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Je sais qu’il faut être un peu cinglé pour s’exciter comme ça sur la photo d’une fille et se mettre à sa recherche sans même savoir ce que ça pourra donner si on la retrouve un jour. Mais quelque chose me poussait, et tout ce que je savais, c’était que, si Krassy Almauniski était encore vivante, il fallait que je la retrouve. Elle était aussi réelle pour moi que si j’avais eu chaque soir rendez-vous avec elle. J’avais tant de fois contemplé sa photo que, dès que je fermais les yeux, son visage se dessinait sur l’écran noir de mes paupières closes. J’en venais à ne plus distinguer le réel de l’imaginaire. Je me surprenais à lui parler et à tenir des conversations avec elle, et dès que je m’en apercevais j’arrêtais les frais aussitôt. Mais, ensuite, je croyais me souvenir de choses qu’elle m’avait dites, et j’avais un mal de chien à me persuader que tout ça n’était pas vrai, et que je n’avais jamais réellement bavardé avec Krassy. Et tout ce que j’avais découvert sur elle – sa montée en flèche depuis les abattoirs et l’Institut Goodbody jusqu’à ce poste de secrétaire d’une grosse légume et cet appartement d’Oak Park –, tout cela m’inspirait envers elle un respect sans bornes, car cela prouvait qu’en plus de sa beauté elle avait quelque chose dans le ventre…
Mais quand tout ça se mélangeait dans ma caboche, j’aime mieux vous dire que ça faisait une drôle de sarabande. Il est possible que je me répète, mais je ne trouve pas de comparaison plus appropriée : c’était tout à fait comme si j’avais essayé de peindre son portrait avec de la fumée. Pendant un instant, elle était bien réelle et présente à mes côtés ; mais, l’instant d’après, son image s’estompait et disparaissait peu à peu sans que je puisse la retenir.
Croyez-moi, ce n’était pas bien marrant. D’autant plus qu’il fallait tout de même que je m’occupe de l’Agence de Recouvrement Clarence Moon, dont les affaires prospéraient de jour en jour, malgré le peu de temps que je passais au bureau. Aussi, quand Bud Glasgow, qui avait bossé avec moi à l’Agence Internationale, se fit saquer par le vieux Crenshaw et vint me rendre visite, je l’engageai sans la moindre hésitation. Il n’était pas ambitieux, mais il n’avait pas son pareil pour pondre des lettres de réclamation à vous donner la chair de poule, et l’on pouvait compter sur lui. Je lui dis que je ne pourrais le payer que vingt-cinq dollars par semaine, mais que je lui donnerais vingt pour cent sur tout ce qu’il ferait rentrer lui-même. Ce serait encore plus intéressant pour lui que ce qu’il avait à l’Agence Internationale, et il accepta avec enthousiasme.
Je lui confiai donc le bureau, le soin d’écrire les lettres et de répondre au téléphone, et me chargeai des recouvrements où il était nécessaire de se faire voir et de montrer les dents, ainsi que des visites de prospection destinées à nous amener de nouveaux clients. Le reste du temps, je continuai à rechercher Krassy.
Sachant qu’elle avait emménagé en 1943 au Lake Towers Hôtel, sous le nom de Candice Austin, je me disais que je n’aurais aucun mal, cette fois, à retrouver sa trace. Mais je me fourrais étrangement le doigt dans l’œil.
Le Lake Towers est un grand hôtel de construction désuète, mais confortable en diable, avec des grands fauteuils partout et des tapis dans lesquels on s’enfonce jusqu’aux chevilles. J’y entrai gonflé à bloc, présentai ma carte de la Transcontinentale d’Assurances au gars du bureau de réception et lui dis que je cherchais une certaine Mlle Candice Austin, qui avait emménagé au Lake Towers Hôtel en octobre 1943. Il me dégonfla aussitôt en m’informant que personne de ce nom n’habitait plus ici.
— Etes-vous bien sûr de connaître les noms de tous les locataires ? Insistai-je.
— S’ils habitaient ici depuis 43, sûrement, répliqua-t-il.
Sa réponse me coupa l’herbe sous les pieds. J’avais été tellement certain de retrouver Krassy au Lake Towers…
— Depuis combien de temps travaillez-vous à l’hôtel ? Insistai-je.
— Depuis 45, me dit-il.
Je lui montrai la photo de Krassy et lui demandai s’il se rappelait l’avoir vue.
— Non, dit-il. Et, croyez-moi, si je l’avais vue, je m’en souviendrais.
— Je sais qu’elle a emménagé ici en 1943, lui dis-je. Vous ne pourriez pas retrouver ça dans vos fiches ?
— Ecoutez, mon vieux, je n’ai pas de temps à perdre. Ça fait sept ans de ça, et je ne saurais même pas où trouver les fiches !
— Il vaudrait peut-être mieux que je voie votre directeur ? Suggérai-je.
— Ça, je vous le conseille pas ! Soit dit entre nous, c’est un vieux salopard. Il refuserait de vous renseigner, et si jamais il vous voit rôder dans l’hôtel, il vous fera flanquer dehors sans même vous laisser le temps de vous expliquer.
Par acquit de conscience, j’interrogeai les garçons des six ascenseurs, mais ils avaient tous moins de vingt ans et ne travaillaient au Lake Towers que depuis un an ou deux. L’un d’eux, cependant, me passa un bon tuyau :
— Vous devriez risquer le paquet et demander à Syd ! Y a au moins dix berges qu’il est dans la boîte.
— Qui est-ce ?
— Le gars du service de nuit. Il arrive à huit plombes, quand l’autre schnock se barre.
Je glissai un pourboire au garnement, allai dîner et revins vers huit heures. L’« autre schnock » avait cédé la place à un quinquagénaire rondouillard, chauve comme un œuf, qui s’avéra être Syd en personne. J’exhibai ma carte, jouai mon petit sketch et lui présentai la photo de Krassy. Il l’examina soigneusement et me la rendit.
— Jamais vue, décréta-t-il laconiquement. Et jamais entendu ce nom-là non plus.
Je sentis mes jambes flageoler.
— Vous étiez là en 43, cependant ? Insistai-je.
— Bien sûr. Je travaille ici depuis 39.
Je restai planté là, comme un idiot, à le regarder dans le blanc des yeux. Je ne trouvais rien d’autre à dire, et je n’avais pas le courage de repartir bredouille. J’allais lui demander de compulser ses vieilles fiches lorsqu’il se souvint de quelque chose.
— En quel mois avez-vous dit qu’elle avait emménagé ?
— En octobre.
— Attendez… oui, c’est au cours de l’été 43 que j’ai attrapé ma pneumonie, et lorsque j’ai commencé à m’en remettre je suis allé en Arizona… Voyons, j’ai été absent du Lake Towers d’août 43 à janvier 1944. Elle a pu emménager pendant que j’étais parti.
— Ça ne tient quand même pas debout, dis-je. Je sais qu’elle a emménagé en octobre, avec ses meubles. Bon Dieu, en ce temps-là il était encore plus difficile que maintenant de trouver à se loger. Il est impossible qu’elle ne soit restée là que trois mois !
— C’est exact, reconnut-il.
— Ecoutez, lui proposai-je, pourriez-vous consulter vos anciennes fiches d’octobre 43 et voir si elle a effectivement redéménagé pendant votre absence ? Je vous paierai votre temps…
— O.K. ! dit-il, mais il faudra que vous reveniez demain. Toutes les vieilles archives sont conservées en bas, dans une cave voûtée, et je n’aurai pas le temps de m’en occuper tout de suite. Vers deux heures du matin, je n’ai pour ainsi dire plus rien à faire, et je disposerai de tout le temps qu’il faudra.
Je savais que si j’allais me coucher immédiatement, je ne dormirais pas de la nuit, et qu’ensuite il faudrait que j’attende jusqu’au lendemain soir pour savoir ce que Syd avait trouvé.
— Au poil ! Commentai-je. Mais si ça ne vous fait rien, j’aime mieux revenir vers deux heures. Ça m’évitera de recommencer demain soir.
— Comme vous voudrez, répondit-il.
Je le remerciai, peignai la girafe jusqu’à deux heures du matin, et repris le chemin du Lake Towers.
— J’allais descendre chercher les fiches, me dit Syd.
Je l’attendis dans le hall. Personne ne s’adressa au bureau de réception pendant son absence. Les gens qui rentraient à cette heure avaient tous leurs propres clefs. Au bout de trois quarts d’heure environ, Syd remonta des profondeurs et déposa sur son comptoir un petit fichier métallique marqué « Juin et décembre 1943 ». Les fiches y étaient scrupuleusement classées, et il eut tôt fait d’y trouver celle qui m’intéressait, établie au nom d’Austin, Candice (Mlle), appartement 1901.
— 1er octobre 1943. Vous aviez raison, constata-t-il.
— Quand a-t-elle redéménagé ? Questionnai-je.
— Ça, c’est curieux, murmura-t-il.
— Qu’est-ce qui est curieux ?
— Le départ de Mlle Austin n’a pas été porté sur la fiche, et pourtant elle a rendu son appartement, puisque Mme Dana Waterbury y est entrée le 24 décembre 1943. Je me souviens très bien de Mme Waterbury. Elle a vécu au 1901 avec son mari jusqu’à ce qu’il soit rappelé en Europe, et ensuite elle y a vécu seule jusqu’en 1946 ou 1947… si longtemps, en fait, que la date de son départ n’a pas été portée non plus sur la fiche originale.
— Mme Waterbury ne ressemblait pas à la photo que je vous ai montrée ?
— Non.
— A-t-elle laissé une adresse où faire suivre son courrier ?
Il haussa les épaules.
— Même si elle l’a fait à l’époque, nous ne l’avons plus maintenant…
Je serrai les dents.
— Y a-t-il quelqu’un, en dehors de vous, qui risque de se souvenir de Mlle Austin ou de Mme Waterbury ?
— Je n’en sais rien. La femme de chambre, peut-être, si elle n’a pas changé. Il faudrait demander ça à Mme Boos.
— Mme Boos ?
— Oui, c’est elle qui dirige toutes les bonnes, femmes de chambre, femmes de charge, etc. Mais elle ne sera là qu’à huit heures du matin.
— À quelle heure se termine votre service ?
— À huit heures.
— Alors, vous me présenterez à Mme Boos ?
— Entendu. Vous n’aurez pas de mal à la faire parler. C’est une vieille cancanière.
Je lui glissai dix dollars – ce qu’il eut l’air de trouver tout à fait normal –, terminai la nuit dans un petit hôtel du voisinage et, à huit heures, réintégrai le Lake Towers.
Mme Boos me reçut dans son bureau, petite pièce entourée d’étagères sur lesquelles voisinaient toutes les espèces connues de produits et de matériel d’entretien. Syd me présenta, lui passa un peu de pommade et m’abandonna à mon triste sort. L’animal ne s’était pas trompé en affirmant que Mme Boos adorait les cancans. Elle m’apprit, cependant, qu’il était impossible de dire quelle avait été la femme de chambre du 1901 à une époque donnée, pour la bonne raison que les femmes de chambre opéraient par roulement, afin de ne pas créer de jalousies au sein du personnel…
Que faire de plus ? C’était la fin de la piste. Mme Boos m’avait déjà dit qu’elle ne se souvenait pas de Mlle Austin… À toutes fins utiles, je lui montrai la photo de Krassy. Elle l’examina, me la rendit en secouant la tête, puis se ravisa, la reprit et la regarda en variant les angles, sous une lumière différente.
— Oui, c’est bien elle, murmura-t-elle enfin. C’est Mme Waterbury. Mais lorsque je l’ai connue, elle avait les cheveux noirs et paraissait plus âgée.
— Vous en êtes sûre ?
— Certaine !
Elle me regarda comme si je l’avais injuriée.
— Lorsqu’elle a emménagé au 1901, récapitulai-je, elle s’appelait Candice Austin. J’ai vu sa fiche d’entrée. Elle s’est donc mariée pendant qu’elle habitait ici, pas vrai ?
— Probablement, acquiesça Mme Boos, mais le Lake Towers est si vaste qu’un nouveau locataire peut y vivre un bon bout de temps avant que je sois capable de le reconnaître. Je ne suis pas journellement en contact avec eux, comme les autres membres du personnel. Lorsque je l’ai connue, elle était déjà mariée…
— Avez-vous également connu son mari, Dana Waterbury ?
Elle secoua la tête.
— Non, je ne l’ai jamais vu. Mais il a dû être tué à la guerre, puisque Mme Waterbury s’est remariée et a déménagé.
« Seigneur, pensai-je, voilà que ça recommence. »
Mais je lui demandai :
— Qui a-t-elle épousé, cette fois ?
— Je n’en sais rien, répliqua-t-elle. Je me souviens d’avoir lu quelque chose là-dessus, dans le journal.
— Quel journal ? Et il y a combien de temps de cela ?
— Tout ce que je me rappelle, c’est qu’il s’agissait d’une petite annonce dans le carnet mondain… c’était une si jolie femme.
— Vous ne vous souvenez de rien d’autre ?
— Non. Tout ça ne date pas d’hier…
— Vous dites qu’elle avait les cheveux noirs et paraissait plus âgée que sur cette photo. Vous êtes absolument certaine de ne pas vous tromper en affirmant qu’il s’agit de la même personne ?
Elle me foudroya du regard.
— Jeune homme, je vous ai dit que c’était elle… et c’est elle !
Je la remerciai, rentrai chez moi et téléphonai à Bud Glasgow pour lui dire que je ne viendrais pas au bureau avant le milieu de l’après-midi. J’étais positivement groggy ; je n’avais pas fermé l’œil de toute la nuit précédente, et mes dernières découvertes m’en avaient flanqué un drôle de coup dans le pare-brise.
Krassy était mariée ! En ce moment même, elle vivait quelque part dans le monde, avec son mari ! Je balançai mes chaussures, mon pantalon, m’écroulai en travers de mon lit et ronflai jusqu’aux environs de midi. Mais je fis tellement de cauchemars que j’étais encore plus fatigué en me réveillant. Je pris une douche et me rasai. Puis je m’habillai, sortis de chez moi, entrai dans un bar, et lorsque j’eus cassé la croûte et expédié plusieurs tasses de café, la situation me parut un peu moins désespérée.
D’abord, j’irais jusqu’au bout. Si je m’arrêtais maintenant, avant d’avoir retrouvé Krassy, jamais je n’arriverais à l’oublier. Je passerais ma vie à me demander ce qu’elle était devenue. Et, d’autre part, rien ne me prouvait qu’elle fût encore mariée. Son premier mari avait bien cassé sa pipe. Le deuxième avait pu en faire autant. Ou peut-être avait-elle divorcé ? Ou peut-être encore n’était-elle pas heureuse, et pourrais-je la faire divorcer ? Toutes sortes d’idées plus ou moins loufoques se bousculaient dans ma tête, mais j’étais heureux, car il me restait un espoir.
Une pensée me frappa soudain. Pourquoi diable Krassy avait-elle jugé bon de faire teindre en noir sa magnifique chevelure ? Pas étonnant que Syd n’eût pas reconnu sa photo. Il avait fallu, pour l’identifier, l’œil féminin de Mme Boos… Je payai mon addition et filai dare-dare au bureau du Chicago Daily Record. La bibliothèque, ou la « morgue », comme on dit, était située au second étage. Toutes les bibliothèques de journaux se ressemblent. Elles sont généralement entourées de hauts classeurs métalliques dans lesquels un vieux journaliste mis à la retraite classe méthodiquement tout ce qui paraît dans les colonnes du canard. Au centre de la salle trônent deux ou trois longues tables chargées de pots de colle, de ciseaux, de pinceaux et de grandes enveloppes. Le bibliothécaire du Daily Record était en plein boulot lorsque je fis irruption dans son antre et lui demandai s’il avait quelque chose sur une certaine Mme Dana Waterbury. Il n’avait rien sur elle, mais il avait quelque chose sur Waterbury lui-même, qui avait abattu un nombre respectable d’appareils allemands avant d’être descendu à son tour, en mai 1944. L’article spécifiait qu’il laissait une jeune veuve.
Par acquit de conscience, je demandai au vieux bougre s’il avait quelque chose sur Candice Austin ou Karen Allison. Il n’avait rien. Je le remerciai et me rendis à l’Evening Express. Même genre de bibliothèque, même genre de bibliothécaire, même genre d’article sur Dana Waterbury. Rien sur Madame. Rien sur Karen Allison. Rien sur Candice Austin. Il commençait à se faire tard, mais je décidai de tenter ma chance une troisième fois et fonçai au Daily Register.
Ma persévérance fut récompensée. Le gars trouva sous le nom de Waterbury, Dana (Mme) un petit article qui commençait ainsi :
UN MULTIMILLIONNAIRE ÉPOUSE LA VEUVE D’UN AS DE LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE
Ce matin, dans la plus stricte intimité, a été célébré le mariage de Howard Monroe Powers, le banquier bien connu, avec Mme Candice Waterbury, veuve du capitaine Dana Waterbury, de Philadelphie.
Le reste de l’entrefilet était dépourvu d’intérêt. La coupure datait du 17 janvier 1946. Je demandai au bibliothécaire le dossier de Howard Monroe Powers, et il me sortit une énorme enveloppe dont le volume seul me renseigna sur l’importance de Powers. Parmi les articles qu’elle contenait figurait un double de celui que je venais de lire. Les autres m’apprirent que Powers était président de la Lake Michigan National Bank and Trust Company, principal actionnaire de la Midwestern and Pacific Railroad Company, et directeur honoraire ou membre du conseil d’administration de je ne sais combien de compagnies d’assurances, d’universités, d’hôpitaux, etc.
J’en avais mal au ventre. Avec une concurrence pareille, je pouvais toujours m’aligner ! J’étais prêt à tout laisser choir lorsque je découvris autre chose : en janvier 1946, quand il avait épousé Krassy, Howard Monroe Powers avait soixante-cinq ans ! Il approchait donc maintenant des soixante-dix. Il était encore vivant, puisque aucune oraison funèbre ne figurait dans son dossier.
Mais il avait soixante-dix piges !
Et Krassy n’avait pas vingt-huit ans.
O.K. ! il y avait encore de l’espoir.
Le taxi emportait Krassy loin d’Oak Park et de l’affreux Royster, loin de Jackson, Johnston, Fuller et Greene et loin de Stacey H. Collins, loin d’un épisode à présent révolu de sa jeune existence. Bientôt, le chauffeur se rangea devant le célèbre institut de beauté, notoirement chic et notoirement cher, dont sa cliente lui avait indiqué l’adresse…
La blonde Karen Allison pénétra dans l’établissement. La brune Candice Austin en ressortit, encore tout égayée par les protestations véhémentes de Léon, le spécialiste français de la teinture, auquel elle avait confié la mission de transformer ses splendides cheveux d’or en un casque d’un noir corbeau.
Quatre heures plus tard, elle s’installait au Lake Towers Hôtel, dans l’appartement 1901. Il lui fallut plusieurs jours pour y disposer ses meubles d’Oak Park à sa complète satisfaction. Lorsque ce fut fait, elle se sentit enfin libérée… libérée pour longtemps du souci d’assurer son existence matérielle… libérée de Collins et du caractère provisoire et fragile de leurs relations.
Restait toutefois à régler un dernier détail.
Krassy alla voir un « spécialiste » qui, en plus de la médecine générale, pratiquait l’avortement sur les rares élues possédant les références et les comptes en banque adéquats. Le succès de cette double pratique pouvait être évalué d’après son train de vie, qui comprenait un appartement immense et onéreux, un garage garni de trois voitures, toutes somptueuses, et une épouse follement extravagante.
Lorsque Krassy ressortit de chez lui, elle se sentait parfaitement normale. Mais elle avait laissé derrière elle, dans la petite salle d’opération, le minuscule fœtus qui avait consommé sa rupture avec Collins… et quatre billets de cent dollars.
Octobre passa comme un rêve. Krassy faisait d’interminables promenades le long du lac, sous l’arche des grands arbres multicolores de l’automne, contemplait les jeux fous des vagues, et rentrait chez elle, bizarrement insatisfaite.
En novembre, elle offrit ses services au Foyer du Soldat. Trois soirs par semaine, elle y travaillait comme hôtesse bénévole, servant des sandwiches, des gâteaux et des tasses de thé à des garçons originaires de tous les Etats d’Amérique. Trois soirs par semaine, elle les voyait arriver et repartir, écoutant leurs conversations sans vraiment les entendre, dansant parfois même avec eux sans s’apercevoir de leur présence. Pour elle, le Foyer était un sédatif, une drogue, un passe-temps, dans une période d’attente. Tôt ou tard, quelque chose se produirait. Krassy en était sûre. Elle ignorait ce que serait ce quelque chose, mais elle n’était pas pressée. Elle avait tout le temps devant elle. Elle attendait.
Ce fut le 17 décembre 1943 qu’elle rencontra Dana Waterbury. Non pas au Foyer du Soldat, mais au club des officiers, où elle avait été invitée avec plusieurs autres hôtesses.
— Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-il au cours d’une danse.
— Candice Austin. Pourquoi ?
— Parce que je vais probablement vous épouser, répliqua-t-il.
Krassy ne put s’empêcher de sourire.
— J’ai déjà entendu cela plusieurs fois, capitaine. Au Foyer.
— C’est possible, approuva-t-il, mais moi, je le pense.
— Alors, dites-moi quel est votre nom. Je n’épouse jamais les hommes auxquels je n’ai pas été présentée.
— Vous n’êtes pas déjà mariée, au moins ? s’inquiétat-il.
— Non. Comment vous appelez-vous ?
— Waterbury… Dana. Je viens de Philadelphie.
Il l’emmena dans un coin de la cantine et lui expliqua qu’il avait été rappelé d’Europe pour vendre des Bons d’Armement.
— Que faisiez-vous avant la guerre ? s’informa Krassy.
— Pas grand-chose… J’habitais à Philadelphie, et j’ai fait mes études à Princeton. Tous les étés, ma famille transportait ses quartiers à Cape Cod. Etes-vous jamais allée au Cape en été ?
— Oui, plusieurs fois, dit Krassy.
— Et ça vous a plu ?
— À chaque fois davantage.
— Vous aimez la navigation à voile ?
— Beaucoup.
— Où avez-vous appris à naviguer ? Ici, sur le lac ?
— Etes-vous jamais allé à Berkeley ? s’enquit prudemment Krassy.
— Non. Je suis allé plusieurs fois à San Francisco, mais je n’ai jamais traversé la baie. Pourquoi ?
— Parce que c’est là que je suis née, expliqua-t-elle. Mon père m’emmenait souvent avec lui, sur son petit yacht… Votre père à vous est-il encore vivant ?
— Tout ce qu’il y a de plus vivant ! s’exclama Waterbury. En ce moment, il est à Washington. Il dirige une compagnie d’affrètement.
— Vous lui succéderez, après la guerre ?
— Probablement. C’est un truc que la famille Waterbury se repasse de père en fils.
Krassy sourit.
— Et votre mère ?
— Oui, elle aussi est toujours vivante, grâce à Dieu. Et j’ai une sœur qui a deux ans de moins que moi. Mais à mon tour de poser les questions. J’en ai tout un tas en réserve… Et tout d’abord, pourquoi êtes-vous si belle, et comment se fait-il que vous n’ayez jamais été mariée ? Tous les hommes de Chicago sont-ils aveugles ?
— Non, dit Krassy, ils ne sont pas aveugles… En fait, je ne suis à Chicago que depuis quelques mois. Mes parents sont morts… accidentellement, alors que j’étais encore très jeune. Depuis, j’ai passé le plus clair de mon temps à étudier et à voyager.
— Pas d’autres parents ?
— Non… Quelques parents éloignés, mais aucun parent proche.
— Ça n’a pas dû être drôle tous les jours, commenta Waterbury.
— Je n’ai pas à me plaindre, dit bravement Krassy. Mes parents m’ont laissé assez d’argent… pour que je n’aie pas à travailler, mais j’avoue que, parfois, je me sens bien seule.
Elle consulta sa montre-bracelet.
— Il se fait tard… Il va falloir que je rentre.
— Je vais vous reconduire, proposa Waterbury. Nous avons une bagnole, pour vendre nos bons…
— Avec plaisir, dit Krassy.
Elle l’invita à monter chez elle, lui prépara un martini et l’installa dans le fauteuil favori de Collins. Ils mangèrent des œufs brouillés sur la table du salon. Puis Waterbury se renversa en arrière, alluma une cigarette et fourra ses deux mains dans ses poches.
— On est bien, ici, constata-t-il. J’aimerais ne pas avoir à en partir.
Son visage était inexpressif, et ses yeux contemplaient le plafond.
— Je n’ai pas envie de vous voir partir non plus, répondit Krassy. Mais il le faut…
— J’aimerais passer avec vous tout le temps qu’il me reste… avant de repartir pour le casse-pipe, plaida calmement Waterbury.
Krassy secoua la tête. Le jeune homme se leva, alla s’asseoir auprès d’elle, sur le canapé, la prit dans ses bras et l’embrassa. Krassy répondit à son baiser avec une passion parfaitement simulée.
— Ne m’oblige pas à partir. Pas ce soir, supplia-t-il.
Krassy se dégagea doucement, lui prit la tête entre ses mains et le regarda droit dans les yeux.
— Tu as envie de faire l’amour avec moi, n’est-ce pas ? dit-elle.
— Oui, répliqua Waterbury sans baisser les yeux.
— Non, dit Krassy.
Elle s’éloigna d’un pas ou deux et murmura :
— Je veux attendre d’être tout à fait sûre…
— Je le suis, moi, protesta-t-il. Toi, non ?
— Pas encore… Et j’attendrai de l’être, répéta-t-elle fermement.
Aucun argument ne put la convaincre. Cette nuit-là, Waterbury retourna à son club.
Une semaine plus tard, le 24 décembre, Krassy épousait Dana Waterbury, et tous deux s’envolaient à destination de Philadelphie, pour passer les fêtes de Noël avec la famille Waterbury.
La maison des parents de Dana était séparée de la rue par de grands arbres à présent dénudés et chargés de neige. Entraînant Krassy dans son sillage, Dana parcourut le sentier dallé, laissa choir ses bagages entre les colonnes blanches du porche et manœuvra vigoureusement le marteau de bronze. La porte fut ouverte par une bonne d’un certain âge, vêtue d’un uniforme noir et d’un tablier blanc.
— Joyeux Noël, Ruby ! Cria Dana.
— Mon Dieu !… Joyeux Noël, Dana ! Je veux dire, monsieur Waterbury, répliqua-t-elle, enchantée.
Puis elle aperçut Krassy et s’effaça en souriant pour les laisser entrer.
Dana prit Krassy par la taille.
— Chérie, dit-il, nous y voilà. Je te présente Ruby… Ruby, je te présente ma femme, Mme Waterbury.
— Joyeux Noël, Madame Waterbury, balbutia Ruby, stupéfaite. Et félicitations… Je veux dire… c’est vous que je félicite, monsieur Dana.
Dana éclata de rire.
— Où est passée la famille ? Holà, tous, j’ai quelque chose à vous montrer !
Il se retourna juste à temps pour recevoir dans ses bras une grande jeune fille, qui arrivait en trombe à travers le hall d’entrée.
— Dana ! C’est Dana ! hurlait-elle.
— Eh, doucement, protesta Dana entre deux éclats de rire. Arrête un peu, que je te présente ma femme.
— Ta femme ! explosa sa sœur.
Elle contempla Krassy un court instant, la bouche à demi ouverte.
— Dana ! Bougre de veinard ! Où as-tu déniché une telle beauté ?
Elle prit cordialement la main de Krassy et continua :
— Dana est tellement idiot, par moments, que j’ai toujours eu peur qu’il épouse une sorcière ou quelque chose dans ce goût-là.
Elle jeta à son frère un regard plein d’affection.
— Je m’appelle Christine… Chris pour les intimes… Bienvenue, félicitations et joyeux Noël !
Krassy lui rendit son sourire.
— Merci, dit-elle, mais je crois que c’est moi qui ai de la veine.
Dana les prit toutes les deux par la taille et les serra contre lui.
— Si tout le monde me prend pour un type extraordinaire, c’est au poil, déclara-t-il.
M. et Mme Waterbury, les parents de Dana, descendaient le large escalier de marbre.
— Ils sont mariés, leur lança Chris. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
— Dana ! s’exclama Mme Waterbury.
— Eh bien, eh bien !… murmura M. Waterbury.
Ils les rejoignirent dans le hall, et M. Waterbury enchaîna :
— Félicitations, fiston… Puis-je embrasser la mariée ?
Les Waterbury avaient pour unique invité un homme de haute taille, aux cheveux blancs, au visage las et profondément ridé, du nom de Howard Monroe Powers. C’était un vieil ami en même temps que l’associé de Charles Waterbury.
Assise avec tous les autres dans la vaste salle à manger, Krassy dégustait lentement un morceau de dinde aux marrons. La table, devant elle, était une apothéose de linge immaculé, de cristaux et d’argenterie.
« Où est Maria ? pensa-t-elle soudain. Mon Dieu, quelle mouche me pique ? »
Sa main tremblait. Elle la posa un instant sur son genou, jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé son calme.
« Non, se dit-elle, il ne faut plus que je pense à Maria… ni à personne d’autre… jamais ! »
Elle reprit sa fourchette et se remit à manger.
« Joyeux Noël ! madame Dana Waterbury… de la part de Krassy », songea-t-elle.
— De combien de temps disposes-tu, mon grand ? demandait la mère de Dana.
— Je n’ai pu obtenir qu’une permission de quarante-huit heures.
— Tu retournes à Chicago ? dit son père.
— Oui.
— Et ensuite ? questionna anxieusement Mme Waterbury.
— Je n’en sais rien. Quand j’aurai vendu assez de bons, je suppose qu’ils me renverront là-bas.
— Où habiterez-vous, Candice ? s’inquiéta Christine.
— À Chicago… pendant quelque temps, du moins, répondit Krassy. J’ai un petit appartement très confortable, et j’y ai quelques relations… à présent.
— Venez donc habiter avec nous, proposa M. Waterbury.
— Un peu plus tard, peut-être… J’en serai ravie, éluda Krassy.
— Ne vous inquiétez pas, Charles, intervint Powers. Tant qu’elle sera à Chicago, je l’aurai à l’œil. En fait…
Il se tourna vers Krassy.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit pendant l’absence de Dana, venez donc me voir.
Krassy baissa les yeux.
— Je n’y manquerai pas, promit-elle.
— Oncle Howard pense ce qu’il dit, expliqua Chris. Il a tant d’argent que c’en est indécent.
Powers éclata de rire.
— Tu n’as pas toujours dit ça ! Je me souviens du jour où ton père ne voulait pas te donner un poney…
— Ah, oui ! s’esclaffa Chris. Mais vous, vous me l’aviez acheté. Et papa était en boule !
— Tu étais encore trop petite pour avoir un poney, voilà tout ! s’insurgea M. Waterbury.
— La morale de cette histoire n’est autre que celle-ci, conclut Dana à l’adresse de sa jeune épouse : si jamais tu as besoin d’un poney, va voir oncle Howard.
— Elle n’en fera rien ! trancha Mme Waterbury. Ton père a assez d’argent pour acheter des poneys à tout le monde.
Krassy prit part au fou rire général.
Le lendemain, Dana et Krassy repartirent pour Chicago et s’installèrent au Lake Towers. De temps à autre, Dana s’absentait pendant deux ou trois jours pour assister à des manifestations de propagande à Détroit, Cleveland, Indianapolis, Saint Louis, Kansas City, Minneapolis et Milwaukee. Lorsqu’il rentrait à Chicago, il était complètement épuisé.
— Tout ça n’est qu’une question d’argent et de matériel, dit-il un soir à Krassy. Il y a des moments où je me dégoûte de me prêter à leurs exhibitions… Regardez, singea-t-il brusquement, voici le capitaine Waterbury, qui a descendu vingt appareils nazis, et qui est ici aujourd’hui pour vous demander d’acheter des bons d’Armement… toujours plus de bons d’Armement… rien que des bons d’Armement !… La vérité, c’est que le capitaine Waterbury se fout éperdument que les quidams achètent ou non leurs satanés bons. La seule chose qui le tracasse, le capitaine Waterbury, c’est de savoir quand les grosses têtes vont le renvoyer en Europe… pour s’y faire casser la gueule !
Janvier passa. Puis février. En mars, Dana reçut son ordre de route.
— Finie, la rigolade, dit-il amèrement.
La veille de son départ, il emmena Krassy dans un grand restaurant, où il commanda un repas plantureux et un magnum de Champagne.
— Nous ne partirons pas d’ici avant d’avoir liquidé cette bouteille… et sa plus proche parente, dit-il à Krassy. Quand je sortirai de cette boîte, je serai complètement saoul et parfaitement heureux. Et toi aussi, mon amour.
Ils mangèrent peu et ne parlèrent pas davantage. Waterbury buvait sec, et Krassy avait le cafard. Il lui manquerait… Non qu’elle fût amoureuse de lui, mais le départ de Dana la rendait à sa solitude. En l’épousant, il l’avait placée sous la protection de son nom et dotée d’une solide respectabilité. Elle n’essayait même pas de réfléchir à ce que serait leur vie, après la guerre, quand il reviendrait. Elle s’était sentie en sécurité près de lui. Son assurance, sa bonne humeur l’avaient amusée ; son amour pour elle avait été sincère ; il lui avait apporté la satisfaction de la stabilité.
Lorsqu’ils ressortirent du restaurant, Dana était ivre mais nullement heureux. Ils rentrèrent au Lake Towers. Le jeune homme se dévêtit, prit une douche et se glissa dans le lit où Krassy vint bientôt le rejoindre. Vivement, il éteignit la lumière et l’attira contre lui… Plus tard dans la nuit, Krassy se surprit à évoquer toutes les autres nuits où il l’avait tenue dans ses bras et possédée avec la même fougue. Elles n’avaient pas été désagréables, et dans la comédie de l’ardeur qu’elle lui avait jouée elle avait à chaque fois puisé une certaine satisfaction physique qui avait suppléé en partie au manque de profondeur de ses propres émotions…
Dana reposait près d’elle, la tête posée sur le bras étendu de sa femme, la joue contre son sein nu.
— Il y a tant de choses dont nous n’avons pas parlé, dit-il brusquement. Je pourrais passer la nuit à te répéter combien je t’aime, mais il faut que je te parle de choses plus prosaïques… telles que l’argent. Hier, je suis allé voir oncle Howard et son avocat. J’ai tout arrangé pour que tu reçoives chaque mois trois cents dollars sur ma solde…
— Ce n’était pas nécessaire, l’interrompit Krassy. J’ai assez d’argent pour vivre…
Mais il continua à l’entretenir de ces questions pécuniaires, et, tout en l’écoutant attentivement, Krassy lui caressa doucement les tempes jusqu’à ce qu’il s’endormît.
Le lendemain matin, il partit. En avril, Krassy reçut un premier chèque de trois cents dollars. En mai, elle reçut un second chèque, puis, vers la fin du même mois, la nouvelle que le capitaine Dana Waterbury avait été tué en service commandé, au-dessus de l’Allemagne. En peu de temps, Krassy vit porter au crédit de son compte en banque dix mille dollars du gouvernement, vingt mille dollars légués à Dana par sa grand-mère et transférés par lui au nom de sa femme, et sept mille cinq cents dollars représentant le capital d’une police d’assurance sur a vie souscrite par le défunt. L’avocat de Howard Monroe Powers régla toutes ces questions en un temps record, avec le minimum de soucis et de dérangements pour Krassy.
Au cours des mois qui suivirent, Krassy rendit à Powers des visites de plus en plus fréquentes. Elle aimait le respect cérémonieux qui l’entourait lorsqu’elle se présentait à la Lake Michigan National Bank and Trust Company, et qu’un huissier l’introduisait dans l’immense bureau de Powers. Elle aimait l’empressement avec lequel Powers quittait son siège, contournait sa gigantesque table de travail, garnie d’objets en cuir et de corbeilles à courrier en plexiglass, et s’emparait des deux mains de la visiteuse.
— Candice, ma chère, s’écria-t-il un après-midi, vous avez dû deviner que j’étais en train de penser à vous !
— Vous étiez en train de penser à moi ?
— Mais oui. Il y a des mois et des mois que vous ne sortez plus. Ce n’est pas bon pour vous. Vous êtes encore très jeune et vous n’avez pas le droit de vous terrer ainsi !
Krassy ne répondit pas, mais se détourna et porta vivement à ses yeux un petit mouchoir de dentelle.
— Oh, bien sûr, je ne parle pas d’aller… disons, boire et batifoler dans les boîtes de nuit, se hâta-t-il d’ajouter. Mais qui pourrait trouver à redire si vous alliez à l’Opéra ?
Krassy lui jeta un regard interrogateur.
— Mais oui, ce serait parfaitement convenable, enchaîna-t-il. J’ai ma loge réservée, vous savez, et, ce soir, on y donne La Bohème. Je pourrais vous y conduire.
Il émit un petit rire forcé.
— Après tout, je suis assez vieux pour être votre père.
« Et mon grand-père, aussi », songea la jeune femme.
Mais elle répliqua :
— Vous êtes sûr que ce ne serait pas manquer de respect à la mémoire de Dana ?
— Absolument pas, la rassura-t-il. Et je vous emmènerai ensuite dîner à mon club.
Powers prit ainsi l’habitude d’emmener Krassy chaque semaine au concert, au théâtre, à l’Opéra, et l’attitude paternelle qu’il avait toujours observée envers la jeune femme se modifia graduellement. Krassy ne faisait rien pour prévenir cette transformation ; au contraire. Elle ne négligeait aucune occasion, si minime fût-elle, de lui demander conseil sur le choix de ses chapeaux, de ses vêtements, et le complimentait en retour sur son apparence, sur la couleur et la coupe de ses complets, sur la sûreté de ses goûts en matière de musique et de pièces de théâtre.
Elle lui remit également une partie de son argent, et les menus placements qu’il fit pour elle se soldèrent invariablement par de substantiels profits qui fournirent à Krassy l’occasion de lui offrir un briquet en or massif et de lui exprimer son admiration pour ses talents d’homme d’affaires.
— Vous êtes l’homme le plus intelligent que j’aie jamais connu, dit-elle en l’embrassant impulsivement sur les deux joues.
Powers affecta de lui rendre ses baisers avec le même détachement enjoué, mais Krassy décela aisément l’émotion qu’il s’efforçait de cacher.
— Vous êtes la plus charmante jeune femme que j’aie jamais connue, répliqua-t-il galamment. Et c’est moi qui suis désormais votre obligé.
L’année 1944 s’écoula sans incident notable, et, lorsque vint l’été de 1945, Powers était complètement fou de Krassy. Dès qu’il put échapper à ses affaires, il fit réarmer son yacht, la Lorelei, magnifique voilier de cinquante-six pieds, avec diesel auxiliaire, qui était demeuré à quai pendant toute la durée des hostilités, et organisa pour Krassy une croisière d’un mois sur les Grands Lacs. Parfois, il demandait au capitaine de laisser Krassy tenir le gouvernail, et c’était toujours avec un ravissement infini qu’elle sentait l’aristocratique Lorelei vibrer sous ses mains et obéir à ses moindres caprices comme une chose vivante.
Mais, la nuit, elle s’agitait interminablement sur la couchette de sa cabine, énumérant sans se lasser tout ce qui appartenait à Powers, et qui, du jour au lendemain, pouvait lui appartenir. Epouser Howard Monroe Powers, c’était acquérir pour jamais la sécurité financière qu’elle avait toujours cherchée ; c’était élever une barrière d’or entre elle et les taudis des abattoirs, entre elle et les robes de rayonne soldées à vil prix, entre elle et la hideuse lingerie achetée en plein vent, aux étalages cernés par les ménagères des magasins à bon marché.
Parfois, quelque craquement l’arrachait au sommeil, et, pendant une horrible seconde, elle croyait réentendre le gémissement régulier du sommier, dans la maison de son père, et guettait le tap-tap caractéristique des pieds nus de Maria sur le plancher vermoulu.
Elle savait qu’elle pourrait épouser Powers dès qu’elle le désirerait, mais elle tergiversait encore. Il n’y avait pas eu d’autre homme dans sa vie, depuis la mort de Waterbury, dont le nom lui avait conféré une respectabilité admise sans la moindre hésitation par Powers et ses amis. Cette respectabilité immaculée était l’atout le plus puissant dont elle disposait pour accéder aux millions de Powers, et Krassy était trop avisée pour risquer de l’entacher. Mais se résignerait-elle jamais à épouser Powers ?
« Je pourrais devenir sa maîtresse, songeait-elle, mais il est si conventionnel et si respectable que sa conscience ne tarderait pas à le tourmenter, et tout serait par terre… »
Quant à utiliser avec lui le même chantage qu’avec Collins, il n’y fallait même pas songer. Collins avait été marié, et financièrement à la merci de sa femme. Powers était libre, veuf depuis vingt ans, et s’il engendrait un enfant à son âge, il était plus que probable qu’il exigerait de rester en contact avec lui. Peut-être même voudrait-il l’adopter ?
Non, la seule solution était d’épouser Powers, malgré l’insurmontable répugnance qu’inspirait à Krassy la perspective de devoir coucher avec lui.
« Bah ! il a bientôt soixante-dix ans, se disait-elle. Il n’en a sans doute plus pour longtemps à vivre. Et un homme de cet âge ne doit pas être tellement difficile à manier. Il ne doit pas avoir envie de faire l’amour bien souvent. »
Jour après jour, elle le regardait se promener sur le pont, le torse nu, et mesurait la fragilité de ses bras, l’étroitesse de sa poitrine creuse. Certes il se tenait très droit et portait son âge avec distinction, mais il était vieux, réellement vieux…
« Je pourrai le supporter pendant quelques années, se disait-elle. Et ensuite ?… Ensuite, Mme Howard Monroe Powers aura plus d’argent qu’elle n’en pourra jamais dépenser… Je serai riche, à l’abri de tout, jusqu’à la fin de mes jours. »
La veille du jour prévu pour leur retour à Chicago, Powers et Krassy dînèrent en tête à tête, dans la petite mais luxueuse salle à manger de la Lorelei.
— J’ai passé un mois merveilleux, Howard, attaqua brusquement Krassy lorsque le steward eut desservi la table et se fut retiré. Un véritable mois de rêve… et franchement. …
Elle baissa les yeux.
— … Il me sera pénible de ne plus vous voir.
— Mais vous me verrez ! protesta Powers, alarmé.
— Oh… certainement… mais pas chaque jour… pas comme maintenant. Etes-vous choqué de m’entendre parler ainsi, Howard ?
— Pas le moins du monde. J’en suis très fier.
— Vous m’avez tant apporté, continua-t-elle à mi-voix. Sans vous, que serais-je devenue ? Vous m’avez arrachée à ma solitude. Vous m’avez réappris à vivre. Je vous dois tous mes meilleurs souvenirs…
— J’ai toujours espéré vous entendre parler ainsi, Candice, murmura Powers.
— Eh bien, mais… c’est la vérité ! Lorsque je suis éloignée de vous, j’attends avec impatience le moment de vous retrouver. Vous m’avez rendue si heureuse…
— Peut-être auriez-vous préféré, malgré tout, la compagnie de…
Il but une gorgée de brandy.
— … d’hommes plus jeunes que moi ?
— D’hommes plus jeunes que vous ? S’esclaffa Krassy. Ne me parlez pas des hommes jeunes. Ils sont égoïstes et cruels et infatués d’eux-mêmes, Howard. Ils ne sont pas comme vous, aimables, bons et sympathiques.
— Mais ne suis-je pas vraiment… un peu vieux ? insista Powers, rayonnant.
— Je ne vous ai jamais considéré comme un vieillard ! S’emporta Krassy. Vous êtes l’homme le plus intéressant que j’aie jamais rencontré. Vous êtes séduisant malgré votre âge, ou à cause de lui… Parfaitement, Howard, j’ai bien souvent vu d’autres femmes vous regarder…
Machinalement, Powers se tourna vers le miroir.
— Et vous êtes si… mon Dieu, si distingué !
Il y eut un long silence.
— Pardonnez-moi de m’être un peu laissée aller, reprit Krassy au bout d’un moment, mais…
Sa voix sombra dans le vague. Le silence retomba.
— Candice, dit enfin Powers, sans relever la tête, vous m’avez rendu très heureux, vous aussi… Mais, à cause de Dana… et de son père… je ne sais que répondre.
— Oubliez Dana ! L’encouragea Krassy. Oubliez les Waterbury ! Dana est mort… sans que je l’aie vraiment connu. Et je l’ai déjà presque oublié, Howard… grâce à vous !
Powers respira profondément.
— Alors… j’aimerais… continuer à vous le faire oublier… commença-t-il maladroitement.
— Oh, Howard, s’écria Krassy. Est-ce vraiment une demande en mariage ?
Il la regarda, un peu surpris, puis répliqua fermement :
— Oui, Candice, voulez-vous être ma femme ?
Krassy quitta sa chaise et jeta ses deux bras autour du cou de Powers.
— Howard ! Mon cher, cher Howard, chuchota-t-elle en se blottissant contre lui.
Il l’embrassa sur la bouche.
— Quand nous marierons-nous ? Questionna-t-il.
— Oh ! pas tout de suite, dit vivement Krassy. Fiançons-nous d’abord. Ce sera si merveilleux pour moi d’être votre fiancée, avant d’être enfin votre femme.
Le lendemain matin, dès leur retour de Chicago, Powers offrit à Krassy une bague ornée d’un diamant de huit carats. Ils tinrent secrètes leurs fiançailles, mais Powers jugea nécessaire d’en faire part aux Waterbury. Krassy tenta de l’en dissuader puis, devant son insistance, accepta d’écrire à Chris, avec laquelle, depuis la mort de Dana, elle avait échangé quelques lettres de plus en plus brèves. Powers lui-même écrivit à Charles Waterbury une longue lettre facétieuse à laquelle le père de Dana répondit par quatre lignes de froides félicitations. Krassy ne reçut aucune réponse de Chris, et ni elle ni Powers ne parlèrent jamais plus des Waterbury.
Finalement, après avoir ajourné par deux fois la date de leur mariage, Krassy épousa Howard Monroe Powers le 17 janvier 1946, en la seule présence de deux témoins professionnels. Immédiatement après la cérémonie, et avant que les journaux aient pu réaliser l’importance de l’événement, le couple partit en voyage de noces.
Leur lune de miel à Mexico ne se passa pas sans incidents. Avec une verdeur vigoureuse à laquelle Krassy était loin de s’attendre, Powers usa et abusa de son droit d’époux. Ses exigences étaient fréquentes et nullement séniles et, dès la première nuit, Krassy dut lutter désespérément pour lui cacher sa répulsion. Chaque soir, auprès de Powers endormi, elle tentait de maîtriser le tremblement nerveux de son corps et, fermant les yeux, imaginait un rideau de velours noir et s’obligeait à le contempler, en se répétant inlassablement :
« Le rideau est noir, et je vais m’endormir… Le rideau est noir, et je vais dormir… »
Mais il lui fallait bien souvent attendre jusqu’à l’aube pour s’endormir réellement.
En 1949, elle avait depuis longtemps renoncé à contempler le rideau noir.
Mais il n’existait plus un seul somnifère dont elle ne connût le nom et l’exacte efficacité.