II

Celui qui conduit un attelage sain devrait lui-même être sain.

 

« Allez, du large !… Feignant ! Soûlard !…»

Cette apostrophe originale tombait des lèvres d’un étrange petit bonhomme perché sur une pleine charrette de bois de chauffage, tirée par un couple de bœufs qui l’entraînait aisément, mais qui simulait un grand déploiement de force, ce qui, à l’évidence, n’impressionnait pas leur seigneur et maître. Comme ce gentleman était au même moment en train de me fixer droit dans les yeux, tandis que je me tenais sur le bas-côté, je ne savais pas vraiment s’il s’était adressé à ses bêtes ou à moi ; je n’aurais pas su dire si elles s’appelaient Feignant et Soûlard, et si l’impératif « du large » leur était destiné. De toute manière, le commandement ne produisit aucun effet sur aucun d’entre nous, et l’étrange petit homme détacha son regard du mien pour aiguillonner alternativement Feignant et Soûlard avec une longue perche, ajoutant, tranquillement mais avec une certaine sollicitude : « Gaffe à ta peau », comme s’ils jouissaient ensemble du même épiderme. Comme ma requête pour profiter du voyage n’obtenait pas de réponse, et voyant que je me trouvais lentement dépassé, je plaçai mon pied dans la circonférence de la roue arrière, et fut lentement soulevé au niveau du moyeu, d’où je me hissai sur le chargement, sans cérémonie. Puis, jouant des pieds et des mains, je me rendis jusqu’à l’avant où j’allai m’asseoir à côté du conducteur, qui ne fit aucunement attention à moi tant qu’il n’eut pas administré une autre équitable correction à ses bestiaux, en l’accompagnant de l’avertissement de « s’y mettre un peu, saleté de fichus incapables ! » Puis le maître de l’attelage (ou plutôt l’ancien maître, car je ne pouvais pas réprimer la fantasque impression que l’équipage tout entier était devenu ma prise de guerre) posa sur moi ses grands yeux noirs avec une étrange expression, un peu déplaisante et familière, déposa son bâton – qui ne se mit ni à fleurir ni à se transformer en serpent, comme je l’avais à moitié espéré –, croisa les bras, et demanda sombrement :

« W’isky, ça vous rappelle quelque chose ? »

J’étais sur le point de lui répondre assez naturellement qu’il m’arrivait d’en boire, mais il y avait une sorte de sous-entendu dans sa question, et quelque chose chez l’homme qui n’invitaient pas à répondre par une plaisanterie. Aussi, n’ayant pas d’autre réponse disponible, je pris le parti de me taire, mais ressentis une impression de culpabilité, comme si mon silence était un aveu.

Et puis une ombre fraîche tomba sur ma joue, et m’obligea à regarder autour de moi. Nous étions en train de descendre dans mon ravin ! Je ne peux pas décrire la sensation qui me submergea : je n’étais pas revenu depuis qu’il m’avait ouvert son cœur quatre années auparavant, et je me sentais maintenant comme quelqu’un à qui un ami avait fait la triste confession d’un crime ancien, et qui l’aurait bassement fui pour cela. Le vieux souvenir de Jo Dunfer, ses révélations fragmentaires et l’insuffisant supplément d’information tiré de la pierre tombale, tout cela me revint avec une singulière précision. Je me demandais ce qu’était devenu Jo, et… je me tournai brusquement et interrogeai mon prisonnier. Il était en train de regarder fixement son attelage ; sans détourner les yeux, il répondit :

« Du large, le vieux brigand !… repose à côté de Ah Wee dans la ravine. Voulez le voir ? finissent toujours par revenir – vous, d’ailleurs, je vous attendais. Ho-oo !…»

À l’énoncé de la voyelle aspirante, Feignant et Soûlard, les fichus incapables, s’immobilisèrent aussitôt et, avant même que les échos de la voyelle ne se soient évanouis dans le ravin, avaient plié les jambes et s’étaient laissés tomber dans la poussière de la route sans se soucier des conséquences sur leur fichue peau. L’étrange petit homme glissa de son siège sur le sol et s’enfonça dans le vallon, sans vérifier si je suivais. Mais je le suivais.

C’était à peu de chose près la même saison de l’année, et à peu près la même heure de la journée, que lors de ma dernière visite. Les geais criaient à notre passage et les arbres soupiraient tristement, comme auparavant ; et je trouvais dans ces deux bruits des analogies curieuses avec les violentes fanfaronnades de Jo Dunfer et les mystérieuses réticences de son comportement, et par ailleurs avec l’insolence, mêlée de tendresse, de son unique production littéraire, l’épitaphe. Dans le vallon, rien n’avait changé, si ce n’est que le sentier à vaches était maintenant presque submergé par les mauvaises herbes. Quand nous débouchâmes dans la clairière, les changements étaient toutefois plus importants. Du côté des souches et des troncs couchés, ceux qui avaient été abattus à la manière chinoise n’étaient plus discernables de ceux qui avaient été abattus à la manière des pionniers. C’était comme si le Vieux Monde barbare et le Nouveau Monde civilisé avaient aplani leurs différences sous l’arbitrage d’une impartiale décomposition – ce qui est le destin de toute civilisation. Le monticule était toujours là, mais les ronces sauvages avaient supplanté le gazon ; et les patriciennes violettes de jardin avaient capitulé devant des variétés plus plébéiennes – peut-être avaient-elles dégénéré jusqu’à l’espèce d’origine. Une seconde tombe, un monticule long et robuste, avait été creusée à côté de la première, que la comparaison semblait avoir rapetissée ; et dans l’ombre de la nouvelle stèle tombale, l’ancienne avait basculé, sa merveilleuse inscription rendue illisible par une accumulation de terre et de feuilles. Du point de vue de la qualité littéraire, la nouvelle n’arrivait pas à la cheville de l’ancienne et semblait presque même rebutante dans sa lapidaire légèreté : 

 

Jo Dunfer. À eu son compte4 .

 

Je m’en détournai avec indifférence et, balayant les feuilles de la stèle du défunt païen, remis en lumière les mots acerbes qui, rafraîchis par une longue négligence, apparaissaient encore plus pathétiques. Mon guide, apparemment, semblait également touché en les lisant, et je crus déceler derrière ses manières fantasques quelque chose qui ressemblait à de l’humanité, peut-être un peu de dignité. Mais, tandis que je le regardais, son attitude première, mélange subtil de bizarrerie, de familiarité et de provocation, revint aussitôt dans ses grands yeux ; il redevenait à la fois sympathique et agaçant. Je résolus, si c’était possible, de tirer enfin cette affaire au clair.

« Mon ami, dis-je, montrant la petite sépulture, Jo Dunfer a-t-il assassiné ce Chinois ? »

Il s’appuya contre un arbre et regarda à travers les branches jusqu’à la cime d’un autre arbre, et le ciel au-delà. Il garda les yeux en l’air et ne bougea pas, mais répondit :

« Non, monsieur ; ce fut un homicide légitime. »

« Donc, il l’a bien tué. »

« Tué ? On pourrait le dire, en effet. Est-ce que tout le monde n’est pas au courant ? Est-ce qu’il n’a pas dû comparaître devant la justice pour faire sa confession ? Est-ce qu’ils n’ont pas conclu à un verdict de “mort survenue par la réaction d’un bon chrétien, d’un honnête citoyen américain” ? Est-ce que l’église de Mexican Hill n’a pas rejeté W’isky pour ça ? Est-ce que le peuple souverain ne l’a pas élu juge de paix pour fermer le bec à ces fichus brailleurs de cantiques ? Je me demande où vous étiez fourré pendant tout ce temps-là. »

« Mais est-ce que Jo a fait cela parce que le Chinois n’arrivait pas, ou ne voulait pas, apprendre à abattre les arbres à la manière des Blancs ? »

« Bien sûr ! C’est ce qui a été légalement enregistré, ce qui fait que c’est la vérité officielle. J’en sais un peu plus, moi, mais ça ne fait aucune différence avec la vérité vraie ; d’ailleurs, ce n’étaient pas mes oignons et je n’ai pas été invité à commenter la décision. Mais, la chose qui est sûre, c’est que W’isky était jaloux de moi. » Et la petite crapule se gonfla comme un dindon, et fit mine d’ajuster une cravate imaginaire, se mirant dans la paume de sa main qu’il tenait devant lui comme un miroir.

« Jaloux de vous ? », répétai-je avec un étonnement stupide.

« C’est ce que j’ai dit. Pourquoi pas ? Est-ce que vous ne me trouvez pas tout à fait convenable ? »

Il avait pris une pose très comique de grâce étudiée, et tirait les plis de son gilet élimé. Puis, descendant sa voix avec les accents d’une singulière douceur, il continua :

« W’isky en faisait toute une affaire, de ce Chinois ; mais personne en dehors de moi ne savait à quel point il en était fou. Pouvait pas supporter de le perdre de vue, ce bougre d’avorton ; et quand il est arrivé un jour dans cette clairière et qu’il nous a surpris, lui et moi en train de négliger notre travail, lui endormi, et moi, en train d’ôter une tarentule de sa manche, W’isky a saisi ma hache pour nous dégringoler, bel et bien ! Je l’ai évité de justesse, car l’araignée m’avait mordu au doigt, mais Ah Wee en a pris un mauvais coup dans le flanc, et s’est mis à se tortiller comme un ver de terre. W’isky était en train de m’ajuster pour de bon quand il a vu l’araignée courir sur mes doigts ; c’est alors qu’il s’est rendu compte qu’il s’était conduit comme un fichu idiot. Il a jeté la hache et s’est jeté à genoux à côté de Ah Wee qui a fait une dernière petite ruade et qui a ouvert les yeux – il avait des yeux comme les miens – et il a levé les mains pour saisir la vilaine tête de W’isky et la tenir en attendant la fin. Ce n’a pas été long, car un tremblement l’a pris, il a craché un peu d’écume et lâché la rampe. » 

En avançant dans son histoire, le narrateur s’était transfiguré. Il avait joué de tous les éléments comiques, ou plutôt sardoniques, et, comme il faisait revivre cette scène étrange, il m’était difficile de conserver mon calme. Et cet acteur consommé s’était d’une certaine manière si bien joué de moi que la sympathie à l’égard des dramatis personœ penchait en sa faveur. J’avançai pour lui agripper la main, quand tout à coup une large grimace lui traversa la figure, et il continua avec un petit air moqueur :

« Quand W’isky a eu bien réalisé ce qu’il avait fait, il était plutôt amusant à voir ! Tous ses beaux vêtements – il s’habillait de manière assez éblouissante, à l’époque – tous ses vêtements y sont passés ! Il s’est arraché les cheveux, et son visage – pour ce que je pouvais en voir – était plus blanc que le cœur des lys. Un moment, il m’a regardé, puis il a regardé au loin comme si je ne comptais pas ; et puis les douleurs battaient dans mon doigt mordu et allaient de plus en plus fort jusqu’à ma tête, et Gopher a plongé dans un trou noir. C’est pour ça que je n’étais pas à l’enquête. »

« Mais pourquoi est-ce que tu as continué à te taire ? » demandai-je.

« Suis comme ça », répondit-il, et il n’ajouta pas un mot là-dessus.

« Ensuite, Jo se mit à boire de plus en plus, et devint de plus en plus enragé contre les coolies, mais je ne pense pas qu’il ait été particulièrement heureux d’avoir expédié Ah Wee. Il ne faisait pas le même genre de numéro quand nous étions seuls que quand il avait l’oreille d’un Extravagant Voyageur comme vous. Il avait apporté cette pierre, et il a gravé l’inscription selon ses humeurs. Ça lui a pris trois semaines, entre deux cuites. J’ai gravé celle-là en une journée. » 

« Quand est-ce que Jo est mort ? » demandai-je presque machinalement. La réponse me coupa le souffle :

« Pas très longtemps après que j’ai regardé par le trou de cette planche, et que vous avez mis quelque chose dans son whisky, espèce de saleté de Borgia ! »

Revenant de ma surprise après cette accusation ahurissante, je fus à deux doigts d’étrangler l’audacieux calomniateur, mais fus retenu de justesse par une évidence qui m’était tombée dessus comme une illumination. Je le regardai sévèrement, et lui demandai, aussi calmement que je le pouvais : « Et toi, quand est-ce que tu es devenu cinglé ? »

« Il y a neuf ans ! » cria-t-il, agitant ses poings serrés, « quand cette grande brute a tué la femme qui l’aimait lui plus que moi ! – moi qui l’avais suivie depuis San Francisco, quand il l’avait gagnée au poker ! – moi qui veillais sur elle depuis des années quand la canaille à qui elle appartenait avant n’osait pas la reconnaître et ne la traitait pas d’une bonne façon ! – moi qui, pour sa sécurité, avais bien gardé son secret au chaud jusqu’à ce qu’il le découvre ! – moi qui, quand vous avez empoisonné la bête malfaisante, ai respecté ses dernières volontés en venant le coucher là à côté d’elle et en dressant une pierre par-dessus ! Et je ne suis jamais revenu depuis sur sa tombe à elle, parce que je ne voulais pas le rencontrer ici. » 

« Le rencontrer ? Pourquoi, Gopher, mon pauvre ami ? Il est mort !»

« C’est bien pourquoi j’ai peur de lui. »

Je suivis le pauvre garçon jusqu’à sa charrette et lui serrai longuement la main. C’était la fin du jour, et tandis que je restais là sur le bas-côté dans les ténèbres s’épaississant, à regarder les contours blanchâtres du chariot qui s’éloignait, j’entendis dans le vent du soir le bruit d’une série de coups vigoureux, et une voix qui m’arriva dans la nuit :

« Holà, du large, saleté de vieil ivrogne !…»