I
A quoi penser ? Un chien aboie que l’on fait taire dans un logement voisin ; des bruits de pas précipités, une porte qu’on claque, les pas se dépêchent à descendre l’escalier, s’amenuisant jusqu’à disparaître ; me laissant seul dans le silence qui revient entre les murs de cette autre journée encore identique devant moi à rester assis avec les meubles. A distinguer le minuscule va-et-vient de l’échappement de la montre. J’ouvre le tiroir pour regarder l’heure et déjà le nom du mois a encore changé, dont les maigres semaines presque évanouies se fondent dans le suivant en un rapide clignotement de jours et de nuits, dans ce torrent des jours qui emporte sans retour notre être instantané.Et à peine fait-il beau quelques jours que revient la longue nuit de l’hiver au cliquetis de chiffres mobiles que font les années, qui toutes ensemble ne font qu’un instant dans l’esprit, une fumée que le vent agite et dissout ; à peine avait-on commencé de s’apercevoir des choses, à faire leur connaissance. Je regarde la montre où plusieurs de ces heures ont passé qui règlent au-dehors la vie des habitants ; de ces heures qui se traînent en bruissement d’électricité distribuée par les nerfs, en battements cardiaques jusque dans les mains ; de ces heures vides inutiles à passer dans le tiroir me laissant seul dans ce monde physique d’où je voudrais sortir par moments me reposer un peu, penser à autre chose. Ne contenant rien qu’un remuement sourd d’impressions dans tout le corps, se dilatant parfois obscures et tristes, des bribes de chansons en boucle, des paroles prononcées distinctement dans mon esprit, des idioties ; un phénomène s’ébauche qui s’effiloche aussitôt que je tente d’en saisir l’idée ; d’impulsions à se lever tout à coup pour faire quelque chose et puis au milieu de la pièce ayant oublié quoi. Je retourne m’asseoir.
Autrefois déjà les ombres projetées sur les murs de la classe rampaient semblablement tout au long de l’après-midi ensoleillée jusqu’à rejoindre enfin dehors ces soirs d’or où l’on se sent revivre et maintenant sous cet autre ciel à regarder la lumière se déplacer lente et régulière, se déformer sur le mur de toutes ces années vides à rester assis entraîné par la rotation de la Terre.
Pourtant l’image fugitive de la vie ambiante par instants surgit dans mon esprit, de cette vie se déroulant tout autour. Je vais à la fenêtre. Dehors s’étend la ville énorme aux habitants qui fermentent dans un brouillard de gaz brûlés, d’ondes électro-magnétiques, de volume sonore, s’affairant partout aux occupations de la vie économique ; à tous ces mécanismes compliqués sortis du cerveau humain ; et par-dessus quoi le trafic aérien sillonne la frêle après-midi de mars, mais aujourd’hui les aéronefs qui regagnent au loin la haute atmosphère ou qui en descendent ne laissent derrière eux qu’un bref panache de vapeur blanche, faisant ainsi qu’une pluie de lentes comètes annonciatrices tombant en tous sens. Je retourne m’asseoir à la table.
Voici ce que j’ai pensé : cette sorte de signes prodigieux que nous apercevons là-haut sans effarement est apparue dans notre ciel au cours du deuxième conflit planétaire ; qui signalait alors le passage de forteresses volantes en chemin d’accomplir l’ordre de mission notifiant le nom de la ville pleine de gens sur quoi livrer ce jour-là leurs explosifs ; faisant en quelque sorte la bande-annonce des Temps nouveaux qui s’ouvraient là devant l’humanité ; et depuis ne l’a plus quitté. Sans doute était-il naturel aux habitants de cette guerre, qui n’avaient pas beaucoup de distractions, de pronostiquer sur ces augures, dont la radio du lendemain leur résolvait de toute façon l’énigme : quelle ville avait disparu. Mais pour nous qui sommes dans l’époque annoncée, il y a bien d’autres récréations et ces phénomènes célestes nous laissent complètement indifférents ; nous ne perdons pas notre temps à conjecturer sur les evenemens & accidens inouys & inaccoustumez que porteraient à notre attention ces signes précurseurs, ces avertissements d’une révélation imminente de vérités encore cachées dont par ces présages nous serions bientôt les curieux spectateurs : tremblements de terre, éruptions volcaniques, tornades et raz de marée, fleuves expirant dans leur cours, pandémies fulminantes, peut-être nécessaires à réparer l’iniquité des hommes devenus trop nombreux et à cette fin frappant à toutes les portes, récoltes chétives sous une pluie perpétuelle, irruption de parasites imprévus, peuples frappés de stérilité, multiplication des illuminés, contagions de massacres aux détails d’égorgements très affreux et saccagements de villes par leurs locataires, et autres choses semblables, inconveniens merveilleux & grandement nuisibles au genre humain ; et en faisons si peu de cas, que d’un rien. Et lorsque certains matins les traces des routes aériennes ne s’effacent pas mais s’entrecroisent et se raturent en un palimpseste compliqué, nous ne prenons pas la peine d’y lire notre horoscope collectif tracé de cette façon dans le ciel et d’en déchiffrer la prédiction : nous avons plus urgent ; et y penserions-nous que le plus simple serait encore d’allumer la radiovision ou d’ouvrir le journal pour trouver la solution dévoilée en titre modeste de page intérieure : La moitié de l’Indonésie vient de partir en fumée. A moins qu’il ne s’agisse de cet avis d’un nouveau cyclone venant redévaster ces îles autrefois se berçant verdoyantes et faciles ; ou de ce communiqué de l’Organisation planétaire de la santé signalant la progression rapide parmi les nations en faillite d’un bacille tuberculeux « d’une virulence jamais observée et hautement inquiétante » ; ou celui-ci de la FAO : que d’après ses satellites il était prévisible qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde cette année ; ou cet entrefilet de glissements de terrain emportant les villes côtières surpeuplées du Pérou au troisième mois de pluies torrentielles ; ou la brève annonce que c’est tout le nord de l’Amazonie qui entre en combustion à son tour ; et l’on a tellement l’embarras du choix à vrai dire en matière de singularités remarquables, d’advenements sinistres « en quoi la nature se desborde quelque peu de son cours ordinaire », que si les rectilignes blanches reliant sur fond d’azur les métropoles mondiales continuent là-haut de célébrer la gloire de l’Age de la rationalité, en bas on se croirait plutôt débarqué dans l’un de ces romans d’anticipation unanimistes d’il y a une trentaine d’années, qui justement se déroulaient au temps où nous sommes rendus : où sur une planète entièrement bousillée, la civilisation cybernétique et son marché mondial de dix milliards de clients se déglinguait partout simultanément de plus en plus vite. Un monde où 70 % de la population totale s’est agglutinée en conurbations géantes dont l’habitant trouve normal de regarder les informations à la télévision du petit déjeuner (« Crac ! Crac !… c’est croustillement bon ! » – « Tous les deux ans une voiture neuve ! ») pour avoir la qualité de l’air aujourd’hui et la liste des quartiers fermés par la police à cause des troubles du comportement filmés par des drones ; et trouve normal d’apprendre à cette occasion la dernière percée de l’ingénierie cosmétique offrant aux consommatrices de vivre leur maturité dans la séduction naturelle d’une peau fraîche, toujours élastique au toucher, par des greffes de tissus ovariens prélevés sur des fœtus, et l’arrivée d’un nouveau progiciel de prise de décision rapide qui remplacera avantageusement derrière l’écran des millions d’employés incapables de s’adapter au rythme innovant réclamé par le dynamisme du IIIe millénaire qui doit partir sur Mars ; et trouve normal d’entendre à cette occasion un sociologue de la vie quotidienne enchanté qu’elle devienne si dense et si rapide avec tous ces changements de personnalité qu’il faut pour s’adapter chaque fois aux opportunités et avec tous ces choix instantanés pour dépenser son argent désormais qu’il suffit pour se retrouver chez soi d’éteindre l’ordinateur.
Un monde de science-fiction où l’on se souvient de l’époque, qu’on a connue, quand on prenait des bains d’eau potable et aujourd’hui ceux qui en ont les moyens s’achètent un osmoseur pour la filtrer en espérant une probabilité moindre de tumeurs et un taux plus bas de malformations génitales dans leurs embryons ; sinon des agences privées en proposent avec leurs spécifications consultables à l’écran de votre terminal, certains transgéniques plus résistants aux maladies ; sinon on peut aussi se procurer séparément des paillettes et des ovules surgelés et faire fabriquer l’hybride de son choix d’après les photos des donneurs et leurs performances sociales dans un utérus artificiel moins sujet au stress, moins handicapant pour l’enfant ; sinon un consortium pharmaceutique promet dans le mois suivant une molécule de concept nouveau comme un neuro-transmetteur inondant le cerveau de dopamine et les sujets envisagent mieux le taux de chômage et le rajeunissement des statistiques de la criminalité urbaine.
Un monde où il faut construire des toilettes publiques sur les pentes de l’Everest à cause de l’affluence des promeneurs, qui peuvent là comme ailleurs utiliser leur portatif grâce aux réseaux de satellites déployés en orbite basse : « Il fait très beau, la vue est superbe ! » ; tandis que dans les ports de la Sibérie orientale le monde perdu des sous-marins nucléaires du xxe siècle abandonnés à la rouille étend sa zone de radioactivité à tout le Pacifique Nord, que le crime organisé s’équipe d’ordinateurs, d’immeubles de bureaux, banques, administrations locales et forces armées en uniforme, et même de charges atomiques miniaturisées avec une notice en cyrillique, et lance sur le marché global de l’exubérance de la jeunesse inoccupée, dont les consommateurs aiment à aiguiser leurs réflexes à écraser des piétons en vidéo, une nouvelle amphétamine qui dure quarante heures ; tandis que les compagnies d’assurances se retirent de toute la ceinture tropicale où des ouragans à 300 km/h arrachent systématiquement les infrastructures, qu’officiellement l’ONU reclasse les zones arides en zones torrides dont il faut évacuer les habitants dans la colonne « réfugiés de l’environnement », que l’on signale l’arrivée en Baltique de l’Invasion des crabes géants du Kamtchatka et la dengue en bouffées sporadiques dans le sud de l’Europe où des cafards de 8 cm sont apparus par mutation spontanée qui font peur aux enfants, que la démographie des zones urbaines précaires et leur eau pourrie, leurs infections urinaires à se traîner toute la vie, leurs gamelles satellitaires, dépasse la population mondiale de 1930 et que d’inédits mildious escamotent les récoltes mondiales des consortiums, alors que dans les laboratoires militaires de biologie appliquée on recombine le génotype de la grippe à celui de la fièvre hémorragique et que les capitaux spéculatifs se sauvent en orbite géostationnaire abandonnant la Terre à ses ordinateurs détraqués, ses magasins pillés et ses usines atomiques en fusion.
Un monde où 83 % des familles dînent en regardant cela aux actualités, continuellement assaillies par le tableau si fatigant des innocents qui périssent et les communiqués des autorités sanitaires : les chercheurs ayant refait leurs calculs c’est désormais une femme sur huit qui aura de plus en plus jeune un cancer du sein – dont l’emploi n’est pas forcément recommandé pour alimenter les nouveaux venus, tous les résidus d’insecticides concentrés en vingt ou trente ans dans les tissus graisseux s’évacuant par cette voie – et que pour les hommes ce sont ceux des testicules et de la prostate qui viennent en tête de plus en plus tôt ; mais le mystère des enfants sans yeux est résolu : ce n’était qu’un fongicide agricole, le Bénomyl, et par là même celui des enfants sans mains : c’était la précocité des prélèvements pour vérifier qu’ils étaient normaux, etc. Et à la fin des couples déprimés au vu des tableaux statistiques gardent au congélateur parmi les haricots verts et les crevettes les homoncules de la petite famille des publicités pour l’Age de la communication qui va faire la vie de tous plus simple, plus riche, plus chaleureuse, sans arriver à se décider. Et à la fin quand certains jours les sillages de la croissance économique persistent longuement déformés en tous sens par les vents d’altitude, c’est probablement un Dieu atteint de marasme ataxique qui essaye, songe-t-on, d’une craie maladroite, ne se souvenant plus exactement des lettres, de tracer encore une fois dans les airs à notre intention le préavis de son mane thecel phares, durant qu’en dessous les hommes regardent des jeux radiovisés, conduisent des véhicules à moteur, vont manger au self-service.
Voici ce que j’ai remarqué d’autre : autrefois, avant la mécanisation du ciel, celui-ci, immense, inaccessible, indifférent – plus ancien que les ruines de l’Antiquité, plus ancien que le langage, que les animaux et les forêts, antérieur à la vie elle-même – nous reflétait notre humanité, précaire et fantastique ; et certaines après-midi de printemps on voit ces traînées de condensation se dissoudre rapidement sous nos yeux, se naturaliser en d’évasifs altostratus, comme nous ayant déjà oubliés. Et certains soirs de fin d’automne on voit ces routes aériennes de la haute atmosphère qui ne se dissipent pas, mais stagnent, prodigieusement agrandies au-dessus de nos têtes dans la profonde perspective du couchant, qui s’en exaltent un instant : pour ces quelques minutes lumineuses au loin striées de pourpre, la prison qu’est devenu le monde est magnifique.