The Project Gutenberg EBook of Les Cent Jours (2/2), by baron Pierre Alexandre Édouard Fleury de Chaboulon
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Title: Les Cent Jours (2/2) Mémoires pour servir à l'histoire de la vie privée, du retour et du règne de Napoléon en 1815.
Author: baron Pierre Alexandre Édouard Fleury de Chaboulon
Release Date: August 20, 2008 [EBook #26375]
Language: French
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LES CENT JOURS.
MÉMOIRES pour servir à l'histoire de LA VIE PRIVÉE, DU RETOUR, ET DU RÈGNE DE NAPOLÉON EN 1815.
Par M. le Baron FLEURY de CHABOULON,
Officier de la
Légion-d'Honneur, Chevalier de l'Ordre de la
Réunion, Ex-Secrétaire de l'Empereur
Napoléon et de son Cabinet,
Maître des Requêtes en son Conseil
d'État, etc.
Ingrata patria, ne ossa quidem habes. SCIPION.
TOME II.
À LONDRES, DE L'IMPRIMERIE DE C. ROWORTH.
1820
L'empereur reçut, à la même époque (1er mai), une nouvelle preuve du peu de confiance que méritent les hommes, et de l'horrible facilité avec laquelle ils sacrifient leurs devoirs et leurs sentimens aux calculs de leur cupidité ou de leur ambition.
De tous les ministres de Napoléon, le duc d'Otrante fut celui qui, lors de son retour, lui prodigua le plus de protestations de dévouement et de fidélité. «Et cette fidélité, s'il eût pu en douter, se serait trouvée garantie par le mandat sous lequel il gémissait (M. Fouché) au moment où le retour de Napoléon vint lui rendre la liberté et peut-être la vie[1]».
Cependant, quel ne fut point l'étonnement de l'Empereur, lorsque le duc de Vicence vint lui apprendre qu'un agent secret de M. de Metternich était arrivé de Vienne à Paris, et paraissait avoir eu un entretien mystérieux avec M. Fouché!
L'Empereur, sur-le-champ, ordonna à M. Réal, préfet de police, de se mettre à la recherche de cet émissaire; il fut arrêté, et déclara: qu'envoyé par une maison de banque de Vienne pour régler des comptes d'intérêts avec plusieurs banquiers de Paris, il avait été mandé par M. de Metternich, et que ce prince l'avait chargé d'une lettre pour le ministre de la police de France; qu'il ignorait le contenu de cette lettre; qu'il savait qu'elle était écrite entre lignes avec de l'encre sympathique, et que le prince lui avait remis une poudre pour faire ressortir les caractères occultes; que M. le baron de Werner, agent diplomatique, devait se trouver à Bâle le 1er mai, pour recevoir la réponse de M. le duc d'Otrante; qu'on lui avait donné un bordereau simulé qui devait servir de point de reconnaissance entre M. Werner et l'agent que pourrait envoyer le ministre français; enfin, qu'il avait remis la lettre et le bordereau au duc d'Otrante, qui lui avait dit de vaquer promptement à ses affaires, et de repartir pour Vienne le plus tôt possible.
L'Empereur manda immédiatement M. Fouché, sous le prétexte de l'entretenir d'affaires d'état.
M. Fouché garda le plus profond silence sur ce qui s'était passé avec l'envoyé de M. de Metternich, et ne laissa pénétrer aucun embarras, aucune inquiétude.
Le premier mouvement de Napoléon fut de faire saisir les papiers de son infidèle ministre; mais il pensa qu'il était trop adroit et trop prudent pour conserver des traces de sa trahison; et il jugea qu'il serait préférable, pour apprendre la vérité, d'envoyer quelqu'un à Bâle qui se présenterait à M. Werner de la part du duc. Napoléon attachait à cette mission la plus haute importance; il daigna jeter les yeux sur moi pour la remplir, et après m'avoir révélé la perfidie de cet infâme Fouché, il me dit: «Vous allez vous rendre à l'instant chez le duc de Vicence; il vous remettra des passeports au nom du Roi et du mien; vous saurez à la frontière ceux qui valent le mieux. Voici un ordre, de ma main, à tous les généraux, préfets et lieutenans de police, qui se trouveront sur le Rhin, de vous faciliter les moyens de sortir de France, et d'y rentrer, et de vous accorder, au-dedans et même au-dehors, l'assistance que vous réclamerez. Je leur commande de se conformer strictement à tout ce que vous jugerez convenable de prescrire. Je crois que vous passerez. Je n'ai jamais entendu parler de ce M. Werner; mais M. de Metternich est un homme d'honneur; il ne voudrait pas tremper dans un complot contre ma vie. Je ne crois pas qu'il s'agisse de renouveler les tentatives de Georges, et les embûches du trois nivose. Cependant vous sonderez M. Werner sur ce point; je crois qu'on veut fomenter des troubles et ourdir une conspiration, plutôt contre mon trône que contre mes jours. C'est là le point essentiel à pénétrer. Je ne vous donne point d'autres instructions; vous agirez en maître; je m'en rapporte entièrement à vous. Si la sûreté de l'état était menacée, ou si vous découvriez quelque chose d'important, mandez-le moi par le télégraphe, et envoyez-moi un courrier à toute bride. Si vous ne voyez dans tout cela qu'un commencement d'intrigues, qu'un essai, ne perdez point de tems en pourparlers inutiles, et profitez franchement de la circonstance pour faire connaître à M. de Metternich ma position et mes intentions pacifiques, et tâchez d'établir un rapprochement entre moi et l'Autriche. Je serai bien aise de savoir ce que les alliés pensent d'Eugène, et s'ils seraient disposés à l'appeler à la tête des affaires de la régence, dans le cas où je laisserais ma vie sur le champ de bataille. Allez voir le duc de Vicence; causez avec lui, et dans une demi-heure revenez. Je verrai si je n'ai rien de plus à vous dire.»
Une demi-heure après, je revins; l'Empereur était dans son salon, entouré du maréchal Ney, et de plusieurs personnages importans. Il me dit, en faisant un geste de la main: «Je me repose sur vous; volez».
C'était par de semblables paroles qu'il savait flatter l'amour-propre et exalter le dévouement; je volai à Bâle: s'il m'eût fallu, pour justifier l'attente de Napoléon, traverser le Rhin sous le canon ennemi, je l'aurais fait.
Je commençai par faire usage des pouvoirs illimités que l'Empereur m'avait donnés, en prescrivant de ne laisser sortir provisoirement de France aucune des personnes qui arriveraient de Paris. Je ne voulais point me laisser devancer par l'agent véritable du duc d'Otrante.
Les communications avec Bâle n'étaient point encore interrompues; mais il fallait une permission pour y entrer, une autre pour en sortir; et sur le plus léger soupçon, on vous conduisait au directeur de police, qui, tout en fumant sa pipe, donnait l'ordre, selon son bon plaisir, de vous mettre à la porte de la ville, ou de vous jeter en prison. Je me pourvus d'une commission d'inspecteur-général des vivres, et je me présentai à Bâle, sous le prétexte d'y faire de nombreux achats. On est toujours bien reçu des Suisses avec de l'argent.
Je me rendis sans obstacles à l'auberge des Trois Rois, où devait descendre M. Werner; il était déjà arrivé. Je lui annonçai que j'avais été chargé par quelqu'un de Paris de causer avec lui; il me fit voir son bordereau de ralliement; je lui montrai de loin celui dont j'étais porteur, car je savais qu'il ne valait rien. Il avait été écrit de mémoire par notre prisonnier: le véritable était resté entre les mains de M. Fouché.
M. Werner commença par me témoigner, avec tout le luxe de la politesse diplomatique, le plaisir qu'il éprouvait de me voir; qu'il m'attendait depuis le 1er mai (nous étions au 3), et qu'il commençait à craindre que M. Fouché ne se fût point soucié d'entrer en conférence avec le Prince. Ce début me fit conjecturer que rien n'avait été encore proposé ni convenu. Je répondis à M. Werner, que le duc d'Otrante avait effectivement montré un peu d'hésitation, parce que la lettre de M. de Metternich laissait quelqu'incertitude; mais que toujours plein d'estime et de déférence pour le Prince, il s'empresserait de lui offrir toutes les preuves de dévouement qui seraient en son pouvoir; qu'il m'avait choisi pour être son interprète, et que je serais charmé de répondre par une confiance sans borne aux nouvelles ouvertures que lui, M. Werner, était sans doute chargé de me faire. J'ajoutai, que M. le duc d'Otrante m'avait recommandé de mettre de côté les formes diplomatiques, et de m'expliquer avec l'abandon que devait inspirer M. de Metternich; qu'en conséquence, je le priais de m'imiter, et de me dire sans détour ce qu'il attendait de nous.
Il me répondit que M. de Metternich avait conservé la plus haute opinion du mérite de M. Fouché; qu'il avait pensé qu'un homme, tel que lui, ne pouvait croire que Napoléon se soutiendrait sur le trône; qu'il était persuadé qu'il n'avait accepté le ministère de la police, que pour épargner aux Français le malheur de la guerre civile et de la guerre étrangère; et que, dans cette persuasion, il espérait que M. Fouché n'hésiterait point à seconder les efforts que les alliés avaient faire, pour se débarrasser de Bonaparte et rétablir en France les Bourbons.
Je répliquai que M. Fouché, dont le patriotisme était connu, n'avait pu envisager sans douleur les malheurs dont la France était menacée; mais que, jusqu'à présent, il n'avait point entrevu la possibilité d'y remédier. «Souvent, dis-je, on voit mieux de loin que de près; quelles sont sur ce point les vues de M. de Metternich et des alliés? quels moyens pensent-ils qu'on pourrait employer pour, se défaire de Napoléon?»—«M. de Metternich, dit-il, ne m'a point entièrement communiqué ses vues à cet égard. Je suis même fondé à croire qu'il n'y a rien encore d'arrêté; et c'est pour arriver à un résultat certain, qu'il a désiré se concerter avec M. Fouché qui doit mieux connaître que lui le véritable état des choses. Quant aux moyens de se défaire de Bonaparte, il en existe un dont l'issue ne peut être douteuse: c'est la force; mais les alliés ne voudraient l'employer qu'à la dernière extrémité, et ils auraient désiré que M. Fouché eût pu trouver le moyen de délivrer la France de Bonaparte, sans répandre de nouveaux flots de sang.
Cette réponse ambiguë me paraissant inquiétante, je repris: «Je ne connais que deux moyens de renverser du trône Napoléon: le premier, c'est de l'assassiner!» En prononçant ces mots, je détournai obliquement les yeux pour ne point embarrasser M. Werner, et l'observer à mon aise. «L'assassiner! s'écria-t-il avec indignation: jamais un tel moyen ne s'offrit à la pensée de M. de Metternich.»—«Je n'en doute point; aussi j'ai commencé par vous exprimer la haute vénération que M. de Metternich m'inspire: le second moyen, continuai-je, c'est de se réunir secrètement, ou, pour dire le mot, de conspirer contre Napoléon, et je ne vois pas trop jusqu'à présent sur qui nous pourrions compter; M. de Metternich et les alliés ont-ils déjà quelques relations d'établies?»—«Ils n'en ont aucune, me répondit-il; à peine a-t-on eu le tems à Vienne de s'entendre. C'est à M. Fouché à préparer, à combiner ses plans; c'est à lui que les alliés veulent confier le soin et l'honneur de sauver la France des calamités d'une nouvelle guerre, et de la tyrannie que lui prépare l'Empereur.»
Convaincu, par la tournure qu'avait pris la conversation, qu'il n'existait, entre le duc d'Otrante et M. de Metternich, aucune relation antérieure; convaincu que la vie de l'Empereur et la sûreté de l'état n'étaient point menacées, je changeai de langage et marchai droit au but que je m'étais principalement proposé: celui de chercher à établir sinon un rapprochement, du moins des pourparlers entre la France et l'Autriche.
«Les alliés, repris-je, croyent donc qu'il est facile à M. Fouché de soulever la France contre Napoléon! Il fut un tems, il est vrai, où l'on n'aimait point l'Empereur; mais les Bourbons ont si maltraité la nation, qu'ils ont réussi à le faire regretter, et que ses ennemis sont devenus ses partisans.»—«Ce que vous me dites-là, répondit M. Werner avec étonnement, est entièrement contraire aux rapports qui nous sont arrivés de Paris.»—«Je puis vous assurer, poursuivis-je, qu'on vous a trompés; les acclamations et les voeux qui ont accompagné Napoléon depuis le golfe Juan jusqu'à Paris, auraient dû cependant vous instruire qu'il avait pour lui les suffrages unanimes de l'armée et de la nation.»—«Dites de l'armée.»—«Non point; je persiste à dire de la nation et de l'armée. Du moment où Napoléon a reparu sur le sol français, il a été accueilli avec enthousiasme, non-seulement par ses soldats, mais aussi par les citoyens. S'il n'avait eu pour lui que le suffrage de quelques régimens insubordonnés, aurait-il traversé la France sans obstacle? aurait-il recueilli sur son passage le témoignage unanime de dévouement et d'amour que firent éclater à l'envi la population entière du Dauphiné, du Lyonnais et de la Bourgogne?»—«Il est possible que Bonaparte ait été bien accueilli dans quelques lieux; mais quelques acclamations isolées n'expriment point le voeu de toute une nation; et sans l'armée, jamais il ne serait rentré aux Tuileries.»—«Il est certain que si Napoléon avait eu l'armée contre lui, il n'aurait jamais pu, avec 800 hommes, détrôner Louis XVIII; mais il ne faut pas conclure de ce que l'armée s'est déclarée pour lui, que ce soit l'armée seule qui l'ait rétabli sur le trône. Quand il prit Lyon, il n'avait avec lui que 2,000 hommes; il n'en avait que 8,000 lorsqu'il marcha sur Paris; que 800 quand il rentra dans sa capitale. Si la nation n'eût point partagé les sentimens de l'armée, aurait-il pu, avec des forces aussi méprisables, faire la loi à deux millions d'individus disséminés sur la route, et aux cinquante mille soldats, gardes nationaux et volontaires, qu'on avait réunis sous les murs de Paris? Que si la nation se fût opposée aux entreprises et aux voeux de l'armée, et que l'armée eût vaincu la nation, on pourrait prétendre avec raison que le rétablissement de Napoléon est l'ouvrage exclusif des soldats; mais vous savez, comme moi, qu'ils n'ont point exercé une seule violence; qu'ils n'ont pas tiré un seul coup de fusil, et qu'ils ont été fêtés et reçus partout comme des libérateurs et des amis. Je vous le demande, maintenant, que doit-on conclure de cette union, de cette unanimité de sentimens et d'actions?—«On peut en conclure que le peuple, naturellement timide et faible, a craint l'armée et qu'il lui a fait un bon accueil pour ne point s'exposer à ses violences; mais cela ne dit pas qu'au fond du coeur il partageât les sentimens de l'armée pour Napoléon.»—«Dieu seul sait ce qui se passe au fond des coeurs; nous ne pouvons les juger, nous autres hommes, que par des apparences, des paroles et des faits. Or, les paroles, les faits et les apparences se réunissent pour prouver évidemment que la nation approuvait et partageait l'enthousiasme de l'armée. Vous avez tort, d'ailleurs, de penser que le peuple puisse avoir en France des sentimens différens de ceux de l'armée. Quand, sous l'ancienne monarchie, l'armée était composée de débauchés tombés dans la misère, de malfaiteurs poursuivis par la justice, il existait et ne pouvait exister aucune affinité entre l'armée et la nation; mais aujourd'hui que l'armée est nationale, qu'elle se compose des fils, des frères de nos meilleurs citoyens, et que ces fils, ces frères, quoique séparés de leur famille, sont restés unis avec elles de coeur, de pensées et d'intérêts, la nation et l'armée ne font qu'un. Si les alliés, lui dis-je, n'ont fondé leurs espérances que sur un dissentiment d'opinion et de volonté entre la nation et l'armée, ils ont fait un faux calcul: l'approche de leurs troupes, loin de diviser les Français, les réunira plus étroitement encore. On ne se battra point pour Napoléon: on se battra pour l'honneur et l'indépendance nationale.»—«D'après ce que vous me dites, il semblerait que la France est décidée à courir les chances de la guerre, et qu'elle est prête, si Napoléon l'exige, à seconder, comme autrefois, ses projets de conquêtes.»—«Non, Monsieur; la gloire de Napoléon nous a coûté trop cher: nous ne voulons plus de lauriers à ce prix. Napoléon a pour lui les voeux de la nation, moins par amour pour sa personne, que parce qu'il est l'homme de la révolution, et que son gouvernement nous assure les garanties que nous avions vainement demandées aux Bourbons; mais si l'Empereur se laissait entraîner par l'appât des conquêtes, la France l'abandonnerait, et c'est alors que vous pourriez compter que M. Fouché et tous les véritables patriotes se réuniraient pour se défaire à jamais de Napoléon.»—«Vous ne pensez pas, à ce qu'il paraît, que M. Fouché soit disposé, en ce moment, à seconder les vues des souverains alliés et de M. Metternich?»—«Je ne le pense pas. M. Fouché est convaincu que les Bourbons ne peuvent point régner; que la nation a pour eux une antipathie que rien ne pourra détruire.»—Les alliés tiennent moins à rendre la couronne à Louis XVIII, qu'à l'ôter à Napoléon, dont l'existence sur le trône est incompatible avec le repos et la sûreté de l'Europe; je suis même autorisé à penser qu'ils laisseraient les Français se choisir librement le souverain et le gouvernement qu'il leur plairait. Le duc d'Orléans, par exemple, ne conviendrait-il pas à la nation? il a servi jadis dans les armées républicaines; il a été partisan de la révolution; son père a voté la mort de Louis XVI.»—«Le duc d'Orléans offrirait sans doute à la nation la plupart des garanties qu'elle désire; mais son élévation au trône, loin d'anéantir les troubles, les multiplierait: il aurait contre lui les partisans de Louis XVIII, de Napoléon et de la régence; c'est presque dire la nation toute entière.»—«Et bien alors, les alliés pourraient consentir à vous donner le jeune prince Napoléon et la régence, ou peut-être un gouvernement fédératif.»—«Lors de l'invasion de 1814, nous eûmes plusieurs fois l'occasion de débattre avec M. Fouché la question de la régence. Il pensait que la France verrait renaître, avec une régence, les discordes qu'enfantent ordinairement les minorités. Un peuple qui a été en guerre avec lui-même et avec ses voisins, a besoin d'être conduit par un homme qui sache tenir ferme les rênes du gouvernement, et se faire respecter au-dedans et au-dehors.»—«Mais vous ne manquez point d'hommes forts et capables; et l'on pourrait vous composer un conseil de régence qui répondrait à l'attente des alliés et de la France.»—«Je sais bien que nous avons dans l'archichancelier, dans le duc de Vicence et dans plusieurs de nos premiers fonctionnaires, des hommes d'état pleins de talens, de sagesse et de modération; mais la difficulté serait de faire un choix parmi les hommes de guerre. La plupart ont des droits égaux; et leurs prétentions, leurs jalousies et leurs rivalités ne pourraient être que funestes à notre tranquillité.»—«On saurait les contenir, et je n'en vois aucun parmi eux dont l'ambition puisse être redoutable.»—«Leur ambition ne s'est point manifestée, faute d'occasion. Je ne connais qu'un seul homme de guerre qu'on pourrait placer à la tête du gouvernement avec sécurité; c'est Eugène, ce prince qui a dit, en 1814, dans ses proclamations mémorables, «que ceux-là seuls sont immortels, qui savent vivre et mourir fidèles à leurs devoirs, fidèles à la reconnaissance et à l'honneur:» ce prince, dis-je, loin d'aspirer au trône, en serait au contraire la gloire et l'appui: mais les liens de famille et les devoirs qu'ils lui imposent, ne lui permettraient peut-être pas de quitter la Bavière. Peut-être aussi les alliés ne voudraient-ils point que la direction des affaires de France lui fût confiée: ne le pensez-vous pas?»—«J'ignore entièrement quelle pourrait être la détermination du prince et de sa famille.»—«Mais prévoyez-vous du moins quelle serait celle des alliés?»—«Nullement.»—«Voilà bien, lui dis-je en plaisantant, comme sont messieurs les diplomates; pourquoi ne pas être aussi ouvert avec moi que je le suis avec vous? ai-je laissé sans le satisfaire un seul de vos désirs? ai-je évité de répondre à une seule de vos questions?»—«Je ne cherche point, je vous assure, à dissimuler; mais la question que vous m'avez faite n'ayant point été prévue, je ne puis ni ne dois me permettre d'y répondre.»—«Eh bien, ajournons la; quant au gouvernement fédératif, cela ressemble beaucoup à notre république; et nous avons acheté si cher l'honneur d'être républicains, que nous ne nous en soucions plus. Le gouvernement fédératif peut convenir à un état peu populeux, comme la Suisse, ou à une nation vierge, comme l'Amérique; mais il serait une calamité pour notre vieille France: nous sommes trop légers, trop passionnés; il nous faut un gouverneur, un maître qui sache se faire craindre et se faire obéir. Tenez, M. Werner, il faut que je continue à vous parler avec franchise: le seul chef qui nous convienne est Napoléon; non plus Napoléon l'ambitieux et le conquérant, mais Napoléon corrigé par l'adversité. Le désir de régner le rendra docile aux volontés de la France et de l'Europe. Il leur donnera mutuellement les garanties qu'elles pourront exiger; et je crois que M. le duc d'Otrante s'estimerait alors très-heureux de pouvoir concourir avec M. de Metternich à pacifier l'Europe, à rétablir la bonne harmonie entre l'Autriche et la France, et à restreindre la puissance de l'Empereur, de telle manière qu'il n'eut plus la possibilité de troubler une seconde fois la tranquillité universelle. Voilà, je crois, quel doit être le but des alliés; il ne tiendra qu'à eux de l'atteindre: mais s'ils comptent, pour nous subjuguer, sur le secours de nos dissensions intestines, ils se trompent; vous pouvez en donner l'assurance à M. de Metternich. Au surplus, je rendrai compte à M. le duc d'Otrante des ouvertures que vous m'avez faites, et particulièrement de celles relatives à la régence: mais je suppose que nous consentions à accepter l'une ou l'autre de vos propositions, que ferait-on de Napoléon? car votre intention ni la nôtre n'étant point de le tuer, il faudrait qu'il vécût; et où vivrait-il? les alliés doivent avoir pris sur ce point une détermination?»—«Je l'ignore; M. de Metternich ne s'est point expliqué à cet égard; je lui soumettrai cette question. Je lui ferai connaître votre opinion sur la situation de la France et de Napoléon, et sur la possibilité d'un arrangement général; mais je prévois d'avance combien les sentimens actuels de M. Fouché lui causeront d'étonnement; il croyait qu'il détestait Bonaparte.»—«Les circonstances changent les hommes. M. Fouché a pu détester l'Empereur quand il tyrannisait la France, et s'être réconcilié avec lui, depuis qu'il veut la rendre libre et heureuse.»
Nous nous séparâmes, après avoir échangé quelques questions accessoires; et nous convînmes de nous rendre en toute hâte, lui à Vienne, moi à Paris, et de nous retrouver à Bâle sous huit jours.
Aussitôt mon arrivée à Paris, je me présentai devant l'Empereur. Je n'avais employé, pour aller et revenir, que quatre jours; et il crut, en me voyant si promptement, que je n'avais pu passer. Il fut surpris et charmé d'apprendre que j'avais vu et entretenu M. Werner; il m'emmena dans le jardin (c'était à l'Élysée), et nous y causâmes, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, pendant près de deux heures. Notre entretien fut tellement haché, qu'il s'échappa presqu'entièrement de ma mémoire; je ne pus en retenir que quelques fragmens. «J'avais bien prévu, me dit Napoléon, que M. de Metternich n'avait rien projeté contre ma vie; il ne m'aime point, mais c'est un homme d'honneur. Si l'Autriche le voulait, tout s'arrangerait; mais elle a une politique expectante, qui perd tout; elle n'a jamais su prendre un parti à propos. L'Empereur est mal conseillé; il ne connaît point Alexandre, et ne sait pas combien les Russes sont fourbes et ambitieux; si une fois ils devenaient les maîtres, toute l'Allemagne serait bouleversée. Alexandre ferait jouer aux quatre coins[2] le bon homme François et tous les petits rois à qui j'ai donné des couronnes. Les Russes, quand je n'y serai plus, finiront par devenir les maîtres du monde. L'Europe ne saura ce que je vaux, que quand on m'aura perdu. Il n'y avait que moi d'assez fort pour dompter d'une main l'Angleterre, et contenir de l'autre la Russie. Je leur épargnerai la peine de délibérer où ils me mettront; s'ils l'osaient, ils me fourraient dans une cage de fer et me feraient voir à leurs badauds, comme une bête féroce: mais ils ne m'auront pas; ils apprendront que le lion vit encore, et qu'il ne se laisse point enchaîner. Ils ne connaissent point mes forces; si demain je mettais le bonnet rouge, ils seraient tous perdus. Avez-vous demandé à M. Werner des nouvelles de l'Impératrice et de mon fils?»—«Oui, Sire; il m'a dit que l'Impératrice se portait bien, et que le jeune prince était charmant.» L'Empereur, avec feu: «Vous êtes-vous plaint qu'on violait à mon égard le droit des gens et les premières lois de la nature? lui avez-vous dit combien il est odieux d'enlever une femme à son mari, un fils à son père: qu'une telle action est indigne des peuples civilisés?»—«Sire, je n'étais que l'ambassadeur de M. Fouché.»
L'Empereur, après quelques momens de silence, continua: «Fouché, pendant votre absence, est venu me raconter l'affaire[3]: il m'a tout expliqué à ma satisfaction. Son intérêt n'est point de me tromper. Il a toujours aimé à intriguer, il faut le laisser faire: allez le voir, dites-lui tout ce qui s'est passé avec M. Werner; montrez-lui de la confiance, et s'il vous questionne sur moi, répétez-lui que je suis tranquille, et que je ne doute point de son dévouement et de sa fidélité.»
Déjà l'Empereur, dans plusieurs circonstances importantes, avait eu à se plaindre de M. Fouché; mais, subjugué par je ne sais quel charme, il lui avait toujours rendu plus de confiance qu'il ne désirait lui en accorder.
Peu d'hommes, il est vrai, possèdent, à un plus haut degré que le duc d'Otrante, le don de plaire et de persuader: aussi profond que spirituel, aussi prévoyant qu'habile, il embrasse à la fois le passé, le présent et l'avenir; il séduit et étonne tour-à-tour par la hardiesse de ses pensées, la finesse de ses aperçus, la solidité de ses jugemens.
Malheureusement, son âme blasée par la révolution, a contracté le goût et l'habitude des émotions fortes: le repos la fatigue; il lui faut de l'agitation, des dangers, des bouleversemens: de là ce besoin de se mouvoir, d'intriguer, j'ai presque dit de conspirer, qui a jeté M. Fouché dans des écarts si déplorables et si fatals à sa réputation.
Conformément aux ordres de Napoléon, je me rendis de suite chez le duc d'Otrante, et lui dis en riant que je venais lui rendre compte de la mission qu'il m'avait confiée. «Belle mission!» me dit-il, voilà comme est l'Empereur; il se méfie toujours de ceux qui le servent le mieux. Les services les plus signalés, le dévouement le plus pur, ne peuvent vous mettre à l'abri de ses soupçons. Croyez-vous, par exemple, être bien sûr de lui? Vous vous tromperiez. Si vous veniez à commettre involontairement la plus légère inconséquence et qu'il le sût (il prononça ces mots de manière à me faire entendre que ce serait par lui que l'Empereur pourrait l'apprendre), il n'en faudrait pas davantage pour vous perdre. Mais laissons-là les princes avec leurs défauts, et causons.» Il m'entraîna sur son canapé, et me dit: «Savez-vous que vous m'avez donné de l'inquiétude? si l'on vous avait vendu, on aurait bien pu vous envoyer dans quelques forteresses et vous y garder jusqu'à la paix.»—«Cela est vrai; j'avais effectivement cette chance à courir; mais quand il s'agit d'aussi grands intérêts, on ne doit point songer à soi.»
Je lui rapportai fidèlement les paroles de M. Werner; mais je me gardai bien de lui faire connaître l'époque véritable de notre seconde entrevue: j'aurais craint qu'il ne me fît quelque mauvais tour avec les Suisses, ou qu'il se hâtât de désabuser M. de Metternich.
Lorsque mon récit fut terminé, il reprit: «J'avais d'abord regardé tout cela comme une mystification, mais je vois bien que je m'étais trompé. Votre conférence avec M. Werner peut amener un rapprochement entre nous et l'Autriche; tout ce que vous avez dit doit faire ouvrir les yeux à M. de Metternich. Pour achever de le convaincre, je lui écrirai, et je lui peindrai, avec tant de clarté et de vérité la situation réelle de la France, qu'il sentira que le meilleur parti à prendre est d'abandonner les Bourbons à leur malheureux sort, et de nous laisser nous arranger à notre guise avec Bonaparte. Quand vous serez près de partir, venez me revoir, et je vous remettrai ma lettre.»
Il me dit alors: «Je n'avais point parlé de suite à Napoléon de la lettre de Metternich, parce que son agent ne m'avait point remis la poudre nécessaire pour faire reparaître l'écriture; il a fallu avoir recours à des procédés chimiques qui ont demandé du tems; voilà cette lettre (il m'en fit prendre lecture), vous voyez qu'elle ne dit rien; j'aurais pu d'ailleurs la déchiffrer sur-le-champ, que Napoléon n'en aurait rien su; je l'aurais servi sans le lui dire. Dans les affaires de cette espèce, il faut du secret, et Napoléon est incapable d'en garder; il se serait tant agité, et aurait mis tant d'hommes et de plumes en mouvement, qu'il aurait tout éventé. Il doit connaître mes opinions et mes sentimens; et il n'y a que lui au monde qui ait pu se mettre dans la tête, un seul instant, que je pourrais le trahir pour les Bourbons; je les méprise et je les déteste au moins autant que lui.»
Les menaces indirectes de M. Fouché et l'ensemble de ses discours, me persuadèrent qu'il n'était point de bonne foi. Je fis part de mes préventions à l'Empereur; il ne les approuva point. Il me dit que M. Fouché ne m'avait insinué qu'il pouvait me perdre, que pour se donner un air d'importance; qu'au surplus, je n'avais rien à craindre ni de lui, ni de tout autre. Je ne craignais rien non plus: quand l'Empereur aimait quelqu'un, il le prenait sous sa garde; et il était défendu à qui que ce soit d'y toucher.
Le surlendemain, je me rendis chez le duc d'Otrante pour recevoir les lettres qu'il m'avait promises. Il parut surpris de me voir sitôt; je lui avais fait accroire en effet que je ne devais retourner à Bâle que le 1er juin. Pour colorer ce départ précipité, je lui annonçai que M. Werner, à qui j'avais recommandé de m'écrire en cas d'événemens imprévus, sous le couvert de M**** banquier, venait de m'inviter à me rendre à Bâle sur-le-champ; il me laissa entrevoir qu'il n'était point dupe de ce mensonge, et me remit néanmoins de fort bonne grâce deux lettres pour M. de Metternich. L'une publiée dans les journaux anglais tendait à établir que le trône de Napoléon, soutenu par la confiance et l'amour des Français, n'avait rien à redouter des attaques de la coalition. Dans l'autre il rappelait les propositions de M. Werner; il discutait avec une sagacité admirable les avantages et les inconvéniens qui pourraient en résulter dans l'intérêt de la France et de l'Europe: et il finissait par déclarer, après avoir successivement rejeté la république, la régence et le duc d'Orléans, que Napoléon, qu'il comblait d'éloges démesurés, était évidemment le chef qui convenait le mieux aux Français et aux intérêts bien entendus des monarques alliés. Mais néanmoins, il avait su contourner ses expressions avec tant d'art et de finesse, qu'il était impossible de ne point apercevoir qu'il pensait, au fond du coeur, que le duc d'Orléans était le seul prince capable d'assurer le bonheur de la France et la tranquillité des étrangers.
Je mis cette lettre sous les yeux de l'Empereur, et cherchai vainement à lui en faire démêler la perfidie; il n'y vit que les éloges donnés à son génie; le reste lui échappa.
M. Werner avait été exact au rendez-vous; je m'empressai de me rendre chez lui. «Je craignais, me dit-il obligeamment, qu'on ne vous eût refusé l'entrée de Bâle; j'en ai parlé aux autorités; et si vous le désirez, je vous ferai délivrer la carte nécessaire pour que vous puissiez entrer en Suisse, en sortir et y résider sans obstacles et sans danger.»
Je le remerciai de cette offre, qui me prouva que les Suisses étaient aussi bien disposés pour nos ennemis, qu'ils l'étaient mal pour nous. Nous entrâmes ensuite en matière. «J'ai rapporté à M. de Metternich, me dit-il, la conversation franche et loyale que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous. Il s'est empressé d'en rendre compte aux souverains alliés; et les souverains ont pensé qu'elle ne devait rien changer à la résolution qu'ils ont prise de ne jamais reconnaître Napoléon pour souverain de la France, et de n'entrer personnellement avec lui dans aucune négociation; mais en même tems, je suis autorisé à vous déclarer formellement qu'ils renoncent à rétablir les Bourbons sur le trône, et qu'ils consentent à vous accorder le jeune prince Napoléon. Ils savent que la régence était, en 1814, l'objet des voeux de la France, et ils s'estiment heureux de pouvoir les accomplir aujourd'hui.»—«Cela est positif, lui répondis-je; mais que ferons-nous de l'Empereur?»—«Commencez par le déposer: les alliés prendront, ensuite et selon les événemens, la détermination convenable. Ils sont grands, généreux et humains; et vous pourrez compter qu'on aura pour Napoléon les égards dus à son rang, à son alliance et à son malheur.»—«Cette réponse n'explique point si Napoléon sera libre de se choisir une retraite, ou s'il sera prisonnier de la France et des alliés.»—«Je n'en sais pas davantage.»—«Je vois que les alliés voudraient qu'on leur livrât Napoléon pieds et mains liés: jamais les Français ne se rendront coupables d'une semblable lâcheté. Depuis notre entrevue, l'esprit public s'est prononcé pour lui avec une nouvelle force; et je puis vous protester qu'il n'a jamais possédé, à un si haut degré, l'amour des Français. De toutes parts, arrivent à Paris, et les électeurs convoqués pour le Champ de Mai, et les nouveaux représentans de la France[4]. Croyez-vous que ces électeurs et ces députés qui sont l'élite de la nation, auraient embrassé la cause périlleuse de Napoléon, si cette cause n'était pas commune à tous les Français? Croyez-vous, s'ils n'étaient point résolus de la défendre envers et contre tous, qu'ils seraient assez stupides ou assez imprudens pour venir, à la face du monde, jurer fidélité à l'Empereur et proscription et haine aux Bourbons? Les alliés nous ont subjugués en 1814, parce que nous étions alors sans union, sans volonté, sans moyen de résistance. Mais on ne subjugue pas deux années de suite une grande nation; et tout annonce que si la lutte s'engage, elle tournera cette fois à l'avantage des Français.»—«Si vous connaissiez les forces qui vous seront opposées, vous tiendriez d'autres discours; vous aurez douze cents mille hommes à combattre, douze cents mille hommes habitués à vaincre, et qui connaissent déjà le chemin de Paris.»—«Ils le connaissent, parce que la trahison le leur a enseigné.»—«Songez donc que vous n'avez plus d'artillerie, plus d'armée, plus de cavalerie.»—«Les Espagnols ont résisté à toutes les forces de Bonaparte, et ils avaient moins de ressources que nous.»—«Vous n'avez point d'argent.»—«On s'en procurera aux dépens des nobles et des royalistes, ou l'on s'en passera. Les armées de la république étaient payées avec des feuilles de chêne; en ont-elles moins vaincu les armées de la coalition?»—«Vous avez tort, je vous assure, de voir votre position sous d'aussi belles couleurs. Cette nouvelle guerre sera plus cruelle et plus opiniâtre que les autres. Les alliés sont décidés à ne point déposer les armes, tant que Napoléon sera sur le trône.»—«Je ne vois nullement la guerre qui se prépare, avec sécurité. Je ne puis y songer sans effroi: si Napoléon est victorieux, il est possible que les succès nous montent la tête, et nous inspirent de nouveau le désir de retourner à Vienne et à Berlin. S'il n'est point heureux, il est à craindre que nos revers portent la rage et le désespoir dans l'âme du peuple, et que les nobles et les royalistes ne soient massacrés».—«Cette perspective est sans doute fort affligeante; mais je vous l'ai dit et je vous le répète: la détermination des monarques alliés ne changera point; ils ont appris à connaître l'Empereur, et ils ne veulent point lui laisser les moyens de troubler le monde. Les souverains consentiraient à déposer les armes, que leurs peuples s'y opposeraient: ils considèrent Bonaparte comme le fléau du genre humain, et ils donneraient tout jusqu'à la dernière goutte de leur sang, pour lui arracher le sceptre et peut-être la vie».—«Je sais que les Prussiens lui ont juré une haine implacable; mais les Russes et les Autrichiens ne doivent point partager l'exaspération de la Prusse».—L'Empereur Alexandre s'est au contraire prononcé le premier contre Napoléon».—«Soit encore; mais l'Empereur d'Autriche est trop vertueux et trop politique, pour sacrifier une seconde fois son gendre et son allié naturel, à de vaines considérations».—«Ce ne sont point de vaines considérations qui ont guidé l'Empereur; il avait à opter entre ses affections comme père, et ses devoirs comme souverain; il avait à prononcer entre le sort d'une femme et d'un enfant, et le sort de l'Europe: son choix ne pouvait être douteux; et la résolution magnanime prise par l'Empereur, est incontestablement un beau titre à la reconnaissance de ses contemporains et à l'admiration de la postérité».—«Je sens, en effet, combien il a dû lui en coûter pour renverser du trône sa fille et son petit-fils, et les condamner à vivre douloureusement sur la terre, sans père, sans époux, sans patrie. Quoique Français, je rends justice à la force d'âme que l'Empereur a montrée dans cette mémorable circonstance; mais si le parti qu'il prit alors, était convenable, il me semble que celui qu'il paraît vouloir adopter aujourd'hui, serait aussi dangereux qu'impolitique. L'Autriche, dans la position critique où elle se trouve placée par le voisinage, l'ambition et l'alliance de la Prusse et de la Russie, a besoin d'être protégée et soutenue par un allié puissant; et nul prince n'est plus en état que Napoléon de la secourir et de la défendre».—«L'Autriche n'a rien à redouter de ses voisins; il règne entr'eux une harmonie que rien ne pourra troubler: leurs principes et leurs sentimens sont les mêmes. M. de Metternich m'a chargé de vous déclarer positivement qu'il n'agissait que d'un commun accord avec les alliés, et qu'il n'entamerait aucune négociation sans leur assentiment.
Ce mot de négociation me frappa: «Puisqu'il faut ne point songer, M. Werner, répondis-je, à rétablir séparément, entre l'Autriche et la France, l'union et l'amitié que commandent leurs intérêts et leurs liens de famille, ne renonçons pas du moins à l'espoir d'un accommodement général. Jamais peut-être l'humanité ne fut menacée d'une guerre aussi terrible; ce sera un combat à mort, non point d'armée à armée, mais de nation à nation: cette idée fait frémir. Le nom de M. de Metternich est déjà célèbre; mais de quelle gloire ne serait-il point entouré, si M. de Metternich, en devenant le médiateur de l'Europe, parvenait à la pacifier? Et nous-mêmes, M. Werner, croyez-vous que nous n'obtiendrions pas aussi une part dans les bénédictions des peuples? Mettons de côté notre caractère de négociateurs, et examinons la position des puissances belligérantes, non plus comme leurs agens, mais en hommes désintéressés, en amis de l'humanité! Vous avez, dites-vous, douze cent mille combattans; mais nous en avons eu un million en 1794, et nous les aurons encore. L'amour de l'honneur et l'indépendance n'est point éteint en France; il embrasera tous les coeurs, lorsqu'il s'agira de repousser le joug humiliant et injuste que vous voulez nous imposer. Si le tableau que je vous ai fait de l'état de la France et du patriotisme dont elle est animée vous paraît infidèle ou exagéré, venez avec moi; je vous offre un passe-port et toutes les garanties que vous pourrez exiger; nous voyagerons ensemble incognito; nous irons partout où vous voudrez; nous écouterons, nous interrogerons les paysans, les bourgeois, les soldats, les riches et les pauvres; et quand vous aurez vu, tout vu par vous-même, vous pourrez alors garantir à M. de Metternich qu'on l'a trompé, et que les efforts des alliés pour nous faire la loi, n'auront d'autre résultat que d'ensanglanter inutilement la terre.»
L'émotion dont je n'avais pu me défendre, était passée dans l'âme de M. Werner: «Je voudrais, me dit-il avec attendrissement, pouvoir seconder vos voeux et concourir avec vous à arrêter l'effusion du sang humain; mais je n'ose me livrer à cet espoir; cependant je rendrai compte à M. de Metternich de la force avec laquelle vous avez plaidé la cause de l'humanité, et s'il peut accepter le rôle de médiateur; je connais assez l'élévation de son âme, pour vous garantir qu'il ne le refusera pas.»
Jusqu'alors, j'avais évité, pour habituer M. de Metternich à traiter directement avec moi, de mettre en scène M. Fouché. Cependant, comme il m'avait été ordonné de faire usage de ses lettres, je fis naître l'occasion d'en parler à M. Werner. Je lui en donnai lecture, et j'eus soin de les commenter de manière à détruire l'impression fâcheuse que lui fit éprouver, ainsi que je l'avais prévu, la partialité des éloges prodigués à Napoléon. Quand nous fûmes arrivés au passage où M. Fouché discutait les inconvéniens d'une république, M. Werner m'arrêta, et me dit que je l'avais sans doute mal compris; qu'il ne m'avait parlé de la république que d'une manière indirecte, et qu'il n'était jamais entré dans la pensée des monarques alliés de se prêter à son rétablissement; que leurs efforts tendraient plutôt à étouffer les semences de l'esprit républicain, qu'à favoriser leur dangereux développement. Je lui rappelai la conversation que nous avions eue à ce sujet, et comme il m'importait fort peu d'avoir raison, je passai condamnation.
«Au surplus, me dit-il en prenant les lettres, le langage de M. Fouché surprendra fortement M. de Metternich. Il me répétait encore, la veille de mon départ, que le duc d'Otrante lui avait témoigné, en toutes occasions, une haine invétérée contre Bonaparte; et que même, en 1814, il lui avait reproché de ne l'avoir point fait renfermer dans un château fort, lui prédisant qu'il reviendrait de l'île d'Elbe ravager de nouveau l'Europe. Il faut que M. Fouché, pour croire au salut de l'Empereur, ignore totalement ce qui se passe à Vienne; ce qu'on lui a fait dire par M. de Montron et M. Bresson, le ramènera sans doute à des idées différentes, et lui fera sentir qu'il doit, pour ses intérêts personnels et pour celui de la France, seconder les efforts des alliés.»—«Je connais, lui répondis-je, les liaisons de M. le duc d'Otrante avec ces messieurs; il n'ajoutera que peu de foi aux paroles qu'ils lui rapporteront. Je regrette que vous n'ayez point été chargé de me les confier, lors de notre première entrevue; elles auraient sans doute produit sur lui une toute autre impression; mais ce qui n'est pas fait peut se faire; et, si vous le désirez, je vous servirai très-volontiers d'interprète.»—«M. de Metternich, répliqua M. Werner, ne m'a point appris positivement ce qu'il avait chargé ces messieurs de reporter au duc d'Otrante; mais je présume que ce ne peut être que la répétition de ce qu'il m'avait ordonné de vous dire.»—«En ce cas, repris-je, vous auriez tort de vous flatter du plus léger succès. S'il ne s'agissait que de Napoléon, nous n'hésiterions point à sacrifier la cause d'un seul homme à celle de tout un peuple: Napoléon personnellement n'est rien pour nous; mais son existence sur le trône se trouve tellement liée au bonheur et à l'indépendance de la nation, que nous ne pourrions le trahir sans trahir aussi la patrie; et c'est un crime dont M. Fouché et ses amis ne se rendront jamais coupables. En résumé, M. Werner, j'espère que vous parviendrez à convaincre nos ennemis qu'ils chercheraient en vain à détrôner Napoléon par la force des armes: et que le parti le plus sage est de se borner à lui lier les mains de manière à l'empêcher d'opprimer de nouveau la France et l'Europe. Si M. de Metternich approuve ce parti, il nous trouvera tous disposés à seconder secrètement ou ouvertement ses vues salutaires, et à nous réunir à lui pour mettre Napoléon dans l'impossibilité physique et morale de recommencer sa tyrannie. Alors, je reviendrai à Bâle; j'irai à Vienne, si vous le désirez; je ferai, en un mot, tout ce qu'il faudra faire pour arriver promptement à un résultat certain. Mais si M. de Metternich ne veut point entrer franchement en pourparler, et que son unique intention soit de provoquer des trahisons, ses efforts seront infructueux; et M. Fouché désire que M. de Metternich et les alliés veuillent bien lui épargner la peine de les en convaincre.»
M. Werner m'assura, qu'il reporterait fidèlement à M. de Metternich tout ce qu'il avait entendu; et nous nous séparâmes, après nous être promis de nous retrouver à Bâle le 1er juin.
Je rendis compte à l'Empereur de cette nouvelle conférence. Il parut en concevoir quelques espérances. «Ces messieurs, dit-il, commencent à s'adoucir, puisqu'ils m'offrent la régence; mon attitude leur impose. Qu'ils me laissent encore un mois, et je ne les craindrai plus».
Je n'oubliai point de lui faire remarquer que MM. de Montron et Bresson avaient été chargés de nouvelles communications pour M. Fouché: «Il ne m'en a point ouvert la bouche, me dit Napoléon. Je suis persuadé maintenant qu'il me trahit. J'ai presque la certitude qu'il a des intrigues à Londres et à Gand; je regrette de ne l'avoir pas chassé, avant qu'il ne fût venu me découvrir l'intrigue de Metternich: à présent l'occasion est manquée; il crierait partout que je suis un tyran soupçonneux, et que je le sacrifie sans motifs. Allez le voir; ne lui parlez point de Montron ni de Bresson; laissez-le bavarder à son aise, et rapportez-moi bien tout ce qu'il vous aura dit».
L'Empereur fit part de cette seconde entrevue au duc de Vicence, et le chargea de faire appeler M. de Montron et M. Bresson, et de tâcher de les faire causer. Le duc de Vicence n'en ayant obtenu aucun éclaircissement, l'Empereur, m'a-t-on assuré, voulut les voir lui-même; et après les avoir questionnés, sondés pendant quatre heures, il les renvoya l'un et l'autre, sans en avoir obtenu autre chose, que des détails sur les dispositions hostiles des alliés, et sur les entretiens qu'ils avaient eu à Vienne avec M. de Talleyrand et M. de Metternich; entretiens dont le fond était le même que celui de mes conférences avec M. Werner.
L'Empereur avait repoussé si indifféremment mes premiers soupçons, que je fus flatté de le voir partager ma défiance; mais cette jouissance d'amour-propre fit place aux réflexions les plus pénibles.
J'avais conçu, du caractère et du patriotisme du duc d'Otrante, la plus haute opinion; je le regardais comme l'un des premiers hommes d'état de France; et je regrettai amèrement que tant de qualités et de talens, au lieu d'être consacrés au bien de la patrie, fussent employés à favoriser les desseins de nos ennemis, et à calculer froidement avec eux les moyens de nous asservir.
Ces réflexions qui auraient dû m'inspirer de l'horreur pour M. Fouché, me firent éprouver un effet tout opposé; je reculai devant l'énormité du crime que je lui attribuais. Non, me dis-je, M. Fouché ne peut-être coupable d'une si grande indignité; il a reçu trop de bienfaits de l'Empereur pour le trahir, et a donné trop de gages de dévouement et d'affection à la patrie, pour conspirer son déshonneur et sa ruine. Son penchant pour l'intrigue a pu l'entraîner; mais ses intrigues, si elles sont répréhensibles, ne sont pas du moins criminelles.
Je me rendis donc chez le duc d'Otrante avec la persuasion que je l'avais jugé trop sévèrement. Mais son air contraint et ses captieux efforts pour pénétrer ce qu'avait pu me dire M. Werner, me prouvèrent que sa conscience n'était point en repos, et je sentis renaître et s'accroître mes justes préventions[5]. Le tems que je passai près de lui fut employé en questions et dissertations oiseuses sur les probabilités de la paix et de la guerre. Il serait inutile et fastidieux de les raconter ici.
La levée de bouclier du roi de Naples devint ensuite l'objet de notre conversation. «Murat est un homme perdu, me dit M. Fouché; il n'est point de force à lutter contre l'Autriche. Je lui avais conseillé (et je l'ai écrit récemment encore à la reine) de se tenir tranquille et de se soumettre aux événemens; ils ne l'ont point voulu, et ils auront tort: ils auraient pu traiter; ils ne le pourront plus maintenant; ils seront renvoyés sans égards et sans conditions.»
L'Empereur, devenu inquiet, ordonna de mettre en surveillance M. de Montron et M. Bresson. On lui apprit que ce dernier venait d'être envoyé en Angleterre par ordre du ministre de la guerre.
Le prince d'Eckmuhl, questionné, répondit qu'ayant su qu'un armateur anglais avait à vendre 40,000 fusils, il avait chargé M. Bresson d'aller les visiter et traiter des conditions de la vente. Cette mission qui, au premier aperçu, n'éveilla point l'attention de l'Empereur, lui revint à l'esprit; il la trouva étrange, puis suspecte. «Si Davoust, me dit-il, n'avait point eu de motifs pour me cacher cette affaire, il m'en aurait parlé, cela n'est point naturel; il s'est entendu avec Fouché».
Ce trait de lumière n'aboutit à rien. Napoléon se borna à tancer sévèrement le ministre de la guerre, et à lui ordonner de ne plus se permettre d'envoyer qui que ce soit, hors de France, sans son agrément.
Un nouvel incident vint fortifier les appréhensions de l'Empereur: il fut prévenu par le préfet de police que M. Bor…, ancien employé supérieur de la police, et l'un des affidés habituels du ministre, était parti pour la Suisse, avec un passeport de M. Fouché. L'ordre d'arrêter M. Bor… fut transmis télégraphiquement au général Barbanègre, qui commandait à Huningue. Il arriva trop tard: M. Bor…, aussi prompt que l'éclair, avait déjà franchi la frontière.
L'Empereur ne douta plus de la trahison de M. Fouché; mais il craignit, en la révélant, de jeter l'alarme et le découragement: on n'aurait point manqué, en effet, d'en tirer la conséquence qu'il fallait que la cause impériale fût perdue, puisque ce ministre, dont la perspicacité était connue, l'abandonnait pour se rallier aux Bourbons.
Napoléon prévoyait d'ailleurs le prochain commencement des hostilités; et convaincu que ce ne seraient point les manoeuvres du duc d'Otrante, qui décideraient du sort de la France, il résolut d'attendre, pour se défaire de lui, une circonstance favorable. Si la victoire de Fleurus n'eût point été suivie des désastres de Waterloo, le premier décret qu'eût signé l'Empereur, en arrivant à Bruxelles, eût été probablement la destitution du duc d'Otrante.
L'époque du rendez-vous que m'avait donné M. Werner, étant arrivée, je demandai à Napoléon ses ordres. «Fouché, me dit-il, aura sans doute fait prévenir Metternich, et il est probable que son agent ne reparaîtra plus; il serait même possible qu'on eût pris des mesures pour vous arrêter. Ainsi, j'aime tout autant que vous restiez ici.»—«Je ne crois pas, Sire, que M. de Metternich soit capable d'une semblable action: le patriotisme et la franchise que j'ai montrés dans nos entretiens avec M. Werner, ont paru plaire au prince, et M. Werner m'a dit qu'il l'avait chargé formellement de m'exprimer la bonne opinion qu'il avait conçue (souffrez que je le dise) de mon mérite et de mon caractère. Votre Majesté aurait tort, je crois, de ne point me laisser faire cette dernière tentative. Comme il ne s'agit point de conspiration, mais d'entamer une négociation, il serait possible que M. Werner revînt.»—«J'y consens très-volontiers; mais je crains qu'ils ne vous prennent: soyez prudent.»
Je le craignais aussi. Je partis.
Ce que l'Empereur avait prévu arriva; M. Werner ne reparut point.
Ainsi se termina cette négociation qui peut-être aurait réalisé bien des espérances, si M. Fouché ne l'eût point fait échouer.
À l'époque où elle eut lieu, l'Angleterre dans son fameux memorandum du 25 avril, et l'Autriche dans celui qu'elle fit paraître le 9 mai suivant, avaient, à la suite de ma première entrevue à Bâle, déclaré authentiquement qu'elles ne s'étaient point engagées par le traité du 29 mars, à rétablir Louis XVIII sur le trône, et que leurs intentions n'étaient point de poursuivre la guerre dans la vue d'imposer à la France un gouvernement quelconque.
Ces déclarations donnaient un grand poids aux propositions de M. Werner. L'Empereur les crut sincères; et dans un de ces momens d'effusion qu'il n'était point toujours maître de réprimer, il dit, à son lever: «Eh bien, messieurs, on m'offre déjà la régence; il ne tiendrait qu'à moi de l'accepter.» Ce mot inconsidéré produisit assez de sensation; et ceux qui l'ont retenu ont affirmé depuis, que si l'Empereur n'avait point eu la soif de régner, il aurait pu placer son fils sur le trône, et éviter à la France la boucherie de Mont-Saint-Jean. L'Empereur, en descendant du trône pour y faire monter son fils, et la paix, aurait sans doute ajouté une belle page à son histoire. Mais devait-il accepter les propositions vagues de M. Werner, et se confier à la foi de ses ennemis? Je ne le pense pas. La première question à décider, avant de traiter de la régence, était celle-ci: Que deviendra Napoléon? et l'on a vu que les alliés gardaient sur ce point le plus profond silence.
Je suis loin de croire que l'Empereur, dans aucun cas, eût consenti à se démettre de sa couronne, qu'il regardait comme le prix de vingt ans de travaux et de victoires: je soutiens seulement qu'on ne peut lui reprocher, dans cette circonstance, de l'avoir conservée.
La confidence faite par Napoléon à ses courtisans n'est point la seule indiscrétion dont ils se soient emparés pour lui créer des torts imaginaires. Cela n'étonnera personne. Ce qui paraîtra surprenant, c'est qu'avec le caractère négatif et dissimulé qu'on lui prête, il ait pu commettre des indiscrétions.
Napoléon concevait dans le secret, et conduisait mystérieusement à leur fin les projets qui ne mettaient point en jeu ses passions, parce qu'alors il ne cessait point d'être maître de lui; mais il était excessivement rare qu'il pût observer une dissimulation soutenue et complète dans les affaires qui agissaient fortement sur son âme. L'objet dont il était alors occupé assaillait son esprit, échauffait son imagination; sa tête, en travail continuel, abondait en idées qui s'épanchaient malgré lui, et qui se manifestaient au-dehors par des mots entrecoupés, des démonstrations de joie ou de colère, qui mettaient sur la voie de ses desseins, et détruisaient entièrement le mystère dont il aurait voulu les envelopper.
Cette narration que je n'ai pas voulu interrompre, m'a fait perdre de vue Napoléon. Je l'ai laissé méditant la constitution qu'il avait promise aux Français: je reviens à lui.
Napoléon avait d'abord annoncé l'intention de refondre les anciennes constitutions avec la charte, et de composer du tout une constitution nouvelle qui serait soumise à la libre discussion des délégués de la nation. Mais il pensa que les circonstances et l'agitation des esprits ne permettraient point de débattre publiquement, sans danger, des matières d'une aussi haute importance; et il résolut de se borner momentanément à consacrer, par un acte particulier et additionnel aux constitutions de l'empire, les garanties nouvelles qu'il avait promises à la nation.
Napoléon fut encore déterminé par une autre considération: il regardait les constitutions de l'empire comme les titres de propriété de sa couronne; et il aurait craint, en les annulant, d'opérer une espèce de novation qui lui aurait donné l'air de recommencer un nouveau règne. Car Napoléon, ô faiblesse humaine! après avoir voué au ridicule les prétentions du roi d'Hartwell, était enclin lui-même à se persuader que son règne n'avait point été interrompu par son séjour à l'île d'Elbe.
L'Empereur avait confié à M. Benjamin Constant et à une commission composée des ministres d'état, le double soin de préparer les bases de la nouvelle constitution. Après avoir vu et amalgamé leur travail, il le soumit à l'examen du conseil d'état et du conseil des ministres. Sur la fin de la discussion, Napoléon manifesta l'idée de ne point soumettre cette constitution à des débats publics, et de ne la présenter que comme un acte additionnel aux constitutions précédentes. Cette idée fut unanimement combattue. M. Benjamin Constant, le duc Decrès, le duc d'Otrante, le duc de Vicence, etc., etc., remontrèrent à l'Empereur que ce n'était point là ce qu'il avait promis à la France; qu'on attendait de lui une nouvelle constitution purgée des actes despotiques du sénat, et qu'il fallait remplir l'attente de la nation, ou se préparer à perdre à jamais sa confiance.
L'Empereur promit d'y réfléchir; mais après avoir pesé, dans sa sagesse, les observations qui lui avaient été soumises, il persista dans son projet; et le lendemain, l'acte additionnel parut dans le Moniteur, tel que le voici.
ACTE ADDITIONNEL.
Paris, le 24 avril.
Napoléon, par la grâce de Dieu et les
constitutions, Empereur des
Français, à tous présens et à venir, salut:
Depuis que nous avons été appelé, il y a quinze années, par le voeu de la France, au gouvernement de l'empire, nous avons cherché à perfectionner, à diverses époques, les formes constitutionnelles, suivant les besoins et les désirs de la nation, et en profitant des leçons de l'expérience.
Les constitutions de l'empire se sont ainsi formées d'une série d'actes qui ont été revêtus de l'acceptation du peuple; nous avions alors pour but d'organiser un grand système fédératif Européen, que nous avions adopté comme conforme à l'esprit du siècle et favorable aux progrès de la civilisation. Pour parvenir à le compléter et à lui donner toute l'étendue et toute la stabilité dont il était susceptible, nous avions ajourné l'établissement de plusieurs institutions intérieures plus spécialement destinées à protéger la liberté des citoyens. Notre but n'est plus désormais que d'accroître la prospérité de la France par l'affermissement de la liberté publique; de là résulte la nécessité de plusieurs modifications importantes dans les constitutions, sénatus-consultes et autres actes qui régissent cet empire.
À ces causes, voulant, d'un côté, conserver du passé ce qu'il y a de bon et de salutaire, et de l'autre, rendre les constitutions de notre empire, conformes en tout aux voeux, aux besoins nationaux, ainsi qu'à l'état de paix que nous désirons maintenir avec l'Europe, nous avons résolu de proposer au peuple une suite de dispositions tendantes à modifier et perfectionner ses actes, à entourer les droits des citoyens de toutes leurs garanties, à donner au système représentatif toute son extension, à investir les corps intermédiaires de la considération et des pouvoirs désirables; en un mot, à combiner le plus haut point de liberté politique et de sûreté individuelle, avec la force et la centralisation nécessaires pour faire respecter par l'étranger l'indépendance du peuple Français et la dignité de notre couronne.
En conséquence, les articles suivans, formant un acte supplémentaire aux constitutions de l'empire, seront soumis à l'acceptation libre et solennelle de tous les citoyens, dans toute l'étendue de la France[6].
TITRE I.
Dispositions générales.
Art. Ier. Les constitutions de l'empire, nommément l'acte constitutionnel du 22 frimaire an VIII, les sénatus-consultes des 14 et 16 thermidor an X, et celui du 28 floréal an XII, seront modifiés par les dispositions qui suivent. Toutes les autres dispositions sont maintenues et confirmées.
Art. 2. Le pouvoir
législatif est exercé par l'Empereur et par deux
chambres.
Art. 3. La première
chambre, nommée chambre des pairs, est
héréditaire.
Art. 4. L'Empereur en nomme les membres qui sont irrévocables, eux et leurs descendans mâles, d'ainé en ainé, en ligne directe. Le nombre des pairs est illimité. L'adoption ne transmet point la dignité de pair à celui qui en est l'objet. Les pairs prennent séance à 21 ans, mais n'ont voix délibérative qu'à 25.
Art. 5. La chambre des pairs est présidée par l'archichancelier de l'empire, ou, dans le cas prévu par l'article 5 du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, par un des membres de cette chambre désigné par l'Empereur.
Art. 6. Les membres de la famille impériale, dans l'ordre de l'hérédité, sont pairs de droit. Ils siégent après le président. Ils prennent séance à 18 ans, mais n'ont voix délibérative qu'à 21.
Art. 7. La seconde
chambre, nommée chambre des représentans, est
élue par le peuple.
Art. 8. Les membres
de cette chambre sont au nombre de six cent
vingt-neuf; ils doivent être âgés de
25 ans au moins.
Art. 9. Le président de la chambre des représentans est nommé par la chambre à l'ouverture de la première session. Il reste en fonctions jusqu'au renouvellement de la chambre. Sa nomination est soumise à l'approbation de l'Empereur.
Art. 10. La chambre des représentans vérifie les pouvoirs de ses membres, et prononce sur la validité des élections contestées.
Art. 11. Les membres de la chambre des représentans reçoivent pour frais de voyage et durant la session, l'indemnité décrétée par l'assemblée constituante.
Art. 12. Ils sont indéfiniment rééligibles.
Art. 13. La chambre des représentans est renouvelée de droit, en entier, tous les cinq ans.
Art. 14. Aucun membre de l'une ou l'autre chambre ne peut être arrêté, sauf le cas de flagrant délit, ni poursuivi en matière criminelle ou correctionnelle, pendant les sessions, qu'en vertu d'une résolution de la chambre dont il fait partie.
Art. 15. Aucun ne peut être arrêté ni détenu pour dettes, à partir de la convocation, ni quarante jours après la session.
Art. 16. Les pairs sont jugés par leur chambre en matière criminelle ou correctionnelle, dans les formes qui seront réglées par la loi.
Art. 17. La qualité de pair et de représentant est compatible avec toutes les fonctions publiques, autres que celles de comptables.
Tous les préfets et sous-préfets ne sont pas éligibles par le collége électoral du département ou de l'arrondissement qu'ils administrent.
Art. 18. L'Empereur envoie dans les chambres des ministres d'état et des conseillers d'état, qui siégent et prennent part aux discussions, mais qui n'ont voix délibérative que dans les cas où ils sont membres de la chambre, comme pairs ou élus du peuple.
Art. 19. Les ministres qui sont membres de la chambre des pairs ou de celle des représentans, ou qui siégent par mission du gouvernement, donnent aux chambres les éclaircissemens qui sont jugés nécessaires, quand leur publicité ne compromet pas l'intérêt de l'état.
Art. 20. Les séances des deux chambres sont publiques. Elles peuvent néanmoins se former en comité secret: la chambre des pairs, sur la demande de dix membres; celle des députés, sur la demande de vingt-cinq. Le gouvernement peut également requérir des comités secrets pour des communications à faire. Dans tous les cas, les délibérations et les votes ne peuvent avoir lieu qu'en séance publique.
Art. 21. L'Empereur peut proroger, ajourner et dissoudre la chambre des représentans. La proclamation qui prononce la dissolution, convoque les colléges électoraux pour une élection nouvelle, et indique la réunion des représentans dans six mois au plus tard.
Art. 22. Durant l'intervale des sessions de la chambre des représentans, ou en cas de dissolution de cette chambre, la chambre des pairs ne peut s'assembler.
Art. 23. Le gouvernement a la proposition de la loi; les chambres peuvent proposer des amendemens; si ces amendemens ne sont pas adoptés par le gouvernement, les chambres sont tenues de voter sur la loi telle qu'elle a été proposée.
Art. 24. Les chambres ont la faculté d'inviter le gouvernement à proposer une loi sur un objet déterminé, et de rédiger ce qu'il leur paraît convenable d'insérer dans la loi. Cette demande peut être faite par chacune des deux chambres.
Art. 25. Lorsqu'une rédaction est adoptée dans l'une des deux chambres, elle est portée à l'autre; et si elle est approuvée, elle est portée à l'Empereur.
Art. 26. Aucun discours écrit, excepté les rapports des commissions, les rapports des ministres sur les lois qui sont présentées et les comptes qui sont rendus, ne peut être lu dans l'une ou l'autre des chambres.
TITRE II.
Des colléges électoraux et du mode d'élection.
Art. 27. Les colléges
électoraux de département et d'arrondissement
sont maintenus, conformément au
sénatus-consulte du 16 thermidor an
X, sauf les modifications qui
suivent.
Art. 28. Les
assemblées de canton rempliront chaque année, par des
élections annuelles, toutes les
vacances dans les colléges
électoraux.
Art. 29. À dater de l'an 1816, un membre de la chambre des pairs, désigné par l'Empereur, sera président à vie et inamovible de chaque collége électoral de département.
Art. 30. À dater de la même époque, le collége électoral de chaque département nommera, parmi les membres de chaque collége d'arrondissement, le président et deux vice-présidens: à cet effet, l'assemblée du collége électoral de département précédera de 15 jours celle du collége d'arrondissement.
Art. 31. Les colléges de départemens et d'arrondissemens nommeront le nombre de représentans établi pour chacun par l'acte et le tableau ci-annexé n°. 1[7].
Art. 32. Les représentans peuvent être choisis indifféremment dans toute l'étendue de la France.
Chaque collége de département ou d'arrondissement qui choisira un représentant hors du département ou de l'arrondissement, nommera un suppléant, qui sera pris nécessairement dans le département, ou l'arrondissement.
Art. 33. L'industrie et la propriété manufacturière et commerciale auront une représentation spéciale.
L'élection des représentans commerciaux et manufacturiers sera faite par le collége électoral de département, sur une liste d'éligibles dressée par les chambres de commerce et les chambres consultatives réunies, suivant l'acte et le tableau ci-annexé n°. 2.
TITRE III.
De la loi de l'impôt.
Art. 34. L'impôt général direct, soit foncier, soit mobilier, n'est voté que pour un an; les impôts indirects peuvent être votés pour plusieurs années. Dans le cas de la dissolution de la chambre des représentans, les impositions votées dans la session précédente sont continuées jusqu'à la nouvelle réunion de la chambre.
Art. 35. Aucun impôt direct ou indirect, en argent ou en nature, ne peut être perçu; aucun emprunt ne peut avoir lieu, aucune inscription de créance au grand livre de la dette publique ne peut être faite; aucun domaine ne peut être aliéné ni échangé; aucune levée d'hommes pour l'armée ne peut être ordonnée; aucune portion du territoire ne peut être échangée qu'en vertu d'une loi.
Art. 36. Toute proposition d'impôt, d'emprunt, ou de levée d'hommes, ne peut être faite qu'à la chambre des représentans.
Art. 37. C'est aussi à la chambre des représentans, qu'est porté, d'abord, 1.° le budget général de l'état, contenant l'aperçu des recettes, et la proposition des fonds assignés pour l'année à chaque département du ministère; 2.° le compte des recettes et dépenses de l'année ou des années précédentes.
TITRE IV.
Des ministres et de la responsabilité.
Art. 38. Tous les
actes du gouvernement doivent être contresignés
par un ministre ayant
département.
Art. 39. Les
ministres sont responsables des actes du gouvernement,
signés par eux, ainsi que de
l'exécution des lois.
Art. 40. Ils peuvent
être accusés par la chambre des représentans,
et sont jugés par celle des
pairs.
Art. 41. Tout ministre, tout commandant d'armée de terre et de mer, peut être accusé par la chambre des représentans, et jugé par la chambre des pairs, pour avoir compromis la sûreté ou l'honneur de la nation.
Art. 42. La chambre des pairs, en ce cas, exerce, soit pour caractériser le délit, soit pour infliger la peine, un pouvoir discrétionnaire.
Art. 43. Avant de
prononcer la mise en accusation d'un ministre, la
chambre des représentans doit
déclarer, qu'il y a lieu à examiner
la proposition d'accusation.
Art. 44. Cette déclaration ne peut se faire qu'après le rapport d'une commission de 60 membres tirés au sort. Cette commission ne fait son rapport que dix jours au plus tôt après sa nomination.
Art. 45. Quand la chambre a déclaré qu'il y a lieu à l'examen, elle peut appeler le ministre dans son sein, pour lui demander des explications. Cet appel ne peut avoir lieu que dix jours après le rapport de la commission.
Art. 46. Dans tout autre cas, les ministres ayant département ne peuvent être appelés ni mandés par les chambres.
Art. 47. Lorsque la chambre des représentans a déclaré qu'il y a lieu à examen contre un ministre, il est formé une nouvelle commission de 60 membres, tirés au sort comme la première; et il est fait par cette commission un nouveau rapport sur la mise en accusation. Cette commission ne fait son rapport que dix jours après sa nomination.
Art. 48. La mise en accusation ne peut être prononcée que dix jours après la lecture et la distribution du rapport.
Art. 49. L'accusation étant prononcée, la chambre des représentans nomme cinq commissaires pris dans son sein, pour poursuivre l'accusation devant la chambre des pairs.
Art. 50. L'article 75 du titre 8 de l'acte constitutionnel du 22 frimaire an 8, portant que les agens du gouvernement ne peuvent être poursuivis qu'en vertu d'une décision du conseil d'état, sera modifié par une loi.
TITRE V.
Du pouvoir judiciaire.
Art. 51. L'Empereur nomme tous les juges. Ils sont inamovibles et à vie, dès l'instant de leur nomination; sauf la nomination des juges de paix et de commerce, qui aura lieu comme par le passé.
Les juges actuels, nommés par l'Empereur, aux termes du sénatus-consulte du 13 octobre 1807, et qu'il jugera convenable de conserver, recevront des provisions à vie, avant le 1er janvier prochain.
Art. 52. L'institution du jury est maintenue.
Art. 53. Les débats en matière criminelle sont publics.
Art. 54. Les délits
militaires, seuls, sont du ressort des
tribunaux militaires.
Art. 55. Tous les
autres délits, même ceux commis par les
militaires, sont de la compétence des
tribunaux civils.
Art. 56. Tous les crimes et délits qui étaient attribués à la haute cour impériale, et dont le jugement n'est pas réservé par le présent acte à la chambre des pairs, seront portés devant les tribunaux ordinaires.
Art. 57. L'Empereur a
le droit de faire grâce même en matière
correctionnelle, et d'accorder des
amnisties.
Art. 58. Les
interprétations de lois demandées par la cour de
cassation, seront données dans la
forme d'une loi.
TITRE VI.
Droits des citoyens.
Art. 59. Les Français sont égaux devant la loi, soit pour les contributions aux impôts et charges publics, soit pour l'admission aux emplois civils et militaires.
Art. 60. Nul ne peut,
sous aucun prétexte, être distrait des juges
qui lui sont assignés par la
loi.
Art. 61. Nul ne peut
être poursuivi, arrêté, détenu, ni exilé, que
dans les cas prévus par la loi, et
suivant les formes prescrites.
Art. 62. La liberté des cultes est garantie à tous.
Art. 63. Toutes les propriétés possédées, ou acquises en vertu des lois, et toutes les créances sur l'état, sont inviolables.
Art. 64. Tout citoyen a le droit d'imprimer et de publier ses pensées, en les signant, sans aucune censure préalable, sauf la responsabilité légale, après la publication, par jugement par jurés, quand même il n'y aurait lieu qu'à l'application d'une peine correctionnelle.
Art. 65. Le droit de pétition est assuré à tous les citoyens. Toute pétition est individuelle. Ces pétitions peuvent être adressées, soit au gouvernement, soit aux deux chambres: néanmoins ces dernières mêmes doivent porter l'intitulé: à Sa Majesté l'Empereur. Elles seront présentées aux chambres, sous la garantie d'un membre qui recommande la pétition. Elles sont lues publiquement; et si la chambre les prend en considération, elles sont portées à l'Empereur par le président.
Art. 66. Aucune place, aucune partie du territoire ne peut être déclarée en état de siége, que dans le cas d'invasion de la part d'une force étrangère, ou de troubles civils.
Dans le premier cas, la déclaration est faite par un acte du gouvernement.
Dans le second cas, elle ne peut l'être que par la loi. Toutefois, si, le cas arrivant, les chambres ne sont pas assemblées, l'acte du gouvernement déclarant l'état de siége, doit être converti en une proposition de loi dans les quinze premiers jours de la réunion des chambres.
Art. 67. Le peuple Français déclare en outre que, dans la délégation qu'il a faite et qu'il fait de ses pouvoirs, il n'a pas entendu et n'entend pas donner le droit de proposer le rétablissement des Bourbons, ou d'aucun prince de cette famille sur le trône, même en cas d'extinction de la dynastie impériale, ni le droit de rétablir soit l'ancienne noblesse féodale, soit les droits féodaux et seigneuriaux, soit les dîmes, soit aucun culte privilégié et dominant; ni la faculté de porter aucune atteinte à l'irrévocabilité de la vente des domaines nationaux; il interdit formellement au gouvernement, aux chambres, et aux citoyens, toute proposition à cet égard.
Donné à Paris, le 22 avril 1815.
Signé: NAPOLÉON.
Par l'Empereur,
Le ministre secrétaire d'état,
Signé: LE DUC DE BASSANO.
Cet acte additionnel ne répondit point à l'attente générale.
On avait espéré recevoir de Napoléon une constitution neuve, affranchie des vices et des abus des constitutions précédentes; et l'on fut surpris, affligé, mécontent, quand on vit, par le préambule même de l'acte additionnel, qu'il n'était qu'une modification des anciennes constitutions et des sénatus-consultes et autres actes qui régissaient l'empire.
Quelle confiance, s'écriait-on, peut inspirer une semblable production? quelle garantie peut-elle offrir à la nation? ne sait-on pas que c'est à l'aide de ces sénatus-consultes que Napoléon s'est joué de nos lois les plus saintes? et puisqu'ils sont maintenus et confirmés, ne pourra-t-il pas s'en servir, comme il le fit autrefois, pour interpréter à sa guise son acte additionnel, pour le dénaturer et le rendre illusoire?
Il eût été à désirer, sans doute, que l'acte additionnel n'eût point rappelé le nom et emprunté le secours de tous les actes sénatoriaux, devenus à tant de titres l'objet de la risée et du mépris public; mais cela n'était point possible[8]. Ils étaient la base de nos institutions, et l'on n'aurait pu les proscrire en masse, sans arrêter la marche de l'administration et intervertir de fond en comble l'ordre établi.
La crainte que Napoléon pût les remettre en vigueur, n'était d'ailleurs fondée que sur de vaines suppositions. Les dispositions oppressives des sénatus-consultes se trouvaient annulées, de fait et de droit, par les principes que consacraient l'acte additionnel; et Napoléon, par le pouvoir immense dont il avait investi les chambres, par la responsabilité à laquelle il avait dévoué ses agens et ses ministres, par les garanties inviolables qu'il avait données à la liberté des opinions et des individus, s'était mis dans l'impuissance d'accroître son autorité ou d'en abuser. Le moindre effort aurait trahi ses intentions secrètes, et mille voix se seraient élevées pour lui dire: Nous qui sommes autant que vous, nous vous avons fait notre roi, à condition que vous garderiez nos lois: sinon, non[9].
Le rétablissement de la chambre des pairs, importée
d'Angleterre par les
Bourbons, excita non moins vivement le mécontentement
public.
Il était certain, en effet, que les priviléges et la jurisdiction particulière dont jouissaient exclusivement les pairs, constituaient une violation manifeste des lois de l'égalité, et que l'hérédité de la pairie était une infraction formelle à l'égale admission de tous les Français aux charges de l'état.
Aussi, les amis de la liberté et de l'égalité reprochèrent-ils avec raison à Napoléon d'avoir trahi ses promesses, et de leur avoir donné, au lieu d'une constitution basée sur les principes d'égalité et de liberté qu'il avait solennellement professés, un acte informe plus favorable que la charte et que toutes les constitutions précédentes, à la noblesse et à ses institutions.
Mais Napoléon, en promettant aux Français une constitution qu'on pourrait appeler républicaine, avait plutôt suivi les inspirations de la politique du moment, que consulté les intérêts de la France. Rendu à lui-même, devait-il s'attacher rigoureusement à la lettre de ses promesses, ou les interpréter seulement comme un engagement de donner à la France une constitution libérale, aussi parfaite que possible?
La réponse ne peut être douteuse.
Or, le témoignage des plus savans publicistes, l'expérience faite par l'Angleterre pendant cent vingt-cinq années, lui avait démontré que le gouvernement le mieux approprié aux habitudes, aux moeurs et aux rapports sociaux d'une grande nation; celui qui offre le plus de gages de bonheur et de stabilité; celui enfin qui sait le mieux concilier les libertés politiques avec la force nécessaire au chef de l'état, était évidemment le gouvernement monarchique représentatif. Il était donc du devoir de Napoléon, comme législateur et comme souverain paternel, de donner la préférence à ce mode de gouvernement.
Ce point accordé (et il est incontestable), il fallait nécessairement que Napoléon établît une chambre des pairs héréditaire et privilégiée; car il ne peut exister de monarchie représentative sans une chambre haute, ou des pairs: comme il ne peut exister de chambre des pairs sans privilége et sans hérédité.
Le reproche d'avoir introduit cette institution dans notre organisation politique, ne pouvait donc être adressé à Napoléon que par des gens de mauvaise foi, ou par des hommes bons patriotes sans doute, mais qui, à leur insu, mettaient leurs répugnances ou leurs passions à la place du bien-être public.
Le rétablissement d'une chambre intermédiaire ne les aurait peut-être point blessés aussi vivement, si l'on avait eu le soin de lui donner un nom moins entaché de souvenirs féodaux, mais la révolution avait épuisé la nomenclature des magistratures publiques. L'Empereur, d'ailleurs, trouva que ce titre était le seul qui pût remplir sa haute destination. Peut-être, encore, fut-il bien aise, comme Louis XVIII avait eu ses pairs, d'avoir aussi les siens.
Une troisième accusation pesait sur Napoléon. Il nous avait promis, disait-on, comme une conséquence naturelle de cette vérité fondamentale, le trône est fait pour la nation, et non la nation pour le trône, que nos députés réunis au Champ de Mai donneraient à la France, concurremment avec lui, une constitution conforme aux intérêts et aux volontés nationales; et par un odieux manque de foi, il nous octroie un acte additionnel à la manière de Louis XVIII, et nous force de l'adopter dans son ensemble, sans nous permettre d'en rejeter les parties qui peuvent blesser nos droits les plus chers et les plus sacrés.
Napoléon avait proclamé, il est vrai, le 1er mars, que cette constitution serait l'ouvrage de la nation; mais, depuis cette époque, les circonstances étaient changées. Il importait à la conservation de la paix intérieure et aux rapports de Napoléon avec les étrangers, que l'état fût promptement constitué, et que l'Europe trouvât, dans les lois nouvelles, les sauve-gardes qu'elle pouvait désirer contre l'ambition et le despotisme de l'Empereur, et peut-être aussi contre le rétablissement de la république.
Pour accomplir textuellement la parole de Napoléon, il aurait fallu que les colléges électoraux donnassent des cahiers, comme en 1789, à leurs députés. La réunion de ces colléges, la rédaction raisonnée de leurs cahiers, le choix des commissaires, leur arrivée à Paris, la distribution du travail, la préparation, l'examen et la discussion des bases de la constitution, les conférences contradictoires avec les délégués de l'Empereur, etc., etc., auraient absorbé un tems incalculable, et laissé la France dans un état d'anarchie qui aurait ôté les moyens et la possibilité de faire la paix ou la guerre avec les étrangers.
Ainsi donc (et loin de blâmer l'Empereur d'avoir dérogé momentanément à cette partie de ses promesses), on devait au contraire lui savoir gré de s'être démis volontairement de la dictature dont les circonstances l'avaient revêtu, et d'avoir placé la liberté publique sous la protection des lois. S'il n'eût point été de bonne foi, s'il n'avait point été disposé sincèrement à rendre au peuple ses droits et à renfermer les siens dans de justes limites, il ne se serait point empressé de publier l'acte additionnel; il aurait gagné du tems, dans l'espoir que la victoire ou la paix, en consolidant le sceptre dans ses mains, lui permettrait de dicter des lois au lieu de s'y soumettre.
On reprochait enfin à l'acte additionnel d'avoir rétabli les confiscations abolies par la Charte.
La plupart des conseillers d'état et des ministres, et M. de Bassano plus spécialement, s'élevèrent avec force contre cette disposition renouvelée de nos lois révolutionnaires. Mais l'Empereur regardait la confiscation des biens, comme le moyen le plus efficace de contenir les royalistes; et il persista opiniâtrement à ne point s'en dessaisir, sauf à y renoncer, lorsque les circonstances le permettraient.
En résumé, l'acte additionnel n'était point sans taches; mais ces taches, faciles à faire disparaître, n'altéraient en rien la beauté et la bonté de ses bases. Il reconnaissait le principe de la souveraineté du peuple. Il assurait, aux trois pouvoirs de l'état, la force et l'indépendance nécessaires pour que leur action fût libre et efficace. L'indépendance des représentans était garantie par leur nombre et le mode de leur élection. L'indépendance des pairs, par l'hérédité. L'indépendance du souverain, par le veto impérial, et l'heureuse combinaison des deux autres pouvoirs qui lui servaient mutuellement de sauve-garde. Les libertés publiques solidement fondées, étaient dotées libéralement de toutes les concessions accordées par la Charte, et de toutes celles réclamées depuis. Le jugement par jurés des délits de la presse protégeait et assurait la liberté des opinions. Il préservait les écrivains patriotes de la colère du prince et de la complaisance de ses agens. Il leur assurait même l'impunité, toutes les fois que leurs écrits seraient en harmonie avec les voeux ou les sentimens secrets de la nation. La liberté individuelle était garantie non-seulement par les anciennes lois et l'inamovibilité des juges, mais aussi par deux dispositions nouvelles: l'une, la responsabilité des ministres; l'autre, l'abolition prochaine de l'inviolabilité dont les fonctionnaires de toutes classes avaient été revêtus par la constitution de l'an VIII, et après elle, par le gouvernement royal. Elle l'était encore par la barrière insurmontable opposée à l'abus du droit d'exil, par la réduction dans ses limites naturelles de la jurisdiction des commissions militaires, et par la restriction du pouvoir de déclarer en état de siége une portion quelconque du territoire: pouvoir jusqu'alors arbitraire, et à l'aide duquel le souverain suspendait à son gré l'empire de la constitution, et mettait, de fait, les citoyens hors la loi. L'acte additionnel, enfin, par les obstacles qu'il apportait aux usurpations du pouvoir suprême, et les garanties sans nombre qu'il assurait à la nation, affermissait sur des fondemens inébranlables les libertés politiques et particulières: et cependant, par la plus bizarre des contradictions, il fut considéré comme l'oeuvre du despotisme, et fit perdre à Napoléon sa popularité.
Les écrivains les plus renommés par leurs lumières et leur patriotisme, prirent la défense de Napoléon; mais ils eurent beau citer Delolme, Blackstone, Montesquieu, et démontrer que jamais aucun état moderne, aucune république n'avait possédé des lois aussi bienfaisantes, aussi libérales, leur éloquence et leur érudition furent sans succès. Les contempteurs de l'acte additionnel, sourds à la voix de la raison, ne voulaient le juger que d'après son titre; et comme ce titre leur déplaisait et les inquiétait, ils persistèrent à dénigrer l'ouvrage et à le condamner, comme on le dit vulgairement, sur l'étiquette du sac.
Napoléon, loin de prévoir ce funeste résultat, s'était persuadé au contraire qu'on lui saurait gré d'avoir accompli si promptement et si généreusement, les espérances de la nation; et il avait préparé de sa main une longue proclamation aux Français, dans laquelle il se félicitait sincèrement avec eux du bonheur dont la France allait jouir sous l'empire de ses nouvelles lois.
Cette proclamation, on le devine facilement, n'eut point de suite[10]: elle fut remplacée par un décret de convocation des colléges électoraux, dans lequel Napoléon, averti des rumeurs publiques, s'excusa sur la gravité des circonstances, d'avoir abrégé les formes qu'il avait promis de suivre pour la rédaction de l'acte constitutionnel, et annonça que cet acte, contenant en lui-même le principe de toute amélioration, pourrait être modifié conformément aux voeux de la nation. Aux termes de ce décret, les colléges électoraux étaient appelés à nommer les membres de la prochaine assemblée des représentans; et Napoléon s'excusait derechef d'être forcé, par la position de l'état, de faire procéder à la nomination des députés avant l'acceptation de la constitution.
C'était au Champ de Mai que les électeurs de tous les départemens devaient se réunir, pour procéder au recensement des votes de rejet ou d'adoption.
L'idée de renouveler les antiques assemblées de la nation, telle que l'Empereur l'avait d'abord conçue, était sans contredit une idée grande, généreuses, et singulièrement propre à redonner au patriotisme de l'éclat et de l'énergie; mais, il faut l'avouer aussi, elle était marquée au coin de l'audace et de l'imprudence, et pouvait porter à Napoléon un coup irréparable. N'était-il pas à craindre, dans la position équivoque où il se trouvait placé, que les électeurs ayant tout à redouter des Bourbons et des étrangers, ne voulussent point accepter une mission aussi périlleuse, et que l'assemblée ne fût déserte? N'était-il point probable encore, que personne ne briguerait le dangereux honneur de faire partie de la nouvelle représentation nationale, dont le premier acte serait nécessairement de proscrire à jamais la dynastie des Bourbons, et de reconnaître Napoléon, en dépit des étrangers, seul et légitime souverain de la France?
Cependant, tant il est vrai que l'événement avec Napoléon démentait toujours les plus sages conjectures, les électeurs accoururent en foule à Paris; et les hommes les plus recommandables par leur caractère ou leur fortune, se mirent sur les rangs pour être députés, et sollicitèrent les suffrages avec autant d'ardeur que si la France eût été tranquille et heureuse[11].
Et pourquoi? c'est qu'il s'agissait moins, aux yeux des électeurs et des députés, de la cause d'un homme, que du sort de la patrie: c'est que la crise où se trouvait la France, loin d'intimider les partisans de la révolution, réveilla dans leurs coeurs les sentimens du plus courageux patriotisme.
Et ce que j'appelle ici les partisans de la révolution, n'étaient point, comme certaines personnes cherchent à le persuader, ces êtres sanguinaires flétris du titre de jacobin, mais cette masse énorme de Français qui, depuis 1789, ont concouru plus ou moins à la destruction du régime féodal, de ses priviléges et de ses abus; de ces Français enfin, qui connaissent le prix de la liberté et de la dignité de l'homme.
Mais l'assemblée du Champ de Mai devait être privée de son plus bel ornement, de l'Impératrice et de son fils! L'Empereur n'ignorait point que cette princesse était soigneusement surveillée, et qu'on lui avait arraché, par surprise et par menaces, le serment de communiquer toutes les lettres qu'elle pourrait recevoir. Il savait aussi qu'elle était mal entourée; mais il pensa qu'il se devait à lui-même et à son attachement pour l'Impératrice, d'épuiser tous les moyens de faire cesser sa captivité. Il tenta d'abord, par plusieurs lettres pleines de sentimens et de dignité, d'émouvoir la justice et la sensibilité de l'Empereur d'Autriche. Les réclamations, les prières étant restées sans effet, il résolut de charger un officier de la couronne de se rendre à Vienne, pour négocier ou requérir publiquement, au nom de la nature et du droit des gens, la délivrance de l'Impératrice et de son fils. Il confia cette mission à M. le comte de Flahaut, l'un de ses aides-de-camp. Personne n'était plus en état que cet officier, de la remplir dignement. C'était un véritable Français: spirituel, aimable et brave, il était aussi brillant sur un champ de bataille, que dans une conférence diplomatique ou dans un salon, et savait plaire en tous lieux par l'agrément et la fermeté de son caractère.
M. de Flahaut partit, et ne put dépasser Stuttgard. Cette disgrâce convertit en regret douloureux la joie qu'avait déjà fait naître l'espérance de revoir le jeune prince et son auguste mère.
Les peuples qui se trouvaient répandus sur leur passage, avaient d'avance préparé les moyens de faire éclater leur amour et leur respect.
Le retour de Napoléon avait été célébré par des cris d'enthousiasme qui ressemblaient â l'ivresse de la victoire; celui de l'Impératrice n'eût inspiré que de tendres émotions. Les acclamations modérées par de douces larmes, les routes jonchées de fleurs, les villageoises parées de leurs atours et de leur bonheur, auraient donné à ce spectacle l'aspect d'une fête de famille; et Marie-Louise n'eût point semblé la fille des Césars rentrant dans ses états, mais une mère bien aimée qui, après une longue et douloureuse absence, est enfin rendue aux voeux de ses enfans.
Son fils, sur la tête duquel reposaient alors de si hautes destinées, aurait excité des transports non moins vifs, non moins touchans. Arraché, dès le berceau, à son trône, à sa patrie, il n'avait point cessé de reporter ses souvenirs et ses regards vers le sol qui l'avait vu naître; une foule de mots hardis et ingénieux avait révélé ses regrets, ses espérances; et ces mots répétés et appris par coeur, rendaient cet auguste enfant l'objet des pensées et des affections les plus chères.
Par une contradiction étrange, les Français avaient déploré le caractère impérieux et l'humeur belliqueuse de Napoléon; et précisément ils chérissaient le fils, parce qu'il promettait d'avoir l'audace et le génie de son père, et qu'ils espéraient qu'il rendrait un jour à la France le lustre des victoires et le langage du maître[12].
L'Empereur fut profondément affligé de la détention arbitraire de sa femme et de son fils. Il en sentait toute l'importance; plusieurs fois on lui offrit de les enlever; moi-même je fus chargé, par un très-grand personnage, de l'entretenir d'une offre de cette nature. Mais il persista obstinément à ne vouloir accueillir aucune proposition. Peut-être répugnait-il à sa tendresse ou à sa fierté, de confier, aux hasards d'une semblable entreprise, des personnes aussi chères, et qu'il était assuré d'obtenir plus dignement de la victoire ou de la paix. Peut-être craignait-il de compromettre leurs destinées, s'il succombait dans la lutte qui allait s'engager entre l'Europe et lui; car, malheureusement, cette lutte si long-tems incertaine, n'était plus douteuse, même à ses yeux.
Les ouvertures indirectes faites aux cabinets étrangers, et celles renouvelées sous toutes les formes par l'Empereur, par le duc de Vicence, avaient échoué complétement.
Les efforts tentés, en faveur de la France, dans le parlement britannique, par les généreux défenseurs des droits et de l'indépendance des nations, étaient demeurés sans succès.
M. de Saint-L… et M. de Mont…, revenus de Vienne, avaient annoncé que les alliés ne se départiraient jamais des principes manifestés dans leurs déclaration et traité des 13 et 25 mars.
M. de Talleyrand, sur lequel on comptait, convaincu
du triomphe des
Bourbons, avait refusé de les trahir ou de les abandonner.
M. de Stassard avait été arrêté à Lintz et forcé de revenir sur ses pas. Ses dépêches, saisies et envoyées à l'empereur d'Autriche, avaient été mises sous les yeux des monarques étrangers; et ces monarques avaient arrêté unanimement qu'elles ne seraient point prises en considération, et qu'ils adhéraient de nouveau, et plus formellement que jamais, à leur déclaration.
La princesse Hortense avait reçu, de la part de l'empereur de Russie, cette réponse laconique: Point de paix, point de trêve avec cet homme: tout, excepté lui[13].
Les agens que l'Empereur entretenait à l'étranger l'avaient instruit que les troupes de toutes les puissances étaient sous les armes, et que l'on n'attendait que l'arrivée des Russes pour entrer en campagne[14].
Tout espoir de conciliation était donc anéanti; les amis de Napoléon commençaient à douter de son salut: lui seul contemplait, avec une imperturbable fermeté, les dangers dont il était menacé.
Les événemens de 1814 lui avaient révélé l'importance de la capitale, et l'on pense bien qu'il ne négligea point les moyens de la mettre en état de défense. Quand le moment fut venu d'arrêter définitivement les travaux de fortifications qu'il avait déjà fait ébaucher, M. Fontaine, son architecte favori, était près de lui et voulut se retirer. «Non, lui dit l'Empereur, restez-là; vous allez m'aider à fortifier Paris.» Il se fit apporter la carte des chasses, examina les sinuosités du terrain, consulta M. Fontaine sur l'emplacement des redoutes, l'établissement des couronnes, triple-couronnes, lunettes, etc., etc., et en moins d'une demi-heure, il conçut et arrêta, sous le bon plaisir de son architecte, un plan définitif de défense qui obtint l'assentiment des ingénieurs les plus exercés.
Une nuée d'ouvriers couvrit bientôt les alentours de Paris; mais, pour augmenter l'effet que devait produire en France et à l'étranger la fortification de cette ville, Napoléon fit insinuer à la garde nationale d'y travailler. Aussitôt, des détachemens de légions, accompagnés d'une foule de citoyens et de fédérés des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, se portèrent à Montmartre, à Vincennes, et procédèrent, en chantant, à l'ouverture des tranchées. Les grenadiers de la garde ne voulurent pas rester oisifs, et vinrent, leur musique en tête, prendre part aux travaux. L'Empereur, accompagné seulement de quelques officiers de sa maison, allait souvent encourager le zèle des travailleurs. Sa présence et ses paroles enflammaient leur imagination; ils croyaient voir les Thermopyles, dans chaque passage à fortifier; et, nouveaux Spartiates, ils juraient, avec enthousiasme, de les défendre jusqu'à la mort.
Les fédérés ne s'en tinrent point à ces démonstrations si souvent stériles; ils demandèrent des armes, et s'offensèrent du retard qu'on apportait à leur en donner. Ils se plaignirent non moins vivement, de n'avoir point encore été passés en revue par l'Empereur.
L'Empereur, pour les apaiser, s'empressa de leur annoncer qu'il les admettrait avec plaisir à défiler devant lui le premier jour de parade.
Le 24 mai, ils se présentèrent aux Tuileries: leurs bataillons se composaient en grande partie d'anciens soldats et de laborieux ouvriers; mais il s'était glissé à leur suite quelques-uns de ces vagabonds qui affluent dans les grandes villes; et ces derniers, par leurs figures patibulaires et le désordre de leurs vêtemens, ne rappelaient que trop les bandes homicides qui ensanglantèrent autrefois la demeure de l'infortuné Louis XVI.
Lorsque Louis XIII et le superbe Richelieu invoquèrent les secours des communautés d'arts et métiers, ils accordèrent à leurs députés une audience solennelle, leur prirent les mains, et les embrassèrent tous, dit l'histoire, jusqu'aux savetiers. Napoléon, quoique placé dans une position éminemment plus critique, ne voulut point s'humilier devant la nécessité; il conserva sa dignité, et laissa pénétrer, malgré lui, combien il souffrait d'être forcé, par les circonstances, d'accepter de semblables secours.
Les chefs de la confédération lui adressèrent un discours, où l'on remarqua principalement les passages suivans:
Vous êtes, Sire, l'homme de la nation, le défenseur de la patrie; nous attendons de vous une glorieuse indépendance et une sage liberté. Vous nous assurerez ces deux biens précieux; vous consacrerez à jamais les droits du peuple; vous régnerez par la constitution et les lois: nous venons vous offrir nos bras, notre courage, et notre sang pour le salut de la capitale.
Ah! Sire, que n'avions-nous des armes au moment où les rois étrangers, enhardis par la trahison, s'avancèrent jusques sous les murs de Paris!… nous versions des larmes de rage en voyant nos bras inutiles à la cause commune;… nous sommes presque tous d'anciens défenseurs de la patrie: la patrie doit remettre avec confiance des armes à ceux qui ont versé leur sang pour elle. Donnez-nous des armes en son nom… Nous ne sommes les instrumens d'aucun parti, les agens d'aucune faction… Citoyens, nous obéissons à nos magistrats et aux lois; soldats, nous obéissons à nos chefs…
Vive la nation! vive la liberté! vive l'Empereur!
L'Empereur leur répondit en ces termes:
Soldats, fédérés des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau: Je suis revenu seul, parce que je comptais sur le peuple des villes, les habitans des campagnes et les soldats de l'armée, dont je connaissais l'attachement à l'honneur national. Vous avez tous justifié ma confiance. J'accepte votre offre. Je vous donnerai des armes, je vous donnerai pour vous guider des officiers couverts d'honorables blessures, et accoutumés à voir fuir l'ennemi devant eux. Vos bras robustes et faits aux pénibles travaux, sont plus propres que tous autres au maniement des armes. Quant au courage, vous êtes Français; vous serez les éclaireurs de la garde nationale. Je serai sans inquiétude pour la capitale, lorsque la garde nationale et vous vous serez chargé de sa défense; et s'il est vrai, que les étrangers persistent dans le projet impie d'attenter à notre indépendance et à notre honneur, je pourrai profiter de la victoire sans être arrêté par aucune sollicitude.
Soldats, fédérés! s'il est des hommes dans les hautes classes de la société qui ayent déshonoré le nom Français; l'amour de la patrie et le sentiment d'honneur national, se sont conservés tout entiers dans le peuple des villes, les habitans des campagnes et les soldats de L'armée. Je suis bien aise de vous voir. J'ai confiance en vous: vive la nation!
Néanmoins, malgré sa promesse, l'Empereur, sous le prétexte que le nombre des fusils n'était point suffisant, ne fit donner des armes qu'aux fédérés de service; en sorte qu'elles passaient journellement de mains en mains, et ne restaient par conséquent en la possession de personne. Plusieurs motifs lui firent prendre cette précaution. Il voulait conserver à la garde nationale une supériorité qu'elle aurait perdue, si la totalité des fédérés eût été armée. Il craignait ensuite que les républicains qu'il regardait toujours comme ses ennemis implacables, ne s'emparassent de l'esprit des fédérés et ne parvinssent, au nom de la liberté, à leur faire tourner contre lui les armes qu'il leur aurait données. Prévention funeste! qui lui fit placer sa force autre part que dans le peuple, et lui ravit par conséquent son plus ferme soutien.
Au moment où la population de Paris témoignait à l'Empereur et à la patrie le plus fidèle dévouement, le tocsin de l'insurrection retentissait dans les campagnes de la Vendée.
Dès le 1er mai, quelques symptômes d'agitation avaient été remarqués dans le Boccage[15]. Le brave et infortuné Travot par fermeté, par persuasion, était parvenu à rétablir l'ordre; et tout paraissait tranquille, lorsque des émissaires de l'Angleterre vinrent de nouveau rallumer l'incendie.
MM. Auguste de la Roche-Jaquelin, d'Autichamp, Suzannet, Sapineau, Daudigné, et quelques autres chefs de la Vendée, se réunirent. La guerre civile fut résolue. Le 15 mai, jour convenu, le tocsin se fit entendre; des proclamations énergiques appelèrent aux armes les habitans de l'Anjou, de la Vendée, du Poitou; et l'on parvint à rassembler une masse confuse de sept à huit mille paysans.
Les agens Anglais avaient annoncé que le marquis Louis de la Roche-Jaquelin apportait aux provinces de l'Ouest des armes, des munitions, et de l'argent. Les insurgés se portèrent aussitôt à Croix-de-Vic pour favoriser son débarquement. Quelques douaniers réunis à la hâte, s'y opposèrent, mais vainement: la Roche-Jaquelin triomphant remit, entre les mains des malheureux Vendéens, les funestes présens de l'Angleterre[16].
La nouvelle de ce soulèvement que des rapports inexacts avaient considérablement exagéré, parvint à l'Empereur dans la nuit du 17. Il m'appela près de son lit, me fit mettre sur la carte les positions des Français et des insurgés, et me dicta ses volontés.
Il prescrivit à une partie des troupes stationnées dans les divisions limitrophes, de se porter en toute hâte sur Niort et sur Poitiers, au général Brayer de se rendre en poste à Angers, avec deux régimens de la jeune garde; au général Travot de rappeler ses détachemens et de se concentrer jusqu'à nouvel ordre; des officiers d'ordonnance expérimentés furent chargés d'aller reconnaître le terrain; et le général Corbineau dont l'Empereur connaissait les talens, la modération et la fermeté, fut envoyé sur les lieux pour apaiser la révolte, ou présider en cas de besoin aux opérations militaires. Toutes ces dispositions arrêtées, l'Empereur referma tranquillement les yeux; car la faculté de goûter à volonté les douceurs du sommeil, était une des prérogatives que lui avait accordé la nature.
Des dépêches télégraphiques apportèrent bientôt des détails plus circonstanciés et plus rassurans. On sut que les paysans, auxquels on avait donné l'ordre de fournir seulement quatre hommes par paroisse, avaient montré de l'hésitation et de la mauvaise volonté, et que les chefs avaient eu beaucoup de peine à rassembler quatre à cinq mille hommes, composés en grande partie de vagabonds et d'ouvriers sans ouvrage. On sut enfin que le général Travot, ayant été instruit du débarquement et de la route qu'avait suivi le convoi, s'était mis à la poursuite des insurgés, les avait atteints en avant de St.-Gilles, leur avait tué trois cents hommes, et s'était emparé de la majeure partie des armes et des munitions.
L'Empereur pensa que cette émeute pourrait se résoudre autrement que par la force; et adoptant à cet égard les vues de conciliation proposées par le général Travot, il chargea le ministre de la police d'inviter MM. de Malartic et deux autres chefs Vendéens, MM. de la Beraudière et de Flavigny, à se rendre en qualité de pacificateurs près de leurs anciens compagnons d'armes, et à leur remontrer que ce n'était point dans les plaines de l'Ouest que le sort du trône serait décidé; et que l'expulsion définitive ou le rétablissement de Louis XVIII, ne dépendant ni de leurs efforts ni de leurs revers, le sang français qu'ils allaient verser dans la Vendée serait inutilement répandu.
Il transmit l'ordre au général Lamarque qu'il venait d'investir de la direction suprême de cette guerre[17], de favoriser de tout son pouvoir les négociations de M. de Malartic; il lui prescrivit en même tems de déclarer formellement à la Roche-Jaquelin et aux autres chefs des insurgés, que s'ils persistaient à continuer la guerre civile, il ne leur serait plus fait de quartier, et que leurs maisons et leurs propriétés seraient saccagées et incendiées[18].
Il lui recommanda aussi de presser le plus vivement possible les bandes de la Vendée, afin de ne leur laisser d'autre espoir de salut qu'une prompte soumission. Mais cette recommandation était superflue. Déjà le général Travot, par des attaques imprévues, des marches savantes, des succès toujours croissans, était parvenu à porter le trouble et l'effroi dans l'âme des insurgés, et ils cherchaient moins à le combattre qu'à l'éviter.
En opérant le mouvement de concentration qui lui avait été prescrit, ce général se rencontra la nuit et par hasard, à Aisenay, avec l'armée royale. Les Vendéens, surpris, se crurent perdus. Quelques coups de fusils jetèrent dans leurs rangs le désordre et l'épouvante; ils se précipitèrent les uns sur les autres, et se débandèrent si complétement que MM. de Sapineau et Suzannet se trouvèrent plusieurs jours sans soldats. M. d'Autichamp, quoiqu'éloigné du lieu du combat, éprouva le même sort. Ses troupes l'abandonnèrent avec autant de facilité, qu'il avait eu de peine à les réunir.
Cette défection n'était point le seul effet de la terreur que l'armée impériale devait naturellement inspirer à de malheureux paysans; elle tenait encore à plusieurs autres circonstances. D'abord, elle résultait du peu de confiance des insurgés dans l'expérience et la capacité de leur général en chef le marquis de la Roche-Jaquelin. Ils rendaient justice à sa belle bravoure, mais il s'était perdu dans leur esprit en les compromettant sans cesse par de fausses manoeuvres, et en voulant les assujettir à un service régulier, incompatible avec leurs habitudes domestiques et leur manière de faire la guerre. Elle provenait ensuite de la division qui s'était introduite, dès le début de la guerre, parmi leurs généraux. Le marquis de la Roche-Jaquelin, ardent et ambitieux, s'était arrogé le commandement suprême; et les vieux fondateurs de l'armée royale, les d'Autichamp, les Suzannet, les Sapineau, n'obéissaient qu'à regret aux ordres impérieux d'un jeune officier, jusques-là sans service et sans réputation.
Mais la cause première, la cause fondamentale de la mollesse ou de l'inertie des Vendéens, était plus encore le changement survenu depuis le couronnement de Napoléon dans l'état politique et militaire de la France: ils savaient que le tems où ils faisaient peur aux bleus et s'emparaient à coups de bâton de leur artillerie, était passé. Ils savaient que le tems de la terreur, de l'anarchie, était fini pour toujours, et qu'ils n'avaient plus à redouter ni les abus, ni les excès, ni les crimes qui avaient provoqué et entretenu leur première insurrection. Quant à l'attachement qu'ils avaient hérité de leurs pères pour la famille des Bourbons, cet attachement, sans être banni de leurs coeurs, était balancé par la crainte de voir renaître les malheurs et les dévastations de l'ancienne guerre civile, par l'inquiétude que leur inspirait la renaissance du double despotisme des prêtres et des nobles, et peut-être encore par le souvenir des bienfaits de Napoléon. C'était lui qui leur avait rendu leurs églises et leurs ministres, qui avait relevé les ruines de leurs habitations désolées[19], et qui les avait affranchis à la fois des exactions révolutionnaires et des brigandages de la chouannerie.
L'Empereur, ne doutant point de la fin prochaine et de l'heureuse issue de cette guerre, l'annonça hautement en audience publique. «Tout, dit-il, sera terminé avant peu dans la Vendée. Les Vendéens ne veulent plus se battre. Ils se retirent chez eux, un à un, et le combat finira, faute de combattans.»
Les nouvelles qu'il reçut du roi de Naples furent bien loin de lui inspirer la même satisfaction.
Ce prince, comme je l'ai dit précédemment, après avoir remporté plusieurs avantages assez brillans, s'était avancé jusqu'aux portes de Plaisance, et se disposait à marcher sur Milan, à travers le territoire Piémontais, lorsque lord Bentink lui fit notifier que l'Angleterre se déclarerait contre lui, s'il ne respectait point les états du roi de Sardaigne. Joachim, craignant une diversion des Anglais sur Naples, consentit à changer de direction. Les Autrichiens eurent le tems d'accourir, et Milan fut sauvé.
Sur ces entrefaites, un corps d'armée napolitain, qui avait pénétré en Toscane et chassé devant lui le général Nugent, fut surpris et forcé de se retirer précipitamment sur Florence.
Ce revers inattendu, et les renforts considérables que les Autrichiens reçurent, déterminèrent Joachim à rétrograder: il se retira pied à pied sur Ancone.
Les Anglais, neutres jusqu'alors, se déclarèrent contre lui, et s'allièrent à l'Autriche et aux Siciliens. Joachim, menacé, pressé de tous côtés, concentra ses forces. Une bataille générale fut livrée à Tolentino. Les Napolitains, animés par la présence et la valeur de leur roi, attaquèrent vivement le général Bianchi, et tout leur présageait la victoire, quand l'arrivée du général Neipperg, à la tête de troupes fraîches, changea la face des affaires. L'armée napolitaine, rompue, abandonna le champ de bataille et s'enfuit à Macerata.
Un second combat aussi malheureux eut lieu à Caprano, et la prise de cette ville, par les Autrichiens, leur ouvrit l'entrée du royaume de Naples, tandis que le corps du général Nugent, qui s'était dirigé de Florence sur Rome, pénétrait par une autre route sur le territoire napolitain.
Le bruit de la défaite et de la mort du roi, l'approche des armées autrichiennes et leurs proclamations[20], excitèrent une sédition à Naples. Les Lazzaronis, après avoir assassiné quelques Français et massacré le ministre de la police, se portèrent au Palais-Royal, dans le dessein d'égorger la reine. Cette princesse, digne du sang qui coulait dans ses veines, ne s'effraya point de leurs cris et de leurs menaces; elle leur tint tête courageusement, et les força de rentrer dans l'obéissance.
Joachim, resté debout au milieu des débris de son armée, soutenait, avec une constance héroïque, les efforts de ses ennemis; résolu de périr les armes à la main, il s'élançait sur les bataillons, et portait, dans leur sein, l'épouvante et la mort. Mais sa valeur ne pouvait qu'illustrer sa chute. Toujours repoussé, toujours invulnérable, il abandonna l'espoir de vaincre ou de se faire tuer. Il revint à Naples, dans la nuit du 19 au 20 mars; la reine parut indignée de le voir. «Madame, lui dit-il, je n'ai pas pu mourir.» Il partit aussitôt, pour ne point tomber au pouvoir des Autrichiens, et vint se réfugier en France. La reine, malgré les dangers qui menaçaient sa vie, voulut rester à Naples, jusqu'à ce que le sort de l'armée et le sien eussent été décidés. Le traité signé, elle se retira à bord d'un bâtiment anglais, et se fit conduire à Trieste.
La catastrophe du roi fit sur l'esprit superstitieux de Napoléon, la plus profonde impression; mais elle n'inspira aux Français que peu de regrets et point de crainte. Je dis point de crainte, car la nation s'était familiarisée avec l'idée de la guerre. Le patriotisme et l'énergie dont elle se sentait animée, lui inspiraient une telle confiance, qu'elle se croyait assez forte pour se passer de l'appui des Napolitains et lutter seule contre la coalition. Elle se rappelait la campagne de 1814; et si, à cette époque, Napoléon, avec soixante mille soldats, avait battu et tenu en échec les armées victorieuses de l'étranger, que ne devait-elle point espérer aujourd'hui, que l'armée, forte de trois cents mille combattans, ne serait, au besoin, que l'avant-garde de la France? Les royalistes et leurs journaux, en répétant les manifestes de Gand et de Vienne, en énumérant les armées étrangères, en exagérant nos dangers, étaient bien parvenus à amollir quelques âmes et à ébranler leurs opinions; mais les sentimens de la masse nationale n'avaient rien perdu de leur vigueur et de leur énergie. Chaque jour, de nouvelles offrandes[21] étaient déposées sur l'autel de la patrie; et chaque jour se formaient, sous le nom de lanciers, de partisans, de fédérés, de chasseurs des montagnes, de tirailleurs, de nouveaux corps de volontaires aussi nombreux que redoutables.
Les Parisiens, si souvent spectateurs paisibles des événemens, partageaient cet élan patriotique; non contens d'élever leurs retranchemens de leurs propres mains, ils sollicitèrent l'honneur de les défendre; et vingt mille hommes, composés de gardes nationaux, de fédérés des faubourgs, et de citoyens de toutes les classes, s'organisèrent en bataillons de guerre, sous la dénomination de tirailleurs de la garde nationale.
Napoléon applaudissait aux nobles efforts de la grande nation; mais malheureusement nos arsenaux avaient été spoliés en 1814; et quelle que fut l'activité de nos ateliers, il éprouvait le désespoir de ne pouvoir armer tous les bras levés pour sa défense; il lui aurait fallu six cents mille fusils, et à peine pouvait-on suffire à l'armement des troupes de ligne et des gardes nationales envoyées dans les places.
Mais pendant que Paris d'un côté contemplait ses remparts, de l'autre il voyait s'achever les préparatifs de la fête du Champ de Mai. Partout la foule abondait; et le Français, toujours le même, toujours valeureux et frivole, parcourait avec un égal plaisir les lieux où il devait se battre, et ceux où il espérait s'amuser.
L'assemblée du Champ de Mai, que plusieurs circonstances imprévues avaient retardée, eut enfin lieu le 1er juin. L'Empereur crut devoir y étaler tout le faste impérial, et il se trompa. Il allait se trouver en présence de vieux patriotes qu'il avait abusés, et il fallait éviter de réveiller leurs souvenirs et d'offusquer leurs regards.
Son costume, celui de ses frères et de sa cour, firent d'abord une impression désagréable; elle s'évanouit bientôt, pour faire place aux sensations qu'excitait cette grande réunion nationale. Quoi, en effet, de plus imposant que l'aspect d'un peuple menacé d'une guerre formidable, formant paisiblement un pacte solennel avec le souverain qu'on veut lui ravir; et s'unissant avec lui, à la vie et à la mort, pour défendre en commun l'indépendance et l'honneur de la patrie!
Un autel s'élevait au milieu de la vaste et superbe enceinte du Champ de Mars, et l'on commença la cérémonie par invoquer l'Être suprême. Les hommages rendus à Dieu, en présence de la nature, semblent inspirer à l'homme plus de religion, de confiance et de respect. Au moment de l'élévation, cette foule de citoyens, de soldats, d'officiers, de magistrats, de princes, se prosterna dans la poussière, et implora pour la France, avec une tendre et religieuse émotion, la protection tutélaire du Souverain Arbitre des peuples et des rois. L'Empereur lui-même, ordinairement si distrait, fit paraître beaucoup de recueillement. Tous les regards étaient fixés sur lui: on se rappelait ses victoires et ses revers, sa grandeur et sa chute; on s'attendrissait sur les nouveaux dangers accumulés sur sa tête; et l'on faisait des voeux, des voeux bien sincères! pour qu'il pût triompher de ses implacables ennemis.
Une députation composée de cinq cents électeurs s'avança au pied du trône, et l'un d'eux, au nom du peuple Français, lui parla en ces termes:
SIRE, le peuple
Français vous avait décerné la couronne; vous
l'avez déposée sans son aveu; ses
suffrages viennent de vous
imposer le devoir de la
reprendre.
Un contrat nouveau s'est formé entre la nation et votre Majesté.
Rassemblés de tous les points de l'empire autour des tables de la loi, où nous venons inscrire le voeu du peuple, ce voeu, seule source légitime du pouvoir, il nous est impossible de ne pas faire retentir la voix de la France dont nous sommes les organes immédiats, de ne pas dire, en présence de l'Europe, au chef auguste de la nation, ce qu'elle attend de lui, ce qu'il doit attendre d'elle.
Nos paroles sont graves comme les circonstances qui les inspirent.
Que veut la ligue des
rois alliés, avec cet appareil de guerre dont
elle épouvante l'Europe et afflige
l'humanité.
Par quel acte, par
quelle violation avons-nous provoqué leur
vengeance, motivé leur
agression?
Avons-nous, depuis la paix, essayé de leur donner des lois? Nous voulons seulement faire et suivre celles qui s'adaptent à nos moeurs.
Nous ne voulons point du chef que veulent pour nous nos ennemis, et nous voulons celui dont ils ne veulent pas.
Ils osent vous proscrire personnellement, vous, Sire, qui, maître tant de fois de leurs capitales, les avez raffermis généreusement sur leurs trônes ébranlés! Cette haine de nos ennemis ajoute à notre amour pour vous; on proscrirait le moins connu de nos citoyens, que nous devrions le défendre avec la même énergie: il serait, comme vous, sous l'égide de la loi et de la puissance Française.
On nous menace d'une invasion, et cependant resserrés dans des frontières que la nature ne nous: point imposées, que long-tems, et avant votre règne, la victoire et la paix mêmes avaient reculées, nous n'avons point franchi cette étroite enceinte, par respect pour des traités que vous n'avez point signés, et que vous avez offert de respecter.
Ne demande-t-on que des garanties? elles sont toutes dans nos constitutions et dans la volonté du peuple Français, unie désormais à la vôtre.
Ne craint-on pas de
nous rappeler des tems, un état de choses,
naguères si différens, et qui
pourraient encore se reproduire!
Ce ne serait pas la
première fois que nous aurions vaincu l'Europe
armée contre nous.
Ces droits sacrés, imprescriptibles, que la moindre peuplade n'a jamais réclamés en vain au tribunal de la justice et de l'histoire, c'est à la nation Française qu'on ose les disputer une seconde fois, au 19e siècle, à la face du monde civilisé!
Parce que la France veut être la France, faut-il qu'elle soit dégradée, déchirée, démembrée? et nous réserve-t-on le sort de la Pologne? Vainement veut-on cacher de funestes desseins sous l'apparence du dessein unique de vous séparer de nous; pour vous donner à des maîtres avec qui nous n'avons plus rien de commun, que nous n'entendons plus, et qui ne peuvent plus nous entendre.
Les trois branches de la législation vont se mettre en action; un seul sentiment les animera. Confians dans les promesses de votre Majesté, nous lui remettons, nous remettons à nos représentans et à la chambre des pairs, le soin de recevoir, de consolider, de perfectionner, de concert, sans précipitation, sans secousse, avec maturité, avec sagesse, notre système constitutionnel, et les institutions qui doivent en être la garantie.
Et, cependant, si nous sommes forcés de combattre, qu'un seul cri retentisse dans tous les coeurs. Marchons à l'ennemi qui veut nous traiter comme la dernière des nations. Serrons-nous tous autour du trône où siége le père et le chef du peuple et de l'armée.
Sire, rien n'est impossible, rien ne sera épargné pour nous assurer l'honneur et l'indépendance, ces biens plus chers que la vie; tout sera tenté, tout sera exécuté pour repousser un joug ignominieux. Nous le disons aux nations: Puissent leurs chefs nous entendre! s'ils acceptent vos offres de paix, le peuple Français attendra de votre administration, forte, libérale, paternelle, des motifs de se consoler des sacrifices que lui a coûtés la paix; mais si l'on ne lui laisse que le choix entre la guerre et la honte, la nation toute entière se lève pour la guerre; elle est prête à vous dégager des offres trop modérées peut-être, que vous avez faites pour épargner à l'Europe un nouveau bouleversement. Tout Français est soldat: la victoire suivra vos aigles, et nos ennemis, qui comptaient sur une division, regretteront bientôt de nous avoir provoqués.
Ce discours fini, on proclama le résultat des votes[22], et l'acceptation de l'acte constitutionnel.
L'Empereur alors, se tournant du côté des électeurs, dit:
Messieurs les électeurs des collèges de départemens et d'arrondissements, Messieurs les députés des armées de terre et de mer au Champ de Mai,
Empereur, Consul, Soldat, je tiens tout du peuple. Dans la prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet unique et constant de mes pensées et de mes actions.
Comme ce roi d'Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple, dans l'espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la France son intégrité naturelle, ses honneurs et ses droits.
L'indignation de voir ces droits sacrés, acquis par vingt années de victoires, méconnus et perdus à jamais; le cri de l'honneur français flétri; les voeux de la nation, m'ont ramené sur ce trône, qui m'est cher parce qu'il est le palladium de l'indépendance, de l'honneur et des droits du peuple.
Français, en traversant, au milieu de l'allégresse publique, les diverses provinces de l'empire, pour arriver dans ma capitale, j'ai dû compter sur une longue paix; les nations sont liées par les traités conclus par leurs gouvernemens, quels qu'ils soient.
Ma pensée se portait alors toute entière sur les moyens de fonder notre liberté par une constitution conforme à la volonté et à l'intérêt du peuple. J'ai convoqué le Champ de Mai.
Je ne tardai pas à apprendre que les princes qui ont méconnu tous les principes, froissé l'opinion et les plus chers intérêts de tant de peuples, veulent nous faire la guerre. Ils méditent d'accroître le royaume des Pays-Bas, de lui donner pour barrières toutes nos places fortes du nord, et de concilier les différends qui les divisent encore, en se partageant la Loraine et l'Alsace.
Il a fallu se préparer à la guerre.
Cependant, devant courir personnellement les hasards des combats, ma première sollicitude a dû être de consulter sans retard la nation. Le peuple a accepté l'acte que je lui ai présenté.
Français! lorsque nous aurons repoussé ces injustes agressions, et que l'Europe sera convaincue de ce qu'on doit aux droits et à l'indépendance de 28 millions de Français, une loi solennelle, faite dans les formes voulues par l'acte constitutionnel, réunira les différentes dispositions de nos constitutions, aujourd'hui éparses.
Français, vous allez retourner dans vos départemens. Dites aux citoyens que les circonstances sont grandes!!! Qu'avec de l'union, de l'énergie et de la persévérance, nous sortirons victorieux de cette lutte d'un grand peuple contre ses oppresseurs; que les générations à venir scruteront sévèrement notre conduite; qu'une nation a tout perdu quand elle a perdu l'indépendance. Dites-leur que les rois étrangers que j'ai élevés sur le trône, ou qui me doivent la conservation de leur couronne; qui tous, au tems de ma prospérité, ont brigué mon alliance et la protection du peuple Français, dirigent aujourd'hui tous leurs coups contre ma personne. Si je ne voyais que c'est à la patrie qu'ils en veulent, je mettrais à leur merci cette existence contre laquelle ils se montrent si acharnés. Mais dites aussi aux citoyens, que tant que les Français me conserveront les sentimens d'amour dont ils me donnent tant de preuves, cette rage de nos ennemis sera impuissante.
Français, ma volonté est celle du peuple, mes droits sont les siens; mon honneur, ma gloire, mon bonheur, ne peuvent être autres que l'honneur, la gloire et le bonheur de la France.
Les paroles de Napoléon, prononcées d'une voix forte et expressive, produisirent la plus vive sensation. Un cri de Vive l'Empereur! retentit en un instant dans l'immensité du Champ de Mars, et fut répété de proche en proche dans les lieux environnans.
L'Empereur, après avoir juré sur l'évangile d'observer et de faire observer les constitutions de l'Empire, fit proclamer, par l'archichancelier, le serment de fidélité du peuple Français représenté par les électeurs: ce serment fut spontanément répété par mille et mille voix.
Les ministres de la guerre, et de la marine, au nom des armées de terre et de mer, et à la tête de leurs députations; le ministre de l'intérieur au nom des gardes nationales de France et à la tête des électeurs; les états-majors de la garde impériale et de la garde nationale, s'avancèrent ensuite pour prêter serment et recevoir, de la main de l'Empereur, les aigles qui leur étaient destinées.
Cette cérémonie terminée, les troupes qui formaient environ 50,000 hommes, défilèrent devant Napoléon, et la fête se termina comme elle avait été commencée, au milieu des acclamations du peuple, des soldats et de la majorité des électeurs; mais au mécontentement d'un certain nombre d'entr'eux qui se plaignirent, avec raison, que l'Empereur eût substitué une stérile distribution de drapeaux au grand congrès national qu'il avait convoqué.
Les partis, qui déjà commençaient à poindre, ne furent pas satisfaits non plus de l'issue du Champ de Mai. Les vieux révolutionnaires auraient désiré que Napoléon eût aboli l'empire et rétabli la république. Les partisans de la régence lui reprochaient de n'avoir point proclamé Napoléon II. Et les libéraux soutenaient qu'il aurait dû se démettre de la couronne, et laisser à la nation souveraine le droit de la lui rendre ou de l'offrir au plus digne.
Ces diverses prétentions étaient-elles fondées? Non.
Le rétablissement de la République eût perdu la France.
L'abdication en faveur de Napoléon II ne l'aurait point sauvée. Les alliés s'étaient expliqués à Bâle; ils n'auraient déposé les armes, que si l'Empereur eût consenti à leur livrer sa personne. «Chose, qui étant pour un prince le plus grand des malheurs, ne peut jamais faire une condition de paix[23].»
Quant à la dernière proposition, j'avoue que Napoléon, s'il eût remis entre les mains du peuple Français, le 21 mars ou le 12 avril[24], le sceptre qu'il venait d'arracher aux Bourbons, aurait achevé d'imprimer un caractère héroïque à la révolution du 20 mars. Il aurait déconcerté les étrangers, accru sa popularité, centuplé ses forces: mais, le 1er juin, il n'était plus tems: l'acte additionnel avait paru.
Napoléon, malheureusement pour lui, n'avait donc rien de mieux à faire au Champ de Mai que ce qu'il y fit; c'est-à-dire, de chercher à cacher le vide de la journée sous l'appareil d'une solennité religieuse et militaire, propre à émouvoir les âmes et à resserrer, par de nouveaux liens, l'union déjà subsistante entre lui, le peuple et l'armée.
L'Empereur n'avait pu remettre de sa main aux électeurs les aigles de leurs départemens; il profita de cette circonstance pour les réunir de nouveau. On ne lui avait point caché que quelques-uns d'entr'eux avaient paru mécontens, et il voulut essayer de dissiper leur mauvaise humeur et de réchauffer leur dévouement. Dix mille personnes furent rassemblées dans les vastes galeries du Louvre: d'un côté, on apercevait les députés et les électeurs de la nation: de l'autre, ses glorieux défenseurs. L'aigle de chaque département et de chaque députation des corps de l'armée, se trouvait placé en tête des groupes de citoyens ou de guerriers, et rien n'offrait un tableau plus animé et plus imposant, que cette réunion confuse de Français de tous les ordres de l'état, se pressant mutuellement autour des étendards et du héros qui devaient les conduire à la victoire et à la paix.
L'Empereur fut poli, affectueux, aimable; il se mit, avec un art infini, à la portée de tout le monde, et tout le monde fut, à peu près, enchanté de lui. Il était convaincu du tort que lui avait fait l'acte additionnel; et pour reconquérir l'opinion, il répéta, jusqu'à satiété, aux représentans et aux électeurs, qu'il s'occuperait, avec le concours des deux chambres, de réunir les dispositions des lois constitutionnelles non-abrogées, et de former, du tout, une seule et unique constitution qui deviendrait la loi fondamentale de la nation.
Ce retour sur lui-même était le résultat des observations de ses ministres, et plus particulièrement de M. Carnot. «Sire, lui répétait-il sans cesse, ne luttez point, je vous en conjure, contre l'opinion. Votre acte additionnel a déplu à la nation. Promettez-lui de le modifier, de le rendre conforme à ses voeux. Je vous le répète, Sire, jamais je ne vous trompai, votre salut, le nôtre, dépend de votre déférence aux volontés nationales. Ce n'est point tout; Sire, les Français sont devenus un peuple libre. Ce titre de sujet que vous leur donnez sans cesse, les blesse et les offusque. Appelez-les citoyens, ou nommez-les vos enfans; ne souffrez pas non plus qu'on appelle monseigneur vos ministres, vos maréchaux, vos grands officiers. Il n'y a pas de seigneurs dans un pays où l'égalité fait la base des lois; il n'y a que des citoyens.»
Cependant, l'Empereur ne voyait point arriver l'ouverture des chambres, sans une certaine appréhension. Son intention était de subir franchement les principes et les conséquences du gouvernement représentatif; premièrement, parce qu'il voulait régner et qu'il était convaincu qu'il ne pourrait point conserver le trône, s'il ne gouvernait point dans le sens qu'exigeait la nation; secondement, parce qu'il était persuadé que la nation attachait ses idées de bonheur au gouvernement représentatif, et que, avide de tous les genres de célébrité, il trouvait, comme il me le dit à Lyon, qu'il y avait de la gloire à rendre un grand peuple heureux. Mais quels que fussent les sentimens et la bonne volonté de Napoléon, il n'avait point eu le tems de se dépouiller complétement de ses vieilles idées, de ces anciennes préventions. Le souvenir de nos assemblées précédentes l'obsédait encore malgré lui; et il paraissait craindre que les Français n'eussent trop de chaleur dans l'imagination, de mobilité dans les volontés, de penchant à abuser de leurs droits, pour jouir tout-à-coup, sans préparation, des bienfaits d'une liberté absolue. Il craignait aussi que l'opposition inhérente aux gouvernemens représentatifs, ne fût en France mal sentie, mal comprise; qu'elle ne dégénérât en résistance; qu'elle ne nuisît à l'action du pouvoir; qu'elle ne lui ôtât son prestige, sa force morale, et n'en fît qu'un instrument d'oppression[25].
Indépendamment de ces considérations générales, Napoléon avait encore d'autres motifs pour redouter la prochaine assemblée des chambres. Elles allaient se réunir dans des circonstances où il était indispensable que le chef de l'état pût gouverner sans contradiction; et il prévoyait que les représentans, égarés par leur ardent amour de la liberté et par la crainte du despotisme, chercheraient à entraver l'exercice de son autorité, au lieu d'en seconder l'entier développement.
«Quand la guerre est engagée, disait-il un jour, la présence d'un corps délibérant est aussi embarrassante que funeste. Il lui faut des victoires. Que le monarque ait des revers, la terreur s'empare des gens timides et les rend, à leur insçu, l'instrument et les complices des hommes audacieux. La crainte du péril, l'envie de s'y soustraire, dérangent toutes les têtes. La raison n'est plus rien; les sensations physiques sont tout. Les turbulens, les ambitieux, avides de bruit, de popularité, de domination, s'érigent de leur propre autorité en avocats du peuple, en conseillers du prince; ils veulent tout savoir, tout règler, tout diriger. Si on n'écoute point leurs conseils, de conseillers ils deviennent censeurs, de censeurs factieux, et de factieux rebelles. Il faut alors, ou que le prince subisse leur joug, ou qu'il les chasse, et dans l'un ou l'autre cas, il compromet presque toujours sa couronne et l'état.»
Napoléon, tourmenté par l'inquiétude que lui inspiraient et l'application subite et irréfléchie du système populaire, et les dispositions des députés, reportait toute sa sécurité sur la chambre des pairs. Il espérait qu'elle imposerait aux représentans par son exemple, ou les contiendrait par sa fermeté.
Les ministres reçurent l'ordre de lui présenter chacun une liste de candidats.
M. de Lavalette, en qui l'Empereur avait une confiance particulière, fut également invité à lui fournir une liste.
M. de Lavalette, ancien aide-de-camp de Napoléon et son allié[26], lui avait voué un attachement à toute épreuve. Phocion disait à Antipater: je ne puis être à la fois ton flatteur et ton ami; et M. de Lavalette, pensant comme Phocion, avait abjuré toute espèce de flatterie pour s'en tenir au langage sévère de l'amitié. Doué d'un esprit froid, d'un jugement sain, il appréciait les événemens avec sagesse et habileté. Réservé dans le monde, franc et ouvert avec Napoléon, il lui confessait son opinion avec l'abandon d'un coeur aimant, pur et droit. Aussi Napoléon attachait-il beaucoup de prix à ses conseils, et avouait-il, avec une noble franchise, qu'il avait eu souvent à se féliciter de les avoir suivis.
Les listes présentées à l'Empereur offraient un assortiment complet d'anciens nobles, de sénateurs, de généraux, de propriétaires, de négocians[27]. L'Empereur, c'est le cas de le dire, n'avait que l'embarras du choix, mais il était fort grand. D'un côté, il aurait désiré, par amour-propre et par esprit de conciliation, avoir dans la chambre des pairs de ces grands noms historiques qui résonnaient si agréablement à son oreille. De l'autre, il voulait que cette chambre, comme je l'ai dit plus haut, pût tenir en bride les députés; et il ne se dissimulait point que, s'il y faisait entrer d'anciens nobles, elle n'exercerait sur celle des représentans aucune influence, et vivrait probablement avec elle dans une fort mauvaise intelligence. Il se décida donc à faire le sacrifice de ses penchans au bien de la chose; et au lieu d'accorder la pairie à cette foule de nobles à parchemins qui l'avait humblement sollicitée, il ne la conféra qu'à quelques-uns d'entr'eux, connus par leur patriotisme et leur attachement aux doctrines libérales. Beaucoup de ces illustres solliciteurs se sont vantés, depuis, de l'avoir refusée. Cela est tout naturel; mais cela est-il vrai? Je leur laisse le soin de répondre en leur âme et conscience à cette interpellation.
L'Empereur, craignant des refus, avait eu la précaution de faire sonder d'avance les dispositions des candidats douteux. Quelques-uns montrèrent de l'hésitation, d'autres refusèrent nettement. De tous ces refus directs et indirects, dont le nombre fut de cinq à six tout au plus, nul ne contraria plus vivement Napoléon, que celui du maréchal Macdonald. Il n'avait point oublié la noble fidélité que le maréchal lui avait gardée, en 1814, jusqu'au dernier moment; et il regrettait que ses scrupules l'eussent éloigné d'une dignité où l'appelaient son rang, ses services et l'estime publique.
Le 3 juin étant arrivé, la chambre des représentans se réunit à l'ancien palais du corps législatif, et se constitua provisoirement sous la présidence du doyen d'âge.
La constitution avait laissé aux représentans le droit de nommer leur président. L'Empereur espérait que les suffrages tomberaient sur son frère Lucien, et dans cet espoir, il ne publia point sur-le-champ la liste des pairs, pour se réserver la faculté d'y comprendre ou d'en retrancher le prince, s'il était ou n'était point appelé à la présidence[28]. Mais la chambre, malgré l'estime et la confiance que lui inspiraient les principes et le caractère du prince Lucien, pensa que son élection serait regardée comme une déférence aux volontés de l'Empereur; elle résolut de faire un autre choix, afin de prouver à la France et aux étrangers qu'elle était et voulait rester libre et indépendante. M. Lanjuinais fut nommé; et Napoléon, qui savait que M. Lanjuinais, frondeur par tempérament, n'avait jamais pu s'accorder avec aucun gouvernement[29], fut doublement irrité qu'on eût repoussé le prince Lucien, et qu'on lui eût donné un semblable successeur.
La séance du jour suivant fut, pour Napoléon, un second sujet de mécontentement. L'assemblée avait exprimé la veille le désir de connaître la liste des membres de la chambre des pairs; l'Empereur, par le motif que je viens d'indiquer, fit répondre que cette liste ne serait arrêtée qu'après l'ouverture de la session. Cette réponse excita de violens murmures: un membre proposa de déclarer que la chambre ne procéderait à sa constitution définitive, que lorsqu'on lui aurait fourni la liste qu'elle avait demandée. Ainsi, dès son entrée dans la carrière, et avant même d'être installée, la chambre annonçait déjà l'intention de se constituer en état d'insurrection contre le chef de l'état.
La troisième séance fut témoin d'un scandale jusqu'alors inouï dans nos assemblées nationales. Le même membre [M. Dupin][30] exposa que le serment à prêter au souverain par la nation, pour être valable et légitime, ne doit pas être prêté en vertu d'un décret qui ne renferme que la seule volonté du prince, mais en vertu d'une loi qui est le voeu de la nation, constitutionnellement exprimé. Il proposa, en conséquence, de décider qu'aucun serment ne pourrait être exigé d'elle, qu'en exécution d'une loi; et que ce serment ne préjudicierait en rien au droit d'améliorer postérieurement la constitution.
Cette proposition, appuyée par M. Roi[31], tendait à déclarer nul, de fait et de droit, le serment que la nation et l'armée, représentées par leurs électeurs et leurs députés, venaient de prêter à l'Empereur et à la constitution, dans la solennité du Champ-de-Mai; et, comme c'était ce serment qui jusqu'alors liait uniquement la nation à l'Empereur, et Napoléon à la nation, il en résultait qu'en l'annulant, on dépouillait l'Empereur du caractère de souveraineté et de légitimité dont il était revêtu, et qu'on remettait ses droits en délibération.
La motion de M. Dupin fut rejetée d'un accord unanime; mais la chambre en souffrant complaisamment qu'on osât, dans son sein, révoquer en doute la légitimité de l'Empereur et de son autorité, et chercher à le rendre étranger à la nation, fit un acte d'indifférence et de faiblesse qui affligea profondément Napoléon.
«J'aperçois avec douleur, dit-il, que les députés ne sont point disposés à ne faire qu'un avec moi, et qu'ils ne laissent échapper aucune occasion de me chercher querelle. De quoi ont-ils à se plaindre? Que leur ai-je fait? je leur ai donné de la liberté à pleine main, je leur en ai peut-être trop donné, car les rois ont aujourd'hui plus de besoin de garantie que les nations. J'y mettrai du mien tant que je pourrai; mais s'ils croient faire de moi un soliveau ou un second Louis XVI, ils se trompent; je ne suis pas homme à me laisser faire la loi par des avocats[32], ni à me laisser couper la tête par des factieux.»
Les dispositions hostiles des représentans ne l'auraient point inquiété en tout autre tems; la constitution lui donnait le droit de dissoudre la chambre, et il en aurait usé; mais à la veille de la guerre, et dans la situation critique où il se trouvait placé, il ne pouvait avoir recours à un semblable expédient, sans risquer de compromettre le sort de la France. Il prit donc le parti de dissimuler ses peines et sa mauvaise humeur, et de souffrir ce qu'il ne pouvait empêcher.
Le 7 juin, il se rendit au corps législatif, pour faire l'ouverture des chambres; et après avoir reçu le serment des pairs et des députés, il prononça le discours suivant:
MM. de la chambre des pairs et MM. de la chambre des représentans,
Depuis trois mois les circonstances et la confiance du peuple m'ont revêtu d'un pouvoir illimité. Aujourd'hui s'accomplit le désir le plus pressant de mon coeur: je viens commencer la monarchie constitutionnelle.
Les hommes sont trop impuissans pour assurer l'avenir; les institutions seules fixent les destinées des nations. La monarchie est nécessaire en France pour garantir la liberté, l'indépendance et les droits du peuple.
Nos constitutions sont éparses: une de nos plus importantes occupations sera de les réunir dans un seul cadre, et de les coordonner dans une seule pensée. Ce travail recommandera l'époque actuelle aux générations futures.
J'ambitionne de voir la France jouir de toute la liberté possible; je dis possible, parce que l'anarchie ramène toujours au gouvernement absolu.
Une coalition formidable de rois en veut à notre indépendance; ses armées arrivent sur nos frontières.
La frégate la Melpomène a été attaquée et prise dans la Méditerranée après un combat sanglant, contre un vaisseau Anglais de 74. Le sang a coulé pendant la paix![33].
Nos ennemis comptent sur nos divisions intestines. Ils excitent et fomentent la guerre civile. Des rassemblemens ont lieu; on communique avec Gand, comme en 1792 avec Coblentz. Des mesures législatives sont indispensables: c'est à votre patriotisme, à vos lumières et à votre attachement à ma personne, que je me confie sans réserve.
La liberté de la presse est inhérente à la constitution actuelle; on n'y peut rien changer sans altérer tout notre système politique; mais il faut des lois répressives, surtout dans l'état actuel de la nation. Je recommande à vos méditations cet objet important.
Les ministres vous feront connaître la situation de nos affaires.
Les finances seraient dans un état satisfaisant, sans le surcroît de dépenses que les circonstances actuelles ont exigé.
Cependant on pourrait faire face à tout, si les recettes comprises dans le budget étaient toutes réalisables dans l'année; et c'est sur les moyens d'arriver à ce résultat, que mon ministre des finances fixera votre attention.
Il est possible que le premier devoir du prince m'appelle bientôt à la tête des enfans de la nation pour combattre pour la patrie. L'armée et moi nous ferons notre devoir.
Vous, pairs et représentans, donnez à la nation l'exemple de la confiance, de l'énergie et du patriotisme, et, comme le sénat du grand peuple de l'antiquité, soyez décidés à mourir plutôt que de survivre au déshonneur et à la dégradation de la France. La cause sainte de la patrie triomphera!
Ce discours, plein de mesure et de raison, fit une profonde impression sur l'assemblée. Des cris de vive l'Empereur! beaucoup plus nombreux que ceux qui avaient éclaté à son arrivée, se firent entendre et se prolongèrent long-tems après son départ.
Le lendemain, la chambre des représentans s'occupa de la rédaction de son adresse.
Un indiscret admirateur de Napoléon[34], après avoir fait observer que la flatterie avait décerné le surnom de Désiré à un prince que la nation n'avait point appelé ni attendu, demanda qu'on décernât à Napoléon, qui était venu sauver la France de l'esclavage royal, le titre de Sauveur. Cette demande ridicule, étouffée par des rires ironiques, donna naissance à une multitude de sarcasmes et de réflexions offensantes, qui furent reportés à Napoléon, et qui, sans le blesser personnellement (car il estimait trop sa gloire pour la croire ravalée par de semblables clameurs), l'affectèrent dans l'intérêt de la France.
Napoléon, comme tous les grands hommes, aimait la louange: le blâme public, lorsqu'il le croyait injuste, ne lui faisait aucune impression. Cette insouciance n'était point l'effet de l'orgueil du diadême, elle était le résultat du mépris que lui inspirait la plupart des jugemens des hommes. «Il s'était accoutumé à ne voir la récompense des peines et des travaux de la vie, que dans l'opinion de la postérité.»
L'assemblée rejeta la proposition adulatrice de M. Lepelletier, et elle fit bien; mais elle eut tort de ne point colorer sa décision, de manière à adoucir ce qu'elle avait de dur, d'injuste et de désagréable pour l'Empereur qui ne l'avait point provoquée.
Cette rudesse ne l'étonna point: l'expérience lui avait déjà prouvé que la chambre ne laissait échapper aucune occasion de le molester.
Cette chambre, cependant, n'était composée que de partisans du 20 mars; mais tous les députés, s'ils étaient partisans de cette révolution, ne l'étaient point de Napoléon: les uns, par suite d'inimitiés personnelles; les autres, par le souvenir et la crainte du retour de son despotisme.
Les ennemis de Napoléon, déguisant leur haine sous les dehors de l'amour de la liberté, s'étaient insinués dans l'esprit des patriotes; et, l'acte additionnel à la main, les avaient entraînés dans leurs rangs, sous le prétexte apparent de combattre et de réfréner l'incurable tyrannie de l'Empereur.
D'un autre côté, les amis de Napoléon, tout en refusant de participer à cette coalition, ne cherchaient point à la dissoudre, parce qu'ils redoutaient intérieurement les envahissemens du pouvoir impérial, et qu'ils n'étaient point fâchés de laisser à d'autres le soin de s'y opposer.
Ainsi, l'assemblée toute entière, quoique mue par des motifs différens, s'était réunie pour s'ériger en état d'opposition hostile contre le chef de l'état, sans s'apercevoir que cette opposition irréfléchie, injuste et intempestive, allait jeter, dans toutes les âmes, l'inquiétude, la défiance et l'irrésolution, et détruire cette harmonie nationale, cette union d'intérêts, de volontés et de sentimens, seule force de Napoléon, seul salut de la France.
Quoi qu'il en soit, la chambre des députés, après avoir passé deux jours à discuter les bases et les termes de son adresse, fut admise, ainsi que la chambre des pairs, à se présenter au pied du trône.
La chambre des pairs porta la première la parole, et dit:
Sire, votre empressement à soumettre aux formes et aux règles constitutionnelles le pouvoir absolu que les circonstances et la confiance du peuple vous avaient imposé, les nouvelles garanties données aux droits de la nation, le dévouement qui vous conduit au milieu des périls que va braver l'armée, pénètrent tous les coeurs d'une profonde reconnaissance. Les pairs de France viennent offrir à Votre Majesté l'hommage de ce sentiment.
Vous avez manifesté, Sire, des principes qui sont ceux de la nation: ils doivent être les nôtres. Oui, tout pouvoir vient du peuple, est institué pour le peuple; la monarchie constitutionnelle est nécessaire au peuple Français, comme garantie de sa liberté et de son indépendance.
Sire, tandis que vous serez à la frontière à la tête des enfans de la patrie, la chambre des pairs concourra avec zèle à toutes les mesures législatives que les circonstances exigeront, pour forcer l'étranger à reconnaître l'indépendance nationale et faire triompher dans l'intérieur les principes consacrés par la volonté du peuple.
L'intérêt de la France est inséparable du vôtre. Si la fortune trompait vos efforts, des revers, Sire, n'affaibliraient pas notre persévérance, et redoubleraient notre attachement pour vous.
Si les succès répondent à la justice de notre cause et aux espérances que nous sommes accoutumés à concevoir de votre génie et de la bravoure de nos armées, la France n'en veut d'autre fruit que la paix. Nos institutions garantissent à l'Europe que jamais le gouvernement Français ne peut être entraîné par les séductions de la victoire.
L'Empereur répondit:
La lutte dans laquelle nous sommes engagés est sérieuse. L'entraînement de la prospérité n'est pas le danger qui nous menace aujourd'hui. C'est sous les Fourches Caudines que les étrangers veulent nous faire passer!
La justice de notre cause, l'esprit public de la nation, et le courage de l'armée, sont de puissans motifs pour espérer des succès; mais si nous avions des revers, c'est alors surtout que j'aimerais à voir déployer toute l'énergie de ce grand peuple; c'est alors que je trouverais dans la chambre des pairs des preuves d'attachement à la patrie et à moi.
C'est dans les tems difficiles que les grandes nations, comme les grands hommes, déploient toute l'énergie de leur caractère, et deviennent un objet d'admiration pour la postérité.
Monsieur le président et Messieurs les députés de la chambre des pairs, je vous remercie des sentimens que vous m'exprimez au nom de la chambre.
Le comte Lanjuinais, à la tête de la députation de la chambre des représentans, prononça ensuite le discours suivant:
Sire, la chambre des représentans a recueilli avec une profonde émotion les paroles émanées du trône dans la séance solennelle où V. M. déposant le pouvoir extraordinaire qu'elle exerçait, a proclamé le commencement de la monarchie constitutionnelle.
Les principales bases de cette monarchie protectrice de la liberté, de l'égalité, du bonheur du peuple, ont été reconnues par V. M., qui, se portant d'elle-même au-devant de tous les scrupules, comme au devant de tous les voeux, a déclaré que le soin de réunir nos constitutions éparses, et de les coordonner, était une des plus importantes occupations réservées à la législature. Fidèle à sa mission, la chambre des représentans remplira la tâche qui lui est dévolue dans ce noble travail: elle demande que, pour satisfaire à la volonté publique, ainsi qu'aux voeux de V. M., la délibération nationale rectifie le plus tôt possible ce que l'urgence de notre situation a pu produire de défectueux, ou laisser d'imparfait dans l'ensemble de nos constitutions.
Mais en même tems, Sire, la chambre des représentans ne se montrera pas moins empressée de proclamer ses sentimens et ses principes sur la lutte terrible qui menace d'ensanglanter l'Europe. À la suite d'événemens désastreux, la France envahie ne parut un moment écoutée sur l'établissement de sa constitution que pour se voir presqu'aussitôt soumise à une charte royale émanée du pouvoir absolu, à une ordonnance de réformation toujours révocable de sa nature, et qui, n'ayant pas l'assentiment exprimé du peuple, n'a jamais pu être considérée comme obligatoire par la nation.
Reprenant aujourd'hui l'exercice de ses droits, se ralliant autour du héros que sa confiance investit de nouveau du gouvernement de l'état, la France s'étonne et s'afflige de voir des souverains en armes lui demander raison d'un changement intérieur qui est le résultat de la volonté nationale, et qui ne porte atteinte ni aux relations existantes avec les autres gouvernemens ni à leur sécurité. La France ne peut admettre les distinctions à l'aide desquelles les puissances coalisées cherchent à voiler leur agression. Attaquer le monarque de son choix, c'est attaquer l'indépendance de la nation. Elle est armée toute entière pour défendre cette indépendance et pour repousser sans exception toute famille et tout prince qu'on oserait vouloir lui imposer. Aucun projet ambitieux n'entre dans la pensée du peuple Français; la volonté même du prince victorieux serait impuissante pour entraîner la nation hors des limites de sa propre défense. Mais aussi pour garantir son territoire, pour maintenir sa liberté, son honneur, sa dignité, elle est prête à tous les sacrifices. Que n'est-il permis, Sire, d'espérer encore que cet appareil de guerre, formé peut-être par les irritations de l'orgueil et par des illusions que chaque jour doit affaiblir, s'éloignera devant le besoin d'une paix nécessaire à tous les peuples de l'Europe, et qui rendrait à Votre Majesté sa compagne, aux Français l'héritier du trône? Mais déjà le sang a coulé, le signal des combats, préparés contre l'indépendance et la liberté française, a été donné au nom d'un peuple qui porte au plus haut degré l'enthousiasme de l'indépendance et de la liberté. Sans doute, au nombre des communications que nous promet Votre Majesté, les chambres trouveront la preuve des efforts qu'elle a faits pour maintenir la paix du monde. Si tous ces efforts doivent rester inutiles, que les malheurs de la guerre retombent sur ceux qui l'auront provoquée!
La chambre des représentans n'attend que les documens qui lui sont annoncés, pour concourir de tout son pouvoir aux mesures qu'exigera le succès d'une guerre aussi légitime. Il lui tarde, pour énoncer son voeu, de connaître les besoins et les ressources de l'état; et tandis que Votre Majesté, opposant à la plus injuste agression la valeur des armées nationales et la force de son génie, ne cherchera, dans la victoire, qu'un moyen d'arriver à une paix durable, la chambre des représentans croira marcher vers le même but, en travaillant sans relâche au pacte, dont le perfectionnement doit cimenter encore l'union du peuple et du trône, et fortifier aux yeux de l'Europe, par l'amélioration de nos institutions, la garantie de nos engagemens.
L'Empereur répondit:
Je retrouve avec satisfaction mes propres sentimens dans ceux que vous m'exprimez. Dans ces graves circonstances, ma pensée est absorbée par la guerre imminente, au succès de laquelle sont attachés l'indépendance et l'honneur de la France.
Je partirai cette nuit pour me rendre à la tête de mes armées, les mouvemens des différens corps ennemis y rendent ma présence indispensable. Pendant mon absence, je verrais avec plaisir qu'une commission nommée par chaque chambre méditât sur nos constitutions.
La constitution est notre point de ralliement; elle doit être notre étoile polaire dans ces momens d'orage. Toute discussion publique qui tendrait à diminuer, directement ou indirectement, la confiance qu'on doit avoir dans ses dispositions, serait un malheur pour l'état; nous nous trouverions au milieu des écueils, sans boussole et sans direction. La crise où nous sommes engagés est forte. N'imitons pas l'exemple du Bas-Empire, qui, pressé de tous côtés par les barbares, se rendit la risée de la postérité en s'occupant de discussions abstraites, au moment où le bélier brisait les portes de la ville.
Indépendamment des mesures législatives qu'exigent les circonstances de l'intérieur, vous jugerez peut-être utile de vous occuper des lois organiques destinées à faire marcher la constitution. Elles peuvent être l'objet de vos travaux publics sans avoir aucun inconvénient.
Monsieur le président et Messieurs les députés de la chambre des représentans, les sentimens exprimés dans votre adresse me démontrent assez l'attachement de la chambre à ma personne, et tout le patriotisme dont elle est animée. Dans toutes les affaires, ma marche sera toujours droite et ferme. Aidez-moi à sauver la patrie. Premier représentant du peuple, j'ai contracté l'obligation que je renouvelle, d'employer dans des tems plus tranquilles toutes les prérogatives de la couronne et le peu d'expérience que j'ai acquis, à vous seconder dans l'amélioration de nos institutions.
La voix, naturellement accentuée, de Napoléon, fit ressortir les mâles pensées dont étincelaient ces deux discours; et quand il fut arrivé à ce passage, toute discussion publique qui tendrait à diminuer la confiance, etc. etc. et à celui-ci, n'imitons pas le Bas-Empire, il enveloppa cette exhortation salutaire, d'un regard scrutateur qui fit baisser les yeux aux provocateurs de la discorde. La saine partie des représentons approuva la réponse de l'Empereur; les autres la regardèrent comme une leçon injurieuse à la dignité de la chambre. Il est des hommes qui se croient permis de pousser les remontrances jusqu'à l'outrage, et qui ne peuvent entendre, sans s'offenser, les avis même les plus sages et les plus mesurés.
L'Empereur partit, ainsi qu'il l'avait annoncé, dans la nuit du 12 mai.
La question de savoir s'il devait donner ou recevoir le signal des hostilités, s'était souvent offerte à ses méditations.
En attaquant l'ennemi, il avait l'avantage de combattre avant l'arrivée des Russes, et de transporter la guerre hors du territoire français; s'il était victorieux, il pouvait faire soulever la Belgique, et détacher de la coalition une partie de l'ancienne confédération du Rhin, et peut-être l'Autriche.
En se laissant attaquer, il restait le maître de choisir son champ de bataille, de multiplier à l'infini ses moyens de résistance, et de porter, à son plus haut degré d'exaltation, la force et le dévouement de son armée. Une armée de Français combattant sous les yeux de leurs mères, de leurs épouses, de leurs enfans, pour la conservation de leur bien-être et la défense de l'honneur et de l'indépendance de la patrie, eût été invincible. C'était ce dernier parti que Napoléon préférait; il s'accordait avec l'espoir qu'il nourrissait involontairement de se rapprocher des étrangers, et avec la crainte d'indisposer la chambre, en commençant la guerre sans avoir épuisé préalablement tous les moyens d'obtenir la paix.
Mais Napoléon sentit que, pour rendre une guerre nationale, il faut que tous les citoyens soient unis avec leur chef, de coeur et de volontés; et convaincu que le mauvais esprit de la chambre ferait chaque jour de nouveaux progrès et porterait la division et le trouble dans l'état, il résolut de commencer la guerre, espérant que la fortune favoriserait ses armes, et que la victoire le réconcilierait avec les députés, ou lui donnerait les moyens de les faire rentrer dans l'ordre.
L'Empereur chargea du gouvernement, pendant son absence, un conseil composé des quatorze personnes suivantes, savoir: le prince JOSEPH, président; le prince LUCIEN. Les ministres: le prince CAMBACÉRÈS; le prince d'ECKMUHL; le duc de VICENCE; le duc de GAÈTE; le duc de DECRÈS; le duc d'OTRANTE; le comte MOLLIEN; le comte CARNOT. Les ministres d'état: le comte DÉFERMON; le comte REGNAUD (de Saint-Jean-d'Angely); le comte BOULAY (de la Meurthe); le comte MERLIN. Il leur dit: «Je pars cette nuit: faites votre devoir; l'armée française et moi nous allons faire le nôtre. Je vous recommande de l'union, du zèle et de l'énergie.»
Il parut étrange, dans une monarchie représentative où la responsabilité pèse sur les ministres, de voir associer, au gouvernement, des ministres d'état non responsables.
On le fit observer à l'Empereur; il répondit qu'il avait adjoint des ministres d'état au conseil, pour qu'ils fussent, près de la chambre des députés, les interprètes du gouvernement; qu'il désirait que les ministres à portefeuille, tant que leur éducation constitutionnelle ne serait point terminée, ne parussent, à cette chambre, que le moins possible; qu'ils n'étaient point familiers avec la tribune; qu'ils pourraient y émettre, sans le vouloir, des opinions et des principes que le gouvernement ne pourrait avouer; qu'il serait inconvenant et difficile de démentir les paroles d'un ministre, tandis que celles d'un ministre d'état pouvaient être désavouées, sans compromettre le gouvernement et sans blesser sa dignité.
Ces motifs étaient-ils les seuls? Je ne le crois pas. Il se défiait de la perfidie du duc d'Otrante, du laisser-aller de tel et tel ministre, et il était bien aise de trouver une raison ou un prétexte pour introduire, dans le conseil du gouvernement, les quatre ministres d'état dont le dévouement et l'inébranlable fidélité lui paraissaient un surcroît de garantie. Lorsqu'il manifesta la volonté de commencer la guerre, le duc de Vicence sollicita la faveur de le suivre à l'armée. «Si je ne vous laissais point à Paris, lui répondit-il, sur qui pourrais-je compter?» Que de choses dans ce peu de mots!
Les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères se présentèrent, le lendemain de son départ, à la chambre des pairs. M. Carnot lui soumit un exposé de la situation de l'Empereur et de l'empire.
«Sa Majesté, dit-il, éclairée par les événemens passés, et revenu, le coeur plein du désir et de l'espoir de conserver la paix au dehors, et de pouvoir gouverner paternellement.
[…]
«Si l'Empereur était moins sûr de la force de son caractère et de la pureté de ses résolutions, il pourrait se regarder comme placé entre deux écueils, les partisans de la dynastie dépossédée, et ceux du système républicain. Mais les premiers, n'ayant pas su conserver ce qu'ils tenaient, sauront bien moins encore le ressaisir; les autres, désabusés par une longue expérience et liés par gratitude au prince qui les a délivrés, en sont devenus les plus zélés défenseurs; leur franchise aussi connue que le fut leur exaltation philantropique, environne ce trône, occupé par l'auguste fondateur d'une dynastie nouvelle, qui se fait gloire d'être sortie de nos rangs populaires.
Après cette déclaration, à laquelle les opinions républicaines de M. Carnot donnaient une grande importance; ce ministre se livra à l'examen successif des diverses branches d'administration publique.
Il révéla l'état dans lequel se trouvaient réduits par les malheurs du tems et la mauvaise gestion du gouvernement royal, les finances des communes, les hospices, les cultes, les travaux publics, les mines, les manufactures, le commerce, l'instruction publique, et fit connaître le système d'amélioration que l'Empereur avait conçu et déjà mis en oeuvre, pour rendre aux communes et aux hospices leurs anciennes ressources, aux travaux publics leur activité, au commerce son essor, à l'université son éclat, aux manufactures leur prospérité, au clergé l'aisance et la considération que lui avaient fait perdre les persécutions dirigées par lui à l'instigation des émigrés, contre les prétendus spoliateurs de leurs biens.
Arrivé au département de la guerre, il annonça que l'Empereur avait rétabli, sur ses anciennes bases, l'armée dont le dernier gouvernement avait à dessein dispersé les élémens; que, depuis le 20 mars, nos forces s'étaient élevées, par suite des enrôlemens volontaires et du rappel des anciens militaires, de cent mille hommes à trois cent soixante-quinze mille; que la garde impériale, le plus bel ornement de la France pendant la paix, et son plus ferme rempart pendant la guerre, serait bientôt portée à quarante mille hommes; que l'artillerie, malgré les douze mille six cents bouches à feu livrées à l'ennemi par la fatale convention du 23 avril 1814, s'était relevée de ses ruines, et comptait maintenant cent batteries et vingt mille chevaux; que nos arsenaux désorganisés avaient repris leurs travaux de construction, et rétabli le matériel de l'armée; que nos manufactures d'armes, naguères abandonnées et désertes, avaient, depuis deux mois, fabriqué ou réparé quatre cents mille fusils; que cent soixante-dix places ou forteresses, tant sur les frontières que dans l'intérieur, avaient été approvisionnées, réparées et mises en état de résister à l'ennemi; que la garde nationale, réorganisée complétement, avait déjà fourni, pour la défense des frontières, deux cent quarante bataillons ou cent cinquante mille hommes, et que la formation successive des autres bataillons d'élite produirait plus de deux cents mille hommes; que les volontaires dans les villes fermées et les élèves des lycées et des écoles spéciales avaient été organisés en compagnies d'artillerie, et formaient une masse de plus de vingt-cinq mille excellens canonniers; en sorte que huit cent cinquante mille Français défendraient l'indépendance, la liberté, l'honneur de la patrie, pendant que les gardes nationales sédentaires se prépareraient, dans l'intérieur, à offrir de nouvelles ressources pour le triomphe de la cause nationale.
Enfin, après avoir jeté un coup d'oeil rapide sur les dispositions hostiles de nos ennemis, sur les troubles intérieurs qu'ils avaient suscités, et les moyens de répression qu'avait adoptés l'Empereur, M. Carnot termina son rapport par exprimer le voeu que les deux chambres pussent bientôt donner à la France, de concert avec l'Empereur, les lois organiques dont elle avait besoin, pour que la licence ne prît point la place de la liberté, et l'anarchie la place de l'ordre.
Cet exposé, où M. Carnot laissa percer les craintes qu'inspirait à l'Empereur et à la nation, les progrès de l'esprit d'insubordination et de démagogie manifesté par certains membres de la chambre, fut immédiatement suivi d'un rapport du duc de Vicence, sur les dispositions menaçantes des puissances étrangères, et sur les efforts infructueux qu'avait fait l'Empereur pour les ramener à des sentimens modérés et pacifiques. Il attribua principalement leurs résolutions hostiles aux suggestions du cabinet de Londres. Il fit connaître ensuite les préparatifs militaires des quatre grandes puissances, les ligues renouvelées ou formées récemment contre nous, et conclut ainsi: «Croire à la possibilité du maintien de la paix, serait donc aujourd'hui un dangereux aveuglement; la guerre nous entoure de toutes parts, et ce n'est plus que sur le champ de bataille, que la France peut reconquérir la paix. Les Anglais, les Prussiens, les Autrichiens sont en ligne; les Russes sont en pleine marche. C'est un devoir d'accélérer l'heure du combat, quand une hésitation trop prolongée peut compromettre les intérêts de l'état.»
Ces deux rapports furent présentés à la chambre des députés par des ministres d'état, au même moment où les ministres en donnaient connaissance à celle des pairs. Au lieu de pénétrer les représentans de la nécessité de se rallier franchement à l'Empereur, et, comme le dit l'un d'eux, de ne point rétablir de lutte avec le gouvernement, dans un moment où le sang français allait couler, ils ne lui suggérèrent que de stériles discussions sur l'inconvenance des rapports des ministres d'état avec la chambre, et sur l'urgence de nommer une commission pour s'occuper de réformer l'acte additionnel. Un désir immodéré de discourir et de faire des lois, s'était emparé du plus grand nombre des députés; mais ce n'est point avec de vaines paroles et des projets de constitution, qu'on sauve un état. Quand la patrie était en danger, les Romains, au lieu de délibérer, suspendaient l'empire des lois et se donnaient un dictateur.
Le lendemain 17, les deux chambres reçurent la communication d'un nouveau rapport fait à l'Empereur, par le ministre de la police, sur la situation morale de la France.
«Sire», disait ce ministre, «je dois vous dire la vérité toute entière. Nos ennemis ont de l'audace, des instrumens au-dehors, des appuis au-dedans; ils n'attendent que le moment favorable pour réaliser le plan conçu depuis vingt ans, et depuis vingt ans déjoué, d'unir le camp de Jalès à la Vendée, et d'entraîner une partie de la multitude dans cette confédération qui s'étend de la Manche à la Méditerranée.»
«Dans ce système, les campagnes de la rive gauche de la Loire, dont la population est plus facile à égarer, sont le principal foyer de l'insurrection, qui doit, à l'aide des bandes errantes de la Bretagne, se propager jusqu'en Normandie, où le voisinage des îles et les dispositions de la côte, rendent les communications plus faciles. Elle s'appuie d'un autre côté sur les Cevennes pour s'étendre jusqu'aux rives du Rhône, par les révoltes qu'on peut exciter dans quelques parties du Languedoc et de la Provence. Bordeaux est depuis l'origine, le centre de direction de ces mouvemens».
«Ce système n'a pas été abandonné. Il y a plus, le parti s'est grossi, à chaque phase de notre révolution, de tous les mécontens que les événemens produisaient, de tous les factieux encouragés par la certitude de l'amnistie, de tous les ambitieux qui désiraient acquérir quelque importance politique dans les changemens qu'on présageait.
[…]
«C'est ce parti qui trouble maintenant la tranquillité intérieure. C'est lui qui agite Marseille, Toulouse et Bordeaux. Marseille, où l'esprit de sédition anime jusqu'aux dernières classes de la population, où les lois ont été méconnues; Toulouse, qui semble encore sous l'influence de l'organisation révolutionnaire qui lui en fut donnée il y a quelques mois. Bordeaux, où reposent et fermentent avec intensité tous les germes de révolte.
[…]
«C'est ce parti qui, par de fausses alarmes, de fausses espérances, des distributions d'argent, et l'emploi des menaces, est parvenu à soulever de paisibles cultivateurs dans tous le territoire enclavé entre la Loire, la Vendée, l'Océan et le Rhône. On y a débarqué des armes, des munitions de guerre. L'hydre de la rébellion renaît, se reproduit partout où il exerça jadis ses ravages, et n'est point abattu par nos succès de Saint-Gilles et d'Aisenay. De l'autre côté de la Loire, des bandes désolent le département de Morbihan, quelques parties d'Ille-et-Vilaine, des côtes du nord, et de la Sarthe. Elles ont en un moment envahi les villes d'Aurai, de Rhedon, de Ploërmel, les campagnes de Mayenne jusqu'aux portes de Laval; elles arrêtent les marins et les militaires rappelés; elles désarment les propriétaires, se grossissent des paysans qu'elles font marcher de force, pillent les caisses publiques, anéantissent les instrumens de l'administration, menacent les fonctionnaires, s'emparent des diligences, saisissent les courriers, et ont intercepté un instant les communications du Mans à Angers, d'Angers à Nantes, de Nantes à Rennes, de Rennes à Vannes.»
«Sur les bords de la Manche, Dieppe, le Hâvre ont été agités par des mouvemens séditieux. Dans toute la 15e division, les bataillons de la milice nationale n'ont été formés qu'avec la plus grande difficulté. Les militaires et les marins ont refusé de répondre aux appels, et n'ont obéi qu'aux moyens de contraintes. Caen a été troublé deux fois par des réactions royalistes, et dans quelques arrondissemens de l'Orne, des bandes se forment comme en Bretagne et dans la Mayenne».
«Enfin, tous les écrits qui peuvent décourager les hommes faibles, enhardir les factieux, ébranler la confiance, diviser la nation, jeter de la déconsidération sur le gouvernement; tous les pamphlets qui sortent des presses de la Belgique, ou des imprimeries clandestines de France; tout ce que les journaux étrangers publient contre nous; tout ce que les écrivains des partis composent, se distribue, se colporte se répand impunément par défaut de lois répressives, et l'abus de la liberté de la presse».
«Inébranlable dans le système de modération qu'elle avait adopté, Votre Majesté crut devoir attendre la convocation des chambres, pour n'opposer que des précautions légales aux manoeuvres que la législation ordinaire ne punit pas toujours, et qu'elle ne pouvait ni prévoir ni prévenir.»
Le duc d'Otrante, entrant alors en matière, discutait les lois qui, nées dans des circonstances analogues, auraient pu être appliquées aux circonstances présentes; et ces lois lui paraissant impolitiques, dangereuses, insuffisantes, il en concluait qu'il était indispensable que les chambres s'occupassent sur-le-champ, des lois nouvelles nécessaires pour réprimer la licence de la presse, et circonscrire la liberté individuelle jusqu'au retour de l'ordre et de la paix intérieure.
Ce rapport ne fit point autant d'impression qu'on aurait dû s'y attendre. Les députés, exactement informés de ce qui se passait dans leurs départemens, reconnurent que les faits avaient été falsifiés; ils se persuadèrent que le tableau lugubre que M. Fouché leur présentait de la situation de la France, lui avait été commandé par l'Empereur pour les effrayer et les rendre plus dociles à ses volontés.
Les bureaux particuliers de la chambre retentirent des démentis plus ou moins formels donnés par chaque représentant aux assertions ministérielles. L'un des membres de la députation du Calvados ne voulut même point se contenter de ces démentis à l'amiable, et déclara hautement à la tribune que les agens du ministère avaient abusé leur chef, en lui dépeignant une rixe individuelle, sans conséquence et sur-le-champ appaisée, comme une insurrection générale de royalistes. On aurait pu s'éviter la peine d'apprendre à M. Fouché, que son rapport amplifiait la vérité, et transformait des accidens particuliers en événemens publics; il le savait. Déjà voué à la cause des Bourbons, il avait, à dessein, dénaturé les faits, dans l'intention de rendre de l'espoir et de la consistance aux royalistes, et d'intimider, de refroidir, de diviser les partisans de Napoléon[35].
La chambre, au lieu de s'occuper des lois et des mesures de salut public, dont l'initiative lui avait été déférée, abandonna au ministère le soin de les lui proposer. Elle préféra reprendre ses discussions sur son sujet favori, l'acte additionnel; et je la laisse se consumer en dissertations abstraites, pour retourner à Napoléon.
L'Empereur, parti le 12 à trois heures du matin, avait visité en passant les fortifications de Soissons et de Laon, et était arrivé le 13 à Avesnes. Ses regards inquiets se reportaient sans cesse vers Paris. Placé, pour ainsi dire, entre deux feux, il semblait moins redouter les ennemis qu'il avait devant lui, que ceux qu'il laissait en arrière.
La totalité de ses forces s'élevait au 14 juin à trois cents mille hommes, dont seulement cent cinquante mille hommes d'infanterie et trente-cinq mille de cavalerie étaient en état d'entrer en campagne.
Il avait formé de ces cent quatre-vingt-cinq mille hommes, quatre armées et quatre corps d'observation.
La première, portant le nom de grande armée, était destinée à agir immédiatement sous ses ordres; elle était subdivisée en cinq corps principaux, commandés, le 1er par le comte d'ERLON; le 2e par le comte REILLE; le 3e par le comte VANDAMME; le 4e par le comte GÉRARD; le 5e (dit le 6e) par le comte LOBEAU[36]: et en un corps de cavalerie commandé par le maréchal GROUCHY.
Cette armée, non compris la garde impériale, forte de 4500 chevaux et 14000 fantassins, était à-peu-près de cent mille hommes, dont seize mille de cavalerie.
La deuxième, sous le titre d'armée des Alpes, était commandée par le maréchal duc d'ALBUFÉRA: elle devait occuper les débouchés de l'Italie et la lisière du pays de Gex. Sa force pouvait être de douze mille hommes.
La troisième, sous le titre d'armée du Rhin, avait à sa tête le général comte RAPP, et était chargée de protéger les frontières de l'Alsace. On l'évaluait à dix-huit mille hommes.
La quatrième, dite armée de l'Ouest, agissait dans la Vendée, et devait, après sa pacification, venir se confondre dans la grande armée: elle était de dix-sept mille hommes; le général LAMARQUE en avait le commandement en chef.
Le 1er corps d'observation, placé à Béford, était commandé par le général LECOURBE. Il devait défendre les issues de la Suisse et la Franche-Comté, et se lier, suivant les circonstances, par sa gauche à l'armée des Alpes, ou par sa droite à l'armée du Rhin.
Les trois autres corps ayant pour chefs le maréchal BRUNE à Marseille, le général CLAUSEL à Bordeaux, et le général DECAEN à Toulouse, devaient maintenir la tranquillité dans le pays, et s'opposer, en cas de besoin, aux invasions que pourraient tenter les Espagnols d'un côté, les Piémontais et les Anglais de l'autre.
Ces quatre corps d'observation formaient ensemble vingt mille hommes.
Ils devaient être appuyés, et renforcés par dix mille soldats, et cinquante mille gardes nationaux soldés.
Les deux armées du Rhin et des Alpes, devaient l'être également, par cinquante mille hommes de ligne et cent mille chasseurs et grenadiers de la garde nationale.
Enfin, l'armée que commandait l'Empereur en personne, devait être augmentée de cent mille gardes nationaux qui auraient été placés en seconde ligne, et de soixante mille hommes de troupes réglées qui, ainsi que celles dont il est parlé plus haut, s'organisaient journellement dans les dépôts.
Toutes ces ressources, lorsqu'elles auraient été disponibles (et elles pouvaient l'être avant la fin de la campagne), auraient porté la force de l'armée active à plus de trois cents mille combattans, et celle de l'armée de réserve, c'est-à-dire, des gardes nationales en deuxième ligne ou dans les places fortes, à quatre cents mille hommes. Elles auraient été alimentées: la première, par les levées des conscriptions de 1814 et de 1815; l'autre, par la mobilisation de nouveaux bataillons d'élite.
L'armée entière était superbe et pleine d'ardeur; mais l'Empereur, esclave (plus qu'on ne peut le croire) de ses souvenirs et de ses habitudes, fit la faute de la replacer sous le commandement de ses anciens chefs. La plupart (malgré leurs adresses au Roi) n'avaient point cessé de faire des voeux pour le triomphe de la cause impériale; mais, néanmoins, ils ne paraissaient point disposés à la servir avec l'ardeur et le dévouement qu'exigeaient les circonstances. Ce n'était plus ces hommes qui, pleins de jeunesse et d'ambition, prodiguaient généreusement leurs vies pour acquérir des grades et de la renommée; c'étaient des hommes fatigués de la guerre, et qui, parvenus au suprême degré d'élévation, et enrichis par les dépouilles des ennemis ou les largesses de Napoléon, n'avaient plus d'autres désirs que de jouir paisiblement de leur fortune à l'ombre de leurs lauriers.
Les colonels et les généraux entrés après eux dans la carrière, murmurèrent de se trouver placés sous leur tutelle. Les soldats eux-mêmes furent mécontens; mais ce mécontentement n'altéra point leur confiance dans la victoire: Napoléon était à leur tête[37].
Le 14, l'Empereur fit mettre à l'ordre du jour la proclamation suivante:
Avesnes, le 14 juin 1815.
SOLDATS,
C'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décida deux fois du destin de l'Europe. Alors, comme après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux! nous crûmes aux protestations et aux sermens des princes que nous laissâmes sur le trône! Aujourd'hui, cependant, coalisés contre nous, ils en veulent à l'indépendance et aux droits les plus sacrés de la France. Ils ont commencé la plus injuste des agressions. Marchons donc â leur rencontre: eux et nous, ne sommes-nous plus les mêmes hommes?
Soldats! à Jena, contre ces mêmes Prussiens, aujourd'hui si arrogans, vous étiez un contre trois, et à Montmirail, un contre six! Que ceux d'entre vous qui ont été prisonniers des Anglais, vous fassent le récit de leurs pontons et des maux affreux qu'ils ont soufferts.
Les Saxons, les Belges, les Hanovriens, les soldats de la confédération du Rhin, gémissent d'être obligés de prêter leurs bras à la cause des princes ennemis de la justice et des droits de tous les peuples. Ils savent que cette coalition est insatiable. Après avoir dévoré douze millions de Polonais, douze millions d'Italiens, un million de Saxons, six millions de Belges, elle devra dévorer les états du deuxième ordre de l'Allemagne.
Les insensés! Un moment de prospérité les aveugle. L'oppression et l'humiliation du peuple Français sont hors de leur pouvoir! S'ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau.
Soldats, nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir; mais avec de la constance, la victoire sera à nous; les droits, l'honneur et le bonheur de la patrie seront reconquis.
Pour tout Français
qui a du coeur, le moment est arrivé de vaincre
ou de périr!
Le plan de campagne adopté par l'Empereur était
digne du courage des
Français et de la haute réputation de leur chef.
Des renseignemens donnés d'une main sûre, et les agens que fournissait le duc d'Otrante[38], avaient fait connaître, dans tous ses détails, la position des alliés; Napoléon savait que l'armée de Wellington se trouvait disséminée depuis les bords de la mer jusqu'à Nivelles, que les Prussiens appuyaient leur droite à Charleroi, et que le reste de leur armée s'échelonnait indéfiniment jusqu'au Rhin. Il jugea que les lignes ennemies étaient trop étendues, et qu'il lui serait possible, en ne leur donnant point le tems de se resserrer, de diviser les deux armées et de tomber successivement sur leurs troupes éperdues.
À cet effet, il avait réuni toute la cavalerie en un seul corps de vingt mille chevaux, qu'il se proposait de lancer, avec la rapidité de la foudre, au milieu des cantonnemens ennemis.
Si la victoire favorisait ce coup d'audace, le centre de notre armée devait le second jour occuper Bruxelles; et les corps de droite et de gauche, rejeter les Anglais sur l'Escaut, et les Prussiens sur la Meuse. La Belgique conquise, on aurait armé les mécontens et marché de succès en succès jusqu'au Rhin, où l'on aurait de nouveau sollicité la paix.
Le 14, dans la nuit, notre armée, dont l'Empereur avait eu soin de dérober la présence, devait se mettre en marche; rien n'annonçait que l'ennemi eût prévu notre irruption, et tout nous promettait de grands résultats; lorsque Napoléon apprit que le général Bourmont, les colonels Clouet et Villoutreys, et deux autres officiers, venaient de déserter à l'ennemi.
Il avait su, par le maréchal Ney, que M. de Bourmont, lors des événemens de Besançon, avait montré de l'hésitation; et il ne s'était point soucié de l'employer. Mais M. de Bourmont, ayant donné sa parole d'honneur au général Gérard, de servir loyalement l'Empereur; et ce général, dont Napoléon faisait un grand cas, ayant répondu de Bourmont, l'Empereur consentit à lui accorder du service. Comment aurait-il pu supposer que cet officier qui s'était couvert de gloire en 1814, voudrait, en 1815, passer à l'ennemi, la veille d'une bataille!!
Napoléon fit sur-le-champ, à son plan d'attaque, les changemens que cette trahison inattendue rendait nécessaires, et se porta de suite en avant.