Ce fut à ce moment-là que les gens se réveillèrent du sortilège. Et ce fut alors une apothéose de cris et d’applaudissements, un boucan énorme, je ne sais pas mais on n’avait jamais vu ça, tout le monde qui hurlait, qui voulait toucher Novecento, le bordel généralisé, on n’y comprenait plus rien. Mais moi je le voyais, Jelly Roll Morton, au milieu de tout ça, qui fumait nerveusement cette maudite cigarette et qui cherchait quelle tête faire, sans la trouver, sans même savoir où poser ses yeux, et à un moment sa main de papillon se mit à trembler, mais à trembler vraiment, je la voyais trembler, je n’oublierai jamais, elle tremblait tellement qu’à un moment la cendre se détacha de la cigarette et tomba, d’abord sur le bel habit noir puis, doucement, sur le soulier de droite, un soulier vernis noir, brillant, cette cendre comme un crachat blanc, et lui, il regardait ça, je m’en souviens encore, il regarda le soulier, le vernis et la cendre, et il comprit, il comprit ce qu’il y avait à comprendre, et il tourna les talons et, marchant doucement, posant un pied après l’autre, doucement, pour que cette cendre ne bouge pas, il traversa la grande salle et disparut, lui et ses souliers vernis noirs, avec dessus ce crachat blanc qu’il emportait avec lui, et ce qu’il y avait d’écrit, là, c’était que quelqu’un avait gagné et ce n’était pas lui.

Jelly Roll Morton passa le reste du voyage enfermé dans sa cabine. A l’arrivée à Southampton, il descendit du Virginian. Le lendemain, il repartit pour l’Amérique. Mais sur un autre bateau. Il ne voulait plus entendre parler de Novecento ni du reste. Il voulait rentrer, point.

Accoudé à la rambarde, sur le pont des troisièmes classes, Novecento le vit descendre, avec son beau costume blanc et toutes ses valises, de belles valises en cuir clair. Et je me souviens qu’il dit seulement :

« Et au cul aussi le jazz. »

Liverpool New York Liverpool Rio de Janeiro Boston Cork Lisbonne Santiago du Chili Rio de Janeiro Antilles New York Liverpool Boston Liverpool Hambourg New York Hambourg New York Gênes Floride Rio de Janeiro Floride New York Gênes Lisbonne Rio de Janeiro Liverpool Rio de Janeiro Liverpool New York Cork Cherbourg Vancouver Cherbourg Cork Boston Liverpool Rio de Janeiro New York Liverpool Santiago du Chili New York Liverpool Océan, plein milieu. C’est là, à ce moment-là, que le tableau se décrocha.

Moi, cette histoire des tableaux, ça m’a toujours fait une drôle d’impression. Ils restent accrochés pendant des années et tout à coup, sans que rien se soit passé, j’ai bien dit rien, vlam, ils tombent. Ils sont là accrochés à leur clou, personne ne leur fait rien, et eux, à un moment donné, vlam, ils tombent, comme des pierres. Dans le silence le plus total, sans rien qui bouge autour, pas une mouche qui vole, et eux : vlam. Sans la moindre raison. Pourquoi à ce moment-là et pas à un autre ? On ne sait pas. Vlam. Qu’est-ce qui est arrivé à ce clou pour que tout à coup il décide qu’il n’en peut plus ? Aurait-il donc une âme, lui aussi, le pauvre malheureux ? Peut-il décider quelque chose ? Ça faisait longtemps qu’ils en parlaient, le tableau et lui, ils hésitaient encore un peu, ils en discutaient tous les soirs, depuis des années, et puis finalement ils se sont décidés pour une date, une heure, une minute, une seconde, maintenant, vlam. Ou alors ils le savaient depuis le début, tous les deux, ils avaient tout combiné entre eux, bon t’oublie pas que dans sept ans je lâche tout, t’inquiète pas, pour moi c’est bon, alors d’accord pour le 13 mai, d’accord, vers six heures, ah j’aimerais mieux six heures moins le quart, d’accord, allez bonne nuit, bonne nuit. Sept ans plus tard, 13 mai, six heures moins le quart : vlam. Incompréhensible. C’est une de ces choses, il faut pas trop y penser, sinon tu sors de là, t’es fou. Quand le tableau se décroche. Quand tu te réveilles un matin à côté d’elle et que tu ne l’aimes plus. Quand tu ouvres le journal et tu lis que la guerre a éclaté. Quand tu vois un train et tu te dis «je me tire ». Quand tu te regardes dans la glace et tu comprends que tu es vieux. Quand Novecento, sur l’Océan, plein milieu, leva les yeux de son assiette et me dit : «À New York, dans trois jours, je descends. »

J’en suis resté baba.

Vlam.

Un tableau, tu ne peux pas lui poser des questions. Mais Novecento, si. Je le laissai tranquille un moment puis je commençai à le tanner, je voulais comprendre pourquoi, il y avait forcément une raison, un type ne reste pas trente-deux ans sur un bateau et puis tout à coup un jour il descend, comme si de rien n’était, sans même dire pourquoi à son meilleur ami, sans rien lui dire du tout.

« Il y a quelque chose que je dois voir, là-bas, il me fait.

— Et c’est quoi ?» Il ne voulait pas me le dire, et ça peut se comprendre, d’ailleurs, parce que quand il le fit, ce fut pour me dire :

« La mer.

— La mer ?

— La mer. »

Ben voyons. T’aurais pu penser à tout sauf à ça. J’arrivais pas à le croire, peut-être qu’il voulait se payer ma tronche. Le coup du siècle.

«Ça fait trente-deux ans que tu la vois, la mer, Novecento.

— D’ici. Moi, je veux la voir de là-bas. C’est pas la même chose. »

Bon Dieu de bon Dieu. J’avais l’impression de parler avec un môme.

«Eh bien, d’accord. Tu attends qu’on soit arrivés au port, là tu te penches et tu la regardes bien. C’est la même chose.

— C’est pas la même chose.

— Et qui t’a raconté ça ? »

C’était un dénommé Baster qui le lui avait raconté, Lynn Baster. Un paysan. Un de ceux qui travaillent comme des mules pendant quarante ans et n’ont jamais rien vu d’autre que leur champ, et peut-être une ou deux fois la grande ville, à quelques lieues de là, les jours de foire. Sauf que ce paysan-là, la sécheresse lui avait tout pris, sa femme était partie avec un prédicateur quelconque, et ses mômes la fièvre les lui avait emportés, tous les deux. Le type né sous une bonne étoile, quoi. Alors un jour il avait pris ses affaires, et il s’était lancé à traverser toute l’Angleterre à pied, pour aller jusqu’à Londres. Mais comme les routes ça n’était pas son fort, au lieu d’arriver à Londres il s’était retrouvé dans un petit village au milieu de nulle part, un endroit où, si tu continuais à marcher, après deux virages, de l’autre côté de la colline, pour finir, tout à coup, tu voyais la mer. Lui, il ne l’avait jamais vue, la mer. Et ça l’avait foudroyé sur place. C’était ça qui l’avait sauvé, à l’en croire. Il disait : «C’est comme un hurlement géant mais qui ne s’arrêterait jamais de crier, et ce qu’il crie c’est : « bande de cocus, la vie c’est quelque chose d’immense, vous allez comprendre ça oui ou non ? Immense !« » Il n’y avait jamais pensé avant, ce Lynn Baster. Sans blague, ça ne lui était jamais arrivé de penser une chose pareille. À tel point que, dans sa tête, ce fut comme une révolution.

Peut-être que Novecento c’était pareil... peut-être que ça ne lui avait jamais traversé l’esprit, cette histoire-là, que la vie c’est quelque chose d’immense. Il s’en était douté, peut-être, mais personne jamais ne le lui avait crié aussi fort. Si bien que cette histoire de la mer et tout le reste, il se la fit raconter des milliers de fois par le dénommé Baster, et il finit par décider que lui aussi il devait essayer. Quand il se lança à m’expliquer la chose, il avait la tête du gars qui t’explique le fonctionnement du moteur à explosion : c’était scientifique.

«Je peux y rester encore des années sur ce bateau sans que la mer me dise quoi que ce soit, à moi. Alors que là, je descends, je vis sur la terre et de la terre pendant quelques années, je deviens un type normal, et puis un jour je m’en vais, j’arrive sur une côte, n’importe laquelle, je lève les yeux, je regarde la mer : et elle, elle sera là, et je l’entendrai crier. »

Scientifique. La connerie la plus scientifique du siècle, ça me paraissait, à moi. J’aurais pu lui dire, mais je ne l’ai pas dit. Ce n’était pas si simple. Il faut dire que je l’aimais bien, Novecento, et j’avais bien envie qu’un jour ou l’autre il descende, et qu’il joue pour les gens de la terre, et qu’il se marie avec une femme sympathique, et qu’il ait des enfants, bref, toutes les choses de la vie, qui n’est peut-être pas immense mais bon, qui est belle, quand même, si t’as de la chance, un peu, et si t’as envie. Bref, cette histoire, ça me semblait un vrai attrape-couillon mais si ça pouvait aider Novecento à descendre, ça m’allait. Et je commençais même à penser que c’était une bonne chose, finalement. Je lui dis que son raisonnement était correct. Et que j’étais content, vraiment. Et que j’allais lui offrir mon manteau en poil de chameau, il aurait une sacrée allure là-dedans quand il descendrait la passerelle, avec ce manteau en poil de chameau. Lui, de son côté, il était quand même un peu ému :

« Mais toi, tu viendras me voir, hein ? sur la terre... »

Bon Dieu, je t’avais une pierre là dans la gorge, vraiment, comme une pierre, ça me tuait de l’entendre parler comme ça, je déteste les adieux, et je me suis mis à rire du mieux que je pouvais, assez mal d’ailleurs, et à lui dire que bien sûr j’irais le voir, et on ferait courir son chien dans les champs, et sa femme nous mettrait une dinde au four, et je ne sais plus quelles conneries encore, et lui, il riait, et moi je riais aussi, mais à l’intérieur on savait bien tous les deux que la vérité était différente, que la vérité c’était que tout serait fini, et qu’il n’y avait rien à y faire, ça devait arriver, et ça arrivait maintenant : Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento allait descendre du Virginian, dans le port de New York, un jour de février. Après trente-deux années passées en mer, il allait descendre à terre, pour aller voir la mer.

(Commence une musique du genre vieille ballade. Le comédien disparaît dans l’obscurité, puis reparaît habillé comme Novecento en haut de la passerelle d’un paquebot. Manteau en poil de chameau, chapeau, grande valise. Il reste là, quelques instants, immobile, dans le vent, regardant devant lui. Il regarde New York. Puis il descend la première marche, la deuxième, la troisième. A ce moment-là, brusquement, la musique s’interrompt et Novecento s’arrête net. Le comédien ôte son chapeau et se tourne vers le public.)

Ce fut à la troisième marche qu’il s’arrêta. Brusquement.

« Qu’est-ce qu’il y a ? T’as marché dans une merde ? » fit Neil O’Connor, un Irlandais qui ne comprenait foutre rien à rien mais que ça n’empêchait pas d’être de bonne humeur, toujours.

«Il a peut-être oublié quelque chose, j’ai dit.

— Et quoi donc ?

— Est-ce que je sais...

— Il a peut-être oublié pourquoi il descend.

— Dis pas des conneries. »

Et pendant ce temps-là, Novecento, immobile, un pied sur la deuxième marche et un pied sur la troisième. Il resta comme ça une éternité. Il regardait devant lui, comme s’il cherchait quelque chose. Et il finit par faire une chose bizarre. Il enleva son chapeau, passa la main pardessus la rampe, et laissa tomber le chapeau. On aurait dit comme un oiseau fatigué, ou une omelette bleue avec des ailes. Il fit deux ou trois volutes dans les airs, et tomba dans la mer. Il flottait. C’était un oiseau, évidemment, pas une omelette. Quand on a relevé les yeux vers la passerelle, ça a été pour voir Novecento, avec son manteau en poil de chameau, mon manteau en poil de chameau, qui remontait ces deux marches, en tournant le dos au monde, avec un drôle de sourire sur le visage. En deux pas, il avait disparu à l’intérieur du navire.

« T’as vu ? le nouveau pianiste est arrivé, a dit Neil O’Connor.

— C’est le plus grand, paraît-il », j’ai répondu. Et je ne savais pas si j’étais triste, ou bien heureux à en mourir.

Ce qu’il avait vu, du haut de cette maudite troisième marche, il a pas voulu me le dire. Ce jour-là, et pendant les deux traversées qu’on a faites encore après, Novecento resta un peu bizarre, il parlait moins que d’habitude, et il avait l’air très occupé par une histoire à lui, personnelle. Nous, on ne posait aucune question. Lui, il faisait comme si de rien n’était. On voyait qu’il n’était pas tout à fait normal, mais bon, on n’avait pas envie d’aller l’interroger. Les choses continuèrent ainsi pendant quelques mois. Puis, un jour, Novecento entra dans ma cabine, et lentement, mais tout d’une traite, sans s’arrêter, me dit : « Merci pour le manteau, il m’allait drôlement bien, dommage, j’aurais eu une sacrée allure avec, mais ça va beaucoup mieux maintenant, c’est passé, tu ne dois pas t’imaginer que je suis malheureux : je ne le serai plus jamais. »

Quant à moi, je n’étais même pas certain qu’il l’ait jamais été, malheureux. Ce n’était pas une de ces personnes dont tu te demandes toujours est-ce qu’il est heureux, ce type-là. C’était Novecento, point. Il ne te faisait pas venir à l’esprit l’idée du bonheur, ou de la souffrance. Il avait l’air au-dessus de tout, il avait l’air intouchable. Lui, et sa musique : le reste, ça comptait pas.

« Tu ne dois pas t’imaginer que je suis malheureux : je ne le serai plus jamais. » Ça m’en a laissé baba, cette phrase. Il n’avait pas l’air du gars qui plaisante, en disant ça. L’air de celui qui sait très bien où il va. Et qui y arrivera. C’était comme quand il s’asseyait au piano et qu’il commençait à jouer, aucune hésitation dans ses mains, les touches semblaient les attendre depuis toujours, ces notes, comme si elles n’avaient existé que pour ces notes-là, et uniquement pour elles. On avait l’impression qu’il inventait dans l’instant : mais ces notes-là, quelque part dans sa tête, elles étaient écrites depuis toujours.

Je sais maintenant que ce jour-là Novecento avait décidé qu’il allait s’asseoir devant les touches blanches et noires de sa vie, et commencer à jouer une musique, absurde et géniale, compliquée mais superbe, la plus grande de toutes. Et danser sur cette musique ce qu’il lui resterait d’années. Et plus jamais être malheureux.

Moi, je suis descendu du Virginian le 21 août 1933. J’y étais monté six années plus tôt. Mais ça me paraissait une vie entière. Je n’en suis pas descendu pour un jour ou pour une semaine : j’en suis descendu pour toujours. Avec mes papiers de débarquement, mes arriérés de paie, tout. En règle. J’en avais fini avec l’Océan.

Je ne peux pas dire que je ne l’ai pas aimée, cette vie-là. C’était une drôle de manière de faire coller les choses, mais ça fonctionnait. Sauf que je n’arrivais pas vraiment à penser que ça pouvait durer toujours. Si tu es marin, c’est différent, ta place est sur la mer, tu peux y rester jusqu’à ce que tu crèves, pas de problème. Mais un type qui joue de la trompette... Si tu joues de la trompette, sur la mer tu es un étranger, et tu le seras toujours. Que tu rentres chez toi tôt ou tard, c’est juste. Et tôt, c’est encore mieux, je me suis dit.

« Et tôt, c’est encore mieux », j’ai dit à Novecento. Et il a compris. On voyait bien qu’il n’avait aucune envie de me voir descendre cette passerelle, et en plus pour toujours, mais jamais il ne me le dit. Et c’était mieux comme ça. Le dernier soir, on était en train de jouer pour les habituels connards des premières, et le moment de mon solo arriva, je commençai donc à jouer, et après quelques notes j’entends le piano qui s’en vient avec moi, tout bas, avec douceur, mais il jouait avec moi. On continua comme ça tous les deux, et moi, bon Dieu, je jouais du mieux que je pouvais, pas tout à fait Louis Armstrong mais vraiment je jouais bien, avec Novecento derrière moi qui me suivait partout, comme lui seul savait le faire. Les autres nous ont laissés continuer un petit bout de temps, ma trompette et son piano, pour la dernière fois, à nous dire toutes les choses qu’on peut jamais se dire, avec les mots. Autour de nous les gens continuaient à danser, ils ne s’étaient aperçus de rien, ils ne pouvaient pas s’en apercevoir, ils ne savaient rien de tout ça, ils continuaient à danser comme si de rien n’était. Peut-être qu’un type a juste dit à un autre : « T’as vu celui qui est à la trompette, c’est rigolo, il doit être saoul, ou alors il a un grain. Regarde-le, celui qui est à la trompette : il joue, et pendant ce temps, il pleure. »

Ce qui s’est passé après, une fois débarqué, c’est une autre histoire. J’aurais peut-être pu faire quelque chose de bien si cette fichue guerre n’était pas venue se mettre en travers, ça aussi. Ça a tout compliqué, on ne savait plus où on en était. Il fallait avoir un sacré cerveau, pour s’y retrouver. Il fallait avoir des qualités que moi, je n’avais pas. Moi, je savais jouer de la trompette. C’est étonnant à quel point ça peut être inutile, quand la guerre est là. Collée à tes basques. À pas vouloir te lâcher.

Bref, pour ce qui est du Virginian et de Novecento, je n’en ai plus entendu parler, pendant des années. Ce n’est pas que j’avais oublié, j’ai continué, toujours, à me souvenir de lui, et je me demandais sans cesse : «Qu’est-ce qu’il ferait, Novecento, s’il était là, qu’est-ce qu’il dirait, « au cul la guerre» il dirait », mais quand c’était moi qui le disais, ça faisait pas pareil. Ça allait tellement mal que, par moments, je fermais les yeux et je repartais là-bas, en troisième classe, à écouter les émigrants chanter l’opéra, et Novecento jouer on ne sait quelle musique, ses mains, sa tête, et l’Océan autour. Par l’imagination j’y allais, et par les souvenirs, c’est tout ce qu’il te reste quelquefois, pour sauver ta peau, quand t’as plus rien. C’est un truc de pauvre, mais ça marche toujours.

Bref, tout ça c’était une histoire terminée. Qui avait vraiment l’air terminée. Et puis, un jour, je reçois une lettre, écrite par Neil O'connor, l’Irlandais qui n’arrêtait jamais de plaisanter. Mais cette fois, c’était une lettre sérieuse. Elle disait que le Virginian était rentré de la guerre tout déglingué, il avait servi d’hôpital flottant, et il était dans un tel état à la fin qu’ils avaient décidé de le couler. Ils avaient débarqué à Plymouth le peu d’équipage qui restait, ils avaient bourré le bateau de dynamite et un jour ou l’autre ils l’emmèneraient au large pour s’en débarrasser : boum, et on n’en parle plus. Après, il y avait un post-scriptum ; il disait : « T’aurais pas cent dollars ? Je te jure que je te les rendrai. » Et encore après, un autre post-scriptum : il disait : « Novecento est pas descendu. »

J’ai retourné la lettre dans tous les sens pendant des jours. Puis j’ai pris le train qui allait à Plymouth, je suis allé jusqu’au port, j’ai cherché le Virginian, je l’ai trouvé, j’ai donné un peu de fric aux gardiens qui étaient là, je suis monté sur le bateau, je l’ai parcouru d’un bout à l’autre, je suis descendu jusqu’à la salle des machines, je me suis assis sur une caisse qui avait l’air d’être bourrée de dynamite, j’ai ôté mon chapeau, je l’ai posé par terre, et je suis resté là, en silence, sans savoir quoi dire /

... Là, immobile, à le regarder, lui là immobile qui me regardait /

Dynamite aussi sous ses fesses, dynamite partout /

Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento /

À croire qu’il le savait, que j’allais venir, comme il savait toujours les notes que t’allais jouer et... /

Avec cette tête vieillie, mais d’une belle façon, sans fatigue /

Pas une lumière, sur le bateau, sauf celle qui filtrait de l’extérieur, dieu sait comment elle était, la nuit /

Les mains blanches, la veste bien boutonnée, les souliers brillants /

Il était pas descendu, lui / Dans la pénombre, on aurait dit un prince / Il était pas descendu, il allait sauter avec le reste, au milieu de la mer /

Le grand final, avec tous les gens qui regardent, au bout du quai et sur le rivage, le grand feu d’artifice, adieu tout le monde, le rideau tombe, flammes, fumée, et grande vague à la fin/

Danny Boodmann T.D. Lemon / Novecento /

Sur ce navire englouti par l’obscurité, mon dernier souvenir de lui, c’est une voix, juste une voix, adagio, qui parle /

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/

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/

(Le comédien devient Novecento.)

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/

Toute cette ville... on n’en voyait pas la fin... /

Hep, la fin, s’il vous plaît, on voudrait voir la fin !/

Et ce bruit /

Sur cette maudite passerelle... c’était très beau, tout ça... et moi j’étais grand, avec ce manteau, j’avais une sacrée allure, et bien sûr, j’allais descendre, c’était garanti, pas de problème / Avec mon chapeau bleu /

Première marche, deuxième marche, troisième marche /

Première marche, deuxième marche, troisième marche /

Première marche, deuxième / Ce n’est pas ce que j’ai vu qui m’a arrêté / C’est ce que je n’ai pas vu / Tu peux comprendre ça, mon frère ? C’est ce que je n’ai pas vu... je l’ai cherché mais ça n’y était pas, dans toute cette ville immense il y avait tout sauf /

Il y avait tout /

Mais de fin, il n’y en avait pas. Ce que je n’ai pas vu, c’est où ça finissait, tout ça. La fin du monde /

Imagine, maintenant : un piano. Les touches ont un début. Et les touches ont une fin. Toi, tu sais qu’il y en a quatre-vingt-huit, là-dessus personne peut te rouler. Elles sont pas infinies, elles. Mais toi, tu es infini, et sur ces touches, la musique que tu peux jouer elle est infinie. Elles, elles sont quatre-vingt-huit. Toi, tu es infini. Voilà ce qui me plaît. Ça, c’est quelque chose qu’on peut vivre. Mais si tu /

Mais si je monte sur cette passerelle, et que devant moi /

Mais si je monte sur cette passerelle et que devant moi se déroule un clavier de millions de touches, des millions, des millions et des milliards /

Des millions et des milliards de touches, qui ne finissent jamais, c’est la vérité vraie qu’elles ne finissent jamais, et ce clavier-là, il est infini / Et si ce clavier est infini, alors / Sur ce clavier-là, il n’y a aucune musique que tu puisses jouer. Tu n’es pas assis sur le bon tabouret : ce piano-là, c’est Dieu qui y joue /

Nom d’un chien, mais tu les as seulement vues, ces rues ?

Rien qu’en rues, il y en avait des milliers, comment vous faites là-bas pour en choisir une / Pour choisir une femme / Une maison, une terre qui soit la vôtre, un paysage à regarder, une manière de mourir / Tout ce monde, là /

Ce monde collé à toi, et tu ne sais même pas où il finit /

Jusqu’où il y en a /

Vous n’avez jamais peur, vous, d’exploser, rien que d’y penser, à toute cette énormité, rien que d’y penser ? D’y vivre... /

Moi, j’y suis né, sur ce bateau. Et le monde y passait, mais par deux mille personnes à la fois. Et des désirs, il y en avait aussi, mais pas plus que ce qui pouvait tenir entre la proue et la poupe. Tu jouais ton bonheur, sur un clavier qui n’était pas infini.

C’est ça que j’ai appris, moi. La terre, c’est un bateau trop grand pour moi. C’est un trop long voyage. Une femme trop belle. Un parfum trop fort. Une musique que je ne sais pas jouer. Pardonnez-moi. Mais je ne descendrai pas. Laissez-moi revenir en arrière. S’il vous plaît /

/

 /

/

/

Et maintenant, essaie de comprendre, mon frère. Essaie de comprendre, si tu peux / Avec tout ce monde dans les yeux /

Terrible mais beau /

Trop beau /

Et la peur qui me ramenait en arrière /

Le bateau, encore et toujours /

Un petit bateau /

Ce monde dans les yeux, toutes les nuits, à nouveau /

Les fantômes /

Tu peux en mourir si tu les laisses faire / L’envie de descendre /

La peur de le faire /

À force tu deviens fou /

Fou /

Il faut que tu fasses quelque chose, et c’est ce que j’ai fait /

J’ai commencé par l’imaginer /

Et après je l’ai fait /

Chaque jour pendant des années /

Douze années /

Des milliards d’instants /

Un geste invisible, et très lent. /

Moi qui n’avais pas été capable de descendre de ce bateau, pour me sauver moi-même, je suis descendu de ma vie. Marche après marche. Et chaque marche était un désir. A chaque pas, un désir auquel je disais adieu.

Je ne suis pas fou, mon frère. On n’est pas fou quand on trouve un système qui vous sauve. On est rusé comme l’animal qui a faim. La folie, ça n’a rien à voir. C’est le génie, ça. La géométrie. La perfection. Les désirs déchiraient mon âme. J’aurais pu les vivre, mais j’y suis pas arrivé. Alors je les ai ensorcelés. Et je les ai laissés l’un après l’autre derrière moi. De la géométrie. Un travail parfait. Toutes les femmes du monde, je les ai ensorcelées en jouant une nuit entière pour une femme, une, la peau transparente, des mains sans un seul bijou, des jambes fines, elle balançait sa tête au son de ma musique, sans sourire, sans baisser les yeux, jamais, une nuit entière, et quand elle s’est levée ce n’est pas elle qui est sortie de ma vie, c’étaient toutes les femmes du monde. Le père que je ne serai jamais, je l’ai ensorcelé en regardant un enfant mourir, pendant des jours entiers, assis auprès de lui, sans rien perdre de ce spectacle effroyablement beau, je voulais être la dernière vision qu’il aurait au monde, et quand il s’en est allé, en me regardant dans les yeux, ce n’est pas lui qui est parti mais tous les enfants que je n’ai jamais eus. La terre qui était la mienne, quelque part dans le monde, je l’ai ensorcelée en écoutant chanter un homme qui venait du Nord, et en l’écoutant tu voyais tout, tu voyais la vallée, les montagnes autour, la rivière qui descendait, doucement, la neige l’hiver, les loups dans la nuit, et quand cet homme a eu fini de chanter, alors ma terre, où qu’elle se trouve, a été finie à jamais. Les amis que j’ai désiré avoir, je les ai ensorcelés en jouant pour toi et avec toi, ce soir-là, et dans l’expression de ton visage, dans tes yeux, je les ai vus tous, mes amis bien-aimés, quand tu es parti, ils s’en sont allés avec toi. J’ai dit adieu à l’émerveillement quand j’ai vu les icebergs géants de la mer du Nord s’écrouler, vaincus par la chaleur, j’ai dit adieu aux miracles quand j’ai vu rire ces hommes que la guerre avait démolis, j’ai dit adieu à la colère quand j’ai vu ce bateau qu’on bourrait de dynamite, j’ai dit adieu à la musique, à ma musique, le jour où je suis arrivé à la jouer tout entière dans une seule note d’un seul instant, et j’ai dit adieu à la joie, en l’ensorcelant elle aussi, quand je t’ai vu entrer ici. Ce n’est pas de la folie, mon frère. C’est de la géométrie. C’est un travail d’orfèvre. J’ai désarmé le malheur. J’ai désenfilé ma vie de mes désirs. Si tu pouvais remonter ma route, tu les y trouverais, les uns après les autres, ensorcelés, immobiles, arrêtés là pour toujours, jalonnant le parcours de cet étrange voyage que je n’ai jamais raconté à personne sauf à toi /

 /

 /

(Novecento s’éloigne vers les coulisses.) / /

/

(Ils’arrête, se retourne.) Je la vois déjà, la scène, à l’arrivée là-haut, avec le gars qui cherche mon nom sur la liste et qui ne le trouve pas.

« Comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?

— Novecento.

— Nosjinsky, Notabarbolo, Novalis, Novak...

— C’est parce que je suis né sur un bateau.

— Plaît-il ?

— Je suis né sur un bateau, et j’y suis mort, d’ailleurs, c’est peut-être marqué quelque part...

— Naufrage ?

— Non. Sauté en l’air. Six quintaux et demi de dynamite. Boum.

— Ah. Et tout va bien, maintenant ?

— Oui, oui, très bien... enfin, il y a juste cette histoire de bras... un bras qui a disparu… mais on m’a assuré que...

— Il vous manque un bras ?

— Oui. C’est dans l’explosion...

— On doit en avoir un ou deux par là... C’est lequel ?

— Le gauche.

— Aïe-aïe-aïe.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— J’ai bien peur qu’on n’ait que deux droits, vous savez...

— Deux bras droits ?

— Eh. Ça vous ferait problème, en cas, si...

— Si quoi ?

— Je veux dire, si vous preniez un bras droit...

— Un bras droit à la place du bras gauche ?

— Oui.

— Ben... non, tout compte fait, mieux vaut un droit que rien du tout...

— C’est ce que je pense aussi. Attendez un instant, je vais vous le chercher.

— Si jamais je repassais dans quelques jours, et que vous en ayez reçu un gauche...

— Zut, j’ai un blanc et un noir...

— Non non, la même teinte... Ce n’est pas que j’aie quelque chose contre les nègres, hein, mais c’est juste que...

La poisse. Toute une éternité là-haut, au Paradis, avec deux mains droites. (D'une voix nasale.) Allez, maintenant on va faire un beau signe de croix ! (Il commence à le faire mais s’arrête. Il regarde ses mains.) Tu ne sais jamais laquelle utiliser. (Il hésite un instant, puis fait un rapide signe de croix avec les deux mains.) Toute une éternité, des millions d’années, à passer pour un débile. (Il refait le signe de croix à deux mains.) L’enfer. Au Paradis. Pas de quoi rire. (Il se tourne vers les coulisses, s’arrête un pas avant de sortir, se tourne de nouveau vers le public : il a les yeux qui brillent.)