II

Si vous avez perdu la vie, consultez un médecin.

 

Le docteur Stilling Maison de Murfreesboro avait rendu visite à un patient à une dizaine de kilomètres, sur la route de Nashville, et il était resté auprès de lui toute la nuit. Au petit matin, il rentrait chez lui à cheval, comme c’était la coutume des médecins à cette époque et dans cette région. Il avait dépassé les voisinages du champ de bataille de Stone River quand un homme s’approcha de lui depuis le bas-côté, et le salua à la manière militaire, avec un mouvement de la main droite vers la visière. Mais son chapeau n’était pas une casquette militaire, il n’était pas en uniforme, et il n’avait pas une allure martiale. Le docteur répondit aimablement d’un signe de tête, et se dit vaguement que le salut étrange de l’inconnu avait peut-être une relation avec l’environnement historique. Comme l’étranger, manifestement, souhaitait échanger quelques mots, il arrêta aimablement son cheval et attendit.

« Monsieur, dit l’étranger, bien que vous soyez un civil, vous êtes peut-être un ennemi. »

« Je suis médecin », répondit-il sans se compromettre.

« Merci, dit l’autre. Je suis lieutenant, attaché à l’état-major du général Hazen. » Il fit une pause, observa attentivement la personne à qui il s’adressait, et ajouta : « De l’Armée fédérale ».

Le médecin hocha doucement la tête.

« Pourriez-vous me dire, s’il vous plaît, continua l’autre, ce qui s’est passé ici ? Où sont les armées ? Qui a gagné la bataille ? »

Le médecin regarda son interlocuteur avec curiosité, les yeux mi-clos. Puis, ayant fini son examen professionnel, prolongé à la limite de la politesse, il dit en souriant : « Excusez-moi, vous me demandez une information, mais vous me permettrez bien une question au préalable : Êtes-vous blessé ? »

« Pas sérieusement, me semble-t-il. »

L’homme ôta son chapeau civil, porta la main à sa tête, la passa dans ses cheveux et, la ramenant, examina sa paume.

« J’ai été frappé par une balle, et je suis resté inconscient. Il devait s’agir d’un coup léger, un ricochet : je ne trouve pas de sang et je ne ressens pas de douleur. Je ne vais pas vous importuner pour des soins, mais si vous vouliez avoir l’amabilité de m’indiquer où se trouve mon état-major, si vous le savez, ou n’importe quelle partie de l’Armée fédérale ? » 

Encore une fois, le médecin ne répondit pas : il tentait de se remémorer certains passages des livres de sa profession – quelque chose à propos d’identité perdue, et de l’effet de scènes familières pour la restituer. Il finit par regarder l’homme en face, et lui dit dans un sourire :

« Lieutenant, vous ne portez pas l’uniforme de votre rang et de votre service. »

L’homme jeta un coup d’œil à ses vêtements civils, releva les yeux et dit avec hésitation :

« C’est exact. Je… je ne comprends pas. »

Le regardant toujours avec acuité, mais non sans sympathie, l’homme de science lui demanda brusquement :

« Quel âge avez-vous ? »

« Vingt-deux ans. – Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?…»

« Vous ne faites pas cet âge-là. J’aurais eu bien de la peine à imaginer que vous n’ayez que vingt-deux ans. »

L’homme devenait impatient. « Je ne vois pas l’intérêt d’en discuter, dit-il. Je veux savoir où est l’armée. Il n’y a pas deux heures, j’ai vu une colonne de troupes se déplaçant vers le nord sur cette route. Vous devez l’avoir rencontrée. Soyez assez bon pour me dire la couleur de leurs uniformes, ce que j’étais incapable de distinguer, et je ne vous importunerai plus. »

« Vous êtes vraiment sûr de les avoir vus ? »

« Sûr ? Bon sang !… J’aurais pu les compter ! »

« Ah oui, vraiment ? » dit le médecin, en se rendant compte, non sans amusement, qu’il se comportait comme le barbier bavard des Mille et Une Nuits. « Voilà une chose forte intéressante. Je n’ai rencontré aucune troupe. »

L’homme le regarda froidement, comme s’il avait lui-même remarqué la ressemblance avec le barbier.

« Il est évident, dit-il, que vous n’avez aucune envie de m’aider. Alors allez au diable !…»

Il fit demi-tour et s’en alla, à peu près au hasard, à travers les champs couverts de rosée, et son tourmenteur, qui se sentait un peu coupable, le regarda sans bouger depuis sa selle, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière une rangée d’arbres.