Rien ne se passa. La machine était en panne.
- Elle est en panne ! lança-t-il à voix haute en revenant vers son chef, laissant dans son sillage un cortège de visages éplorés et d'exclamations furieuses.
- Comment, en panne ? Elle est toujours en panne !
- Putain, c'est pas vrai, quand est-ce qu'on en achètera une neuve ?!
- Au lieu de nous faire chier avec la réunion sur la sécurité, feraient mieux d'appeler un vrai réparateur !
-Un jour va y avoir une grève à cause de cette machine, je vous le dis !
- Oh toi, la grève, tu la fais toute l'année !
- Ben, toi tu fais pas la grève de la connerie en tout cas...
- Pourquoi on n'a pas un distributeur de hamburgers, comme dans les stations-service ?
La discussion se poursuivit jusqu'à 10 heures, heure de la pause.
Marcel avait chaussé ses lunettes de soleil de shérif américain et, debout près de l'arrêt de bus, il observait Mélanie à la dérobée. Il venait de la repérer parmi un groupe d'ados attablés à la terrasse du McDo. Elle riait 118
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avec les autres, mais par moments son visage se contractait comme si elle se rappelait quelque chose de douloureux et son regard se perdait dans le vide.
Il nota du coin de l'oil un gamin sans casque qui faillit s'écraser contre un pylône en le voyant, puis un type déjà so˚l ou pas encore desso˚lé qui vomissait contre un platane, mais ne bougea pas.
Est-ce que le jeune avec le bob Kangol qui se penchait sans arrêt sur Mélanie et lui chuchotait des trucs à l'oreille était Charles ?
Est-ce que Frank et Sylvie allaient se mettre à lui réclamer des fringues de marque qui co˚taient la peau du cul ?
Est-ce qu'il serait assez fort pour résister à leurs hurlements suppliants ?
Et Nadja ? Est-ce qu'elle allait vouloir déguiser Momo en petit Chevignon rouge ?
Il pensa soudain à Tony Diaz. Est-ce qu'il possédait un costume ? Avec quoi allait-on l'enterrer ? En jean et blouson ?
Il cligna des yeux pour chasser la pensée de Tony Diaz dans son cercueil et Papa Ouvre-Boîte en profita pour se glisser derrière un arbre.
Il avait décidé de suivre le flic qui fouinait partout.
Après s'être changé en rentrant du boulot, il s'était planqué en face de chez Marcel et lui avait emboîté le pas quand il était sorti prendre son service à 7 h 30.
Peut-être qu'il le mènerait à CELUI-L¿, s'était-il dit en b‚illant, car il n'avait presque pas dormi. Avant de partir, il était allé voir si FRANCINE
était toujours là, dans la baignoire. Eh oui, elle y était, raide et bleue dans l'eau rouge. Il avait appuyé sur la tête pour la faire 119
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couler, POUIC, elle était restée au fond, le ventre plein d'eau, à faire des bulles, m Hi.
Et voilà que le flic observait la FILLE de CELUI DU SNACK. Les flics l'avaient donc retrouvée. Lui avaient certainement posé plein de questions.
Est-ce qu'elle l'avait vu ? Vu parler avec CELUI DU SNACK à l'Espadon ?
Est-ce qu'elle avait dit : Óui, on allait souvent écouter de la musique à
l'Espadon et l'autre soir, vers 2 heures, il y a ce type qui est venu demander à Kamel s'il avait une clope... ª ?
Il n'avait pas pu s'en empêcher, il avait envie d'entendre le son de sa voix. Une belle voix grave. Incroyable comme elle était devenue AIGUÀ par la suite. Presque un MIRACLE.
Mais pas tout à fait, hélas.
Il se remémora l'homme dans les phares de la voi-turette, ´ Je peux vous aider ?ª et puis la seringue plantée dans le cou vigoureux, les protestations ´ Hé, déconne pas, j'ai pas d'fric, qu'est-ce que tu veux ?
ª, ´ Monte et conduis, tout doucement, comme ça, bien, gare-toi là près du quai, elle est toute petite, elle peut se faufiler entre les poteaux, oui, voilà, viens, on va faire une balade. ª ´ Hé, arrête tes conneries, j'ai rien fait à personne, moi ! Tu dois te tromper de mec ! ª, les délicieux moments o˘ il avait enserré ses poignets épais dans les MENOTTES du mari de Granny, o˘ il lui avait fourré le tissu dans la BOUCHE et avait mis le moteur, et Papa Ouvre-Boîte conduisait tranquillement, assis à la barre, en filant de grands coups de pied dans la tête et dans le bas-ventre de l'homme allongé au fond de la barque, du bout de ses bonnes chaussures ferrées. Tout frissonnant, il s'ébroua pour revenir à la réalité, et tapota son clou en grinçant des dents. Est-ce que la 120
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fille était VILAINE ? Est-ce qu'elle méritait la planche à clous ? Ou le fer à repasser ? Ou quoi ?
Mélanie se leva, c'était l'heure de son cours de maths et Charles commençait vraiment à la gaver avec toutes ses blagues dégueu. Elle s'immobilisa en enregistrant la présence du grand flic en uniforme au coin de la rue. Il ressemblait à celui qui était venu chez sa mère. Ses yeux se remplirent à nouveau de larmes à la pensée de ce qui était arrivé à Kamel.
Elle se détourna vivement pour que ses copains ne la voient pas et rencontra le brillant regard noisette posé sur elle. Le type fit un pas en arrière comme si elle l'avait mordu et Mélanie se demanda pourquoi. Elle pencha la tête pour mieux le voir, mais il s'éloignait déjà, fendant la foule. Un type quelconque, plutôt ringard. Bien, rien à foutre.
Elle grimpa sur son scooter et mit les gaz.
Elle ne savait pas qu'elle venait de croiser Papa Ouvre-Boîte.
Costello marchait en ronchonnant, s'essuyant le visage avec un mouchoir en batiste brodé à ses initiales par sa tante, trente-cinq ans plus tôt. ´ De la bonne qualité, ces mouchoirs ª, se dit-il en jetant un vague coup d'oil aux embarcations qui se balançaient au soleil. Grand Max b‚illa et pointa son long doigt vers le Bar de la Marine.
- Vous voulez pas un café ?
-Prends-moi un jus d'orange. Je reviens.
Il soupira. Il s'était déjà tapé tout le Mouré et le port Canto. Il avança précautionneusement le long du quai o˘ étaient amarrés barques et petits canots à moteur. Incroyable ce que les gens aimaient grimper dans ces précaires radeaux et se lancer sur les flots huileux. Il 121
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n'avait jamais raffolé de la natation. Sa dernière baignade devait bien remonter à vingt ans en arrière. Il marcha lentement, scrutant les ponts, pendant près d'une demi-heure, malgré ses cors qui le réclamaient à cri, tandis que Max se prélassait à la terrasse du café, en baratinant la serveuse.
Pas trace d'embarcation sanglante. Comme si le psychopathe allait laisser à
la vue de tous le bateau sur lequel il avait opéré, constellé
d'éclaboussures vermillon. Encore une brillante idée du sieur Jeanneaux, ça ! Opéré ! ´ Traité en bloc ª en cinq lettres ! Il ouvrit son carnet et le nota avec satisfaction avant de revenir vers Grand Max, sans prêter attention au type tout à fait quelconque, en chemise blanche assis à
l'avant d'un pointu bleu et blanc, dont le flanc portait l'inscription Ludo 2.
- qu'est-ce qu'on en a à foutre de ces connards de journalistes ?! fulmina Jean-Jean en reboutonnant sa braguette.
Il sortit des toilettes d'un pas martial sans se laver les mains, laissant Merrieux se savonner copieusement les siennes avant de s'apercevoir que le robinet était cassé et que l'essuie-mains était vide.
Il tenta une incursion dans les toilettes femmes, mais la douce haltérophile du service des mineurs lui désigna la porte d'un geste impérieux.
Il s'essuya dans les pans de sa co˚teuse veste, maudissant dans l'ordre Jeanneaux, la Côte et les femmes. La ´ réunion avec la presse ª se résumait en fait à trois personnes : le commissaire Martini, Jeanneaux et un journaliste du quotidien local, que Jeanneaux surnommait la Fouine, mais que le patron avait à la bonne.
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-Alors ? attaqua la Fouine, o˘ est-ce que vous en êtes ? Est-ce que les citoyens peuvent dormir tranquilles ?
- Les citoyens, c'est une race en voie de disparition, lui renvoya Jean-Jean, vu le taux d'abstention aux dernières élections.
-Jeanneaux ! Pas de politique dans ce bureau ! le coupa Martini en tirant sur ses poignets de chemise.
-Vous n'avez pas répondu à ma question, insista l'autre. Est-ce qu'on peut espérer une prochaine arrestation du tueur ?
- On est sur les dents jour et nuit, lui assura Jean-Jean, et on a bon espoir de le coincer bientôt, ce salopard !
-Pas d'injures envers les suspects dans ce bureau !
- Mais est-ce que vous avez des indices solides ? quelque chose qui permette d'identifier l'…tripeur ?
- Vous n'allez pas encore lui coller un surnom à la con ! s'emporta Jeanneaux. Merde ! C'est un dingue, ce mec, pas un héros de BD !
- Dommage, on pourrait espérer l'aide de Superman, parce qu'à vous parler franchement, on a l'impression que l'enquête piétine !
- Il y a des détails qu'on ne peut pas révéler au public sous peine de tout faire capoter, avança Jean-Jean avec une mine de conspirateur. Nous suivons une piste prometteuse...
- Il faut quand même bien que je dise quelque chose à mes lecteurs... qui payent les impôts avec lesquels on vous paie ! ajouta la Fouine, chafouine,
-Justement, dites-leur de nous laisser faire notre boulot tranquilles, riposta Jean-Jean, on n'est pas un club de foot à la con, c'est avec des cadavres qu'on dribble tous les jours, nous !
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- Pas de polémique déplacée dans ce bureau !
- Le public a droit à l'information ! glapit la Fouine, stylo levé.
-Le public a le droit de fermer sa gueule pendant qu' on risque notre peau pour qu'il puisse continuer à regarder la télé tranquille !
- Pas d'attaque contre les médias dans ce bureau !
-Je n'ai pas l'impression que vous risquez grand-chose dans vos bureaux !
¿ part peut-être une overdose de café ? ricana le chafouin.
-C'est toujours moins grave qu'une overdose du papier-chiottes sur lequel vous écrivez vos articles !
- Pas de dispute dans ce bureau ! Messieurs ! Jean-neaux, reprenez-vous, voyons !
- quelle drôle d'idée de choisir un homme de Nean-dertal comme chargé de communication, commissaire !
- Le Neandertal, il est capitaine de police, il a vingt ans d'ancienneté et il t'emmerde !
- De quoi ?! Attention à ce que vous dites !
Le commissaire s'interposa entre les deux hommes dressés face à face, cou en avant, poings serrés, dans la posture du chien-qui-va-mordre.
- Restons courtois et civilisés, messieurs !
- Grrrr...
~ Voyons ! La presse et la police se doivent de donner l'exemple.
Le chafouin enfouit son carnet et son stylo dans sa mallette.
- Vous lirez bientôt de mes nouvelles !
- Ouais, en me torchant le cul !
- Jeanneaux ! Vous êtes suspendu ! hurla Martini.
- Bien fait ! cria la Fouine en s'esquivant de son pas fouineux.
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DESCENTES D'ORGANES
Le silence retomba et Jean-Jean prit soudain conscience de l'énormité du désastre.
- 'scusez-moi, monsieur le commissaire, mais je me suis un peu emporté...
on est sur les nerfs, savez...
- Votre atttitude a été inqualifiable ! Je suis obligé de la signaler en haut lieu !
- Mes paroles ont dépassé ma pensée, il est sympa ce connard, au fond.
Martini ferma brièvement les yeux. Parfois, c'était très dur. Presque un sacerdoce.
Jean-Jean avait eu le temps de voir l'ébauche de nouvelle posée sur le sous-main du vieux débris. Il saisit sa chance en un éclair :
-«a ferait un bon film, ça, Le B˚cheron de la Mort !
Martini ouvrit instantanément les yeux.
- Vous trouvez ?
- C'est super accrocheur, on a tout de suite envie de savoir la suite !
- Eh bien en fait, je n'en suis qu'au début, une bien modeste tentative...
-¿ mon avis, vous allez faire un carton avec ça, patron ! Faut continuer !
-Je ne sais pas, je vais voir...
Le vieux On thé Rocks se la jouait coquette, se dit Jean-Jean en consultant discrètement sa montre.
- Bien, vous pouvez disposer.
Il salua et sortit sans se retourner. Ouf !
Martini s'empara de son texte et le relut avec un enthousiasme nouveau.
Oui, c'était vraiment prometteur ! Il décapuchonna son Mont-Blanc adoré et se lança sur les lourdes traces du b˚cheron sanglant 125
DESCENTES D'ORGANES
Papa Ouvre-Boîte était sur les traces de Mélanie. Il avait marché, marché, jusqu'au grand lycée en haut de l'avenue. Il avait cherché, cherché, dans la forêt de deux-roues. Et il avait trouvé, enfin trouvé, le scooter bleu marine. Avec la plaque d'identification au nom de sa propriétaire. Une adresse sur la Croisette. Elle ne se faisait pas suer, la jeune FILLE. Elle devait avoir du FRIC. Et elle aimait s˚rement DANSER. Toutes les jeunes filles aimaient DANSER. Oh oui, comme il allait la faire VALSER !
Mais en attendant, il fallait acheter une SCIE et rentrer s'occuper de Francine. Il ne fallait jamais faire attendre les dames, même les MORTES-DAMES.
Marcel s'immobilisa : et si le type était tout simplement un pêcheur professionnel ? Allant et venant toutes les nuits sur son pointu sans éveiller l'attention ? Cos-tello avait inspecté les bateaux dans les ports
- comme si ça pouvait donner un résultat. Mais est-ce qu'on avait tout simplement vérifié les alibis des pêcheurs ?
Il se trouvait justement sur le quai Saint-Pierre, près des casiers à
filets réservés aux professionnels. Il s'avança, mine de rien. Deux vieux ravaudaient un filet orange. Un type dans les cinquante ans fourrageait dans sa barque. Un autre vérifiait ses lignes. Est-ce que le tueur pouvait être l'un d'eux ?
- Oh, la police ! Tu peux te pousser un chouia ?! lança une grosse voix éraillée.
Il se retourna.
- Oh ! Marcel ! «a alors !
Un vieil homme au visage tanné et sillonné de rides lui faisait face, ses bras noueux chargés de cageots de légumes.
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DESCENTES D'ORGANES
- Tonton René ! O˘ tu vas comme ça ?
- Je dois livrer ça aux îles. Et toi, comment ça va ? Avant de faire le taxi de mer, Tonton René avait
conduit le bateau des îles pendant vingt ans. C'était là qu'ils avaient fait connaissance. Le gamin Marcel n'aimait rien tant que faire la traversée dans le poste de pilotage, se donnant l'illusion déjouer dans un grand film de guerre. René l'avait pris en affection. Le gamin était poli et dégourdi. Et il posait toujours les bonnes questions, celles auxquelles on a plaisir à répondre.
Il n'avait pas été peu fier la première fois que Marcel avait grimpé à bord en tenue ! Il l'avait présenté à tous les passagers. ´ Mon ami Marcel, de la police ! Je l'ai connu pas plus haut que ça ! J'étais s˚r qu'il finirait gangster ! ª
Marcel lui tapa sur l'épaule. Tonton René tombait pile poil !
-Je t'offre une bière, Tonton ? dit-il en désignant le kiosque à sandwichs.
- Ah, si tu me prends par les sentiments...
Un quart d'heure et deux bières plus tard, Tonton René prenait la mer avec ses cageots et Marcel son poste avec une nouvelle théorie : le tueur était en fait un des moines de l'abbaye qui faisait partie d'une secte d'adorateurs du diable. Il avait retrouvé l'entrée du souterrain secret, celui que la légende disait relier les îles à la ville, et s'en servait pour aller et venir dans la nuit comme une ombre malfaisante et commettre ses sinistres méfaits.
Marcel aimait bien l'idée d'un moine satanique étri-pant les victimes destinées à son culte maléfique au fond d'un souterrain humide éclairé par des torches, et rejetant ensuite à la mer les corps vidés de leurs entrailles
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DESCENTES D'ORGANES
qu'il avait déposées encore fumantes sur un autel recouvert de velours noir et surmonté du portrait d'un bouc en rut crucifié. Mais il sentait que Jeanneaux n'en serait pas friand.
¿ part ça, il semblait vraiment difficile de soupçonner un des pêcheurs.
Et donc l'enquête, comme lui, piétinait.
Papa Ouvre-Boîte repoussa une mèche ch‚tain en arrière d'une main gantée de sang. Les épaules, ça avait été facile, mais la cuisse... Il tira violemment sur le pied, déboîtant un peu plus la jambe, puis saisit la scie ruisselante, enfonça les dents aiguÎs dans le fouillis de chair profondément entaillée. Elle allait céder, cette JAMBE, et pas plus tard que TOUT DE SUITE !
Scraaach... fit la jambe, avant d'atterrir sur le plancher, talon en avant.
- Des bains en pleine nuit et maintenant il danse ou quoi ?! ronchonna la voisine d'en dessous, affalée devant un reportage sur les amours des mygales. Mais qu'est-ce qu'y fout ? Et toi, tu t'en fous !
- Mmmm, fit son mari qui se demandait si, au fond, les mygales n'étaient pas plus reposantes...
- Bien, Tinarelli, je passe vous prendre à 20 heures. -C'est un peu tôt pour aller en boîte... risqua
Laurent.
- Merci, mon p'tit Laurent, on s'en était pas aperçus, lui renvoya Jeanneaux, acerbe. Mais si ça vous dérange pas, on ira se manger un morceau avant. C'est la maison qui paye, ajouta-t-il à l'intention de Lola qui se fendit d'un sourire forcé : s'il croyait la suborner en lui offrant un steak-frites mal décongelé...
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I
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Laurent haussa les épaules, maussade. C'est ça, allez-y et amusez-vous bien, pendant qu'il resterait dehors, en soutien, dans sa propre voiture, le dos en compote et des crampes aux mollets, sans fumer puisque ça donnait le cancer, sans boire de café puisque ça donnait aussi le cancer, sans manger de sandwichs puisque c'était mauvais pour l'estomac, sans pouvoir lire puisqu'il était censé ne pas quitter l'Espadon des yeux, avec le seul réconfort de la radio et encore, pas trop fort!
Et le vieux Costello, évidemment, avait été dispensé de corvée.
Et dire que Catherine avait été jalouse quand il lui avait annoncé qu'il partait faire un stage sur la Côte ! Mais vivement qu'on en finisse et qu'il retrouve la grisaille, le métro, les bistrots, la cohue, le chaud réconfort d'un café derrière une vitre embuée, entouré de mecs en costard portant des serviettes en cuir.
Parce que, en plus, sous prétexte que le thermomètre affichait 28∞ depuis trois jours, il se retrouvait le seul type en pantalon et veston ! Tous les autres se baladaient en bermuda et chemisette. Pourquoi pas des longues, aussi ?
- Au fait, mon p'tit Laurent, essayez de vous habiller normalement, ce soir, pour pas vous faire remarquer...
Tapi dans un vieux sac de couchage déchiré, Jésus observait les gens qui défilaient dans la gare. Il aimait bien ce coin, près des consignes automatiques. Il y avait tout le temps du monde. Dans un éclair de lucidité, il s'était dit que sa longue chevelure rasta le rendait repérable pour la bande de merdeux qui devait le chercher. Il avait coupé
toutes ses mèches à l'aide de son Opinel
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DESCENTES D'ORGANES
de poche et il arborait maintenant une sorte de hérisson crasseux auréolant son visage émacié. Sa barbe emmêlée lui mangeait les joues et il portait des lunettes noires à peine cassées que lui avait offertes son pote Dodi, l'Indien qui logeait à la gare routière, sous le panneau Cannes-Grasse.
Il t‚ta son djembé, coincé entre ses maigres mollets, sniffa un peu d'éther au creux de sa manche, renifla, se gratta le torse. Il avait envie de bouger. Marre de se cacher. Pourquoi il se cachait, déjà ? Il se souvenait vaguement d'une baston méchante. Ou est-ce qu'il avait rêvé ? Il vérifia que l'Ami Bobo était bien dans sa musette rapiécée, une antiquité baba cool piquée à une copine disparue à l'hosto, quand et qui, il ne savait plus, à
part qu'elle avait perdu toutes ses dents. L'Ami Bobo, ça c'était du solide, du concret, du tangible, du vrai, quoi. Parce que le Vrai avait tendance à foutre le camp, ces derniers temps, à se transformer en Peut-
être, en Possible, en Rêve.
Il s'extirpa du sac, le roula, le tassa dans son sac à dos constellé de taches, y enfourna son instrument et se dirigea d'un pas vacillant vers la rue pleine de gens, de sons, de klaxons.
- Tu vas à l'Espadon ce soir ?
Joanna, cheveux platine hérissés, juchée sur sa Vespa, attendait la réponse de Mélanie en jouant avec son pier-cing labial.
- Bof... je sais pas.
-T'as tort, ça va être super, y a Damien qui joue, argumenta-t-elle en tripotant son anneau de nez.
- Tu sais, moi, Damien...
- Arrête ! Il est trop beau, ce mec !
DESCENTES D'ORGANES
Joanna pointa une langue rosé percée, elle, d'une perle blanche et effleura ses oreilles truffées de faux diamants.
- Bon, tu fais comme tu veux. Moi, j'y vais ! Elle mit les gaz et démarra en criant :
- T'as qu'à venir avec ton gros bourge, ça le décoincera peut-être !
Charles à l'Espadon ? Il ne comprenait rien à la musique, il ‚nonnait du rap de banlieue du soir au matin en croyant être dans le coup. Non, si elle y allait, elle irait toute seule. Une sorte de pèlerinage.
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Marcel et Nadja marchaient lentement dans la douceur du soir. Les gosses couraient devant, en se donnant des bourrades.
- Doucement ! Vous allez vous faire mal ! leur lança Nadja sans conviction.
Ils étaient allés voir une superproduction hollywoodienne, l'histoire d'une pieuvre extra-géante dont le rejeton extra-mignon était volé et embarqué
sur un paquebot de croisière par un savant extra-con. Du coup, la pieuvre extra-pas contente coursait ledit paquebot, bien décidée à l'envoyer par le fond afin de récupérer son bébé d'amour. Le héros et la hérote, un brun musclé-mais-drôle et une blonde permanentée-mais-intelli-gente, essayaient de faire entendre raison au monstre céphalopode avant de le dégommer in extremis (le paquebot ayant été coulé et la moitié des passagers grignotés) au bon vieux bazooka.
Les gosses avaient adoré. Nadja s'était endormie pendant que le bébé
pieuvre (une tonne de gélatine de synthèse) gazouillait en jouant Au clair de la lune sur un PC avec ses tentacules, et Marcel avait d˚ la réveiller pour qu'elle ne rate pas le naufrage (quarante-cinq minutes d'action vraiment humide).
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DESCENTES D'ORGANES
En sortant, mis de bonne humeur par ce joyeux règlement de comptes à OK
Corail, ils avaient décidé de s'offrir une glace. La soirée était douce, les jours s'allongeaient, les terrasses étaient bondées.
- C'est quoi, le Divan ? demanda Nadja. L'enseigne clignotait et de la musique, du piano
jazzy, s'échappait par la porte entrouverte.
- Une boîte d'entraîneuses. On boit un coup et plus si affinités, répondit Marcel en jetant un coup d'oil à l'intérieur.
Murs tendus de grenat, fauteuils profonds en cuir, lumières tamisées. Une matrone en minijupe en cuir devisait au comptoir avec un client boudiné
dans son costume. Un type barbu en smoking jouait du piano. Il avait quelque chose de vaguement familier, mais quoi ?
- Excusez-moi, je reviens.
Lola Tinarelli s'éclipsa, direction les toilettes de la pizzeria o˘ Jean-Jean l'avait invitée.
Elle n'en pouvait plus. Non seulement il l'avait gavée toute la soirée, mais il avait fini en lui sortant tout son répertoire d'histoires drôles sur les blondes.
Il considéra l'addition d'un oil scrutateur, la vérifia trois fois avant de sortir son chéquier. 58 francs pour une pizza, o˘ allait le monde ? Il vida le reste de la carafe de vin rouge dans son verre et l'avala presto avant que Lola revienne.
Une coriace, la Lola. Inébranlable, comme dirait l'autre. Et pourtant il avait multiplié les angles d'attaque, de l'oil velouté prometteur à la discussion scientifique en passant par le compliment éhonté, tout ça pour rien. Elle gardait un profil de banquise non concernée par le réchauffement de la Terre. Enfin, fallait espé-134
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rer que ça se passe mieux à l'Espadon, après une coupe ou deux.., Il se préparait à lui sortir quelques mignardises avant de prendre la route, mais elle avait déjà ramassé son sac à main et s'agitait vers la sortie.
Laurent coupa le moteur. Il avait dîné seul de son côté. ´ Vous comprenez, mon p'tit Laurent, vaut mieux qu'on ne nous voie pas tous les trois ensemble. ª II avait dégotté un petit bistrot o˘ l'on servait des trucs normaux comme du jarret de porc, et pas de tomates, il était allergique à
la tomate et on aurait dit que le bled tout entier se shootait à la tomate.
Il chercha France-Musique et se plongea dans l'écoute de la première des treize heures de Victoire en mer, une symphonie de Richard Rodgers, les yeux fixés sur l'entrée de l'Espadon.
¿ quoi ça rimait, cette planque ? C'était bien une idée à la schtroumpf du schtroumpf en chef. Il repensa à sa dernière conversation électronique avec quantico. Il avait reçu un profil type qu'il n'avait pas encore pu montrer à Jeanneaux. Áu vu des paramètres indiqués, votre suspect mesure environ 1,83 m, pèse 72,500 kg et chausse du 42. Il doit aimer les hot dogs ketchup, écouter Céline Dion en boucle, pratiquer le sabre et la brasse papillon. Il n'est pas impossible qu'il ait un Bat-man tatoué sur le pénis et une prédilection pour les chewing-gums sans sucre à la fraise. ª
Céline Dion, ça pouvait expliquer l'agressivité, mais les chewing-gums ? Il imagina un instant la tête de Catherine s'il se faisait tatouer un Batman.
Est-ce qu'elle le Catwomanerait en miaulant lascivement ? Parce que Catherine, question expositions de peinture
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et sorties ciné, irréprochable ! Mais, mais... question sexe... Sportive, oui, porte-jarretelles, non.
Un fracas de notes particulièrement interpellatif le tira de sa rêverie. Il y avait du mouvement, la boîte se remplissait, une clientèle d'‚ges et de styles divers.
Jean-Jean rangea la voiture contre le trottoir après un créneau impeccable nécessitant maints frôlements du genou de sa passagère.
Il descendit avec un soupir. Lola était déjà dehors, lissant sa jupe en lin, ébouriffant ses cheveux blonds, humectant ses lèvres pulpeuses. Il était impossible qu'il ne se la fasse pas ! décréta-t-il, les yeux hors de la tête.
Il repéra la 206 de Merrieux, garée à l'angle, cet imbécile avait allumé le plafonnier et ressemblait à un poisson décoloré dans un aquarium sale. Il prit Lola par le coude, mais elle se dégagea souplement. Dire qu'il avait été assez con pour lui offrir une pizza ! La prochaine fois, une barquette de frites à la cabane et basta !
Tout en jouant, Philippe regarda l'heure à sa montre-bracelet, un vieux modèle mécanique qui avait appartenu à Papy et que Granny lui avait donné
après I'ACCIDENT. Papa Ouvre-Boîte avait l'intention de se rendre à
l'Espadon. Tant pis s'il ratait le groupe qui se produisait ce soir. De 2
heures à 3 heures du matin, la boîte diffusait des enregistrements live de grands concerts mythiques : Ellington à Mexico, Diana Reeves au New Morning, Earl Hines au Village Vanguard...
¿ ces moments-là, il avait l'impression que les murs vibraient, que sa bouche s'emplissait de musique, que son corps se transformait en vibraphone. Sa VISION X,
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DESCENTES D'ORGANES
celle qui lui permettait de voir sous la couche de chair mensongère, se développait, les AURAS lui apparaissaient, et dans ce monde vibrant et translucide, il se sentait si près de LUI, il ressentait si fort sa PR…
SENCE le traversant de ses secousses électriques qu'il en mouillait parfois son pantalon.
C'était Granny qui lui avait donné sa première image de LUI. Il devait se mettre à genoux et la regarder en remuant les lèvres et demander PARDON
pour avoir encore fait pipi au lit et n'être qu'un VILAIN BOURRICOT qui faisait TANT DE PEINE à Granny. Il devait penser à la souffrance et aux CLOUS et lécher le sang le long de la chair NUE, parce que c'était comme ça qu'on devenait son AMI et qu'on montait au CIEL, comme MAMAN et PAPY qui jouaient toute la journée dans les nuages. ´ Moi aussi, je veux y aller ! ª
criait Philippe, mais c'était trop tôt, disait Granny, ´ tu iras plus tard, quand ce sera le moment ª. Eh bien, c'était le moment ! Il en avait assez de ce monde-ci, il voulait devenir …TOILE.
Encore une heure à jouer pour les DAMES DU DIVAN et après il pourrait partir, se glisser dans la peau tiède de la nuit, coller ses lèvres à la membrane chaude des ténèbres.
- Deux coupes ! commanda Jean-Jean.
- Je préférerais une orange pressée, dit Lola au serveur à l'air harassé.
- Une seule coupe, alors ?
- Non, mettez-moi un gin-fÔzz, dit Jean-Jean, contrarié.
- Alors deux coupes, dont une orange pressée et un gin-fÔzz, ça marche !
grinça le serveur en s'éloignant.
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- Petit trouduc ! grogna Jean-Jean entre ses belles dents serrées.
Lola ne répondit pas, obstinément tournée vers la scène o˘ se produisait un quartet de cuivres.
- Ils ont un bon swing ! lança-t-elle à son chef qui rêvait de lui en décrocher un. J'adore les cuivres, et vous ?
´ J'adore ton cul ª, faillit lui répondre Jean-Jean, mais il se retint et susurra un Óui, moi aussi, surtout la contrebasse ª et ne comprit pas pourquoi elle riait pour la première fois depuis le début de la soirée.
Mélanie se faufila dans la boîte, le cour serré. Joanna lui fit signe, du comptoir, et elle la rejoignit. C'était trop dur de revenir ici, elle n'aurait pas d˚ !
- Regarde, il est vraiment trop ! lui cria Joanna. Damien se contorsionnait sous les projecteurs, ses
tresses luisantes de sueur, le saxo oscillant tel un serpent envo˚té.
Le morceau se termina. Il quitta la scène, encore essoufflé, et se sentit soudain saisi par le poignet. Il baissa les yeux, un mec brun et r‚blé le regardait sans
tendresse.
- Damien Fellegara ? fit le mec avec une voix de flic.
- Ouais...
- Police, murmura Jeanneaux. Est-ce que la fille que draguait Kamel Allaoui est là ? Réfléchissez, c'est important.
Damien sentit sa sueur se glacer.
- Non, non, je la vois pas.
- Si elle vient, prévenez-moi discrètement, OK ?
- Entendu... mais je sais pas si je la reconnaîtrais...
- Je te le conseille fortement, lui souffla Jeanneaux, les yeux mi-clos.
Pour ton bien-être.
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I
DESCENTES D'ORGANES
II le l‚cha et Damien louvoya un moment à travers les petits groupes avant de s'approcher enfin du bar.
- Salut les filles ! jeta-t-il, en s'efforçant d'avoir l'air jovial. Tu sais que les flics te cherchent, toi ? chuchota-t-il à Joanna.
- Les flics ? Tu déconnes ?
- Non, ils cherchent la dernière personne à avoir vu Kamel la nuit o˘ il a disparu.
Joanna lui balança un coup de pied discret.
- Kamel ? Moi ? Mais pourquoi je l'aurais vu ? -Ben, je sais pas... comme ça... s'empêtra-t-il, réalisant sa bourde devant Mélanie.
- Pourquoi elle aurait vu Kamel ? voulut savoir à son tour Mélanie, d'un ton plutôt pincé.
-Mais j'en sais rien. Bon, à tout à l'heure. Il avait déjà filé. Mélanie se tourna vers Joanna qui fixait son verre avec passion. -C'est quoi, cette embrouille ?
- Mais j'en sais rien, il est con, je sais pas moi 1
- T'es sortie avec Kamel ?
- Moooi ? Noooon ! T'es folle !
- Espèce de...
- Hé, on se calme, les gamines ! lança Jean-Jean qui n'entendait rien de leur conversation à cause de la musique, mais que Joanna venait de heurter en reculant pour échapper à une Mélanie furibarde.
- Oh, mêle-toi de ton cul, toi ! lui renvoya-t-elle.
- De quoi ? C'est à moi que tu parles ?! s'étrangla-t-il.
- Chef ! Assis, chef !
Lola le tirait par la ceinture tel un ado retenant son pitbull tandis que Joanna haussait les épaules, préférant affronter le vieux con que les foudres de Mélanie.
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DESCENTES D'ORGANES
Le vieux con la toisa méchamment puis se rassit près de sa grognasse imitation top-model. Mélanie avait tourné les talons à la recherche de Damien qui se planquait dans les toilettes.
Joanna soupira en vidant sa tequila boum-boum. Elle n'était même pas vraiment sortie avec Kamel, il l'avait juste tirée vite fait dans la bagnole ce soir-là, après que Mélanie était rentrée bien sagement chez elle. Ils s'étaient garés derrière le Palm Beach, sur le parking désert. Au moment de repartir, la vieille R5 n'avait plus voulu démarrer. Kamel, toujours grand prince, lui avait appelé
un taxi avec son portable et l'avait renvoyée chez elle avant que son père ameute les flics. ´ Je reste avec la bagnole, lui avait-il expliqué, c'est celle de Damien... ª
Elle lui avait souri, avait agité la main par la vitre ouverte. Elle avait juste eu le temps de noter qu'une autre voiture s'arrêtait à côté de lui, l'aveuglant avec ses phares. Le conducteur allait s˚rement lui donner un coup de main, s'était-elle dit en b‚illant.
Jean-Jean s'était rassis sans savoir qu'il venait de parler à un témoin capital. Éspérons que les jumelles ne se transformeront jamais en petites connes de un mètre soixante-dix percées de la tête aux pieds ª, se disait-il. qu'elles essaient seulement et il te les foutrait dans un orphelinat religieux intégriste jusqu'à leur majorité.
Lola sirotait son orange pressée avec flegme. Elle aimait bien le jazz et le bruit ambiant qui empêchait de tenir une conversation suivie. Mais quel dommage que la gamine n'ait pas baffe le Jeanneaux, on aurait un peu rigolé !
Laurent s'ennuyait ferme. Il voyait passer des groupes de gens, qui riaient, s'interpellaient, des bouffées
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DESCENTES D'ORGANES
de jazz lui parvenaient chaque fois que la lourde porte en fer s'ouvrait.
Il changea de station radio pour la dixième fois et tenta de s'intéresser à
un débat sur la nouvelle économie.
Marcel se tournait et se retournait dans son sommeil. quand ils étaient rentrés, le téléphone était en train de sonner. Il avait décroché. C'était Marie Perrin. ¿ 23 heures ! Elle se sentait seule, est-ce que ça lui disait d'aller prendre un pot avec elle ?
Il avait jeté un coup d'oil inquiet à Nadja qui installait la planche à
repasser devant la télé.
- Heu, en fait je ne suis pas seul... avait-il marmonné, bousculé par les enfants qui dribblaient avec un paquet de chips.
-C'est qui ? avait demandé Nadja.
- Un collègue...
- Ils vont pas se mettre à t'appeler la nuit, maintenant ! -Je t'expliquerai...
-T'es maqué ? avait demandé Marie à l'autre bout du fil.
-... oui, en quelque sorte...
- Papaaa ! Papaaa !
- Bon, eh bien alors je te laisse, amuse-toi bien, y a l'air d'y avoir de l'ambiance chez toi.
Il avait raccroché en soupirant, soudain tenté par l'idée d'un demi à une terrasse, sans enfants à coucher, sans programme bien défini. Une nostalgie du célibat ou de la jeunesse ?
Maintenant, il dormait d'un sommeil agité peuplé de sandales de curé qui s'écrasaient sur le visage du jeune Diaz dont les cris étaient noyés par un déluge de piano.
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DESCENTES D'ORGANES
Papa Ouvre-Boîte se glissa dans l'espace sombre et enfumé et cligna des yeux. Les haut-parleurs diffusaient The Jumpiri Jive de Cab Calloway. Il claqua doucement des doigts en rythme et se dirigea vers le comptoir. La FILLE de CELUI DU SNACK était là. Avec l'autre fille. CELLE DU PARKING. Il l'avait nettement vue, se découpant dans la lumière de ses phares alors qu'il se rangeait à côté de CELUI DU SNACK.
Ces deux FILLES étaient DANGEREUSES.
Il s'accouda près de Mélanie, leva la main pour attirer l'attention du barman.
- Un Coca, s'il vous plaît.
Pas d'alcool. L'alcool était interdit. C'était pour les GRANDES PERSONNES
et en plus ça rendait MALADE et B TE. Et lui il n'était PAS une bête.
Il respira à fond et se composa un sourire.
-Je peux vous offrir quelque chose, mesdemoiselles ?
La fille aux piercings le détailla de la tête aux pieds. Pas gêné, le vieux en smoking. Mais pas mal, non plus. Avec ses lunettes noires de rocker et sa barbe.
- Je prendrais bien une tequila, et toi, Mélanie ?
- Rien, merci.
Ńe jamais accepter de se faire offrir un verre par un inconnu qui n'a d'autre raison de te l'offrir que de vouloir s'abreuver en retour à ta source énergétique ª, dixit Maman.
PIMB CHE. Elle ferait moins la FI»RE quand Papa Ouvre-Boîte lui donnerait le BAISER SP…CIAL. Bien au fond.
Il passa la commande en souriant, très cool,
- Vous êtes musicien ? demanda Joanna.
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DESCENTES D'ORGANES
Comment le savait-elle ? Ils étaient donc vraiment sur sa piste ? Il acquiesça nerveusement.
- De quoi vous jouez ?
´ Des BOYAUX ! ª eut-il envie de répondre.
- Du piano.
- Ah ouais ? Des trucs classiques ?
-«a dépend. «a peut être Mozart ou Elton John, selon mon humeur.
Si elle avait pu entendre, Francine aurait été fière de lui ! Il tenait une vraie conversation, sans dire aucune
B TISE.
BRAVE Francine, dont il s'était débarrassé à l'aide de son fidèle Caddie, déposant les plus gros morceaux dans des containers à ordures et les morceaux non identifiables dans les divers squares de la ville, pour la plus grande joie du peuple félin.
´ Toujours en train de nourrir les chats errants ? avait grogné la voisine en le croisant dans l'escalier. Vaudrait mieux les stériliser !
- Comme bien des gens... ª lui avait-il répondu, suave.
Elle avait haussé les épaules et regagné sa tanière qui puait le PANSEMENT-JAVEL, éclairée jour et nuit par la lueur bleutée de l'écran de la télé.
Une LIMACE mariée à un cloporte.
Il reporta son attention sur les deux jeunes filles. ŚNACK ª regardait la piste de danse, ´ PARKING ª lui coulait des regards en biais.
- «a me dégo˚te, ces mecs qui draguent des gamines ! lança Jean-Jean en désignant le type barbu en smoking accoudé au bar.
- Il est pas mal... fit observer Lola.
- quoi ? Lui ? Avec ce smok ringard...
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DESCENTES D'ORGANES
- Moi, je le trouve plutôt classe.
- Il a une tête de camé.
-C'est parce qu'il est p‚le. Il y a des gens qui ont d'autres buts dans la vie que de se faire cramer sur la plage.
- Pardon ?
- Rien, je prendrais bien un autre verre, si c'est pas trop cher.
Jean-Jean fit signe au garçon. Ainsi, c'était ça le genre qui lui plaisait ! Aristo héroÔnomane anémique.
Et les gamines avaient l'air d'y être sensibles aussi, surtout la merdeuse aux lèvres percées.
Comme s'il avait senti qu'on parlait de lui, le type tourna la tête et croisa leurs regards.
Nom de D... C'en est un. Un chasseur. Il pue la chair fraîchement découpée.
- Des lunettes noires en boîte ! marmonna Jean-Jean en se détournant.
- Il souffre peut-être d'une maladie des yeux, avança Lola.
- Ouais, la frime aiguÎ !
L'intuition féminine, tu parles d'une blague ! Hé, mais qu'est-ce qu'elle fout ? O˘ on va ?
-Je reviens, excusez-moi, lança Lola en s'éclipsant vers les toilettes.
Éncore ! Une vraie fontaine ! grogna Jeanneaux entre ses dents.
Incontinente, en plus d'être frigide ! ª
L'homme brun et vulgaire l'avait regardé. Il avait parlé de lui à la femme qui l'accompagnait. Une JOLIE blonde. L'homme avait l'air de mauvaise humeur. Il voulait la femme, elle ne voulait pas de l'homme. Elle le disait avec son dos, ses mains, tout son corps. Même 144
DESCENTES D'ORGANES
sa manière de boire. L'homme regardait sa montre maintenant, l'air excédé.
Il ouvrait son portefeuille, prenait de l'argent pour payer, il y avait une carte dans son portefeuille, une carte barrée de tricolore. Un FLIC ?
Il sentit un début de panique l'envahir, comme quand les murs se resserraient et qu'il devait pousser des CRIS. Non, il ne fallait pas, il s'obligea à boire une gorgée de Coca, puis une autre et une autre, à
déglutir, il n'était pas en train d'étouffer, il buvait du Coca comme TOUT
LE MONDE avec deux FILLES.
Lola cherchait fébrilement un tampon hygiénique dans son sac. Ah, voilà.
Deux jours d'avance. Depuis qu'elle avait arrêté la pilule pour cause de stand by sentimental, son cycle était complètement désorganisé.
«a, c'est ce que je déteste le plus. S'asseoir pour pisser. qu 'est-ce qu
'elle cherche ? Ah ! y a plein de sang, elle est blessée, on nous a éventrés ! Non, j'suis con, elle a ses ragnagnas. Berk berk. «a fait longtemps que j'ai pas bu de sang. Je me demandais toujours comment on se mettait ces petits machins. Une question d'habitude. Peut-être que c'est parce qu'elles saignent comme ça tous les mois que ça attire les prédateurs. Comme si elles étaient marquées d'un signe. Hop, on repart.
Lola se rassit près de Jeanneaux qui b‚illait. Il se pencha vers elle.
L'homme se pencha pour dire quelque chose à la femme et il vit le renflement sous son aisselle. Un FLIC ! Est-ce qu'il était là pour lui ?
Mais comment aurait-il pu savoir ? Personne ne savait. Personne ne pouvait remonter jusqu'à lui. Le FLIC était peut-être là pour une 145
DESCENTES D'ORGANES
histoire de drogue. Ou pour s'amuser avec la FEMME-FROIDE. D'ailleurs, il ne le regardait plus. Il regardait les seins de la femme en soupirant.
Il but encore une gorgée de Coca en se remémorant la seule fois o˘ il était allé avec une FEMME. Il était jeune. Il voulait ESSAYER. Tout le monde en parlait et Granny venait de partir habiter dans son grand TOMBEAU en grès noir.
La femme portait le même PARFUM que Granny, ils étaient allés dans sa voiture, il s'était couché sur elle et il avait essayé de faire comme dans les films, mais elle ne poussait pas les petits cris ni rien, elle était SO
€LE, elle roulait des yeux en riant. Il avait senti son corps se tendre, ça tirait, ça faisait presque MAL et il avait PEUR de s'enfoncer dans ce trou humide, et puis hop, ça avait jailli de lui, en le secouant comme quand il avait la fièvre et c'était FINI. Il s'était redressé pour s'éloigner d'elle et elle avait vu les …PINGLES et elle avait GLAPI :
´ quelle HORREUR ! ª
II avait vite remonté son pantalon et il était sorti de la voiture et il entendait son rire de SAL…-SO€LE.
Après, il avait décidé qu'il les aimerait à sa manière, la manière br˚lante de Papa Ouvre-Boîte. Jusqu'au fond de leurs ENTRAILLES. Il achetait des revues, il regardait des films, il écoutait les cris des femmes dans les films pendant qu'on les torturait. Il se signait et il priait, à genoux sur les clous, devant SA PHOTO. quand il l'aurait enfin trouvé, tout ça serait fini. IL lui caresserait le front et l'emmènerait voir Granny.
- Je vais y aller, il est tard ! lança Mélanie.
- Déjà ? protesta Joanna.
- Ouais, salut.
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DESCENTES D'ORGANES
Pas la peine de la suivre, il connaissait son ADRESSE. Il irait lui rendre visite, BIENT‘T.
- Une autre tequila ?
- Volontiers. Et vous, vous buvez pas d'alcool ? -J'ai fait un vou.
Joanna le contempla, intriguée. Ce type était vraiment spécial.
- Un vou ? quel vou ?
- Je ne peux pas le dire, sinon il ne s'accomplira pas.
- Vous déconnez ?! " ' ´
Déconner ª ? JAMAIS.
- Non, je suis sérieux. Il regarda sa montre.
- Je vais y aller. Je peux vous déposer quelque part ? Elle secoua la tête.
-J'ai mon scoot, merci quand même.
- A une autre fois, peut-être ?
Elle lui sourit, sans répondre, dévoilant sa petite langue rosé ornée d'une perle.
Ils étaient faits pour s'entendre, se dit-il en gagnant la sortie sans se retourner. Elle aimait les épingles. Elle allait beaucoup AIMER Papa Ouvre-Boîte.
Joanna finit sa tequila sans se presser en espérant que Damien allait venir lui parler, mais ce salaud était en train de brancher une pétasse blonde avec des lèvres de poisson rouge.
Laurent ouvrit les yeux en sursaut. Il s'était assoupi quelques secondes.
Juste quelques secondes. Il b‚illa, scruta l'obscurité. La rue était déserte.
Jean-Jean consulta sa montre une fois de plus. Ils étaient venus là pour rien. La Lola faisait l'huître récal-147
DESCENTES D'ORGANES
citrante, il tombait de sommeil, demain les jumelles allaient se mettre à
se chamailler et à brailler dès 8 heures, il aurait mal à la tête parce qu'il avait trop bu...
-Je crois qu'il est temps de lever le camp, suggéra-t-il en empochant sa monnaie.
Lola était debout avant qu'il ait fini son geste. ´ Pas trop tôt ! Vous parlez d'un samedi soir ! Aussi gai qu'un dimanche pluvieux. ª
Ils sortirent. La nuit p‚lissait. Merrieux les vit gagner la voiture de Jeanneaux qui démarra trop vite, faisant crisser ses pneus. Bon, il pouvait lever le camp. Il mit le contact, enregistra du coin de l'oil la gamine qui sortait à son tour et grimpait sur un scooter rouge, vérifiant machinalement que personne ne quittait la boîte juste derrière elle.
C'était bon, il pouvait y aller. Il déboîta et s'éloigna. Dans le rétro, il vit que la gamine avait coiffé son casque et démarrait. Le feu passa au vert et il tourna, la perdant de vue.
Joanna était en train de faire descendre le scooter du trottoir quand une main se posa sur son bras. Surprise, elle se retourna brusquement, vit un smoking, sentit quelque chose la piquer à la gorge, sous le casque, tandis que l'homme l'enlaçait et l'attirait vers lui. Elle voulut crier, mais c'était impossible. Son visage s'écrasa contre le torse de l'homme, dans une étreinte qui pouvait sembler amoureuse. La chose dans sa gorge s'enfonça violemment, sa bouche se remplit de liquide. ´ Du sang ? se dit-elle comme la longue pointe métallique ressortait de sa nuque. Du sang, je suis blessée... ª
L'homme avait enfourché le scooter derrière elle, la maintenant contre lui, il avait saisi les poignées et il le faisait avancer lentement le long de la rue, sans qu'elle
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DESCENTES D'ORGANES
puisse réagir. Il tourna dans une ruelle, freina doucement derrière un grand container en plastique gris.
Le sang ruisselait de la bouche de Joanna, trempant son débardeur. L'homme toucha l'extrémité de la pointe métallique enfoncée dans sa gorge et la fit pivoter un peu. La douleur la déchira sans qu'elle puisse hurler. Elle leva les bras, voulut se débattre, il la courba en deux sur le guidon, sans effort. Elle le sentait contre elle, il respirait fort. Ignorant la gravité
de sa blessure, elle se mit à prier. Pourvu qu'il ne la viole pas !
Papa Ouvre-Boîte tira son couteau de pêche soigneusement aff˚té de l'intérieur de sa veste bien repassée.
quand Papa Ouvre-Boîte va danser La nuit se teinte de rouge...
Une demi-heure plus tard, il balançait le corps dans la poubelle, boutonnait sa veste et descendait vers le port en rasant les murs.
Une BONNE CHOSE de faite !
Il croisa un chat noir efflanqué qui fila se planquer sous une voiture. Il s'accroupit, ´ Viens joli chat, viens ! ª, retira une poignée de tripes de sa poche, la lança sous la calandre. Une patte griffue jaillit instantanément et s'empara du morceau de boyau.
Satisfait, Papa Ouvre-Boîte se redressa et poursuivit sa route tandis que des bruits de déglutition ronronnante jaillissaient de sous le capot.
Lola se jeta sur son lit en b‚illant. Ouf ! Sauvée ! Le Monstre Lubrique n'avait pas réussi à poser ses grosses pattes poilues sur elle. Elle s'étira, fit quelques enchaînements pour se détendre les muscles, embrassa son
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DESCENTES D'ORGANES
nounours en peluche rosé en lui assurant qu'il était le seul homme de sa vie - le précédent ne lui avait pas laissé un souvenir impérissable - et s'endormit en rêvant qu'elle affrontait l'…tripeur au sabre et le découpait en rondelles parfaitement identiques.
C'est ça, dors ! Et pendant ce temps, le sang coule dehors, je le sens, il coule à flots.
Ce type aux lunettes noires, dans la boîte, il sentait le sang, il sentait la mort, je l'ai reconnue, la bonne odeur de la mort qui rôde, et vous n'avez rien senti, oh oh oh, demain vous aurez certainement une mauvaise surprise !
Jean-Jean se mit à ronfler dès que sa tête toucha l'oreiller, réveillant sa femme qui mit une heure à se rendormir.
Papa Ouvre-Boîte ôta son smoking noir de sang, le jeta dans un sac-poubelle. Puis il s'allongea sur le matelas nu et se mit à trembler, secoué
de frissons incontrôlables qui le faisaient claquer des dents et ne s'apaisaient que sous la morsure des punaises.
Jésus tremblait aussi, sans pouvoir s'arrêter, ses mains plaquées contre son ventre douloureux. quand il avait vu ce que l'homme qui s'enfuyait avait fait à la fille jetée dans la poubelle, ses intestins avaient l‚ché.
Ensuite, il avait vomi et il était parti en courant, le plus loin possible du cadavre. Il avait couru, son sac brinquebalant sur ses maigres épaules, couru à perdre haleine, jusqu'au port, jusqu'aux lumières rassurantes du port, aux lumières bienfaisantes des brasseries et des 150
DESCENTES D'ORGANES
pizzerias, sans pouvoir s'empêcher de se repasser la scène non stop.
Il était arrivé juste quand l'homme soulevait le couvercle de la poubelle et jetait la fille à l'intérieur, et son instinct lui avait soufflé de se taire, de ne pas bouger, de se transformer en morceau de mur sans ‚me.
C'était l'homme aux yeux brillants, il en était s˚r, l'homme mauvais de ses rêves, avec ses lunettes opaques qui réfléchissaient la lumière jaune du réverbère et le visage blême de la jeune morte.
Maintenant, tapi près de la fontaine au bienfaisant babil, il regardait les voiliers se balancer doucement, ses mains couvertes de cicatrices nouées sur l'Ami Bobo.
lui
Ding ding dong, ding ding dong.
Marcel ouvrit un oil, hagard. Le tintamarre des cloches l'avait réveillé en sursaut. Il jeta un coup d'oil au réveil en forme de Lamborghini, un cadeau des gosses. Déjà 10 heures !
Il s'extirpa du fouillis des draps et gagna la cuisine après avoir enfilé
un slip et un tee-shirt.
Personne. Un mot, posé sur le pot de confiture de fraises, de l'écriture appliquée de Nadja : On ai parti au marché, on t'as laisser dormir, bises.
Il reposa le message, b‚illa, se versa un jus d'orange. Il avait tellement mal dormi ! Il croqua distraitement une pêche, puis un yaourt nature. Pas très faim. Une mauvaise sensation. Il passa au salon, faillit s'étaler en marchant sur une petite voiture qui traînait, jura copieusement avant d'allumer la radio, cherchant une fréquence locale. Une voix hystérique jaillit pour lui enjoindre d'aller sans délai acheter un truc inutile, suivie d'une voix extatique le félicitant de dépenser cent francs pour bénéficier d'une ristourne de quinze.
Ding dong, ding dong.
Les cloches repartaient, frénétiques, et il faillit ne pas entendre l'info glissée entre la dernière inculpation
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DESCENTES D'ORGANES
d'un ministre et le bulletin météo : ´... macabre découverte : le corps sans vie d'une jeune fille a été retrouvé ce matin impasse des Gabres, dans un container à ordures. La police se refuse pour l'instant à tout commentaire. ª
II sentit le jus d'orange lui br˚ler l'estomac, coupa la radio et fila s'habiller tout en téléphonant.
-Hôtel de police, j'écoute.
- Salut, c'est Blanc, c'est toi, Tony ?
- Ciao, Marcel ! «a va ?
- Oui, oui, dis-moi, c'est quoi cette histoire de fille assassinée ?
-Moche. Jeanneaux vient de débarquer en pétard, chuchota Tony, il paraît que la gamine a été complètement massacrée, c'est un mec qui l'a trouvée en allant jeter sa poubelle.
- On sait qui c'est ?
- Ouais, elle avait tous ses papiers sur elle : Joanna quimpaux, une lycéenne. Tout juste seize ans ! Et y avait son scoot garé juste à côté, plein de sang aussi. Et son fric dans son sac.
- On a une piste ?
- que dalle ! J'ai entendu Jeanneaux en parler avec le Parisien devant l'ascenseur. Il avait une sale gueule, le Parisien, il a pas d˚ dormir beaucoup.
~ Tu me tiens au courant ?
- Oh ! Depuis quand t'es passé inspecteur 7
- Dès que je le suis, je te fais muter à Dunkerque. - Super, j'irai m'envoyer des moules tous les week-ends ! Attends, y a du monde, je raccroche.
Marcel se lava les dents en songeant à la gamine assassinée. Pas pour de l'argent, puisqu'on ne lui avait rien volé. Pas pour son scooter, puisqu'il était garé là.
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DESCENTES D'ORGANES
Pour la violer ? L'autopsie le dirait. Certainement pour la violer, conclut-il en descendant les marches après avoir laissé un message sur la télé : Suis allé balader, reviens pour déjeuner ! PS 1 : interdiction de se planter devant la télé, faire ses devoirs ! PS 2 : sinon pas de plage cet aprèm.
Cinq minutes plus tard, il déboulait dans le commissariat. Tony, un petit gros moustachu, était plongé dans l'examen de sa fiche de redevance télé.
- Tu la déclares, toi ? demanda-t-il à Marcel. -J'ai pas la télé, répondit Marcel.
- Oh ! T'es gonflé ! T'imagines, s'ils débarquent chez toi ?
-Je l'ai pas, j't'dis. J'ai acheté un aquarium à la place, c'est plus marrant et ça éduque les gosses. Et en plus, le dimanche, on pêche un poisson et on le bouffe !
Tony pouffa, caché derrière le questionnaire.
- T'es trop con, Marcel.
- Ils sont là-haut ? demanda celui-ci en pointant le doigt vers le plafond.
- Grande réunion ! Y a même Martini qui a appelé, je viens de le passer à
Jeanneaux.
- Ils pensent que c'est relié aux autres meurtres ?
- J'en sais rien, ils ont pas donné une conférence de presse devant l'ascenseur, mon vieux. Mais ils tiraient la gueule, ça c'est s˚r. Même Claudia Schiffer.
- Tinarelli ?
-Ouais, elle s'est ramenée y a dix minutes, toute décoiffée, le chemisier mal boutonné...
Marcel haussa les épaules pour chasser la pensée importune des seins de Tinarelli. Il y avait plus important !
- On a du nouveau sur la victime ?
- Vé, tu me fatigues. File-moi cent balles, tiens.
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DESCENTES D'ORGANES
- quoi ?
- File ! intima Tony en soulevant un des récepteurs du standard téléphonique posé près de lui.
Marcel fouilla dans sa poche de chemise et lui tendit un billet froissé.
- Chut ! fit Tony en roulant des yeux.
Il lui colla le récepteur contre la tempe et actionna un bouton.
- C'est une catastrophe ! hurla Martini dans l'oreille de Marcel, la presse va nous descendre en flammes !
- On va le coincer, patron, vous en faites pas ! protesta Jeanneaux.
-Parce que vous pensez que c'est le même type ? Vous pensez que c'est cet …
tripeur de mes deux ?! Ne me dites pas ça, Jeanneaux, dites-moi que c'est un bon vieux viol des familles !
-Ben... le problème, c'est qu'elle était ouverte en deux, patron. Et vidée.
Comme les trois autres.
Marcel entendit crisser les dents en porcelaine du commissaire.
- On est foutus ! laissa tomber celui-ci. Va falloir réapprendre à remplir les carnets de contravention, mon bon Jeanneaux.
- Il y a ses empreintes de pas partout ! lança Jeanneaux avec enthousiasme.
Il chausse du 42 ! Chaussures d'homme classiques, semelles de crêpe...
- Jeanneaux, le coupa Martini, doucereux, depuis quand avez-vous vu qu'on attrape des tueurs à cause de leurs chaussures ?! Je veux dire, à part dans les romans ?
- Heu... à la télé ? hasarda Jeanneaux, déconfit.
- Exactement. Je me fous de connaître la marque de ses chaussures achetées dans une grande surface parmi
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DESCENTES D'ORGANES
253 millions d'autres paires similaires. Je veux ses empreintes digitales, Jeanneaux, la couleur de ses yeux, la taille de son slip, sa séquence ADN, sa photo, son nom ! Voilà ce que je veux ! Clac !
- Fait chier ! grogna Jeanneaux avant de raccrocher à son tour.
Tony cocha la case ´ pas de téléviseur ª en retenant son souffle. Premier pas sur la voie de la grande délinquance.
- Merci, lança Marcel à un Tony le Ripou haletant. Il se dirigea vers le distributeur de boissons fraîches,
inséra une pièce dans la fente et se pécha un Coca qu'il se mit à siroter sans soif, debout dans l'embrasure de la porte vitrée.
Le même tueur. Pas d'indices. Un cauchemar.
Il ne jetait donc pas tous les corps à la mer. Il pouvait varier ses méthodes. Est-ce qu'il agissait en suivant ses impulsions ou un plan précis ? La mer pour les hommes, les poubelles pour les femmes ? Y avait-il eu d'autres femmes ? Est-ce qu'il violait ses victimes dans leurs ventres vides ?
Il étouffa un renvoi de Coca. On lui tapota sur l'épaule. C'était Jeanneaux, le font plissé par la contrariété, deux rides amères au coin des lèvres.
- Vous êtes au courant, Blanc ?
- Oui, chef.
-Il commence vraiment à me casser les noix, ce connard.
- Le commissaire ? murmura Marcel, effaré. -Mais non, l'…tripeur ! C'était vraiment moche à
voir, ajouta-t-il avec une mimique écourée. …ventrée et 157
DESCENTES D'ORGANES
complètement défigurée. Et avec ça, j'ai un de ces mal de cr‚ne !
- «a n'a rien donné, votre planque avec Tinarelli ? s'enhardit Marcel, fort de ses liens exceptionnels avec Jeanneaux,
- queutz ! Et y a pire ; on vient de réveiller le joueur de pipeau, on l'a menacé de le boucler d'ici midi s'il nous donnait pas le nom de la fille que voulait se faire Allaoui. Il a fini par le cracher. Devinez un peu !
Là, il marqua la pause thé‚trale nécessaire pour que Marcel puisse faire ńoon ? ª.
- Si ! Jo-a-nna, martela Jeanneaux en tapant de l'index sur la poitrine musclée de Marcel.
-Mais Allaoui ne peut pas l'avoir tuée ! protesta celui-ci.
- Ha ! ha ! Très drôle, Blanc. Vous êtes en forme, dites-moi ! Allaoui ne peut pas l'avoir tuée, certes, mais le type qui a tué Allaoui avait peut-
être ses raisons de la buter, lui. Peut-être qu'elle l'avait vu, lui !
- Sur le parking... acheva Marcel en écrasant sa boîte de Coca entre ses doigts.
- Exact. Voilà le topo : Mélanie est rentrée chez elle vers les 2 heures.
Une demi-heure plus tard, Kamel a embarqué Joanna et plus personne ne l'a revu avant qu'il ne se mette à faire la planche le lundi matin. Si seulement ce connard de Damien nous en avait parlé plus tôt ! conclut-il amèrement.
-Vous pensez qu'il est impliqué là-dedans ?
- On va le savoir très bientôt. On doit passer chez lui dans dix minutes.
En espérant qu'il n'aura pas filé.
- quantico avait vu juste, pour la pointure, du 42 ! lança Laurent qui les avait rejoints, affublé d'un ber-158
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muda beige tout neuf qui laissait voir ses maigres jambes poilues et si blanches que ça fit de la peine à Marcel.
- Super, ricana Jeanneaux, y a plus qu'à passer un avis de recherche dans le journal ! qu'est-ce qu'elle fiche, la Tinarelli ?
- Elle est aux toilettes, marmonna Laurent.
- Ah les bonnes femmes ! Toujours en train de pisser ! Lola surgit à ce moment-là, rayonnante, remaquillée
de frais, le nez à peine encore enflé, avec un minuscule sparadrap. Le soleil accrocha sa chevelure dorée, envoyant des reflets mutins dans ses grands yeux clairs. Mais qu 'est-ce qu 'ils ont à la regarder comme ça, les trois rois mages ? J'ai l'impression d'être une plaque de chocolat dans un hôpital pour diabétiques.
- On y va ! lança Jeanneaux en s'arrachant à sa contemplation.
Ils grimpèrent dans la BMW de Jeanneaux, sous l'oil envieux de Marcel qui dut se résigner à rentrer déguster le tajine au citron dominical.
¿ 12 h 15, Damien Fellegara, hagard, regardait s'éloigner les flics. On lui avait posé cent fois les mêmes questions, on lui avait demandé de montrer ses godasses, on avait parlé de contrôle sanguin, de fermeture de l'établissement, il avait craché tout ce qu'il savait et, pour finir, le brun r‚blé, le capitaine, l'avait traité de petite merde.
-C'est à cause de toi qu'elle est morte, lui avait-il craché au visage en lui fourrant une photo abominable sous le nez. ¿ cause de toi et de ta l
‚cheté qu'on lui a fait ça !
«a ! Comment pouvait-on faire ça, ce qu'il avait vu sur la photo prise sur les lieux du crime ? Le type devait
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être dans un mauvais trip démoniaque. Ouais, un démon sapé en mec, un émule de Freddy sorti du pire des cauchemars.
Brusquement, il se laissa tomber sur son lit et se mit à pleurer.
- Donc, c'est pas Fellegara, puisqu'il chausse du 40, disait Laurent en se glissant sur le siège arrière, Miss Tinarelli ayant évidemment droit à la place devant.
- L'élément nouveau, c'est la schnouf, laissa tomber Jeanneaux. On sait maintenant que Choukroun y touchait et la petite Joanna aussi. M'étonnerait pas que ce soit également le cas de Diaz.
- Mais apparemment Allaoui était clean, fit observer Lola en écartant ses genoux nus du levier de vitesse.
Jeanneaux balaya l'objection d'un geste. L'idée de meurtres liés à la drogue était tellement satisfaisante et reposante.
- L'…tripeur serait un dealer, c'est ça ? fit Laurent, déçu.
- Probable. Un de ces nouveaux Russes, peut-être.
- C'est plutôt inquiétant, dit Lola. «a voudrait dire qu'ils se considèrent vraiment comme chez eux.
- Un truand, c'est un truand, jeta Jeanneaux, ça agit par intérêt, je trouve ça moins inquiétant qu'un mec qui tue par plaisir.
- Dans notre cas, c'est peut-être un truand, mais c'est s˚rement un cinglé, marmonna Laurent, tassé sur la banquette.
- Et le lien entre Allaoui et Choukroun n'est toujours pas établi, ajouta Lola. De plus, je ne vois pas pourquoi les Russes jetteraient les corps à
la mer sans les lester
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afin d'éviter qu'ils remontent. ¿ moins qu'il ne s'agisse d'un avertissement destiné à une bande rivale ?
- Avec un tueur professionnel qui en profiterait pour assouvir ses penchants narcisso-sexuels... grommela Laurent en cherchant une position plus confortable.
Će que les jeunes peuvent être fatigants, à écha-fauder hypothèse sur hypothèse pour le simple plaisir de la spéculation ! ª se dit Jeanneaux en freinant devant le commissariat.
-Les analyses de la bagnole vont peut-être nous aider, laissa-t-il tomber.
Bon, je vous laisse là, le devoir m'appelle !
Il avait promis aux jumelles de les emmener au McDo, malgré les protestations diététiques de son épouse.
Livrés à eux-mêmes, Lola et Laurent se contemplèrent un instant d'un air morne.
- On se mange quelque chose ? demanda Laurent en observant la pointe de ses nouvelles et élégantes Caterpillar.
- Je me ferais bien un ciné, laissa tomber Lola. Un bon film relax.
- Y a le film japonais qui est sorti, tu sais, sur le yakusa qui est amoureux de son coÔt, trois heures quarante-deux sans paroles, il paraît que la musique est superbe...
- Heu, je pensais plutôt à Terminator 3, susurra Lola en effleurant son nez blessé.
Résigné, Laurent lui emboîta le pas : s˚r qu'en plus elle allait prendre un bol de pop-corn et faire des commentaires à voix haute pendant toute la séance.
Il n'avait pas prévu les coups de coude dans les côtes chaque fois que Schwarzie dégommait un méchant.
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Papa Ouvre-Boîte avait garé la voiturette et marchait le long de la plage, humant le vent qui portait les odeurs de la mer. Il y avait une régate au large et les voiliers filaient dans un ballet de voiles déployées. Comme attiré par une force irrésistible, il se laissa entraîner dans le sillage des badauds du dimanche jusqu'au port, se dirigeant d'un pas somnanbule vers le quai o˘ était amarré le BATEAU-MAGIqUE. Il ne fallait pas qu'il s'en approche, pas en ce moment, trop DANGEREUX avec les POLICIERS qui rôdaient. Mais il avait besoin de le voir, de respirer le bois, le bois qui sentait bon le sang, de coller son oreille contre les planches lisses et d'écouter les hurlements des imposteurs qui s'y étaient incrustés comme des échardes.
Les doigts de Jésus se resserrèrent convulsivement sur le nunchaku avant qu'il ait conscience d'avoir vu l'homme. Il marchait, là, sur le quai en face, le barbu avec une chemise blanche à manches longues toute boutonnée, un short vert et des sandales de curé, ses cheveux ch‚tains ébouriffés par le vent.
Jésus se recroquevilla dans un angle de la fontaine, trempé de sueur.
IL était là ! Le CLOCHARD était là, tapi contre la fontaine ! Ne pas tourner la tête, ne pas lui laisser voir qu'il était repéré. Continuer à
avancer, bien TRANqUILLEMENT, jusqu' à ce yacht, là, voilà, admirer ce joli yacht o˘ dînent ces jolis gens très propres, et jeter un coup d'oil, un seul en arrière, oui, IL est là, accroupi, tassé contre le rebord en marbre, et SALE, tellement SALE, il faudra beaucoup le LAVER. Le rincer, DEHORS et DEDANS. Jusqu' à ce que l'eau redevienne BLANCHE et PURE. La fille cette nuit n'était
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pas PURE. Il avait trouvé de la drogue dans la poche de son jean, il avait vidé le sachet blanc dans la mer. La drogue, c'était MAUVAIS. «a rendait DINGUE. C'était pour ça qu'il ne prenait plus ses médicaments. Pour rester PUR. Il se remit en marche d'un pas paisible, les bras ballants.
L'homme ne l'avait pas vu ! L'homme s'éloignait ! Jésus, en proie à une grande agitation, sautillait sur place en parlant tout seul, sous le regard désolé ou amusé des passants. Le tueur aux yeux brillants était passé sans le voir, parce qu'il était invisible, la mort ne pouvait pas le trouver, elle trouvait les autres, le vieux Dédé, la fille sans nom, les dizaines d'autres qu'il avait vus mourir en quinze ans d'errance, mais elle ne le voyait pas, il était invisible, c'était ça !
Il se leva d'un bond et se jeta dans le bassin plein d'eau, se précipita sous le jet qui jaillissait du nez d'un dauphin de marbre noir, en secouant son nunchaku.
- Appelez les flics, voyons, ce type est malade ! -Oh, du calme, mamie, y fait de mal à personne...
- Mais vous voyez bien qu'il a une crise, il doit être en manque...
- JoÎl, viens ici, ne traîne pas devant le drogué. Il a peut-être le sida et si jamais il te mord...
Marcel, en slip de bain bleu et tee-shirt Simpson, les doigts de pied collés par le sable, remontait le quai quand il vit la voiture de la police municipale se ranger près de la fontaine. Il repoussa en arrière le matelas pneumatique qui lui dégouttait dans le dos.
- J'arrive ! cria-t-il à l'adresse de Nadja qui hocha la tête de derrière le sac rempli de palmes, de tubas, de
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seaux, de pelles et d'épuisettes, continuant à avancer avec les enfants, Marcel dépassa un barbu en chemise blanche qu'il faillit saluer avant de se rendre compte que c'était un parfait inconnu. qu'il connaissait pourtant.
Ó˘ et quand ? ª se dit-il en traversant, une partie de la route occultée par le matelas. Une Fiat le klaxonna furieusement et il sauta en arrière, oubliant le type.
Les municipaux avaient empoigné un gars hirsute armé d'un nunchaku qui se baignait dans la fontaine en braillant à tue-tête. Jésus !
Il les rejoignit, fendant la foule à coups de matelas.
- Je le connais, il est inoffensif, dit-il au flic costaud qui avait saisi le nunchaku.
- Pardon ?
-Marcel Blanc, de la Nationale, se présenta Marcel, je le connais ce gars, c'est un pauvre type mais il est pas dangereux, plaida-t-il tandis que Jésus criait : ´ J't'encule la mort, j't'encule, l'Ami Bobo y t'encule ! ª
-Ouais, ben nous on l'embarque, y fait peur aux gosses et il a une arme.
- Mais je vous dis...
- On n'est pas sourds, merci. Vous êtes pas en service, apparemment ?
- Heu... non, c'est mon jour de congé.
- Eh bien profitez-en ! Allez, on y va.
Ils poussèrent un Jésus ruisselant dans la voiture et démarrèrent. Marcel soupira. Ce pauvre Jésus ne s'arrangeait pas, l'éther commençait à lui trouer le cerveau pire que la pollution la couche d'ozone.
En passant devant l'homme à la chemise blanche, Jésus se mit à rire hystériquement.
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- Putain, y va la fermer, ce con, oui ? ! cria le flic qui conduisait en tapant sur la grille de séparation.
L'homme à la chemise blanche ne riait pas. Le CLOCHARD était trop MALIN.
qu'est-ce que ça signifiait ? Pourquoi avait-il PEUR de lui ? Pourquoi tout le monde semblait soudain savoir des choses sur lui ? Est-ce qu'il répandait une ODEUR spéciale ? Il fallait faire rentrer l'odeur avec les punaises et les CLOUS, il fallait bien colmater son vêtement de PEAU.
Il se dépêcha de regagner son deux pièces, courant presque.
Marcel prit sa douche, morose, suspendit son maillot au robinet pour faire croire à Nadja qu'il l'avait bien rincé à l'eau douce, enfila un pantalon de jogging et alla se vautrer devant la télé avec les gosses.
Livide, Marie Pétrin reposa le téléphone blanc sur son socle ivoire. La mère de Joanna venait d'appeler. Presque incapable de parler, secouée de sanglots terrifiants. Joanna était morte ! Joanna avait été assassinée !
Est-ce que Mélanie était avec elle hier soir ? Est-ce que Mélanie savait quelque chose ?
Elle se dirigea vers la chambre de sa fille, se rappela qu'elle n'était pas là. Partie faire du voilier avec Charles et des copains. Elle se souvenait vaguement que Mélanie lui avait dit qu'elle sortait avec Joanna, mais elle n'avait pas écouté, c'était tantôt Joanna, tantôt Maeva, ou une autre copine, des gamines interchangeables... Elle, ce qui lui importait, si tant est qu'on puisse encore faire confiance à une adolescente en pleine crise... disons sentimentale, c'était à quelle heure Mélanie comptait rentrer et sa promesse de ne pas
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toucher à la drogue, de brancher son portable et d'être prudente.
Prudente. Comme si on pouvait éviter d'être la proie d'un maniaque assoiffé
de sang. Brusquement saisie de frissons, elle se dit que c'aurait pu être Mélanie, sa petite Mélanie, qu'on avait retrouvée éventrée dans une poubelle. Elle se jeta sur le téléphone et composa le numéro de sa fille.
- Oui ? lança Mélanie sur fond de vagues chuintantes.
- Ma chérie, c'est Maman.
´ qui ça aurait pu être d'autre ? ª se dit Mélanie en soupirant.
- …coute... est-ce que tu as vu Joanna hier soir ? Joanna ? Pourquoi sa mère voulait-elle savoir ça ?
- Pourquoi ?
- Tu sais bien si tu l'as vue ou pas ! s'énerva Marie.
- Oui, je l'ai vue, fit Mélanie, circonspecte. On était à l'Espadon.
- Oh mon Dieu ! Il va falloir prévenir la police, lança Marie, visiblement très perturbée. Tu es un témoin !
- Un témoin de quoi ? demanda la jeune fille, le ventre soudain noué.
- Joanna... elle... elle a eu un accident, ma chérie. Mélanie se cramponna au plat-bord.
- Elle... est décédée... acheva sa mère en hoquetant.
Assassinée...
Le portable s'échappa de ses doigts et coula à pic dans le sillage du voilier tandis que Mélanie tournait de l'oil.
- Ici Jeanneaux, je suis au bureau, on a du nouveau. La mère de Mélanie Perrin a appelé Blanc, son ami d'enfance.
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- Ah bon ? fit Laurent qui, en caleçon, venait d'entamer une partie de Lara Croft sur son ordinateur.
-La fille Perrin était avec Joanna quimpaux hier soir, à l'Espadon. Elle est partie vers 3 heures, Joanna est restée. En compagnie d'un vieux en smoking noir. Bon Dieu, Merrieux, je l'ai vu, ce mec, je les ai vus tous les deux, ils étaient juste derrière moi !
- Mais ce matin, sur la scène du crime...
-Ce matin, je l'ai pas reconnue ! Le visage était tellement tuméfié... Et pas de piercings, il avait d˚ les arracher...
- Des piercings ? répéta Laurent.
-Joanna avait la lèvre, la langue, les oreilles et le nez percés.
- Moi aussi, je l'ai vue ! lança Laurent nerveusement. Elle est sortie juste après vous, je l'ai vue démarrer, oh non ! Si j'avais su, merde, merde !
-C'est pas votre faute, mon vieux. C'est un sale concours de circonstances.
Vous croyez que je ne me sens pas con, moi ?
Laurent ne dit rien.
- Elle était juste là, reprit Jeanneaux, j'aurais presque pu la toucher en tendant la main ! Lui poser des questions sur Allaoui ! Et Tinarelli qui trouvait le mec séduisant, ah les femmes !
- Rien ne nous dit que c'est lui, objecta Laurent.
- Moi, je vous le dis. Il était pas net, le mec. Un camé en plein trip.
C'est à ça qu'on a affaire, à des meurtres de camé. Je fais diffuser son signalement, appel à témoin, on verra bien. Et demain, je fais faire un portrait-robot. Bien, réunion ici dans vingt minutes.
Il raccrocha, laissant Laurent face à la belle Lara en berne et se tourna vers Marcel qui attendait.
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- Une chance que cette Perrin vous ait à la bonne, lui fit-il observer.
-Est-ce que Mélanie est en danger, à votre avis, chef ?
- Je ne sais pas. Sa mère a promis de nous l'emmener dès son retour. «a ne devrait pas être long. Bon sang, j'ai ces foutus hamburgers sur l'estomac... Et la machine à café qui est encore en panne ! Appelez Tinarelli, qu'elle se ramène avec une Thermos, qu'elle serve à quelque chose au moins !
Le dimanche soir, le Divan était normalement fermé. Repos dominical pour ses drôles de paroissiennes. Mais ce soir, exceptionnellement, le patron avait décidé d'ouvrir. C'était la clôture du Congrès Mondial des Congressistes et les participants seraient avides de distractions champagnisées et mamelues. En attendant l'heure d'y aller, Papa Ouvre-Boîte tournait en rond dans l'appartement, en se flanquant de grandes claques sur les bras et le ventre, sous l'oil IMPLACABLE de Granny suspendue au mur dans son cadre doré. Une photo prise en 1963.
Granny venait de perdre Papy et Maman dans 1'ACCIDENT, et elle se retrouvait avec un enfant à élever, parce que SA FILLE était PARTIE au CIEL
avec son P»RE. Elle posait dans son tailleur gris perle, avec son habituel chignon qui lui donnait l'air S…V»RE. Lui se tenait debout à ses côtés, avec ses JOLIES BOUCLES BLONDES, il lui arrivait aux genoux, il portait un PETIT TABLIER BLEU. Il détourna les yeux de la photo et recommença à
marcher en claquant des dents. Il ne tenait pas en place. Il avait l'impression que son CERVEAU était entièrement rempli de SANG, le sang qui avait giclé de la fille. Il
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plongea la main dans sa poche et en retira les perles et les boucles qu'il lui avait arrachées, déchirant les chairs. Il planta les petites perles dans sa paume et claqua sa main sur son genou pour mieux les enfoncer.
INCRUSTATION DE PERLES. Il jeta les anneaux dans la poubelle, puis se ravisa et fouilla dans les ordures, les récupéra et les avala. Un peu de la FILLE allait passer en lui. Un peu de son sang se dissoudre dans son sang.
Et demain, il l'évacuerait, et il serait LIBRE.
-Mais qu'est-ce qu'il fout ? Il danse la polka ?! Un jour, ce type nous assassinera tous !
- Hmmm. Passe-moi les cacahuètes.
Assis dans la cellule de dégri sèment, Jésus tripotait ses pieds sales en sifflotant. Il était tranquille pour la nuit, maintenant. Les flics allaient lui donner à bouffer, du café chaud, une clope peut-être, s'il était poli et souriant. Et demain, ils lui rendraient ses affaires et il foutrait le camp de cette putain de ville en toc, direction Nice, la foule, la zone.
Assis dans leur cellule de crise, Jeanneaux et ses subordonnés tripotaient leurs dossiers en fulminant, une Thermos de café - tiède et fadasse, merci Lola - sur le coin du bureau. Rapports d'autopsie, témoignages, interrogatoires, Choukroun, Allaoui, Diaz, quimpaux, quatre cadavres et un suspect, enfin un suspect !
Costello, ramené d'entre les mots croisés, interrogeait un Damien hébété au téléphone.
- Vous aviez déjà vu cet individu barbu en smoking ?
- Hein ?
- Smoking et lunettes noires, un accoutrement que l'on doit remarquer, dans votre établissement...
- Le Pianiste ? Vous parlez du Pianiste ?
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- quel pianiste ?
- Ben, vous parlez du Pianiste ou pas ?
- Comment voulez-vous que je le sache ?
- Ben, comment voulez-vous que je vous réponde ?
- Oui, on parle de ce putain de pianiste ! aboya Jean-neaux qui suivait la conversation par haut-parleur interposé.
- Ben, je sais pas son nom, moi. Soupirs.
- Il vient depuis des années. Toujours tard. Il parle à personne, il fait jamais d'histoires.
-Pourquoi tu l'appelles ´le Pianisteª? voulut savoir Jeanneaux.
- Ben, des fois en fin de nuit, y s'met au piano et y joue, vachement balèze, le mec, on dirait le Duke en
personne.
La conversation se poursuivit encore quelques minutes, mais apparemment le pianiste ne fréquentait personne. Une sorte de fantôme musical, discret et poli, glissant entre les groupes éméchés.
L'arrivée d'une Mélanie aux yeux rouges, escortée par une Marie Perrin aux lèvres tremblantes, mit fin à l'entretien, laissant Damien se ronger les sangs sur son
futon.
- Marcel ! s'écria Marie en se jetant sur Marcel qui lui tapota gourdement l'épaule tandis que Jeanneaux dévisageait Mélanie les yeux ronds.
Bon Dieu, c'était cette gamine, la fameuse Mélanie ?! Cette gamine qui avait passé toute la soirée à deux mètres de Tinarelli et lui-même, en compagnie de Joanna quimpaux ! Mais pourquoi n'y avait-il pas sa photo dans le dossier ? Mauvaise organisation. Il déléguait trop et à des cons. Il se tourna vers Lola qui
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avait l'air consternée, ouvrit la bouche, la referma, respira à fond histoire de se dégager le plexus. La mère était bien foutue, dans le genre plantureux. La moukère de Marcel n'avait qu'à bien se tenir, semblait du genre à n'en faire qu'une bouchée, des testicules de flic, la Perrin.
Il se racla la gorge et se lança dans l'interrogatoire de Mélanie comme un taureau dans l'arène.
Deux heures plus tard, Laurent refermait son iBook et Lola exécutait quelques enchaînements de tai-chi pour se détendre, tandis que Marcel raccompagnait Marie Perrin et sa fille jusqu'à la sortie, bien décidé à
refuser tout rendez-vous que pourrait lui proposer Marie.
- Tu es de service demain après-midi ? -Heu... non...
-Viens donc boire un thé à la maison, tu as l'air fatigué, un peu de relaxation te fera du bien. -Heu...
- Demain 4 heures, alors. Ciao !
- Voilà comment je vois les choses ! lança Jeanneaux en gribouillant sur une feuille blanche placardée au mur sous le regard torve de ses subordonnés.
a) Choukroun se dope pour améliorer ses performances.
b) Damien Fellegara le met en contact avec le Pianiste, qui est un dealer, c) Même chose pour Joanna quimpaux qui est accro au crack, dixit Mélanie.
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d) Le Pianiste rencontre Allaoui par Joanna, avec qui il trompe Mélanie.
e)...
- Pourquoi tuer Allaoui ? s'écria Lola. C'est ça qui est incompréhensible !
- Pour faire peur à la demoiselle quimpaux ? proposa Costello en se demandant s'il allait acquérir ce manuscrit original de René Crevel qui lui co˚terait la moitié de son traitement semestriel.
- Démonstration de force ? Joanna lui devait du fric ? Ouais, peut-être, approuva Jeanneaux. Alors, il bute son amant pour lui donner un avertissement.
- Et Diaz aussi lui devait du fric ? Tout le monde lui devait du fric ?
contra Laurent que cette théorie ne satisfaisait pas.
- Et pourquoi il leur colle pas tout simplement une balle dans la tête ?
s'enquit à son tour Lola.
- Parce que c'est un sadique ! s'emporta Jean-Jean que la résistance de son auditoire exaspérait d'autant plus que Le Retour de l'inspecteur Harry, son héros préféré, allait commencer sur France 2. Bon sang, ça fait quinze jours que vous n'arrêtez pas de crier au malade mental et maintenant ça vous dérange !
- Pour que les pièces du puzzle s'emboîtent, il faut que les énergies convergentes s'harmonisent, l‚cha Lola. Là, il y a trop de confusion !
-Et si Allaoui avait vu Choukroun en compagnie du Pianiste ? la coupa Marcel, les sourcils froncés. Si c'était son dealer, ils ont pu aller manger au Roi du Chawarma. Et, après avoir supprimé Choukroun, le Pianiste a eu peur qu'Allaoui se souvienne de lui.
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- S'il tue tous ceux qui peuvent faire le lien entre lui et ses victimes, alors Mélanie Perrin est en danger, marmonna Lola.
- Elle dit qu'elle n'avait jamais vu ce type avant ! protesta Laurent.
- Mais lui, il sait qu'elle l'a vu hier soir avec Joanna ! s'emporta Lola.
Réfléchis un peu !
- Oh ça va, Miss Je-Sais-Tout !
- Bien !
Jeanneaux tapa dans ses mains comme un maître d'école impatient.
- Les raisons, on les connaîtra quand on l'aura alpa-gué. On fait passer l'appel à témoins.
- Il va prendre peur et se tirer, fit observer Laurent.
- Tant mieux. qu'il se casse à Palavas ! riposta Jeanneaux. qu'il cavale à
Cancale ou se carapate à Houl-gate, je m'en fous, tout ce que je veux c'est qu'il arrête de me charcuter du contribuable sous le r‚ble.
- Et s'il se tient tranquille aux îles, le temps que ça s'arrête côté
Croisette ? lança Lola.
- qu'est-ce que vous proposez, Tinarelli ?
- Ce type, il vient toujours tard dans la nuit. qu'est-ce qu'il fait avant ?
-Je sais pas, de la gym, du point de croix...
-Peut-être qu'il travaille. «a expliquerait son smoking, ajouta Lola comme malgré elle.
Mais qu 'est-ce qu 'elle est en train de dire ! Me voilà obligé de leur fournir des idées à ces tarés ! De collaborer à l'arrestation d'un collègue. Et doué, le collègue ! Pas un artiste comme moi, OK, mais tout de même, de l'invention, du panache... Ah là là, chiennerie de mort !
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-Cette suggestion ne me semble pas saugrenue, approuva Costello. quels sont les métiers actuels o˘ le port du smoking est requis ?
- Videur ! lança Marcel. Videur de boîte de nuit, appariteur au casino...
- Chauffeur de limousine ! fit Laurent, maître d'hôtel dans un grand restaurant...
- Pourquoi pas pianiste ? susurra Lola en fixant ses escarpins. Dans un piano-bar, par exemple...
Jeanneaux tapa du poing sur son bureau, faisant valser les gobelets de café
froid.
- Pianiste ! Mais oui, le Pianiste est pianiste !
Et voilà ! Révélation chez les mous du bulbe ! Je devrais continuer dans la police, je finirais Calife à la place du vieux Cro˚ton. Comme un résistant passé à la Milice. Honte à toi, Paulo ! AÔe, qu'est-ce que... oh non !
Lola sentit craquer l'élastique de sa culotte, un petit bruit sec, et pouf, la culotte - en soie noire - se mit à glisser le long de ses hanches, l'obligeant à se contor-sionner pour la rattraper sous le regard étonné de ses camarades.
- «a va, Tinarelli ?
- Impec, juste un truc, là...
- Vous voulez un coup de main ?
Ricanements virils, même Marcel se permit un sourire moustachu. Une main plaquée sur la hanche, Lola leur envoya un regard noir avant de tourner les talons et de sortir.
- qu'est-ce qu'elle fabrique ? demanda Jeanneaux.
- Peut-être une urgence gynécologique ? suggéra Costello, les yeux baissés.
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Jeanneaux soupira :
-Un pianiste. M'étonne pas, tiens, que ce soit un artiste à la con, y a pas plus pervers que les artistes î
- Tss tss.
Les yeux toujours baissés, Costello s'aperçut que sa chaussure gauche avait été souillée par un volatile non identifié et se pencha pour l'essuyer avec un Kleenex. Marcel suivit le mouvement des yeux et, étrangement, l'image d'une paire de sandales s'imposa à lui, en même temps que résonnaient sous sa casquette les premières notes d'Around Midnight.
Il secoua la tête pour chasser les notes importunes.
- Oui, Blanc ?
- Non, rien.
Bon sang, l'heure était grave et il n'arrivait pas à se sortir cette foutue chanson du cr‚ne. L'autre soir, en zappant pendant les pubs avec Nadja, ils étaient tombés sur un extrait du film et le portrait d'un compositeur, Théophile Monk, ou un truc comme ça. Même que Nadja avait ri parce que le présentateur expliquait que ´ Monk ª signifiait ´ Moine ª en anglais et qu'elle trouvait que ce Moine-là était vraiment spécial !
Ce fut à ce moment-là qu'il eut l'illumination. Un pianiste. Nommé Moine.
Sandales de curé !
- Je sais, chef, je sais !
- quoi ? que Lola a ses règles ?
- Tss tss.
- Non ! Le pianiste ! Je l'ai vu !
- quand ? O˘ ?
- Il jouait du piano au Divan !
- Ah ouais ? Et du saxo au radiateur ?
- Pardon ?
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- Sans vouloir vous brusquer, vous pourriez m'expliquer ce que signifie : ÍI jouait du piano au divan ª ?
- Le Divan, le bar américain près du marché !
- Comment savez-vous que c'est notre homme ? demanda Laurent.
- Je passais devant, j'ai vu un type jouer, il avait un air... un air familier. Voilà.
- Voilà quoi ? insista Jeanneaux.
- Ben, c'est lui, j'en suis s˚r.
- On en est heureux pour vous, Blanc. Laurent, vous devriez faxer ça à
quantico, ricana Jeanneaux. Bon, doit-on en déduire que cet assassin est un de vos amis ?
- Pourquoi ?
- Vous avez dit, je cite : ÍI avait un air familier, donc c'est lui. ª
- C'est vrai ça, pourquoi j'ai dit ça ? marmonna Marcel en se grattant le cr‚ne.
Laurent soupira et jeta un coup d'oil à sa montre avec l'impression de jouer dans un film d'Ed Wood, le plus mauvais metteur en scène du monde.
Catherine ne voudrait jamais le croire.
Costello toussota, astiquant machinalement sa gourmette contre sa chemise rayée tandis que Marcel, piteux, faisait mine de s'absorber dans la contemplation de la circulation, inexistante à cette heure.
Jeanneaux ouvrit le dossier, tomba sur les photos de la morgue, le referma rapidement, leva les yeux vers Lola qui revenait, cramoisie.
-Blanc a un scoop, lui annonça-t-il. Il connaît le tueur. C'est le pianiste du Divan.
- Vraiment ∞ Mais comment... s'étonna-t-elle.
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-Nouvelle méthode, ma petite. Communication directe avec le Grand Manitou et hop, le nom du coupable s'inscrit en lettres de feu sur votre rétine.
Lola lui envoya un regard paniqué.
- Je plaisante, Tinarelli, je plaisante, -J'ai trouvé !
quatre paires d'yeux circonspectes pivotèrent vers Marcel.
- Les sandales de curé !
quatre soupirs s'échappèrent de quatre bouchés pincées.
-Le type aux sandales de curé qui mangeait l'autre jour au Chawarma, c'est lui, le Pianiste ! Je savais bien que je l'avais vu quelque part ! Et c'est lui que j'ai croisé sur le port, cet aprèm...
- Et si on reprenait tout depuis le début, comme dans une discussion normale ? proposa Jeanneaux en fermant ses beaux yeux plus veloutés qu'un potage soluble.
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Un homme en sandales de curé avait mangé un sandwich au Chawarma et payé
avec un billet qui sentait la pisse. Puis Blanc l'avait aperçu devant chez lui. Puis au Divan, sans le reconnaître sur le moment. Et enfin sur le port, alors que la municipale embarquait Jésus, un vagabond.
-Jésus, l'ascétique individu au système pileux hirsute qui s'essaie aux percussions africaines ? s'était enquis Costello qui, mine de rien, connaissait ses bas-fonds.
-Hmm.
- Śystème pileux hirsute ª, avait répété Lola. Est-ce que vous voulez dire que ce Jésus est barbu ?
-Brun et barbu, avait confirmé Marcel. Avec de longs cheveux noirs tout emmêlés.
- De type méditerranéen ? avait poursuivi Lola. -Ouais, il dit qu'il est gitan, d'Andalousie.
- Vous vous lancez dans une étude sociologique sur les origines ethniques des SDF ? avait demandé Costello, soudain intéressé.
- Non, je me lance dans une étude sociologique de l'apparence et des origines ethniques de nos victimes, lui avait renvoyé Lola.
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Mais tais-toi ! Cesse de les aider ! C'est vrai qu'elle est futée quand même, la petite garce ! Jean-Jean avait haussé un sourcil patricien.
- Jésus ? Une victime potentielle de notre supposé
tueur ?
- Un brun barbu de type méditerranéen.
- Et quimpaux ?
-Un accident dans l'activité criminelle qui caractérise notre homme ! avait lancé Laurent, tout excité. Lola a peut-être bien raison, peut-être qu'il traînait autour de ce Jésus quand celui-ci s'est fait embarquer.
- Je le connais bien, Jésus, avait jeté Marcel, il habite dans un carton devant chez moi.
- Près de l'endroit o˘ vous avez aperçu le Pianiste pour la seconde fois ?
avait alors demandé Lola.
- Affirmatif, avait répondu Marcel face à quatre regards soudain bien réveillés.
Laurent repensait aux consignes en freinant devant le Divan.
-Voilà comment on va procéder, avait lancé Jean-neaux. Laurent et Marcel vont aller prendre un pot au Divan, histoire de bien loger notre client.
- …ventuel suspect, corrigea Laurent.
- Ouais, c'est ça. Moi et Lola on reste dehors, prêts à le courser s'il y a un problème. Costello, tu fais l'issue de secours s'il y en a une. Pigé ?
Tout le monde est armé ?
Réponse affirmative.
- On l'embarque ou pas ? avait demandé Marcel, tout excité.
- L'OPJ Merrieux l'embarque dès la fin de son récital. On le ramène ici et on se le cuisine tranquille. On
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va en faire qu'une bouchée ! avait-il ajouté en se frottant les mains.
L'enseigne rouge au néon clignotait. Un portier en costume noir bloquait l'entrée, bras croisés sur son torse volumineux.
Laurent et Marcel s'approchèrent, tandis que Jean-neaux et Lola se garaient dix mètres plus loin.
Le portier les toisa. Marcel lissa sa cravate qui l'étranglait. Il était passé chez lui mettre un costume, avait d˚ répondre aux récriminations de Nadja qui s'étonnait - euphémisme - de le voir repartir travailler, et en civil, en plus ! Il n'avait d˚ son salut qu'aux coups de sonnette excédés de Laurent qui poireautait en bas de l'escalier.
Le mastodonte les fit entrer sans un sourire. Murs tendus de velours sombre, profonds divans rouges, petites tables basses, comptoir en acajou.
L'endroit était bondé d'hommes en costume qui buvaient et péroraient dans une ambiance bon enfant. Une dizaine de femmes en robes courtes et moulantes, aussi maquillées que des travestis, souriaient en vidant des coupes pleines de bulles. Un homme en smoking jouait du piano, les yeux fermés. Marcel sentit son cour s'emballer. Il n'y avait pas de doute possible. Les cheveux ch‚tains bien peignés, la courte barbe soigneusement taillée... Il donna un coup de coude à Laurent qui lui renvoya un regard agacé. Ils s'installèrent au bar, sur deux hauts tabourets de cuir.
- qu'est-ce que je vous sers ?
- Une bière, dit Marcel.
- Despé, Sol, Bud, Sapporo ? jeta le barman en jonglant avec un plateau de cocktails.
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- Pression, dit Marcel.
- Y en a pas.
- Mettez-nous deux Sol, lança Laurent. Alors, c'est lui ? ajouta-t-il à
voix basse.
- Affirmatif.
Le barman posa les bières devant eux.
- Vous fermez à quelle heure ? lui demanda Laurent.
- 3 heures.
- Et le pianiste ?
- Y joue deux sets, 11 heures-minuit et minuit et demi-1 h 30, leur jeta-t-il tout en courant à l'autre bout du bar o˘ un gentleman énervé
tambourinait avec son verre vide sur le comptoir.
Ils échangèrent un regard entendu et soupirèrent de concert. Laurent pécha son portable dans sa poche revolver pour prévenir Jeanneaux.
Celui-ci l'informa qu'une issue de secours donnait , dans une ruelle à
l'arrière du b‚timent et que Costello s'y était posté tandis que Lola faisait le pied de grue -ha ! ha ! - près de la pharmacie adjacente et que lui-même, Jeanneaux, se tenait prêt à démarrer au cas o˘ leur client essayerait de filer en bagnole. Laurent opina. ¿ son idée, on aurait d˚
demander des renforts et prévenir la juge Morelli. Mais il comprenait la valse-hésitation de Jeanneaux. L'interpellation d'un citoyen sur la seule base des intuitions quasi mystiques d'un gardien de la paix, c'était difficile à défendre.
Bon, inutile de se prendre la tête, on verrait bien. Ćool, Laurent, cool, écoute la musique. ª
Le pianiste jouait sans ouvrir les yeux, la tête dodelinant, comme un aveugle, indifférent au brouhaha et aux rires aigus, enchaînant morceau sur morceau sans
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aucune hésitation ni fatigue apparente, ruissellement de notes enchevêtrées sur un tempo d'enfer.
- C'est un bon ! dit Laurent dont les pieds battaient la mesure malgré lui.
Marcel opina distraitement. Il avait mal au ventre. Ils avaient avalé vite fait un sandwich au poulet synthétique et par-dessus ça l'engueulade avec Nadja qui le croyait parti adultérer dans un coin... Il tombait toujours sur des femmes jalouses. S˚r que c'était flatteur, mais un peu, eh bien un peu chiant, à dire vrai. Parce que, enfin, n'était-il pas l'homme le plus fidèle de toute la brigade ? Il baissa les yeux vers sa bière et vit avec surprise que la mousse dessinait les deux seins de Marie Perrin. Il releva vivement la tête.
C'était étrange de regarder ce type si quelconque en pensant que c'était certainement un assassin, se dit-il en frissonnant. Tous ces gens un peu ivres, contents de s'amuser en écoutant un tueur jouer du piano dans cette ambiance chaude et amicale. Etrange.
Costello vérifia son arme. Il n'était pas partisan de la violence à tout crin, mais il ne tenait pas à prendre de risques. Ramirez ne s'était pas assez méfié et Rami-rez était mort, saigné comme un porcin. Costello n'était plus tout jeune, à deux doigts de la retraite, mais il visait juste et il tirait vite. Ćomme ton père ! ª lui disait souvent sa tante en s'essuyant les yeux. Il n'avait vraiment jamais su ce que ce père, qu'il avait à peine connu, faisait à Naples. Sa tante était très discrète là-
dessus. Tout ce qu'il en avait hérité, c'était une valise pleine de vêtements rayés et de chaussures pointues, un panama, une boîte de cigarillos, un automatique en parfait état, et un titre de propriété pour un établissement
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qui s'intitulait Le Trou aux Biches, que sa tante lui avait fait revendre illico au profit d'une institution charitable. Il soupira, inspecta encore une fois la ruelle. Trop étroite pour laisser passer une automobile et pas de deux-roues en vue. Si quelqu'un sortait du Divan, ce serait pour partir à pied.
Mal dans la nuque. Il y avait quelque chose qui n'allait pas. Il y avait quelque chose de MAUVAIS. Il ouvrit brusquement les yeux, tel un mort revenant à la vie au fond de son tombeau. Il ne voulait pas se retourner.
Mais c'était là, dans son dos. Un REGARD. Lourd. Pesant. Comme une main prête à se poser sur son épaule. ¿ la lui broyer. Il accéléra légèrement le rythme et un grand Américain se mit à taper dans ses mains en vociférant.
Oui, il fallait mettre un peu d'AMBIANCE. The Congo-Conga. «a va chauffer, hmm hmm, ça va chauffer AU ROUGE. Un deuxième Américain se mit à claquer des doigts, hilare, et les filles applaudirent. Il tourna la tête, à peine, très NATURELLEMENT, et faillit rater la note. L'AGENT DE POLICE était là, déguisé en client, avec sa moustache aussi repérable qu'un phare. Il frissonna en attaquant Caravane avec une détermination farouche. Les clients poussaient des cris et chantaient, ça sentait la F TE. Mais MOUSTACHE n'était pas là pour la fête. Il était avec un jeune homme sombre, T TE DE POLICE. Il aurait d˚ s'occuper de l'autre fille immédiatement. Le dépit lui vrilla l'estomac, douloureusement, et il ressentit quelque chose d'aussi étrange que presque l'envie de PLEURER à l'idée que ça allait être fini. qu'il allait devoir partir. quitter la maison de GRANNY. Partir comme un chien dans la nuit devenue froide. Il plaqua un accord avec une violence qui arracha un cri d'en-184
DESCENTES D'ORGANES
thousiasme à la salle. La sueur coulait dans ses yeux, s'insinuait sous la barbe. D…COLLER ? Il martela le final en priant pour que la FOUTUE BARBE ne glisse pas à terre et se leva aussitôt, filant vers les coulisses.
Marcel avait ébauché un mouvement pour le suivre mais Laurent l'intercepta.
-Pas d'affolement. C'est l'heure de sa pause, c'est tout.
- Et s'il nous a repérés ?
- Comment ? On boit un pot, tranquilles... Il ne nous connaît pas.
-Il m'a vu autant que je l'ai vu, objecta Marcel.
- Réfléchissez un peu ! Pourquoi est-ce qu'il aurait fait attention à
vous ? C'était Jésus, sa cible. Et même s'il savait que vous êtes un flic, ça veut pas dire que la Criminelle est après lui !
Marcel hocha la tête, mécontent. Ce genre de type avait un instinct infaillible pour sentir les ennuis. Comme les animaux sauvages.
- Je vais pisser, annonça-t-il avec la ferme intention de jeter un oil en coulisses.
- Pas de bêtises ! Jeanneaux ne veut pas d'embrouilles !
Il y avait la queue aux toilettes, hommes so˚ls et braillards, odeur d'urine et de bière. Marcel nota la porte marquée Privé, et l'autre porte sans inscription. La loge du pianiste ? De toute façon, Costello était en faction dans la ruelle et Jeanneaux et Lola montaient la garde devant. Il ne pouvait pas filer.
Sauf qu'aucun d'eux n'avait repéré les lieux. qui sait si la loge ne disposait pas d'une fenêtre ? qui sait si l'…tripeur n'était pas déjà
dehors en train de courir vers Mélanie ? Ils auraient d˚ l'appréhender immédiate-185
DESCENTES D'ORGANES
ment. Mais Jeanneaux avait eu peur d'un possible carnage, style : Ácculé
par la police, l'ennemi public n∞ 1 égorge trois innocents distributeurs de dollars sur pattes. Le capitaine Jeanneaux est muté en terre Adélie. ª II tapa à la porte, légèrement. Pas de réponse. Il tambourina de nouveau, un peu plus fort. Rien. Il se représenta Laurent, inquiet, au bar, jeta un coup d'oil derrière lui : personne. ´ Pas de commission rogatoire ª, Śanctions disciplinaires ª. Il inspira et tourna brusquement la poignée. La porte s'ouvrit. Emporté par son élan, il se retrouva dans une petite loge : un miroir, un fauteuil, une chemise sur un cintre, une bouteille d'eau minérale, une serviette-éponge. Un paravent. Retenant son souffle, Marcel s'en approcha, arme dégainée.
Clic, fit la porte en se refermant dans son dos. Il sursauta, fit volte-face. Clic-clac. Clic-clac ? Il se rua vers la porte, secoua la poignée.
Rien ne se produisit. Pas possible ! Il n'était quand même pas enfermé à
l'intérieur ?!
Hélas, si.
Costello entendit du bruit et tourna la tête, la main sur la crosse de son arme. Un homme poussa le vantail marqué Issue de secours-interdit de stationner. La quarantaine, cheveux courts ébouriffés, imberbe, les joues grêlées de vilains boutons, vêtu d'un blouson beige. Une mallette à la main, il sifflotait.
Costello fit un pas. L'homme le regarda.
-Vous attendez quelqu'un ? fit-il.
- Vous êtes le pianiste ? demanda Costello, pris de cours.
-Moi ? J'ai une tête de pianiste ? Je suis le comptable, mon vieux. Le pianiste joue jusqu'à 2 heures. qu'est-ce que vous lui voulez ?
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- Rien. Vos papiers, s'il vous plaît.
- quoi ?
- Police. Vos papiers, répéta Costello. L'homme maugréa tout en fouillant ses poches, en
extirpa un porte-cartes, mais à cet instant des cris s'échappèrent de la porte restée entrouverte.
-¿ l'aide ! criait une voix d'homme.
La voix de Blanc ! Costello bondit à l'intérieur. Des types visiblement ivres contemplaient avec effarement une porte fermée derrière laquelle Marcel beuglait. Laurent apparut sur ces entrefaites, l'air inquiet.
Sans réfléchir, Costello tira dans la serrure. Hurlements des clients, affolement et branle-bas de combat. Marcel apparut, hagard. Laurent s'en serait arraché les cheveux d'autant que Jeanneaux lui hurlait dans l'oreille : ´ Mais qu'est-ce qu'il se passe, bordel ? ª
Ce qu'il se passait, c'était que le Pianiste avait foutu le camp.
Après moultes confuses explications, le barman leur donna l'adresse du patron, un certain Ludovic Marezza. Non, lui, il ne savait pas o˘ créchait Philippe, le pianiste. Il était spécial, Philippe, il ne parlait à
personne.
Avec le feu vert de Jeanneaux, Laurent et Lola partirent interviewer le sieur Marezza, qui logeait à la Californie, la colline résidentielle qui surplombait la rade. La route les amena jusqu'à un bel immeuble ancien qui respirait l'opulence, au fond d'un parc centenaire. Laurent gara sa 206
sous un eucalyptus près d'une Porsche noire et ils descendirent, sans claquer les portières.
-C'est un immeuble à code, annonça Lola.
- Concierge ?
- Oui, mais est-ce bien opportun ? On veut que Marezza soit de bonne humeur et coopère. Pas que tout
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le quartier sache qu'il reçoit la visite des flics à 11 heures du soir.
- OK, j'appelle les renseignements.
Marezza était sur liste rouge et il fallut l'intervention de Jeanneaux, rentré furax au commissariat, pour obtenir son numéro. O˘ un répondeur leur proposa aimablement de laisser un message.
- Il est pas là, marmonna Lola en raccrochant.
- Ou bien il dort. On a peut-être assez foutu le bordel pour ce soir, non ?
-Et si le Pianiste tue quelqu'un cette nuit ?
- OK pour le concierge.
Drelin drelin...
Pas de réponse. Laurent appuya de nouveau sur la sonnette, laissant son doigt enfoncé. Le concierge soupira :
- Il va pas être content, monsieur Marezza, il a horreur qu'on le dérange quand il joue à la Bourse sur son ordinateur.
- Comment savez-vous qu'il est là ?
- Sa voiture est en bas. La 506 noire. Mais le soir, il répond jamais au téléphone. Il surfe.
Drelin drelin.
-Mais c'est pas fini, oui ?!
La porte s'ouvrit brutalement sur un petit homme d'environ soixante-dix ans, en peignoir en soie lavande, armé d'un fusil à canon scié braqué sur le ventre de
Laurent.
- Police ! s'écria Lola en brandissant sa carte. On a quelques questions à
vous poser à propos d'un de vos employés !
Le fusil se tourna vers elle.
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- Ah ouais ? ¿ cette heure-ci ?
-C'est une affaire très grave, monsieur Marezza, expliqua Laurent, laissez-nous entrer et vous expliquer.
- Mon cul ! Pas de flics chez moi, c'est contre ma religion.
-Il s'agit de meurtres, Marezza, pas de votre bar à putes, confirma Lola avec son plus joli sourire.
- De meurtres ? répéta Marezza en grattant son menton gris de barbe du bout de son fusil. Toi, tu caltes dans ton trou vite fait ! lança-t-il soudain au concierge qui s'empressa de filer. Et compte pas sur tes étrennes !
ajouta-t-il.
- On peut entrer ? insista Laurent, ou vous préférez que tout l'étage se régale ?
Ils le suivirent à l'intérieur, entièrement meublé Louis XV.
- Vous êtes amateur d'antiquités ? s'enquit poliment Lola.
-Non, moi j'suis pédophile, ricana Marezza. Bon, de quoi est-ce qu'il s'agit ?
- Nous avons besoin du nom et de l'adresse de votre pianiste.
- Philippe ? qu'est-ce que vous lui voulez, à Philippe ?
- Désolé, mais nous ne sommes pas autorisés à vous en dire plus, lui lança Lola.
Marezza posa le fusil sur une délicate console marquetée.
- Air comprimé, expliqua-t-il, un jouet. Philippe est clean, y a que la musique qui l'intéresse, ajouta-t-il. Il boit pas, il fume pas, y s'drogue pas.
Ńon, il se contente d'étriper des barbus ª, faillit lui renvoyer Lola.
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- C'est un autiste, poursuivait Marezza. Il ne s'exprime qu'à travers la musique. Il est pris en charge par les affaires sociales depuis la mort de sa grand-mère. Pas violent pour un sou.
-«a... fit Laurent avec un geste évasif. Son nom complet et son adresse, s'il vous plaît ?
-Philippe Guidoni. 12, rue des Gabres. Troisième étage.
- C'est sa grand-mère qui l'a élevé ? -Barbara, oui. Madame le Juge Barbara Guidoni.
Une sacrée bonne femme. Remarquez, il le fallait pour tenir tête à son flicard de mari.
- Le grand-père Guidoni était flic ? La grand-mère Guidoni était juge ?
s'écrièrent simultanément Laurent et Lola.
- Ah là là, la jeunesse ! ricana Marezza. Jamais entendu parler de Superflic Guidoni ? Et de ses démêlés avec le Milieu ?
-Heu...
- Sic transit mundi ! grommela Marezza entre ses dents. Mario Guidoni a mené la vie dure à la pègre pendant près de dix ans, les journaux locaux étaient remplis de ses exploits. Il se chargeait de les arrêter et Madame le Juge de les faire coffrer.
- Pourquoi est-ce que Barbara Guidoni s'est retrouvée seule avec son petit-fils ? Il s'est fait descendre ?
- Non, c'est beaucoup plus moche. Barbara avait une fille d'un premier mariage. Sonia. Le genre de gamine à tourner la tête à tous les vieux boucs. Elle s'est retrouvée enceinte à seize ans. Elle n'a jamais voulu dire de qui. Les méchantes langues chuchotaient que le gosse était de Super Mario. quand elle a eu dix-huit ans, il lui a offert une voiture, une Simca 11. L'année d'après,
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un dimanche de novembre, elle a proposé à son beau-père de le conduire à
»ze, o˘ il devait rencontrer un indic. Barbara et le petit étaient partis rendre visite à une vieille tante. La Simca a quitté la route, ils ont plongé du haut de la corniche. Cent cinquante mètres à pic. Pas de trace de freinage. On a parlé d'un suicide.
- C'est vraiment moche ! s'exclama Lola.
- Le monde est vraiment moche, ma belle, vous vous en étiez pas encore aperçue ? Moi, je crois que c'était vrai, reprit-il, que ce salaud de flic se tapait sa belle-fille. J'étais lieutenant de la famille Pisco, à
l'époque. J'entendais beaucoup de choses.
-Vous voulez dire que vous avez travaillé pour la Mafia ? s'enquit Lola, polie mais incrédule.
-Non, pour le Vatican, ricana Marezza. J'ai même failli devenir cardinal, mais j'ai préféré me taper douze ans de taule. Moins stressant. Bon, autre chose ?
- 12, rue des Gabres, marmonna Laurent, j'ai vu cette adresse quelque part... le siège social de votre société ! s'écria-t-il.
-Je suis juste le gérant...
- qui est le propriétaire ?
- Philippe, bien s˚r. L'héritage de sa Granny. Comment croyez-vous qu'il aurait pu avoir ce boulot, sinon ?
- Vous voulez dire que le Divan lui appartient ?
- Oui, mais il le sait pas. Il croit que c'est moi le patron. Et il est tout content d'avoir un bon job. La vieille l'a voulu comme ça. Je suis son tuteur légal, acheva-t-il.
-Mais pourquoi ? s'étonna Lola.
- Disons que la vieille m'a fait une fleur qui m'a évité de tirer cinq ans au trou. En échange, je lui ai cédé mor
I
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1ª
DESCENTES D'ORGANES
affaire et j'ai promis de prendre soin du gosse. Elle était malade, elle se savait condamnée. Elle a préféré pactiser avec le diable. qu'est-ce qu'il a fait, Philippe ?
- Il est soupçonné de quatre meurtres, l‚cha Lola. -Merde ! C'est impossible ! Il est doux comme un
agneau !
-Il est possible que ce soit une erreur, mais nous devons l'entendre comme témoin, compléta Laurent avec un regard de reproche à Lola.
- Faut que j'appelle mon avocat, marmonna Marezza. Je vais pas vous laisser torturer ce pauvre gars.
- Monsieur Marezza ! Notre visite était officieuse et aucune charge ne pèse à ce jour sur votre protégé.
- C'est ça. Rejoue-la-moi en fa mineur.
- On y va, Lola. Au revoir, monsieur.
- Allez vous faire mettre ! leur lança Marezza en refermant la porte au dos de laquelle était punaisée une grande photo couleur.
Un pointu bleu et blanc à bord duquel un gamin radieux, les mains poisseuses de sang, posait près d'un énorme thon éventré. Sur le flanc du bateau, on pouvait lire l'inscription Ludo 2.
- Antécédents familiaux, profil psychologique, tout colle, jeta Laurent en mettant le contact.
- Fils de flic et de juge, ça te donne illico un profil schizo, c'est ça que tu veux dire ?
- Trop de rigidité. Et la perversion en arrière-plan. Tous les psychopathes ont eu une enfance perturbée, tu le sais bien.
- Avec ta théorie, tous les gosses qui sont allés en camp de concentration auraient d˚ devenir des sériai killers, non ? Et y en a même peut-être pas un seul !
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-…coute, j'en sais rien, mais c'est comme ça, enfance perturbée égale adulte perturbé, égale gros tas d'emmerdés à l'horizon ! cria Laurent en négociant un virage serré. Non mais, écoute-moi, on dirait Jean-neaux !
ajouta-t-il, les dents serrées. Cette saleté de bled me déteint dessus.
J'ai l'impression de me transformer en nain de jardin tropical.
-J'osais pas te le dire, mais y te manque que le bonnet.
-C'est là, 12 rue des Gabres.
Une petite rue coincée entre le port et la vieille ville. L'immeuble, vétusté, semblait assoupi, volets clos, pas de bruit.
Jeanneaux sauta à terre, ouvrit son blouson en nylon pour pouvoir saisir son flingue rapidement.
- On va se le faire, le psycho, marmonna-t-il avec un rictus féroce.
- Tss tss.
-Laurent, vous me couvrez. Blanc, vous restez au volant. Vous, ordonna-t-il aux hommes venus en renfort, vous ne l‚chez pas cette porte de vue, personne ne sort, OK ! Lola... heu...
- Je vous suis.
- C'est pas vraiment la place d'une femme...
- Désolée, mais ils avaient déjà quelqu'un pour monter la garde à la pouponnière.
- Vous restez en retrait derrière Laurent, alors. Non mais, comment il la traite ! Attends que j'aie
fini de faire son éducation, et tu verras les branlées qu 'elle va te filer, cette petite !
- Allez, en place ! ordonna Jeanneaux en se pliant en deux.
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Ils se faufilèrent sans bruit dans le couloir et commencèrent à grimper sans allumer la minuterie.
- O˘ tu vas, monsieur ?
Jean-Jean faillit s'étaler. Le faisceau de sa lampe torche éclaira un tout petit Black, cramponné à un chaton roux.
- Titi s'est sauvé, il faut que je le ramène à la maison. Pourquoi vous avez des pistolets ? Vous êtes les dealers de mon grand frère ?
-On est des ogres, l‚cha Jean-Jean, extrêmement contrarié. Alors ferme-la et file te coucher, compris ? Allez, ouste !
Le gamin dégringola les escaliers, le chat dans les bras, et se rua dans l'appartement du rez-de-chaussée en criant : ´ Papa ! Papa ! ª
Jean-Jean, les dents serrées, attendit que le minuteur s'éteigne pour ne pas se découper dans la lumière lorsque la porte s'ouvrirait, puis sonna en appuyant légèrement sur le battant qui s'entreb‚illa. Sur une pièce sombre qui puait atrocement. Le cour battant, il dégaina en lançant : ´ Monsieur Guidoni ? ª Silence. Pas de bruit de respiration. Pas de bruit de pas. Pas de froissement de tissu. Il t‚tonna pour trouver l'interrupteur avec l'impression de sentir le souffle de la balle qui lui exploserait la tête.
Alluma enfin.
En bas, une voix d'homme criait : ´ «a suffit, arrête tes conneries et file te coucher ! ª
- Living-room, annonça-t-il à voix basse. Vide.
Un vieux sofa défoncé. Une antique télé. Une table basse en pin. Une armoire normande. Un superbe piano demi-queue. Les volets étaient fermés.
Les murs zébrés d'excréments.
- Oh merde ! balbutia Laurent dans son dos.
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- Comme vous dites !
Un doigt, préalablement plongé dans la matière fécale, avait tracé des mots en tous sens sur les murs.
- ÍL EST DE RETOUR ª, déchiffra Lola en se tordant le cou. Il l'a écrit au moins dix fois.
-Salle de bains, cuisine, chambre, ordonna Jean-neaux.
Ils avancèrent avec précaution, se retenant de respirer. Philippe Guidoni pouvait être tapi derrière une des portes entrouvertes, prêt à tirer.
Jeanneaux les fit claquer l'une après l'autre contre les murs, tandis que Laurent et Lola le couvraient, le souffle court.
Il n'y avait personne. Toutes les pièces étaient souillées. Le lit - un matelas nu - trempé de sang et d'urine. Des punaises plantées dans les murs dessinaient de grands yeux dorés.
- Il est parti, gémit Jeanneaux en faisant craquer ses jointures, on l'a raté !
-Il va peut-être revenir, chuchota Lola, le front moite.
- Non, il est parti ! C'est pour ça qu'il n'a pas fermé à clé.
Laurent, ruisselant de sueur, avait enlevé son blouson et s'était mis à
ouvrir les placards, les tiroirs. Des photos jaunies, des partitions, des vêtements très classiques, deux smokings...
~- Té, la patrouille des éléphants, maintenant ! T'entends ça ?
- Zzzz...
Sur le piano, en travers du clavier, une scie. Sale. Dans la salle de bains, posés sur un plateau en acier chirurgical, des épingles à nourrice brunies o˘ adhé-195
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raient des filaments de chair, des clous et des punaises de toutes dimensions, bien alignés, à côté d'un flacon d'alcool à 90∞ et de cotons souillés.
Dans le frigo quasi vide, un paquet enveloppé de papier journal.
Lola le saisit. C'était lourd et mou. Elle le posa sur la table en formica jaune et l'ouvrit avec nervosité.
De la nourriture pour chats ?
Raté.
Un foie, deux reins, des intestins, un cour, une vésicule, un appendice.
-Joanna quimpaux, parvint-elle à articuler, sans savoir que la chose tapie dans son cerveau ricanait de plaisir à la vue de ces ravissants reliefs humains.
- Encore un putain de cannibale ! grogna Jeanneaux en examinant le contenu du paquet. C'est la nouvelle mode... ´ M'man, je serai cannibale ou start-up ! ª
- Je vais vomir, dit Lola en se penchant au-dessus de l'évier, dérangeant un troupeau de blattes venues s'abreuver.
Jeanneaux détourna les yeux, rien de plus moche qu'une femme qui dégueule.
Lola se redressa, fit couler l'eau, se rinça la bouche, pendant qu'il repliait nerveusement le papier journal sur son sinistre contenu en marmonnant ´ putain de malade ! ª.
- Excusez-moi, fit-elle, vexée.
-J'parlais pas d'vous, Tinarelli. Bordel, c'est quoi tous ces cafards ?
C'est une réserve naturelle ? Jamais vu une porcherie pareille !
- Regardez ça ! lança Laurent en brandissant une grande feuille de carton de 80 x 80 cm environ, qu'il tenait du bout des doigts comme un Kleenex sale. C'était punaisé au fond du placard,
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II la déposa sur la table de la cuisine et ils se penchèrent pour l'examiner.
C'était un collage réalisé à partir d'objets et de photos découpées, réassemblés, maculés de tramées sanglantes et hachurés de notes de musique et de graffiti tracés au gros feutre rouge.
On y devinait Barbara Guidoni, une belle femme dans la cinquantaine, de tout petits clous enfoncés dans la bouche et dans les yeux, une lame de rasoir collée sur le bas-ventre. Sonia Guidoni, le portrait de sa mère en plus jeune, mais sans sa force, une enveloppe p‚le et souffreteuse, les mains plaquées sur son abdomen barbouillé d'une substance rouge et épaisse.
Un flic, vêtu de son uniforme d'apparat, les cheveux gris, le visage dur, surmonté d'une auréole de punaises dorées.
Puis un photo-montage o˘ le flic était allongé sur Sonia, relié à elle par un mini-couteau de dînette sortant de son pantalon, et la tête de Sonia recouverte de merde séchée écrasée avec un doigt qui y avait laissé son empreinte digitale.
- Un pouce, certainement, dit Lola.
Un bambin de deux, trois ans, les regardait. On avait fixé des pétales de fleurs sur son tablier bleu à carreaux.
On le retrouvait pendu à un gibet en vraie corde, des filets bruns s'échappant d'entre ses cuisses, coulant sur la famille réunie en dessous.
Ce n'étaient plus des fleurs qui ornaient son tablier, mais de minuscules cadavres de blattes.
-Il faut absolument que j'envoie une copie de ce truc à quantico, l‚cha Laurent, ils vont adorer ça, les profileurs !
- Complètement démentiel ! confirma Lola avec une moue écourée.
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Tu parles, c'est génial, oui ! Comment est-ce que j'ai pu être assez bête pour ne pas laisser d'ouvres d'art comme ça ? Un témoignage de mon génie pour les générations futures ? Tu vas voir que ce con d'…tripeur va passer à la postérité et que je serai oublié d'ici dix ans ! Tout ça parce que j'ai travaillé avec du périssable !
Une longue flèche en plastique noir reliait l'enfant à une silhouette d'homme rouge vermillon à qui l'on avait collé sur la main droite une vraie paire de ciseaux et sur l'autre une boîte à pilules, délicatement ouvragée, sur le couvercle de laquelle on avait inscrit en capitales MENSONGES.
L'ensemble était entouré de grosses taches noires surmontées chacune de trois notes tracées sur un fragment de grille.
- Ré - la - ré, déchiffra Laurent. Un début de chanson ? Jeanneaux, occupé
à éclater des cafards kamikazes
qui avaient pris ses chaussures pour un porte-avions, haussa les épaules.
Lola se pencha, sourcils froncés.
- On devrait plutôt essayer la transcription à l'anglo-saxonne qui utilise des lettres à la place des notes, l‚cha-t-elle au bout de quelques secondes.
- Ce qui veut dire ? grogna Jeanneaux, pressé d'aller vider son chargeur sur la cible.
Elle releva la tête, troublée.
-D. A. D. Dad... Papa.
Papa. Papa. Papa.
De grosses taches épaisses et noires.
- Putain, c'est trop hype ! l‚cha Laurent en réajustant ses lunettes.
- Bon, mes enfants, l'art, c'est bien beau, mais on a du boulot ! O˘ est-ce qu'il peut être, ce sériai de mes deux ?
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DESCENTES D'ORGANES
Le sériai des deux à Jean-Jean marchait d'un bon pas, évitant les réverbères, vêtu d'une chemise blanche bien repassée, d'un jean propre et de ses sandales en cuir.
C'était la fin. L'APOCALYPSE. Les flics étaient chez lui, il le savait, il les avait vus du coin de la rue, tapi dans l'ombre. Il avait bien eu raison de filer, tout à l'heure. Et le vieux policier qui voulait I'ARR TER ! Il allait lui écraser la mallette sur le visage quand MOUSTACHE avait appelé.
Tout allait de travers et quand tout allait de travers, il fallait PARTIR.
Se fondre dans la nuit. Trouver CELLE-L¿ et la réduire au SILENCE, puis ATTENDRE le clochard et enfin SAVOIR.
Mélanie ne trouvait pas le sommeil. Comment avait-elle pu laisser Joanna en compagnie du tueur ? C'était sa faute si elle était morte ! Si elle était restée un peu plus longtemps, si Damien était resté avec elles... Mais Damien avait eu peur qu'elle ne lui pose des questions sur Joanna et Kamel, il s'était esquivé, à cause de sa stupide jalousie à elle !
Elle se leva, en sueur, les tempes bourdonnantes, alla chercher un verre d'eau à la cuisine. Le vent s'était levé, un vent violent qui courbait les palmiers sous les rafales. Elle s'approcha de la vitre, regarda le trou noir de la mer o˘ couraient les crêtes blanches et phosphorescentes des vagues. Elle souhaita confusément une terrible tempête, une tempête purificatrice qui emporte tout, qui lave la ville, une tempête tellement terrible que plus rien d'autre n'aurait d'importance.
Puis elle vit son scooter, s˚rement renversé par le vent, qui perdait son huile sur le trottoir. Dans la confu-199
DESCENTES D'ORGANES
sion de la soirée, elle avait oublié de le rentrer au garage. On allait le lui piquer !
Elle enfila une parka sur son pyjama décoré d'oursons rieurs et sortit sans bruit.
Il écarquilla les yeux. C'était un MIRACLE. La fille venait de sortir de l'immeuble, elle s'avançait vers lui en chaussons à tête de canard, comme si elle savait que Papa Ouvre-Boîte l'attendait ! Elle venait, elle venait DANSER avec lui, toute la nuit, la seule nuit, la DERNI»RE NUIT de toutes ses nuits !
Il sentit sa bouche émettre le petit bruit mouillé qu'il faisait pour appeler les chats et se plaqua une main sur les lèvres. CHUT !
Giflée par le vent froid, Mélanie frissonna en jetant un coup d'oil sur le boulevard désert. Il y avait toujours des zonards qui traînaient sur la plage, mais le mauvais temps avait d˚ les chasser. Elle fit les quelques pas qui la séparaient du scooter, glissa la clé dans le newman pour débloquer le guidon et entreprit de le relever, sans cesser de regarder par-dessus son épaule.
Elle était EXCIT…E. Pressée de sentir Papa Ouvre-Boîte EN ELLE. Il fallait aller l'aider. Lui donner l'amour de Papa Ouvre-Boîte. VIDER son corps SALE
et le REMPLIR d'amour.
Il fit un pas en avant.
Il y avait quelqu'un. Elle en était s˚re. Il y avait quelqu'un caché
quelque part, tout près. Elle avait entendu un crissement. Le crissement d'une paire de chaussures. ´ Tu es complètement folle, ma pauvre 200
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fille, c'est quoi, le crissement d'une paire de chaussures ? ª Elle poussa le scooter vers l'entrée du garage en sous-sol auquel on accédait par une entrée latérale. Dix mètres à faire. Juste dix mètres.
Elle était POUR LUI. Il en sautillait presque de joie en t‚tant la lame aiguisée dans sa poche. C'était un CADEAU de son amie LA NUIT. La fille allait faire de la MUSIqUE pendant qu'il l'aimerait. Elle allait CHANTER.
Très très haut, très très fort.
Il se glissa dans ses pas, son sourire clouté étincelant dans l'obscurité.
- Il va essayer de ruer Mélanie, lança Marcel dès qu' on l'eut mis au courant de la situation, c'est ça qu'il va faire !
- Pourquoi diable ? demanda Costello.
-Parce qu'elle l'a vu ! Elle peut l'identifier. Elle représente un danger pour lui et maintenant il est en fuite. Il doit la tuer. Il doit supprimer tous les témoins.
- Je ne suis pas s˚r que votre raisonnement soit pertinent... avança Laurent.
-Faites confiance à Blanc, c'est une sorte d'épongé à maniaques, rétorqua Jeanneaux. Allez, on y va. Appelez Marie Perrin pour la prévenir.
-J'ai son numéro dans mon portable, dit Marcel en rougissant légèrement.
Une sonnerie.
- quand je pense à ce qu'on a trouvé là-haut, disait Laurent.
Deux sonneries.
-Allô ? fit Marie Perrin d'une voix ensommeillée.
- Marie, c'est Marcel. Mélanie est là ?
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DESCENTES D'ORGANES
-Oui, elle dort, chuchota Marie, qu'est-ce qu'il se passe ?
-On a du nouveau, on sait qui c'est. N'ouvrez à
personne.
- C'est drôle, mais ce qui m'a fait le plus froid dans le dos, ce sont les épingles à nourrice et les clous, bien rangés dans la salle de bains, disait Lola.
Epingles à nourrice ? Un homme, une nuit, à l'Espadon... Marcel sentit son cour s'emballer. Marie, haletante :
- On est danger ?
- Non, non, mais vaut mieux être prudent. Au fait, ton mec aux épingles dans les choses, il s'appelait comment ?
- Philippe... Pourquoi ?
-Non rien, je t'expliquerai. On est là dans cinq minutes.
Il raccrocha, furieux contre sa langue trop bien pendue, II lui expliquerait quoi ? que l'…tripeur était très certainement le père de Mélanie ? On pouvait dire ça à une mère ?
Mélanie composa le code donnant accès au garage d'un doigt tremblant. Elle avait froid, elle avait peur. La porte en fer commença à pivoter en grinçant.
Il tendit le bras, la lame brilla dans la nuit, comme un éclat de rire. La lame, gracieuse danseuse, prit son élan avant de fondre amoureusement vers la gorge palpitante.
SIR»NES.
TOUT PR»S.
La lame suspendit son vol. Mélanie se retourna d'un bond, l‚chant le scooter qui s'écrasa au sol,
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HURLEMENT.
TAIS-TOI ! TAIS-TOI !
La lame affolée taillada sauvagement la parka, elle hurlait, elle hurlait, les mains levées, LES SIR»NES, du sang gicla, fines gouttelettes, les éclaboussant tous les deux, Mélanie plongea brusquement sa tête dans le ventre de l'homme, ne plus sentir la br˚lure de la lame, il battit des bras, faillit tomber, elle planta ses dents dans son entrejambe, de toutes ses forces, crève enculé crève, LA FILLE était UN SERPENT, il serra les dents, essayant de se redresser, de chasser le serpent planté dans son SEXE, LES SIR»NES TOUT PR»S, il la repoussa de toutes ses forces, elle bascula en arrière, un bout de jean entre les dents, les yeux hagards ; il ouvrit tout grand la bouche comme un loup hurlant à la lune, révélant les têtes de clous dans ses gencives, bondit vers sa gorge.
Sa MAIN. quelque chose venait de lui ARRACHER la main. La lame rebondit dans le caniveau, petite flaque d'argent. Il y avait UN TROU dans sa main.
Un gros TROU ROUGE à travers lequel il voyait le sol.
Un homme courait vers lui. L'HOMME-POLICE de l'Espadon. Une femme, la FEMME-POLICE, braquait une arme encore fumante dans sa direction. Mais la FILLE, entre eux, debout, titubante, empêchait la femme de tirer.
Il plongea sur le scooter, le redressa, l'enfourcha et mit le contact si vite que Mélanie ne comprit même pas ce qu'il faisait, si vite qu'il avait déjà tourné au coin de la rue, bondissant à travers le trottoir, dans une giclée d'étincelles.
Une main d'homme la saisit par le bras comme elle allait s'effondrer, une voix d'homme lança : ´ «a va aller, on est là. ª Une voiture, sirène hurlante, passa
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tout près d'eux, chassant dans le virage. Elle distingua Marcel, le copain de sa mère, au volant et le jeune inspecteur à ses côtés, les yeux écarquillés. Puis tout devint flou.
Debout dans le salon obscur, Marie réfléchissait en fumant. Pourquoi Marcel lui avait-il demandé le nom du type ? Il n'y avait qu'une seule réponse.
Une réponse immonde. Une réponse qu'elle ne voulait pas entendre, même dans l'intimité de son ‚me. La détonation la fit sursauter. Elle se pencha et vit une voiture de police prendre le virage sur les chapeaux de roue. Elle bondit sur le balcon, se pencha, la flic blonde agitait un pistolet fumant et un type brun était penché sur une silhouette dont elle ne distinguait qu'une manche de parka bleu marine. Mue par un sinistre pressentiment, elle courut jusqu'à la chambre de Mélanie, l'ouvrit à la volée. Le lit était vide.
Mélanie avait l'impression de respirer de l'eau.
- L'ambulance arrive ! entendit-elle dire une femme.
- Il nous a filé sous le nez ! fulminait l'homme qui la soutenait. Putain, on le tenait presque !
- Blanc et Laurent vont le rattraper, vous en faites pas.
- qu'est-ce qu'elle fout, cette ambulance ? La gamine est en train de se vider de son sang !
La gamine ? Est-ce qu'on parlait d'elle ? C'est vrai qu'elle sentait du chaud mouillé couler partout, sur son ventre, dans sa bouche. Est-ce qu'elle allait mourir ? Mais non, puisqu'elle était vivante.
- O˘ est-ce que vous avez appris à tirer comme ça, Tinarelli ?
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- Oh, je m'entraîne un peu, comme ça, quand j'ai le temps.
Pin-pon, pin-pon, portières qui claquent, course sur l'asphalte.
- Magnez-vous, les gars, ou on va la perdre ! Masque à oxygène, perfu, brancard... Marie Perrin,
échevelée, en peignoir, franchissant le cercle des badauds en hurlant :
- Mélanie ! Ma chérie !
- On s'en occupe, madame, on l'emmène immédiatement à l'hôpital, laissez-nous faire !
- C'est ma fille, je vous en prie !
-Laissez-la monter avec vous, ordonna Jean-Jean, j'en prends la responsabilité.
- Et si la gosse claque en route ? lui chuchota un des infirmiers.
- Si votre gosse devait claquer, vous préféreriez pas être là pour lui tenir la main ? lui renvoya Jean-Jean. Lola, on s'arrache ! Allô, Blanc, vous m'entendez ?
- On l'a perdu, chef. Il s'est volatilisé.
-C'est pas vrai ! Vous avez lancé un avis d'interception ?
- On a contacté tout le monde, chef. Mais il a disparu. -O˘ est-ce que vous l'avez perdu ?
-Près de la piétonne, à cause du camion-benne à ordures, on pouvait pas passer, il s'est faufilé comme un malade et après.,.
- On arrive.
Il avait coupé le contact, poussé le scooter silencieux dans un coin, soulevé le couvercle du petit coffre dévoilant un coupe-vent bleu marine qu'il avait enfilé pardessus sa chemise blanche souillée de sang.
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II en avait relevé le capuchon et s'était enfoncé dans les ruelles tranquilles, tenant sa main blessée contre sa cuisse. Il avait raté la fille, mais il n'allait pas rater L'AUTRE. C'était le GRAND JOUR. Sinon, ils l'enfermeraient dans 1'H‘PITAL-DOULEUR pour lui SCIER la tête.
Jeanneaux et Lola rej oignirent Marcel et Laurent à l'intersection de la rue Meynadier et de la rue Maréchal-Joffre.
- Costello est rentré au commissariat pour assurer la coordination, leur apprit Laurent.
- On l'avait, il était là, Lola allait lui faire exploser la tronche !
gémissait Jeanneaux.
-J'ai été gênée par Mélanie, elle faisait écran.
- On a pensé aux taxis ?
- Oui, Costello leur a fait passer le message. Mais apparemment personne ne l'a pris en charge.
- Avec le scooter, il peut aller jusqu'à l'aéroport.
- On l'interceptera, assura Laurent. Ilestfichu, patron,
- J'en suis pas si s˚r. Ce type a la tête remplie de mélasse, ça le rend imprévisible.
Ils avaient couru, poussant le chariot le long des couloirs vides.
L'interne courant à leurs côtés, sa blouse mal boutonnée. Bruit et précipitation. Il avait lancé des ordres brefs, l'oil fixé sur le moniteur, ballet de masques et de tuyaux. De visages anxieux, crispés. Marie se rongeant les lèvres. Ést-ce que c'est mon ch‚timent pour avoir baisé avec une créature des Ténèbres, Seigneur ? Est-ce qu'on n'a pas droit à
l'erreur ? ª
Biiiiiiiiiiiiiiiip. Dans le silence soudain, tous tournèrent la tête vers le moniteur qui n'affichait plus qu'une ligne continue. L'interne secoua la tête. Marie Pétrin
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eut l'impression de tomber dans un grand trou, un trou plein de terre glacée. Mélanie gisait sur le drap taché, les yeux clos, si p‚le, si atrocement p‚le.
Un sanglot lui monta brusquement à la gorge, comme un renvoi, manquant l'étouffer, ses ongles griffèrent ses joues, sa bouche se mit à trembler...
Bip.......Bip...........Bip.......
- On l'a ! hurla l'interne. On l'a !
Serrant la main de Mélanie dans la sienne, Marie se dit qu'elle ne pourrait plus jamais regarder un épisode d'Urgences sans vomir.
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Le jour se levait, un jour bleu et venteux, o˘ les papiers sales volaient sous les rafales.
Il suffisait d'attendre.
A 7 heures, la porte s'ouvrit et IL fit son APPARITION.
Jésus b‚illa, se gratta la barbe, adressa un doigt d'honneur à la porte et se mit à marcher, en m‚chonnant un sandwich au pain de mie que lui avait donné la préposée.
Il avait mal dormi. Il avait mal au ventre. Il avait envie d'être loin.
Heureusement qu'ils lui avaient laissé sa réserve d'éther camouflée en flacon d'insuline. Il avait bien besoin de se remplir les idées de nuages.
Il se dirigea vers le square, parce que les squares, c'était chez lui, dans toutes les villes. Un banc dans un square avec le chant des oiseaux comme oreiller et ce bon vieux (C2 H5)20 en guise de matelas.
Marcel raccrocha son portable à sa ceinture.
- C'était Marie Perrin. Mélanie est hors de danger, mais elle a bien failli y rester.
- C'est bien, jeta Jeanneaux, préoccupé. Maintenant, il ne reste plus qu'à
le choper avant qu'il attaque quelqu'un d'autre.
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DESCENTES D'ORGANES
-Si seulement on savait ce qu'il cherche ! soupira Marcel.
- Des bruns, typés, avec les cheveux longs et barbus, récita encore une fois Laurent en essuyant ses lunettes.
-Des bruns, typés, cheveux longs, barbus, marmonna Jean-Jean en se grattant l'entrejambe.
-Des bruns, typés, cheveux longs, barbus, répéta Lola en époussetant son jean.
Et ça te fait penser à quoi, pauvre gourde ? Un type brun, style palestinien, avec des cheveux longs, une barbe et le flanc ouvert... hein ?
A Mao Tsé-toung, peut-être ?
-Jésus ! s'écria brusquement Marcel en les faisant sursauter. Il cherche Jésus !
- Jésus ? Le clodo ?
- Jésus, le Christ !
- Brun, typé, cheveux longs, barbu... le signalement colle, mais pourquoi est-ce qu'il irait éventrer des types qui ressemblent à Jésus ? voulut savoir Laurent.
- C'est peut-être un sataniste ? proposa Lola.
- Et d'abord, o˘ il crèche, Jésus ?
- Si on le savait, capitaine...
- Le clodo ! O˘ il est, le putain de clodo ?
- ¿ la municipale... Merde !
¿ fond la caisse, direction le quai Saint-Pierre. Les voiliers dodelinent, les mouettes rasent les flots, un pêcheur rentre lentement, le soleil monte à l'horizon, disque rouge boursouflé, fouetté de longs nuages effilés.
Il avait perdu le COUTEAU-MIRACLE. Il n'était plus dans sa poche. Il était peut-être passé à travers le TROU dans sa MAIN ?
Il la secoua, l'approcha de ses yeux noisette si semblables à ceux de Mélanie, renifla la plaie. «a sentait la
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DESCENTES D'ORGANES
chair BR€L…E. VILAINE main. Il la secoua, la frappa contre sa cuisse. Tout était FOUTU. Papa Ouvre-Boîte allait rester PRISONNIER de la vie NORMALE
pour toujours !
Jésus marchait dans le square, cherchant un coin pour pisser, quand il vit l'homme aux yeux brillants, les bras ballants, juste devant le banc qu'il s'était choisi.
Il se figea, sentit l'odeur acre de sa propre peur. Les flics avaient confisqué l'Ami Bobo, il n'avait rien pour se défendre. Mais l'homme ne bougeait pas.
En fait, il pleurait.
De grosses larmes roulaient sur ses joues, se perdaient dans les poils de sa barbe.
Et il parlait aussi, d'une voix d'enfant triste.
-Papa Ouvre-Boîte a perdu la lame de vérité, se lamentait-il, Papa Ouvre-Boîte ne peut plus danser !
Il était désarmé ! Voilà pourquoi il chialait. Parce qu'il n'avait pas de couteau à lui planter dans le ventre ! Attends voir, mon salaud ! Jésus chercha des yeux quelque chose avec quoi il pourrait l'assommer, mais évidemment le square était impeccable. Il n'allait pas l'étendre à coup de marguerites !
L'homme aux yeux brillants fit un pas en avant. Jésus frissonna en apercevant les clous dans sa bouche.
- Casse-toi, lui jeta-t-il, casse-toi !
L'homme s'immobilisa, comme un chien hésitant. Il y avait du sang sur la jambe droite de son jean, plein de sang, du sang sur son entrejambe, du sang sur son visage. L'homme sentait le sang.
- Est-ce que c'est TOI, lui demanda l'homme, esi-ce que c'est vraiment TOI ?
- qui ça, moi ? lui renvoya Jésus en se disant que l'homme ne lui faisait plus si peur que ça.
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DESCENTES D'ORGANES
- Toi, Jésus !
Comment tu sais mon nom, mec ? -Enfin! s'écria l'homme. Enfin, je T'ai trouvé! Mais tu es peut-être encore un imposteur, ajouta-t-il en fronçant les sourcils, peut-être que tu mens ?
- Va te faire foutre !
- Comment être s˚r que tu es capable de ressusciter si je ne te fais pas passer le test ? gémit l'homme, les larmes dégoulinant dans sa barbe rougie.
- Mec, si tu savais combien de fois j'ai ressuscité, t'arriverais même pas à le croire, même à l'hosto ils y arrivent pas ! J'suis un miracle de la nature !
L'homme le considéra avec attention, Jésus avait l'impression de sentir la chaleur de son regard sur sa
peau.
- Je Te crois, dit soudain l'homme.
Puis il se mit à trembler comme une fusée avant le décollage, si fort que Jésus se dit qu'il allait vraiment
s'envoler.
- J'veux plus rester ici, hurla-t-il, je veux monter au ciel, emmène-moi avec toi dans l'éther !
- Ah ! Fallait l'dire plus tôt ! lança Jésus en plongeant la main dans son sac.
Clac clac clac clac... Percuteurs qu'on arme, déclics sonores dans le silence du petit matin. quatre flingues braqués sur deux mecs assis sur un banc, bouche bée et yeux au ciel.
- On bouge plus ! hurla Jean-Jean, le doigt sur la g‚chette.
-Si tu crois que j'ai envie d'aller courir un cent mètres ! marmonna Jésus en cherchant une position plus confortable.
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-Police ! Levez les mains en l'air ! lança Laurent sans conviction, déconcerté par la décontraction du tueur et de sa future victime.
- Hé, les mecs, vous allez pas nous descendre ! grogna Jésus prenant conscience qu'ils étaient entourés de flics hystériques. On s'est juste assis cinq minutes !
- Lève-toi, magne ! aboya Jean-Jean.
- Hé, mais je...
- Bouge, on t'a dit, barre-toi !
Jésus se leva lentement, il se sentait tellement léger, il vérifia que ses pieds touchaient bien terre et il eut l'impression que non, il flottait, il flottait dans l'éther...
-Vous êtes venus pour lui ? s'entendit-il demander de la voix molle qu'il avait quand il se transformait en plume.
- Non, mais regarde-moi ce connard qui reste planté en plein devant la cible, je rêve ! Tu vas te pousser, oui?
-Non ! rigola-t-il.
La fille blonde lui braqua son arme sur la tête. Elle avait un oil de poisson mort, se dit-il, un joli oil bleu de murène. Il s'écarta précipitamment, s'emmêla les pieds et s'écroula dans le massif de marguerites.
Bien. Place à l'action.
- Philippe Guidoni ! cria Jeanneaux avec la sensation grisante de participer à un moment historique.
L'homme ne répondit pas, on ne voyait que le blanc de ses yeux révulsés. Sa main blessée pendait, elle ne saignait plus et on apercevait le gazon à
travers le trou de la paume.
Laurent toussota. Guidoni était censé montrer les dents en hurlant de féroces imprécations tout en agitant une tronçonneuse couverte de cervelle... et au lieu de ça il
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DESCENTES D'ORGANES
restait vautré sur ce banc fraîchement repeint - de larges bandes jaunes striaient le dos du SDF -, à contempler le ciel étincelant comme un vulgaire camé de seconde zone.
Lola soupira. Pas encore ce matin qu'elle ferait LE carton, celui dont tous les journaux parlent et qui vous vaut une invitation au journal de 20
heures. Le Guidoni, y valait pas tripette question médias.
Même Jeanneaux dut se rendre à l'évidence. Il n'y aurait pas de siège avec tirs croisés, mégaphones cra-chouillant des ordres confus et hélicos diffusant la chevauchée des Walkyries au-dessus des îles.
- Il est dans les vapes, constata-t-il. Blanc, passez-lui les menottes.
Marcel s'approcha avec précaution du monstre assoupi. L'homme ne bougeait pas, il respirait lentement. Il était plus petit que lui, plus maigre. Il aurait pu le casser en deux d'un atémi. Mais c'était quand même un tueur.
Un étripeur,
Marcel saisit un poignet osseux. Clac. Puis se pencha pour attraper le deuxième en retenant son souffle, prêt à sentir une lame de vingt centimètres s'enfoncer dans
ses tripes. Clac,
Voilà, c'était fait. L'…tripeur était muselé. A 7 h 30 du matin, lundi 4
juin. Comme ça, sans même un coup de poing, un coup de feu. Plus facile que d'arrêter un môme, se dit Jeanneaux, frustré, en rengainant son arme. Même pas de final plein de bruit et de fureur. Juste un mec sur un banc, hagard, un pauvre cinglé couvert de sang, qui pue de la gueule, comme si le monstre n'était plus soudain qu'un épouvantail de chair tout ratatiné.
´ Philippe Guidoni, se disait Lola, morose, ça fait même pas sérieux. Il n'aurait pas pu s'appeler D'janté Mach 2 ou Fucky Fast Killer ? ª
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DESCENTES D'ORGANES
- Difficile à croire que ce type-là a ptf fau"e «a- laissa tomber Laurent Merrieux, résumant le sentiment général.
Comme s'il avait entendu, PhilipP6 Guidoni se redressa, inclina la tête en avant et \&s regarda tour à tour sans rien dire. Son regard s'arrêta soudain sur Lola, et il écarquilla les yeux, bouche bée.
// me voit, il arrive à me voir !
-Mais... balbutia-t-il, mais vous n'êtes pas une femme !
- Il délire complètement !
- Vous n'êtes pas une femme, vous êtes, vous êtes... un ami ? Un ami pour Papa Ouvre-Boîte ? acheva-t-il d'une voix hésitante.
-Laurent, appelez Martini, dites-lui qu'on l'a eu, qu'on l'embarque, je pense qu'il voudra être là pour l'accueillir. qui c'est, ce Papa Ouvre-Boîte ? Vous connaissez cette marque, Lola ?
- Désolée, j'ai pas encore fait mon stage de ménagère.
- Oui, un ami ! décida Philippe. Je n'ai jamais eu d'amis. Je suis bien content de vous rencontrer.
-Arrête tes conneries, lui intima Lola, on ne sera jamais amis !
C'est ce que tu crois, ma poule...
- Hi hi! hi ! fit Philippe en montrant ses clous. Hi hi hi!
- Putain, il est complètement disjoncté, décréta Jean-Jean, va falloir un sacré paquet d'électrochocs avant qu'on puisse y remettre le courant !
Allez, mon gars, on y va !
- Hi hi hi !
-Hi hi hi, connard, j't'en foutrais du hi hi hi, hi hi hi ! quatre cadavres oui, t'es fier de toi ?
- Hi hi hi !
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DESCENTES D'ORGANES
- Pas de violence, capitaine !
-Je sais, mon p'tit Laurent. Je prends le volant, ça m'occupera les doigts.
Blanc, vous vous occupez du petit Jésus, on va en avoir besoin comme témoin.
Traînant un Guidoni menotte et hilare et un Jésus furibond, ils débarquèrent au commissariat o˘ les attendait tout un comité d'accueil : Martini, dans un costume qui n'aurait pas déparé à des funérailles au Panthéon, la juge d'instruction Hélène Morelli, engoncée dans une ravissante chasuble fleurie pour femme forte, et la Fouine, lunettes sur le nez et stylo dégainé, suivi de son photographe, un petit maigre à l'air ennuyé.
La Fouine les regarda passer puis s'avança vers le pas de la porte, cherchant visiblement quelqu'un, le photographe sur ses talons.
- O˘ est-il ?
- qui ? fit Jeanneaux en lui retournant son meilleur profil au cas o˘ le photographe officierait.
- Je croyais que vous aviez appréhendé l'…tripeur ?
- Exact. Il est devant vous.
La Fouine pivota vers Jésus, qui dansait la gigue en hurlant :
- J'veux pas d'savon, ça file le cancer de la peau !
- C'est vrai qu'il a l'air craignos...
-Non, ça c'est la victime. L'…tripeur, c'est l'autre, celui qui a l'air aux anges.
- Vous vous fichez de moi ? On dirait un comptable !
- Désolé, mon vieux, c'était le seul modèle en rayon ce matin.
Dégo˚té, la Fouine fit un signe au photographe qui se mit à mitrailler l'homme menotte en essayant de lui insuffler un air féroce.
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DESCENTES D'ORGANES
-Jésus m'aime ! criait Papa Ouvre-Boîte.
-Ta gueule, pédé ! criait Jésus.
Des enquêteurs d'autres sections descendirent voir le tueur qui saluait tout le monde avec amabilité et expliquait qu'il devait bientôt monter au ciel.
-Tu vas surtout descendre au trou à perpète, lui assura Rudy le Connard pour faire rire l'assemblée.
- Rudy ! le sermonna Martini en agitant un doigt blême pour faire bonne impression devant madame la juge d'instruction, laquelle soupirait à l'idée des passionnantes conversations qu'elle allait avoir avec un étripeur au cerveau aussi perforé que les gencives.
Un type en costard trois-pièces gris et noud papillon rouge portant une énorme sacoche en cuir beige se présenta comme l'avocat de l'accusé et commença à répertorier toutes les fautes de procédure commises, avant de manquer s'évanouir en voyant la gravissime blessure à la main de son client, menotte et brutalisé au lieu d'être conduit d'urgence à l'hôpital.
Un silence poli lui répondit tandis que Guidoni criait PAS-H‘PITAL en s'abritant inutilement les yeux derrière sa main trouée.
Mais bien s˚r, on se fichait complètement de ses desiderata et il fut emmené aux urgences en panier à salade, suivi par son avocat vitupérant, et Jeanneaux et les autres se retrouvèrent à boire du café lavasse en se congratulant bruyamment, un peu amers et frustrés, tandis que la Fouine peaufinait son article sur un coin du comptoir d'accueil : Árrestation du tueur en série qui terrorisait la Côte ! L'équipe du capitaine Lucien Jeanneaux s'illustre une fois de plus en mettant fin aux sinistres agissements du pianiste assassin. Philippe Guidoni, surnommé l'…
tri-
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DESCENTES D'ORGANES
peur, a reconnu les faits qui lui étaient reprochés, déplorant qu'on l'empêche de mener à bien sa quête, privant l'humanité d'une révélation capitale. ª
Sur la photo que prit Grand Max ce jour-là, dans le hall de l'hôtel de police, on voit un un commissaire Martini rayonnant, un Jeanneaux hilare, un Marcel Blanc raide comme la Justice, un Laurent Merrieux droit et sérieux, un Costello plongé dans un dictionnaire de rimes, mais curieusement, à la place de Lola Tina-relli, il n'y a qu'une trace blanch
‚tre.
- C'est d'ia camelote, votre appareil, mon p'tit Grand Max ! lança Jeanneaux en examinant le Polaroid.
- Il faut passer au numérique, ajouta Laurent en desserrant son noud de cravate.
- Si vous permettez, je vais prendre congé, déclara Costello, c'est l'heure de mon tournoi de bridge.
- quelle heure est-il ?
- 3 h 50, Blanc, pourquoi ? -Heu, j'vais y aller...
- OK, à demain.
Marcel sortit dans le vent, hésita un instant. Allait-il passer à l'hôpital rendre visite à Mélanie ? Ce serait gentil. Marie avait s˚rement besoin de réconfort. Hmm. Et s'il allait plutôt chercher les gosses à l'école, hein ?
«a ferait plaisir à Nadja.
Oui, il fallait choisir.
Mais quoi ?
…pilogue
´ La tête roula dans la ruelle en pente aux pavés luisants. L'homme à la hache se redressa en riant, les mains rouges de sang, et disparut dans la brume qui recouvrait la ville, son sinistre instrument sur l'épaule tel un b˚cheron rentrant du travail, tandis que l'express de 5 h 30 dans lequel se trouvait le commissaire Cin-zano entrait en gare. ª
Extrait du B˚cheron de la Mort, de Raymond Martini, prix du quai des Orfèvres 2002.
DU M ME AUTEUR
Les quatre Fils du Dr March
Seuil, 1992 et ´Pointsª, n∞ P617
La Rosé de Fer
Seuil, 1993 et ´ Points ª, n ∞ P104
Ténèbres sur Jacksonville
Seuil, 1994 et ´ Points ª, n∞ P267
La Mort des Bois grand prix de Littérature policière Seuil, 1996 et ´Pointsª, n∞ P 532
Requiem CaraÔbe
Seuil, 1997 et ´ Points ª, n∞ P 571
Transfixions
Seuil, 1998 et ´ Points ª,n∞P 647
La Morsure des ténèbres Seuil, 1999
et ´Pointsª, n∞P727
Ranko Tango Seuil, ´ Fiction Jeunesse ª, 1999
Le Couturier de la Mort
Série Mortelle Riviera, 1
Seuil, ´ Points ª n∞ P 733
La Mort des neiges
Seuil, 2000 a ´Pointsª, n∞P875
…loge de la phobie
…ditions du Masque, 2000 Seuil, ´ Points ª,n∞P976
La Baiser de la reine
en collaboration avec Gisèle CavaK
Hachette-Jeunesse, 2001
Cauchemar dans la crypte
en collaboration avec Gisèle Cavali
Magnant, 2001
Rapports brefs et étranges avec l'ombre d'un ange Flammarion, 2002
Funérarium
Seuil, 2002
COMPOSITION : I.G.S. CHARENTE-PHOTOGRAVURE ¿ L'iSLE-D'ESPAONAC
IMPRESSION : S.N. FIRMIN-DIDOT AU MESNIL-SUR-L'ESTR…E
D…P‘T L…GAL : AVRIL 2001. N∞ 338182 (63277)