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Trouver l’adresse de Powers était aussi facile que de découvrir une botte de foin dans un paquet d’aiguilles. Il suffisait pour ça d’ouvrir l’annuaire du téléphone. Je fis un saut jusqu’à Lake Shore Drive, regardai l’immeuble un bon coup, m’attardai quelques minutes dans les environs et rentrai chez moi. C’était moins que jamais le moment de me faire remarquer.

Ce soir-là, dans ma chambre, je pris le temps de réfléchir.

« Danny, mon pote, me dis-je, tu as trouvé Krassy, mais ça te fait une belle jambe Tu ne peux pas l’accoster sur le trottoir et lui dire : Ecoute, ma gosse, tu ne me connais pas, mais je t’ai suivie à la trace, depuis les abattoirs, et je sais ce que tu vaux »

Non, il fallait que je m’y prenne autrement.

Finalement, j’eus une idée. Elle n’était pas bien fameuse, mais c’était tout de même une idée. Je me procurai un gros calepin et un de ces petits compteurs à main qui avancent d’un chiffre quand on presse un bouton. Puis j’allai me planter au coin de la rue, non loin de la maison de Krassy, et me mis au boulot. À chaque bagnole qui passait, je pressais le bouton de mon engin. Toutes les heures, je portais sur mon calepin le nombre de bagnoles enregistré. Un gosse me demanda ce que je faisais, et je lui répondis que j’étais de l’Institut Gallup. Il hocha gravement la tête et n’insista pas. Personne d’autre ne se donna la peine de m’interroger.

Vers onze heures et demie, une grande jeune femme mince, aux cheveux noirs, sortit de la maison et monta aussitôt dans un taxi. Il y avait une station juste en face. De l’endroit où je me trouvais, je ne pouvais être sûr qu’il s’agissait bien de Krassy. Par acquit de conscience, je restai à mon poste jusqu’à une heure moins le quart.

Le lendemain, à la même heure, la même femme sortit de l’immeuble. Cette fois, je m’étais posté plus près de la maison. Aucune erreur possible. C’était bien Krassy.

Elle paraissait plus mince que je l’avais imaginée et portait une voilette qui dissimulait partiellement son visage, mais c’était bien elle. Elle monta dans un taxi et s’éloigna. J’eus alors l’intuition qu’elle sortait de chez elle chaque jour à peu près à la même heure. La faire suivre par un taxi de la station d’en face n’aurait pas été très malin. Si elle utilisait journellement leurs services, la plupart des chauffeurs devaient la connaître. Mais, le lendemain, je pris un taxi en ville et le fis stationner sur Lake Shore Drive, à une courte distance de l’immeuble en question. Il était alors un peu moins de onze heures et demie. Quelques minutes plus tard, Krassy apparut, prit un taxi et s’éloigna. Je donnai ordre à mon taxi de la suivre.

Cette filature se termina devant un immeuble commercial de Monroe Street. Je glissai un billet à mon chauffeur et pénétrai dans le hall à la suite de Krassy. Les parois de l’ascenseur dans lequel elle s’embarqua commençaient à bomber, mais plusieurs personnes essayaient encore de s’y introduire ; j’y allai d’une poussée de maçon et parvins à faire entrer tout le monde. Moi compris.

Au troisième étage, elle descendit, parcourut le couloir dans toute sa longueur, frappa à la porte du fond et attendit. La porte s’ouvrit. Elle disparut.

Comme je ne pouvais guère imiter son exemple sans savoir à quoi je m’exposais, j’allai en griller une à l’autre extrémité du couloir. L’ascenseur s’arrêta de nouveau au troisième, deux types en sortirent, parcoururent le couloir, frappèrent à la même porte et disparurent. Quelques minutes plus tard, une femme en fit autant. Puis deux hommes. Puis deux femmes. Mais comme je n’ai pas la tête particulièrement dure, j’avais déjà pigé. Le gars qui habitait derrière cette porte était un bookmaker. Il tenait là un club privé, où ne devaient être admis que les seuls initiés. Inutile d’essayer de forcer sa porte. Je me ferais poliment éjecter et je risquerais d’attirer sur moi l’attention de Krassy.

Vers une heure, elle quitta le club, et je lui tournai le dos tandis qu’elle attendait l’ascenseur. Dès que j’entendis la porte claquer, je me ruai dans l’escalier et atteignis le hall au moment où elle franchissait la porte de sortie. À pied cette fois, je la suivis jusqu’à l’hôtel du Congrès et la vis pénétrer dans la salle du restaurant. Je me mis à faire les cent pas devant la vitrine, comme si j’attendais quelqu’un. Elle déjeuna seule, à une petite table, après avoir absorbé trois doubles martinis. Elle mangea du bout des dents, paya son addition et rentra chez elle en taxi. Je ralliai l’agence et travaillai jusqu’au soir.

Une chose m’intriguait : pourquoi diable Krassy se dérangeait-elle chaque jour pour jouer aux courses alors qu’elle eût pu aisément parier par téléphone ? À moins, bien sûr, que le vieux Powers ne veuille pas qu’elle joue. Etant banquier, il se pouvait que le jeu fût contraire à ses principes. Et pourtant, avec toute sa galette, il pouvait se permettre de jouer aux courses et même, si ça lui chantait, de posséder un hippodrome personnel ! Je finis par conclure que Krassy s’embêtait et qu’elle jouait aux courses parce qu’elle n’avait rien d’autre à faire. D’après la quantité de martinis qu’elle avait absorbés avant de déjeuner, j’étais pratiquement certain qu’elle était malheureuse… ou en pétard avec le vieux Powers.

Mais je n’avais toujours pas résolu le problème principal : comment allais-je me débrouiller pour faire sa connaissance ? Quel prétexte inventer pour continuer à la voir ensuite ? Mieux valait ne rien précipiter et calculer soigneusement mon coup. Je finirais bien par trouver quelque chose.

Un matin que je passais dans une rue de traverse, me dirigeant d’un pas machinal vers la demeure de Krassy, je remarquai, devant la porte d’une petite maison, un gars à peine plus vieux que moi qui chargeait ses malles dans le compartiment arrière d’une luxueuse canadienne. Les bagages étaient de première bourre, et pas en carton bouilli, c’est moi qui vous le dis. Comme je parvenais à la hauteur de la canadienne, la camionnette d’une teinturerie s’arrêta pile le long du trottoir. Le chauffeur sauta à terre et présenta au jeune type une paire de complets fraîchement nettoyés et repassés. J’entendis le gars beugler de l’autre côté de la rue :

 Sacré bon sang, je vous avais dit de me les livrer hier au plus tard ! Mes valises sont faites à présent, et je veux bien être pendu si je les redéfais maintenant pour emporter ces foutus costumes !

Le chauffeur s’excusa, l’autre se calma et désigna la porte de la maison.

 Ça va. Posez-les quelque part à l’intérieur, je les retrouverai à mon retour.

Le chauffeur pénétra dans la maison et ressortit aussitôt, les mains vides.

 Encore toutes mes excuses pour ce retard involontaire, monsieur Homer, dit-il poliment. Et bon voyage tout de même.

 Merci, répliqua Homer.

 Quand comptez-vous revenir ? S’informa le chauffeur.

Homer alla fermer à clef la porte de la maison et s’assit à son volant.

 Pas avant le mois de mai… au plus tôt ! S’exclama-t-il. Je vous téléphonerai à mon retour.

 Entendu, répliqua le chauffeur. Passez de bonnes vacances.

Homer lui adressa un signe amical et démarra. Je continuai ma route en vouant à tous les diables les veinards de cette espèce. Ce gars-là avait dû naître sur le coffre-fort de son papa pour pouvoir ainsi, à son âge, se payer six mois de vacances en Floride, en Californie ou ailleurs. Quoi qu’il en soit, cette petite scène s’effaça de mon esprit et ne me revint que le soir, dans mon lit, lorsque je recommençai à me demander comment entrer en contact durable avec Krassy.

Ce fut alors que j’eus une idée.

Deux ou trois fois, j’allai rôder autour de la maison de Homer et n’y relevai aucun signe de vie. L’entrée principale donnait sur la rue, et deux allées cimentées séparaient ses faces latérales des bâtiments voisins. L’une de ces faces latérales ne comportait aucune ouverture ; dans l’autre avait été percée, légèrement en retrait par rapport à la surface du mur, une petite porte de service. Située à droite de l’entrée principale, la boîte aux lettres portait le nom du maître de céans : Edward A. Homer.

Je commençai par écrire ma propre adresse, très légèrement, au crayon, sur trois ou quatre enveloppes de modèles différents, que je garnis de papier blanc et collai avant de les mettre à la poste. Le lendemain, elles me revinrent dûment oblitérées, et je n’eus qu’à effacer ma propre adresse et à dactylographier sur chacune des enveloppes le nom et l’adresse d’Edward A. Homer. Homer avait dû laisser au bureau de poste toutes les instructions nécessaires pour faire suivre son courrier, et ces enveloppes m’étaient indispensables pour la réalisation de mon plan.

Le serrurier auquel je racontai que j’avais égaré mes clefs ne manqua pas de me demander une preuve de mon identité avant d’accepter de venir ouvrir la porte. Je jetai mes enveloppes sur son établi et me mis à chercher dans mon portefeuille. Il jeta un coup d’œil aux enveloppes, aperçut mon permis de conduire et grogna :

 Ça va, ça va, c’est suffisant.

Puis il fourra dans sa poche un assortiment de clefs brutes, glana quelques outils à droite et à gauche, ferma sa boutique et me suivit. Je l’embarquai dans un taxi et dis au chauffeur d’appuyer sur le champignon. Je ne voulais pas laisser au vieux bougre le temps de me poser trop de questions. Lorsque nous arrivâmes à destination, il se dirigea vers l’entrée principale.

 Non, pas celle-là, m’exclamai-je. C’est un verrou de sûreté, et j’ai deux autres clefs à l’intérieur de la maison. Par ici, la petite porte de service.

Le vieux serrurier haussa philosophiquement les épaules et s’engagea dans l’allée cimentée. Je m’adossai au mur, près de lui, et allumai une cigarette. Le renfoncement de la porte était suffisant pour qu’on ne nous vît pas de la rue, et personne ne passa dans l’allée pendant que nous y étions.

Le vieux sélectionna tout d’abord la clef brute convenable, l’enduisit d’un produit noir, la fourra dans la serrure et la tourna légèrement. Puis il examina soigneusement la clef et se mit à y creuser diverses gorges et encoches. De temps en temps, il la repassait au noir et recommençait les mêmes opérations. Finalement, la clef tourna dans la serrure et la porte s’ouvrit.

 Au poil, commentai-je. Je vous dois combien ?

 Trois dollars, avec le déplacement.

Ce n’était pas donné, mais je le payai rubis sur l’ongle, repoussai son offre de me poser une serrure « moins vulnérable », attendis qu’il eût disparu et pénétrai dans la maison d’Edward A. Homer. La porte de service donnait accès à un petit couloir obscur qui conduisait à une cuisine de dimensions réduites, mais resplendissante de céramique, de peinture laquée blanche et de chrome. Cette première pièce communiquait d’une part avec une salle à manger de poupée, et ces deux pièces mitoyennes communiquaient d’autre part avec un immense salon qui occupait tout le reste du rez-de-chaussée. Le mobilier était moderne, luxueux, confortable et de bon goût, les murs peints en gris foncé, les tapis du même vert soutenu que les tentures et les doubles rideaux qui masquaient les fenêtres donnant sur la rue.

Ça, pour un chouette salon, c’était un chouette salon.

Un petit escalier conduisait au premier et d’ailleurs unique étage. Il y avait là une salle de douche, une chambre à coucher avec un lit comac et un genre de studio meublé d’un grand secrétaire, d’un petit divan, de deux fauteuils et d’un énorme poste de radio-télévision muni d’un tourne-disque. Les murs étaient garnis d’étagères supportant plusieurs quintaux d’albums de disques et de bouquins reliés.

Je redescendis. Les deux complets qu’avait apportés le teinturier, près d’une semaine auparavant, reposaient sur l’accoudoir d’un gros fauteuil. Eau et lumière fonctionnaient normalement. En revanche, le téléphone avait été coupé.

Dès le début de l’après-midi, j’appelai la compagnie, me présentai sous le nom d’Edward A. Homer, et leur demandai de rebrancher mon téléphone.

 En outre, ajoutai-je, je voudrais que vous me donniez un autre numéro, un numéro privé qui ne figure pas sur la liste des renseignements.

Le lendemain même, ils rebranchèrent le téléphone, et j’eus mon numéro privé.

J’étais fin prêt pour affronter Krassy. Je savais que je ne pouvais me présenter devant elle dans ma propre peau de Danny April, directeur d’une agence insignifiante de recouvrement, et je savais aussi que je ne pourrais sauver indéfiniment la face, mais je me disais que, lorsqu’elle me connaîtrait, et que le moment viendrait de lui avouer la vérité, cette vérité-là n’aurait peut-être plus d’importance à ses yeux.

M’étant installé dans l’appartement de Homer, il fallait également que j’usurpe son identité. Il eût été dangereux d’ôter son nom de la boîte aux lettres, et je ne pouvais me payer le luxe de commettre la moindre erreur. J’allai même jusqu’à endosser l’un de ses complets. Ça collait à peu près ; je choisis une cravate dans son armoire et, sapé comme un milord, me rendis à pied chez Krassy. C’était à deux pas.

 À quel étage se trouve l’appartement de M. Powers ? Demandai-je au portier en uniforme qui me reçut dans le hall.

 Au vingt-troisième, répliqua-t-il. Puis-je vous demander si M. Powers vous attend ?

 Oui, dis-je. Pourquoi ?

 Parce qu’il n’est jamais chez lui à cette heure.

 Alors, je verrai Mme Powers, ripostai-je sans me troubler.

Je gagnai l’ascenseur en quelques pas rapides, avant qu’il ait eu le temps de me demander mon nom pour annoncer ma visite.

 Vingt-troisième, dis-je au liftier.

L’ascenseur démarra aussitôt.

Le palier du vingt-troisième étage constituait une sorte d’antichambre meublée d’un banc de marbre et d’une vasque contenant un jet d’eau. Je repérai la sonnette, à droite de la porte monumentale, et pressai le bouton. Le maître d’hôtel qui vint m’ouvrir portait avec beaucoup de distinction les poches qu’il avait sous les yeux. Il me souhaita le bonjour et attendit.

 Je voudrais parler à Mme Powers, l’informai-je.

 Est-ce que Mme Powers vous attend, monsieur ? demanda-t-il.

 Non, mais je pense qu’elle me recevra. Attendez une minute.

Je déchirai une feuille de mon calepin, griffonnai rapidement : « Un turfiste à un autre turfiste », pliai en huit la feuille de papier et la remis au maître d’hôtel.

 Veuillez donner ceci à Mme Powers, ajoutai-je, et dites-lui que M. Edward A. Homer voudrait lui parler.

Il referma doucement la porte. Je m’approchai de la vasque et vis qu’elle contenait une quantité de poissons rouges. Quelques minutes plus tard, la porte se rouvrit, derrière mon dos, et une voix de femme dit d’un ton paisible :

 Vous vouliez me voir ?

Je me retournai. C’était Krassy.

Pendant une longue minute, je restai sans voix. Elle était aussi belle que je l’avais rêvé ; c’était de fort loin la plus jolie femme que j’aie jamais vue. Et, pourtant, malgré sa sérénité, son visage exprimait une sorte d’inexplicable lassitude. Peut-être était-ce à cause de ses yeux. On eût dit qu’ils regardaient le monde en s’efforçant de ne pas le voir. Sa lourde chevelure, noire à présent, tombait jusque sur ses épaules et accentuait encore l’éclat merveilleux de sa peau. J’avais complètement oublié sa question lorsqu’elle me la posa pour la seconde fois.

 Oui, dis-je, je voulais vous voir. Je m’appelle Homer. Edward A. Homer.

Elle m’invita à poursuivre d’un léger signe de tête.

 Je vous ai vue plusieurs fois, là-bas, au club… continuai-je.

 Au club ?

 Oui… chez le bookmaker de Monroe Street.

— Ah ?

 Voilà ce qui m’amène, madame Powers, bredouillai-je. Je suis de la partie, moi aussi J’habite à deux pas de chez vous, et j’ai pensé qu’il vous serait peut-être agréable de n’avoir plus à faire tant de chemin pour placer vos paris… tout en réduisant au minimum les risques d’être vue

 Pourquoi donc craindrais-je d’être vue ?

 Mon Dieu… au cas où M. Powers serait ennemi du jeu

J’avais l’impression, devant son regard direct, de m’enferrer lamentablement. Puis elle sourit, et je me sentis un fardeau de moins sur les épaules.

 Entendu, dit-elle, je vous donnerai votre chance

Ses yeux avaient perdu leur bizarre expression de tout à l’heure. Ils souriaient.

J’inscrivis sur une autre feuille de calepin mon nom, mon adresse et mon numéro de téléphone – quand je dis les miens, c’était de ceux de Homer qu’il s’agissait, bien entendu – et la lui remis en disant :

 Vous pouvez venir vous-même ou parier par téléphone.

Je pris congé d’elle, me dirigeai vers l’ascenseur et pressai le bouton d’appel. Lorsque je vis descendre le contrepoids, je me retournai. Debout sur le seuil de la porte, elle me regardait. Voyant que je m’étais retourné, elle sourit une dernière fois, m’adressa un petit signe de tête et referma sa porte.

Je rentrai chez moi en plein brouillard. Je me sentais si heureux que j’en aurais fait des bonds. J’avais rencontré Krassy, je lui avais parlé, et tout avait marché comme sur des roulettes. Elle avait cru à mon histoire, et j’avais un prétexte pour la revoir, et continuer à la revoir. Elle était bien telle que je l’avais imaginée. Il n’y avait pas deux femmes comme elle dans le monde entier !

Et, tout à coup, je cessai de me réjouir. À quelle heure me téléphonerait-elle ? Il faudrait que je sois chez Homer pour lui répondre. Si elle m’y appelait deux ou trois fois sans obtenir de réponse, elle finirait par tout laisser tomber. Cela signifiait qu’il faudrait que je passe chez Homer la majeure partie de mes journées. Du moins jusqu’à une certaine heure. Ce n’était pas le soir qu’elle me téléphonerait.

Le lendemain, à neuf heures, j’étais chez Homer. J’y restai jusqu’à six heures du soir et rentrai chez moi bredouille, après avoir passé une journée exécrable à attendre en vain son coup de téléphone. Le lendemain, même topo. Le surlendemain, j’avais abandonné tout espoir. Il était évident qu’elle ne m’avait promis de me donner ma chance que pour se débarrasser de moi sans me vexer. Puis, vers midi moins le quart, quelqu’un sonna à la porte d’entrée. Je jetai un coup d’œil à travers le store baissé. C’était elle. Je courus ouvrir la porte. Elle pénétra dans le salon et regarda autour d’elle.

 Je me suis permis de venir voir comment vous étiez installé, monsieur Homer, dit-elle.

 J’en suis très honoré, murmurai-je.

 Vous n’avez pas l’air d’avoir beaucoup de visiteurs, remarqua-t-elle.

 Non. Presque tous mes clients me téléphonent pour me confier leurs paris. S’il y avait trop d’allées et venues autour de cette maison, quelqu’un finirait par le signaler, et j’aurais les flics sur le dos.

Elle hocha gravement la tête.

 Soyez certain que je ne viendrai plus vous ennuyer, m’assura-t-elle.

 Oh ! Mais je ne voulais pas parler de vous, madame Powers, protestai-je. Venez aussi souvent qu’il vous plaira. J’essayais seulement de vous expliquer pourquoi je n’avais pratiquement aucun visiteur J’allais justement boire l’apéritif. Puis-je vous offrir quelque chose ?

J’avais découvert la veille la réserve personnelle de l’ami Edward.

 Un martini, pour vous tenir compagnie, répondit-elle gracieusement.

Je disparus dans la cuisine et revins en agitant le shaker. Elle avait ôté son manteau de fourrure et s’était assise dans un grand fauteuil. Nous bûmes et parlâmes de chevaux et de tout et de rien. Elle accepta un second martini, puis ouvrit son sac et me remit vingt dollars.

 Miss Fusée, dans la sixième, à Santa Anita, dit-elle. Gagnante.

Je pris note de son pari, et elle ajouta :

 Quelle est la cote ?

Je n’avais pas prévu ça.

 Attendez que je téléphone à mon associé, improvisai-je. Moi, je ne fais que recueillir les paris, et il s’occupe du reste.

Je composai le numéro d’un petit bookmaker de ma connaissance, un nommé Sam, qui opérait pour le compte du syndicat dans l’arrière-boutique d’un boucher, pas loin de chez moi. Sam était un copain, mais je ne l’avais pas vu depuis des mois, et s’il ne reconnaissait pas ma voix sans que j’aie besoin de me nommer, j’étais fichu. Ma chemise commençait à me coller au dos.

 Allô, Sam ? M’informai-je. Quelle est la cote de Miss Fusée, dans la sixième à Santa Anita ?

 Qui est à l’appareil ? rétorqua Sam d’un ton soupçonneux.

 Allons, grouille-toi, mon vieux, je ne vais pas t’attendre jusqu’en avril [2] !

 April, répéta-t-il, perplexe. Qu’est-ce que Ah ! C’est toi, Danny ? Je savais que je connaissais cette voix.

 Alors, tu me la donnes, cette cote, au lieu de plaisanter ? M’esclaffai-je.

 Six contre deux, répliqua-t-il.

 O.K. ! Merci, vieux, je te rappellerai.

Je raccrochai et me tournai vers Krassy.

 Six contre deux, répétai-je.

 Parfait, dit-elle.

Elle se leva. Je l’aidai à remettre son manteau. Elle reprit son sac et ses gants.

 Par ici, madame Powers, lui dis-je courtoisement.

Je l’escortai jusqu’à la petite porte latérale.

 Vous pourrez ainsi, soulignai-je, venir me voir et repartir à votre guise, sans risquer d’être aperçue de la rue.

Dès qu’elle m’eut quitté, je rappelai Sam et lui transmis le pari de Krassy.

 Eh ! C’est une somme pour toi, Danny, s’exclama-t-il.

 Bien sûr, mais je suis à mon compte maintenant.

 Alors, il faut que tu gagnes du pognon pour parier aussi gros.

 Je me défends, concédai-je. Ecoute, Sam, je t’apporterai l’argent cet après-midi, avant le départ de la course Maintenant, j’ai autre chose à te demander. Je suis terriblement occupé, en ce moment. Quelquefois, je ne rentre même pas au bureau pendant plusieurs jours Si je te donne mes paris par téléphone, tu me couvriras ?

 Bien sûr, à condition qu’ils soient raisonnables.

 De toute manière, je passerai te voir souvent, et si c’est moi qui te dois du pognon, je te réglerai la différence.

 D’accord, Danny, dit Sam. T’as toujours été régulier, et je te ferai tout le crédit que tu voudras, mais n’oublie pas que ce n’est pas moi qui récupère le pognon auprès des mauvais payeurs Le syndicat envoie des spécialistes, dans ces cas-là… et je voudrais pas qu’un copain à moi ait des embêtements avec eux.

 T’inquiète pas, lui dis-je, je connais la musique.

 O.K. ! Danny, puisque t’es au courant, conclut-il.

Et les semaines passèrent. Au début, je ne vis pas Krassy tous les jours. Parfois, deux ou trois jours de suite, elle pariait par téléphone ; puis elle se dérangeait elle-même, et nous buvions ensemble un verre ou deux. Par bonheur, elle venait ou téléphonait chaque jour à heures régulières – entre onze heures du matin et une heure de l’après-midi –, et j’avais ainsi la possibilité de m’organiser pour que mon travail ne souffrît pas trop de mes excentricités. Elle jouait toujours gagnant, jamais placé, et perdait la plupart du temps. L’arrangement triangulaire Krassy-moi-Sam fonctionnait à merveille. Au cours du premier mois, elle perdit ainsi sept ou huit cents dollars, mais n’en parut nullement affectée. Contrairement aux vrais turfistes, elle acceptait gains et pertes avec la même indifférence et choisissait ses chevaux au petit bonheur, sans se soucier de leurs performances passées, de l’état de la piste ou du poids des jockeys. Je me demandais fréquemment pourquoi elle jouait.

Ses visites devenaient plus fréquentes, en même temps que se raréfiaient ses coups de téléphone. Je jouais mon rôle sans faiblir, m’abstenant de toute allusion, de tout geste déplacé, alors qu’en réalité je la désirais à en crever. Je l’appelais toujours Mme Powers, bien qu’elle-même eût pris l’habitude de m’appeler Eddie.

Finalement, elle vint chaque jour, vers midi. Nous bavardions jusqu’à une heure, parfois une heure et demie, puis elle partait. Un jour, elle parla de musique, et je fis allusion à ma discothèque du premier étage. Elle me demanda de la lui montrer et, pendant un long moment, examina les titres des albums. Puis, ayant choisi quelques disques, elle les empila sur le chargeur automatique du tourne-disque et mit l’appareil en marche. C’était une musique à laquelle je ne pigeais rien, mais elle avait l’air de lui plaire. Elle l’écoutait attentivement, pelotonnée sur le divan bas, en dégustant son troisième martini.

 Décidément, vous n’avez pas fini de m’étonner, Eddie, lança-t-elle au bout d’un moment.

 Pourquoi diable ? M’exclamai-je.

 Je n’aurais jamais cru que vous puissiez aimer ce genre de musique. Parlez-moi donc un peu de vous. Etes-vous né à Chicago ?

 Non, mentis-je. Je suis né à New York, et j’y ai été élevé.

Il n’y avait que fort peu de chances pour qu’elle-même connût New York.

 Vous êtes allé à l’université ?

Edward Homer, né à New York, avec cet appartement et ce genre de musique, ne pouvait pas ne pas avoir fréquenté une université !

 Deux ans seulement à Columbia, répliquai-je.

 Et pourtant, vous ne parlez pas comme un New-Yorkais ! constata-t-elle.

 Vous voulez dire que j’écorche ma langue maternelle ? Mettez ça sur le compte des mauvaises fréquentations. Après tout, on n’a pas besoin d’être agrégé pour parler aux chevaux.

Elle acquiesça en souriant.

 Et vos parents ? demanda-t-elle.

 Oh ! Ils sont toujours à New York.

 Que pense votre mère de votre… profession ?

 Elle n’est pas au courant. Elle croit que je travaille chez un courtier.

Krassy hocha doucement la tête. Son visage était pensif. Peu de temps après, elle consulta sa montre-bracelet et partit.

Quelques jours plus tard, elle me demanda à brûle-pourpoint :

 Dites-moi, Eddie, avez-vous une maîtresse ?

 Non, répondis-je.

 Comment un garçon comme vous, séduisant et riche, peut-il rester, fût-ce passagèrement, sans la moindre maîtresse ?

 Je suis très occupé, me défendis-je.

 À ce point-là ? Plaisanta-t-elle.

 Non, protestai-je, mais pourquoi irais-je gaspiller mon temps et mon argent avec des filles qui ne signifient rien pour moi ?

 Vous n’en avez donc jamais rencontré une seule qui signifiât quelque chose pour vous ?

 Si !

 Parlez-moi d’elle. Comment était-elle ?

 Si je vous le disais, ça ne vous plairait certainement pas, ripostai-je en la regardant droit dans les yeux.

Lentement, elle baissa la tête.

 Vous pourriez toujours essayer… et voir ce que ça donnerait, murmura-t-elle.

Mais je me dégonflai au dernier moment et parlai d’autre chose.

À l’approche de Noël, les affaires de l’Agence de Recouvrement Clarence Moon étaient si prospères que j’embauchai un second employé, du nom de Harry Spindel, donnai à Bud Glasgow une gratification de cinquante dollars, et retirai de mon compte en banque les trois cent cinquante dollars qui y restaient. J’avais repéré, dans la boutique d’un prêteur sur gages de North Clark Street, un collier de perles qui valait ce prix-là. Les perles n’étaient pas très grosses, et le collier non plus, mais c’était de l’authentique. Je me procurai un écrin de velours noir, y disposai les perles et fis faire un joli paquet fermé par des étoiles argentées de papier gommé. En chemin, j’achetai un petit arbre de Noël et deux guirlandes électriques.

Je l’installai sur la table du salon, allumai les petites ampoules multicolores, écrivis sur une carte : «  Joyeux Noël ! Madame Powers », et la posai au pied de l’arbuste, à côté de l’écrin du collier. Le lendemain, dès son entrée, Krassy aperçut le petit sapin sur la table.

 Quelle jolie surprise, Eddie !

 Ça vous plaît ?

 Beaucoup… et je vais finir par croire que vous êtes un grand sentimental !

Puis elle vit le petit paquet, s’en empara, lut la carte et s’écria :

 C’est pour moi ?

Et, sur ma réponse affirmative, elle implora ma permission de l’ouvrir immédiatement. Elle avait l’air d’une sale gosse heureuse, et je dus me retenir à quatre pour ne pas l’embrasser

 O.K. ! Lui dis-je, le cœur battant.

Elle eut tôt fait de dénuder l’écrin et de l’ouvrir. Puis elle courut au plus proche miroir et fixa le collier autour de son cou.

 Elles sont adorables, Eddie ! S’exclama-t-elle.

Revenant vers moi, elle se dressa sur la pointe des pieds, jeta ses bras autour de mon cou et m’embrassa. Ses yeux étaient très proches des miens, et pendant un court instant j’eus l’impression merveilleuse de voir jusqu’au plus profond de son âme. La serrant contre moi, je l’embrassai à mon tour. Avec toute l’ardeur des mois passés à rêver d’elle, et des jours passés à rechercher sa trace, et des nuits passées à brûler de désir et d’amour pour elle

Et, soudain, je m’aperçus qu’elle pleurait et me repoussait en sanglotant.

 Eddie Eddie Oh ! Eddie

Je reculai d’un pas.

 Je n’aurais pas dû faire ça, dis-je d’une voix tremblante.

 Oh ! Si, hoqueta-t-elle. Je voulais que vous le fassiez… depuis nos premières rencontres

 Alors, pourquoi pleurez-vous ?

 Je ne sais pas J’ai peur que vous me jugiez mal, Eddie Après tout, je suis mariée Qu’allez-vous penser d’une femme mariée qui se conduit comme je viens de le faire ?

 Beaucoup de bien… puisqu’il s’agit de nous, répondis-je.

 Eddie Avant que nous nous engagions plus avant dans la voie de nos désirs ou de nos pensées… il faut que je vous raconte une histoire.

 Vous n’êtes pas obligée de me dire quoi que ce soit, protestai-je.

 Si Préparez-nous des martinis, Eddie, et montons dans votre studio. Nous mettrons quelques disques et nous bavarderons Ça me facilitera les choses.

 O.K. !

Je fis un saut à la cuisine et revins avec le shaker. Puis nous montâmes. Krassy choisit du Bach, brancha le tourne-disque et s’assit sur le divan. Je m’assis à son côté et posai le shaker à nos pieds, sur le plancher.

 Pour quelle raison croyez-vous que j’aie épousé Howard Powers ? Commença-t-elle.

 Je n’en sais rien, répondis-je.

 Ce n’est certes pas parce que je l’aimais Je n’ai jamais aimé Howard Jamais ! Saviez-vous que j’avais déjà été mariée auparavant ?

J’hésitai une seconde, puis répondis négativement.

 Mon premier mari s’appelait Dana, Eddie Dana Waterbury. Il a été tué à la guerre ; et je l’aimais, Eddie. Il était bon et doux. C’est le premier amant que j’aie jamais eu, et c’était mon mari

La voix lui manqua, et ses yeux se remplirent de larmes.

 Lorsqu’il a été tué, j’ai cru que j’allais mourir. L’idée d’appartenir à un autre homme… d’aimer un autre homme… me paraissait monstrueuse, invraisemblable

Ses paroles et surtout sa façon de les dire me prenaient aux entrailles, et je souffrais comme un damné, mais je ne fis aucun effort pour l’interrompre.

 Howard était un vieil ami de la famille Waterbury Tout le monde l’appelait «  oncle Howard ». Après la mort de Dana, il a été très bon pour moi. Il m’a aidée à supporter… ma solitude et mon désespoir. Il était assez vieux pour être mon grand-père. Il ne m’a jamais parlé d’amour, Eddie. Il voulait seulement m’aider et me protéger. Finalement, il m’a demandé de l’épouser, et j’ai accepté.

 Pourquoi ? L’interrompis-je.

 Parce que je ne l’aimais pas, Eddie ! Je pensais trouver en lui… un second père. Nous ne serions plus seuls, nous nous tiendrions mutuellement compagnie Je le croyais beaucoup trop vieux pour aimer encore d’amour.

 Alors ?

 Eh bien ! C’est ainsi que les choses se sont passées, au début Et puis Howard a changé d’attitude ! Il s’est mis à me faire la cour !… Quelle horreur, Eddie J’ai essayé de lui faire comprendre, d’obtenir de lui qu’il me laisse en paix… mais il a exigé… que je devienne vraiment sa femme C’était un véritable inceste, Eddie !

Elle frissonnait et pleurait en même temps. Je la pris dans mes bras et l’attirai contre moi. Je haïssais Powers avec tant de violence que j’en avais les tripes retournées.

 Il me fait des scènes de jalousie. Il veut savoir où je vais, ce que je fais C’est pourquoi je joue aux courses, Eddie… juste pour remporter sur lui une petite victoire. Et c’est pourquoi je bois, aussi, parce qu’il déteste boire Je ne buvais pas avant de le connaître Maintenant, je rentre tous les jours avec les idées brumeuses… et ça me permet de dormir un peu… et d’oublier à quel point je suis malheureuse !

Elle tourna vers moi des yeux légèrement hagards et se mit à rire nerveusement.

Je l’embrassai sur la bouche et grondai :

 Pourquoi donc ne quittes-tu pas ce vieux salaud ?

 C’est ce que je vais faire, Eddie… le plus tôt possible. Mais je ne sais pas où aller. Je n’ai rien qui m’appartienne en propre… pas d’argent… et personne pour m’aider.

 Moi, je t’aiderai, m’écriai-je.

 Howard a des millions, Eddie. Il est puissant et il a le bras long ! Il te balaierait comme un fétu de paille.

 Qu’il aille au diable ! M’emportai-je.

 M’aimes-tu vraiment ? Questionna-t-elle.

 Oui.

 Tu en es bien sûr ?

 Comme de vivre. Et toi ?

 Ne sois pas idiot, mon chéri. Si je ne t’aimais pas, je ne serais pas là Oh ! Je suis si heureuse de t’avoir rencontré. Il faut que j’aille t’acheter quelque chose, un beau cadeau de Noël, quelque chose de magnifique, un…

 Une minute, l’interrompis-je. Rien ne me plairait de ce que tu pourrais acheter avec l’argent de Powers. En outre, je préfère au plus beau des cadeaux quelques minutes supplémentaires avec toi.

 Oh ! Je t’aime encore davantage quand tu me dis des choses comme ça.

Ses bras se nouèrent autour de mon cou, ses lèvres se posèrent sur les miennes, brûlantes, assoiffées. Mes mains descendirent le long de son corps palpitant, se refermèrent sur ses hanches mouvantes.

 Ecoute, chuchotai-je, il n’y a rien que je désire au monde en dehors de toi.

Elle ne répondit pas, mais son baiser se fit plus exigeant encore.

 Tu comprends ?

 Oui, haleta-t-elle.

Je me levai d’un bond et la pris par la main. Sans un mot, elle me suivit dans la chambre à coucher.