?
— Parfaitement, chef !
— Déclenche dessus un éclair, après avoir chassé ses occupants par de petites décharges électriques.
C’est parti…
— Vois plutôt, reprit Hélie en arabe, désignant du doigt l’embarcation, que les marins venaient de quitter précipitamment.
Une lueur pourpre jaillit du ciel serein, la voile latine s’embrasa et un coup de tonnerre assourdit les passagers de la felouque.
— Le Cheïtan ! glapit Yousouf.
— Tu as constaté mes pouvoirs. Maintenant, recueille ces malheureux, tu les débarqueras avec moi…
Dès qu’il fut à bord, Renauld glissa au pêcheur dix besants, de quoi se payer deux bâtiments comme celui qui venait de faire les frais de l’expérience de son maître.
Pourtant tout cela avait rendu l’écuyer fort perplexe et il s’en ouvrit à ses compères :
— Par le Christ mort en croix ! Si je ne connaissais point notre sire, j’aurais les plus grandes inquiétudes pour le salut de son âme.
— Sûr, grommela Harold. On aurait cru voir le Cheïtan des Arabes en personne. Ma doué ! Déchaîner des éclairs, c’est point d’la pratique de bon chrétien…
— Vous n’êtes que des ignares ! assura le mire. Paracelse et Aristote décrivent des arcanes magiques qui n’ont rien de démoniaque. Quant aux Saintes Ecritures, elles dépeignent des miracles autrement stupéfiants. Chacun sait d’ailleurs que Jéhovah se complaisait à paraître environné d’éclairs dans le bruit du tonnerre…
— Moué, j’ suis comme Hérouard, assura Jehan. Not’e sire l’est comme une espèce de saint : c’est l’ Paraclet qui lui permet d’accomplir ces prodiges. Un jour, s’ra p’ être ben canonisé !
— D’accord avec toi ! acquiesça le fauconnier. Le prince Bohémond accomplit aussi des merveilles avec ses explosifs et ses machines qui crachent des projectiles; il existe une explication logique à tout cela.
— En tout cas, conclut Renauld, notre sire est un bon chrétien, je n’en démordrai, point. Tenez, juste avant notre départ, il est allé se recueillir dans la cathédrale Sainte-Sophie…
— C’ qui est ben sûr, conclut Harold, c’est qu’y fra ben de r’commander son âme à Dieu car ce Roi de la Montagne est un mécréant. Et dire qu’y passera la Noël de c’t’ année 1099 chez ces infidèles ! Veille ben sur lui, Renauld…
La felouque parvint à destination dans les délais prévus. Yousouf débarqua les destriers dans l’embouchure du Cotoch, au sud de Batumi, afin d’éviter les questions indiscrètes.
Aïcha et Fatima, désespérées, étreignaient leurs amants et les larmes ruisselaient sur leurs visages. Pour elles, Alamout représentait le Tartare des Anciens et jamais, malgré leurs prouesses, les deux hommes n’en réchapperaient…
Enfin, ils s’arrachèrent à leur étreinte et embarquèrent dans le canot qui les emmena à terre. Ils enfourchèrent leurs fidèles montures et, piquant des deux, disparurent sur la route poudreuse qui suivait le cours de la rivière et menait à Arvin.
En ce mois de décembre, les nuits étaient fraîches et Setni apprécia, encore une fois, ses vêtements isothermes.
Renauld voulait à tout prix monter la garde, son maître dut se fâcher pour qu’il dorme : impossible de lui expliquer que le frelon bionique veillait sur eux et que Pentoser l’avertirait en cas de danger. Il se borna à lui assurer que, lorsqu’il n’avait point honoré une gente damoiselle, son sommeil léger lui permettait de s’éveiller au moindre bruit : leur mésaventure précédente ne se répéterait point.
Les voyageurs évitèrent Arvin : ils avaient assez de provisions et suivirent le chemin allant à Erzurum, le long du Coruh, puis du Karasu. De part et d’autre, se découpaient des monts enneigés : un merveilleux paysage qu’ils auraient mieux apprécié au mois d’août, car l’avance devenait très difficile. Il fallut entourer de cordelettes les sabots des chevaux qui glissaient sur le verglas. Et quand ils arrivèrent en vue d’Erzurum, Hélie n’eut pas le courage de camper dehors : il se dirigea vers un caravansérail pour passer la nuit à l’abri.
Par bonheur, une caravane y avait aussi fait halte et personne ne leur prêta attention, seulement il fallut payer à prix d’or une misérable mansarde. Par contre, les brochettes de mouton servies au dîner étaient délicieuses et le vin du Caucase très buvable.
Leur itinéraire suivait ensuite la vallée de l’Aras, vers Tabriz, et le comte ne manqua point de signaler à son écuyer la cime majestueuse du mont Ararat, sur les flancs de laquelle l’arche de Noé avait terminé sa traversée, lors de la décrue du déluge.
A Tabriz, ils rencontrèrent beaucoup de commerçants avec leurs inévitables chameaux, mais aussi des guerriers du Roi de la Montagne et, pour la première fois, les voyageurs durent montrer patte blanche. On les traîna devant l’iman, seul lettré capable de confirmer le bon aloi du laissez-passer. Après d’interminables palabres accompagnées de tasses de thé à la menthe, le document fut reconnu valable. Du coup, le commandant de la place, afin de ne prendre aucun risque, fournit aux voyageurs une escorte de six hommes avec mission de ne pas les quitter jusqu’à Alamout.
Dans un sens, cela offrait l’avantage d’empêcher de nouvelles discussions avec les autorités locales et d’éviter de faire fausse route car, avec les bourrasques de neige dans la montagne, il fallait vraiment être natif du pays pour ne point se perdre.
Apparemment la passation de pouvoirs s’était effectuée sans heurts : les montagnards, philosophes, savaient que pas grand-chose ne changerait. Ils paieraient des impôts à des percepteurs différents, peut-être seraient-ils un peu plus ou un peu moins lourds, mektoub…
De Tabriz il aurait été possible de gagner la mer Caspienne, mais il aurait fallu ensuite franchir les monts Elbruz et, par ce froid, Hélie préféra poursuivre jusqu’à Quazvin par Mianeh, Zanjan et la vallée du Zanjanrud, traversant tout l’Azerbaïdjan.
Aucun obstacle, en dehors du froid, ne ralentit les ambassadeurs. Le document signé du Roi de la Montagne aplanissait toutes les difficultés et les autorités locales rivalisaient d’efforts pour honorer les protégés du Maître des Assassins.
Ces fameux sicaires, Hélie n’en avait point rencontré jusque-là. A Kazvin, ils grouillaient dans les rues de la cité fortifiée.
En arrière se profilaient les hauts sommets neigeux entre lesquels nichait Alamout, le nid de l’aigle des Ismaéliens.
Le souverain devait manifester une certaine curiosité à l’égard de ses visiteurs, car ils ne séjournèrent dans la ville que le temps de se restaurer et d’effectuer une toilette sommaire.
Un escadron vint les chercher au palais du vizir et les emmena sans plus tarder vers la montagne, par des chemins fort abrupts : le Maitre des Assassins n’avait pas grand-chose à craindre de ses ennemis tant qu’il resterait dans son repaire.
La forteresse elle-même culminait sur un piton rocheux et un seul sentier menait à la barbacane commandant le pont-levis franchissant des fossés d’un à-pic vertigineux. L’intérieur du château fort, construit à la mode franque, était extrêmement austère. Hassan ibn Sabbah suivait à la lettre les prescriptions du Coran et se montrait particulièrement pointilleux sur la consommation de boissons alcoolisées. Pas de voleur non plus parmi ses fidèles : tous savaient qu’à la première incartade ils auraient la main gauche tranchée, et la droite, en cas de récidive.
Les houris, en revanche, étaient superbes. Quelques-unes venaient du futur et servaient souvent à récompenser les fidèles serviteurs qui, embrumés par la fumée du haschich, croyaient accéder au Paradis de Mahomet lorsqu’ils voyaient approcher ces créatures de rêve, revêtues de tuniques diaphanes, dans le clair-obscur des chambres de plaisir aux murs recouverts de somptueux tapis persans.
Hassan ibn Sabbah, comme beaucoup d’Arabes, avait apprécié la fougue et le courage des guerriers francs et une estime réciproque s’était établie. Si le souverain avait eu l’occasion de rencontrer quelques messagers de Bohémond, aucun d’eux ne possédait un titre nobiliaire aussi élevé que celui du comte Hélie. Ce dernier fut donc reçu avec une grande courtoisie et invité à se débarrasser de la poussière de son voyage dans la piscine où une eau limpide et tiède laissait apercevoir des mosaïques turquoise aux motifs géométriques.
Une fois massé et parfumé, les servantes voulurent le revêtir d’une robe d’apparat, mais le Pollucien fut autorisé à conserver sa broigne, son casque et ses armes qui contenaient de précieux auxiliaires en cas d’ennuis.
Renauld avait bénéficié d’une faveur identique et les deux Francs, rendus présentables et débarrassés de leurs souillures physiques, sinon morales, furent conduits devant leur hôte.
La salle majestueuse, au plafond voûté, aux fenêtres garnies de vitraux, ne possédait aucun ornement. Elle concrétisait l’ascétisme de celui qui était aussi le chef religieux des ismaéliens. Agés de 55 ans, son visage se paraît d’une barbe soigneusement peignée, sa tunique de soie recouvrait un jaseran de fines mailles aux boucles d’or et aux cuirs pourpres. Il sembla apprécier la tenue de son visiteur qui s’avança, tête basse, son casque sur le bras, et s’arrêta à quelques pas du souverain.
— Comte Hélie de la Flèche, sois le bienvenu, proféra-t-il en langue franque, avec un accent prononcé. Quel est le motif de ta venue ?
— Seigneur, le prince Bohémond mon maître, que son nom soit béni trois fois, m’a envoyé ici en ambassadeur. Voici mes lettres de créance…
Cette formule arabe étonna un peu le cheikh qui saisit le document tendu par son écuyer et le déchiffra posément. Sa lecture terminée, il reprit :
— Ton maître, qu’Allah le bénisse, semble t’avoir en grande estime, car il fait moult éloges de ta personne. Transmets-moi donc son message…
— Le prince de Tarente m’a chargé de remercier Votre Hautesse des dons qu’elle a bien voulu lui octroyer et qui lui ont permis de s’emparer de Constantinople…
— As-tu utilisé l’une de ces armes portables qui crachent des cônes de fer ?
— Non, Votre Hautesse : j’avais délivré un ultimatum à l’empereur déchu qui l’a rejeté et, pendant l’attaque qui s’est déroulée la nuit suivante, on m’a capturé par traîtrise, aussi n’ai-je pu contempler que les cadavres de mes ennemis.
— Vue réjouissante s’il en est, psalmodia le Vieux de la Montagne. Donc, ton maître a été satisfait…
— Certes ! Et il vous fait assavoir qu’il tiendra tous ses engagements, vous rendant hommage pour tous ses fiefs qui se trouvent dans votre empire.
— C’est bon ! Nos engagements sont indéfectibles : à moi l’Orient, à lui l’Occident. Une fois l’empire byzantin entre ses mains, quels sont ses projets ?
— Votre Hautesse sait que les Byzantins étaient des schismatiques, tout comme les séides de Moavia qui chassèrent Ali, le propre gendre du Prophète de sa dignité de calife. Notre pape voit donc d’un œil favorable les entreprises de mon maître et lui apportera son soutien, tant qu’il se contentera de Constantinople; s’il attaque l’Europe en passant par ses possessions italiennes, cela posera sans doute quelques problèmes. Notez cependant que le roi de France, Philippe Ier est excommunié et Notre Très Saint-Père ne répugnerait sans doute pas au remplacement d’un souverain hérétique.
— Votre pape semble disposer d’un grand pouvoir, explique-moi donc en quoi consiste cette excommunication ?
— Il s’agit d’une sanction dont disposent les évêques et le chef de l’Eglise chrétienne. L’excommunication majeure prive celui qui en est atteint de tous les sacrements, des prières publiques, de la sépulture en terre bénie, et des bénéfices de l’Eglise…
— Le roi de France est alors sans ressources financières ?
— Du moins ne peut-il recevoir celles qui proviennent du clergé, des abbayes en particulier. Ses sujets doivent aussi cesser tout rapport avec lui sous peine d’être frappés de la même punition.
— Tout le royaume doit être désorganisé : ce serait une proie aisée pour ton maître.
— Effectivement, cela provoque moult difficultés. Un ancêtre de Philippe, Robert le Pieux, en fit la triste expérience et dut quémander son absolution.
— Cet état n’est donc point définitif ?
— Non, Votre Grandeur ! Il peut être à tout moment supprimé par le pape si le coupable fait amende honorable.
— Que notre allié Bohémond se presse donc ! De mon côté, je parachève l’occupation de l’empire des Seldjoukides. Pour l’heure, ton compatriote Godefroy de Bouillon contrôle les territoires frontaliers de l’Ouest avec les hérétiques fatimides, il ne me déplairait point de chasser de son trône le mécréant Tché-tsong qui règne présentement sur Cathay et de m’emparer de l’empire Tsong. On dit l’empereur malade, c’est le moment de l’attaquer. Que mon frère Bohémond fasse de même, qu’il profite des circonstances pour se ruer sur le royaume franc !
— Je lui transmettrai cet excellent conseil, Votre Hautesse, mais mon souverain m’a déjà chargé, en prévision de cette éventualité, de vous transmettre une requête.
— Parle !
— Explosifs et tubes à projeter des projectiles ont fait merveille lors des récents combats, toutefois nos réserves ne permettent point d’envisager une action de grande envergure. Mon Suzerain aimerait donc que Votre Hautesse accepte de lui procurer de nouveaux armements.
— Quelle quantité en désire-t-il ?
— Un millier de charges, autant de tubes à répétition et de projecteurs de poing.
— Elles seront à sa disposition, tu les ramèneras toi-même lorsque mes approvisionnements seront suffisants.
— Ah ! Les artisans de Votre Hautesse ne peuvent point en confectionner de grandes quantités à la fois, leur fabrication, je le conçois, doit s’avérer délicate.
Le cheikh passa sa main dans sa barbe et sourit :
— Tu es un homme habile et désires obtenir de moi la provenance de ces armes magiques…
Hélie eut un geste de dénégation.
— Ne t’excuse point ! Je ferais de même à ta place. Ta curiosité est compréhensible. Que dirais-tu si je te faisais cette demande ?
— Par ma foi, il faudrait m’offrir beaucoup en échange !
— Alors, que me proposes-tu ?
Les yeux plissés du cheikh pétillaient de malice, persuadé qu’il était que l’ambassadeur ne pourrait rien lui offrir. Et comme la conversation se poursuivait toujours en langue franque, aucune oreille indiscrète ne risquait de la saisir.
— Votre Hautesse connaît mieux que moi le redoutable pouvoir des armes automatiques.
— Appelle-les mitraillettes, c’est leur nom.
— Eh bien, une de ces mitraillettes peut se trouver un jour perdue et malencontreusement dirigée contre votre vénérable personne.
— Assurément ! Quelque soin que l’on prenne, au cours d’une bataille, une arme peut disparaître malencontreusement. Mes fidèles se feraient tuer pour moi, pourtant un risque persiste, assurément.
— Puis-je vous demander de vous faire apporter l’une de ces armes ? Mon humble personne s’excuse de vous importuner ainsi…
— Mais non ! mais non… Tu excites ma curiosité !
Le cheikh claqua des mains, un serviteur s’approcha et il lui glapit un ordre.
L’homme fit diligence : une minute plus tard, l’arme se trouvait entre les mains du roi.
— Eh bien ? Que veux-tu en faire ?
— Simplement vous demander de tirer contre moi, aussi longtemps qu’il le plaira à Votre Hautesse.
— Quoi ? Si je te tue, ton maître sera mécontent, et à juste titre ! Oublierais-tu qu’un hôte est sacré pour nous ?
— Précisément, je ne cours aucun risque et désire seulement faire à Votre Hautesse la démonstration d’un dispositif susceptible de la protéger contre tout attentat éventuel.
— Ah ! ta sagesse est grande. Dans ces conditions…
Il appuya sur la détente et l’arme cracha une giclée de balles.
Le Pollucien avait, discrètement, déclenché le champ répulsif le protégeant : les balles, freinées, retombèrent sur le sol.
— Stupéfiant ! constata le cheikh. Et ce merveilleux talisman arrête aussi les épées ?
— Voyez plutôt !
Hassan ibn Sabbah se leva et dégaina son sabre. Le brandissant au-dessus de sa tête, il décocha un violent coup de taille qui aurait fendu le crâne de son visiteur sans la répulsion de son écran. La lame fut amortie comme si elle avait rencontré une balle de coton.
— Extraordinaire ! Par le Saint Nom du Prophète, qu’il soit trois fois béni, tu détiens une appréciable monnaie d’échange ! Que désires-tu ?
— Que j’accompagne vos fidèles dans leur quête des armes qui seront remises à mon suzerain.
Le Roi de la Montagne réfléchit un court instant, puis il acquiesça avec un rusé sourire : que lui importait, puisque ses captifs confectionnaient maintenant des armes dans son repaire ?
— Tu auras satisfaction; de ton côté, tu me remettras deux de ces stupéfiants talismans.
— Votre Hautesse sera obéie.
— Tu en conserveras cependant un pour toi.
— Cela va sans dire.
— Parfait ! En quelque sorte, cela sert mes desseins et voici pourquoi : les lieux d’où mes fidèles ramènent ces armes terrifiantes s’avèrent de plus en plus protégés et, comme leurs défenseurs utilisent ces mitraillettes, ces revolvers, et même des gaz pernicieux, plus actifs encore que notre haschich, chaque fois nos pertes augmentent considérablement, aussi en arrivais-je à craindre que le véhicule des djinns qui les transporte ne tombe entre les mains de ces démons. Toi aux commandes, je ne crains plus rien…
— Seigneur, je suis votre fidèle serviteur ! Oserai-je encore une question ? Comment ce char volant est-il tombé entre vos mains ?
— Oh ! par la grâce d’Allah ! Nous fêtions la fin du ramadan avec mes fidèles et nous avions tous absorbé du haschich lorsque ce discoïde s’est matérialisé dans la salle souterraine où nous siégions. Des créatures humanoïdes en sont sorties, des suppôts d’Azraël, avons-nous pensé. Brandissant nos armes nous les avons frappés et tous sont morts. L’un d’eux possédait une protection comparable à la tienne : nous l’avons lapidé et muré dans un tunnel où sa dépouille se trouve toujours.
— Votre Hautesse a parlé d’un discoïde surgi de nulle part, comment se déplace-t-il et surtout comment revient-il à son point de départ ?
— Je détenais des captifs lettrés et leur ai promis la vie sauve s’ils embarquaient à bord de ce vaisseau. Ils ont pu déterminer qu’en appuyant sur une touche, ils étaient transférés dans la contrée des armes magiques; pour en revenir, il suffisait d’appuyer sur une autre touche.
— N’ont-ils point essayé d’enclencher quelques autres dispositifs ?
— Si fait, sans résultat aucun… Dis-moi à ton tour, d’où tiens-tu ces cercles magiques évoqués dans nos légendes ?
— Il m’est arrivé une aventure similaire, à cette différence près que le discoïde a explosé, projetant ses occupants avec les débris de l’appareil. Trois des corps portaient cette boîte dotée d’un bouton rouge.
Hélie mit un genou en terre et la donna à son interlocuteur avant de poursuivre :
— Je les ai récupérées, et par curiosité j’ai enclenché le bouton rouge et, lorsque mon écuyer m’a tendu un hanap, il s’est heurté à cette barrière invisible. Du coup j’ai compris le parti que l’on pouvait en tirer et l’ai invité à m’assener un coup d’épée. La lame ne me blessa point… Depuis, j’utilise ce talisman pendant les combats, pas le moindre carreau d’arbalète, ni aucune flèche ne m’atteint.
— Ce précieux cadeau pourrait me rendre grand service. C’est donc entendu : tu accompagneras ce soir la prochaine expédition ! Dis-moi, à ta connaissance d’autres discoïdes ont-ils été observés ?
— Quelques personnes ont cru apercevoir dans le ciel des soucoupes volantes, on ne m’a jamais dit qu’elles aient atterri. Nous n’avons donc point à craindre d’autres concurrents.
— Qu’Allah t’entende ! Donc, tu accompagneras ce soir mes fidèles et j’espère que vous ramènerez une abondante provision d’armes : j’en ai aussi besoin pour mes conquêtes vers le Soleil levant.
— En ce qui me concerne, je ferai de mon mieux, Votre Hautesse.
Hassan ibn Sabbah le bénit de la main droite et souhaita :
— Que Mahomet t’ait en Sa Sainte garde !
Hélie salua profondément et se retira, accompagné de Renauld que toutes ces merveilles ahurissaient et qui récitait des prières, confiant son âme à Jésus-Christ.
— Quel est ce nouveau tour de magie ? s’enquit-il pendant qu’un majordome les guidait jusqu’à leurs appartements.
— Tu l’as constaté de tes propres yeux : cette amulette protège celui qui la porte.
— Et vous l’avez utilisée pendant les combats ?
— Parfois… Son pouvoir n’est point inépuisable.
— Mais cette histoire de discoïde volant, est-elle véridique ?
— Pourquoi lui aurais-je menti et où diable aurais-je pu me procurer ces deux talismans ?
Le brave garçon en restait tout pantois : par surcroît, son maître allait s’embarquer dans un de ces engins diaboliques pour aller Dieu seul savait où…
Il hasarda une nouvelle question :
— Et ce disque volant, pareil au tapis des légendes, où vous emmènera-t-il ? Etes-vous assuré au moins de revenir. Ne craignez-vous point quelque diablerie ?
— Mon brave, je te remercie de te faire du souci pour moi, n’aie aucune crainte : nous effectuerons un bond dans le temps, accompagné d’un léger glissement dans l’espace. Je puis même prédire que nous allons rendre visite à notre bonne ville de Châlons…
— Dans le royaume de France ?
— Eh oui, quelques neuf siècles plus tard.
Renauld contempla son maître bouche bée. Cette fois, il ne savait plus s’il plaisantait ou s’il disait vrai. Le comte avait pourtant l’air très sérieux…
L’écuyer, dépassé par les événements, n’insista pas. Et, comme il le raconta plus tard à son ami le fauconnier, le soir même leur suzerain, accompagné d’une vingtaine d’infidèles, montait dans un véhicule qui, manche à part, évoquait une bassinoire de lit.
Tous ces mécréants, drogués, avaient des mines patibulaires, et le pauvre garçon dut se raisonner pour ne point supplier son maître de renoncer à cette folle entreprise.
Quand il se trouva dans le poste de pilotage, Setni identifia sans hésiter le modèle de l’appareil : K Thêta 50 602. L’examen du tableau de bord lui apprit que la nacelle temporelle avait déjà effectué neuf voyages depuis sa dernière recharge. Il lui restait une capacité de onze sauts. De quoi suffire à approvisionner largement Bohémond et le Vieux de la Montagne, leur permettant ainsi de se tailler deux gigantesques empires, modifications intolérables du cours de l’Histoire.
Le « pilote » avait des notions de navigation fort succinctes : il lisait le cadran où s’inscrivait en chiffres arabes la chronologie du point de départ et d’arrivée en temps universel. Le reste des commandes se trouvait dissimulé par un capot dont ils n’avaient pas percé le secret : ce dispositif se fermait automatiquement en cas de danger, le défunt pilote avait eu le temps de le déclencher, évitant que des mains malhabiles puissent s’en servir. Par contre, le dispositif d’autodestruction, qui aurait normalement dû fonctionner au bout de 24 heures, n’avait pas rempli son rôle.
Restaient le plot « Start » et « Back ». Utilisés sans les correcteurs de dispersion temporelle, ils pouvaient expédier l’engin à x siècles dans le futur avec une marge d’erreur de 10 années. Quant à savoir comment les Assassins repéraient les poudrières et les armureries, il ne tarda pas à être fixé : parvenu en l’an 1999, le pilote projeta une carte sur un écran en composant « p-o-u-d-r-i-è-r-e » sur le clavier de l’ordinateur en caractères romains. Plusieurs spots rouges apparurent.
Le pilote composa « C-h-â-l-o-n-s ». L’appareil opéra un déplacement dans la haute atmosphère, puis piqua sur son objectif.
— Ami, prépare-toi ! déclara le commandant. Nous atterrissons. La rapidité de notre action est gage du succès. Point de quartier. Nous nous chargeons des armes. Tu serviras de sentinelle. En cas d’ennui, souffle trois fois dans cet olifant. Et puis mets ces lunettes sur tes yeux, par le pouvoir d’Allah — que Son Saint Nom soit béni ! — on y voit ensuite la nuit comme en plein jour.
Hélie hocha la tête et assujettit l’amplificateur photonique. Tout collait…
Cependant, les Assassins examinaient attentivement le plan des lieux et, lorsqu’ils l’eurent bien assimilé, ils firent un signe au pilote.
Les lumières s’éteignirent. La nacelle temporelle se posa. Le sas s’ouvrit et des ombres silencieuses se glissèrent à l’extérieur.
Hélie arma sa mitraillette et sauta sur l’herbe : l’appareil s’était posé à l’intérieur de l’enceinte de fils de fer barbelés.
Les sentinelles furent éliminées, les dispositifs électroniques mis hors-service et les Assassins, après avoir forcé la porte de la poudrière, commencèrent à transférer caisses d’explosifs, d’armes et de munitions.
Hélie savait qu’il n’y aurait aucune anicroche, pourtant il poursuivit sa surveillance et se mêla à plusieurs reprises aux Arabes, les aidant même à porter des caisses, afin que la caméra électronique enregistre bien son image en armure.
Enfin, lorsqu’il vit des lumières s’allumer dans les casernements, il souffla dans l’olifant, en réalité un émetteur d’ultra-sons; les amplificateurs de lumière des Assassins portaient un transcodeur, tous abandonnèrent leur tâche et se précipitèrent vers la nacelle. Celle-ci regagna Alamout sans encombre, avec tout son butin : Bohémond et Hassan ibn Sabbah ne manqueraient de rien…
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Mise en demeure du Président Kampl au commandant Setni :
— D’après les rapports de mes services, Hassan ibn Sabbah vient de faire démonter une usine de fabrication de poudre au Mexique. Désormais, il peut mener une guerre type XXe siècle, même si la nacelle temporelle tombait en panne. J’insiste pour obtenir sans délai un rapport complet sur vos résultats, faute de quoi vous serez relevé.