Notes

[26] Nombres, chap. 14.

[27] Nombres, chap. 14, vers. 3.—«Et ils se réunirent tous contre Moyse et Aaron, et leur dirent: Vous prenez trop sur vous. Vous savez que toutes les assemblées sont saintes, ainsi que chaque membre de ces assemblées: pourquoi donc vous élevez-vous au-dessus de l'assemblée?»

[28] Nombres, chap. 7.

[29] Exode, chap. 35, vers. 22.

[30] Nombres, chap. 3, et Exode, chap. 30.

[31] Nombres, chap. 14, vers. 13.—«Tu regardes comme peu de chose de nous avoir ôtés d'une terre où coule le lait et le miel, et de nous faire périr dans le désert, pourvu que tu deviennes notre prince absolu».

[32] Nombres, chap. 3.

[33] Exode, chap. 30.

[34] Nombres, chap. 14.

SUR L'ÉTAT INTÉRIEUR
DE L'AMÉRIQUE,
OU
TABLEAU DES VRAIS INTÉRÊTS
DE CE VASTE CONTINENT.

La tradition rapporte que les premiers Européens qui s'établirent à la Nouvelle-Angleterre, éprouvèrent beaucoup de peines et de difficultés, comme cela arrive ordinairement quand un peuple civilisé fonde une colonie dans un pays sauvage. Ils étoient portés à la piété, et ils demandoient des secours au ciel, par des prières et des jeûnes fréquens. Cet objet de leurs méditations constantes et de leurs entretiens, tenoit leurs esprits dans la tristesse et le mécontentement; et semblables aux enfans d'Israël, plusieurs d'entr'eux désiroient de retourner dans cette Égypte, que la persécution les avoit engagés à abandonner.

Un jour qu'on proposa dans une assemblée de proclamer un nouveau jeûne, un fermier, plein de bon sens, se leva et observa:—«Que les inconvéniens auxquels ils étoient exposés, et pour lesquels leurs plaintes avoient si souvent fatigué le ciel, n'étoient pas si grands qu'ils auroient pu le craindre, et qu'ils diminuoient chaque jour, à mesure que la colonie se fortifioit; que la terre commençoit à compenser leur travail et à fournir libéralement à leur subsistance; que la mer et les rivières étoient remplies de poisson; que la température étoit douce, le climat sain; qu'ils pouvoient sur-tout, jouir pleinement de la liberté civile et religieuse; qu'il croyoit donc qu'il falloit s'entretenir de pareils sujets, parce qu'ils étoient plus consolans, plus propres à les rendre contens de leur situation; et qu'il convenoit mieux à la gratitude, qu'ils devoient à l'Être-Suprême, de proclamer, au lieu d'un jeûne, un jour d'action de graces.»

L'avis de ce bon cultivateur fut goûté; et depuis ce moment, les habitans de la colonie ont eu, chaque année, assez de motifs de félicité publique, pour pouvoir en remercier Dieu; et en conséquence, un jour d'action de graces a été constamment ordonné par eux et religieusement observé.

Je vois dans les différentes gazettes des États-Unis, de fréquentes réflexions sur la dureté du temps, la décadence du commerce, la rareté de l'argent.—Mon intention n'est point d'affirmer que ces plaintes sont totalement dénuées de fondement. Il n'y a aucun pays, aucun état, où quelques individus n'éprouvent des difficultés à gagner leur vie; où des gens qui n'ont point de métier lucratif, manquent d'argent, parce qu'ils n'ont rien à donner pour s'en procurer; et il est toujours au pouvoir d'un petit nombre d'hommes, de faire beaucoup de bruit.—Mais observons froidement la situation générale de nos affaires, et peut-être nous paroîtra-t-elle moins triste qu'on ne l'a imaginé.

La grande occupation du continent de l'Amérique septentrionale, est l'agriculture. Four un artisan ou un marchand, nous comptons au moins cent laboureurs qui, pour la plupart, cultivent leurs propres champs, et en retirent non-seulement leur subsistance, mais aussi de quoi se vêtir, de sorte qu'ils ont besoin de fort peu de marchandises étrangères; et qu'ils vendent, en outre, une assez grande quantité de denrées pour accumuler insensiblement beaucoup d'argent.

La providence est si bienfaisante envers ce pays, le climat y est si favorable, qu'à compter des trois ou quatre premières années de son établissement, où nos pères eurent à y supporter beaucoup de peine et de fatigue, on n'y a presque jamais entendu parler de disette: au contraire, quoique quelques années aient été plus ou moins fécondes, nous avons toujours eu assez de provisions pour nous nourrir, et même pour exporter. La récolte de l'année dernière a été généralement abondante; et cependant le fermier n'a jamais vendu aussi cher ce qu'il a livré au commerce, ainsi que l'attestent les prix courans qu'on a publiés. La valeur des terres augmente continuellement, à mesure que la population s'accroît. En un mot, le fermier est en état de donner de si bons gages à ceux qui travaillent pour lui, que tous ceux qui connoissent l'ancien monde, doivent convenir qu'il n'y a pas d'endroit où les manouvriers soient si bien nourris, si bien vêtus, si bien logés, que dans les États-Unis de l'Amérique.

Si nous entrons dans nos cités, nous voyons que, depuis la révolution, les propriétaires des maisons et des terreins qui y sont compris, ont vu considérablement augmenter leur fortune. Les loyers se sont élevés à un prix étonnant; ce qui fait multiplier les bâtisses et fournit du travail à un nombre immense d'ouvriers. L'accroissement du luxe, et la vie splendide de ceux qui sont devenus riches, entretiennent aussi beaucoup de monde. Les ouvriers demandent et obtiennent un prix plus haut que dans aucune autre partie du monde, et ils sont toujours payés comptant. Cette classe n'a donc pas à se plaindre de la dureté du temps; et elle compose une très-grande partie des habitans des villes.

Comme je vis fort loin de nos pêcheries américaines, je ne peux pas en parler avec beaucoup de certitude. Mais j'ai entendu dire que l'estimable classe d'hommes qu'on y emploie, est la moins bien payée, ou qu'elles ont moins de succès qu'avant la révolution. Ceux qui font la pêche de la baleine, ont été privés d'un marché où ils alloient vendre leur huile: mais je sais qu'il s'en ouvre un autre qui pourra leur être également avantageux; et les demandes de chandelle de spermaceti augmentent chaque jour; ce qui conséquemment, en fait hausser le prix.

Restent à présent les détailleurs, ou ceux qui tiennent des boutiques. Quoiqu'ils ne composent qu'une petite partie de la nation, leur nombre est considérable, et même trop pour le genre d'affaires qu'ils ont entrepris; car dans tous les pays, la consommation des marchandises a ses limites, qui sont les facultés du peuple, c'est-à-dire, ses moyens d'acheter et de payer. Si les marchands calculent mal ces proportions, et qu'ils importent trop de marchandises, ils doivent nécessairement trouver difficilement à vendre l'excédent; et quelques-uns d'entr'eux diront que le commerce languit. L'expérience les rendra, sans doute, sages, et ils importeront moins. Si trop d'artisans des villes, et de fermiers de la campagne deviennent marchands, dans l'espoir de mener une vie plus agréable, la quantité d'occupation de ce genre divisée entr'eux tous, est trop peu de chose pour chacun en particulier; et ils doivent se plaindre de la décadence du commerce. Ils disent aussi que cela n'est dû qu'à la rareté de l'argent; tandis que, dans le fait, l'inconvénient provient moins de la diminution des acheteurs, que de la multiplicité des vendeurs; et si les fermiers et les ouvriers qui se sont faits marchands, retournoient à leur charrue et à leurs outils, il y auroit assez de veuves et d'autres femmes pour tenir les boutiques, et elles trouveroient suffisamment à gagner dans ce commerce de détail.

Quiconque a voyagé dans les différentes parties de l'Europe, et a observé combien peu on y voit de gens riches ou aisés, en comparaison des pauvres; combien peu de gens y sont grands propriétaires, en comparaison de la multitude de misérables ouvriers mal payés, et de journaliers déguenillés et souffrant la faim; quiconque, dis-je, se rappelle ce tableau, et contemple l'heureuse médiocrité qui règne dans les états américains, où le cultivateur travaille pour lui-même et entretient sa famille dans une honnête abondance, doit, ce me semble, juger que nous avons raison de bénir la divine providence, qui a mis tant de différence en notre faveur, et être convaincu qu'aucune nation connue, ne jouit d'une plus grande portion de félicité humaine.

Il est vrai que la discorde et l'esprit de parti troublent quelques-uns des États-Unis. Mais regardons en arrière, et demandons-nous s'ils en ont jamais été exempts? Ce mal existe par-tout où fleurit la liberté, et peut-être aide-t-il à la conserver. Le choc des sentimens opposés fait souvent jaillir des étincelles de vérité, qui produisent une lumière politique. Les diverses factions qui nous divisent, tendent toutes au bien public; et il n'y a réellement de différence entr'elles, que dans la manière d'y parvenir. Les choses, les actions, les opinions, tout enfin, se présente à l'esprit sous des points de vue si différens, qu'il n'est pas possible que nous pensions, tous à-la-fois, de la même manière, sur un objet quelconque, tandis qu'à peine le même homme en a la même idée en différens temps. L'esprit de parti est donc le lot commun de l'humanité; et celui qui règne chez nous n'est ni plus dangereux, ni moins utile que celui des autres pays et des autres siècles qui ont joui, au même degré que nous, de l'extrême bonheur d'une liberté politique.

Quelques-uns d'entre nous ne sont pas si inquiets de l'état présent de nos affaires, que de ce qui peut arriver un jour. L'accroissement du luxe les alarme; et ils pensent que c'est-là ce qui nous conduit à grands pas vers notre ruine. Ils remarquent qu'il n'y a jamais de revenu suffisant sans économie; et que toutes les productions annuelles d'un pays peuvent être dissipées en dépenses vaines et inutiles, et la pauvreté succéder à l'abondance.—Cela peut-être. Cependant cela arrive rarement; car il semble qu'il y a chez toutes les nations une plus grande quantité de travail et de frugalité, contribuant à les enrichir, que de paresse et d'oisiveté, tendant à les appauvrir; de sorte que tout balancé, il se fait une accumulation continuelle de richesses.

Songez à ce qu'étoient du temps des anciens Romains, l'Espagne, les Gaules, la Germanie, la Grande-Bretagne, habitées par des peuples presqu'aussi pauvres que nos Sauvages; et considérez les richesses qu'elles possèdent à présent, l'innombrable quantité de villes superbes, de fermes bien établies, de meubles élégans, de magasins remplis de marchandises; sans compter l'argenterie, les bijoux et tout le numéraire. Oui, elles possèdent tout cela, en dépit de leurs gouvernement exacteurs, dispendieux, extravagans, et de leurs guerres destructives. Cependant on n'a jamais gêné, dans ces contrées, ni le luxe, ni les prodigalités de l'opulence.—Ensuite, examinez le grand nombre de fermiers laborieux et sobres, qui habitent l'intérieur des états américains, et composent le corps de la nation, et jugez s'il est possible que le luxe de nos ports de mer puisse ruiner un tel pays.

Si l'importation des objets de luxe pouvoit ruiner un peuple, nous serions probablement ruinés depuis long-temps, car la nation anglaise prétendoit avoir le droit de porter chez nous, non-seulement les superfluités de son pays, mais celles de toutes les autres contrées de la terre. Nous les achetions, nous les consommions; et cependant nous avons prospéré et sommes devenus riches. À présent nos gouvernemens indépendans peuvent faire ce qui leur étoit alors impossible. Ils peuvent diminuer par des impôts considérables ou empêcher par une prohibition sévère, ces sortes d'importations; et nous nous enrichirons davantage, si toutefois, et cela est incertain, le désir de nous parer de beaux habits, d'être bien meublés, d'avoir des maisons élégantes, ne doit pas, en excitant le travail et l'industrie, produire beaucoup plus que ne nous coûtent ces objets.

L'agriculture et les pêcheries des États-Unis sont les grandes sources de l'accroissement de nos richesses. Celui qui sème un grain de bled, est peut-être récompensé de sa peine par quarante grains de bled que la terre lui rend; et celui qui tire un poisson du sein de la mer, en retire une pièce d'argent.

Nous devons être attentifs à ces choses-là, et nous le serons sans doute. Alors, les puissances rivales, avec tous leurs actes prohibitifs, ne pourront pas beaucoup nous nuire. Nous sommes les enfans de la terre et des mers, et semblables à l'Antée de la fable, si en luttant avec un Hercule nous avons quelquefois le dessous, le seul attouchement de nos parens nous rendra la force de renouveler le combat.

AVIS
À CEUX QUI VEULENT ALLER S'ÉTABLIR
EN AMÉRIQUE.

Plusieurs personnes en Europe, sachant que l'auteur de cet avis connoît très-bien l'Amérique septentrionale, lui ont parlé ou écrit pour lui communiquer l'intention où elles sont d'aller s'y établir. Mais il lui semble qu'elles ont formé ce projet par ignorance, et en se fesant de fausses idées de ce qu'on peut se procurer dans le pays où elles veulent se rendre. Ainsi, il croit devoir donner ici quelques notions plus claires que celles qu'on a eues jusqu'à présent sur cette partie du monde, afin de prévenir l'émigration et les voyages dispendieux et infructueux de ceux à qui ne conviennent pas de pareilles entreprises.

Beaucoup de gens s'imaginent que les habitans des États-Unis de l'Amérique sont riches, en état de faire de la dépense, et disposés à récompenser toute sorte de talens; mais qu'en même-temps ils ne connoissent point les sciences, et que par conséquent des étrangers, qui possèdent la littérature et les beaux-arts, doivent être très-estimés dans ces contrées, et assez bien payés pour y devenir bientôt riches. On croit aussi qu'il y a beaucoup d'emplois lucratifs que les gens du pays ne sont pas propres à remplir; et que comme peu de personnes y sont d'une noble origine, les étrangers qui portent un nom distingué doivent y être très-respectés, obtenir les meilleures places et y faire fortune.—On va jusqu'à se flatter que, pour encourager l'émigration des Européens, les divers gouvernemens des États-Unis, non-seulement payent le voyage de ceux qui viennent pour s'établir chez eux, mais leur font présent à leur arrivée, de terres, de nègres, de bétail et d'instrumens de labourage.

Toutes ces choses-là sont imaginaires; et ceux qui fondent leurs espérances sur cela, et passent en Amérique, sont sûrement bien trompés.

La vérité est que quoique dans ce pays il y ait très-peu de gens aussi misérables que les classes pauvres d'Europe, il y en a aussi très-peu qu'on pût regarder en Europe comme riches. On y trouve plutôt une heureuse et générale médiocrité. On y voit peu de grands propriétaires de terres, et peu de fermiers qui cultivent les terres des autres. La plupart des Américains labourent leurs propres champs, exercent quelque métier ou font quelque commerce. Il en est très-peu d'assez riches pour vivre dans l'oisiveté, et pour payer aussi chèrement, qu'on le fait en Europe, les tableaux, les statues, l'architecture et les autres productions des arts, qui sont plus curieuses qu'utiles. Aussi ceux qui sont nés en Amérique avec le goût de cultiver ces arts, ont communément quitté leur patrie, et sont allés s'établir en Europe, où ils pouvoient être mieux récompensés.

Certes, la connoissance des belles-lettres et de la géométrie est très-estimée dans les États-Unis; mais elle y est, en même-temps, plus commune qu'on ne le pense. Il y a déjà neuf grands colléges ou universités; savoir quatre à la Nouvelle-Angleterre35, et un dans chacune des provinces de New-York, de New-Jersey, de Pensylvanie, de Maryland et de Virginie. Ces universités ont des professeurs très-savans. Il y a, en outre, un grand nombre de petits colléges, ou d'écoles; et l'on apprend à beaucoup de jeunes gens les langues, la théologie, la jurisprudence et la médecine.

Il n'est nullement défendu aux étrangers d'exercer ces professions; et le rapide accroissement de la population dans toutes les parties des États-Unis, leur promet une occupation qu'ils peuvent partager avec les gens du pays. Il y a peu d'emplois civils, et il n'y en a point d'inutile comme en Europe. D'ailleurs, l'on a établi pour règle, dans quelques-unes de nos provinces, qu'aucune place ne seroit assez lucrative, pour tenter la cupidité de ceux qui voudroient la remplir. Le trente-sixième article de la constitution de Pensylvanie, dit expressément:—«Comme pour conserver son indépendance, tout homme libre, qui n'a point une propriété suffisante, doit avoir quelque profession, métier, commerce ou ferme qui le fasse subsister honnêtement, il n'est pas nécessaire de créer des emplois lucratifs; parce que leur effet ordinaire est d'inspirer à ceux qui les possèdent ou qui les postulent, un esprit de dépendance et de servitude, indigne d'hommes libres. Ainsi, toutes les fois que les émolumens d'un emploi augmenteront au point de le faire désirer à plusieurs personnes, il faudra que la législature en diminue les profits.»

Ces idées ont été plus ou moins adoptées par tous les États-Unis. Or, il ne vaut pas la peine qu'un homme, qui a quelque moyen de vivre chez lui, s'expatrie dans l'espoir d'obtenir une place avantageuse en Amérique. Quant aux emplois militaires, il n'y en a plus depuis la fin de la guerre, puisque les armées ont été licenciées.

Il convient encore moins d'aller dans les États-Unis, lorsqu'on n'a à y porter qu'une naissance illustre. En Europe, cela peut être de quelque prix: mais une pareille marchandise ne peut être offerte dans un plus mauvais marché qu'en Amérique, où, en parlant d'un étranger, les habitans demandent, non pas qui il est, mais ce qu'il sait faire. S'il a quelque talent utile, il est bien accueilli; et s'il exerce son talent et qu'il se conduise bien, il est respecté par tous ceux qui le connoissent. Mais celui qui n'est qu'homme de qualité, et qui, par rapport à cela, veut obtenir un emploi et vivre aux dépens du public, est rebuté et méprisé.

Le laboureur et l'artisan sont honorés en Amérique, parce que leur travail est utile. Les habitans y disent que Dieu lui-même est un artisan, et le premier de l'univers; et qu'il est plus admiré, plus respecté, à cause de la variété, de la perfection, de l'utilité de ses ouvrages, que par rapport à l'ancienneté de sa famille.—Ils aiment beaucoup à citer l'observation d'un nègre, qui disoit:—«Boccarorra36 fait travailler l'homme noir, le cheval, le bœuf, tout, excepté le cochon.—Le cochon mange, boit, se promène, dort quand il veut, et vit comme un gentilhomme.»—

D'après cette façon de penser des Américains, l'un d'entr'eux croiroit avoir beaucoup plus d'obligation à un généalogiste qui pourroit lui prouver que, depuis dix générations, ses ancêtres ont été laboureurs, forgerons, charpentiers, tourneurs, tisserands, taneurs, même cordonniers, et que conséquemment ils étoient d'utiles membres de la société, que s'il lui démontroit qu'ils étoient seulement nobles, ne fesant rien de profitable, vivant nonchalamment du travail des autres, ne sachant que consommer les fruits de la terre37, et n'étant enfin propres à rien, jusqu'à ce qu'à leur mort, leurs biens ont été dépecés comme le cochon gentilhomme du nègre.

Quant aux encouragemens que le gouvernement donne aux étrangers, ils ne sont réellement que ce qu'on doit attendre de la liberté et des loix sages. Les étrangers sont bien reçus en Amérique, parce qu'il y a assez de place pour tous; et les habitans n'en sont point jaloux. Les loix les protégent assez, pour qu'ils n'aient besoin de l'appui d'aucun homme en place; et chacun d'eux peut jouir en paix du produit de son industrie. Mais s'ils n'apportent point de fortune, il faut qu'ils soient laborieux et qu'ils travaillent pour vivre. Une ou deux années de séjour leur donnent tous les droits de citoyen. Mais le gouvernement ne fait point aujourd'hui ce qu'il pouvoit faire autrefois. Il n'engage plus les étrangers à s'établir, en payant leur passage, et leur donnant des terres, des nègres, du bétail, des instruments de labourage, ou en leur fesant aucune autre espèce d'avances. En un mot, l'Amérique est la terre du travail, et non point ce que les Anglais appellent une contrée de fainéans38; et les Français un pays de cocagne, où les rues sont pavées de miches, les maisons couvertes d'omelettes, et où les poulets volent tout rôtis, en criant: Approchez-vous pour nous manger.

Quels sont donc les hommes auxquels il peut être avantageux de passer en Amérique? Et quels sont les avantages qu'ils peuvent raisonnablement s'y promettre?

La terre est à bon marché dans ces contrées, à cause des vastes forêts qui manquent d'habitans, et qui probablement en manqueront encore plus d'un siècle. La propriété de cent acres d'un sol fertile, couvert de bois en divers endroits, voisin des frontières, peut s'acquérir pour huit ou dix guinées. Ainsi, des jeunes gens laborieux qui s'entendent à cultiver le bled et à soigner le bétail, ce qui se fait dans ces contrées à-peu-près comme en Europe, ont de l'avantage à aller s'y établir. Quelques épargnes sur les bons gages qu'ils y recevront pendant qu'ils travailleront pour les autres, les mettront bientôt à même d'acheter de la terre et de commencer à la défricher. Ils seront aidés par des voisins de bonne volonté, et ils trouveront du crédit. Beaucoup de pauvres colons, sortis d'Angleterre, d'Irlande, d'Écosse et d'Allemagne, sont, de cette manière, devenus, en peu d'années, de riches fermiers; mais s'ils étoient restés dans leur pays, où toutes les terres sont occupées et le prix des journaliers fort médiocre, ils ne se seroient jamais élevés au-dessus de la triste condition dans laquelle ils étoient nés.

La salubrité de l'air, la bonté du climat, l'abondance de bons alimens, la facilité qu'on a à se marier de bonne heure, par la certitude de ne pas manquer de subsistance en cultivant la terre, font que l'accroissement de la population est très-rapide en Amérique; et elle le devient encore davantage par l'immigration des étrangers. Aussi, on y voit sans cesse augmenter le besoin des ouvriers de toute espèce, pour construire des maisons aux agriculteurs, et leur faire les meubles et ustensiles grossiers qu'il ne seroit pas aussi commode de faire venir d'Europe.

Des ouvriers qui peuvent faire passablement les choses dont je viens de parler, sont sûrs de ne pas manquer d'occupation et d'être bien payés, car rien ne gêne les étrangers qui veulent travailler, et ils n'ont pas même besoin de permission pour cela. S'ils sont pauvres, ils commencent par être domestiques ou journaliers; et s'ils sont sobres, laborieux, économes, ils deviennent bientôt maîtres, s'établissent, se marient, élèvent bien leurs enfans, et sont des citoyens respectables.

Les gens qui, ayant une médiocre fortune, et une nombreuse famille, désirent d'élever leurs enfans au travail, et de leur assurer une propriété, peuvent aussi passer en Amérique. Ils y trouveront des ressources dont ils manquent en Europe. Là, ils pourront apprendre et exercer des arts mécaniques, sans que cela leur procure aucun désagrément. Au contraire, leur travail leur attirera du respect. Là, de petits capitaux employés à acheter des terres qui acquièrent chaque jour plus de prix par l'accroissement de la population, donnent à ceux qui en font cet usage, la certitude de laisser d'assez grandes fortunes à leurs enfans.

L'auteur de cet écrit a vu plusieurs exemples de grands terrains, achetés à raison de dix livres sterlings pour cent acres, dans le pays, qu'on appeloit alors les frontières de la Virginie, lesquels, au bout de vingt ans, ayant été défrichés, et se trouvant en-deçà de nouveaux établissemens, ont été vendus trois livres sterlings l'acre. L'acre américain est le même que l'acre anglais et l'acre de Normandie39.

Ceux qui veulent connoître le gouvernement des Américains, doivent lire les constitutions des différens États-Unis, et les articles de confédération qui les lient les uns aux autres, sous la direction d'une assemblée générale, appelée Congrès. Ces constitutions ont été imprimées en Amérique, par ordre du congrès. L'on en a fait deux éditions à Londres, et la traduction française en a été publiée dernièrement à Paris.

Depuis quelque temps, divers princes de l'Europe, croyant qu'il y auroit de l'avantage pour eux à multiplier les manufactures dans leurs états, de manière à diminuer l'importation des marchandises étrangères, ont cherché à attirer des ouvriers des autres pays, en leur accordant de gros salaires et des privilèges.—Beaucoup de personnes, qui prétendent être très-habiles dans divers genres de manufactures précieuses, s'imaginant que l'Amérique devoit avoir besoin d'elles, et que le congrès seroit probablement disposé à imiter les princes dont je viens de faire mention, lui ont proposé de se rendre dans les États-Unis, à condition qu'il paieroit leur passage et qu'il leur donneroit des terres, des appointemens, et des privilèges pour un certain nombre d'années. Mais si ces personnes lisent les articles de la confédération des États-Unis, elles verront que le congrès n'a ni le pouvoir ni l'argent nécessaire pour faire ce qu'elles désirent. Si de tels encouragemens peuvent avoir lieu, ce n'est que de la part du gouvernement de quelqu'un des états. Cependant, cela arrive rarement en Amérique; et quand on l'a fait, le succès a souvent mal répondu aux espérances. On a vu que le pays n'étoit pas encore assez avancé pour engager des particuliers à y établir des manufactures. La main-d'œuvre y est communément trop chère; il est trop difficile d'y rassembler des journaliers, parce que chacun veut y travailler pour son compte; et le bas prix des terres y excite beaucoup d'ouvriers à abandonner leur métier pour s'adonner à l'agriculture.

Le peu de manufactures qui y ont réussi, sont celles qui exigent peu de bras, et dans lesquelles la plus grande partie du travail se fait avec des machines. Les marchandises trop volumineuses, et qui ne sont pas d'un prix assez considérable pour supporter les dépenses du fret, peuvent être faites dans le pays et vendues à meilleur marché, que lorsqu'on les y transporte. Mais ce ne sont que ces sortes d'objets qu'il est avantageux d'y fabriquer lorsqu'on en trouve le débit. Les fermiers américains ont tous les ans beaucoup de laine et de lin: mais au lieu d'en exporter, on emploie le tout dans le pays. Chaque fermier a chez lui sa petite manufacture pour l'usage de sa famille. L'on a essayé, dans plusieurs provinces, d'acheter une grande quantité de laine et de lin, pour les faire filer et tisser, et former des établissemens où l'on pût vendre beaucoup de toile et d'étoffes de laine: mais ces projets n'ont presque jamais réussi, parce que les marchandises pareilles qui viennent de l'étranger, sont moins chères.

Lorsque le gouvernement a été invité à soutenir ces établissemens, par des encouragemens, par des avances de fonds, ou en mettant des impôts sur l'importation des marchandises étrangères, il a presque toujours refusé; car il a pour principe que si le pays est déjà en état d'avoir des manufactures, des particuliers trouveront assez d'avantage à les entreprendre; et que s'il ne l'est pas encore, c'est une folie de vouloir forcer la nature.

L'établissement de grandes manufactures exige qu'il y ait un grand nombre de pauvres ouvriers, qui travaillent pour un faible salaire. Il peut y avoir de ces pauvres ouvriers en Europe: mais il ne s'en trouvera point en Amérique, jusqu'à ce que toutes les terres soient occupées et cultivées, et qu'il y ait un surcroît de population, qui, ne pouvant avoir de terres, manque de travail.

Les manufactures de soieries sont, dit-on, naturelles en France, comme celles de drap en Angleterre; parce que chacun de ces pays produit abondamment les matières premières. Mais si l'Angleterre vouloit fabriquer des soieries, comme elle fabrique des draps, et la France fabriquer des draps, comme elle fabrique des soieries, ces entreprises contre nature auroient besoin d'être soutenues par des prohibitions mutuelles, ou par des droits considérables mis sur les marchandises importées d'un de ces états dans l'autre. Par ce moyen les ouvriers feroient payer un plus haut prix aux consommateurs, tandis que le surcroît de salaires qu'ils recevroient, ne les rendroit ni plus heureux, ni plus riches, car ils boiroient davantage et travailleroient moins.

Les gouvernemens américains croient donc ne pas devoir encourager ces sortes de projets. Aussi, ni les marchands, ni les ouvriers, ne font la loi à personne. Si le marchand veut vendre trop cher une paire de souliers qui vient de l'étranger, l'acheteur s'adresse à un cordonnier; et si le cordonnier demande un trop haut prix, l'acheteur retourne an marchand: ainsi la concurrence retient dans de justes limites le marchand et l'ouvrier. Cependant le cordonnier gagne en Amérique, beaucoup plus qu'il ne gagneroit en Europe, parce qu'il peut ajouter au prix qu'il vend ses souliers, une somme presqu'égale aux dépenses de fret, de commission, d'assurances, que fait nécessairement payer le marchand. Il en est de même pour les ouvriers dans tous les autres arts mécaniques. Aussi, les artisans vivent en général beaucoup mieux en Amérique qu'en Europe; et ceux qui sont économes ramassent aisément de quoi vivre dans leur vieillesse, et laisser du bien à leurs enfans.—Les hommes qui ont un métier peuvent donc avoir de l'avantage à aller s'établir dans les États-Unis.

L'Europe est depuis long-temps habitée; et là, les arts, les métiers, les professions de toute espèce sont si bien fournis, qu'il est difficile à un pauvre homme, qui a des enfans, de les placer de manière à leur faire gagner, ou apprendre à gagner une honnête subsistance. L'artisan qui craint de se créer des rivaux refuse de prendre des apprentis, à moins qu'on ne lui donne de l'argent, qu'on ne les nourrisse ou qu'on ne se soumette à d'autres conditions trop onéreuses pour les parens. Aussi les jeunes gens restent souvent dans l'ignorance de tout ce qui pourroit leur être utile, et ils sont obligés, pour vivre, de devenir soldats, domestiques ou voleurs.

En Amérique, l'augmentation continuelle de la population, empêche qu'on n'ait cette crainte de se créer des rivaux. Les ouvriers y prennent volontiers des apprentis, parce qu'ils espèrent retirer du profit de leur travail, pendant tout le temps qui s'écoulera depuis l'époque où ils sauront leur métier, jusqu'au terme stipulé dans leur contrat. Il est donc facile aux familles pauvres de faire élever utilement leurs enfans; et les ouvriers sont si portés à avoir des apprentis, que plusieurs d'entr'eux donnent de l'argent aux parens, pour avoir des garçons de dix à quinze ans, et les garder jusqu'à ce qu'ils en aient vingt-un. Par ce moyen beaucoup de pauvres parens ont, à leur arrivée en Amérique, ramassé assez d'argent, pour acheter des terres, s'y établir, et subsister, en les cultivant avec le reste de leur famille.

Les contrats d'apprentissage se font en présence d'un magistrat, qui en règle les conditions, conformément à la raison et à la justice; et comme il a en vue de voir former un citoyen utile, il oblige le maître de s'engager, par écrit, non-seulement à bien nourrir l'apprenti, à l'habiller, à le blanchir, à le loger, et à lui donner un habillement complet à la fin de l'apprentissage, mais encore à lui faire apprendre à lire, à écrire, à chiffrer, et à lui enseigner sa profession, ou quelqu'autre par laquelle il puisse être en état de gagner sa vie, et d'élever une famille.

Une copie de cet acte est remise à l'apprenti ou à ses parens, et le magistrat en garde la minute, à laquelle on peut avoir recours, en cas que le maître manque à quelqu'une de ses obligations.

Ce désir qu'ont les maîtres, d'avoir beaucoup de mains employées à travailler pour eux, les engage à payer le passage des personnes de l'un et de l'autre sexe, qui arrivent jeunes en Amérique, et conviennent de les servir pendant deux, trois ou quatre ans. Les jeunes gens, qui savent déjà travailler, s'engagent pour un terme moins long, proportionné à leur talent et au profit qu'on peut retirer de leur service. Ceux qui ne savent rien faire donnent plus de temps, à condition qu'on leur enseignera un métier, que leur pauvreté ne leur avoit pas permis d'apprendre dans leur pays.

Comme la médiocrité de fortune est presque générale en Amérique, les habitans sont obligés de travailler pour vivre. Aussi on y voit rarement cette foule de vices qu'enfante l'oisiveté. Un travail constant est le conservateur des mœurs et de la vertu d'un peuple. Les jeunes gens ont moins de mauvais exemples en Amérique qu'ailleurs; et c'est une considération qui doit flatter les parens. On peut ajouter à cela qu'une religion grave y est, sous différentes dénominations, non-seulement tolérée, mais respectée et pratiquée.—L'athéisme y est inconnu. L'incrédulité y est rare et secrète; de sorte qu'on peut y vivre jusqu'à un âge très-avancé sans y avoir à souffrir de la présence d'un athée ou d'un mécréant. La providence semble manifester son approbation de la tolérance et de la douceur avec lesquelles les différentes sectes s'y traitent mutuellement, par la prospérité qu'elle daigne accorder à tout le pays.

Notes

[35] La province de Massachusett, dont Boston est la capitale. (Note du Traducteur.)

[36] C'est-à-dire l'homme blanc.

[37]

. . . . . . . . . . Born
Merely to eat up the corn.

Wotts.

[38] Lubberland.

[39] Le département de la Seine-Inférieure. Cet acre n'existe plus depuis que la république a sagement établi l'égalité des mesures. (Note du Tra.)

DISCOURS
PRONONCÉ
DANS LA DERNIÈRE CONVENTION
DES ÉTATS-UNIS.

Monsieur le Président,

J'avoue qu'en ce moment je n'approuve pas entièrement notre constitution: mais je ne sais point si, par la suite, je ne l'approuverai pas; car, comme j'ai déjà vécu long-temps, j'ai souvent éprouvé que l'expérience ou la réflexion me fesoit changer d'opinion sur des sujets très-importans, et que ce que j'avois d'abord cru juste, me sembloit ensuite tout différent. C'est pour cela que plus je deviens vieux, et plus je suis porté à me défier de mon propre jugement, et à respecter davantage le jugement d'autrui.

La plupart des hommes, ainsi que la plupart des sectes religieuses, se croient en possession de la vérité, et s'imaginent que quand les autres ont des opinions différentes des leurs, c'est par erreur. Steel, qui étoit un protestant, dit dans une épitre dédicatoire an pape, «Que la seule différence qu'il y ait, entre l'église romaine et l'église protestante, c'est que l'une se croit infaillible, et que l'autre pense n'avoir jamais tort».—Mais quoique beaucoup de gens ne doutent pas plus de leur propre infaillibilité que les catholiques de celle de leur église, peu d'entr'eux ne l'avouent pas aussi naturellement qu'une dame française, qui, dans une petite dispute qu'elle avoit avec sa sœur, lui disoit:—«Je ne sais pas, ma sœur, comment cela se fait; mais il me semble qu'il n'y a que moi, qui ai toujours raison40

J'accepte notre constitution, avec tous ses défauts, si tant est, pourtant, que les défauts que j'y trouve, y soient réellement. Je pense qu'un gouvernement général nous est nécessaire. Quelque forme qu'ait un gouvernement, il n'y en a point qui ne soit avantageux, s'il est bien administré. Je crois qu'il est vraisemblable que le nôtre sera administré sagement pendant plusieurs années; mais que, comme tous ceux qui l'ont précédé, il finira par devenir despotique, lorsque le peuple sera assez corrompu, pour ne pouvoir plus être gouverné que par le despotisme.

Je déclare en même-temps, que je ne pense pas que les conventions que nous aurons par la suite, puissent faire une meilleure constitution que celle-ci; car lorsqu'on rassemble un grand nombre d'hommes pour recueillir le fruit de leur sagesse collective, on rassemble inévitablement avec eux, leurs préjugés, leurs erreurs, leurs passions, leurs vues locales et leurs intérêts personnels. Une telle assemblée peut-elle donc produire rien de parfait? Non sans doute, Mr. le président; et c'est pour cela que je suis étonné que notre constitution approche autant de la perfection qu'elle le fait. J'imagine même qu'elle doit étonner nos ennemis, qui se flattent d'apprendre que nos conseils seront confondus comme les hommes qui voulurent construire la tour de Babylone, et que nos différens états sont au moment de se diviser dans l'intention de se réunir ensuite pour s'égorger mutuellement.

Oui, Mr. le président, j'accepte notre constitution, parce que je n'en attend pas de meilleure, et parce que je ne suis pas sûr qu'elle n'est pas la meilleure. Je sacrifie au bien public l'opinion que j'ai contr'elle. Tandis que j'ai été dans les pays étrangers, je n'ai jamais dit un seul mot sur les défauts que j'y trouve. C'est dans cette enceinte que sont nées mes observations, et c'est ici qu'elles doivent mourir. Si en retournant vers leurs constituans, les membres de cette assemblée, leur fesoient part de ce qu'ils ont à objecter contre la constitution, ils empêcheroient qu'elle fût généralement adoptée, et préviendroient les salutaires effets que doit avoir parmi les nations étrangères, ainsi que parmi nous, notre réelle ou apparente unanimité. La force et les moyens qu'a un gouvernement pour faire le bonheur du peuple, dépendent beaucoup de l'opinion; c'est-à-dire, de l'idée générale qu'on se forme de sa bonté, ainsi que de la sagesse et de l'intégrité de ceux qui gouvernent.

J'espère donc que par rapport à nous-mêmes, qui fesons partie du peuple, et par rapport à nos descendans, nous travaillerons cordialement et unanimement à faire aimer notre constitution, partout où nous pourrons avoir quelque crédit, et nous tournerons nos pensées, nous dirigerons nos efforts vers les moyens de la faire bien administrer.

Enfin, Mr. le président, je ne puis m'empêcher de former un vœu, c'est que ceux des membres de cette convention, qui peuvent encore avoir quelque chose à objecter contre la constitution, veuillent, ainsi que moi, douter un peu de leur infaillibilité, et que pour prouver que nous avons agi avec unanimité, ils mettent leur nom au bas de cette charte.


—On fit la motion d'ajouter à la convention des États-Unis, cette formule:—«Fait en convention, d'un consentement unanime, etc.»—La motion passa, et la formule fut ajoutée.

Notes

[40] Franklin ne cite pas très-exactement cette anecdocte, qui se trouve dans les Mémoires de madame de Stalh, née mademoiselle Delaunay. (Note du Traducteur.)

PROJET
D'UN COLLÉGE ANGLAIS,
PRÉSENTÉ
AUX CURATEURS
DU COLLÉGE DE PHILADELPHIE.

Il faut que, pour être admis dans ce collége, chaque écolier soit au moins en état de bien prononcer les syllabes en lisant, et d'écrire passablement. Aucun écolier ne pourra y être reçu au-dessous de l'âge de.... ans.

Première classe, ou classe
inférieure.

Il faut que dans cette classe, on enseigne aux écoliers les règles de la grammaire anglaise, et qu'en même-temps on prenne soin de les faire bien ortographier. Peut-être la meilleure manière d'apprendre l'ortographe est de mettre toujours ensemble les deux écoliers qui ont le même degré de capacité. Il faut que ces deux rivaux se disputent la victoire, et que chacun d'eux propose, tous les jours, à l'autre, d'ortographier des mots différens. Celui qui écrira correctement le plus grand nombre des mots proposés par son adversaire, aura la victoire; et celui qui la remportera le plus souvent dans un mois, obtiendra, pour prix, un petit livre, ou quelqu'autre chose utile à ses études.

Cette méthode fixe l'attention des enfans sur l'ortographe, et fait qu'ils écrivent de bonne heure très-correctement. Il est honteux pour un homme d'ignorer l'ortographe de sa propre langue, au point de confondre les mots qui ont le même son et une différente signification. Celui qui a le sentiment de son insuffisance à cet égard, et qui cependant a de l'esprit et des connoissances, a de la répugnance pour écrire, même la lettre la plus simple.

Il faut que dans la première classe, les écoliers ne lisent que des morceaux fort courts, tels que les Fables de Croxal, et de petites histoires. En leur donnant leur leçon, on doit la leur lire, leur expliquer les mots difficiles qu'elle contient et ensuite leur donner le temps de l'apprendre par cœur, avant qu'ils la lisent au maître. Celui-ci doit prendre garde qu'ils lisent sans trop de rapidité, et qu'ils observent exactement les endroits où la voix doit se reposer.

On doit former pour leur usage, un vocabulaire des mots les plus difficiles, avec leur explication; et chaque jour ils pourront apprendre par cœur un certain nombre de ces mots, ce qui exercera leur mémoire. S'ils ne les apprennent pas, ils peuvent au moins les écrire dans un petit cahier, ce qui les aidera à s'en rappeler la signification, et en même-temps, leur formera un petit dictionnaire qui, par la suite, leur sera utile.

Seconde classe.

Là, on doit enseigner à lire avec attention, et avec les modulations de la voix, analogues au sujet de l'ouvrage qu'on lit et aux sentimens qu'on veut exprimer.

Les leçons à étudier dans cette classe, ne doivent pas excéder la longueur des discours du Spectateur; et même ceux de ces discours qui sont le plus aisés, peuvent très-bien servir à ces leçons. C'est le soir qu'on doit donner ces leçons aux écoliers, afin qu'ils aient le temps de les étudier pour le matin. Il faut qu'on les accoutume d'abord à rendre compte de quelques parties du discours, et à en construire une ou deux phrases: cela les obligera à avoir fréquemment recours à leur grammaire, et à en fixer les principales règles dans leur mémoire; ensuite, il faut qu'ils sachent expliquer l'intention de l'écrivain, le but de l'ouvrage, et dire quelle est la signification de chaque phrase et même de chaque mot extraordinaire. Cela leur rendra bientôt familiers le sens et la force des termes, et leur donnera la très-utile habitude de lire avec attention.

Le maître doit lire le discours avec le ton et la dignité convenables, et employer même les gestes, lorsque cela est nécessaire, afin que ses écoliers puissent imiter sa manière.

Quand l'auteur a employé une expression qui manque de justesse, il faut le faire observer aux écoliers. Mais on doit, sur-tout, leur faire particulièrement remarquer les beautés d'un ouvrage.

On doit aussi varier les lectures, de manière que la jeunesse apprenne à connoître les bons styles de tout genre, soit en prose, soit en vers, et la manière différente dont il convient de les lire. Il faut leur donner, tantôt une histoire bien écrite, quelque partie d'un sermon, la harangue d'un général à ses soldats, tantôt un morceau de tragédie, ou de comédie, une ode, une satire, une lettre, des vers blancs, et un passage d'Hudibras ou de quelque poëme héroïque. Mais ces écrits doivent être bien choisis, et contenir quelqu'instruction propre à former l'esprit des jeunes gens, et à leur inspirer le goût des bonnes mœurs.

Il est nécessaire que les écoliers commencent par étudier les leçons, et qu'ils les entendent bien, avant de les lire tout haut; en conséquence, il faut que chaque écolier ait un petit dictionnaire anglais, afin de pouvoir y chercher le sens des mots qui lui paroissent difficiles. Quand nos enfans lisent de l'anglais en notre présence, nous nous imaginons qu'ils entendent tout ce qu'ils lisent, parce que nous l'entendons nous-même, et parce que c'est notre langue naturelle. Mais le fait est qu'ils lisent souvent comme les perroquets parlent, comprenant très-peu, ou plutôt ne comprenant rien de ce qu'ils disent.

Il est impossible qu'un lecteur donne à sa voix le ton convenable, et prononce avec justesse, à moins que son esprit ne précède sa voix, et ne sente bien ce qu'il dit. La coutume qu'on a d'exercer les enfans à lire haut ce qu'ils n'entendent pas, occasionne cette manière monotone qui est si commune parmi les lecteurs; et lorsqu'on s'y est une fois accoutumé, il est très-difficile de s'en corriger. Aussi, parmi cinquante lecteurs, à peine s'en trouve-t-il un de bon. La rareté des gens qui lisent bien, est cause que les écrits qu'on publie dans le dessein d'influer sur les opinions des hommes, ou pour leur avantage, ont toujours la moitié moins d'effet. Si dans chaque canton il y avoit seulement un homme qui sût bien lire, un bon orateur auroit sur toute une nation, le même avantage et le même effet qu'il a dans l'assemblée où il parle; et il sembleroit alors que sa voix seroit entendue de tous ses concitoyens.

Troisième classe.

Dans cette classe, on doit apprendre à parler avec justesse et avec grâce; ce qui a beaucoup de rapport avec l'art de bien lire, et le suit naturellement dans les études de la jeunesse. Là, il faut que les écoliers commencent à apprendre les élémens de la rhétorique, d'après un traité abrégé et propre à leur faire connoître les tropes, les figures. On doit, en outre, leur faire remarquer leurs fautes contre la grammaire, leur mauvais accent, leurs phrases peu correctes, et généralement tous les vices de leur élocution.

On doit leur faire apprendre par cœur et réciter avec action, de courtes harangues qui se trouvent dans l'histoire romaine, ou dans d'antres histoires, ainsi que des discours tirés des débats parlementaires. On peut aussi leur apprendre à déclamer les meilleures scènes de nos belles tragédies et comédies, en choisissant toutefois celles où il n'y a rien qui puisse nuire aux mœurs de la jeunesse. Enfin, il faut avoir le plus grand soin de les former dans l'art de la parole, d'après les meilleurs modèles.

Pour les perfectionner davantage et varier un peu leurs études, on doit commencer à leur faire lire l'histoire, après qu'ils ont gravé dans leur mémoire une petite table des principales époques de la chronologie. L'Histoire ancienne et l'Histoire romaine de Rollin sont celles qu'il faut mettre entre leurs mains, ainsi que les meilleures histoires d'Angleterre et des colonies anglaises. Ils les liront à des heures convenables, et continueront dans les autres classes où ils passeront.

Il faut exciter l'émulation parmi les enfans, en donnant chaque semaine de petits prix ou d'autres encouragemens à ceux qui sont le mieux en état de citer les noms des personnes, les temps et les lieux, dont il est parlé dans ce qu'ils ont lu. Cela les engagera à lire avec plus d'attention, et à mieux apprendre l'histoire. En fesant des remarques sur l'histoire, le maître a de fréquentes occasions d'instiller dans l'esprit de ses élèves, une instruction variée, et de former leur jugement en leur inspirant le goût d'une morale pure.

Les leçons d'histoire naturelle et d'astronomie qu'on trouve dans le Spectacle de la Nature, doivent aussi occuper les écoliers de la troisième classe, et être continuées dans les suivantes, par la lecture d'antres livres du même genre; car ce genre d'étude est, après celui des devoirs de l'homme, le plus utile et le plus agréable. Il apprend au marchand à mieux connoître une foule d'objets, qui ont rapport à son commerce; il apprend à l'artisan à perfectionner son travail, par des instrumens nouveaux, et par le mélange de différentes matières; il donne enfin, des idées pour l'établissement de nouvelles manufactures, et l'amélioration du sol; ce qui peut être du plus grand avantage pour un pays.

Quatrième classe.

C'est dans cette classe qu'on doit enseigner la composition. Bien écrire sa propre langue est, pour un homme, le talent le plus nécessaire après celui de la bien parler. Il faut que le maître à écrire prenne soin que les enfans aient un beau caractère d'écriture et forment leurs lignes bien droites et bien égales. Mais former leur style et être attentif à ce qu'ils ponctuent bien et emploient à propos les lettres capitales, est du devoir du maître d'anglais. Les élèves doivent être mis en concurrence pour écrire des lettres sur divers sujets, et composer des morceaux d'après leur imagination, soit de petites histoires, soit des observations sur ce qu'ils ont lu et sur les passages des auteurs qui leur plaisent le plus, ou enfin, des lettres de félicitation, de compliment, de sollicitation, de remerciement, de recommandation, d'exhortation, de consolation, de plainte, d'excuse. On leur apprendra à s'exprimer, dans ces lettres, avec clarté, d'une manière concise et naturelle, et à éviter les grands mots et les phrases ampoulées.

Tout ce qu'ils écriront passera sous les yeux du maître, qui leur fera remarquer leurs fautes, les corrigera, et donnera des éloges aux endroits qui en mériteront. Quelques-unes des meilleures lettres publiées dans notre langue, telles que celles de sir William Temple, de Pope, de ses amis, et quelques autres, seront données pour modèle aux élèves; et le maître, en les leur fesant copier, leur en fera remarquer les beautés.

Les élèves liront les Élémens de Morale41 du docteur Johnson; et le maître les leur expliquera, afin de graver dans leur ame des principes solides de vertu et de piété.

Comme les élèves de la quatrième classe continueront à lire l'histoire, on leur donnera, à certaines heures, de nouvelles leçons de chronologie, et le maître de mathématiques leur enseignera cette partie de la géographie qui est nécessaire pour bien connoître les cartes et la sphère armillaire. On leur apprendra aussi les noms modernes des lieux dont parlent les anciens auteurs. On continuera de temps en temps à les former dans l'art de bien lire et de bien parler.

Cinquième classe.

Ici, les élèves se perfectionneront dans la composition. Non-seulement ils continueront à écrire des lettres, mais ils feront de petits traités en prose, et ils s'essaieront en vers; non qu'on en veuille faire des poëtes, mais parce que rien n'est si utile à un jeune homme pour apprendre à varier ses expressions, que la nécessité de trouver des mots et des phrases, qui conviennent à la mesure, à l'harmonie et à la rime des vers, et qui, en même-temps, rendent bien le sentiment qu'il doit peindre.

Le maître examinera ces divers essais, et en indiquera les fautes, pour que l'élève les corrige lui-même. Les élèves, dont le jugement ne sera pas assez formé pour cette composition, recevront du maître le sens d'un discours du Spectateur, et l'écriront le mieux qu'ils pourront. On leur donnera aussi le sujet d'une histoire pour qu'ils l'arrangent d'une manière convenable. On leur fera abréger quelques paragraphes d'un auteur diffus, ou amplifier des morceaux trop concis.—On leur fera lire les Premiers Principes des Connoissances Humaines42 du docteur Johnson, contenant la logique ou l'art de raisonner; et on leur expliquera les difficultés qu'ils pourront y trouver.

On continuera encore, dans cette classe, à former les élèves dans l'art de bien lire et de bien parler.

Sixième classe.

Indépendamment de l'histoire, qui sera continuée dans la sixième classe, les élèves y étudieront la rhétorique, la logique, la morale, la physique; et on leur fera lire les meilleurs écrivains anglais, tels que Tillotson, Milton, Locke, Addisson, Pope, Swift, les discours les plus élégans du Spectateur et du Tuteur, et les meilleures traductions d'Homère, de Virgile, d'Horace, du Télémaque et des Voyages de Cirus.

Il y aura, chaque année, un exercice général, en présence des curateurs du collége et de tous les citoyens qui voudront y assister. Alors, de beaux livres, bien reliés et dorés sur tranche, seront distribués aux élèves qui se distingueront et surpasseront leurs camarades dans quelque genre de science. Il y aura trois degrés de comparaison. Le meilleur prix sera donné à l'élève qui excellera; le second, à celui qui viendra immédiatement après, et le troisième, au suivant. Des éloges, des encouragemens, des avis seront le partage du reste. Car il faut leur faire espérer qu'avec de l'assiduité, ils pourront, une autre fois, avoir le prix. Les noms de ceux qui l'auront remporté, seront imprimés tous les ans.

Les heures du travail seront, chaque jour, distribuées de manière que le maître à écrire et le maître de mathématiques, puissent donner des leçons aux diverses classes; car il faut que tous les élèves continuent à se perfectionner dans l'écriture, et apprennent l'arithmétique, la partie des comptes, la géographie, l'usage de la sphère, le dessin et la mécanique. Tandis qu'une partie d'entr'eux sera occupée de ces sciences, les autres étudieront sous le maître d'anglais.

Instruits de cette manière, les élèves qui sortiront du collége, seront propres à toute espèce de profession, excepté celles qui exigent la connoissance des langues mortes et des langues étrangères. Mais s'ils ne savent point ces langues, ils sauront au moins parfaitement la leur, qui est d'un usage plus immédiat et plus utile, et ils auront acquis plusieurs autres connoissances précieuses.

Le temps qu'on consacre souvent infructueusement à apprendre les langues mortes et étrangères, sera ici employé à acquérir des connoissances et des talens qui, convenablement perfectionnés, mettront les élèves en état de remplir toutes les places de la vie civile, d'une manière utile et glorieuse pour eux-mêmes et pour leur pays.

Notes

[41] Ethices Elementa.

[42] Noetica.

SUR
LA THÉORIE DE LA TERRE.

À L'ABBÉ S....

Passy, le 22 septembre 1782.

Monsieur,

Je vous renvoie votre écrit, avec quelques corrections.—Je n'ai point vu de mines de charbon sous les rochers calcaires du Derby-Shire. J'ai seulement remarqué que la partie inférieure des montagnes de rochers, qu'on peut y voir, est mêlée d'écailles d'huître et de pierres. Les endroits élevés du comté de Derby sont, je crois, autant au-dessus du niveau de la mer, que les mines de charbon de Whitehaven sont au-dessous; ce qui semble prouver un grand bouleversement dans la surface de l'Angleterre. Quelques parties de cette île se sont enfoncées dans la mer, tandis que d'autres, qu'elle couvroit, se sont beaucoup élevées au-dessus d'elle.

Si le centre du globe étoit composé d'une masse solide, il me semble que de tels changemens ne s'appercevroient pas à sa surface. C'est pourquoi j'imagine que les parties intérieures de la terre sont un fluide plus dense et d'une gravité plus spécifique qu'aucun des solides que nous connoissons, et qui, par conséquent, peuvent nager dans ce fluide, ou flotter au-dessus. Ainsi la surface du globe n'est qu'une espèce de coquille, qui peut être brisée et mise en désordre, par les violens mouvemens du fluide sur lequel elle repose. L'on a trouvé, par le secours de l'art, le moyen de comprimer l'air, de manière à le rendre deux fois aussi dense que l'eau; or, si cet air se trouvoit renfermé avec de l'eau dans un vase de verre très-fort, il se rendroit bientôt au fond et l'eau flotteroit au-dessus. Mais nous ne savons pas jusqu'à quel degré de densité l'air peut être comprimé. M. Amontons a calculé que sa densité croît à mesure qu'elle approche du centre, dans une proportion relative à celle de la surface, et qu'à la profondeur de quelques lieues il doit être plus pesant que l'or: ainsi il est possible que le fluide dense, qui forme la partie intérieure du globe, ne soit que de l'air comprimé; et comme, quand l'air dense est échauffé, son expansion a de la force en raison de sa densité, cet air central peut être cause qu'un autre agent bouleverse la surface du globe, pendant qu'il sert lui-même à tenir en activité les feux souterrains. Cependant, la raréfaction soudaine de l'eau peut, ainsi que vous l'observez, être sans le secours de ces feux, assez forte pour cela, lorsqu'elle agit entre la terre, qui la presse, et le fluide sur lequel elle repose.

Si l'on pouvoit s'abandonner à son imagination pour expliquer comment le globe a été formé, je dirois que tous les élémens étoient divisés en petites parties et confusément mêlés, qu'ils occupoient un grand espace, et qu'aussitôt que l'Être Suprême a ordonné l'existence de leur gravité, c'est-à-dire, l'attraction mutuelle de certaines parties, et la répulsion mutuelle des autres, tous ont tendu vers leur centre commun. Je dirois que l'air étant un fluide, dont les parties repoussent toutes celles qui leur sont étrangères, il a été entraîné vers le centre commun, par sa gravité, et devoit être plus dense à mesure qu'il approchoit plus de ce centre; que conséquemment tous les corps, plongés dans cet air et plus légers que ces parties centrales, ont dû s'éloigner du centre et s'élever jusqu'à cette région, où la gravité spécifique de l'air étant la même que la leur, ils se sont arrêtés; tandis que d'autres matières mêlées avec un air plus léger, sont descendues, et se rencontrant avec les premières, ont formé la coquille de la terre, et laissé l'atmosphère qui est au-dessus, presqu'entièrement dégagé de toutes les parties hétérogènes.

Le premier mouvement des parties de l'air vers leur centre commun, a dû occasionner un tourbillon, qui a été continué par la rotation du globe nouvellement formé, et le plus grand diamètre de la coquille s'est trouvé à l'équateur. Ensuite, si par quelqu'accident l'axe du globe a été changé, le fluide dense et intérieur a dû, en changeant de forme, crever la coquille, et jeter les diverses substances, qui la composent, dans la confusion où nous la voyons.

Je ne veux pas, à présent, vous fatiguer de mes idées sur la manière dont a été formé le reste de notre systême terrestre. Les esprits célestes sourient de nos théories, et de la présomption avec laquelle nous osons les faire.

Je ne dois pas négliger de vous dire que votre observation sur la nature ferrugineuse de la lave que vomissent les volcans, m'a fait très-grand plaisir. Je me suis imaginé, depuis très-long-temps, que le fer contenu dans la substance du globe, l'a rendu propre à être, comme il est en effet, un grand aimant; que le fluide du magnétisme existe, peut-être, dans tout l'espace; de sorte que l'Univers a, ainsi que notre globe, un nord et un sud magnétique; et si un homme avoit la faculté de voler d'une étoile à l'autre, il pourroit diriger sa route par le moyen de la boussole. Je crois, enfin, que c'est par le pouvoir de ce magnétisme général, que le globe terrestre est devenu un aimant particulier. Dans du fer ramolli, ou chaud, le fluide magnétique est également répandu: mais quand il est sous l'influence d'un aimant, il est attiré à l'une des extrémités du fer, de laquelle la densité augmente, tandis que celle de l'extrémité opposée diminue.

Pendant que le fer est ramolli et chaud, il n'est qu'un aimant momentané: s'il se refroidit et qu'il se durcisse dans cet état, il devient un aimant perpétuel; parce que le fluide magnétique ne reprend pas aisément son équilibre. Peut-être est-ce parce que le globe a acquis un magnétisme permanent, qu'il n'avoit point d'abord, que son axe est à présent retenu dans une ligne parallèle avec lui, et qu'il n'est plus sujet aux changemens qu'il a jadis éprouvés, et qui, en brisant sa coquille, ont occasionné la submersion de quelques terres, l'exhaussement de quelques autres, et le désordre des saisons. À présent que le diamètre de la terre à l'équateur, diffère de près de dix lieues de celui des pôles, il est aisé de concevoir, qu'en cas que quelque pouvoir changeât graduellement l'axe et parvînt à le placer où se trouve actuellement l'équateur, tandis que l'équateur passeroit où sont les pôles, il est aisé de concevoir, dis-je, quel écoulement d'eau auroit lieu dans les régions qui sont sous la ligne, et quel exhaussement de terres s'opéreroit dans celles qui sont sous les pôles. Beaucoup de terres, qui sont à présent sous les eaux, resteroient à découvert, et d'autres seroient submergées, puisque l'eau s'élèveroit ou s'enfonceroit de près de cinq lieues dans les extrémités opposées. Une telle opération est peut-être cause qu'une grande partie de l'Europe, et, entr'autres endroits, la montagne de Passy, où je demeure, et qui est composée de pierre à chaux, de roc et de coquilles de mer, a été abandonnée par cet élément, et que son climat est devenu tempéré, de chaud qu'il semble avoir été.

Le globe étant maintenant un aimant parfait, nous sommes peut-être à l'abri de voir désormais changer son axe, mais nous sommes encore exposés à voir arriver, à sa surface, des accidens occasionnés par le mouvement du fluide intérieur; et ce mouvement est lui-même l'effet de l'explosion violente et soudaine que produit sous la terre la rencontre de l'eau et du feu. Alors, non-seulement la terre qui se trouve au-dessus, est enlevée, mais le fluide, qui est au-dessous, est pressé avec la même force, et éprouve une ondulation qui peut se faire sentir à mille lieues de distance, soulevant ou ébranlant successivement toutes les contrées au-dessous desquelles elle a lieu.

Je ne sais pas si je me suis expliqué assez clairement, pour que vous puissiez comprendre mes rêveries. Si elles occasionnent quelques nouvelles recherches, et produisent une meilleure hypothèse, elles ne seront pas tout-à-fait inutiles. Vous voyez que je me suis laissé emporter par mes idées. Cependant j'approuve beaucoup plus votre façon de philosopher, procédant d'après des observations, rassemblant des faits, et ne concluant que d'après ces faits. Mais dans les circonstances où je me trouve actuellement, cette manière d'étudier la nature de notre globe n'est pas en mon pouvoir; c'est pourquoi je me suis permis d'errer un peu dans les déserts de l'imagination.

Je suis avec beaucoup d'estime, etc.

B. Franklin.

P.S. J'ai ouï dire que les chimistes pouvoient décomposer le bois et la pierre, et qu'ils tiraient de l'un une grande quantité d'air, et de l'autre une grande quantité d'eau. De là il est naturel de conclure que l'air et l'eau entrent dans la composition originale de ces substances; car l'homme n'a le pouvoir de créer aucune espèce de matière. Ne pouvons-nous pas supposer aussi que quand nous consumons des combustibles, et qu'ils produisent la chaleur et la clarté, nous ne créons ni cette chaleur ni cette clarté; mais nous décomposons seulement une substance, dans la formation de laquelle elles étoient entrées?

La chaleur peut donc être considérée comme étant originairement dans un état de fluidité: mais attirée par les corps organisés, pendant leur croissance, elle en devient une partie solide. En outre, je conçois que dans la première agrégation des molécules, dont la terre est composée, chacune de ces molécules a porté avec elle sa chaleur naturelle, et quand toute la chaleur a été pressée ensemble, elle a formé sons la terre, le feu qui y existe actuellement.

PENSÉES
SUR
LE FLUIDE UNIVERSEL, etc.

Passy, le 25 juin 1784.

La vaste étendue de l'Univers paroît, dans tout ce que nous pouvons en découvrir, remplie d'un fluide subtil, dont le mouvement ou la vibration s'appelle lumière.

Ce fluide est, peut-être, le même que celui qui, attiré par une matière plus solide, la pénètre, la dilate, en sépare les parties constitutives, en rend quelques-unes fluides, et maintient la fluidité de quelques autres. Quand nos corps sont totalement privés de ce fluide, on dit qu'ils sont gelés. Quand ils en ont une quantité nécessaire, ils sont dans un état de santé, et propres à remplir toutes leurs fonctions: il est alors appelé chaleur naturelle. Lorsqu'il est en très-grande quantité, on le nomme fièvre. S'il en entre beaucoup trop dans le corps, il sépare, brûle, détruit les chairs, et est appelé feu.

Tandis qu'un corps organisé, soit animal, soit végétal, augmente en croissance ou remplace ce qu'il perd continuellement, n'est-ce pas en attirant et en consolidant ce fluide, appelé feu, de manière à en former une partie de sa substance? Et n'est-ce point la séparation des parties de cette substance, c'est-à-dire la dissolution de son état solide, qui met ce fluide subtil en liberté, quand il reparoît comme feu?

Le pouvoir de l'homme, relativement à ce fluide, se borne à le diviser, à en mêler les diverses espèces, ou à changer sa forme et ses apparences, par les différentes manières dont il le compose. Mais il ne peut ni créer une nouvelle matière, ni anéantir celle qui existe. Or, si le feu est un élément, ou une sorte de matière, la quantité qu'il y en a dans l'univers, est fixée et doit y rester. Il ne nous est possible ni d'en détruire la moindre partie, ni d'y faire la moindre addition. Nous pouvons seulement le séparer de ce qui le contient, et le mettre en liberté, comme par exemple, quand nous brûlons du bois; ou le faire passer d'un corps solide dans l'autre, comme lorsque nous fesons de la chaux, en brûlant de la pierre; parce qu'alors la pierre conserve une partie du feu, qui sort du bois. Lorsque ce fluide est en liberté, ne peut-il pas pénétrer dans tous les corps, soit organisés, soit non organisés, abandonner totalement ces derniers, et quitter en partie les autres, tandis qu'il faut qu'il y en reste une certaine quantité jusqu'à ce que le corps soit dissous?

N'est-ce pas ce fluide qui sépare les parties de l'air et leur permet de se rapprocher, ou les écarte davantage, à proportion de ce que sa quantité est diminuée ou augmentée? N'est-ce pas parce que les parties de l'air ont plus de gravité, qu'elles forcent les parties de ce fluide à s'élever avec les matières auxquelles il est attaché, comme la fumée ou la vapeur?

N'a-t-il pas une grande affinité avec l'eau, puisqu'il quitte un corps solide pour s'unir avec elle, et s'élever en vapeur, laissant le solide, froid au toucher et à un degré qu'on peut mesurer par le thermomètre?

La vapeur attachée à ce fluide s'élève avec lui. Mais à une certaine hauteur, ils se séparent presqu'entièrement. La vapeur conserve très-peu de ce fluide quand elle retombe en pluie; et encore moins quand elle est en neige ou en grêle. Que devient alors ce fluide? S'élève-t-il au-dessus de notre atmosphère, et se mêle-t-il également avec la masse universelle de la même matière? ou une couche sphérique de cette matière, plus dense que l'air, ou moins mêlée avec lui, attirée par notre globe, et repoussée seulement jusqu'à une certaine hauteur par la pesanteur de l'air, enveloppe-t-elle la terre, et suit-elle son mouvement autour du soleil?

En ce cas, comme il doit y avoir une communication continuelle de ce fluide avec la terre, n'est-ce pas par le mouvement qu'il reçoit du soleil, que nous sommes éclairés? Ne se peut-il pas que chacune de ses infiniment petites vibrations, frappant la matière commune avec une certaine force, il en pénètre la substance, y est retenu par l'attraction, et augmenté par des vibrations nouvelles, jusqu'à ce que la matière en ait reçu toute la quantité qu'elle est susceptible de contenir?

N'est-ce pas ainsi que la surface de ce globe est continuellement échauffée par les vibrations qui se répètent pendant le jour; et rafraîchie quand la nuit les fait cesser, ou que des nuages les interrompent?

N'est-ce pas ainsi que le feu est amassé, et compose la plus grande partie de la substance des corps combustibles?

Peut-être que quand notre globe fut créé, et que ses parties constitutives prirent leur place à différens degrés de distance du centre, et proportionnément à leur plus ou moins de gravité, le fluide du feu attiré vers ce centre, pouvoit, comme très-léger, être en grande partie forcé de prendre place au-dessus du reste, et former ainsi l'enveloppe sphérique, dont nous avons parlé plus haut. Elle doit, ensuite, avoir été continuellement diminuée par la substance qu'elle a fournie aux corps organisés; mais en même-temps ses pertes se sont réparées, lorsque ces corps ont été brûlés ou détruits.

La chaleur naturelle des animaux n'est-elle pas produite, parce que la digestion sépare les parties des alimens et met leur feu en liberté?

N'est-ce pas la sphère du feu qui allume les globes errans qu'elle rencontre, lorsque la terre fait sa révolution autour du soleil, et qui après avoir enflammé leur surface, les fait crever aussitôt que l'air qu'ils contiennent est très-raréfié par la chaleur?

OBSERVATIONS
SUR LE RAPPORT FAIT PAR LE BUREAU
DU COMMERCE ET DES COLONIES,
POUR EMPÊCHER L'ÉTABLISSEMENT
DE LA PROVINCE DE L'OHIO43.

Le premier paragraphe du rapport semble établir deux propositions comme faits; savoir:

La première, c'est que l'espace de terre, spécifié avec les commissaires de la trésorerie, contient une partie de la province de Virginie.

La seconde, c'est qu'il s'étend à plusieurs milles à l'ouest de la chaîne des montagnes d'Allegany.

À l'égard de la première proposition, nous remarquerons seulement qu'aucune partie de cet espace de terre, n'est située à l'orient des montagnes d'Allegany, et que ces montagnes doivent être considérées comme les vraies limites occidentales de la Virginie; car le roi n'avoit aucun droit sur le pays situé à l'ouest de ces montagnes, jusqu'en 1768, qu'il l'acheta des six Nations; et depuis cette époque, on ne l'a réuni, ni en totalité, ni en partie, à la province de Virginie.

Quant à la seconde proposition, nous observerons que les lords commissaires du commerce et des colonies, nous paroissent ne s'être pas moins trompés sur cet objet que sur le premier; car ils disent que l'espace de terre, dont il s'agit, s'étend à plusieurs degrés de longitude à l'ouest. La vérité est qu'il n'y a pas plus d'un degré et demi de longitude depuis la chaîne occidentale des montagnes d'Allegany, jusqu'à la rivière de l'Ohio.

D'après le second paragraphe du rapport des lords commissaires, il semble qu'ils craignent que les terres situées au sud-ouest des limites tracées sur la carte, soient réclamées par les Cherokées, comme leur pays de chasse, ou même que ce soit là que chassent les six Nations et leurs confédérés.

Les Cherokées n'ont aucun droit sur ce pays. C'est une opinion nouvelle, qui ne peut être défendue, et dont on n'a entendu parler qu'en 1764, lorsque M. Steward fut nommé inspecteur des colonies méridionales. Nous allons le démontrer par le rapport exact des faits; et nous ferons voir, en même-temps, que le roi a un droit incontestable à la rive méridionale de l'Ohio, jusqu'à la rivière des Cherokées, par la cession qu'en ont faite les six Nations, dans le congrès qui a eu lieu au fort Stanwix, en novembre 1768. En un mot, le pays qui s'étend depuis le grand Kenhawa jusqu'à la rivière des Cherokées, n'a jamais été habité par les Cherokées, ni servi à leurs chasses. Il fut autrefois habité par les Schawanesses, et il leur appartint jusqu'au moment où les six Nations en firent la conquête.

M. Colden, qui est actuellement sous-gouverneur de New-York, et qui a écrit l'histoire des cinq Nations44, observe que vers l'année 1664, les cinq Nations ayant été amplement pourvues par les Anglais, de fusils et de munitions, se livrèrent entièrement à leur génie belliqueux. Elles portèrent leurs armes depuis la Caroline méridionale jusqu'au nord de la Nouvelle-Angleterre, et depuis les bords du Mississipi, jusqu'à l'extrémité d'un pays, qui a douze cents milles de longueur du nord au sud, et six cents milles de largeur. Elles détruisirent toutes les peuplades qu'elles rencontrèrent, et sur lesquelles les Anglais n'ont conservé aucun renseignement.

En 1701, les cinq Nations mirent sous la protection des Anglais, tout le pays où elles chassoient, comme on le voit dans les annales des colonies, et comme cela est confirmé par un acte du 4 septembre 1726.

Le gouverneur Pownal, qui, il y a déjà plusieurs années, examina avec beaucoup de soin les droits des Indiens, et particulièrement de ceux qui formoient la confédération septentrionale, dit dans son livre intitulé: de l'Administration des Colonies,—«On peut prouver clairement que les cinq Nations ont droit de chasser sur les bords de l'Ohio, dans le pays de Ticûeksouchrondité et de Scaniaderiada, puisqu'elles en ont fait la conquête, en subjuguant les Schaöanaès, que nous appelons Delawares, les Twictwées et les Illinois, et qu'elles le possédoient à la paix de Riswick, en 1697.»

M. Lewis Evans, qui connoît beaucoup l'Amérique septentrionale, et qui, en 1755, a publié une carte des colonies du centre, y a marqué le pays situé au sud-est de l'Ohio, comme celui sur lequel chassent les six Nations; et dans l'analyse de sa carte, il s'exprime ainsi:—«Les Schawanesses, qui étoient autrefois une des plus puissantes nations de cette partie de l'Amérique, et dominoient depuis Kentucke jusqu'au sud-ouest du Mississipi, ont été vaincus par les six Nations confédérées, qui, depuis ce moment, sont restées maîtresses du pays.—Aucune nation, ajoute M. Evans, ne résista avec autant de courage et de fermeté que celle des Schawanesses; et quoiqu'elle ait été quelque temps dispersée, elle s'est encore rassemblée sur les bords de l'Ohio, et y vit sous la domination des confédérés.»

Il y eut un congrès tenu en 1744, par les représentans des provinces de Pensylvanie, de Maryland et de Virginie, avec ceux des six Nations. Là, les commissaires de la Virginie, dans un discours qu'ils adressèrent aux Sachems et aux guerriers indiens, leur dirent:—«Apprenez-nous de quelles nations vous avez conquis les terres, en Virginie; combien il y a de temps que vous avez fait ces conquêtes, et jusqu'où elles s'étendent. Et s'il y a sur les frontières de la Virginie, quelques terres que les six Nations aient droit de réclamer, nous nous empresserons de vous satisfaire.»

Alors, les six Nations répondirent d'une manière fière et décisive.—«Tout le monde sait que nous avons dompté les diverses nations qui vivoient sur les bords de la Susquehannah, du Cohongoranto45, et sur le revers des grandes montagnes de la Virginie. Les Conoy-uck-suck-roona, les Cock-now-was-roonan, les Tohoa-irough-roonan et les Connut-skin-ough-roonaw ont senti le pouvoir de nos armes. Ils font maintenant partie de nos nations, et leurs terres sont à nous.—Nous savons très-bien que les Virginiens ont souvent dit que le roi d'Angleterre et les habitans de cette colonie avoient soumis tous les Indiens qui y étoient. Cela n'est pas vrai. Nous avouons qu'ils ont vaincu les Sach-dagugh-ronaw, et qu'ils ont écarté les Tuskaroras46. À ce titre, ils ont droit à la possession de quelque partie de la Virginie: mais c'est nous, qui avons soumis tous les peuples qui résidoient au-delà des montagnes; et si les Virginiens ont jamais un juste droit aux terres de ces peuples, il faut qu'ils le tiennent de nous.»

En l'année 1750, les Français arrêtèrent sur les bords de l'Ohio, quatre marchands anglais, qui trafiquoient avec les six Nations, les Schawanesses et les Delawares. Ils les envoyèrent prisonniers à Quebec, et de là en France.

En 1754, les Français prirent authentiquement possession de l'Ohio, et construisirent des forts à Venango, au confluent de l'Ohio et du Monongehela, et à l'embouchure de la rivière des Cherokées.

En 1755, l'Angleterre donna le commandement d'une armée au général Braddock, et l'envoya en Amérique pour chasser les Français des lieux qu'ils possédoient sur les montagnes d'Allegany et sur les bords de l'Ohio. À son arrivée à Alexandrie, ce général tint conseil avec les gouverneurs de la Virginie, du Maryland, de la Pensylvanie, de New-York et de la Baie de Massachusett; et comme ces officiers savoient très-bien que les terres réclamées par les Français, appartenoient aux six Nations, et non pas aux Cherokées, ni à aucune autre tribu d'Indiens, le général donna ordre à sir William Johnson, de rassembler les chefs des six Nations, et de leur rappeler la cession qu'ils avoient faite de ces terres au roi d'Angleterre en 1726, époque où ils avoient aussi mis sous la protection de ce prince tout leur pays de chasse, pour être défendu pour eux et pour leur usage.

Les instructions du général Braddock, contenant une reconnoissance très-claire du droit qu'avoient les six Nations sur les terres dont il s'agit ici, nous croyons devoir transcrire les mots qui les terminent.—«Il paroît que les Français ont de temps en temps employé la ruse et la violence47, pour bâtir des forts sur les limites des terres dont nous avons fait mention; ce qui est contraire à tous les actes et traités qui y ont rapport. Ainsi, vous pouvez, en mon nom, assurer les six Nations que je suis envoyé par sa majesté britannique, pour détruire tous lesdits forts, en bâtir d'autres qui protégeront lesdites terres, et en garantiront la possession aux six Nations et à leurs héritiers et successeurs pour jamais, conformément à l'esprit de nos traités. J'inviterai donc les six Nations à prendre la hache, et à venir se mettre en possession de leurs propres terres.»

Les négociations, qui ont eu lieu en 1755, entre les cours de France et d'Angleterre, prouvent évidemment que le général Braddock et les gouverneurs américains, n'étoient pas les seuls qui pensoient que c'étoit aux six Nations qu'appartenoit le pays qui s'étend sur les montagnes d'Allegany, sur les deux rives de l'Ohio, et jusqu'aux bords du Mississipi.

Nous allons rapporter une observation très-juste, qui se trouve dans un mémoire relatif aux prétentions de la France sur les terres des six Nations, et remis le 7 juin 1755, par les ministres du roi d'Angleterre au duc de Mirepoix.—«Quant à la réclamation faite par la France, de l'article XV du traité d'Utrecht, la cour de la Grande-Bretagne ne pense pas que la France soit fondée à s'autoriser ni des expressions, ni de l'intention de ce traité.

»1o. La cour de la Grande-Bretagne est convaincue que l'article XV est seulement relatif aux personnes des Sauvages, et non à leur pays. Les expressions du traité sont claires et précises. Elles disent que les cinq Nations, ou les cinq Cantons sont soumis à la Grande-Bretagne; ce qui, d'après tous les traités, doit se rapporter au pays, aussi bien qu'aux habitans.—La France l'a déjà reconnu de la manière la plus solennelle.—Elle a bien pesé l'importance de cet aveu, au moment où elle a signé le traité; et la Grande-Bretagne ne peut jamais l'oublier.—Le pays possédé par ces Indiens est très-bien connu, et ses limites ne sont pas incertaines, comme le porte le mémoire de la cour de France. Ces Indiens en sont entièrement les maîtres, et ils en font tout ce que d'autres propriétaires font dans tous les autres pays.

»2o. Quelque chose que puisse alléguer la France, en considérant ces contrées comme des dépendances du Canada, il est certain qu'elles ont appartenu et qu'elles appartiennent encore aux mêmes Indiens, qui n'y ont point renoncé, ni ne les ont abandonnées aux Anglais; et par le quinzième article du traité d'Utrecht, la France s'est engagée à ne point troubler ces Indiens48.

»Malgré tout ce qui a été avancé dans cet article, la cour de la Grande-Bretagne ne peut avouer que la France ait le moindre titre à la possession de l'Ohio, et du territoire dont elle parle dans son mémoire49.

»On n'allègue point et on ne peut pas, en cette occasion, alléguer la possession, puisque la France ne peut pas prétendre qu'avant ni depuis le traité d'Aix-la-Chapelle, elle y ait rien eu, excepté certains forts, qui ont été dernièrement bâtis sur les terres qui appartiennent évidemment aux cinq Nations, et qui ont été cédées par elles à la couronne de la Grande-Bretagne et à ses sujets, ainsi qu'on peut le démontrer par des traités et des actes de la plus grande authenticité.

»La cour de la Grande-Bretagne maintient que les cinq Nations des Iroquois, reconnues par la France, sont originairement, ou par droit de conquête, les légitimes propriétaires de la rivière de l'Ohio et de tout le pays mentionné dans son mémoire; et quant au territoire que ces Indiens ont cédé à la Grande-Bretagne, ce qui, il faut l'avouer, est la manière la plus juste et la plus légale de faire une acquisition de cette nature, elle le réclame, parce qu'il lui appartient, qu'elle le cultive depuis plus de vingt ans, et qu'elle y a fait divers établissemens depuis les sources mêmes de l'Ohio jusqu'à Pichawillanès, dans le centre du pays, entre l'Ohio et le Wabache.»

En 1755, les lords commissaires du commerce et des colonies, désirèrent de connoître précisément le territoire des six Nations. En conséquence, ils engagèrent le docteur Mitchel à publier une carte générale de l'Amérique septentrionale. M. Pownal, qui est encore secrétaire du bureau du commerce et des colonies, certifia que ce bureau avoit fourni au docteur Mitchel, tous les documens nécessaires à ce sujet; et le docteur observe lui-même sur sa carte:—«Que depuis l'année 1672, les six Nations ont toujours étendu leur territoire, quand elles ont soumis et incorporé parmi elles les anciens Schawanesses, premiers possesseurs de ces contrées et de la rivière de l'Ohio. En outre, les six Nations réclament un droit de conquête sur les Illinois et sur toute l'étendue du Mississipi. Cela est confirmé, puisqu'en 1742, elles possédoient tout ce qui leur est désigné sur cette carte, et que personne n'a jamais prétendu le leur disputer.»

Pour mieux démontrer encore le droit qu'ont les six Nations à la possession du pays situé sur les bords de l'Ohio, et dont le ministère anglais fait mention dans le mémoire remis au duc de Mirepoix, en 1755, nous observerons que les six Nations, les Schawanesses et les Delawares, occupoient le territoire au midi du grand Kenhawa, même après que les Français eurent formé quelques établissemens sur les bords de l'Ohio; et qu'en 1752, ces tribus avoient un grand village sur les bords de la rivière de Kentucke, à deux cent trente-huit milles au-dessous du Sioto.—En 1754, elles habitoient et chassoient au sud de l'Ohio, dans le pays-bas et à environ trois cent vingt milles au-dessous du grand Kenhawa.—En 1755, elles avoient aussi un grand village, vis-à-vis de l'embouchure du Sioto, précisément dans le même endroit qui doit être la frontière méridionale des terres, que demandent M. Walpole et ses associés.

Il est un fait certain: c'est que les Cherokées n'ont jamais eu ni villages, ni établissemens dans le pays qui est au sud du grand Kenhawa; qu'ils n'y chassent point; et que les six Nations, les Schawanesses et les Delawares ne résident et ne chassent plus au sud de l'Ohio, ni ne le fesoient plus, quelques années avant d'avoir vendu le pays au roi. Ce sont des faits qu'on peut clairement et aisément prouver.

Au mois d'octobre 1768, les Anglais tinrent un congrès avec les six Nations, au fort Stanwix. Voici ce que dit l'orateur indien à sir William Johnson.—«Frère, toi qui connois toutes les affaires, tu dois savoir que nos droits vont très-loin au midi du grand Kenhawa, et que nous sommes très-bien fondés à nous étendre du même côté jusqu'à la rivière de Cherokée; prétention que nous ne pouvons céder à aucune autre nation Indienne, sans nuire à notre postérité, et outrager les guerriers qui ont combattu pour la conquérir.—Nous espérons donc que notre droit sera respecté.»

En novembre 1768, les six Nations vendirent au roi d'Angleterre, tout le pays qui s'étend de la rive méridionale de l'Ohio, jusqu'à la rivière de Cherokée. Mais malgré cette vente, aussitôt qu'on apprit en Virginie que le gouvernement favorisoit les prétentions des Cherokées, et qu'on eut vu de retour le docteur Walker et le colonel Lewis, que cette province avoit envoyés au congrès du fort Stanvix, lord Bottetourt chargea ces deux commissaires de se rendre à Charles-Town, dans la Caroline méridionale, pour essayer de convaincre M. Stuart50 de la nécessité d'étendre la ligne de démarcation qu'il avoit tracée, d'accord avec les Cherokées, et l'engager à la porter depuis le grand Kenhawa jusqu'à la rivière d'Holston.

Ces deux commissaires furent choisis par lord Bottetourt, parce qu'ils s'étoient occupés depuis long-temps des affaires qui avoient rapport aux Indiens, et qu'ils connoissoient parfaitement l'étendue du pays des Cherokées. Quand ils furent arrivés dans la Caroline méridionale, ils écrivirent à M. Stuart, relativement aux prétentions formées par les Cherokées, sur les terres au midi du grand Kenhawa. M. Stuart n'avoit été nommé que depuis très-peu d'années, à la place qu'il remplissoit alors, et d'après la nature de ses premières occupations, on ne devoit pas penser qu'il pût bien connoître le territoire des Cherokées. Voici ce qu'on trouve dans la lettre que lui adressèrent les commissaires virginiens.

Charles-Town, le 2 février, 1769.

«Les Cherokées n'ont jamais prétendu à la possession du pays situé au midi du grand Kenhawa. À présent, ce pays appartient à la couronne, puisque sir William Johnson l'a fort chèrement acheté des six Nations, et en a reçu l'acte de cession au fort Stanwix.»

En 1769, la chambre des citoyens de la colonie de Virginie, représenta à lord Bottetourt:—«Qu'elle avoit la plus grande raison de craindre que si la ligne tracée pour servir de limites, étoit conservée, les Indiens et les autres ennemis de sa majesté, auroient sans cesse une entrée libre et facile jusque dans le cœur du pays de l'Ohio, de la rivière d'Holston et du grand Kenhawa; qu'alors les établissemens qu'on entreprendroit de faire dans ces contrées, seroient sans doute entièrement détruits; et que tout le pays51 qui s'étend depuis l'embouchure du Kenhawa, jusqu'à celle de la rivière de Cherokée, et ensuite vers l'est jusqu'à la montagne du Laurier, pays si récemment cédé à sa majesté, et sur lequel aucune tribu d'Indiens ne formoit de prétentions, resteroit entièrement abandonné aux Cherokées; qu'en conséquence il pourroit y avoir à l'avenir, des réclamations, totalement contraires aux vrais intérêts de sa majesté, et que les acquisitions qu'on regardoit, avec raison, comme les plus avantageuses de la dernière guerre, seroient tout-à-fait perdues.»

D'après les faits dont nous venons de faire l'exposition, il est évident:

1o. Que le pays situé au midi du grand Kenhawa, ou au moins, celui qui s'étend jusqu'à la rivière de Cherokée, appartenoit originairement aux Schawanesses.

2o. Qu'en subjuguant les Schawanesses, les six Nations devinrent les vrais propriétaires de ce pays.

3o. Qu'en conséquence de la cession que les six Nations en ont faite au roi d'Angleterre, dans le congrès tenu, en 1768, au fort Stanwix, ce pays appartient à présent légitimement aux Anglais.

4o. Que les Cherokées n'ont jamais résidé ni chassé dans ce pays, et qu'ils n'y ont aucune espèce de droit.

5o. Que la chambre des citoyens de la colonie de Virginie a été très-fondée à affirmer que les Cherokées, dont les Virginiens connoissent les possessions, parce qu'ils en sont voisins, n'ont aucun droit sur le territoire qui est au sud du grand Kenhawa.

6o. Enfin, que ni les six Nations, ni les Schawanesses, ni les Delawares n'habitent ni ne chassent plus dans ce pays.

Ces considérations prouvent qu'en nous permettant d'établir toutes les terres, comprises dans notre contrat avec les lords commissaires de la trésorerie, le conseil privé ne nuira ni au service de sa majesté, ni à la confédération des six Nations, ni même aux Cherokées.

Mais, depuis le congrès du fort Stanwix, où les six Nations ont cédé au roi le pays que nous demandons, il y a eu quelque traité par lequel la couronne a promis aux six Nations et aux Cherokées de ne point former d'établissemens au-delà de la ligne marquée sur la carte jointe au rapport du bureau du commerce et des colonies, quoique les lords commissaires aient reconnu que les six Nations avoient cédé la propriété de ces terres à sa majesté; si, disons-nous, il existe un tel traité, nous nous flattons que les lords commissaires ne feront plus aucune objection, en voyant spécialement inséré dans l'acte de concession, qu'il nous sera défendu d'établir aucune partie du pays, sans en avoir préalablement obtenu la permission de sa majesté, et l'agrément des Cherokées, des six Nations et de leurs confédérés.

Il est dit dans le troisième paragraphe du rapport des lords commissaires,—«Que le principe du bureau du commerce et des colonies étoit qu'après le traité de Paris, on devoit rapprocher les limites occidentales des colonies de l'Amérique septentrionale, de manière que ces établissemens fussent entièrement à la portée du commerce du royaume». Nous n'aurons point la hardiesse de contester ce qu'avancent les lords commissaires: mais nous croyons pouvoir observer que l'établissement du pays, qui s'étend sur les montagnes d'Allegany et sur l'Ohio n'étoit point regardé, avant le traité de Paris, ni dans le temps de la proclamation royale, faite au mois d'octobre 1763, comme hors de la portée du commerce du royaume. Ce qui le prouve, c'est qu'en 1748, M. John Hanbury et un assez grand nombre d'autres anglais, présentèrent une pétition au roi, pour lui demander cinq cent mille acres de terre sur les montagnes d'Allegany, et sur les bords de l'Ohio; et les lords commissaires du commerce et des colonies, firent, à ce sujet, un rapport favorable au conseil-privé de sa majesté. Ils dirent:—«Que l'établissement du pays situé à l'occident des grandes montagnes, et centre des possessions anglaises dans ces contrées, seroit conforme aux intérêts de sa majesté, et accroîtroit les avantages et la sûreté de la Virginie et des colonies voisines.»

Le 23 février 1748, les mêmes lords commissaires rapportèrent encore au conseil-privé:—«Qu'ils avoient pleinement exposé la grande utilité et l'avantage d'étendre nos établissemens au-delà des grandes montagnes; ce que le conseil avoit approuvé.—Comme ces nouvelles propositions, ajoutent-ils, rendent probable qu'on établira une plus grande étendue de terrain, que ne l'annonçoient les premières, nous pensons qu'en accordant ce que demande la pétition, on se conformera aux intérêts du roi, et on assurera le bien-être de la Virginie.»

Le 16 mars 1748, le roi donna ordre au gouverneur de la Virginie, de concéder à M. Hanbury et à ses associés, cinq cent mille acres de terre sur les montagnes d'Allegany. Ces mêmes concessionnaires font aujourd'hui partie de la compagnie de M. Walpole.—L'ordre du roi portoit expressément:—«Ces établissemens seront utiles à nos intérêts et augmenteront la sécurité de notre dite colonie, ainsi que les avantages des colonies voisines;—d'autant plus que nos chers sujets se trouvant par-là, à même de cultiver l'amitié des Indiens qui habitent ces contrées, et d'étendre leur commerce avec eux, de tels exemples peuvent exciter les colonies voisines à tourner leurs pensées vers des projets de la même nature.»

Il nous paroît évident que le bureau du commerce et des colonies, dans le temps que lord Halifax le présidoit, pensoit que les établissemens sur les montagnes d'Allegany, n'étoient point contraires aux intérêts du roi, ni assez éloignés des côtes de la mer, pour être—«Hors de la portée du commerce du royaume, et pour que son autorité et sa juridiction ne pussent pas s'y exercer.»

Le rapport que nous examinons, donne à entendre que les deux principaux objets de la proclamation de 1763, étoient de ne pas porter les établissemens qu'on feroit à l'avenir, au-delà des sources des rivières qui coulent de l'ouest et du nord-ouest et se jettent dans la mer, ou, en d'autres termes, à l'est des montagnes d'Allegany; et de ne point créer d'autres gouvernemens que les trois qu'on venoit de former en Canada et dans les deux Florides52.—Pour établir ce fait, les lords commissaires du commerce et des colonies, citent une partie de la proclamation.

Mais si l'on considère cette proclamation dans son entier, on trouvera qu'elle a pour but neuf objets principaux, savoir;

1o. De déclarer aux sujets de sa majesté, qu'elle a établi en Amérique quatre gouvernemens distincts: celui de Quebec, celui de la Floride orientale, celui de la Floride occidentale et celui de la Grenade.

2o. De fixer les limites respectives de ces quatre nouveaux gouvernemens.

3o. De donner l'approbation royale à la conduite et à la bravoure des officiers et des soldats de l'armée du roi, et au petit nombre d'officiers de la marine, qui ont servi dans l'Amérique septentrionale, et de les récompenser par des concessions gratuites de terres à Quebec et dans les deux Florides.

4o. D'empêcher les gouverneurs de Quebec et des deux Florides d'accorder des permissions d'arpenter, ou des patentes pour des terres au-delà des limites de leurs gouvernemens respectifs.

5o. De défendre aux gouverneurs des autres colonies ou plantations en Amérique, d'accorder des concessions de terres, au-delà des sources des rivières qui coulent de l'ouest et du nord-ouest, et tombent dans l'océan Atlantique, ou d'autres terres qui, n'ayant été cédées au roi ni achetées par lui, sont réservées aux Indiens.

6o. De réserver pour le présent, sous la protection et la souveraineté du roi, pour l'usage desdits Indiens, toutes les terres qui ne sont point comprises dans les limites des trois nouveaux gouvernemens, ou dans celle de la compagnie de la baie d'Hudson; ainsi que le pays situé à l'ouest des sources des rivières, qui coulent de l'ouest et du nord-ouest vers la mer; sa majesté défendant à ses sujets de faire des acquisitions sur lesdites terres, et d'en prendre possession, sans en avoir obtenu d'elle une permission expresse.

7o. De requérir toutes personnes qui ont fait des établissemens, sur les terrains que le roi n'a point achetés des Indiens, d'abandonner ces établissemens.

8o. De régler qu'à l'avenir on n'occupera des terres des Indiens que dans les contrées où sa majesté permet, par cette proclamation de faire des établissemens.

9o. De déclarer qu'il sera libre à tous les sujets de sa majesté, de faire le commerce avec les Indiens; et de prescrire la manière dont ce commerce doit être fait.

10o. Enfin, d'ordonner à tous les officiers militaires et à tous les inspecteurs des affaires concernant les Indiens, de faire saisir et arrêter toutes les personnes qui, accusées d'avoir commis quelque trahison ou quelque meurtre, et fuyant la justice, se seront réfugiées sur les terres des Indiens; et d'envoyer ces personnes dans la colonie où leur accusation aura eu lieu.

Il est certain qu'en parlant de l'établissement des trois nouveaux gouvernemens, fixant leurs limites respectives, récompensant les officiers et les soldats, réglant le commerce avec les Indiens, et ordonnant l'arrestation des criminels, cette proclamation avoit pour but de convaincre les Indiens, de la justice de sa majesté, et de la résolution où elle étoit, de prévenir toute cause raisonnable de mécontentement de leur part, en défendant de former des établissemens sur le territoire qui n'avoit point été cédé à sa majesté, ou acheté par elle; et en déclarant que sa royale volonté et son bon plaisir étoit, ainsi que nous l'avons déjà rapporté, «De réserver, pour le présent, sous sa protection et souveraineté, et pour l'usage des Indiens, toutes les terres situées à l'ouest des sources des rivières qui coulent de l'ouest et du nord-ouest vers l'océan Atlantique.»

Quels mots peuvent exprimer plus décidément l'intention royale? Ne signifient-ils pas explicitement que le territoire est quelque temps réservé, sous la protection de sa majesté, pour l'usage des Indiens?—Mais comme les Indiens ne fesoient point usage de ces terres, qui sont bornées à l'occident par la rive sud-est de l'Ohio, et qu'ils n'y résidoient pas, et n'y fesoient pas la chasse, ils consentirent volontiers à les vendre; et en conséquence, ils les vendirent au roi, en novembre 1768. Ce qui donna occasion à cette vente sera clairement expliqué dans nos observations sur la suite du rapport des lords commissaires du commerce et des colonies.

Il est naturel de croire que quant à l'établissement des terres comprises dans la vente dont nous venons de parler, l'effet de la proclamation n'a pas pu s'étendre au-delà de l'époque de cette vente; M. George Greenville53, qui lorsque la proclamation parut, étoit l'un des ministres, reconnut toujours que le but de cette proclamation étoit rempli dès que le pays qu'elle désignoit avoit été acquis des Indiens.

Dans leur quatrième paragraphe, les lords commissaires du commerce et des plantations, donnent deux raisons pour engager sa majesté à traiter de nouveau avec les Indiens et à faire tracer une ligne de démarcation plus précise, plus certaine que celle qu'indiquoit la proclamation du mois d'octobre 1763. Voici ces raisons:

«1o. C'est que la ligne désignée dans la proclamation de 1763, manque de précision.

»2o. C'est qu'il faut considérer la justice à l'égard de la propriété des terres.»

Nous croyons avoir suffisamment démontré dans nos observations sur le troisième paragraphe du rapport que, pour ce qui concernoit les terres situées à l'ouest des montagnes d'Allegany, la proclamation n'avoit d'autre but que de les réserver quelque temps, sous la protection de sa majesté, pour l'usage des Indiens.—Nous ajouterons que la ligue désignée dans la proclamation, ne pouvoit pas l'être d'une manière plus claire et plus précise, relativement à ces terres, car la proclamation porte:—«Que toutes les terres et territoires situés à l'occident des sources des rivières qui coulent de l'ouest et du nord-ouest vers la mer, seront réservés sous la protection de sa majesté.»

Nous sommes loin de penser que sa majesté doive traiter de nouveau avec les Indiens, pour établir des limites plus précises et plus certaines, d'après la considération de la justice, relativement à la propriété des terres. La propriété de la moindre partie du territoire, dont nous parlons, ne peut être contestée.

Mais pour mieux faire entendre toutes les raisons pour lesquelles on veut engager sa majesté à traiter de nouveau avec les Indiens, pour tracer une ligne de démarcation plus précise et plus certaine que celle que désigne la proclamation du mois d'octobre 1763, nous prendrons la liberté d'exposer quelques faits.

En 1764, les ministres du roi désiroient d'obtenir un acte du parlement qui réglât le commerce avec les Indiens, et y mît un impôt, par le moyen duquel on auroit de quoi fournir aux salaires des surintendans, des commissaires, des interprètes, et à l'entretien des forts, dans le pays où l'on traitoit avec les Indiens. Pour éviter à l'avenir, de donner aux Indiens occasion de se plaindre de ce qu'on usurpoit leur pays de chasse, on résolut d'acheter d'eux, un vaste territoire, et de reculer, d'accord avec eux, la ligne des limites, bien au-delà de l'endroit où il n'étoit pas permis aux sujets de sa majesté de s'établir.

En conséquence, on donna, la même année, des ordres à sir William Johnson, pour qu'il convoquât les chefs des six Nations, et qu'il leur fît part du projet des ministres anglais. Sir William Johnson assembla en effet, dans sa maison, les députés des six Nations, le 2 mai 1765, et il leur tint ce discours:

Frères,

«La dernière et la plus importante proposition que j'ai à vous communiquer, est relative à l'établissement des limites entre vous et les Anglais. Il y a quelque temps que j'envoyai un message à quelques-unes de vos nations, pour vous avertir que je voulois conférer avec vous à ce sujet.—Le roi, dont vous avez déjà éprouvé la clémence et la générosité, désirant de mettre fin à toutes les disputes entre ses sujets et vous, à l'occasion des terres, et d'être strictement juste envers vous, a formé le plan d'établir entre nos provinces et celles des Indiens, des limites qu'aucun homme blanc n'ose franchir; parce que c'est la plus sûre et la meilleure méthode de terminer les querelles, et de mettre vos propriétés à l'abri de toute invasion.

»L'intention du roi vous paroîtra, j'espère, si raisonnable, si juste, et si avantageuse pour vous et pour votre postérité, que je ne doute nullement que vous ne consentiez avec joie à voir établir une ligne de démarcation. Nous la tracerons, vous et moi, de la manière la plus avantageuse pour les hommes blancs et pour les Indiens, et telle qu'elle conviendra le mieux à l'étendue, à l'accroissement de chaque province, et aux gouverneurs, que je consulterai à cette occasion, aussitôt que j'aurai reçu les pouvoirs nécessaires pour cela.—Mais, en attendant, je désire savoir comment vous voulez étendre cette ligne, et ce que vous consentez de faire cordialement à cet égard, afin que cela me serve de règle.—Je dois aussi vous prévenir que quand cette affaire sera terminée, et qu'on verra que vous aurez eu égard à l'accroissement de notre population, et à la nécessité de nous céder des terres là où nous en avons besoin, vous recevrez, pour prix de votre amitié, un présent très-considérable54

Après avoir conféré quelque temps entr'eux, les Sachems et les guerriers des six Nations, répondirent à sir William Johnson, qu'ils acceptoient la proposition des nouvelles limites; et sir William fit parvenir leur réponse au bureau des lords commissaires du commerce et des colonies.

Soit qu'il y eût un changement dans l'administration, qui avoit formé le projet d'obtenir un acte du parlement pour régler le commerce avec les Indiens, et pour reculer la ligne des limites, soit par quelqu'autre cause que nous ignorons, on ne s'en occupa plus jusqu'à la fin de l'année 1767. Alors, la négociation relative aux limites fut reprise.

Cependant, entre les années 1765 et 1768, beaucoup d'habitans de la Virginie, du Maryland et de la Pensylvanie, allèrent s'établir sur les montagnes; et les six Nations en furent si irritées, qu'en 1766, elles massacrèrent plusieurs de ces colons, et déclarèrent la guerre aux colonies du centre de l'Amérique septentrionale. Pour les appaiser et prévenir une calamité générale, on fit partir du fort Pitt, un détachement du quarante-deuxième régiment d'infanterie, avec ordre de ramener les Anglais qui s'étoient établis à la Crique de la Pierre-Rouge55.—Mais les efforts et les menaces de ce détachement furent vaines, et il retourna au fort sans avoir pu exécuter ses ordres.

Les six Nations se plaignirent alors davantage de ce qu'on s'emparoit de leurs terres sur les montagnes. Le 7 décembre 1767, le général Gage écrivit à ce sujet au gouverneur de Pensylvanie, et lui manda:—«Vous êtes témoin du peu d'attention qu'on a fait aux diverses proclamations qui ont été publiées; vous savez que le soin qu'on a pris, cet été, d'envoyer une partie de la garnison du fort Pitt, pour faire abandonner les établissemens des montagnes, n'a presque servi de rien. Nous apprenons que les colons sont retournés à la Crique de la Pierre-Rouge et sur les bords de la rivière de la Fraude56, en plus grand nombre qu'auparavant.»

Le 5 janvier 1768, le gouverneur de la Pensylvanie envoya un message à l'assemblée générale de la province avec la lettre du général Gage.—Le 13 du même mois l'assemblée ayant délibéré sur les plaintes des Indiens, répondit au gouverneur.—«Pour faire cesser les causes du mécontentement des Indiens, et établir une paix durable entr'eux et les sujets de sa majesté, nous pensons qu'il est absolument nécessaire qu'on fixe promptement les limites, et qu'on les satisfasse pour la partie de leur territoire, qui se trouvera en-deçà de la ligne de démarcation. Par ce moyen, ils ne se plaindront plus qu'on envahit leurs propriétés, et les habitans de nos frontières auront assez de pays pour s'établir et pour chasser, sans se mêler avec ces peuples.»

Le 19 janvier 1768, M. Galloway, orateur de l'assemblée de Pensylvanie et le comité de correspondance de cette assemblée, écrivirent à Richard Jackson et à Benjamin Franklin, agens de Pensylvanie à Londres, pour leur faire part des querelles des colons avec les Indiens.—«Les Indiens, disoient-ils, se plaignent vivement du délai qu'on a mis à établir les limites, et de ce que, quoiqu'ils n'aient encore rien reçu pour les terres, qu'ils sont convenus de céder à la couronne, les Anglais y forment chaque jour de nouveaux établissemens.»

Au mois d'avril 1768, l'assemblée de Pensylvanie voyant qu'une guerre avec les Indiens devenoit presqu'inévitable, parce que ce peuple n'avoit pas vendu les terres des montagnes où l'on formoit des établissemens; et croyant en outre qu'on recevroit bientôt des ordres d'Angleterre relativement aux limites, résolut d'employer la somme de mille livres sterlings en couvertures, etc. d'en faire présent aux Indiens de l'Ohio, afin de modérer leur ressentiment jusqu'à ce que la cour prît d'autres mesures. Le gouverneur de Pensylvanie étant alors informé que George Croghan devoit bientôt faire un traité avec les Indiens, par l'ordre du général Gage et de sir William Johnson, envoya au fort Pitt, son secrétaire et une autre personne, en qualité de commissaires de la province, pour offrir aux Indiens le présent des Pensylvaniens.

Le 2 mai 1768, les députés des six Nations, qui s'étoient rendus au fort Pitt, tinrent le discours suivant:

Frères,

«C'est avec douleur que nous avons vu nos terres occupées par vous, sans notre consentement. Il y a long-temps que nous nous plaignons à vous de cette injustice, qui n'a point encore été redressée. Au contraire, vos établissemens s'étendent dans notre pays. Quelques-uns se trouvent même directement dans le chemin de guerre, qui conduit vers le pays de nos ennemis; et nous en sommes très-mécontens.—Frères, vous avez parmi vous des loix pour vous gouverner. Vous nous donneriez donc la plus forte preuve de la sincérité de votre amitié, si vous nous fesiez voir que vous faites sortir les gens de votre nation de dessus nos terres; car nous pensons qu'ils auront assez le temps de s'y établir quand vous les aurez achetées et que le pays vous appartiendra.»

En réponse à ce discours, les commissaires de Pensylvanie informèrent les six Nations, que le gouverneur de la province avoit fait partir quatre personnes avec sa proclamation et l'acte de l'assemblée (qui déclaroit crime de félonie digne de mort sans bénéfice de clergé, l'occupation des terres des Indiens) pour ordonner à tous les habitans des montagnes situées dans les limites de la Pensylvanie, d'abandonner leurs établissemens: mais que cela avoit été inutile.—Ils dirent aussi que le gouverneur de la Virginie avoit non moins infructueusement fait une proclamation; et que le général Gage n'avoit pas été plus heureux en envoyant deux fois des soldats pour forcer les colons à abandonner la Crique de la Pierre Rouge et les bords du Monongehela.

Aussitôt que M. Jackson et le docteur Franklin eurent reçu les instructions de l'assemblée générale de Pensylvanie, ils se rendirent chez le ministre chargé du département de l'Amérique, et lui représentèrent combien il étoit nécessaire et pressant de faire terminer l'affaire des limites. En conséquence, le gouvernement donna de nouveaux ordres à sir William Johnson.

Il est donc certain que la proclamation du mois d'octobre 1763, ne pouvoit pas, comme l'ont dit les lords commissaires du commerce et des colonies, signifier que la politique du royaume étoit de ne pas laisser former des établissemens sur les montagnes d'Allegany, après que le roi auroit acheté ce territoire, car la véritable raison, qu'on avoit de l'acheter, étoit d'éviter une rupture avec les Indiens, et de donner occasion aux sujets du roi de s'y établir légitimement et paisiblement.

Nous allons examiner dans nos observations sur le cinquième paragraphe du rapport des lords commissaires du commerce et des colonies, s'ils sont bien fondés à déclarer que l'établissement des terres dont il est question, ne peut être nullement avantageux au commerce du royaume.—«Les diverses propositions d'établir de nouvelles colonies dans l'intérieur de l'Amérique, disent-ils, ont été, d'après l'extension des limites, soumises à la considération du gouvernement, sur-tout lorsqu'il s'est agi de cette partie du pays, où sont situées les terres, dont on demande la concession; et le danger d'accéder à de pareilles propositions, a paru si évident, que les tentatives à cet égard ont toujours été infructueuses.»

Comme nous ignorons quelles étoient les propositions, dont parlent les lords commissaires, et d'après quel principe les tentatives à cet égard ont été infructueuses, il nous est impossible de juger si cela peut nous être appliqué.

Cependant nous savons qu'il y a eu en 1768 une proposition faite au gouvernement pour l'établissement d'une partie des terres en question. Cette proposition étoit du docteur Leé, de trente-deux Américains et de deux habitans de Londres. Ils prièrent le roi de leur accorder, gratis, deux millions cinq cent mille acres de terre sur les montagnes d'Allegany, en un ou plusieurs arpentages, entre le vingt-huitième et le quarante-deuxième degré de latitude, à condition de posséder ces terres douze ans, sans payer aucun cens, et ces douze ans ne devant commencer à courir que lorsque les deux millions cinq cent mille acres seroient arpentés. En outre, les concessionnaires ne devoient être obligés d'établir sur ces terres que deux mille familles dans l'espace de douze ans.

Surement les lords commissaires ne prétendent pas que cette proposition ressemble à la nôtre, et puisse s'appliquer au cas où nous nous trouvons. Ils ont dû, sur-tout, remarquer que le docteur Lée et ses associés n'offroient point, comme nous, d'acheter les terres, ou de payer le cens au roi, sans aucune déduction, ou enfin, de faire tous les frais nécessaires à l'établissement et à l'entretien du gouvernement civil du pays concédé.

Le sixième paragraphe des lords commissaires dit:—«Que tous les argumens contre l'établissement des terres, dans la partie du pays dont on demande la concession, sont rassemblés avec beaucoup de force et de précision, dans des représentations faites à sa majesté, par les lords commissaires du commerce et des colonies, au mois de mars 1768.»

Pour bien faire connoître ce qui donna lieu à ces représentations, nous observerons que dès le premier octobre 1767, et durant tout le temps que lord Shelburne57 fut secrétaire d'état au département de l'Amérique méridionale, on conçut le projet d'établir aux frais de la couronne, trois nouveaux gouvernemens dans l'Amérique septentrionale; savoir le premier au détroit, entre le lac Huron et le lac Erié, le second dans le pays de Illinois, et le troisième dans le bas du pays qu'arrose l'Ohio. Ce projet fut communiqué aux lords commissaires du commerce et des colonies, afin de savoir quelle étoit leur opinion à cet égard.

Nous avons tout uniment expliqué la cause des représentations, sur lesquelles insistent avec tant de force, les lords commissaires du commerce et des colonies, en disant qu'elles contiennent tous les argumens contre l'établissement des terres dont il est aujourd'hui question. À présent, nous exposerons les raisons qui nous font croire que ces représentations sont si loin de nous être contraires, qu'elles disent précisément qu'on doit permettre d'établir les terres que nous demandons.

Trois raisons principales sont énoncées dans les représentations. «Comme propres à faire sentir l'utilité des colonies dans le continent de l'Amérique septentrionale.

»La première, c'est qu'elles favorisent la pêche avantageuse qui se fait sur la côte du Nord.

»La deuxième, c'est qu'on y soigne la culture des bois de construction et autres matières qui peuvent servir à la marine, et qu'on les échange pour des marchandises des manufactures anglaises.

»La troisième, c'est qu'on y a toujours du merrein, du bois de charpente, des farines et d'autres choses nécessaires pour l'approvisionnement de nos établissemens aux Antilles.»

Nous n'imaginons pas qu'il soit nécessaire de faire beaucoup d'observations sur la première de ces raisons. Les provinces de New-Jersey, de Pensylvanie, de Maryland, de Virginie et les colonies méridionales, n'ont point favorisé, et, d'après leur situation et la nature de leur commerce, ne favoriseront pas plus la pêche que les établissemens que nous proposons de faire sur l'Ohio. Cependant, ces provinces sont utiles au royaume, soit à cause de la culture, soit à cause de l'exportation de différens articles; et nous osons croire que la colonie de l'Ohio aura le même avantage, si toutefois la production des marchandises d'entrepôt peut être regardée comme avantageuse.

Quant à la seconde et à la troisième raison des représentations, nous remarquerons qu'aucune des possessions anglaises dans l'Amérique septentrionale, n'exige moins d'encouragement que celle de l'Ohio, pour cultiver les matières propres à la construction des vaisseaux et à la marine, et pour approvisionner les Antilles, de bois et de comestibles.

1o. Les terres des bords de l'Ohio sont extrêmement fertiles; le climat y est tempéré. La vigne, les mûriers et les vers-à-soie, s'y trouvent par-tout. Le chanvre croît spontanément dans les vallées et dans le pays bas. Les mines de fer sont communes dans les montagnes; et nulle terre n'est plus propre que celle de ces contrées, à la culture du tabac, du lin et du coton.

2o. Le pays est bien arrosé par plusieurs rivières navigables, qui communiquent entr'elles; et par le moyen desquelles, et d'un transport par terre de quarante milles seulement, les productions des terres de l'Ohio, peuvent, même à présent, être envoyées au port d'Alexandrie58, sur le Potomack, à meilleur marché qu'il n'en coûte pour transporter de Northampton à Londres, quelqu'espèce de marchandise que ce soit.

3o. Dans toutes les saisons, de grands bateaux semblables aux barges de l'ouest de l'Angleterre, peuvent naviguer sur l'Ohio, et il ne faut que quatre ou cinq hommes pour les conduire. Depuis le mois de janvier jusqu'au mois d'avril, il est aisé de bâtir de grands vaisseaux sur cette rivière, et de les envoyer en Angleterre, chargés de fer, de chanvre, de lin et de soie.

4o. La farine, le bled, le bœuf salé, les planches pour le bordage des vaisseaux et beaucoup d'autres marchandises, peuvent être envoyées sur l'Ohio jusqu'à la Floride occidentale, et de là aux Antilles, à meilleur marché et mieux conservées que celles qu'on expédie de New-York et de Philadelphie.

5o. Le chanvre, le tabac, le fer, et les autres articles qui tiennent beaucoup de place, peuvent également être envoyés sur l'Ohio jusqu'à la mer, à plus de cinquante pour cent meilleur marché que ne coûte leur transport par terre, dans l'espace de soixante milles, en Pensylvanie, où les charrois sont pourtant moins chers que dans aucune autre province de l'Amérique septentrionale.

6o. Les frais de transport des marchandises anglaises, depuis la mer jusqu'aux établissemens que nous voulons former sur l'Ohio, ne seront pas aussi considérables que ce qu'on paie et qu'on paiera toujours pour conduire les mêmes marchandises, dans une grande partie de la Pensylvanie, de la Virginie et du Maryland.

D'après l'exposition de ces faits, nous espérons qu'on verra clairement que les terres, dont nous demandons la concession, sont entièrement propres, par leur fertilité, leur situation et le peu de frais que coûtera le transport de leurs productions jusqu'en Angleterre,—«à faire sentir l'utilité d'établir des colonies dans le continent de l'Amérique septentrionale».—Mais pour éclaircir davantage ce point important, nous prendrons la liberté de faire encore quelques observations.

Les lords commissaires du commerce et des colonies, ne nient point, mais, au contraire, ils avouent que le climat et le sol de l'Ohio, sont aussi favorables que nous l'avons dit.—Quant aux vers-à-soie qui y viennent naturellement, il est certain qu'au mois d'août 1771, plus de 10,000 livres pesant de cocons, qui en provenoient, furent vendues à la filature publique de Philadelphie. Il est également sûr que la soie que produisent les vers de l'Ohio, est belle et très-estimée des Pensylvaniens.

Pour le chanvre, nous sommes prêts à prouver qu'il est d'une très-bonne qualité, et qu'il croît spontanément sur les bords de l'Ohio, ainsi que nous l'avons avancé. Qu'on considère donc que, par rapport au chanvre, l'Angleterre dépend chaque jour davantage de la Russie, et qu'on n'en a pas encore exporté des colonies américaines, situées sur le bord de la mer, parce que leur sol n'en produit pas aisément. Et, certes, alors on verra que cette dépendance peut avoir des conséquences graves pour la nation, et mérite toute l'attention du gouvernement.—La nature nous indique où nous pouvons recueillir promptement et facilement une grande quantité de chanvre; et par ce moyen, non-seulement nous empêcherons, chaque année, des sommes considérables de sortir du royaume, mais nous emploierons nos propres sujets avec beaucoup d'avantage, et nous les paierons avec des marchandises de nos manufactures.—Voici, en abrégé, l'état du commerce de Russie.

Depuis l'année 1722 jusqu'en 1731, l'Angleterre envoya annuellement 250 vaisseaux chercher du chanvre à Petersbourg, à Narva, à Riga et à Archangel. 250 vais.
Et depuis 1762 jusqu'en 1771, 500 vaisseaux. 500
Accroissement. 250 vais.

Il est donc évident que dans les dix dernières années, le commerce russe a doublé. La sagesse, la politique de la nation européenne, qui entend le mieux le commerce et la navigation, lui permettent-elles d'avoir sans cesse besoin des étrangers pour se procurer une marchandise dont dépend l'existence de sa navigation et de son commerce? Non, assurément; et sur-tout quand Dieu nous a accordé la propriété d'un pays produisant naturellement cette même marchandise qui nous fait débourser notre argent, en nous mettant à la merci de la Russie.

Nous n'avons encore parlé que des petits frais de transport entre le Potomack et l'Ohio. Maintenant nous allons essayer de montrer combien les lords commissaires du commerce et des colonies se sont trompés, en disant, dans le cinquième paragraphe de leur rapport: «Que l'Angleterre ne pouvoit avoir aucune relation avantageuse avec les terres en question».—Pour qu'on se forme une opinion juste à cet égard, nous donnerons un état de ce qu'étoient les frais de charroi, même durant la dernière guerre avec la France, et lorsqu'il n'y avoit point de retour de l'Ohio à Alexandrie. On verra que ces frais ne s'élevoient alors qu'à un demi-sou anglais, par livre pesant; et nous le démontrerons de la manière la plus certaine.

  par quintal.
D'Alexandrie au fort Cumberland, par eau. » 1 s. 7 d.
De fort Cumberland à la Crique de la Pierre-Rouge, à 14 piastres par voiture, portant 1500 livres pesant. » 4 2
  » 5 959.

Si l'on considère que ce prix de charroi étoit établi en temps de guerre, et lorsqu'il n'y avoit point d'habitans sur l'Ohio, nous ne doutons point que tout homme intelligent ne conçoive qu'il est aujourd'hui beaucoup moindre que ce qu'on paie journellement à Londres, pour le transport des grosses étoffes de laine, de la quincaillerie et des ustensiles de fer qu'on y envoie de plusieurs comtés d'Angleterre.

Voici ce que coûtent les charrois de Birmingham et de quelques autres villes jusqu'à Londres.

De Birmingham. 4s par quintal,
De Walsall dans le Staffordshire. 5
De Sheffield. 8
De Warrington. 7

Si, comme le prétendent les lords commissaires du commerce et des colonies, les terres de l'Ohio ne peuvent être d'aucun avantage au commerce du royaume, nous ne devinons pas ce qui doit, à leurs yeux, être avantageux à ce commerce.—Les colons établis sur les montagnes d'Allegany, sur les bords de l'Ohio et dans le nouveau comté de Bedford dans la province de Pensylvanie, sont tous vêtus d'étoffes anglaises. Eh bien, le pays qu'ils habitent n'est-il donc d'aucun avantage au commerce du royaume?—Les marchands de Londres sont maintenant occupés à faire embarquer des marchandises de fabrique anglaise pour les colons des terres de l'Ohio: cette exportation paroît-elle aussi aux lords commissaires n'être d'aucun avantage pour le commerce du royaume.

En un mot, d'après les principes des lords commissaires, les relations avec le royaume doivent être avantageuses si les colons sont établis à l'orient des montagnes d'Allegany. Mais, quoi! le charroi d'environ soixante-dix milles, à partir des montagnes de l'Ohio, charroi dont les frais n'augmenteront pas le prix des étoffes les plus grossières de plus d'un demi-sou anglais par aune60, changera-t-il donc l'état du commerce relativement aux colons de ces contrées? Sera-t-il, comme l'avancent les lords commissaires, «sans aucun avantage pour ce royaume?»—Les pauvres Indiens de l'Amérique septentrionale, qui habitent les parties les plus éloignées des côtes, et qui n'ont rien que ce qu'ils prennent à la chasse, sont pourtant en état de payer les toiles, les étoffes de laine, les ustensiles de fer, que leur fournissent les marchands anglais, en employant toute la fraude et les ruses que la friponnerie peut inventer pour enchérir ces marchandises. Ainsi, des cultivateurs industrieux, qui pourront livrer du chanvre, du lin, de la soie, auront bien plus de facilité à payer ce qu'on leur portera par la voie d'un commerce loyal, sur-tout quand on se rappelera qu'il ne leur sera permis d'avoir de débouché pour les productions de leurs terres, que dans le royaume.—Si les productions de ce pays sont envoyées dans le royaume, les marchandises anglaises n'iront-elles pas en retour dans ce pays, et particulièrement dans l'endroit d'où sortira le chanvre?

Nous n'examinons point si la Nouvelle-Écosse et les deux Florides ont procuré à l'Angleterre des bénéfices proportionnés aux sommes énormes, qu'il en a coûté pour les établir et les conserver, ni si l'on a droit d'en espérer les avantages que promirent les lords commissaires du commerce et des colonies, dans le rapport qu'il firent en 1768.—Nous croyons qu'il nous suffit de dire que ces principaux Pensylvaniens dont parle le rapport, et—«qui ont présenté leurs noms et leur association au conseil de sa majesté, dans l'intention de faire des établissemens à la Nouvelle-Écosse,»—ont été convaincus, depuis plusieurs années, de l'impossibilité d'engager des habitans à quitter les colonies du centre, pour aller s'établir dans cette province; et même que ceux, à qui on avoit persuadé d'y aller, sont, pour la plupart, retournés chez eux, en se plaignant beaucoup de la dureté et de la longueur des hivers.

Quant aux deux autres provinces, nous sommes persuadés qu'il est moralement impossible que les habitans des contrées, situées entre les trente-septième et le quarantième degré de latitude nord, dont le climat est tempéré et où il y a encore beaucoup de terres inoccupées, se déterminent à aller s'établir dans les provinces brûlantes et mal-saines des deux Florides. Il serait tout aussi aisé d'engager les habitans de Montpellier à quitter leur climat pour les parties septentrionales de la Russie, ou pour les bords du Sénégal. Enfin, les inspirations de la nature, et l'expérience de tous les âges prouvent qu'un peuple né et vivant dans un climat tempéré, et dans le voisinage d'un pays riche, sain et bien cultivé, ne peut point être forcé à traverser plusieurs centaines de milles pour se rendre dans un port de mer, faire un voyage par mer, et s'établir dans des latitudes excessivement froides ou excessivement chaudes.

Si le comté d'York, en Angleterre, n'étoit ni cultivé, ni habité, et que les habitans, qui sont encore plus au sud de l'île, manquassent de terres, se laisseroient-ils conduire dans le nord de l'Écosse? Ne voudroient-ils pas plutôt, en dépit de toutes les oppositions, s'établir dans le fertile comté d'York?

Voilà ce que nous nous sommes crus dans l'obligation de remarquer à l'égard des principes généraux que contient le rapport de 1768.—Nous espérons avoir suffisamment démontré que les argumens, dont on y fait usage, ne peuvent être d'aucun poids contre notre pétition; et qu'ils ne doivent s'appliquer comme l'exprime le rapport, «qu'aux colonies, qu'on propose d'établir aux frais du royaume, et à la distance de plus de quinze cents milles de la mer, où les habitans étant dans l'impossibilité de fournir de quoi payer les marchandises de la Grande-Bretagne, seroient probablement réduits à en fabriquer eux-mêmes, et resteroient séparés des anciennes colonies par d'immenses déserts.»

Il ne nous reste maintenant qu'à demander si, en 1768, l'intention des lords commissaires du commerce et des colonies étoit que le territoire, qui devoit être renfermé dans les limites, qu'on traça cette année, d'accord avec les Indiens, restât un désert inutile, ou fût établi par les sujets de l'Angleterre?—Le rapport, que les lords actuels disent contenir tous les argumens contre cet établissement, nous fournit lui-même une ample et satisfaisante réponse à cette question.

En 1768, les lords commissaires après avoir énoncé leur opinion contre les trois nouveaux gouvernemens proposés, s'expriment en ces termes:—«Nous sommes contraires à ces gouvernemens, parce qu'il faut encourager l'établissement d'une immense étendue de côtes, jusqu'à présent inoccupée. Comme les habitans des colonies du centre auront, d'après les nouvelles limites, la liberté de s'étendre graduellement dans l'intérieur du pays, ces côtes rempliront le but d'augmenter la population et la consommation, bien plus efficacement et plus avantageusement que l'établissement des gouvernemens nouveaux. L'extension graduelle des établissemens sur le même territoire étant proportionnée à la population, entretient les rapports d'un commerce avantageux entre la Grande-Bretagne et ses possessions les plus éloignées; rapports qui ne peuvent exister dans des colonies séparées par des déserts immenses.»

Peut-il y avoir une opinion plus claire, plus concluante, en faveur de la proposition que nous avons humblement soumise au conseil de sa majesté?—Les lords commissaires de 1768, ne disent-ils pas positivement que les habitans des colonies du centre auront la liberté de s'étendre graduellement dans l'intérieur du pays?—N'est-il donc pas bien extraordinaire qu'après deux ans de délibération, les lords commissaires actuels présentent aux lords du conseil privé un rapport, dans lequel se référant à celui de 1768, ils disent: Que tous les argumens à ce sujet y ont été rassemblés avec beaucoup de force et de précision; et qu'ils ajoutent dans le même paragraphe qu'ils doivent combattre cette opinion et conseiller au roi d'arrêter les progrès des établissemens dans l'intérieur du pays?—Ils disent encore, «Qu'on doit empêcher, autant qu'il est possible, ces établissemens éloignés; et qu'il faut qu'une proclamation nouvelle annonce la résolution où est sa majesté, de ne point permettre à présent qu'on fasse de nouveaux établissemens au-delà des limites; c'est-à-dire, au-delà des montagnes d'Allegany.»

Combien tout cela est étrange et contradictoire! Mais nous nous dispenserons de l'examiner plus strictement, et nous terminerons nos observations sur cet article, en citant l'opinion qu'ont eue, à différentes époques, les lords commissaires du commerce et des colonies.

En 1748, les lords commissaires exprimèrent le plus vif désir d'encourager les établissemens sur les montagnes et sur les bords de l'Ohio.

En 1768, ils déclarèrent, relativement aux nouvelles limites pour lesquelles on négocioit alors, que les habitans des colonies du centre, auroient la liberté de s'étendre graduellement dans l'intérieur du pays.

En 1770, le comte d'Hillsborough61, recommanda l'acquisition d'un territoire sur les montagnes, suffisant pour établir une nouvelle colonie, et il demanda aux lords commissaires de la trésorerie, s'ils étoient dans l'intention de traiter pour cet objet, avec M. Walpole et ses associés.

En 1772, le même comte d'Hillsborough et les autres lords commissaires du commerce et des colonies, firent un rapport sur la pétition de M. Walpole et ses associés, et citèrent à leur appui, celui qu'avoit fait leur bureau, en 1768, comme contenant tous les argumens à ce sujet, rassemblés avec beaucoup de force et de précision. Ce rapport de 1768, annonçoit, ainsi que nous l'avons déjà dit, que les habitans des colonies du centre auroient la liberté de s'étendre graduellement dans l'intérieur du pays, c'est-à-dire, sur les terres dont nous demandons la concession. Mais, quoique les lords commissaires se soient autorisés d'une manière si positive de l'opinion qu'avoient leurs prédécesseurs, en 1768, ils ont en même-temps fait un rapport absolument contraire à cette opinion et à l'engagement qui en étoit la suite.

L'on demandera peut-être ce que signifie la phrase du rapport de 1768, qui dit que les habitans pourront s'étendre graduellement dans l'intérieur du pays?—Nous répondrons qu'elle a été écrite dans l'intention de combattre l'envie qu'on avoit d'établir trois nouveaux gouverneurs, et de disperser la population dans des contrées séparées.—En un mot, nous croyons qu'il est hors de doute, qu'en 1768, l'opinion précise des lords commissaires étoit que le territoire compris dans la ligne des limites, pour laquelle on étoit en négociation et qui ensuite a été tracée, suffisoit alors pour remplir le but qu'on avoit, d'augmenter la population et la consommation. Ces lords pensoient que jusqu'à ce que ce territoire fût entièrement peuplé, il n'étoit pas nécessaire d'établir les trois nouveaux gouvernemens proposés aux frais du royaume, dans des contrées qui sont, comme ils l'observent, séparées par d'immenses déserts.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur le sixième paragraphe du rapport des lords commissaires du commerce et des colonies. Nous nous flattons d'avoir démontré que les habitans des provinces du centre de l'Amérique septentrionale ne peuvent être forcés à échanger le sol et le climat de ces provinces, ni pour les forêts glacées de la Nouvelle-Écosse et du Canada, ni pour les déserts brûlans et mal-sains des deux Florides.

Mais examinons maintenant ce qu'il arriveroit si l'on pouvoit contenir ces habitans dans un territoire resserré. Cela ne les empêcheroit-il pas de se livrer à l'inclination naturelle, qui les porte à cultiver la terre? Ne seroient-ils pas en même-temps forcés d'établir des manufactures qui rivaliseroient celle de la mère-patrie?—Les lords commissaires ont d'avance répondu, avec beaucoup de candeur à ces questions, dans le rapport fait en 1768.—«Nous admettons, disent leur seigneuries, comme un principe incontestable de la vraie politique, que pour prévenir l'établissement des manufactures dans les colonies, il est nécessaire d'ouvrir aux établissemens un territoire étendu et proportionné à l'accroissement de la population; parce que lorsque beaucoup d'habitans sont renfermés dans d'étroites limites, et n'ont pas assez de terre à cultiver, ils sont forcés de porter leurs vues et leur industrie vers les manufactures».—Mais ces lords observent en même-temps:—«Que l'encouragement donné aux colonies voisines de la mer, et l'effet qu'a eu cet encouragement, ont efficacement pourvu à cet objet». Cependant, ils ne désignent pas les parties de l'Amérique septentrionale où l'on a pourvu à l'objet de la population. S'ils ont cru qu'il suffisoit pour cela d'avoir formé l'établissement des gouvernemens de Quebec, de la Nouvelle-Écosse, de l'île de Saint-Jean de Terre-Neuve, et des deux Florides, nous oserons dire qu'ils se sont trompés. Il est une vérité incontestable, c'est que bien que dans les colonies du centre il y ait au moins un million d'habitans, nul d'entr'eux n'a émigré pour aller s'établir dans ces nouvelles provinces. Par cette même raison, et d'après les motifs ordinaires, qui engagent à former des colonies, nous affirmons que personne n'aura envie de quitter le climat salubre et tempéré de la Virginie, du Maryland, de la Pensylvanie, pour aller s'exposer au froid excessif du Canada et de la Nouvelle-Écosse ou aux chaleurs des deux Florides.—D'ailleurs, le gouvernement n'a pas le pouvoir de faire des avantages qui puissent compenser la perte des amis et des voisins, la nécessité de rompre des liens de famille, et l'abandon d'un sol et d'un climat infiniment supérieurs à ceux du Canada, de la Nouvelle-Écosse et des deux Florides.

L'accroissement de population des provinces du centre est sans exemple. Les habitans ont déjà commencé à établir quelques manufactures. Or, n'y a-t-il pas lieu de croire qu'ils seront forcés de porter presque toute leur attention vers ce dernier objet, si l'on les retient dans les étroites limites où ils sont? Eh! comment peut-on empêcher qu'ils ne deviennent manufacturiers, si ce n'est, comme l'ont justement observé les lords commissaires, en leur donnant une étendue de territoire proportionnée à l'accroissement de leur population?—Mais où trouvera-t-on un territoire convenable pour une nouvelle colonie d'habitans des provinces du centre?—Où?—Dans le pays même, où les lords commissaires ont dit que les habitans de ces provinces auroient la liberté de s'établir; pays que le roi a acheté des six Nations; pays où des milliers de ses sujets sont déjà établis; pays, enfin, où les lords commissaires ont reconnu que:—«l'extension graduelle des établissemens sur le même territoire, étant proportionnée à la population, pouvoit entretenir les rapports d'un commerce avantageux entre la Grande-Bretagne et ses possessions les plus éloignées.»

Le septième paragraphe du rapport parle de l'extrait d'une lettre du commandant en chef des forces anglaises en Amérique, extrait que le comte d'Hillsborough a présenté aux lords commissaires du commerce et des colonies. Mais leurs seigneuries ne font mention ni du nom du commandant, ni du temps où il a écrit sa lettre, ni de ce qui l'a engagé à communiquer son opinion sur l'établissement des colonies dans des pays éloignés. Toutefois, nous imaginons que le général Gage est l'auteur de la lettre, et qu'il l'écrivit vers l'année 1768, lorsque les lords commissaires du commerce et des colonies étoient occupés à examiner le plan des trois nouveaux gouverneurs, et avant qu'on eût fait l'acquisition des terres de l'Ohio et établi la ligne des limites avec les six Nations.

Certes, nous sommes persuadés que le général n'avoit alors en vue que les pays, qu'il appelle des contrées éloignées, c'est-à-dire, le détroit, le pays des Illinois, et le bas de l'Ohio; car il dit que «Ce sont des pays étrangers, dont l'éloignement ne permet de tirer ni des choses nécessaires à la marine anglaise, ni des bois et des provisions pour les îles à sucre».—Il dit aussi, «Qu'en formant des établissemens à une si grande distance, le transport de la soie, du vin et des autres objets qu'ils produiroient, les rendroit probablement trop chers pour tous les marchés où l'on voudroit les vendre, et que les habitans n'auroient à donner que des fourrures en échanges des marchandises anglaises.»

Ce qui, selon nous, prouve que le général ne vouloit parler que des établissemens du détroit, du pays des Illinois et du bas de l'Ohio, et non du territoire, dont nous demandons la concession, c'est qu'il ajoute:—«Il n'est pas certain que l'établissement de ces contrées ne fût suivi d'une guerre avec les Indiens, et qu'il ne fallût combattre pour chaque pouce de terrain.»

Nous avouons franchement qu'il nous est impossible de concevoir pourquoi les lords commissaires du commerce et des plantations ont chargé leur rapport de l'opinion du général Gage sur ce qu'il appelle l'établissement d'un pays étranger, établissement qu'on ne pouvoit entreprendre sans être obligé de combattre pour chaque pouce de terrain. Nous ne concevons pas plus comment leurs seigneuries ont pu appliquer cette opinion à l'établissement d'un territoire acheté par le roi, depuis près de quatre ans, déjà habité par plusieurs milliers d'Anglais, et où, ainsi que nous le démontrerons dans la suite de ces observations, les Indiens même, qui vivent sur la rive septentrionale de l'Ohio, ont demandé qu'on se hâtât d'établir un gouvernement.

Le huitième paragraphe du rapport qui nous concerne, vante beaucoup l'exactitude et la précision de celui de 1768. Or, ce dernier disoit, ainsi que nous l'avons déjà observé, que les habitans des colonies du centre auroient la liberté de s'établir sur les montagnes et sur les bords de l'Ohio.—Les lords commissaires font aussi un grand éloge de la lettre du commandant en chef, et citent l'opinion de M. Wright, gouverneur de la Georgie, au sujet des grandes concessions de terrain dans l'intérieur de l'Amérique.

Nous aurions désiré qu'en parlant de l'opinion de ce dernier, on nous eût dit dans quel temps sa lettre fut écrite; s'il connoissoit alors la situation du pays des montagnes, les dispositions des habitans des colonies du centre, la douceur du climat des bords de l'Ohio, la fécondité du sol, le voisinage du Potomack, et la facilité de tirer de ce pays de la soie, du lin, du chanvre, et beaucoup d'autres objets, pour les envoyer en Angleterre.—Instruits de ces faits, nous aurions jugé si, en effet, les connoissances et l'expérience du gouverneur Wright relativement aux colonies, doivent, ainsi que l'avancent les lords commissaires, donner dans cette circonstance un grand poids à son opinion.

Ce que pense le gouverneur Wright nous semble devoir se réduire aux propositions suivantes.

1o. Que si l'on concède un vaste territoire à une compagnie, qui désire de le peupler et s'en occupe réellement, on fera sortir d'Angleterre beaucoup d'habitans.

2o. Que cette colonie formera une espèce d'état séparé et indépendant, qui voudra se régir lui-même, avoir des manufactures chez lui, et ne recevoir des provisions ni de la mère-patrie, ni des provinces dans le voisinage desquelles il se trouvera établi; et que comme il sera très-loin du centre du gouvernement, des tribunaux et des magistrats, et conséquemment affranchi de l'inspection des loix, il deviendra bientôt un réceptacle de brigands.

3o. Qu'il faudroit que les habitans fussent très-nombreux dans le voisinage de la mer, et que le terrain y fût bien cultivé et amélioré.

4o. Que les idées du gouverneur Wright ne sont point chimériques; qu'il connoît un peu la situation et l'état des choses en Amérique, et que d'après quelques petits exemples, il se figure aisément ce qui peut et doit certainement arriver si l'on ne le prévient à temps62.

Nous nous permettrons de faire quelques remarques sur ces propositions.

Quant à la première, nous espérons prouver d'une manière satisfaisante, que les colonies du centre, telles que le New-Jersey, la Pensylvanie, le Maryland et la Virginie, n'ont presque d'autre terrain vacant, que celui qu'ont acquis de grands propriétaires pour le revendre à haut prix. Nous observerons ensuite que les pauvres colons, chargés de beaucoup d'enfans, ne sont pas en état de payer ce prix; que cela est cause que plusieurs milliers de familles se sont déjà établies sur l'Ohio; que nous n'avons nulle envie d'engager aucun des sujets européens de sa majesté à aller se fixer dans ces contrées; mais que pour les défricher et les cultiver nous comptons entièrement sur la bonne volonté des habitans qui seront de trop dans les colonies du centre.

Nous répondrons à l'égard de la deuxième proposition, que nous croyons seulement nécessaire d'observer que la supposition de voir devenir ce pays une espèce d'état séparé et indépendant, perd toute sa force, puisqu'on a proposé d'y établir un gouvernement à l'instant où l'on en obtiendroit la concession. Les lords commissaires du commerce et des colonies ne l'ont point désavoué.

Pour la troisième proposition, nous observerons rapidement que nous y avons pleinement répondu dans la dernière partie de nos remarques sur le sixième paragraphe.

Enfin, la quatrième proposition ne contient que l'aveu que fait le gouverneur en disant qu'il connoît un peu la situation et l'état des choses en Amérique; et que d'après quelques petits exemples, il se figure aisément ce qui peut et doit certainement arriver, si l'on ne le prévient à temps.—Nous avouerons que comme le gouverneur ne dit point quels sont ces petits exemples, nous ne prétendons pas juger, si ce qu'il se figure peut s'appliquer à l'objet que nous considérons, ou à quelle autre chose il peut avoir rapport.

Mais, comme les lords commissaires du commerce et des colonies ont jugé à propos d'insérer dans leur rapport, la lettre du général Gage et celle du gouverneur Wright, il est nécessaire que nous citions l'opinion de l'assemblée des citoyens de Virginie sur l'objet dont il est question. Cette opinion se trouve dans la pétition que cette assemblée a adressée au roi le 4 août 1767, et que M. Montague, agent de la colonie, a remise, vers la fin de la même année, aux lords commissaires du commerce et des colonies.—Voici ce que disent les citoyens de Virginie:—«Nous espérons humblement que nous obtiendrons votre royale indulgence, quand nous vous dirons que notre opinion est que le service de votre majesté et l'intérêt général, de vos possessions en Amérique, exigent qu'on continue à encourager63 l'établissement des terres de ces frontières.—L'assemblée observe que par ce moyen, des hommes qui ont des propriétés et sont les sujets fidèles du gouvernement, feront de nouveaux établissemens. Mais si l'on continue à s'y opposer, nous avons les plus fortes raisons de croire que ce pays deviendra le réfuge des vagabonds, des gens qui braveront l'ordre et les loix, et qui, avec le temps, peuvent former un corps funeste à la paix et au gouvernement civil de cette colonie.»

Nous allons maintenant faire quelques observations sur les neuvième, dixième et onzième paragraphes du rapport des lords commissaires du commerce et des colonies.

Dans le neuvième, les lords commissaires disent:—«Qu'une des choses, qui doivent engager à rejeter la proposition des pétitionnaires, c'est ce qu'on dit du grand nombre d'habitans qu'il y a déjà sur les montagnes et sur les bords de l'Ohio».—Nous prouverons, d'après des témoignages incontestables, qu'il y a, en effet, jusqu'à cinq mille familles, qui, l'une dans l'autre, sont au moins de six personnes chacune; indépendamment de quelques milliers de familles, qui sont aussi établies sur les montagnes dans les limites de la province de Pensylvanie.—

Leurs seigneuries ajoutent:—«Que si leur raisonnement est de quelque poids, il doit certainement déterminer les lords du conseil privé à conseiller à sa majesté d'employer tous les moyens pour arrêter les progrès de ces établissemens, et non de faire aucune concession de territoire qui les favorise.»

Nous avons démontré clairement que le pays situé au midi du grand Kenhawa jusqu'à la rivière de Cherokée, appartenoit, non aux Cherokées, mais aux six Nations;—Que maintenant ce pays appartient au roi, parce que sa majesté l'a acquis des six Nations;—Que ni les six Nations, ni les Cherokées ne chassent entre le grand Kenhawa et la terre opposée à la rivière de Sioto;—Que malgré la ligne des limites nouvellement tracées, les lords commissaires du commerce et des colonies sacrifieroient aux Cherokées une étendue de pays de huit cents lieues de long, an moins, pays que sa majesté a acheté et payé;—Que les véritables limites occidentales de la Virginie ne s'étendent pas au-delà des montagnes d'Allegany;—que depuis que sa majesté a acheté le pays des six Nations, elle n'en a pas réuni la moindre partie à la province de Virginie;—Qu'il n'y a point d'établissemens d'après des titres légitimes, sur aucune partie du pays, que nous sommes convenus d'acheter des lords commissaires de la trésorerie;—Qu'en 1748, le gouvernement encourageoit, autant qu'il étoit possible, les établissemens qu'on fesoit sur les montagnes;—Que la proclamation de 1763 ne suspendit ces encouragemens que momentanément, c'est-à-dire, jusqu'à ce que le pays fût acheté des Indiens;—Que l'ardeur qu'on mettoit à établir ces terres étoit si grande, que de grands défrichemens y furent faits avant qu'on les eût acquises;—Que, quoique les colons y fussent journellement exposés aux cruautés des Sauvages, ni une force militaire, ni des proclamations répétées ne purent les engager à abandonner leurs établissemens;—Que le sol des montagnes est très-fertile, et que le pays produit aisément du chanvre, du lin, de la soie, du tabac, du fer, du vin, etc.;—Que ces articles peuvent être charriés à très-bon marché dans un port de mer;—«Que les frais de charroi sont si peu de chose, qu'il est impossible qu'ils empêchent la consommation des marchandises anglaises;—Que le roi n'a acquis les terres des Indiens, et tracé une ligne de démarcation avec eux, que pour que ses sujets pussent s'établir sur ces terres;—Qu'enfin, les commissaires du commerce et plantations déclarèrent, en 1768, que les habitans des provinces du centre auroient la liberté de s'étendre graduellement dans l'intérieur du pays.»

À tous ces faits, nous ajouterons qu'au congrès tenu avec les six Nations, dans le fort Stanwix, en 1768, lorsque sa majesté acheta le territoire de l'Ohio, MM. Penn64 achetèrent aussi de ces Indiens un territoire très-étendu sur les montagnes d'Allegany, et limitrophe des terres en question.—Au printemps de 1769, MM. Penn firent ouvrir un bureau à Philadelphie, pour la distribution du terrain qu'ils avoient acheté au fort Stanwix; et tous les colons qui s'étoient déjà établis sur les montagnes dans les limites de la Pensylvanie, avant qu'elles fussent acquises des Indiens, ont depuis, obtenu des titres légitimes pour leurs plantations.

En 1771, on présenta une pétition à l'assemblée générale de Pensylvanie, pour la prier de créer un nouveau comté sur les montagnes.—L'assemblée en considération du grand nombre de familles établies sur ces montagnes, dans les limites de la province, y créa, en effet, le comté de Bedford.—En conséquence, William Thompson fut élu pour représenter ce comté dans l'assemblée générale. Un sheriff, un accusateur public, des juges-de-paix, des huissiers et d'autres officiers civils furent nommés pour résider sur les montagnes.—Mais plus de cinq mille familles, qui sont établies au sud de ces montagnes, et sont près des limites méridionales de la Pensylvanie, restent sans ordre, sans loix, sans gouvernement. Aussi, les voit-on sans cesse en querelle. Elles ont déjà franchi la ligne des limites, tué plusieurs Sauvages et envahi une partie du territoire qui est vis-à-vis de l'Ohio. Si l'on ne se hâte de leur donner des loix, et de les obliger à une juste subordination, le désordre dans lequel elles vivent, sera bientôt à son comble, et deviendra non moins funeste aux anciennes colonies qu'aux Indiens.—Voilà des faits réels. Pourra-t-on donc à présent, les dénaturer au point d'en conclure qu'il ne faut point donner un gouvernement aux sujets du roi, établis sur le territoire de l'Ohio?

Il faut aussi considérer que nous sommes convenus de payer pour une petite partie du terrain acquis au fort Stanwix, tout ce qu'en a coûté la totalité; et qu'en outre nous devons nous charger de tous les frais d'établissemens et d'entretien de la nouvelle colonie.

Il est si vrai que les colons établis sur ce terrain sont sans loix et sans gouvernement, que les Indiens eux-mêmes s'en plaignent; de sorte que si l'on ne remédie pas bientôt à ces maux, les Anglais auront inévitablement la guerre avec les Indiens. Ce danger a été déjà prévu par le général Gage, ainsi qu'on le voit dans ses lettres au comte d'Hillsborough et dans un discours, transmis par ce général, au même lord, et adressé aux gouverneurs de la Pensylvanie, du Maryland et de la Virginie, par les chefs des Delawares, des Munsies et des Mohickons, nations qui vivent sur les bords de l'Ohio.

Après avoir parlé du territoire que le roi a acquis dans leur pays, ces Indiens disent:—«Les gens de votre nation sont venus, en grand nombre, sur les montagnes et se sont établis dans le pays. Nous sommes fâchés de vous dire que plusieurs querelles se sont déjà élevées entre les gens de votre nation et les nôtres; qu'il y a eu des hommes tués des deux côtés, et que nous voyons quelques peuples indiens, et vos anglais prêts à entrer en guerre, ce qui nous inquiète beaucoup, car nous désirons de vivre amicalement avec vous.—Vous nous avez souvent dit que vous aviez des loix pour gouverner votre nation; mais nous ne voyons pas qu'en effet vous en ayez. Ainsi, frères, à moins que vous ne trouviez quelque moyen de contenir ceux de vos anglais, qui habitent entre les grandes montagnes et l'Ohio, et qui sont très-nombreux, il sera impossible aux Indiens de modérer leurs jeunes guerriers.—Soyez en sûrs, les nuages noirs commencent à se rassembler sur ce pays; et si l'on ne se hâte pas de faire quelque chose, ces nuages nous empêcheront bientôt de voir le soleil.

»Nous désirons que vous fassiez la plus grande attention à ce que nous vous disons; parce que cela part du fond de nos cœurs, et que comme nous avons envie de vivre en paix et en amitié avec nos frères les Anglais, nous sommes affligés de voir quelques peuples autour de nous, prêts à se battre avec les gens de votre nation.

»Vos anglais aiment beaucoup nos riches terres. Nous les voyons tous les jours se disputer des champs et brûler les maisons les uns des autres; de sorte que nous ne savons pas s'ils ne passeront pas bientôt l'Ohio pour venir nous chasser de nos villages; et nous ne voyons pas, frères, que vous preniez aucun soin pour les arrêter.»

Ce discours des tribus, qui ont beaucoup d'influence dans leur pays, est très-utile à connoître.—Il prouve que les colons sont très-nombreux sur les montagnes; que les Indiens donnent toute leur approbation à l'établissement d'une colonie sur les bords de l'Ohio;—et qu'ils se plaignent d'une manière très-pathétique, de ce que les sujets du roi ne sont point gouvernés. Il confirme enfin, l'assertion contenue dans le huitième paragraphe du rapport des lords commissaires du commerce et des colonies, qui dit:—«Que si l'on souffre que les colons continuent à vivre dans un état d'anarchie et de confusion, ils commettront tant de désordres, qu'ils ne pourront manquer de nous entraîner dans des querelles avec les Indiens, et de compromettre la sûreté des colonies de sa majesté.»

Cependant, les lords commissaires du commerce et des colonies, ont fort peu d'égard à toutes ces circonstances. Ils se contentent de faire une seule observation:—«Nous ne voyons rien, disent-ils, qui empêche le gouvernement de Virginie d'étendre ses loix et sa constitution jusque dans les contrées de l'Ohio, où des colons se sont établis avec des titres légitimes».—Nous répétons qu'il n'y a point là de colons qui aient de titres légitimes.—Malgré cela, leurs seigneuries disent, dans le dixième paragraphe de leur rapport:—«Qu'il leur paroît qu'il y a quelques possessions accordées par le gouverneur et le conseil de Virginie».—Eh bien! supposons qu'il y en ait, et admettons même que les loix et la constitution de la Virginie s'étendent jusque sur ce territoire, quoique nous soyons bien certains qu'elles ne s'y étendent pas: les lords commissaires en auront-ils davantage proposé quelque manière de gouverner plusieurs milliers de familles qui s'y sont établies, non avec des titres légitimes, mais conformément à l'ancien usage de se placer sur des terrains inoccupés?—Non certainement. Au contraire, leurs seigneuries ont recommandé de conseiller à sa majesté d'employer tous les moyens possibles pour arrêter les progrès de ces établissemens; et par conséquent de laisser les colons sans gouvernement et sans loix, au risque de les voir entraîner les provinces du centre dans une guerre qui détruiroit le commerce et la population des comtés de leurs frontières.

Après avoir fait ces observations, il convient, peut-être, d'examiner si les loix et la constitution de la Virginie peuvent être efficacement étendues jusque sur le territoire de l'Ohio.—La ville de Williamsbourg, capitale de la Virginie, n'est-elle pas au moins à quatre cents milles de distance des établissement de l'Ohio?—Les loix de la Virginie n'exigent-elles pas que toute personne, accusée d'un crime capital, soit jugée à Williamsbourg seulement?—N'est-ce pas là que se tient l'assemblée générale de la province?—N'est-ce pas là qu'est aussi le tribunal du banc du roi, ou le tribunal de l'état?—La Virginie a-t-elle destiné quelques fonds à l'entretien des officiers civils de ces établissemens éloignés, au transport des accusés, et au paiement des frais de voyage et de séjour des témoins, qui auroient huit cents milles à faire pour aller à Williamsbourg et s'en retourner? Enfin, d'après toutes les raisons que nous avons détaillées, les colons de l'Ohio ne seroient-ils pas exactement dans la situation dont parle le gouverneur Wright, dans la lettre qu'ont tant vantée les lords commissaires du commerce et des colonies?—«Les personnes, dit-il, établies au-delà des provinces, étant trop éloignées du siége du gouvernement, des tribunaux et des magistrats, sont hors de la portée des loix et de l'autorité; et leurs établissemens deviendront bientôt un receptacle de brigands.»

Nous pensons ne pas devoir dire grand'chose sur le deuxième paragraphe du rapport des lords commissaires du commerce et des colonies.—La clause de réserve, qui se trouve dans notre pétition, est une clause d'usage; et nous espérons qu'en cette occasion, le conseil privé sera d'avis qu'elle est suffisante, d'autant plus que nous sommes en état de prouver que dans des limites du territoire pour lequel nous voulons traiter, il n'y a point d'établissemens faits avec un titre légal.

Concluons.—Il a été démontré que ni les proclamations royales, ni celles des assemblées provinciales, ni la crainte des horreurs d'une guerre sauvage, n'ont pu empêcher des colons de s'établir sur les montagnes, même avant que le pays fût acheté des Indiens. Or, à présent que ce pays appartient aux Anglais, à présent qu'on a vu les propriétaires de la Pensylvanie, qui sont les soutiens héréditaires de la politique britannique dans leur province, donner toute sorte d'encouragement pour établir les terres à l'ouest des montagnes, à présent, enfin, que la législature de la province a approuvé cette mesure des propriétaires, et que des milliers de familles se sont établies dans le nouveau comté de Bedford, peut-on concevoir que les habitans des colonies du centre, consentiront à ne pas cultiver les fertiles contrées de l'Ohio?

Mais en admettant qu'il eût été jadis raisonnable de demander si l'on devoit, ou non, faire des établissemens dans ce pays, il n'en est pas moins certain que cela ne peut plus entrer en question, lorsque plus de trente mille anglais y sont établis.—Convient-il de laisser un si grand nombre de colons sans loix et sans gouvernement?—La saine politique peut-elle approuver cette manière de former des colonies et d'accroître les richesses, la force, le commerce de l'empire? Ou ne dit-elle pas plutôt que l'indispensable devoir du gouvernement est de changer les sujets dangereux en sujets utiles? Ne dit-elle pas qu'il faut, pour cela, établir immédiatement parmi eux l'ordre et la subordination, et fortifier de bonne heure leur attachement naturel aux loix, aux coutumes et au commerce du royaume?

Nous osons nous flatter d'avoir démontré et par des faits, et par des raisonnemens justes, que l'opinion des lords commissaires du commerce et des colonies, au sujet du territoire de l'Ohio, est mal fondée; et que si le conseil privé l'adoptoit, elle auroit les conséquences les plus dangereuses, les plus funestes pour le commerce, la paix et la sécurité des colonies de sa majesté en Amérique.

D'après cela nous espérons que la nécessité de faire du territoire de l'Ohio, une colonie séparée sera regardée comme une mesure conforme à la plus sage politique et très-avantageuse au repos des anciennes colonies, à la conservation de la ligne des limites, et aux intérêts commerciaux de la mère-patrie.