IV
Voici ce dont j’ai souvent été témoin en empruntant l’une de ces vieilles lignes de train en sous-sol où c’est encore un conducteur humain aux commandes, et que dans la vitesse d’une longue courbe le wagon se remplit de plaintes et grincements métalliques suraigus atroces ; avec étonnement : que parmi les autres voyageurs photographiés assis ou debout par l’éclairage, personne sur son visage n’exprime le moindre désagrément ; comme s’ils n’entendaient pas. J’ai vérifié encore ce phénomène à la surface quand c’est un jeune individu s’exprimant au moyen de l’échappement de son cyclomoteur modifié à la fin spéciale d’horripiler les nerfs des habitants et des piétons, et qui passe et repasse en sollicitant inutilement la carburation de son engin : tous continuent de vaquer sans faire attention. Voilà déjà un problème : des bruits stridents leur vrillent tout à coup le système nerveux et jettent l’affolement dans leur métabolisme endocrinien (vaso-constriction au seuil de la douleur, mise sous tension par les gluco-corticoïdes et l’adrénaline du réflexe de fuite, etc.) et ils continuent de lire machinalement le journal ou de regarder dans le vide : Ils ne sentent rien.
Ou bien que la conscience chez eux soit complètement spoliée du principe sensible, ou bien que celui-ci soit complètement éteint.
Et voici ce que j’ai pensé : nous appréhendons le monde et le connaissons – comme tout individu pourrait s’en convaincre en restant tranquille cinq minutes – par le moyen de nos organes : Nos intuitions nous viennent des organes et ce n’est que par nos sensations que nous sommes en contact vital avec le monde ambiant ; c’est-à-dire aujourd’hui avec les chocs violents et habituels (on ne les sent même plus) infligés à l’organisation nerveuse, les excitations à l’électricité, les stimuli sonores, le vacarme général et les champs électromagnétiques, les images qui parlent, les portes à fermeture automatique et les écrans de travail qui font l’ambiance de l’Age informationnel et qui anesthésient en nous la sensibilité d’organe ; emprisonnant l’organisme dans une armure, en quelque sorte, d’inhibitions et de narcoses : l’habitant en est mis hors d’état de percevoir quelque chose en deçà du niveau moyen de brutalité des stimuli de la vie en civilisation et, privé d’intuitions, ne dispose plus pour fonctionner que des impressions que lui fournissent les appareils de celle-ci. C’est donc très physiquement, quoique à notre insu, que nous y sommes enfermés ; mais voici le point : cette partie de nous en contact avec l’ambiance, non séparée du monde par le langage et ses identifications et par là sensible directement aux ondes, aux émanations, aux fluides, aux sympathies et analogies cachées dans les choses, à leurs intonations particulières, et très versée en subtilités de magnétisme animal et d’exhalaisons chthoniennes, qu’oppresse déjà l’orage encore invisible dans le ciel et que troublent ou exaltent les lointains déplacements des constellations dans l’univers ; cette partie de nous, c’est l’âme, ou principe sensible, ou force vitale, « moi psychique », comme on veut, moi animique, le corps non seulement biologique, sa physiologie secrète ; ou selon une éclairante obscurité de Blake : « Ce qu’on appelle corps, c’est cette partie de l’âme qui est perçue par les cinq sens » ; et c’est elle encore l’intuition qu’on a de quelqu’un dans les premières secondes, d’une évidence qui peut prendre des années à la raison ; qui sait tout de suite cette maison néfaste, ou cette démarche à contre-temps ; et si au moment où on prend conscience qu’il y a un choix à faire, le choix est déjà fait, c’est encore elle, qui avait déjà fait ses valises en silence ; et c’est aussi elle qui par divination et par ruse guidait nos pas à la rencontre de cet heureux hasard, etc. Mais l’âme n’est pas matérielle comme la psychologie (si l’âme était matérielle on la trouverait en ouvrant un automobiliste comme ces végétations qu’on découvre en soulevant une tôle oubliée au fond du jardin : informes, décolorées et chétives, malsaines) et se dérobe aux endoscopies de la « vie intérieure » que pratique sur nous la raison positive afin d’en reconstituer le circuit d’intentionnalités et de motivations, avec les opérations de calcul de coût et les procédures de décision arbitrée, les souvenirs de films en décors inconscients et les conditionnements sociaux dont les tracés neuro-chimiques aboutissent à la pulsion d’achat, comme ses cognitivistes peuvent l’observer en taches de couleur sur l’écran d’imagerie cérébrale durant que le cobaye visionne des spots publicitaires.
Quoique sensible et périssable, étant ce qui meurt, l’âme en nous n’est pas matérielle : c’est hors de nous que se place son existence physique ; c’est dans le monde extérieur que se rencontre sa vie secrète : dans le monde sensible où elle nous entraîne, fervente et troublée, à la recherche d’elle-même, de ses formes matérielles, où elle se reconnaît : de ses maisons, de ses rues pavées silencieuses, monuments décrépits, vestiges d’époques plus heureuses que la nôtre, et lumières du soir, matinée d’avril, vieux jardin clos, souvenir d’un livre miraculeux parmi les autres, voix qui résonnent autrefois dans la pénombre du salon, fugitive beauté entrevue il y a longtemps à la vitre d’un autobus ; et le vaste panorama étincelant à nos pieds « d’une mer où courent des voiles rapides », et les noms d’autres pays au loin, atlas d’une vie exaltante et sauvage alors sous d’autres ciels, et villes de province, douces du nom des fleuves, qu’on quitte à pied par les faubourgs, etc. ; courts éclairs qui sont pourtant « toute la clarté, toute la lumière de la vie », autrement sombre, indistincte, enragée ; à la recherche de tout ce qui la fera sortir du cachot organique pour exister un moment heureuse enfin dans la lumière du monde commun. Mais où en étais-je ?
Le progrès est une chose, admet Fargue, mais l’âme a lieu sur un plan où le progrès est inconcevable : et là où le progrès rationnel a tout recouvert elle ne reconnaît plus rien, tout lui devient inintelligible, hostile et violent ; et c’est cette seule impression d’étrangeté qu’elle peut nous communiquer d’abord : « Ce monde n’est pas le nôtre, murmure-t-elle effrayée en nous touchant la main, allons-nous-en. » Mais bien loin de nous appliquer à l’entendre nous étouffons aussitôt sa voix, « dont les gémissements sont trop faibles pour venir jusqu’à nous, & dont on ne veut pas s’approcher pour se mettre en devoir de les écouter » : on ne souhaite aucunement les confidences de ce malaise, de cet accès d’angoisse, ou de tristesse sans raison, cette envie brusque de tout casser ; et au besoin la subjectivité positive, qui ne voit pas où est le problème, avale un Témesta et une demi-heure après on n’entend plus rien venir de cette obscurité où rôdent en soi les esprits animaux. Sur quoi la pensée rationnelle pousse le verrou psychologique avec soulagement : pour elle c’est l’inconcevable qui demande le cordon, alors qu’il y a toujours eu un digicode.
Isolée ainsi du monde extérieur par les excitations de l’ambiance moderne offusquant, ou abasourdissant, ou tétanisant la sensibilité d’organe – qui s’en rétracte et s’atrophie – l’âme se trouve donc aussi dans l’impossibilité de nous communiquer ses intuitions et pressentiments qui sont le seul langage qu’elle ait dans la vie éveillée, dont on ne veut rien savoir ; ainsi qu’on bouclerait à la cave un semi-débile et il peut hurler tant qu’il veut et se taper la tête contre les murs durant qu’au-dessus on écoute la radio, et s’il fait trop d’agitation il suffit de monter le son ou d’aller au cinéma ; ou comme on oublierait au grenier, avec tout un bric-à-brac de vieilleries poussiéreuses, un Gaspard Hauser ardent et sensible et qui attend qu’on vienne le chercher (il scrute le monde dehors par la vitre sale d’un œil-de-bœuf et reconnaît l’odeur ténue des saisons qui reviennent, et il entend la rumeur des allées et venues, voix, course dans l’escalier, rires, bruits de casseroles, dialogues télévisés de la vie qui passe sans lui) ; de cette manière incarcérée à l’isolement dans un habitant de l’organisation sociale ne fonctionnant que par le cerveau branché sur les appareils de communication, dans l’incapacité de signaler sa souffrance, sa détresse, sa terreur de rester dans le noir ; comme c’est pour la conscience quand elle se réveille un jour prisonnière d’un cadavre vivant dans le Lock-in syndrom, dans l’impossibilité de faire savoir qu’elle est là ; mais ici c’est l’individu normal et actif conduisant sa voiture pour aller travailler en écoutant la radio qui est à l’âme ce cadavre. (Cela semble horrible mais c’est pourtant l’exacte vérité.)
(Et aussi que c’est cette absurde privation sensorielle, cette sous-alimentation animique, qui nous rend si affamés d’images et si disposés à leurs suggestions hypnotiques, qui fait leurs contenus subliminaux si efficaces ; d’ailleurs cette carence est à la longue pour l’esprit une manière de scorbut lui déchaussant les dents et il ne peut plus se nourrir que des bouillies et des consommés que l’industrie culturelle lui prépare spécialement.)
Voici ce que j’ai pensé d’autre : si c’est une évidence cette courte digression dans les Confessions d’un mangeur d’opium anglais, qu’il « n’est pas déraisonnable de dire que, souvent, toute la différence qui sépare un esprit dégoûté de la vie de ce même esprit réconcilié avec la vie tient aux apparences de la scène domestique qui assiège sa vue à toute heure » ; d’avancer que les modifications de notre pensée dépendent totalement de nos sensations, de notre état physique, comme on vient de le voir ; l’autoperception colorant toutes les sensations, la sensation étant le filtre à travers lequel le monde se révèle à nous, c’est bien notre manière de ressentir, en conclut Reich, qui détermine nos perceptions et nos jugements ; et donc par là c’est aussi notre environnement physique, les conditions matérielles où nous sommes placés qui déterminent, par nos sensations, notre conscience. Ainsi que Feuerbach le raisonne : « Dans un palais, on pense autrement que dans une chaumière dont le plafond bas nous semble exercer une pression sur le cerveau. » Nous sommes d’autres hommes à l’air libre qu’au salon : les espaces étroits oppressent le cœur et la tête, les espaces larges les élargissent, ajoute-t-il. C’est là le secret de l’adaptation indolore : on s’habitue à n’avoir que des pensées et des sentiments qui tiennent très bien sous la hauteur de plafond standard ; à quoi on peut faire prendre l’ascenseur, qu’on peut asseoir au poste de travail et qui savent répondre au téléphone ; des pensées capables de chercher une place de parking et ensuite de faire les courses en poussant le chariot, qu’on peut ranger au congélateur et qui le soir ne s’impatientent pas devant la radiovision : qui ne s’étonnent pas d’être assises là à regarder un téléfilm ; qui trouvent normal d’avoir le week-end pour se mettre à l’aise, et aussi de compter leurs points-retraite, etc. ; et non seulement on n’est plus dans la disposition de voir où est le problème avec la hauteur de plafond, ni même en état d’imaginer qu’il y en ait un, mais c’est son rehaussement qui serait tout à coup oppressant.
J’ai fait à ce propos l’observation que là où règne le bruit, c’est-à-dire dans les villes à peu près partout hors de chez soi quand on sort acheter le journal par exemple, on a pris l’habitude de n’avoir que des pensées insignifiantes, sans suite, ne réclamant aucune attention et de nature purement pratique, qui à nous-mêmes nous paraîtraient celles d’un simple d’esprit essayant de traverser au carrefour sans se faire écraser, si on pouvait les entendre ; et semblablement dans le café où l’on s’installe pour lire le journal, on n’essaye même pas avec son ambiance musicale de chansons comme on les entend partout et qui sous ce rapport de la distraction sont encore pires que les bruits : elles attirent la pensée qui voltige et la prennent à leur glu. J’en ai tiré cette idée que la sonorisation générale à quoi la vie sociale est soumise équivaut objectivement à une interdiction de penser, avec plus d’efficace : les habitants s’en trouvent si contents que spontanément chez eux ils s’en appliquent la méthode et sur leurs enfants.
Parfois je descends dans les transports souterrains sans autre but à vrai dire que d’y prendre un bain d’humanité (qui est un puissant désinfectant) ; c’est aussi le moyen de les examiner durant qu’ils sont sans trop bouger, comme c’est possible dans la salle d’attente d’une consultation de psychiatrie où ils restent assis avec leurs tics nerveux, ou le faciès de l’épuisement neurasthénique, ou leur effondrement de l’hypothalamus, ou ces agitations motrices discrètes à se ronger les ongles, à se manger les lèvres, à grincer des dents les yeux fixes ou à parler tout seul, « Je suis dans le métro, je rentre à la maison », à tourner lentement les pages de magazines qui montrent des images de bonheur en couleurs avec des mots simples à comprendre. Leur système nerveux déformé par les chocs, me suis-je dit alors, n’est plus en état de les renseigner sur ce qu’ils subissent, sur la pression des contraintes et des humiliations pesant sur eux de tout le poids de la machine sociale ; et comme il n’y a aucune possibilité de fuir, la peur les a submergés. A quoi l’organisme réagit en s’anesthésiant et ils n’éprouvent pas d’affolement – même ceux qu’on voyait marcher dans les rues – durant que la conscience fonctionne automatiquement sur les réflexes de la reproduction de l’existence matérielle. Et coudoyé par la foule de ces vies étroites et privées d’air, résignées, obscurcies, de toutes ces vies ratées – et dont il n’était pas fatal qu’il en allât ainsi : De naissance, en réalité, tous n’étaient pas trop peu de chose, mais bien trop au contraire, pour ce qu’ils sont devenus – chacun au confinement de sa subjectivité immunodépressive et sournoise, de la médiocrité de son destin social, et la conscience de leur inutilité trouble leur regard : ce que nous sommes là, ai-je alors pensé, c’est tout ce que l’Age du Progrès pouvait admettre de nous, pouvait nous laisser en propre, qui ne le dérangeait pas. Mais, là, maintenant, c’est trop tard, ils ne sentent rien, c’est fini : Ils ne souffrent plus. Ou qu’on se soit abstenu de les renseigner qu’un jour ils seraient morts ; que c’était pour cette seule fois la vie sur Terre. (Je ne vois pas d’autre explication.)
Et il m’est venu cette réflexion que désormais le monde extérieur, la société organisée à l’échelle planétaire en décomposition à l’intérieur de ses villes géantes où les hommes s’entassent à l’abri de la nature et de ses troubles de la personnalité, est devenu objectivement comme le voyait auparavant le mélancolique ou le dépressif grave : les perceptions pathologiques sont devenues les données objectives d’un monde privé de ses perspectives dans le temps et l’espace, oppressant et chaotique, d’une densité étouffante mais peuplé d’âmes mortes, où la vie de l’humanité paraît un phénomène biologique aveugle, où l’on respire avec effort un air chargé d’angoisse, avec une impression d’écrasement par le monde extérieur et de menace diffuse, d’imminence d’une catastrophe, de terreur permanente et universelle, etc., « Tout paraît égal, stupide, sans rime ni raison ; les questions : pourquoi tout cela ? dans quel but ? surgissent dans l’esprit » ; et puis s’y éteignent, n’y surgissent même plus.
(Pourtant il existe un dehors où s’échapper de la suffocation et de la folie objective de ce monde hermétique, mais c’est presque insoluble : il faudrait pour le chercher ressentir la souffrance d’y être enfermé, et la conscience que ce soit par cette raison de la vie moderne elle-même, si analgésique, et ce serait par là être a priori complètement inapte à celle-ci, et donc en souffrir d’autant mieux, et dans ce cas il y a peu de chance qu’on puisse être resté sain d’esprit ou même qu’on soit encore vivant.)
Et en étudiant mon vis-à-vis j’ai pensé que le piercing était comme une tentative désespérée d’entrer en possession de soi, de s’arracher à son destin de simple créature du règne économique en se réappropriant son corps pour commencer, et par là sans doute (mais avec peu de résultat à l’œil nu) d’accéder à une forme de conscience de soi ; précisément par l’un de ces moyens dont usaient nos lointains devanciers quand il leur fallait s’extraire délibérément du règne animal et s’interdire d’y retourner, qu’il leur fallait se convaincre physiquement de leur humanité et fortifier ainsi la précaire conscience qu’ils avaient d’eux-mêmes ; mais c’est ici dans la société de masse qui nous produit en séries anonymes, et par un besoin tout subjectif de s’éprouver individuel, assez comme on voit certains automobilistes tenter de singulariser leur véhicule de série en l’équipant d’accessoires voyants et coûteux, et donc par la traverse de se customiser, coupant aux longs détours de l’auto-réflexion, devenue cette chose pénible ; et là non plus sans méditer la contradiction qu’on en devient une créature d’autant plus signalée avec des jantes en alu.
Voici ce que j’ai lu : que dans l’Amérique, qui est pour nous en quelque sorte la boule de cristal de l’esprit du temps, une nouvelle pathologie du comportement gagnait de jeunes individus de la classe moyenne-supérieure bien intégrée au dynamisme technologique, qu’on appelle les cutters, pour cela que leur maintien qui est le plus normal, et même outre mesure, dissimule le goût secret de s’inciser le corps au moyen d’une lame de rasoir ou d’un couteau très effilé, certains poussant cette passion jusqu’à nécessiter des points de suture en urgence, voire de la microchirurgie s’ils en sont venus à l’extrémité de se trancher les organes génitaux (dans le cas des hommes) ; si profond est leur sentiment d’étrangeté à soi-même.