Notes

[43] En 1770, Benjamin Franklin, Thomas Walpole, banquier de Londres, John Sargent, Samuel Warton et quelques autres, présentèrent une pétition au roi d'Angleterre, pour obtenir la concession de terres sur les bords de l'Ohio, où ils vouloient établir une nouvelle province. Lord Halifax, qui étoit alors à la tête du bureau du commerce, approuvoit beaucoup ce projet. Mais lord Hillsborough, qui le remplaça, pensoit autrement; et lorsqu'en 1772, la pétition lui fut renvoyée, il fit un rapport pour la faire rejeter. Franklin écrivit les observations qu'on va lire, et le conseil du roi prononça en faveur des pétitionnaires. Lord Hillsborough en fut si piqué, qu'il donna sur-le-champ sa démission. (Note du Traducteur.)

[44] Les cinq Nations d'alors sont les mêmes que celles qu'on appelle les six Nations, depuis qu'elles se sont confédérées avec quelques autres peuplades. (Note du Traducteur.)

[45] Le Potowmack.

[46] Les premiers vivoient non loin de la rivière James, en Virginie, et les seconds sur les bords de cette rivière.

[47] C'est le délégué du gouvernement le plus injuste et le plus perfide de l'Europe, qui ose ainsi parler des Français! (Note du Traducteur.)

[48] Nullo in posterum impedimento, aut molestiâ afficiant.

[49] Ce territoire est tout le pays qui s'étend depuis les montagnes d'Allegany jusqu'à l'Ohio, sur les deux rives de ce fleuve et jusqu'aux bords du Mississipi.

[50] Inspecteur-général des affaires indiennes dans la partie méridionale des colonies anglaises.

[51] Il est au moins de huit cents milles de long.

[52] La Floride orientale et la Floride occidentale.

[53] M. George Greenville étoit père du ministre actuel. Il fut premier lord de la trésorerie. Sa querelle avec Wilkes fit, dans le temps, beaucoup de bruit. (Note du Traducteur.)

[54] Le sir William Johnson, qui tint ce discours, joue un très-grand rôle dans l'histoire de l'Amérique septentrionale. Il connoissoit parfaitement le caractère des Sauvages; et étoit parvenu à se faire donner, par eux, un territoire très-considérable. Voici un des traits qu'on m'a cités de lui, lorsque je voyageois dans les États-Unis. Les Sauvages prétendent qu'un véritable ami doit, s'il le peut, réaliser leurs songes. Johnson connoissant ce préjugé, et voulant tenter l'ambition d'un chef, qui étoit venu le voir, exposa à sa vue un habit d'écarlate galonné, et un beau sabre. Le Sauvage n'osa pas demander ces objets: mais le lendemain, il revint chez Johnson, et lui dit: «Frère, j'ai rêvé, cette nuit, que tu m'avois donné ton habit rouge et ton beau sabre».—«Tu les auras», répondit Johnson; et il les lui donna sur-le-champ.—Au bout de quelque temps, le Sauvage ayant reparu, Johnson lui dit:—«Frère, j'ai rêvé que tu m'avois donné le pays qui s'étend depuis telle rivière jusqu'à telle autre».—«Il est à toi, répliqua le Sauvage. Mais mon frère, ne rêvons plus; car tes songes valent mieux que les miens, et tu me ruinerois».—(Note du Traducteur.)

[55] Redstone creek.

[56] Cheat river.

[57] Il porte aujourd'hui le nom de marquis de Lansdown. (Note du Traducteur.)

[58] C'est là que les troupes du général Braddock débarquèrent lorsqu'elles passèrent en Amérique.

[59] La distance étoit alors de soixante-dix milles mais par une route nouvellement faite, elle n'est que de quarante milles; et l'on épargne plus de la moitié des 5s 9d.

[60] Le demi-sou anglais vaut un sou tournois. L'aune anglaise n'a qu'environ 33 pouces. (Note du Traducteur.)

[61] Premier lord commissaire du bureau du commerce et des colonies.

[62] Franklin a combattu avec beaucoup d'adresse l'opinion du gouverneur Wright: mais la révolution d'Amérique a prouvé combien ce dernier étoit clairvoyant. (Note du Traducteur.)

[63] Ces encouragemens étoient une exemption de toute espèce de paiement en argent, de cens pour dix ans, et de toutes les taxes pour quinze ans.

[64] Les héritiers de William Penn, fondateur de la colonie de Pensylvanie.

SUR UN
PLAN DE GOUVERNEMENT
ENVOYÉ
PAR LE CABINET DE LONDRES
EN AMÉRIQUE65.

Au Gouverneur Shirley.

Le mardi matin.

Je renvoie à Votre Excellence les feuilles détachées du plan, qu'elle a bien voulu me communiquer.

Je crains que le désir qu'on a d'empêcher le peuple des colonies de participer à la nomination du grand-conseil, et de le faire taxer par le parlement d'Angleterre, où il n'est point représenté, n'occasionne beaucoup de mécontentement.

Il est très possible que ce gouvernement général soit aussi bien, aussi fidèlement administré sans que le peuple s'en mêle, qu'avec lui: mais lorsqu'on lui a imposé de pesans fardeaux, on a toujours trouvé utile de faire en sorte que cette imposition parût en partie son ouvrage, attendu qu'il la supporte beaucoup mieux lorsqu'il croit qu'elle vient de lui, et que quand quelques mesures publiques lui semblent injustes ou désagréables, les roues du gouvernement ont de la peine à marcher.


Au même.

Mercredi matin.

Je communiquai hier à Votre Excellence, mon opinion sur le mécontentement que doit exciter l'envie d'empêcher le peuple de participer à l'élection des membres du grand-conseil, et de le faire taxer par un acte du parlement, sans qu'il y ait des représentans.—Lorsqu'il s'agit de l'intérêt général du peuple, et sur-tout lorsqu'on doit lui imposer des charges, il ne faut pas moins considérer ce qu'il sera disposé à penser et à dire que ce qu'il est de son devoir de penser. Je vais donc, pour obéir à Votre Excellence, lui faire brièvement part des idées qui me sont venues à cette occasion.

On dira peut-être avec raison;

1o. Que les habitans des colonies ont autant de loyauté et sont aussi attachés à la constitution anglaise et à la famille règnante, que tous les autres sujets du roi.

2o. Qu'il n'y a aucun doute que si les colonies avoient des représentans au parlement, ces représentans ne manqueroient ni de bonne volonté, ni d'empressement à accorder les secours qu'on jugeroit nécessaires pour la défense du pays.

3o. Que les habitans des colonies, qui doivent sentir tout le danger d'une invasion de la part de l'ennemi, puisque la perte de leurs propriétés, de leur vie, de leur liberté, pourroient en être la suite, doivent aussi mieux juger que le parlement d'Angleterre, qui est très-éloigné d'elles, de la quantité de troupes à lever et à entretenir sur leurs frontières, des forteresses à y bâtir, et des moyens qu'ils ont de supporter ces dépenses.

4o. Que souvent les gouverneurs ne viennent dans les colonies que dans l'intention d'acquérir une fortune pour l'emporter en Angleterre; qu'ils ne sont pas toujours des hommes capables et intègres; que plusieurs d'entr'eux n'ont ni des propriétés dans le pays, ni des relations avec nous, qui puissent leur faire prendre à cœur notre bien-être; et qu'ils peuvent fort bien désirer de tenir sur pied plus de forces qu'il n'en faut, afin d'augmenter leurs profits et de favoriser leurs amis et leurs créatures.

5o. Que dans la plupart des colonies les conseillers étant nommés par le roi, d'après la recommandation du gouverneur, ils ne possèdent ordinairement que très-peu de propriétés, dépendent du gouverneur pour leurs emplois, et sont, par conséquent, trop soumis à leur influence.

6o. Qu'il y a grande raison de se défier du pouvoir que les gouverneurs et les conseils ont de lever les sommes qu'ils jugent à propos, en tirant des mandats sur les lords de la trésorerie, pour qu'un acte du parlement taxe ensuite les colonies et les oblige à payer ces sommes; que les gouverneurs et les conseils peuvent abuser de ce droit, en formant des projets d'expéditions vaines, en fatigant le peuple et l'arrachant à son travail, pour lui faire exécuter ces projets, et en créant des emplois, pour les donner à leurs partisans et en partager les profits.

7o. Que le parlement d'Angleterre étant à une grande distance des colonies, peut être mal informé et égaré par les gouverneurs et les conseils, qui, réunis d'intérêts, doivent probablement rendre vaines toutes les plaintes que les colons peuvent former contre eux.

8o. Que tout anglais a le droit incontestable de n'être taxé que d'après le consentement qu'il en donne par la voie de ses représentans.

9o. Que les colonies n'ont point de représentans dans le parlement.

10o. Que de proposer de les taxer par un acte du parlement, et de leur refuser la liberté d'élire un conseil représentatif pour s'assembler dans le pays, et juger de la nécessité des taxes et de la somme à laquelle elles doivent s'élever, c'est paroître soupçonner leur fidélité envers la couronne, leur attachement à leur patrie, et l'intégrité de leur bon sens; injure qu'elles n'ont point méritée.

11o. Que forcer les colonies à donner de l'argent sans leur consentement, est un acte qui ressemble plutôt à la levée des contributions en pays ennemis, qu'à l'usage de taxer des Anglais pour l'avantage commun.

12o. Que c'est traiter les colons comme un peuple conquis, non comme de vrais sujets de l'empire britannique.

13o. Qu'une taxe mise par les représentans des colonies peut être diminuée à mesure que les circonstances le permettent: mais que si elle est une fois établie par le parlement, et d'après les suggestions des gouverneurs, elle doit probablement être maintenue pour le profit de ces gouverneurs, encore qu'elle soit onéreuse pour les colonies, et qu'elle gêne leur accroissement et leur prospérité.

14o. Que si les gouverneurs ont le pouvoir de faire marcher les habitans d'une extrémité des colonies anglaises et françaises jusqu'à l'autre, c'est-à-dire, dans l'étendue d'un pays de quinze cents milles carrés, sans qu'auparavant les représentans du peuple y aient consenti, les colons peuvent être ruinés par ces expéditions, et seront traités comme les sujets de la France le sont en Canada, où un gouverneur oppresseur les fatigue depuis deux ans par de longues et pénibles marches sur les bords de l'Ohio.

15o. Que si plusieurs colonies réunies peuvent se passer de représentans et être bien administrées par un gouverneur et un conseil nommés par le roi, la même méthode doit également et même mieux convenir à des colonies particulières; qu'alors le parlement peut les taxer toutes pour le soutien du gouvernement, et que leurs assemblées doivent être congédiées, comme étant une partie inutile de la constitution.

16o. Que les pouvoirs dont on a proposé de revêtir le conseil représentatif du peuple, dans le plan d'union d'Albany, ne sont pas aussi considérables, même pour ce qui a rapport au militaire, que ceux que les chartes donnent aux colonies de Rhode-Island et de Connecticut, et dont ces colonies n'ont jamais abusé. D'après le plan d'Albany, le président-général devoit être nommé par le roi, et pouvoit refuser son assentiment à tout ce qui ne lui paroîtroit pas juste: mais à Rhode-Island et dans le Connecticut, le peuple nomme le gouverneur et ne lui accorde point de négative.

17o. Que les colonies anglaises étant limitrophes des établissemens français, elles sont proprement frontières de l'empire britannique; et que les frontières d'un empire doivent être défendues aux frais de tout ce qui le compose;—Qu'il seroit maintenant très-difficile d'obliger, par un acte du parlement, les habitans des Cinq ports, ou des côtes d'Angleterre, à entretenir toute la marine anglaise, parce qu'ils sont immédiatement défendus par elle, et de leur refuser, en même-temps, le droit d'avoir des représentans au parlement;—Qu'enfin, si les frontières anglaises en Amérique, doivent supporter les frais de leur défense, il est bien dur pour elles de ne pouvoir ni participer à l'acte qui les taxe, ni juger de la nécessité de l'impôt, et de la somme à laquelle il doit s'élever, ni donner des conseils sur les mesures qui y ont rapport.

18o. Qu'indépendamment des taxes nécessaires pour la défense des frontières, les colonies paient annuellement à la mère-patrie, de grosses sommes, dont on ne fait point mention; que les impôts payés en Angleterre par le propriétaire des terres et par l'artisan, doivent être comptés dans l'augmentation de prix des productions territoriales et de celles des manufactures; et que beaucoup de ces productions étant achetées par les consommateurs, qui sont dans les colonies, ils paient, par conséquent, une grande partie des taxes des Anglais.

Nous sommes gênés dans notre commerce avec les nations étrangères, qui pourroient nous fournir plusieurs sortes de marchandises à bon marché; et il faut que nous achetions chèrement ces marchandises des Anglais: ainsi il est clair que la différence du prix est un impôt que l'Angleterre met sur nous.—L'on nous oblige de porter directement en Angleterre les productions de notre pays, et les droits qu'on y met diminuent tellement leur prix, que le colon en retire beaucoup moins qu'il ne les vendroit dans des marchés étrangers; ce qui est encore un impôt payé à l'Angleterre.

Nous pourrions fabriquer chez nous, quelques marchandises; mais il nous est défendu d'en faire, et il faut que nous les achetions des Anglais. La totalité du prix de ces objets est bien un impôt payé à l'Angleterre.

Nous avons considérablement augmenté la consommation des marchandises anglaises, ce qui, dans les dernières années, en a fait beaucoup hausser le prix. C'est un bénéfice clair pour l'Angleterre; ses habitans en ont plus de facilité à supporter leurs taxes; et comme nous y contribuons beaucoup, c'est un impôt que nous payons à l'Angleterre.

Enfin, comme il ne nous est permis ni de régler notre commerce, ni d'arrêter l'importation et la consommation des superfluités anglaises, ce que l'Angleterre peut faire pour les superfluités des pays étrangers, toutes nos richesses finissent par passer dans les mains des marchands et des habitans de la Grande-Bretagne; et puisque nous les enrichissons, et que nous les mettons plus en état de payer leurs impôts, c'est comme si nous étions taxés nous-mêmes, et tout aussi avantageux à la couronne.

Cependant, nous ne nous plaignons point de ces espèces de taxes secondaires, quoique nous ne participions point à la manière dont on les impose. Mais payer des taxes directes et très-fortes, sans avoir aucune part à leur établissement, taxes qui peuvent nous sembler aussi inutiles qu'onéreuses, c'est sans doute, une mesure trop cruelle pour des Anglais, qui ne peuvent croire qu'en hasardant leur fortune et leur vie pour conquérir, défricher des contrées nouvelles, et étendre l'empire et le commerce de leur patrie, ils ont perdu leurs droits naturels. Ils pensent, au contraire, que leurs entreprises et leurs travaux leur auroient mérité ces droits, s'ils avoient été auparavant dans un état d'esclavage.

Voilà, j'imagine, ce que diront les habitans des colonies, si les changemens proposés dans le plan d'Albany, ont lieu. Alors, les gouverneurs et les conseils n'ayant point de représentans du peuple pour approuver leurs mesures, y concourir et les rendre agréables aux colons, verront bientôt leur administration devenir suspecte et odieuse. Des haines, des discordes naîtront entre les gouvernans et les gouvernés, et tout sera bientôt en confusion.

Peut-être ai-je trop de craintes à cet égard: mais à présent que je vous ai communiqué, avec franchise, ma façon de penser, Votre Excellence peut juger mieux que moi, si j'ai raison. Et le peu de temps que j'ai eu pour composer cette lettre, doit, j'espère, excuser en partie son imperfection.

Je suis, etc.

B. Franklin.


Au même

Boston, le 22 décembre 1754.

Depuis la conversation que j'ai eue avec Votre Excellence, sur le moyen d'unir plus intimement les colonies à la Grande-Bretagne, en leur accordant des représentans au parlement, j'ai réfléchi encore sur ce sujet, et je pense qu'une telle union seroit très-agréable aux colonies, pourvu qu'on leur accordât un nombre convenable de représentans. Il faudroit aussi qu'on révoquât les anciens actes du parlement, qui bornent le commerce des colonies, et empêchent qu'on n'y établisse des manufactures. Il faudroit enfin, que les sujets de l'Angleterre, qui habitent en-deçà de la mer, eussent, à cet égard, les mêmes droits que ceux qui vivent dans la Grande-Bretagne, jusqu'à ce que le nouveau parlement jugeât qu'il est de l'intérêt général de rétablir quelques-uns ou même tous les actes prohibitifs.

En vous parlant d'un nombre convenable de représentans des colonies, je n'imagine pas que ce nombre doive être si considérable qu'il puisse avoir beaucoup d'influence dans le parlement; mais je pense qu'il doit l'être assez pour faire considérer avec plus d'attention et d'impartialité les loix qui auront rapport aux colonies; et peut-être aussi pour contre-balancer les sentimens particuliers d'une petite corporation ou d'une troupe d'ouvriers et de marchands, auxquels il semble jusqu'à présent qu'on a eu plus d'égard qu'à toutes les colonies; de sorte qu'on leur a sacrifié l'intérêt général et l'avantage de la nation.

Je pense aussi que si les colonies étoient gouvernées par un parlement, dans lequel elles seroient loyalement représentées, les habitans préféreroient beaucoup ce gouvernement, à la méthode qu'on a dernièrement essayé d'introduire par des instructions royales; parce qu'il est bien plus conforme à la nature de la constitution anglaise et à la liberté. Les mêmes loix, qui semblent à présent peser cruellement sur les colonies, paroîtroient douces et faciles à exécuter, si un parlement où il y auroit des représentants colons, les avoit jugées conformes à l'intérêt général.

Par une telle union, les habitans de l'Angleterre et ceux des colonies apprendroient à se regarder non plus comme appartenant à deux communautés différentes et dont les intérêts sont opposés, mais à une communauté qui n'a qu'un seul intérêt. J'imagine que cela donneroit plus de force à la nation entière et diminueroit de beaucoup le danger d'une séparation.

L'on pense, je crois, que l'intérêt général d'un état, quel qu'il soit, est que le peuple y soit nombreux et riche; qu'il y ait assez d'hommes pour combattre pour sa défense, et assez pour payer les impôts nécessaires aux frais de son gouvernement; car c'est ce qui contribue à sa sécurité et à le faire respecter des puissances étrangères. Maïs pourvu qu'on combatte, il paroît assez indifférent que ce soit Jean ou Thomas; et si les taxes sont bien payées, qu'importe que ce soit par William ou par Charles?

Les manufactures de fer occupent et enrichissent beaucoup d'anglais. Mais il est égal pour l'Angleterre que les manufacturiers demeurent à Birmingham ou à Sheffield, ou dans l'une et l'autre de ces villes, pourvu qu'ils restent dans le pays, et que leurs richesses et leurs personnes soient à ses ordres. Si l'on avoit pu dessécher par des fossés, les sables de Goodwin, et donner, par ce moyen, à l'Angleterre un vaste pays, qui seroit à présent couvert d'habitans, pourroit-on croire qu'il fût juste de priver ces habitans des droits dont jouissent tous les autres Anglais? Faudroit-il leur enlever le droit de vendre les productions de leur canton dans les mêmes ports où iroient leurs compatriotes, et de faire eux-mêmes leurs souliers, parce qu'un cordonnier ou un marchand de la partie de l'île habitée avant la leur, s'imagineroit qu'il seroit plus avantageux pour lui de les chausser et de trafiquer avec eux. Cela seroit-il juste, quand bien même leur terrain auroit été acquis aux frais de l'état? Cela ne seroit-il pas encore moins juste si c'étoit par leur industrie et par leur travail que ce terrain eût été acquis à l'Angleterre? Le tort ne paraîtroit-il pas enfin bien plus cruel si on leur refusoit le droit d'avoir des représentans au parlement, d'où émaneroient tous ces actes.

Je regarde les colonies comme autant de nouveaux comtés acquis à l'Angleterre, et bien plus précieux pour elle, que si on les avoit fait sortir du sein de la mer qui baigne ses côtes, et qu'ils fussent adjacens à sa terre. Étant situées en différents climats, les colonies fournissent une plus grande variété de productions et de matières pour les manufactures de la Grande-Bretagne; et séparées d'elle par l'Océan, elles sont cause qu'elle a bien plus de vaisseaux et de matelots.—Puisqu'elles font partie de l'empire britannique, qui n'a fait que s'étendre par leur moyen; et puisque la force et la richesse des parties font la force et la richesse du tout, qu'importe-t-il à l'état en général, qu'un marchand, un forgeron, ou un chapelier, soit riche dans la Vieille ou dans la Nouvelle-Angleterre?—Si l'accroissement de la population est cause qu'on a besoin de deux forgerons, au lieu d'un qu'on employoit auparavant, pourquoi ne veut-on pas que le second prospère dans le nouveau pays, comme le premier dans l'ancien? Enfin, pourquoi l'appui de l'état seroit-il accordé, avec partialité, à moins que cette partialité ne soit en faveur de ceux qui ont le plus de mérite? Et s'il y a quelque différence, ceux qui ont le plus contribué à reculer les bornes de l'empire britannique, et à accroître son commerce, sa force, ses richesses et sa population, en exposant leur fortune et leur vie, dans des pays nouveaux, doivent, ce me semble, être préférés.

Agréez mon estime et mon respect.

B. Franklin.

Notes

[65] L'on a déjà vu dans la vie de Franklin, qu'au mois de juillet 1754, des députés de toutes les colonies anglaises de l'Amérique septentrionale, se rassemblèrent à Albany pour établir un plan de défense commune. Ce plan fut désapprouvé en Angleterre, d'où on en fit passer un autre au gouverneur Shirley. C'est à cette occasion que Franklin, qui étoit l'un des députés, et le rédacteur du premier plan, écrivit les trois lettres suivantes. (Note du Traducteur.)

LETTRE
DE LORD HOWE
À BENJAMIN FRANKLIN66

À bord de l'Aigle, le 20 juin 1776.

Je ne puis, mon digne ami, laisser partir les lettres et les autres papiers que je vous envoie, sans y ajouter un mot au sujet des mesures cruelles auxquelles nous ont entraînés nos malheureuses disputes. Les dépêches officielles, que j'ai recommandé de vous faire passer avec cette lettre, vous apprendront la nature de ma mission. Plein du désir que j'ai toujours témoigné, de voir terminer nos différens, j'espère que si je trouve dans les colonies les dispositions que j'y ai autrefois vues, je pourrai seconder efficacement la sollicitude paternelle du roi, pour le rétablissement de l'union et d'une paix durable entre les colonies et l'Angleterre.

Mais si les préjugés de l'Amérique sont trop profondément enracinés, et que la nécessité d'empêcher son commerce de passer dans des canaux étrangers nous divise encore, je regretterai sincèrement, et par amour du bien public, et par toute sorte de motifs particuliers, que ce ne soit pas le moment où l'on puisse ramener cette paix, l'un des plus grands objets de mon ambition. Je serai aussi très-affligé d'être encore privé de l'occasion de vous assurer personnellement de toute l'estime que j'ai pour vous.

Howe.

À la vue de Sandy-Hook, le 12 juillet.

P. S. Je n'ai pu vous envoyer cette lettre le jour qu'elle a été écrite. Des calmes et des vents contraires m'ont même empêché d'apprendre au général Howe que j'ai la satisfaction d'être chargé d'une mission pacifique, et qu'il doit la remplir avec moi.

Notes

[66] En 1776, l'amiral Howe fut envoyé en Amérique, pour négocier, d'accord avec le général Howe, son frère, une réconciliation entre l'Angleterre et les colonies, ou pour continuer la guerre s'il ne réussissoit pas à ramener les insurgens. Quand il arriva sur les côtes de New-York, il adressa au docteur Franklin, la lettre que je traduis ici, et à laquelle Franklin fit la réponse qu'on lira ensuite. (Note du Traducteur.)

RÉPONSE
DE BENJAMIN FRANKLIN
À LORD HOWE.

Philadelphie, le 30 juillet 1776.

J'ai reçu les lettres que Votre Excellence a bien voulu me faire passer, et dont je vous prie d'agréer mes remerciemens.

Les dépêches officielles, dont vous me parlez, ne contiennent rien de plus que ce que nous avons vu dans l'acte du parlement, c'est-à-dire, des offres de pardon si nous nous soumettons. J'en suis véritablement fâché; car il est très-désagréable pour Votre Excellence d'être envoyée si loin de sa patrie pour une mission aussi inutile.

Recommander d'offrir un pardon aux colonies, qu'on a outragées, c'est, en vérité, montrer qu'on nous croit encore l'ignorance, la bassesse, l'insensibilité que votre aveugle et orgueilleuse nation s'est long-temps plu à nous supposer. Mais cette offre ne peut avoir d'autre effet que d'accroître nos ressentimens.

Il est impossible que nous songions à nous soumettre à un gouvernement, qui, avec la plus insigne barbarie, a, dans le fort de l'hiver, brûlé nos villes sans défense, excité les Sauvages à massacrer nos paisibles cultivateurs, nos esclaves à assassiner leurs maîtres, et nous envoie en ce moment même des stipendiaires étrangers pour inonder de sang nos établissemens.

Ces atrocités ont éteint la dernière étincelle d'affection, que nous avions pour une mère-patrie, qui nous fut jadis si chère. Mais quand il nous seroit possible d'oublier et de pardonner les injures que nous en avons reçues, vous ne pourriez pas, vous Anglais, pardonner à un peuple que vous avez si cruellement offensé; vous ne pourriez jamais le regarder encore comme fesant partie du même empire que vous, et lui permettre de jouir d'une liberté à l'occasion de laquelle vous savez que vous lui avez donné de justes sujets d'inimitié. Si nous étions encore sous le même gouvernement que vous, le souvenir du mal que vous nous avez fait, vous engageroit à nous accabler de la plus cruelle tyrannie, et à employer toute sorte de moyens pour nous empêcher d'acquérir de la force et de prospérer.

Mais Votre Excellence me parle de «la sollicitude paternelle du roi, pour le rétablissement de l'union et d'une paix durable entre les colonies et l'Angleterre».—Si, par la paix, vous entendez celle qui doit avoir lieu entre deux états différens, qui sont maintenant en guerre, et que sa majesté vous ait donné le pouvoir de traiter avec nous, d'une telle paix, j'ose vous dire, quoique je n'y sois nullement autorisé, que je crois que cela ne sera pas impraticable, avant que nous ayons contracté des alliances étrangères.

Si votre nation punissoit les gouverneurs des colonies, qui ont fomenté la discorde entr'elle et nous, rebâtissoit nos villes brûlées, et réparoit le mieux qu'il lui seroit possible, les torts qu'elle nous a faits, elle recouvreroit en partie notre estime, profiteroit beaucoup de notre commerce qui s'accroît sans cesse, et se fortifieroit encore de notre amitié. Mais je connois trop bien son orgueil et sa folie pour croire qu'elle veuille prendre des mesures aussi salutaires. Sa manie d'être belliqueuse et d'étendre ses conquêtes, son ambition, son désir de dominer, sa soif d'accumuler des richesses par le monopole, sont des causes, qui, quoiqu'elles ne la justifient point de nous avoir attaqués, se réunissent pour dérober à ses yeux tous ses vrais intérêts, et la poussent continuellement à entreprendre ces expéditions lointaines, ruineuses, qui lui coûtent tant d'hommes et d'argent, et qui, à la fin, lui seront aussi funestes que les croisades l'ont été à la plupart des nations de l'Europe.

Je n'ai point, mylord, la vanité de croire que j'intimiderai votre nation, en lui prédisant les effets de la guerre. Je sais, au contraire, que cette prédiction aura le sort de toutes celles que j'ai faites en Angleterre; c'est-à-dire, qu'on n'y croira qu'après que l'événement l'aura vérifiée.

Long-temps animé d'un zèle sincère et infatigable, je me suis efforcé d'empêcher qu'on ne brisât ce magnifique vase de porcelaine, l'empire britannique! car je savois que lorsqu'il seroit une fois brisé, ses différentes parties ne pourroient conserver la force et le prix qu'avoit eu le tout, et qu'on ne devoit espérer de les voir jamais bien réunies.

Votre Excellence se rappelle, peut-être, les larmes de joie qui coulèrent de mes yeux chez votre sœur, à Londres, lorsque vous me fîtes espérer qu'une réconciliation, entre l'Angleterre et les colonies, pourroit bientôt avoir lieu. J'ai eu le malheur de voir cet espoir déçu et d'être traité comme l'auteur du mal que je m'efforçois de prévenir. Mais ce qui m'a consolé de cette imputation malveillante et sans fondement, c'est que j'ai conservé en Angleterre, l'amitié de plusieurs hommes sages et probes, parmi lesquels je puis compter lord Howe.

La juste estime, et permettez-moi de le dire, l'affection que j'ai toujours eue pour Votre Excellence, me fait voir avec peine que vous soyez chargé de faire une guerre, dont la principale cause est, comme vous l'observez dans votre lettre, la nécessité d'empêcher le commerce américain de passer dans des canaux étrangers.—Il me semble que ni l'obtention, ni la conservation d'un commerce, quelqu'avantageux qu'il soit, ne mérite que des hommes versent le sang d'autres hommes. Les vrais, les plus sûrs moyens qu'on a d'étendre son commerce, c'est de fournir aux nations avec lesquelles on traite, des marchandises de bonne qualité et peu chères; et les profits d'aucun commerce ne peuvent suffire aux frais qu'il en coûte, lorsqu'on veut le faire par force, et qu'il faut pour cela entretenir des flottes et des armées.

Je considère la guerre que nous font les Anglais, comme une guerre à-la-fois injuste et insensée. Je suis persuadé que la froide et impartiale postérité condamnera à l'infamie les hommes qui en ont été les instigateurs; et que la victoire même ne pourra pas entièrement effacer la honte des généraux qui se sont volontairement engagés à la faire.

Je n'ignore pas qu'en venant en Amérique, vous avez eu pour principal motif l'espoir d'opérer une réconciliation; et je crois que quand vous aurez vu que, d'après les propositions qu'on vous a laissé la liberté de faire, cette réconciliation est impossible, vous abandonnerez l'odieux commandement dont vous vous êtes chargé, et vous retournerez à une vie privée, bien plus honorable.

Agréez, mylord, mon sincère respect.

B. Franklin.

RÉFLEXIONS
SUR L'AUGMENTATION DES SALAIRES
QU'OCCASIONNERA EN EUROPE,
LA RÉVOLUTION D'AMÉRIQUE67.

L'indépendance et la prospérité des États-Unis de l'Amérique, produiront l'augmentation des salaires en Europe; avantage dont il me semble que personne n'a encore parlé.

Le bas prix des salaires est un des plus grands vices des sociétés politiques de l'Europe, ou plutôt de l'ancien monde.

Si l'on donne au mot salaire toute l'extension dont il est susceptible, on trouvera que presque tous les citoyens d'un grand état reçoivent et donnent des salaires: mais il n'est ici question que d'une espèce de salariés, les seuls dont le gouvernement doive se mettre en peine et qui ont besoin de ses soins; ce sont les salariés du dernier ordre, de ces hommes sans propriété, sans capital et n'ayant que leurs bras pour vivre. Cette classe est toujours la plus nombreuse d'une nation; et par conséquent, on ne peut pas dire heureuse la société, où par la modicité et l'insuffisance des salaires, les salariés ont une subsistance si bornée, que pouvant à peine satisfaire leurs premiers besoins, ils n'ont le moyen ni de se marier, ni d'élever une famille, et sont réduits à la mendicité, aussitôt que le travail vient à leur manquer, ou que l'âge et la maladie les forcent de manquer eux-mêmes au travail.

Au reste, les salaires dont il est ici question, ne doivent pas être considérés d'après la somme à laquelle ils s'élèvent, mais d'après la quantité de denrées, de vêtemens et d'autres marchandises que le salarié peut obtenir avec l'argent qu'il reçoit.

Malheureusement, dans tous les états policés de l'ancien monde, une nombreuse classe de citoyens n'a pour vivre que des salaires, et ces salaires lui sont insuffisans. C'est là véritablement ce qui produit la misère de tant de journaliers qui travaillent dans les campagnes ou dans les manufactures des villes, la mendicité, dont le mal s'étend chaque jour de plus en plus, parce que les gouvernemens ne lui opposent que des remèdes impuissans, la dépravation des mœurs, et presque tous les crimes.

La politique de la tyrannie et celle du commerce, ont méconnu et déguisé ces vérités. L'horrible maxime qui dit qu'il faut que le peuple soit pauvre pour qu'il reste soumis, est encore celle de beaucoup de gens au cœur dur et à l'esprit faux, qu'il est inutile de combattre ici.—Il en est d'autres qui pensent aussi que le peuple doit être pauvre, par rapport aux prétendus intérêts du commerce. Ils croient que l'augmentation des salaires fait enchérir les productions du sol et sur-tout celles de l'industrie, qui se vendent à l'étranger; ce qui doit diminuer leur exportation et les profits qu'elles peuvent donner. Mais ce motif est à la fois barbare et mal fondé.

Il est barbare; car quels que puissent être les avantages du commerce avec l'étranger, s'il faut pour les avoir, que la moitié de la nation languisse dans la misère, on ne peut, sans crime, chercher à les obtenir, et il est du devoir d'un gouvernement d'y renoncer. Vouloir empêcher les salaires de s'élever pour favoriser l'exportation des marchandises, c'est travailler à rendre misérables les citoyens d'un état, afin que les étrangers achetent ses productions à meilleur marché; c'est tout au plus essayer d'enrichir quelques marchands, en appauvrissant le gros de la nation; c'est se ranger du côté du plus fort, dans la lutte déjà si inégale de celui qui peut donner des salaires avec celui qui a besoin d'en recevoir; enfin, c'est oublier que l'objet de toute association politique doit être le bonheur du plus grand nombre.

En outre, le motif est mal fondé; car la modicité des salaires portée à l'excès où l'on la voit aujourd'hui dans presque toute l'Europe, n'est pas nécessaire pour procurer à une nation l'exportation avantageuse des productions de son sol et de ses manufactures. Ce n'est pas le salaire de l'ouvrier, mais le prix des marchandises qui doit être modéré, pour qu'on puisse vendre ces marchandises à l'étranger: mais on a toujours négligé de faire cette distinction. Le salaire de l'ouvrier est le prix de sa journée. Le prix des marchandises est ce qu'il en coûte pour recueillir ou préparer une production du sol ou de l'industrie.—Cette production peut donc être à un prix très-modéré, en même-temps que l'ouvrier aura de bons salaires, c'est-à-dire, les moyens de se procurer une subsistance abondante.—Le travail nécessaire pour recueillir ou préparer la chose qu'on veut vendre, peut être à bon marché, et le salaire de l'ouvrier très-bon.—Quoique les ouvriers de Manchester et de Norwich, et ceux d'Amiens et d'Abbeville, soient occupés du même genre de travail, le salaire des premiers est bien plus considérable que celui des autres; et cependant, à qualité égale, les étoffes de laine de Manchester et de Norwich sont moins chères que celles d'Amiens et d'Abbeville.

Il seroit trop long de développer ici ce principe. Je me bornerai à observer qu'il tient sur-tout à ce que le prix du travail des arts et même de l'agriculture, est singulièrement diminué par le perfectionnement des machines qu'on y emploie, par l'intelligence et l'activité des ouvriers, et par la distribution bien entendue du travail. Or, ces moyens de diminuer le prix des objets qui sortent des manufactures, n'ont rien de commun avec la modicité du salaire de l'ouvrier. Dans une grande manufacture, où l'on emploie des animaux au lieu d'hommes, et des machines au lieu d'animaux, et où le travail est distribué avec cette intelligence qui double, qui décuple la force et le temps, l'ouvrage peut être fabriqué et vendu à un prix beaucoup moindre que dans celles qui n'ont pas le même avantage; et cependant, les ouvriers de l'une sont payés deux fois plus que ceux des autres.

C'est, sans doute, un avantage pour toute manufacture, d'avoir des ouvriers à bon marché; et lorsque la cherté des salaires est excessive, elle devient un obstacle à l'établissement des grandes fabriques. C'est même cette cherté qui, comme je l'expliquerai plus bas, est une des raisons qui font croire que les États-Unis de l'Amérique ne pourront, de très-long-temps, avoir des manufactures rivales de celles d'Europe.—Mais il ne faut pas en conclure que les manufactures ne puissent prospérer, sans que les salaires des ouvriers soient réduits au point où nous les voyons en Europe. Il y a plus: c'est que l'insuffisance des salaires est une cause de décadence pour une manufacture, comme leur haut prix est une cause de prospérité.

Les hauts salaires attirent les ouvriers les plus habiles, les plus industrieux. Alors l'ouvrage est mieux fabriqué; il se vend mieux; et par ce moyen, l'entrepreneur fait plus de profit qu'il n'en pourroit faire par la diminution du prix des ouvriers. Un bon ouvrier gâte moins d'outils, perd moins de matières et travaille plus promptement qu'un autre; ce qui est encore une source de profit pour l'entrepreneur.

Le perfectionnement du mécanisme dans tous les arts est, en grande partie, dû aux ouvriers. Il n'y a point de grande manufacture, où ils n'aient inventé quelque pratique utile, qui épargne le temps et les matières, ou rend l'ouvrage meilleur.—Si les ouvrages des manufactures communes, les seules dignes d'intéresser l'homme d'état, si les étoffes de laine, de coton, même de soie, les ouvrages de fer, d'acier, de cuivre, les peaux, les cuirs et divers autres objets sont en général de meilleure qualité, à prix égal, en Angleterre que dans les autres pays, c'est indubitablement parce que les ouvriers y sont mieux payés.

Le bas prix des salaires n'est donc pas la véritable cause des avantages du commerce de nation à nation: mais il est un des grands maux des sociétés politiques.

Examinons à présent quelle est à cet égard la situation des États-Unis. La condition du journalier, dans ces états, est infiniment meilleure, que dans les plus riches contrées de l'ancien monde, et particulièrement en Angleterre, où les salaires sont pourtant plus forts que dans aucune autre partie de l'Europe.

Dans la province de New-York, les ouvriers des dernières classes et qui exercent les genres d'industrie les plus communs, gagnent ordinairement par jour trois schellings six pences, monnoie de la colonie, valant 2 schellings sterling.
Un charpentier de vaisseau, gagne 10 sch. 6 pences, monnoie de la colonie, avec une pinte de rhum, valant en tout 5 sch. 6 pences st.
Un charpentier de haute futaie, ou un briquetier, 8 sch. de la colonie 4 sch. 6 pences st.
Un garçon tailleur, 5 sch. monnoie du pays, ou environ 2 sch. 10 pences st.

Ces prix, bien plus forts que ceux de Londres, sont tout aussi hauts dans les autres parties des États-Unis qu'à New-York. Je les ai tirés de l'ouvrage d'Adams Smith sur la Richesse des Nations.

Un observateur éclairé qui, en 1780, voyagea dans une partie des États-Unis, nous donne une idée encore plus favorable du prix auquel la main-d'œuvre y est portée.

«Je vis, dit-il, fabriquer à Sarmington une espèce de camelot, et une autre étoffe de laine à raies bleues et blanches, pour l'habillement des femmes. Ces étoffes se vendent trois schellings et demi l'aune68, monnoie du pays, ce qui fait à peu-près quarante-cinq sous tournois.—Les fils et petits-fils du maître de la maison travailloient au métier. Un ouvrier peut faire à son aise cinq aunes d'étoffe par jour; et comme la matière première ne coûte qu'un schelling, il peut gagner dix à douze schellings dans sa journée».—Enfin, ce fait est si connu, qu'il est inutile de chercher à le prouver par d'autres témoignages.

Les causes de la cherté du travail dans nos états américains, ne peuvent donc que se fortifier sans cesse; puisque l'agriculture et la population y font des progrès si rapides, que tous les genres de travaux y augmentent proportionnément.

Ce n'est pas tout. Le taux élevé des salaires qu'on y donne en argent, prouve qu'ils sont encore meilleurs qu'on ne peut le juger au premier coup-d'œil; et pour s'en former une juste idée, il faut être instruit d'une circonstance importante.—Dans toutes les parties de l'Amérique septentrionale, les denrées de première nécessité sont à meilleur marché qu'en Angleterre. On n'y éprouve jamais de disette. Dans les années les plus stériles, la récolte suffit toujours à la consommation des habitans, et ils ne sont obligés que de diminuer l'exportation de leurs denrées. Or, le prix du travail en argent y étant plus haut qu'en Angleterre, et les denrées moins chères, le salaire réel, c'est-à-dire, la quantité d'objets de première nécessité, que le journalier peut acheter, en est d'autant plus considérable.

Il me reste à expliquer comment le haut taux des salaires en Amérique les fera monter en Europe.

Deux causes différentes concourront à produire cet effet. La première est la plus grande quantité de travail que l'Europe aura à faire, par rapport à l'existence d'une grande nation69 de plus dans le monde commerçant, et de son accroissement continuel; et la seconde l'émigration des journaliers européens, ou seulement la possibilité qu'ils auront d'émigrer pour se rendre en Amérique, où le travail est mieux payé.

Il est certain que plusieurs millions d'hommes de plus existans dans le monde commerçant, nécessitent l'augmentation du travail en Europe, dans l'agriculture, les manufactures, le commerce, la navigation. Or, la somme du travail, annuel devenant plus considérable, le travail sera payé un peu plus chèrement; et le taux du salaire journalier de l'ouvrier augmentera par cette concurrence.—Par exemple, s'il a cent mille pièces d'étoffe, vingt mille pièces de vin, dix mille barriques d'eau-de-vie à fournir de plus aux Américains, non-seulement le travail des hommes nécessaires à la production et à la fabrication de ces marchandises, mais toutes les autres sortes de travaux augmenteront de prix.

Le taux des salaires en Europe haussera encore par une autre cause, qu'il importe de bien connoître. J'ai déjà dit que les salaires ne doivent pas être estimés seulement d'après la quantité d'or ou d'argent, ni même d'après la quantité de subsistances que le salarié reçoit par jour, mais aussi d'après le nombre de jours où il a du travail; car ce n'est que par ce calcul qu'on peut véritablement savoir ce qu'il a chaque jour de sa vie. N'est-il pas clair que celui qui seroit payé à raison de quarante sous par jour et manqueroit de travail la moitié de l'année, n'auroit réellement que vingt sous pour vivre, et que sa condition seroit moins avantageuse que celle du salarié, qui, ne recevant que trente sous, pourroit travailler tous les jours? Ainsi, les Américains fesant augmenter en Europe la demande et le besoin de travail, y feront aussi nécessairement augmenter les salaires, quand on supposeroit même que le prix de la journée du salarié restât au même taux.

Peut-être m'objectera-t-on que cette nation nouvelle contiendra dans son sein tous ceux qu'elle fera travailler; qu'ainsi son existence n'ajoutant rien à la quantité de travail à faire en Europe ne sera d'aucun avantage pour les hommes qui font ce travail. Mais je réponds qu'il est impossible que les États-Unis de l'Amérique, tels qu'ils sont aujourd'hui, et à plus forte raison lorsque leur population et leurs richesses seront doublées, quadruplées, n'employent pas, d'une manière ou d'autre, le travail des Européens.—Cela est impossible, parce qu'à cet égard les Américains ne seront point dans une situation différente du reste des sociétés politiques, qui toutes ont besoin les unes des autres.

La fécondité du sol de l'Amérique, l'abondance et la variété de ses productions, l'activité et l'industrie de ses habitans, et la liberté du commerce dont l'indépendance américaine occasionnera tôt ou tard l'établissement en Europe, assurent les relations de l'Amérique avec les autres pays; parce qu'elle fournira aux autres nations celles de ses productions, qui leur conviendront, et que chacune en ayant, qui lui sont particulières, les besoins et les avantages seront mutuels.

La seconde cause, que j'ai dit devoir coopérer à l'augmentation des salaires en Europe est l'émigration, ou seulement la possibilité d'émigrer vers l'Amérique, où le travail est mieux payé. Il est aisé de concevoir que lorsque cette différence sera bien connue, elle attirera dans les États-Unis beaucoup d'hommes qui, n'ayant d'autre moyen de subsister que leur travail, accourront dans le lieu où ce travail sera le mieux récompensé.

Depuis la dernière paix, les Irlandais n'ont cessé d'émigrer pour se rendre en Amérique. La raison en est qu'en Irlande les salaires sont bien moindres qu'en Angleterre, et que la dernière classe du peuple en souffre beaucoup. L'Allemagne a aussi fourni de nouveaux citoyens aux États-Unis; et tous ces hommes laborieux ont dû, en quittant l'Europe, y faire hausser le prix du travail de ceux qui y sont restés.

J'ajoute que ce salutaire effet aura lieu, même sans émigration, et résultera de la seule possibilité d'émigrer, au moins dans les états de l'Europe, dont les habitans ne seront pas forcés à s'expatrier par l'excès des impôts, les mauvaises loix et l'intolérance du gouvernement.

Oui, pour faire hausser les salaires, il suffit qu'il y en ait de plus forts à gagner, dans un lieu où le salarié peut se transporter.

On a sagement remarqué dans les discussions élevées sur le commerce des grains, que la seule liberté de les exporter, en soutenoit et fesoit hausser le prix, sans même qu'on en exportât un seul boisseau. Il en est de même pour les salaires. Les salariés européens ayant la facilité d'aller gagner en Amérique des salaires plus forts, obligeront ceux qui achètent leur travail de le leur payer un peu plus cher.

De là il s'ensuivra que ces deux causes du haussement de salaires, l'émigration réelle et la simple possibilité d'émigrer, concourront à produire le même effet. L'action de chacune étant d'abord peu considérable, il y aura quelqu'émigration. Alors les salaires hausseront, et l'homme laborieux voyant augmenter son gain, n'aura plus de motif assez puissant pour émigrer.

Mais l'augmentation des salaires ne se fera pas sentir également chez les diverses nations de l'Europe. Elle sera plus ou moins considérable en raison de la facilité plus ou moins grande qu'on aura d'émigrer. L'Angleterre, dont les mœurs, la langue, la religion sont les mêmes que celles des Américains, doit naturellement participer à cet avantage plus qu'aucun autre état de l'Europe. On peut dire qu'elle doit déjà beaucoup à l'Amérique; car ses rapports avec elle, le débouché qu'elle y a trouvé pour ses marchandises, et qui ont fait hausser les salaires des journaliers qui travaillent dans ses champs et dans ses manufactures, sont au nombre des principales causes de ses richesses, et de la puissance politique que nous lui voyons déployer.

Mais sans parler des autres avantages que peut procurer l'augmentation des salaires, il en est un bien précieux, que cette augmentation a produit en Angleterre: c'est celui d'y améliorer la condition de la classe d'hommes qui n'a que ses bras pour vivre, c'est-à-dire, de la partie la plus nombreuse de la société. Cette classe, réduite ailleurs à la subsistance la plus étroite, est en Angleterre dans une bien meilleure situation. Elle y obtient par son travail de quoi satisfaire aux premiers besoins plus abondamment que dans beaucoup d'autres parties de l'Europe; et il n'est nullement douteux que ce ne soit l'effet de l'influence qu'a eue le commerce d'Amérique sur le taux des salaires.

Je sais qu'on peut dire que malgré l'accroissement du travail et des denrées en Europe, et malgré l'émigration qui peut avoir lieu, les mêmes causes dont nous avons fait mention, et qui ont tant fait baisser les salaires, continueront d'agir, parce que ces causes sont inhérentes aux constitutions européennes, dont la liberté et la prospérité de l'Amérique ne corrigeront point les vices. On dira peut-être encore que le nombre des propriétaires et des capitalistes, nombre si petit relativement à celui des hommes qui, n'ayant ni propriétés, ni capitaux, sont forcés de vivre de salaires, restera le même, parce que les causes qui réunissent les propriétés et les capitaux dans ses mains, ne changeront point, et que par conséquent il remettra, ou plutôt il tiendra les salaires très-bas. Enfin, on peut ajouter que la tyrannie des loix féodales, la forme des impôts, l'accroissement excessif du revenu public, la police du commerce, auront toujours les mêmes effets pour diminuer les salaires; et que quand même l'avantage que l'Europe retirera, à cet égard, de l'indépendance, seroit réel, il ne pourroit être durable.

À cela, il est aisé de faire plusieurs réponses.—J'observerai d'abord que si ce sont les gouvernemens d'Europe qui s'opposent aux effets salutaires que l'indépendance de l'Amérique devroit naturellement produire chez eux, il n'en est pas moins intéressant de chercher à déterminer quels pourroient être ces effets. Peut-être viendra-t-il des temps plus heureux, où les vrais principes du bonheur des nations étant mieux connus, quelque souverain sera assez éclairé, assez juste pour les mettre en pratique.

On peut diminuer les causes qui accumulent et concentrent sans cesse les propriétés et les richesses en un petit nombre de mains. On peut abolir ou du moins adoucir beaucoup les restes de la féodalité. On peut changer la forme et modérer l'excès des impôts. Oh peut enfin, corriger la mauvaise police du commerce; et tout cela contribuera à faire profiter les salariés du changement favorable que la révolution d'Amérique doit naturellement occasionner.

Mais en admettant que toutes les causes qu'on vient d'indiquer concourent à tenir encore en Europe, le travail des journaliers à bas prix, elles ne peuvent cependant qu'affoiblir l'influence de la prospérité américaine, et non en détruire totalement l'effet. Quand tout resteroit, d'ailleurs, dans le même état, il n'y en auroit pas moins une plus grande consommation, et conséquemment plus de travail à faire. Or, cette consommation et ce travail croissant sans cesse, à raison de l'accroissement de population et de richesses du nouveau monde, il en résultera nécessairement une augmentation de salaires en Europe; car les causes qui s'y opposent n'agiront pas avec plus de force qu'à présent.

Notes

[67] Ces réflexions ont été trouvées dans les papiers de Franklin. Un de ses amis les a fait insérer dans le Journal d'Économie Publique, du 10 ventôse an V. Mais comme je n'ai pas pu me procurer ce journal assez à temps pour les y prendre, je les ai traduites sur la version allemande de la Minerva, d'Archenholz. (Note du Traducteur.)

[68] D'environ 33 pouces.

[69] Les habitans des États-Unis.

DIALOGUE
ENTRE
LA GOUTTE ET FRANKLIN70.

À Passy, le 22 octobre 1780.

Franklin.

Eh! oh! eh! mon dieu! qu'ai-je fait pour mériter ces souffrances cruelles?

La Goutte.

Beaucoup de choses. Vous avez trop mangé, trop bu et trop indulgé vos jambes en leur indolence.

Franklin.

Qui est-ce qui me parle?

La Goutte.

C'est moi-même, la Goutte.

Franklin.

Mon ennemie en personne.

La Goutte.

Pas votre ennemie.

Franklin.

Oui, mon ennemie; car non-seulement vous voulez me tuer le corps par vos tourmens; mais vous tâchez aussi de détruire ma bonne réputation.—Vous me représentez comme un gourmand et un ivrogne; et tout le monde qui me connoît sait qu'on ne m'a jamais accusé, auparavant, d'être un homme qui mangeoit trop ou qui buvoit trop.

La Goutte.

Le monde peut juger comme il lui plaît. Il a toujours beaucoup de complaisance pour lui-même et quelquefois pour ses amis. Mais je sais bien moi, que ce qui n'est pas trop boire ni trop manger, pour un homme qui fait raisonnablement d'exercice, est trop pour un homme qui n'en fait point.

Franklin.

Je prends—Eh! eh!—Autant d'exercice.—Eh!—que je puis, madame la Goutte.—Vous connoissez mon état sédentaire, et il me semble qu'en conséquence vous pourriez, madame la Goutte, m'épargner un peu, considérant que ce n'est pas tout-à-fait ma faute.

La Goutte.

Point du tout. Votre rhétorique et votre politesse sont également perdues. Votre excuse ne vaut rien. Si votre état est sédentaire, vos récréations, vos amusemens doivent être actifs. Vous devez vous promener à pied ou à cheval; ou si le temps vous en empêche, jouer au billard.

Mais examinons votre cours de vie. Quand les matinées sont longues et que vous avez assez de temps pour vous promener, qu'est-ce que vous faites?—Au lieu de gagner de l'appétit pour votre déjeûner par un exercice salutaire, vous vous amusez à lire des livres, des brochures, ou des gazettes, dont la plupart n'en valent pas la peine.—Vous déjeûnez néanmoins largement.—Il ne vous faut pas moins de quatre tasses de thé à la crême, avec une ou deux tartines de pain et de beurre, couvertes de tranches de bœuf fumé, qui, je crois, ne sont pas les choses du monde les plus faciles à digérer.

Tout de suite, vous vous placez à votre bureau, vous y écrivez, ou vous parlez aux gens qui viennent vous chercher pour affaire. Cela dure jusqu'à une heure après-midi, sans le moindre exercice de corps.—Tout cela, je vous le pardonne, parce que cela tient, comme vous dites, à votre état sédentaire.

Mais après dîner, que faites-vous? Au lieu d'aller vous promener dans les beaux jardins de vos amis, chez lesquels vous avez dîné, comme font les gens sensés, vous voilà établi à l'échiquier, jouant aux échecs, où on peut vous trouver deux ou trois heures. C'est là votre récréation éternelle; la récréation, qui de toutes, est la moins propre à un homme sédentaire; parce qu'au lieu d'accélérer le mouvement des fluides, ce jeu demande une attention si forte et si fixe que la circulation est retardée, et les secrétions internes empêchées.—Enveloppé dans les spéculations de ce misérable jeu, vous détruisez votre constitution.

Que peut-on attendre d'une telle façon de vivre, si non un corps plein d'humeurs stagnantes, prêtes à se corrompre, un corps prêt à tomber dans toute sorte de maladies dangereuses, si moi, la Goutte, je ne viens pas de temps en temps à votre secours, pour agiter ces humeurs et les purifier on les dissiper?

Si c'étoit dans quelque petite rue ou dans quelque coin de Paris, dépourvu de promenades, que vous employassiez quelque temps aux échecs, après votre dîner, vous pourriez dire cela pour excuse. Mais c'est la même chose à Passy, à Auteuil, à Montmartre, à Épinay, à Sanoy, où il y a les plus beaux jardins et promenades, et belles dames, l'air le plus pur, les conversations les plus agréables, les plus instructives, que vous pouvez avoir tout en vous promenant. Mais tout cela est négligé pour cet abominable jeu d'échecs.—Fi donc, monsieur Franklin!—Mais en continuant mes instructions, j'oubliois de vous donner vos corrections. Tenez: cet élancement, et celui-ci.

Franklin.

Oh! eh! oh! ohhh!—Autant que vous voudrez de vos instructions, madame la Goutte, même de vos reproches. Mais de grace, plus de vos corrections.

La Goutte.

Tout au contraire: je ne vous rabattrois pas le quart d'une. Elles sont pour votre bien. Tenez.

Franklin.

Oh! ehhh!—Ce n'est pas juste de dire que je ne prends aucun exercice. J'en fais souvent dans ma voiture, en allant dîner et en revenant.

La Goutte.

C'est de tous les exercices imaginables, le plus léger, le plus insignifiant, que celui qui est donné par le mouvement d'une voiture suspendue sur des ressorts. En observant la quantité de chaleur obtenue de différentes espèces de mouvement, on peut former quelque jugement de la quantité d'exercice qui est donnée par chacun.

Si, par exemple, vous sortez en hiver, avec les pieds froids, en marchant une heure, vous aurez les pieds et tout le corps bien échauffés.—Si vous montez à cheval, il faut trotter quatre heures avant de trouver le même effet. Mais si vous vous placez dans une voiture bien suspendue, vous pourrez voyager tout une journée, et arriver à votre dernière auberge, avec vos pieds encore froids.—Ne vous flattez donc pas qu'en passant une demi-heure dans votre voiture, vous preniez de l'exercice.

Dieu n'a pas donné des voitures à roues à tout le monde: mais il a donné à chacun deux jambes, qui sont des machines infiniment plus commodes et plus serviables. Soyez en reconnoissant et faites usage des vôtres.

Voulez-vous savoir comment elles font circuler vos fluides en même-temps qu'elles vous transportent d'un lieu à l'autre? Pensez que quand vous marchez, tout le poids de votre corps est jeté alternativement sur l'une et l'autre jambe.—Cela presse avec grande force les vaisseaux du pied et refoule ce qu'ils contiennent. Pendant que le poids est ôté de ce pied et jeté sur l'autre, les vaisseaux ont le temps de se remplir, et par le retour du poids, ce refoulement est répété.

Ainsi, la circulation du sang est accélérée en marchant. La chaleur produite en un certain espace de temps, est en raison de l'accélération. Les fluides sont battus, les humeurs atténuées, les sécrétions facilitées, et tout va bien. Les joues prennent du vermeil et la santé est établie.

Regardez votre amie d'Auteuil, une femme qui a reçu de la nature plus de science vraiment utile, qu'une demi-douzaine ensemble de vous, philosophes prétendus, n'en avez tiré de vos livres. Quand elle voulut vous faire l'honneur de sa visite, elle vint à pied. Elle se promène du matin jusqu'au soir, et laisse toutes les maladies d'indolence en partage à ses chevaux.—Voilà comme elle conserve sa santé, même sa beauté. Mais vous, quand vous allez à Auteuil, c'est dans la voiture. Il n'y a cependant pas plus loin de Passy à Auteuil, que d'Auteuil à Passy.

Franklin.

Vous m'ennuyez avec tant de raisonnemens.

La Goutte.

Je le crois bien! je me tais et je continue mon office. Tenez: cet élancement et celui-ci.

Franklin.

Oh! oh!—Continuez de parler, je vous prie.

La Goutte.

Non. J'ai un nombre d'élancemens à vous donner cette nuit, et vous aurez le reste demain.

Franklin.

Bon dieu! la fièvre! je me perds! eh! eh! n'y a-t-il personne qui puisse prendre cette peine pour moi?

La Goutte.

Demandez cela à vos chevaux. Ils ont pris la peine de marcher pour vous.

Franklin.

Comment pouvez-vous être si cruelle de me tourmenter tant pour rien?

La Goutte.

Pas pour rien. J'ai ici une liste de tous vos péchés contre votre santé, distinctement écrite, et je peux vous rendre raison de tous les coups que je vous donne.

Franklin.

Lisez-la donc.

La Goutte.

C'est trop long à lire. Je vous en donnerai le montant.

Franklin.

Faites-le. Je suis tout attention.

La Goutte.

Souvenez-vous combien de fois vous vous êtes proposé de vous promener le matin suivant dans le bois de Boulogne, dans le jardin de la Muette, ou dans le vôtre, et que vous avez manqué de parole, alléguant quelquefois que le temps étoit trop froid; d'autres fois, qu'il étoit trop chaud, trop venteux, trop humide, ou quelqu'autre chose, quand, en vérité, il n'y avoit rien de trop qui empêchât, excepté votre trop de paresse.

Franklin.

Je confesse que cela peut arriver quelquefois, peut-être pendant un an dix fois.

La Goutte.

Votre confession est bien imparfaite. Le vrai montant est cent quatre-vingt-dix-neuf.

Franklin.

Est-il possible?

La Goutte.

Oui, c'est possible, parce que c'est un fait. Vous pouvez rester assuré de la justesse de mon compte. Vous connoissez les jardins de madame B...; comme ils sont bons à promener. Vous connoissez le bel escalier de cent cinquante degrés, qui mène de la terrasse en haut, jusqu'à la plaine en bas.—Vous avez visité deux fois par semaine cette aimable famille. C'est une maxime de votre invention, qu'on peut avoir autant d'exercice en montant et en descendant un mille en escalier qu'en marchant dix milles sur une plaine; quelle belle occasion vous avez eue de prendre tous les exercices ensemble! En avez-vous profité? et combien de fois?

Franklin.

Je ne peux pas bien répondre à cette question.

La Goutte.

Je répondrai donc pour vous.—Pas une fois.

Franklin.

Pas une fois!

La Goutte.

Pas une fois. Pendant tout le bel été passé vous y êtes arrivé à six heures. Vous y avez trouvé cette charmante femme et ses beaux enfans, et ses amis, prêts à vous accompagner dans ces promenades, et à vous amuser avec leurs agréables conversations.—Et qu'avez-vous fait?—Vous vous êtes assis sur la terrasse; vous avez loué la belle vue, regardé la beauté des jardins en bas: mais vous n'avez pas bougé un pas pour descendre vous y promener.—Au contraire; vous avez demandé du thé et l'échiquier. Et vous voilà collé à votre siége jusqu'à neuf heures, et cela après avoir joué, peut-être deux heures, où vous avez dîné. Alors, au lieu de retourner chez vous à pied, ce qui pourroit vous remuer un peu, vous prenez votre voiture.—Quelle sottise de croire qu'avec tout ce déréglement, on peut se conserver en santé sans moi!

Franklin.

À cette heure, je suis convaincu de la justesse de cette remarque du bonhomme Richard, que nos dettes et nos péchés sont toujours plus qu'on ne pense.

La Goutte.

C'est comme cela que vous autres philosophes avez toujours les maximes des sages dans votre bouche, pendant que votre conduite est comme celle des ignorans.

Franklin.

Mais faites-vous un de mes crimes, de ce que je retourne en voiture de chez madame B...?

La Goutte.

Oui, assurément; car vous, qui avez été assis toute la journée, vous ne pouvez pas dire que vous êtes fatigué du travail du jour. Vous n'avez donc pas besoin d'être soulagé par une voiture.

Franklin.

Que voulez-vous donc que je fasse de ma voiture?

La Goutte.

Brûlez-la si vous voulez. Alors vous en tirerez au moins pour une fois de la chaleur. Ou, si cette proposition ne vous plaît pas, je vous en donnerai une autre.—Regardez les pauvres paysans, qui travaillent la terre dans les vignes et dans les champs autour des villages de Passy, Auteuil, Chaillot, etc.—Vous pouvez tous les jours parmi ces bonnes créatures, trouver quatre ou cinq vieilles femmes et vieux hommes, courbés et peut-être estropiés sous le poids des années et par un travail trop fort et continuel, qui, après une longue journée de fatigue, ont à marcher peut-être un ou deux milles pour trouver leurs chaumières.—Ordonnez à votre cocher de les prendre et de les mener chez eux. Voilà une bonne œuvre, qui fera du bien à votre ame! Et si, en même-temps, vous retournez de votre visite chez les B... à pied, cela sera bon pour votre corps.

Franklin.

Oh! comme vous êtes ennuyeuse!

La Goutte.

Allons donc à notre métier. Il faut vous souvenir que je suis votre médecin. Tenez.

Franklin.

Oh! oh! quel diable de médecin!

La Goutte.

Vous êtes un ingrat de me dire cela!—N'est-ce pas moi qui, en qualité de votre médecin, vous ai sauvé de la paralysie, de l'hydropisie, de l'apoplexie, dont l'une ou l'autre vous auroient tué, il y a long-temps, si je ne les en avois empêchées.

Franklin.

Je le confesse, et je vous remercie pour ce qui est passé. Mais, de grâce, quittez-moi pour jamais; car il me semble qu'on aimerait mieux mourir que d'être guéri si douloureusement.—Souvenez-vous que j'ai aussi été votre ami. Je n'ai jamais loué de combattre contre vous, ni les médecins, ni les charlatans d'aucune espèce: si donc vous ne me quittez pas, vous serez aussi accusable d'ingratitude.

La Goutte.

Je ne pense pas que je vous doive grande obligation de cela. Je me moque des charlatans. Ils peuvent vous tuer, mais ils ne peuvent pas me nuire; et quant aux vrais médecins, ils sont enfin convaincus de cette vérité, que la goutte n'est pas une maladie, mais un véritable remède, et qu'il ne faut pas guérir un remède.—Revenons à notre affaire. Tenez.

Franklin.

Oh! de grace, quittez-moi; et je vous promets fidèlement que désormais je ne jouerai plus aux échecs, que je ferai de l'exercice journellement, et que je vivrai sobrement.

La Goutte.

Je vous connois bien. Vous êtes un beau prometteur: mais après quelques mois de bonne santé, vous recommencez à aller votre ancien train. Vos belles promesses seront oubliées comme on oublie les formes des nuages de la dernière année.—Allons donc, finissons notre compte; après cela je vous quitterai. Mais soyez assuré que je vous visiterai en temps et lieu: car c'est pour votre bien; et je suis, vous savez, votre bonne amie.

Notes

[70] Cette pièce, et la suivante, ont été écrites en français par Franklin; aussi y trouvera-t-on divers anglicismes.

LETTRE
À MADAME HELVÉTIUS71.

Passy, 1781.

Chagriné de votre résolution prononcée si positivement hier au soir, de rester seule pendant la vie, en l'honneur de votre cher mari, je me retirai chez moi, et tombé sur mon lit, je me croyois mort et me trouvois dans les Champs-Élisées.

On m'a demandé si j'avois envie de voir quelques personnages particuliers.—Menez-moi chez les philosophes.—Il y en a deux qui demeurent ici-près dans ce jardin. Ils sont de très-bons voisins et très-amis l'un de l'autre.—Qui sont-ils?—Socrate et Helvétius.—Je les estime prodigieusement tous deux. Mais faites-moi voir premièrement Helvétius, parce que j'entends un peu le français et pas un mot de grec. Il m'a reçu avec beaucoup de courtoisie; m'ayant connu, disoit-il, de réputation, il y a quelque temps, et m'a demandé mille choses sur la guerre et sur l'état présent de la religion, de la liberté et du gouvernement en France.

Vous ne me demandez donc rien de votre chère amie madame Helvétius? et cependant elle vous aime encore excessivement, et il n'y a qu'une heure que j'étois chez elle.—Ah! dit-il, vous me faites souvenir de mon ancienne félicité, mais il faut l'oublier pour être heureux ici. Pendant plusieurs des premières années, je n'ai pensé qu'à elle. Enfin je suis consolé. J'ai pris une autre femme, la plus semblable à elle que j'aie pu trouver. Elle n'est pas, il est vrai, tout-à-fait si belle, mais elle a autant de bon sens et d'esprit et elle m'aime infiniment. Son étude continuelle est de me plaire, et elle est sortie actuellement pour chercher le meilleur nectar, la meilleure ambroisie et me régaler ce soir. Restez chez moi et vous la verrez.—J'apperçois, disois-je, que votre ancienne amie est plus fidèle que vous: car plusieurs bons partis lui ont été offerts, et elle les a refusés tous. Je vous confesse que je l'ai aimée, moi, à la folie; mais elle a été dure à mon égard et m'a rejeté absolument pour l'amour de vous.—Je plains, dit-il, votre malheur, car vraiment c'est une bonne et belle femme et bien aimable. Mais l'abbé Lar... et l'abbé M... ne sont-ils pas encore quelquefois chez elle?—Oui, assurément, car elle n'a pas perdu un seul de vos amis.—Si vous aviez engagé l'abbé M..., avec du café à la crême, à parler pour vous, peut-être auriez-vous réussi. Car c'est un raisonneur subtil comme Jean Scot ou St.-Thomas. Il met ses argumens en si bon ordre, qu'ils deviennent presqu'irrésistibles; ou si l'abbé Lar... avoit été gagné par quelque belle édition d'un vieux classique pour parler contre vous, cela auroit été mieux, car j'ai toujours observé que quand il conseille quelque chose, elle a un penchant très-fort à faire le revers.

À ces mots, entre la nouvelle madame Helvétius avec le nectar. À l'instant, je la reconnus pour être madame Franklin mon ancienne amie américaine. Je la réclamai, mais elle me dit froidement: «J'ai été votre bonne femme quarante-neuf années et quatre mois, presqu'un demi-siècle. Soyez content de cela. J'ai formé ici une nouvelle liaison qui durera l'éternité». Mécontent de ce refus de mon Euridice, je pris sur-le-champ la résolution de quitter ces ombres ingrates et de revenir en ce bon monde revoir le soleil et vous. Me voici. Vengeons-nous.

B. Franklin.

Notes

[71] Cette lettre, dont la copie, que nous avons, est de la main de Chamfort, a été écrite en français par Franklin: c'est pourquoi nous nous sommes fait un devoir de ne pas toucher au style. (Note du Traducteur.)

LE PAPIER,
POËME.

Un de ces anciens beaux esprits, dont les idées étoient pleines de sens et les allusions ingénieuses, voulant marquer toute espèce d'homme d'un trait caractéristique, disoit que l'ame d'un enfant étoit un papier blanc, sur lequel le sentiment écrivoit bientôt ses principes, auxquels la vertu mettoit le sceau, ou que le vice effaçoit.

Cette idée étoit heureuse et vraie. Il me semble qu'un homme de génie pourroit encore l'étendre; et moi, pardon de tant d'orgueil! moi, qui ne suis ni homme de génie, ni bel esprit, je vais l'essayer.

Il y a diverses sortes de papiers, parce qu'il y a des besoins divers, qui sont ceux de l'élégance, de la mode, de l'usage.—Les hommes ne sont pas moins divers; et si je ne me trompe, chaque sorte de papier représente quelqu'homme.

Examinez, je vous prie, un fat, bien poudré, couvert de broderie, et aussi délicat que s'il sortoit d'une boîte de carton, n'est-ce pas le papier doré, que vous dérobez au vulgaire, et mettez en réserve dans votre bureau?

Les artisans, les domestiques, les agriculteurs ne sont-ils pas le papier commun, qu'on prise moins, mais qui est bien plus utile, que vous laissez sur votre pupitre, et qui offert à toutes les plumes, sert à chaque instant du jour.

Le malheureux que son avarice force à s'épargner les choses nécessaires, à pâtir, à fourber, à friponner, pour enrichir un héritier, est le gros papier gris, employé par les petits marchands pour envelopper des choses, dont se servent des hommes qui valent mieux qu'eux.

Voyez ensuite le contraste de l'avare. Il perd sa santé, sa réputation, sa fortune au milieu des plaisirs. Y a-t-il quelque papier qui lui ressemble? Oui, sans doute, c'est le papier qui boit.

L'inquiet politique croit ce côté toujours exempt d'erreur et cet autre toujours faux. Il critique avec fureur; il applaudit avec rage. Dupe de tous les bruits populaires, et instrument des fripons, il ne faut pas que l'impression annonce sa foiblesse. Il est ce bonnet de papier, qu'on appelle un bonnet d'âne.

L'homme prompt et colère, dans les veines duquel le sang court avec vivacité, qui vous cherche querelle si vous marchez de travers, et ne peut endurer une plaisanterie, un mot, un regard, qu'est-il? Quoi? Le papier de trace assurément.

Que dites-vous de nos poëtes, tous tant qu'ils sont, bons, mauvais, riches, pauvres, beaucoup lus, ou point lus du tout? Vous pouvez mettre ensemble et eux, et leurs ouvrages: c'est de tous les papiers le plus inutile72.

Contemplez la jeune et douce vierge. Elle est belle comme une feuille de papier blanc, que rien n'a encore souillé: l'homme heureux que le destin favorise, peut y écrire son nom et la prendre pour sa peine.

Encore une comparaison: je n'en veux plus faire qu'une. L'homme sage, qui méprise les petitesses, et dont les pensées, les actions, les maximes sont à lui, et n'ont pour principe que les sentimens de son cœur, cet homme, dis-je, est le papier-vélin, qui de tous les papiers est le plus beau, le meilleur, le plus précieux.

Notes

[72] Il y a dans l'original, la plus pauvre de toutes les maculatures. La maculature est une feuille de gros papier gris, qui sert d'enveloppe à une rame d'autre papier. (Note du Traducteur.)

CONTE.

Jacques Montresor étoit un brave officier, point bigot mais très-honnête homme. Il tomba malade. Le curé de sa paroisse croyant qu'il alloit mourir, courut chez lui, et lui conseilla de faire sa paix avec Dieu, afin d'être reçu en paradis.

«Je ne suis pas inquiet sur cela, lui dit Montresor; car j'ai eu, la nuit dernière, une vision, qui m'a tout-à-fait tranquillisé».—Et qu'est-ce que cette vision, demanda le bon curé?—«J'étois, répliqua Montresor, à la porte du paradis, avec une foule de gens, qui vouloient entrer. Saint-Pierre leur demanda de quelle religion ils étoient.—Je suis catholique romain, répondit l'un.—Eh bien! entrez et prenez votre place parmi les catholiques, lui dit Saint-Pierre.—Un autre cria qu'il étoit de l'église anglicane.—Placez-vous avec les anglicans, répondit le Saint.—Moi je suis quaker, dit gravement un troisième.—Entrez où sont les quakers, fut la réponse de l'apôtre.—Enfin, il me demanda quelle étoit ma religion.—Hélas! lui répondis-je, le pauvre Jacques Montresor n'en a malheureusement aucune.—C'est dommage, dit Saint-Pierre. Je ne sais où vous placer: mais entrez toujours; vous vous mettrez où vous pourrez73».

Notes

[73] Voici une imitation heureuse, que le citoyen Parny a faite de ce joli conte de Franklin.

Abandonnant la terrestre demeure,
Un jour, dit-on, six hommes vertueux,
Morts à-la-fois, vinrent à la même heure,
Se présenter à la porte des cieux.
L'Ange paroît, demande à chacun d'eux
Quel est son culte; et le premier s'approche,
Disant:—«Tu vois un bon Mahométan».

l'Ange.

Entre mon cher, et tournant vers ta gauche,
Tu trouveras le quartier Musulman.

le Second.

Moi, je suis Juif.

l'Ange.

Entre, et cherche une place
Parmi les Juifs. Toi, qui fait la grimace
À cet Hébreu, qu'es-tu?

le Troisième.

Luthérien.

l'Ange.

Soit; entre et va, sans t'étonner de rien,
T'asseoir au temple où s'assemblent tes frères.

le Quatrième.

Quaker.

l'Ange.

Eh bien, entre, et garde ton chapeau.
Dans ce bosquet les Quakers sédentaires
Forment un club; on y fume.

le Quaker.

Bravo.

le Cinquième.

J'ai le bonneur d'être bon catholique,
Et comme tel, je suis un peu surpris
De voir un Juif, un Turc, en paradis.

l'Ange.

Entre, et rejoins les tiens sous ce portique.
Venons à toi; quelle religion
As-tu suivie?

le Sixième.

Aucune.

l'Ange.

Aucune?

le Sixième.

Non.

l'Ange.

Mais cependant quelle fut ta croyance?

le Sixième.

L'ame immortelle, un Dieu qui récompense,
Et qui punit; rien de plus.

l'Ange.

En ce cas,
Entre, et choisis ta place où tu voudras.

FRAGMENT
DE LA SUITE DES MÉMOIRES
DE FRANKLIN74.

Ce fut vers ce temps que je formai le hardi et difficile projet de parvenir à la perfection morale. Je désirois de passer ma vie sans commettre aucune faute dans aucun moment; je voulois me rendre maître de tout ce qui pouvoit m'y entraîner: la pente naturelle, la société, ou l'usage. Comme je connoissois, ou croyois connoître, le bien et le mal, je ne voyois pas pourquoi je ne pouvois pas toujours faire l'un et éviter l'autre; mais je m'apperçus bientôt que j'avois entrepris une tâche plus difficile que je ne l'avois d'abord imaginé. Pendant que j'appliquois mon attention, et que je mettais mes soins à me préserver d'une faute, je tombois souvent, sans m'en appercevoir, dans une autre: l'habitude se prévaloit de mon inattention, ou bien le penchant étoit trop fort pour ma raison.

Je conclus à la fin que quoiqu'on fût spéculativement persuadé qu'il est de notre intérêt d'être complétement vertueux, cette conviction étoit insuffisante pour prévenir nos faux pas; qu'il falloit rompre les habitudes contraires, en acquérir de bonnes et s'y affermir, avant de pouvoir compter sur une constante et uniforme rectitude de conduite: en conséquence, pour y parvenir, j'imaginai la méthode suivante.

Dans les différentes énumérations des vertus morales que j'avois vues dans mes lectures, le catalogue étoit plus ou moins nombreux, suivant que les écrivains renfermoient plus ou moins d'idées sous la même dénomination. La tempérance, par exemple, suivant quelques-uns, n'avoit de rapport qu'au manger et au boire, tandis que d'autres en étendoient le sens jusqu'à la modération dans tous les autres plaisirs, dans tous les appétits, inclinations ou passions du corps ou de l'ame, et même jusqu'à l'avarice et l'ambition. Je me proposai, pour plus de clarté, de faire plutôt usage d'un plus grand nombre de mots, en attachant à chacun peu d'idées, que de me servir de moins de termes, en les liant à plus d'idées. Je renfermai sous treize noms de vertus, toutes celles qu'alors je regardois comme nécessaires ou désirables, et j'attachai à chacune d'elles un court précepte qui montrait pleinement l'étendue que je donnois à leur signification.

Voici ces noms de vertus avec leur précepte:

1. Sobriété. Ne mangez pas jusqu'à être appesanti; ne buvez pas assez pour que votre tête en soit affectée.

2. Silence. Ne dites que ce qui peut être utile aux autres et à vous-mêmes.

Évitez les conversations frivoles.

3. Ordre. Que chaque chose ait chez vous sa place, et chaque partie de vos affaires son temps.

4. Résolution. Soyez résolu de faire ce que vous devez, et faites, sans y manquer, ce que vous avez résolu.

5. Économie. Ne faites aucune dépense que pour le bien des autres ou pour le vôtre, c'est-à-dire, ne dépensez rien mal à propos.

6. Application. Ne perdez point de temps; soyez toujours occupé à quelque chose d'utile; abstenez-vous de toute action qui ne l'est pas.

7. Sincérité. N'usez d'aucuns déguisemens nuisibles; que vos pensées soient innocentes et justes, et conformez-vous quand vous parlez.

8. Justice. Ne nuisez à personne, soit en lui fesant du tort, soit en négligeant de lui faire le bien auquel vous oblige votre devoir.

9. Modération. Évitez les extrêmes; gardez-vous de vous offenser des torts d'autrui, autant que vous croyez en avoir sujet.

10. Propreté. Ne souffrez aucune malpropreté sur votre corps, sur vos habits et dans votre maison.

11. Tranquillité. Ne vous laissez troubler ni par des bagatelles, ni par des accidens ordinaires ou inévitables.

12. Chasteté. Livrez-vous rarement aux plaisirs de l'amour, n'en usez que pour votre santé, ou pour avoir des descendans, jamais au point de vous abrutir ou de perdre vos forces, et jusqu'à nuire au repos et à la réputation de vous ou des autres.

13. Humilité. Imitez Jésus et Socrate.

Mon intention étant d'acquérir l'habitude de toutes ces vertus, je pensai qu'il seroit bon, au lieu de diviser mon attention en entreprenant de les acquérir toutes à-la-fois, de la fixer pendant un temps sur une d'elles; et lorsque je m'en serois assuré, de passer à une autre, et ainsi de suite, jusqu'à ce que je les eusse parcourues toutes les treize. Et comme l'acquisition préalable de quelques-unes, pouvoit faciliter celle de quelques autres, je les rangeai dans cette vue comme on vient de voir: la sobriété étoit la première, parce qu'elle tend à procurer le sang-froid et la netteté de tête si nécessaires lorsqu'il faut observer une vigilance constante, et se tenir en garde contre l'attrait toujours subsistant des anciennes habitudes, et la force des tentations continuelles.

Cette vertu une fois obtenue et affermie, le silence devenoit beaucoup plus aisé. Mon désir étant d'acquérir des connoissances en même-temps que je me perfectionnois dans la vertu, je considérai que, dans la conversation, on y parvenoit plutôt par le secours de l'oreille que par celui de la langue; et voulant, en conséquence, rompre l'habitude qui me gagnoit de babiller, de faire des pointes et des plaisanteries qui ne pouvoient me rendre admissible que dans des compagnies frivoles, je donnai la seconde place au silence.

J'espérois par son moyen, et avec l'ordre qui vient après, obtenir plus de temps pour suivre mon projet et mes études. La résolution une fois devenue habituelle, devoit m'affermir dans mes efforts pour obtenir les autres vertus. L'économie et l'application en me délivrant de ce qui me restoit de dettes, et me procurant l'abondance et l'indépendance, devoient me rendre plus aisée la pratique de la sincérité et de la justice, etc, etc.

Je conclus alors que, conformément aux avis de Pythagore, contenus dans ses vers d'or, un examen journalier étoit nécessaire, et pour le diriger j'imaginai la méthode suivante:

Je fis un petit livre dans lequel j'assignai pour chacune des vertus, une page que je réglai avec de l'encre rouge, de manière qu'elle eût sept colonnes, une pour chaque jour de la semaine, que je marquai de la lettre initiale de ce jour; je fis sur ces colonnes treize lignes rouges transversales, plaçant au commencement de chacune, la première lettre d'une des vertus. Dans cette ligne, et la colonne convenable, je pouvois marquer avec un petit trait d'encre toutes les fautes que, d'après mon examen, je reconnoîtrois avoir commis ce jour-là contre cette vertu.

FORME DES PAGES.

Sobriété.

Ne mangez pas jusqu'à être appesanti; ne buvez pas
jusqu'à ce que votre tête soit affectée.

  DIM. LUN. MAR. MER. JEU. VEN. SAM.
Sobriété.              
Silence.              
Ordre.              
Résolution.              
Économie.              
Application.              
Sincérité.              
Justice.              
Modération.              
Propreté.              
Tranquillité.              
Chasteté.              
Humilité.              

Je pris la résolution de donner, pendant une semaine, une attention rigoureuse à chacune des vertus successivement. Ainsi dans la première, je pris grand soin d'éviter de donner la plus légère atteinte à la sobriété, abandonnant les autres vertus à leur chance ordinaire; seulement je marquois chaque soir les fautes du jour: ainsi dans le cas où j'aurois pu, pendant la première semaine, tenir nette ma première ligne marquée sobriété, je regardois l'habitude de cette vertu connue assez fortifiée, et ses ennemis, les penchans contraires, assez affoiblis pour pouvoir hasarder d'étendre mon attention, d'y réunir la suivante, et d'obtenir la semaine d'après deux lignes exemptes de marques.

En procédant ainsi jusqu'à la dernière, je pouvois faire un cours complet en treize semaines, et quatre cours en un an; de même que celui qui a un jardin à mettre en ordre, n'entreprend pas d'arracher toutes les mauvaises herbes en une seule fois, ce qui excéderoit le pouvoir de ses bras et de ses forces; il ne travaille en même-temps que sur une planche, et lorsqu'il a fini la première, il passe à une seconde. Je devois jouir (je m'en flattois du moins) du plaisir encourageant de voir sur mes pages mes progrès dans la vertu, en effaçant successivement les marques de mes lignes, jusqu'à ce qu'à la fin, après plusieurs répétitions, j'eusse le bonheur de voir mon livre entièrement blanc, au bout d'un examen journalier de treize semaines.

Mon petit livre avoit pour épigraphe ces vers du Caton d'Addison.

Here will I hold: if there is a power above us
(And that there is, all nature cries aloud
Thro' all her works) he must delight in virtue,
And that which he delights in, must be happy.

«Je persévérerai: s'il y a un pouvoir au-dessus de nous (et la nature entière crie à haute voix dans toutes ses œuvres qu'il y en a un), la vertu doit faire ses délices, et ce qui fait ses délices doit être le bonheur.»

Un autre de Cicéron.

O vitæ Philosophia dux! ô virtutum indagatrix, expultrixque vitiorum! Unus dies benè et ex præceptis tuis actus peccanti immortalitati est anteponendus.

«Ô philosophie! guide de la vie, source des vertus et fléau des vices! Un seul jour employé au bien, et suivant tes préceptes, est préférable à l'immortalité passée dans le vice.»

Un autre, d'après les proverbes de Salomon, parlant de la sagesse et de la vertu.

«La longueur des jours est dans sa main droite, et dans sa gauche la richesse et les honneurs; ses voies sont des voies de douceur, et tous ses sentiers sont ceux de la paix». Prov. ch. III. v. 16 et 17.

Et considérant Dieu comme la source de la sagesse, je pensai qu'il étoit juste et nécessaire de solliciter son assistance pour l'obtenir. Je composai en conséquence la courte prière qui suit, et je la mis en tête de mes tables d'examen, pour m'en servir tous les jours.

«Ô bonté puissante! père bienfaisant! guide miséricordieux, augmente en moi la sagesse pour que je puisse connoître mes vrais intérêts; fortifie ma résolution pour exécuter ce qu'elle prescrit, agrée mes bons offices à l'égard de tes autres enfans, comme le seul acte de reconnoissance qui soit en mon pouvoir pour les faveurs continuelles que tu m'accordes.»

Je me servois aussi de cette prière, tirée des poëmes de Thompson.

Father of light and life, thou Good supreme!
O Teach me what is Good, teach me thyself.
Save me from folly, vanity, and vice,
From every low pursuit, and fill my soul
With knowledge, conscious peace and virtue pure,
Sacred, substantial, never fading bliss.

«Père de la lumière et de la vie! Ô toi, le bien suprême! instruis-moi de ce qui est bien, instruis-moi de toi-même; sauve-moi de la folie, de la vanité, du vice, de toutes les inclinations basses, et remplis mon ame de savoir, de paix intérieure, et de vertu pure; bonheur sacré, véritable, et qui ne se ternit jamais.»

Le précepte de l'ordre demandant que chaque partie de mes affaires eût son temps assigné, une page de mon livret contenoit le plan qui suit pour l'emploi des vingt-quatre heures du jour naturel.

Plan pour l'emploi des 24 heures du jour naturel.

Question du matin: Quel bien puis-je faire aujourd'hui?

5.
6.
7.
En me levant, me laver et invoquer la bonté suprème, régler les affaires et prendre les résolutions du jour, continuer les études actuelles, déjeûner.
8.
9.
10.
11.
Travail.
midi.
1.
Lecture, ou examen de mes comptes, et dîner.
2.
3.
4.
5.
Travail.
6.
7.
8.
9.
Ranger tout à sa place, souper, musique ou récréation, ou conversation, examen du jour.
10.
11.
minuit.
1.
2.
3.
4.
Sommeil.

Question du soir: Quel bien ai-je fait aujourd'hui?

J'entamai l'exécution de ce plan par mon examen, et je continuai pendant un certain temps, l'interrompant dans quelques occasions. Je fus surpris de trouver combien j'étois plus rempli de défauts que je ne l'avois imaginé; mais j'eus la satisfaction de les voir diminuer.

Pour éviter l'embarras de renouveler, de temps en temps, mon livret, qui, en grattant le papier pour effacer les marques des vieilles fautes, afin de faire place aux nouvelles dans un nouveau cours, étoit devenu rempli de trous, je transcrivis mes tables et mes préceptes sur les feuilles d'ivoire d'un souvenir: les lignes y furent tracées, d'une manière durable, avec de l'encre rouge, et j'y marquai mes fautes avec un crayon de mine de plomb, dont je pouvais effacer les traces aisément, en y passant une éponge mouillée.

Après un temps, je ne fis plus qu'un cours pendant l'année, et, par la suite, un seul en plusieurs années, jusqu'à ce qu'à la fin je n'en fisse plus du tout, étant employé, hors de chez moi, par des voyages, des occupations et une multitude d'affaires. Cependant, je portois toujours mon petit livre avec moi. Mon projet d'ordre me donna le plus de peine, et je trouvai que, quoiqu'il fût praticable, lorsque les affaires d'un homme sont de nature à lui laisser la disposition de son temps, comme celles d'un ouvrier imprimeur, par exemple, il ne l'étoit plus pour un maître, qui doit avoir des relations avec le monde, et recevoir souvent les gens à qui il a affaire, à l'heure qui leur convient. Je trouvai très-difficile aussi d'observer l'ordre, en mettant à leur place les effets, les papiers, etc. Je n'avois pas été accoutumé, de bonne heure, à cette règle; et, comme j'avois une excellente mémoire, je sentois peu l'inconvénient qui résulte de manquer d'ordre. Cet article me contraignit à une attention pénible; mes fautes, à cet égard, me tourmentèrent tellement, mes progrès étoient si foibles et mes rechutes si fréquentes, que je me décidai presque à prendre mon parti sur ce défaut.

Quelque chose aussi, qui prétendoit être la raison, me suggéroit, de temps en temps, que cette extrême délicatesse, que j'exigeois de moi-même, pouvoit bien être une espèce de sottise en morale, qui me rendroit ridicule, si elle étoit connue; qu'un caractère parfait pourroit éprouver l'inconvénient d'être un objet d'envie et de haine, et que celui qui veut le bien, doit se souffrir un petit nombre de défauts, pour mettre ses amis à leur aise.

Dans le vrai, je me trouvai incorrigible, par rapport à l'ordre; et à présent que je suis devenu vieux, et que ma mémoire est mauvaise, j'en sens vivement le besoin; mais, après tout, quoique je ne sois jamais arrivé à la perfection à laquelle j'avois tant d'envie de parvenir, et que j'en sois même resté bien loin, cependant, mes efforts m'ont rendu meilleur et plus heureux que je n'aurois été, si je n'avois pas formé cette entreprise; comme celui qui tâche de se faire une écriture parfaite, en imitant un exemple gravé, quoiqu'il ne puisse jamais atteindre la même perfection; néanmoins, les efforts qu'il fait rendent sa main meilleure et son écriture passable.

Il peut être utile, à ma postérité, de savoir que c'est à ce petit artifice, à l'aide de Dieu, que leur ancêtre a dû le bonheur constant de sa vie, jusqu'à sa soixante et dix-neuvième année, pendant laquelle ceci est écrit. Les revers, qui peuvent accompagner le reste de ses jours, sont entre les mains de la Providence; mais, s'ils arrivent, la pensée de son bonheur passé doit l'aider à les supporter avec résignation. Il attribue, à la sobriété, sa longue et constante santé, et ce qui lui reste encore d'une bonne constitution; à l'application et à l'économie, l'aisance qu'il s'est procurée de bonne heure, l'acquisition de sa fortune, et des connoissances qui l'ont mis en état d'être un citoyen utile, et lui ont donné quelque réputation parmi les savans; à la sincérité et à la justice, la confiance de son pays, et les emplois honorables dont on l'a revêtu. Enfin, c'est à l'influence de toutes ces vertus, quelqu'imparfaitement qu'il ait pu les atteindre, qu'il croit devoir cette égalité d'humeur et cette gaieté dans la conversation, qui fait encore rechercher sa compagnie, même par des gens plus jeunes que lui. Il espère que quelques-uns de ses descendans suivront cet exemple, et s'en trouveront bien.

On remarquera que, quoique mon plan ne fût pas entièrement sans rapport avec la religion, il ne s'y trouvoit pas de traces d'aucun dogme: je l'avois évité à dessein, car j'étois persuadé de l'utilité et de l'excellence de ma méthode; je croyois qu'elle devoit être utile aux hommes, quelle que fût leur religion, et me proposois de la publier quelque jour.

J'avois dessein d'écrire un petit commentaire sur chaque vertu, dans lequel j'aurais fait voir l'avantage de les posséder, et les maux qui suivent les vices qui leur sont opposés; j'aurois intitulé mon livre: l'Art de la Vertu, parce qu'il auroit montré les moyens et la manière d'acquérir la vertu, ce qui l'auroit distingué d'une simple exhortation qui, n'indiquant pas les moyens de parvenir à être homme de bien, ressemble au langage de celui dont, pour employer l'expression d'un apôtre, la charité n'est qu'en paroles, et qui, sans montrer à ceux qui sont nuds et qui ont faim, les moyens d'avoir des habits et des vivres, les exhorte à se nourrir et à s'habiller. (Jacques, chapitre XI, vers. 15, 16).

Mais les choses ont tourné, de manière que mon intention d'écrire et de publier ce commentaire, n'a jamais été remplie. De temps en temps, à la vérité, je mettois, par écrit, de courtes notes sur les sentimens, les raisonnemens, etc. que j'y devois employer, et j'en ai encore quelques-unes; mais l'attention particulière qu'il m'a fallu donner, dans les premières années de ma vie, à mes affaires personnelles, et, depuis, aux affaires publiques, m'ont obligé de le remettre à d'autre temps; et, comme il est lié, dans mon esprit, avec un grand et vaste projet, dont l'exécution demande un homme tout entier, et dont une succession imprévue d'emplois m'a empêché de m'occuper jusqu'à présent, il est resté imparfait.

J'avois dessein de prouver, dans cet ouvrage, qu'en considérant seulement la nature de l'homme, les actions vicieuses n'étoient pas nuisibles, parce qu'elles étoient défendues, mais qu'elles sont défendues, parce qu'elles sont nuisibles; qu'il est de l'intérêt, de ceux même qui ne souhaitent que le bonheur d'ici-bas, d'être vertueux; et, considérant qu'il y a toujours, dans le monde, beaucoup de riches commerçans, de princes, de républiques, qui ont besoin, pour l'administration de leurs affaires, d'agens honnêtes, et qu'ils sont rares, j'aurais entrepris de convaincre les jeunes gens, qu'il n'y a point de qualités plus capables de conduire un homme pauvre à la fortune, que la probité et l'intégrité.

Ma liste des vertus n'en contenoit d'abord que douze; mais un quaker de mes amis m'avertit, avec bonté, que je passois généralement pour être orgueilleux; que j'en donnois souvent des preuves; que, dans la conversation, non content d'avoir raison lorsque je disputois quelque point, je voulois encore prouver aux autres qu'ils avoient tort; que j'étois, de plus, insolent; ce dont il me convainquit, en m'en rapportant différens exemples. Je résolus d'entreprendre de me guérir, s'il étoit possible, de ce vice ou de cette folie, en même temps que des autres, et j'ajoutai sur ma liste l'humilité.

Je ne puis pas me vanter d'un grand succès pour l'acquisition réelle de cette vertu; mais j'ai beaucoup gagné, quant à son apparence. Je me prescrivis la règle d'éviter de contredire directement l'opinion des autres, et je m'interdis toute assertion positive en faveur de la mienne. J'allai même, conformément aux anciennes loix de notre Junto75, jusqu'à m'interdire l'usage d'aucune expression qui marquât une opinion définitivement arrêtée, comme certainement, indubitablement, et j'adoptai, à leur place: je conçois, je soupçonne, ou j'imagine qu'une chose est ainsi, ou il me paroît, en ce moment, que.—Quand quelqu'un affirmoit une chose qui me paraissoit être une erreur, je me refusois le plaisir de le contredire brusquement, et de lui montrer sur-le-champ quelqu'absurdité dans sa proposition; et, dans ma réponse, je commençois par observer que, dans certains cas ou certaines circonstances, son opinion seroit juste; mais que, dans celle dont il étoit question, il me sembloit qu'il y avoit quelque différence, etc.

Je reconnus bientôt l'avantage de ce changement dans mes manières: les conversations dans lesquelles je m'engageois en devinrent plus agréables; le ton modeste avec lequel je proposois mes opinions, leur procuroit un plus prompt accueil et moins de contradictions; je n'éprouvois pas autant de mortifications, lorsqu'il se trouvoit que j'avois tort, et j'obtenois plus facilement des autres, d'abandonner leurs erreurs et de se réunir à moi, lorsqu'il arrivoit que j'avois raison.

Cette disposition, à laquelle je ne pus pas d'abord m'assujétir sans faire quelque violence à mon penchant naturel, me devint, à la fin, si facile et si habituelle, que personne, depuis cinquante ans peut-être, n'a pu, je crois, s'appercevoir qu'il me soit échappé une seule expression tranchante. C'est à cette habitude, jointe à ma réputation d'intégrité, que je dois principalement d'avoir obtenu, de bonne heure, une grande confiance parmi mes concitoyens, lorsque je leur ai proposé de nouvelles institutions, ou quelques changemens aux anciennes, et une si grande influence dans les assemblées publiques, lorsque j'en suis devenu membre; car je n'étois qu'un mauvais orateur, jamais éloquent, souvent sujet à hésiter, rarement correct dans mes expressions, et cependant, je fesois généralement prévaloir mon avis.

Aucune de nos dispositions naturelles n'est peut-être plus difficile à dompter que l'orgueil. Qu'on le mortifie, qu'on lui fasse la guerre, qu'on le terrasse, qu'on l'étouffe vivant, il perce de nouveau; il se montre de temps en temps. Vous l'appercevrez, sans doute, souvent dans cette histoire, peut-être au moment même où je parle de le subjuguer, et vous pourrez me retrouver orgueilleux jusque dans mon humilité.

Notes

[74] Ce morceau qui se rapporte à l'année 1730 ou 1731, et fait suite à ce que Franklin a écrit des Mémoires de sa Vie, a été tiré, à Philadelphie, d'un manuscrit prêté au citoyen Delessert. Ce dernier, qui l'a déjà fait insérer dans la Décade, a bien voulu permettre qu'il reparût ici.

[75] Nom du club formé à Philadelphie par Franklin.

LE CHEMIN DE LA FORTUNE,
OU
LA SCIENCE
DU BONHOMME RICHARD76.

Bénévole lecteur!

J'ai ouï dire que rien ne fait autant de plaisir à un auteur que de voir ses ouvrages respectueusement cités par d'autres écrivains. Jugez donc combien je dus être content d'une aventure que je vais vous rapporter.

Passant dernièrement à cheval dans un endroit, où il y avoit beaucoup de monde rassemblé pour une vente publique, je m'arrêtai. Il n'étoit pas encore l'heure de faire la vente, et en attendant qu'on commençât, la compagnie causoit sur la dureté des temps. Quelqu'un s'adressant à un homme à cheveux blancs, simplement et proprement mis, lui dit:—«Et vous, père Abraham, que pensez-vous de ce temps-ci? Ne croyez-vous pas que le fardeau des impôts ruinera entièrement le pays? Car comment ferons-nous pour les payer? Que nous conseillez-vous?»

Le père Abraham se leva et répondit:—«Si vous voulez savoir ma façon de penser, je vais vous la dire brièvement; car un mot suffit à qui sait entendre, comme dit le bonhomme Richard».—Tout le monde se réunit pour engager le père Abraham à parler, et l'assemblée ayant formé un cercle autour de lui, il tint le discours suivant:

«Mes amis, il est certain que les impôts sont très-lourds. Si nous n'avions à payer que ceux que le gouvernement met sur nous, nous pourrions les trouver moins considérables: mais nous en avons beaucoup d'autres, qui sont bien plus onéreux pour quelques-uns d'entre nous. L'impôt de notre paresse nous coûte le double de la taxe du gouvernement; notre orgueil le triple, et notre folie le quadruple. Ces impôts sont tels, qu'il n'est pas possible aux commissaires d'y faire la moindre diminution. Cependant, si nous voulons suivre un bon conseil, il y a encore quelqu'espoir pour nous. Dieu aide ceux qui s'aident eux-mêmes, comme dit le bonhomme Richard.

»S'il existait un gouvernement, qui obligeât les sujets à donner la dixième partie de leur temps pour son service, on le trouveroit assurément très-dur: mais la plupart d'entre nous sont taxés par leur paresse d'une manière beaucoup plus forte. La paresse occasionne des incommodités et raccourcit nécessairement la vie. La paresse, semblable à la rouille, use bien plus promptement que le travail: mais la clef, dont on se sert est toujours claire, comme dit encore le bonhomme Richard.—Si vous aimez la vie, ne prodiguez pas le temps; car, comme dit encore le bonhomme Richard, c'est l'étoffe dont la vie est faite. Nous donnons au sommeil bien plus de temps qu'il ne faut, oubliant que le renard qui dort n'attrape point de poules, et que nous aurons assez le temps de dormir dans la tombe, comme dit le bonhomme Richard.

»Si le temps est la plus précieuse de toutes les choses, prodiguer le temps doit être, comme dit le bonhomme Richard, la plus grande des prodigalités; puisque, comme il nous l'apprend ailleurs, le temps perdu ne se retrouve jamais, et que ce que nous appelons assez de temps, se trouve toujours fort peu de temps.—Agissons donc, pendant que nous le pouvons, et agissons à propos. Avec de l'assiduité, nous ferons beaucoup plus avec moins de peine. La paresse rend tout difficile, et le travail tout aisé. Celui qui se lève tard a besoin d'agir toute la journée, et peut à peine avoir fini ses affaires le soir. D'ailleurs, la paresse va si lentement que la pauvreté l'a bientôt attrapée. Conduisez vos affaires, et ne vous laissez jamais conduire par elles. Un homme qui se couche de bonne heure, et se lève matin, dit le bonhomme Richard, devient bien portant, riche et sage.

»Que signifient donc les désirs, les espérances de temps plus heureux? Nous pouvons rendre le temps meilleur si nous savons agir.—L'activité n'a pas besoin de former des vœux; celui qui vit d'espérance mourra de faim. Il n'y a point de profit sans peine. Je dois me servir de mes mains, puisque je n'ai point de terre; ou, si j'en ai, elle est fortement imposée. Le bonhomme Richard dit que celui qui a un métier a un fonds de terre, et que celui qui a une profession a un emploi utile et honorable. Mais il faut alors qu'on fasse valoir son métier et qu'on suive sa profession; sans quoi ni le fonds de terre, ni l'emploi ne nous aideront à payer les taxes.

»Si nous sommes laborieux, nous ne mourrons jamais de faim. La faim regarde la porte de l'homme qui travaille, mais elle n'ose pas y entrer. Les commissaires et les huissiers la respectent également; car l'activité paie les dettes, et le désespoir les augmente. Vous n'avez besoin ni de trouver un trésor, ni d'hériter d'un riche parent: le travail est le père du bonheur, et Dieu donne tout à ceux qui s'occupent.

»Tandis que les fainéans dorment, labourez profondément votre champ; vous recueillerez du bled et pour votre consommation, et pour vendre. Labourez aujourd'hui, car vous ne savez pas combien vous pourrez en être empêché demain. C'est ce qui a fait dire au bonhomme Richard: Un aujourd'hui vaut mieux que deux demain; et ensuite: Ne remettez jamais à demain ce que vous pouvez faire aujourd'hui.

»Si vous étiez domestique ne seriez-vous pas honteux qu'un bon maître vous trouvât les bras croisés. Eh bien! puisque vous êtes votre propre maître, rougissez lorsque vous vous surprenez vous-même dans l'oisiveté, tandis que vous avez tant à faire pour vous-même, pour votre famille, pour votre patrie.—Ne mettez point de gants pour prendre vos outils. Souvenez-vous que le bonhomme Richard dit qu'un chat ganté n'attrape point de souris.—Il est vrai, qu'il y a beaucoup à faire, et peut-être manquez-vous de force. Mais ayez de la persévérance, et vous en verrez les bons effets. L'eau qui tombe constamment goutte à goutte finit par user la pierre. Avec de la patience une souris coupe un cable; et de petits coups répétés abattent de grands chênes.

»Il me semble entendre quelqu'un d'entre vous me dire:—Ne faut-il donc pas se permettre quelques instans de loisir?—Mon ami, je veux vous apprendre ce que dit le bonhomme Richard. Si vous voulez avoir du repos, employez bien votre temps; et puisque vous n'êtes pas sûr d'une minute, gardez-vous de perdre une heure.—Le loisir est un temps qu'on peut employer à quelque chose d'utile. L'homme laborieux se procure ce loisir, mais le paresseux ne l'obtient jamais; car une vie tranquille et une vie oisive sont deux choses fort différentes.—Bien des gens voudraient vivre sans travailler, et par leur esprit seulement; mais ils n'ont pas assez de fonds pour cela. Le travail, au contraire, mène toujours à sa suite la satisfaction, l'abondance et le respect.—Les plaisirs courent après ceux qui les fuient. La fileuse vigilante ne manque jamais de chemise. Depuis que j'ai des brebis et une vache, chacun me souhaite le bon jour.

»Mais indépendamment de notre industrie, il faut que nous ayons de la constance, de la résolution, des soins; que nous voyions nos affaires avec nos propres yeux, et que nous ne nous en rapportions pas trop aux autres. Le bonhomme Richard dit: Je n'ai jamais vu un arbre qu'on transplante souvent, ni une famille qui déménage plusieurs fois dans l'année, prospérer autant que ceux qui ne changent point de place.—Trois déménagemens, dit-il encore, font le même tort qu'un incendie.—Conservez votre boutique et votre boutique vous conservera.—Si vous voulez que vos affaires se fassent, allez-y vous-même; si vous ne voulez pas qu'elles soient faites, envoyez-y.—Celui qui veut prospérer par la charrue, doit la conduire lui-même.—L'œil du maître fait plus que ses deux mains.—Le défaut de soin fait plus de tort que le défaut de savoir.—Ne pas surveiller vos ouvriers, c'est laisser votre bourse à leur discrétion.—Le trop de confiance dans les autres est la ruine de bien des gens; car dans les affaires de ce monde, ce n'est pas par la foi qu'on se sauve, mais c'est en n'en ayant pas.

»Les soins qu'on prend pour soi-même sont toujours utiles.—Si vous voulez avoir un serviteur fidèle et que vous aimiez, servez-vous vous-même.—Une petite négligence peut occasionner un grand mal, dit le bonhomme Richard. Faute d'un clou, le fer d'un cheval se perd; faute d'un fer, on perd le cheval; et faute d'un cheval, le cavalier est lui-même perdu, parce que son ennemi l'atteint et le tue. Tout cela ne vient que d'avoir négligé un clou de fer à cheval.

»Mes amis, en voilà assez sur le travail et sur l'attention que chacun doit donner à ses affaires: mais à cela, il faut ajouter la tempérance, si nous voulons être plus sûrs du succès de notre travail.

»Un homme qui ne sait pas épargner à mesure qu'il gagne, mourra sans laisser un sou, après avoir eu toute sa vie le nez collé sur son ouvrage. Une cuisine grasse rend un testament maigre, dit le bonhomme Richard. Depuis que pour faire les honneurs d'une table à thé, les femmes ont négligé de filer et de tricoter, et que pour boire du punch, les hommes ont quitté la hache et le marteau, bien des fortunes se dissipent en même-temps qu'on les gagne.—Si vous voulez être riche, songez à ménager ce que vous acquérez. L'Amérique n'a pas enrichi les Espagnols, parce que leurs dépenses sont plus considérables que leurs revenus.

»Renoncez donc à vos folies dispendieuses et vous aurez bien moins à vous plaindre de la dureté des temps, du poids des impôts, et de la difficulté d'entretenir vos maisons; car les femmes, le vin, le jeu et la mauvaise foi, font qu'on trouve sa fortune petite et ses besoins très-grands. Il en coûte aussi cher pour maintenir un vice que pour élever deux enfans. Vous vous imaginez, peut-être, qu'un peu de thé, un peu de punch, de temps en temps, une table un peu mieux servie, des habits plus beaux, et quelque petite partie de plaisir, ne peuvent être de grande conséquence. Mais souvenez-vous que beaucoup de petites choses font une masse considérable. Prenez garde aux menues dépenses. Une petite voie d'eau, fait périr un grand navire, dit le bonhomme Richard. Le goût des friandises conduit à la mendicité. Les fous donnent des repas, et les sages les mangent.

»Vous êtes ici tous rassemblés pour une vente de meubles élégans et de bagatelles fort chères. Vous appelez cela des biens; mais, si vous n'y prenez garde, il en résultera du mal pour quelqu'un de vous. Vous comptez que tout cela sera vendu bon marché. Peut-être le sera-t-il, en effet, pour beaucoup moins qu'il ne coûte. Mais si vous n'en avez pas besoin, cela sera toujours trop cher pour vous. Rappelez-vous les maximes du bonhomme Richard: si vous achetez ce qui vous est inutile, vous ne tarderez pas à vendre ce qui vous est nécessaire. Avant de profiter d'un bon marché, réfléchissez un moment. Richard pense, sans doute, que le bon marché n'est qu'illusoire, et qu'en vous gênant dans vos affaires, il vous fait plus de mal que de bien.

»Voici encore deux dictons du Bonhomme.—Beaucoup de gens ont été ruinés pour avoir fait de bons marchés. C'est une folie d'employer son argent à acheter un repentir.—Cependant, cette folie se fait tous les jours dans les ventes, faute de se souvenir de l'almanach du bonhomme Richard.—Pour le plaisir de porter de beaux habits, dit-il, beaucoup de gens vont le ventre vide, et laissent leur famille manquer de pain.—Les étoffes de soie, le satin, le velours, l'écarlate, éteignent le feu de la cuisine. Loin d'être nécessaires, ces étoffes peuvent être à peine regardées comme des choses commodes; mais parce qu'elles paroissent jolies, combien de gens sont tentés de les avoir!

»Par ces extravagances, et d'autres pareilles, les gens du bon ton sont gênés, se ruinent et sont ensuite forcés d'emprunter de ceux qu'ils avoient méprisés, mais qui, par leur travail et leur sobriété ont su se maintenir dans leur état.—C'est ce qui prouve, comme l'observe le bonhomme Richard, qu'un laboureur sur ses pieds est plus grand qu'un gentilhomme à genoux.

»Peut-être que ceux qui sont ruinés avoient hérité d'une fortune honnête, mais sans savoir par quels moyens elle avoit été acquise, et ils pensoient que puisqu'il étoit jour, il ne feroit jamais nuit. Mais, dit le bonhomme Richard, à force de prendre à la huche, sans y rien mettre, on en trouve bientôt le fond, et quand le puits est sec, on connoît tout le prix de l'eau. Mais c'est ce qu'on auroit su d'abord si l'on avoit consulté le Bonhomme.—Voulez-vous apprendre ce que vaut l'argent? Essayez d'en emprunter. Celui qui va faire un emprunt, va chercher une mortification, dit le bonhomme Richard; et certes, autant en fait celui qui, après avoir prêté à certaines gens, redemande son dû.

»Les avis du bonhomme Richard vont plus loin. L'orgueil de se parer, dit-il, est une malédiction. Quand vous en êtes atteint, consultez votre bourse avant de consulter votre fantaisie: l'orgueil est un mendiant qui crie aussi haut que le besoin, et est bien plus insatiable. Quand vous avez acheté une jolie chose, il faut que vous en achetiez encore dix autres afin d'être assorti.—Mais, dit le bonhomme Richard, il est plus aisé de réprimer la première fantaisie que de satisfaire toutes celles qui la suivent. Il est aussi fou au pauvre de vouloir singer le riche, qu'il l'est à la grenouille de s'enfler pour devenir l'égale d'un bœuf. Les grands vaisseaux peuvent se hasarder en pleine mer: mais les petits bateaux doivent se tenir près du rivage.

»Les folies de l'orgueil sont bientôt punies; car, comme le dit le bonhomme Richard, l'orgueil qui dîne de vanité, soupe de mépris. Il dit encore: L'orgueil déjeune avec l'abondance, dîne avec la pauvreté, et soupe avec la honte.—Mais après tout, à quoi sert cette vanité de paroître, pour laquelle on se donne tant de peine et l'on s'expose à de si grands dangers? Elle ne peut ni nous conserver la santé, ni adoucir nos souffrances; et sans augmenter notre mérite, elle nous rend l'objet de l'envie, et accélère notre ruine.

»Mais quelle folie n'y a-t-il pas à s'endetter pour des superfluités? Dans la vente qu'on va faire ici, l'on nous offre six mois de crédit; et peut-être cela a-t-il engagé quelques-uns de nous à s'y trouver, parce que, n'ayant point d'argent comptant, ils espèrent de satisfaire leur fantaisie, sans rien débourser. Mais, hélas! songez bien à ce vous que faites, quand vous vous endettez. Vous donnez à un autre des droits sur votre liberté. Si vous ne pouvez pas payer au terme fixé, vous rougirez de voir votre créancier; vous ne lui parlerez qu'avec crainte; vous vous abaisserez à vous excuser auprès de lui, d'une manière rampante; peu-à-peu, vous perdrez votre franchise, et vous vous déshonorerez par de misérables menteries. Le bonhomme Richard observe que la première faute est de s'endetter, et la seconde de mentir.—Les dettes portent le mensonge sur leur dos, dit-il ailleurs.

»Un anglais, né libre, ne devroit jamais rougir ni craindre de parler à qui que ce puisse être. Mais la pauvreté ôte à l'homme toute espèce de courage et de vertu. Il est difficile qu'un sac vide puisse se tenir de bout.

»Que penseriez-vous d'un prince ou d'un gouvernement qui vous défendroit, par un édit, de vous habiller comme les personnes de distinction, sous peine d'emprisonnement ou de servitude?—Ne diriez-vous pas que vous êtes nés libres; que vous avez le droit de vous vêtir à votre fantaisie; que l'édit est contraire à vos priviléges et le gouvernement tyrannique? Cependant, vous vous soumettez volontairement à cette tyrannie, quand vous vous endettez pour vous parer!

»Votre créancier a le droit de vous priver de votre liberté, en vous confinant dans une prison pour toute votre vie, ou en vous vendant comme un esclave, si vous n'êtes pas en état de le payer.

»Quand vous avez fait un marché, vous ne songez, peut-être, guère au paiement. Mais, comme dit le bonhomme Richard, les créanciers ont meilleure mémoire que les débiteurs. Les créanciers sont une secte superstitieuse et grande observatrice des nombres de jours, et des temps précis. L'échéance de votre dette arrive sans que vous y preniez garde, et l'on vous en fait la demande, avant que vous vous soyez préparé à y satisfaire. Si au contraire, vous pensez à ce que vous devez, le terme qui sembloit d'abord si long, vous paroîtra, en s'approchant, extrêmement court. Vous vous imaginerez que le temps aura mis des ailes à ses talons, comme il en a à ses épaules.—Le carême n'est jamais long pour ceux qui doivent payer à pâques.

»Peut-être vous croyez-vous, en ce moment, dans un état prospère, qui vous permet de satisfaire impunément quelque petite fantaisie. Mais épargnez pour le temps de la vieillesse et du besoin, pendant que vous le pouvez. Le soleil du matin ne dure pas tout le jour. Le gain est incertain et passager; mais la dépense est continuelle. Le bonhomme Richard dit qu'il est plus aisé de bâtir deux cheminées que d'entretenir du feu dans une. Ainsi, couchez-vous sans souper, plutôt que de vous lever avec des dettes. Gagnez tout ce qu'il vous est possible de gagner et sachez le conserver: c'est-là la pierre philosophale qui changera votre plomb en or; et quand vous posséderez cette pierre, bien est-il sûr que vous ne vous plaindrez plus de la rigueur des temps et de la difficulté de payer les impôts.

»Cette doctrine, mes amis, est celle de la raison et de la prudence. Mais ne vous confiez pourtant pas trop à votre travail, à votre sobriété, à votre économie. Ce sont d'excellentes choses: mais elles vous seront inutiles, sans les bénédictions du ciel. Demandez donc humblement ces bénédictions. Ne soyez point insensibles aux besoins de ceux à qui elles sont refusées; au contraire, accordez-leur des consolations et des secours. Souvenez-vous que Job fut pauvre et qu'ensuite il retrouva son opulence.

»Pour conclure ce discours, je vous dirai que l'école de l'expérience est chère: mais, comme le dit le bonhomme Richard, c'est fa seule où les imprudens s'instruisent et encore est-ce fort rare; car il est certain qu'on peut donner un bon avis, mais non pas une bonne conduite. Cependant, rappelez-vous que celui qui ne sait pas recevoir un bon conseil, ne peut pas être utilement secouru; et si vous ne voulez pas écouter la raison, dit encore le bonhomme Richard, elle vous frappera sur toutes les jointures de vos membres.»

Le vieil Abraham finit ainsi sa harangue. Les gens qui l'avoient écouté et approuvé, ne manquèrent pourtant pas de faire aussitôt le contraire de ce que prescrivoient ses maximes. Ils agirent comme s'ils venoient d'entendre un sermon ordinaire; car dès que la vente commença, ils achetèrent à l'envi et de la manière la plus extravagante.

Je vis que le bonhomme avait soigneusement étudié mon almanach, et mis en ordre tout ce que j'avois dit sur le travail et l'économie, durant l'espace de vingt-cinq ans. Les fréquentes citations qu'il avoit faites de moi, auroient été ennuyeuses pour tout autre: mais ma vanité en fut merveilleusement flattée, quoique je fusse bien certain que la dixième partie de la sagesse qu'il m'attribuoit, ne m'appartenoit pas, et que je n'avois fait que recueillir quelques maximes du bon sens de tous les siècles et de toutes les nations.

Cependant, je résolus de faire mon profit de ce que je venois d'entendre répéter; et quoique j'eusse d'abord eu envie d'acheter de l'étoffe pour un habit neuf, je me retirai dans la résolution de faire durer le vieux un peu plus long-temps.—Lecteur, si vous pouvez en faire de même, vous y gagnerez autant que moi.

Richard Saunders.